ORAISON FUNÈBRE DE LOUIS DE BOURBON,
PRINCE DE CONDÉ, ET PREMIER PRINCE DU SANG.
Dixit quoque rex ad servos suos : Non ignoratis
quoniam princeps et maximus cecidit hodie in Israël ?... Plangensque ac lugens,
ait : Nequaquam ut mori solent ignavi, mortuus est.
Le roi lui-même, touché de douleur, et versant
des larmes, dit à ses serviteurs . Ignorez-vous que le prince est mort, et que
dans sa personne nous venons de perdre le plus grand homme d'Israël?... Il est
mort, mais non pas comme les lâches ont coutume de mourir. (Second livre des
Bois, chap. III, 33.)
Monseigneur (1),
C'est ainsi que parla David dans le moment qu'il apprit la funeste
mort d'un prince de la maison royale de Judée, qui avait commandé avec honneur
les armées du peuple de Dieu ; et c'est, par l'application la plus heureuse que
je pouvais faire des paroles de l'Ecriture, l'éloge presque en mêmes termes
dont noire auguste monarque a honoré le premier prince de son sang, dans
l'extrême et vive douleur que lui causa la nouvelle de sa mort. Après un
témoignage aussi illustre et aussi authentique que celui-là, comment
pourrions-nous ignorer la grandeur de la perte que nous avons faite dans la
personne de ce prince? Comment pourrions-nous ne la pas comprendre, après que
le plus grand des rois l'a ressentie, et qu'il a bien voulu s'en expliquer par
des marques si singulières de sa tendresse et de son estime ; pendant que toute
l'Europe le publie,
et que les
nations les plus ennemies du nom français confessent hautement que celui que la
mort vient«de nous ravir est le prince et le très-grand prince qu'elles ont
admiré, autant qu'elles l'ont redouté ? Comment ne le saurions-nous pas, et
comment l'ignorerions-nous à la vue de cette pompe funèbre, qui, en nous
avertissant que ce prince n'est plus, nous rappelle le souvenir de tout ce
qu'il a été ; et qui, d'une voix muette, mais bien plus touchante que les plus
éloquents discours , semble encore aujourd'hui nous dire : Num ignoratis
quoniam princeps et maximus cecidit in Israël ?
Je ne viens donc pas ici, Chrétiens, dans la seule pensée de vous
l'apprendre. Je ne viens pas à la face des autels étaler en vain la gloire de
ce héros, ni interrompre l'attention que vous devez aux saints mystères par un
stérile, quoique magnifique récit de ses éclatantes actions. Persuadé, plus que
jamais, que la chaire de l'Evangile n'est point faite pour des éloges profanes,
je viens m'acquitter d'un devoir plus conforme à mon ministère. Chargé du soin
de vous instruire et d'exciter votre piété par la vue même des grandeurs
humaines, et du terme fatal où elles aboutissent, je viens satisfaire à ce que
vous attendez
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de moi. Au lieu
des prodigieux exploits de guerre, au lieu des victoires et des triomphes, au
lieu des éminentes qualités du prince de Condé, je viens, touché de choses
encore plus grandes et plus dignes de vos réflexions, vous raconter les
miséricordes que Dieu lui a faites, les desseins que la Providence a eus sur
lui, les soins qu'elle a pris de lui, les grâces dont elle l'a comblé, les maux
dont elle Ta préservé, les précipices et les abîmes d'où elle l'a tiré, les
voies de prédestination et de salut par où il lui a plu de le conduire, et
l'heureuse fin dont, malgré les puissances de l'enfer, elle a terminé sa
glorieuse course. Voilà ce que je me suis proposé, et les bornes dans
lesquelles je me renferme.
Je ne laisserai pas, et j'aurai même besoin pour cela de vous dire ce
que le monde a admiré dans ce prince ; mais je le dirai en orateur chrétien,
pour vous faire encore davantage admirer en lui les conseils de Dieu. Animé de
cet esprit, et parlant dans la chaire de vérité, je ne craindrai point de vous
parler de ses malheurs ; je vous ferai remarquer les écueils de sa vie, je vous
avouerai même, si vous voulez , ses égarements ; mais jusque dans ses malheurs
vous découvrirez avec moi des trésors de grâces, jusque dans ses égarements
vous reconnaîtrez les dons du ciel, et les vertus dont son âme était ornée. Des
écueils mêmes de sa vie, vous apprendrez à quoi la Providence le destinait,
c'est-à-dire à être pour lui-même un vase de miséricorde, et pour les autres un
exemple propre à confondre l'impiété. Or tout cela vous instruira et vous
édifiera : il s'agit d'un héros de la terre ; car c'est l'idée que tout
l'univers a eue du prince de Condé. Mais je veux aujourd'hui m'élever au-dessus
de cette idée, en vous proposant le prince de Condé comme un héros prédestiné
pour le ciel ; et dans cette seule parole consiste le précis et l'abrégé du
discours que j'ai à vous faire. Je sais que d'oser louer ce grand homme, c'est
pour moi une espèce de témérité, et que son éloge est un sujet infini que je ne
remplirai pas : mais je sais bien aussi que vous êtes assez équitables pour ne
pas exiger de moi que je le remplisse; et ma consolation est que vous me
plaigniez plutôt de la nécessité où je me suis trouvé de l'entreprendre. Je
sais le désavantage que j'aurai de parler de ce grand homme à des auditeurs
déjà prévenus, sur le sujet de sa personne, d'un sentiment d'admiration et de
vénération qui surpassera toujours infiniment
ce que j'en dirai. Mais dans l'impuissance d'en rien dire qui vous
satisfasse, j'en appellerai à ce sentiment général dont vous êtes déjà prévenus
; et, profitant de votre disposition, j'irai chercher dans vos cœurs et dans vos
esprits ce que je ne trouverai pas dans mes expressions et dans mes pensées.
Il s'agit, dis-je , d'un héros prédestiné de Dieu, et voici comme je
l'ai conçu : écoutez-en la preuve ; peut-être en serez-vous d'abord persuadés.
Un héros à qui Dieu, par la plus singulière de toutes les grâces, avait donné,
en le formant, un cœur solide, pour soutenir le poids de sa propre gloire ; un
cœur droit, pour servir de ressource à ses malheurs, et puisqu'une fois j'ai
osé le dire, à ses propres égarements ; et enfin un cœur chrétien, pour
couronner dans sa personne une vie glorieuse par une sainte et précieuse mort.
Trois caractères dont je me suis senti touché, et auxquels j'ai cru devoir
d'autant plus m'attacher, que c'est le prince lui-même qui m'a donné lieu d'en
faire le partage, et qui m'en a tracé comme le plan, dans cette dernière lettre
qu'il écrivit au roi son souverain, en même temps qu'il se préparait au
jugement de son Dieu, qu'il allait subir. Vous l'avez vu, Chrétiens, et vous
n'avez pas oublié les trois temps et les trois états où lui-même s'y représente
: son entrée dans le monde, marquée par l'accomplissement de ses devoirs, et
par les services qu'il a rendus à la France ; le milieu de sa vie, où il
reconnaît avoir tenu une conduite qu'il a lui-même condamnée ; et sa fin,
consacrée au Seigneur par les saintes dispositions dans lesquelles il paraît
qu'il allait mourir. Car prenez garde, s'il vous plaît : ses services et la
gloire qu'il avait acquise demandaient un cœur aussi solide que le sien, pour ne
s'en pas enfler ni élever; ses malheurs et ce qu'il a lui-même envisagé comme
les écueils de sa vie demandaient un cœur aussi droit, pour être le premier à
les condamner et pour avoir tout le zèle qu'il a eu de les réparer ; et sa
mort, pour être aussi sainte et aussi digne de Dieu qu'elle l'a été, demandait
un cœur plein de foi et véritablement chrétien.
C'est donc sur les qualités de son cœur que je fonde aujourd'hui son
éloge. Ce cœur, dont nous conservons ici le précieux dépôt, et qui sera
éternellement l'objet de notre reconnaissance ; ce cœur, que la nature avait
fait si grand, et qui, sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, s'est trouvé à
la fin un cœur parfait; ce cœur de héros, qui, après s'être rassasié de
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la gloire du
monde, s'est, par une humble pénitence, soumis à l'empire de Dieu, je veux
l'exposer à vos yeux ; je veux vous en faire connaître la solidité, la droiture
et la piété. Donnez-moi, Seigneur, vous à qui seul appartient de sonder les
cœurs, les grâces et les lumières dont j'ai besoin pour traiter ce sujet
chrétiennement. Le voici, mes chers auditeurs, renfermé dans ces trois pensées.
Un cœur dont la solidité a été à l'épreuve de toute la gloire et de toute la
grandeur du monde : c'est ce qui fera le sujet de votre admiration. Un cœur
dont la droiture s'est fait voir jusque dans les états de la vie les plus
malheureux, et qui y paraissaient plus opposés : c'est ce qui doit être le
sujet de votre instruction. Un cœur dont la religion et la piété ont éclaté
dans le temps de la vie le plus important, et dans le jour du salut qui est
principalement celui de la mort; c'est ce que vous pourrez vous appliquer pour
en faire le sujet de votre imitation : et ce sont les trois parties du devoir
funèbre que je vais rendre à la mémoire de très-haut, très-puissant et
très-excellent prince Louis de Bourbon, prince de Condé, et premier prince du
sang.
PREMIÈRE PARTIE.
De quelque manière que nous jugions des choses, et quelque idée que
nous nous formions du mérite des hommes, ne nous flattons pas, Chrétiens : il
est rare de trouver dans le monde un vrai mérite ; encore plus rare d'y trouver
un mérite parfait ; et souverainement rare, ou plutôt rare jusqu'au prodige,
d'y trouver un mérite universel, c'est-à-dire tous les genres de mérite
rassemblés et réunis dans un même sujet. Mais c'est pour cela même que ce
mérite, quand il se trouve, est quelque chose de si difficile à soutenir; c'est
pour cela que la gloire d'un tel mérite est une tentation si délicate et si
dangereuse, et que de s'en préserver, c'est une espèce de miracle dont il n'y a
qu'un héros choisi de Dieu, et formé de la main de Dieu, qui soit capable. Or
voilà quel fut le caractère de celui dont nous pleurons la mort; et c'est, mes
chers auditeurs, le premier trait des miséricordes que Dieu, par son aimable
providence, a exercées sur lui. Je m'explique.
On voit tous les jours dans le monde des hommes avec peu de mérite,
aidés du hasard et de la fortune, ne laisser pas de s'acquérir de la gloire et
faire de grandes actions, sans en être eux-mêmes plus grands. On voit dans le monde
des hommes d'un mérite distingué, mais d'un mérite borné. On y voit des braves,
mais dont les autres qualités ne répondent pas à la valeur; de grands
capitaines, mais hors de là de petits génies. On y voit des esprits élevés,
mais en même temps des âmes basses ; de bonnes tètes, mais de méchants cœurs.
On y voit des sujets dont le mérite, quoique vrai, n'a pas le bonheur de plaire
; et qui, avec tous les talents dont le ciel les a pourvus , n'ont pas celui de
se faire aimer. On y voit des hommes qui brillent dans le mouvement et dans
l'action, mais que le repos obscurcit et anéantit; que les emplois font valoir,
mais qui, dans la retraite, ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils ont été.
Où voit-on l'assemblage de toutes ces choses ; c'est-à-dire où voit-on
tout ensemble, et dans le même homme, une gloire éclatante fondée sur un mérite
infini ; de grandes actions faites par des principes encore plus grands; un
courage invincible pour la guerre, et une intelligence supérieure et dominante
pour le conseil; un esprit vaste, pénétrant, sublime, n'ignorant rien, et né
pour décider de tout; une âme encore plus belle et encore plus noble; les
vertus militaires avec les civiles, l'élévation du génie avec la bonté, la
vivacité des lumières avec les charmes de la douceur? Où voit-on un homme
également aimable et redoutable , également aimé et admiré ; un homme,
l'honneur de sa nation, la terreur des ennemis de son roi, l'ornement de la
cour, l'admiration des savants, l'amour et les délices des honnêtes gens; un
homme aussi grand dans la retraite qu'à la tête des armées, aussi comblé de
gloire, réduit à lui-même et se possédant lui-même, que remportant des
victoires et donnant des combats? où voit-on, dis-je, tout cela, et dans un éminent
degré?
Vous l'avez vu, Chrétiens, et je ne sais si vous le verrez jamais. Des
siècles ne suffisent pas pour en produire un exemple, et notre siècle est le
siècle heureux où cet exemple a paru. Mais l'idée que j'en donne est trop
singulière pour pouvoir convenir ni être appliquée à nul autre qu'au prince
incomparable que j'ai prétendu vous marquer ; et je ne crains pas que, remplis
de cette idée, vous ayez pu vous y méprendre, ni en imaginer un autre que lui.
Or concluez de là, encore une fois, quel fonds de solidité il a donc fallu que
Dieu lui donnât pour le fortifier contre une telle gloire; c'est-à-dire non pas
contre la vaine et la fausse gloire, dont il n'y a que les
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petits esprits
qui soient susceptibles, mais contre la gloire selon le monde la plus
véritable, et par conséquent la plus propre à inspirer aux héros mêmes le
poison subtil de l'orgueil, et d'une idolâtrie secrète de leurs personnes.
Non, Chrétiens, jamais homme sur la terre n'a été, ni dû être plus
exposé à cette corruption de l'amour-propre, et à cette enflure de cœur qui
naît de la connaissance de son propre mérite, que le prince dont je fais
l'éloge: pourquoi? parce que jamais homme n'a eu dans sa condition un mérite si
complet, si généralement reconnu, si hautement, si justement, si sincèrement
applaudi. Quel bruit ne firent pas dans le monde ses premiers exploits, et par
quels prodiges de valeur sa réputation naissante ne commença-t-elle pas à
éclater?
Comme il était né pour la guerre , il ne lui fallut point
d'apprentissage pour le former. La supériorité de son génie lui tint lieu d'art
et d'expérience, et il commença par où les conquérants les plus fameux auraient
tenu à gloire de finir. Dans un âge où à peine confie-t-on aux autres la
conduite d'eux-mêmes, il se vit toute la fortune de la France entre les mains.
Nous étions menacés des derniers malheurs : la faiblesse d'une minorité , une
régence tumultueuse, un conseil en butte à l'intrigue et à la cabale, des
semences de division , des grands mécontents, l'agitation de la cour,
l'épuisement des peuples, faisaient concevoir à l'Espagne des espérances
prochaines de notre ruine.
La valeur du duc d'Enguien apporta le remède à tous ces maux. Une
bataille de laquelle dépendait, ou le salut, ou la perte de l'état, fut
l'épreuve et le coup d'essai de ce jeune héros. On crut qu'emporté par l'ardeur
de son courage, il allait tout risquer; et déjà sûr de lui, en capitaine
consommé, il répondit et se chargea de l'événement. En vain lui re-montra-t-on
qu'il allait combattre une armée plus nombreuse que la sienne, composée des
meilleures troupes de l'Europe, commandée par des chefs d'élite, fière et
enflée de ses succès, avantageusement postée. Plein d'une confiance qui parut
dans ce moment-là lui être comme inspirée d'en haut, quoiqu'avec des forces
inégales, il s'avança, il triompha, et, faisant tout céder à sa valeur, il
déconcerta et humilia les puissances ennemies.
Par là il leur fit sentir que la France pouvait être tout à la fois
affligée et victorieuse, dans la désolation et en état de leur donner la loi.
C'est ce que la journée de Rocroi leur
dut apprendre, et ce qu'elles n'oublieront jamais. Mais en même temps parla il
sauva le royaume et le calma, et, si j'ose ainsi m'exprimer, il le ranima. Il
devint le soutien de la monarchie, et, par cette importante action,
affermissant l'autorité du nouveau monarque, dont il était le bras, il nous fut
dès lors comme un présage de ce règne heureux, glorieux, miraculeux, sous
lequel nous vivons.
En effet, depuis ce mémorable jour, la fortune, inconstante pour les
autres, sembla pour lui s'être fixée, et avoir fait avec lui un pacte éternel,
pour être inséparable de ses armes. Vaincre et combattre ne fut plus désormais
pour lui qu'une même chose. Ce ne fut plus qu'un torrent de prospérités, de conquêtes,
de batailles gagnées, de prises de villes. Il n'y eut point de campagne
suivante qui, par la singularité des entreprises que forma le duc d'Enguien, et
qu'il exécuta, n'égalât ou ne surpassât tout ce que nous lisons dans l'histoire
de plus surprenant.
Les journées de Fribourg et de Nortlingue, si célèbres par l'opiniâtre
résistance des ennemis, et par les insurmontables difficultés qu'il y eut à les
attaquer; ces journées que l'on peut fort bien comparer à celles d'Arbelles et
de Pharsale, portèrent l'alarme et l'effroi jusque dans le cœur de l'Empire, et
forcèrent enfin l'Allemagne à vouloir la paix aux conditions qu'il nous plut de
la lui donner. Sans parler de cent autres actions que je supprime , et dont
vous êtes bien mieux instruits que moi, la journée de Lens, encore plus
triomphante , acheva de mettre ce prince dans la juste et incontestable
possession où il se vit alors d'être le héros de son siècle. Une suite si
étonnante de succès prodigieux et inouïs fit taire devant lui toute la terre l,
pour me servir du terme de l'Ecriture ; ou plutôt, par un contraire effet,
quoique par la même raison, fit parler de lui toute la terre, c'est-à-dire la
fit retentir de son nom, et la fit taire de tout le reste. Or vous savez
combien, avec de tels succès, il est difficile de ne pas s'éblouir et de ne pas
sortir des bornes de la modération humaine, vous savez le danger qu'il y a de
s'oublier alors soi-même, jusqu'à devenir l'adorateur de soi-même, et jusqu'à
dire comme l'impie : Manus nostra excelsa, et non Dominus fecit hœc omnia
(1). Vous verrez pourtant combien, par la miséricorde du Seigneur, notre prince
en fut éloigné.
Mais ce n'est pas tout, et je ne crains point
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d'amplifier ni
d'exagérer, quand j'ajoute que ces succès n'ont été que la moindre partie de sa
gloire, et que le principe de ses actions était encore plus propre à le flatter
que ses actions mêmes; parce qu'on ne peut nier que lui-même, et ce qui était
en lui, ne fût encore infiniment plus grand que ce qui partait de lui. Car
j'appelle le principe de tant d'héroïques actions ce génie transcendant et du
premier ordre que Dieu lui avait donné pour toutes les parties de l'art
militaire, et qui, dans les siècles où l'admiration se tournant en idolâtrie
produisait des divinités, l'aurait fait passer pour le Dieu de la guerre, tant
il avait d'avantage au-dessus de tous ceux qui s'y distinguaient.
J'appelle le principe de ces grands exploits cette ardeur martiale qui
, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce
feu qui dans l'exécution, lui rendait tout possible et tout facile ; cette
fermeté d'âme que jamais nul obstacle n'arrêta, que jamais nul péril
n'épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta ; cette vigilance
que rien ne surprenait; cette prévoyance à laquelle rien n'échappait; cette
étendue de pénétration avec laquelle, dans les plus hasardeuses occasions, il
envisageait d'abord tout ce qui pouvait ou troubler ou favoriser l'événement
des choses, semblable à un aigle, dont la vue perçante fait en un moment la
découverte de tout un vaste pays ; cette promptitude à prendre son parti, qu'on
n'accusa jamais en lui de précipitation, et qui, sans avoir les inconvénients
de la lenteur des autres, en avait toute la maturité ; cette science qu'il
pratiquait si bien, et qui le rendait si habile à profiter des conjonctures, à
prévenir les desseins des ennemis presque avant qu'ils fussent conçus, et à ne
pas perdre en vaines délibérations ces moments heureux qui décident du sort des
armes ; cette activité que rien ne pouvait égaler, et qui dans un jour de
bataille le partageant, pour ainsi dire, et le multipliant, faisait qu'il se
trouvait partout, qu'il suppléait à tout, qu'il ralliait tout, qu'il maintenait
tout, soldat et général tout à la fois, et par sa présence inspirant à tout un
corps d'armée, et jusqu'aux plus vils membres qui le composaient, son courage
et sa valeur ; ce sang-froid qu'il savait si bien conserver dans la chaleur du
combat, cette tranquillité dont il n'était jamais plus sur que quand on en
venait aux mains, et dans l'horreur de la mêlée ; cette modération et cette
douceur pour les siens, qui redoublait à mesure que sa fierté contre l'ennemi était émue ; cet inflexible
oubli de sa personne, qui n'écouta jamais la remontrance, et auquel constamment
déterminé il se fit toujours un devoir de prodiguer sa vie, et un jeu de braver
la mort. Car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait, au
moment que je parle, du prince que nous avons perdu ; et voilà ce qui fait les
héros.
Ceux qu'a vantés l'ancienne Rome, et ceux qui avant lui s'étaient
distingués sur le théâtre de la France, possédaient plus ou moins de ces
qualités. L'un excellait dans la conduite des sièges, l'autre dans l'art des
campements ; celui-ci était bon pour l'attaque, et celui-là pour la défense :
l'universalité, jointe à l'éminence des vertus guerrières, était le caractère
de distinction de l'invincible Condé. Ainsi le publiait le grand Turenne, cet
homme digne de l'immortalité, mais le plus légitime juge du mérite de notre
prince, et le plus zélé aussi bien que le plus sincère de ses admirateurs :
ainsi, dis-je, le publiait-il, et la justice qu'il a toujours rendue à ce
héros, en lui donnant le rang que je lui donne, est un témoignage dont on l'a
ouï cent fois s'honorer lui-même. De là vient que le prince de Condé valait
seul à la France des armées entières ; que devant lui les forces ennemies les
plus redoutables s'affaiblissaient visiblement par la terreur de son nom ; que
sous lui nos plus faibles troupes devenaient intrépides et invincibles ; que
par lui nos frontières étaient à couvert et nos provinces en sûreté ; que sous
lui se formaient et s'élevaient ces soldats aguerris, ces officiers
expérimentés, ces braves dans tous les ordres de la milice , qui se sont depuis
signalés dans nos dernières guerres, et qui n'ont acquis tant d'honneur au nom
français, que parce qu'ils avaient eu ce prince pour maître et pour chef.
Quel trésor dans un Etat d'y posséder un tel homme ! et quel vide un
tel homme par sa mort ne laisse-t-il pas dans un Etat! Or, de penser qu'on est
cet homme, et l'être en effet, le savoir, le sentir, se l'entendre dire à toute
heure, et jouir, mais aussi singulièrement que celui-ci, de cette haute
réputation dont il semble que Dieu même a voulu paraître jaloux, ayant si
souvent affecté de s'appeler dans l'Ecriture le Dieu des armées ; c'est-à-dire
être entre les hommes comme le dieu des autres hommes, quelle tentation et quel
piège pour le salut, surtout dans les maximes d'une religion qui ne couronne
que les humbles, et qui réprouve les vertus même séparées de l'humilité !
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Vous allez voir
si notre prince succomba à cette tentation.
Mais auparavant joignez à la gloire des armes celle de l'esprit, dont
l'abus n'est pas moins à craindre, et qui donna dans sa personne tant de lustre
à la qualité même de héros. Car il n'était pas, si j'ose me servir de ce terme,
de ces héros incultes qui de la bravoure et de la science de la guerre se font
un titre et un droit d'ignorance pour tout le reste. Avec le magnanime et
l'héroïque, il sut accorder tout le brillant et tout le sublime des talents de
l'esprit.
Quelle capacité plus vaste, quel discernement plus exquis, quel goût
plus fin, quelle compréhension plus vive, quelle manière de penser et de
s'énoncer plus juste et plus noble? Qu'ignorait-il, et dans l'immensité des
choses dont il avait acquis la connaissance, que ne savait-il pas exactement?
Depuis le cèdre jusqu'à l’hysope, aussi bien que le sage Salomon, c'est-à-dire
depuis la plus relevée théologie jusques aux moindres secrets de la mécanique,
de quoi n'était-il pas instruit? Que n'avait-il pas lu et dévoré? profane et
sacré , antique et moderne , de quoi ne parlait-il pas, et ne jugeait-il pas en
maître.
S'il fallait assister à un conseil, avec quelle force de politique,
avec quelle abondance d'expédients, avec quel don de décision n'y opinait-il
pas? S'il s'entretenait avec des savants, que n'ajoutait-il pas à leurs
lumières par ses réflexions ; et dans ce qu'ils croyaient savoir, de combien de
faux préjugés , doué lui-même d'une science plus épurée, ne les faisait-il pas
revenir? Quel poids, s'ils le consultaient comme auteurs, son approbation ne
donnait-elle pas à leurs ouvrages ; et quelle censure plus infaillible que la
sienne leur répondait par avance du jugement du public? Tout cela se trouvant
en lui accompagné de ces vertus qui font l'ornement de la société civile, et
qui par une alliance rare joignent le parfait honnête homme à l'habile homme,
au grand homme, au prince, au héros, que lui manquait-il pour être, selon le
monde, un homme achevé?
Jamais homme, encore une fois, n'eut donc tant de droit d'être rempli
de lui-même, si jamais on peut avoir droit d'en être rempli ; et jamais homme,
pour se défendre de la vanité, n'eut donc tant à craindre du côté de la vérité.
Mais c'est ici où commence le miracle de la Providence. Car en même temps,
parce qu'il avait un cœur solide (or, voici à quoi je réduis la solidité de ce
cœur, en le comparant et en
l'opposant à lui-même),
jamais homme, avec tant de gloire, n'a été si supérieur à sa propre gloire ;
jamais homme, avec tant de mérite, n'a été moins enflé de son mérite ; jamais
homme, avec tant d'éclatants succès, n'a été si éloigné de l'ostentation, ni si
ennemi de la flatterie; jamais homme, avec tant de grandeur, n'a allié tant
d'humanité, tant d'affabilité, tant de bonté ; jamais homme , avec tant de
capacité et tant de lumières, n'a eu moins de présomption ; jamais homme , avec
tant de sujets d'être content de lui-même, n'a été moins occupé de lui-même,
moins gâté ni moins infecté de l'amour de lui-même. Miracles, dis-je, de la
Providence, mais d'autant plus miracles, qu'ils paraissaient en lui comme
naturels. A ces traits, mes chers auditeurs, vous reconnaissez encore ici le
prince de Condé.
Un héros supérieur à sa propre gloire, c'est-à-dire qui a tout fait
pour l'acquérir, hors de la désirer et de la chercher, ce qu'il ne fit jamais.
Quelle gloire avait-il en vue? Celle du roi et de l'Etat. Pour celle-là, il n'y
avait rien qu'il ne se crût permis ; et la mesure de ses désirs, quand il
s'agissait de la gloire du roi, était de la désirer sans bornes, et de
rapporter tout à elle, ou , pour mieux dire, de sacrifier tout pour elle. Il ne
pensait à la sienne que pour en réprimer les mouvements, et pour s'en interdire
la vaine joie , qu'il estimait une bassesse : ayant souvent protesté que, quoi
qu'il eût fait, il n'avait jamais rien fait pour paraître brave ; ayant
toujours eu pour maxime d'aller au solide des choses, d'aimer son devoir pour
son devoir même, et de trouver dans le seul témoignage de sa conscience toute
la récompense de ses services : solidité d'autant plus héroïque, qu'elle est
plus intérieure et plus cachée.
Un héros sans ostentation. Le vit-on jamais s'applaudir ou se
prévaloir d'aucune de ces actions glorieuses qui l'avaient rendu si célèbre?
S'il en parlait, c'était avec une retenue dont jamais ni sa complaisance pour
ceux qui l'écoutaient, ni leur curiosité qu'il faisait souffrir, ne le fit
relâcher. S'il racontait le gain d'une bataille, vous eussiez dit qu'il n'y
avait eu nulle part; ce n'était que pour louer ceux qui y avaient montré de la
valeur, que pour leur en donner la gloire , que pour les faire connaître à la
cour ; jamais plus éloquent ni plus officieux que quand il leur rendait cette
justice, et jamais plus en garde ni plus réservé que quand on voulait ou
surprendre ou forcer sa modestie, pour lui faire dire ce qui le touchait personnellement.
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A-t-on pu obtenir
de lui qu'il écrivît les mémoires de sa vie, chose qu'il aurait faite si
dignement, et dont la postérité lui aurait eu une obligation éternelle ; et
avec quelque instance qu'on l'en ait pressé, son indocilité sur ce point, si je
puis m'exprimer de la sorte, a-t-elle pu cire vaincue? Tout ce que j'ai fait, répondait-il,
n'est bon qu'à être oublié : il faut écrire l'histoire du roi ; tout autre
désormais serait superflue. Et on sait avec quelle abondance de cœur il parlait
ainsi : sa sincérité n'était-elle pas en cela une aimable preuve de sa
solidité?
Un héros ennemi de la flatterie. Vous me direz qu'il lui était aisé de
l'être , parce qu'étant sûr de la vraie louange, et ayant tout ce qu'il avait
pour être sincèrement loué, à peine pouvait-il craindre d'être flatté. Parlons
donc plus correctement. Un héros ennemi de la louange, même la plus sincère et
la plus vraie : car il était difficile qu'on lui en donnât d'autre ; mais
c'était assez qu'elle fût louange , pour qu'il ne pût pas la soutenir. Avec
quelle impatience et quel chagrin ne la supportait-il pas, quand il ne pouvait
l'éviter? et quand il en était le maître, avec quel air de dignité , quoique
sans fierté, ne la rebutait-il pas? Au lieu que le faible des grands est
d'aimer à être trompés et d'écouter avec plaisir l'adulation et le mensonge
dont on nourrit sans cesse leur amour-propre, le caractère tout opposé de notre
prince était de ne pouvoir souffrir les vérités même qui lui étaient
avantageuses, et qui, honorant son mérite, fatiguaient et gênaient sa modestie
: hors de là, passionné pour la vérité, c'est-à-dire aimant la vérité qui
l'instruisait, qui le détrompait, qui le condamnait, mais craignant et fuyant
la vérité qui le louait et qui l'exaltait. Dis-je rien que vous n'ayez vu? et
ce caractère de solidité , si rare parmi les princes, ne vous a-t-il pas fait
cent fois admirer celui que vous regrettez aujourd'hui ?
Un héros aussi humain qu'il était grand. Je sais qu'il pouvait être
l'un sans préjudice de l'autre, et je conviens qu'il était de l'intérêt de sa
grandeur même qu'il eût ce fonds d'humanité qui le rendait si affable et si
accessible, parce qu'il ne paraissait jamais plus grand que quand il se
communiquait et qu'il se laissait voir de près. De combien peu de grands du
monde en pourrait-on dire autant? Mais aussi dans combien peu de grands du
monde voit-on cette application qu'il avait à gagner, par des bontés
prévenantes, ceux qui avaient l'honneur de l'approcher? Vit-on jamais prince d'un
commerce plus aisé, plus libre, plus commode? se sentait-on, quand on conversait
avec lui, embarrassé ou gêné du respect qu'on avait pour sa personne, quoiqu'on
en fût pénétré? quel soin n'avait-il pas de le tempérer par tout ce qu'il y a
d'obligeant : se familiarisant avec les uns, s'abaissant avec les autres, s'ouvrant
et se confiant à ceux-ci, entrant dans les affaires de ceux-là, s'accommodant
et se proportionnant à tous? pouvait-on sortir d'avec lui sans être charmé de
son honnêteté, et sans ressentir une joie secrète des marques qu'on venait d'en
recevoir ; et faut-il s'étonner si, avec de semblables manières, après avoir
gagné tant de batailles, il avait gagné tant de cœurs? mais en fallait-il un
moins solide que le sien, pour préférer, comme il faisait, cette conquête des
cœurs à toutes celles qu'il avait faites par sa valeur?
Un héros que l'amour de lui-même n'avait point gâté. De là vient cet
attachement admirable et cet inépuisable zèle qu'il avait pour tous ses
devoirs. Comme il était peu occupé de soi, il pensait éternellement à ce qu'il
croyait devoir aux autres. Fut-il jamais un meilleur père, fut-il un plus
aimable maître, fut-il un plus parfait ami? Quelle ample matière d'éloges ces
trois qualités ne me fourniraient-elles pas, si je pouvais m'y arrêter?
Un plus parfait ami. Servez-m'en ici des témoins , vous qui en avez
fait l'épreuve. En avez-vous connu un plus fidèle, un plus sûr, un plus exact
observateur des droits sacrés de l'amitié? vous qui êtes assez heureux pour
avoir été honorés de celle de ce grand homme, rappelez-en le souvenir, et
dites-moi, vous a-t-il jamais manqué ? a-t-il eu de l'indifférence pour vos
intérêts ? s'est-il montré insensible à vos malheurs ? lui est-il échappé un
secret que vous lui eussiez confié ? avez-vous découvert en lui ces faibles
auxquels l'amitié des grands est si sujette, ou plutôt qui font que les grands
connaissent si peu l'amitié ? Ses défiances et ses froideurs vous ont-elles
causé de l'inquiétude? avez-vous eu à essuyer ses inégalités? a-t-il exigé de
vous des dépendances serviles? Quand il a pu vous obliger, vous a-t-il fait valoir
ses grâces? Il aimait et il voulait être aimé : a-t-il rien omis pour y
réussir, et jamais prince y est-il mieux parvenu, c'est-à-dire jamais prince
a-t-il eu tant d'amis choisis, tant d'amis désintéressés, tant d'amis attachés
à lui pour lui-même, tant d'amis de toutes professions et de tous états, à la
cour et hors de la cour, dans la robe et dans
590
l’épée ? Mais
l'aimait-on comme on aime ordinairement les princes, par intérêt, par
politique, par nécessité; et n'avait-il pas l'avantage d'être aimé comme les
particuliers, par inclination , par choix, par estime ; en un mot, parce qu'il
était aimable ? L'aurait-il été, quoique grand prince, s'il n'avait été solide?
Un meilleur père et plus digne d'en porter le nom. Mais il ne
m'appartient pas de toucher à cette qualité ; il n'y a qu'à vous, princes et
princesses qui m'écoutez, à qui elle ait été pleinement connue. Nous savons les
soins infinis qu'il s'est donnés pour vous élever, et pour faire de vous des
princes parfaits ; mais il n'y a que vous-mêmes qui puissiez dire la tendresse
qu'il a eue pour vos personnes. Je vous le demanderais ici, si je
n'appréhendais de rouvrir vos plaies ; et ce n'est qu'en tremblant que je vous
y fais penser : mais dût-il vous en coûter de la douleur, au moins par là comprendra-t-on
combien vous lui avez été chers, et jusqu'où il a porté l'amour paternel.
Permettez-moi donc de le dire, et aux dépens de ce qu'en souffrira votre cœur,
écoutez l'éloge d'un père que la pieuse, quoique profane antiquité, n'aurait
pas moins révéré sous ce nom di! père, que sous celui de héros ; d'un père dont
vous avez été la joie, comme il a été votre gloire. Il a rempli le devoir et le
nom de père jusqu'à n'épargner pas sa propre vie, et jusqu'à se faire un
plaisir de la sacrifier pour ses enfants ; et, puisqu'il faut le dire enfin, la
mesure de l'amour qu'il a eu pour eux est qu'en effet il en a été la victime.
Or, tout cela compris ensemble est ce que j'ai appelé un cœur solide,
opposé à ce cœur vain que Dieu réprouve, particulièrement dans les grands de la
terre. Et j'ai dit, mes chers auditeurs, que par là Dieu avait donné à notre
prince un préservatif admirable, non-seulement contre la gloire du monde, mais
contre tous les désordres qui la suivent, et qui sont si funestes pour le
salut. Car qu'est-ce qui perd les grands du monde? Vous le savez : cette
plénitude d'eux-mêmes, cette enflure de leur grandeur, cet abus de leur
dignité, cet oubli de leur devoir, cette habitude d'indépendance, ce mépris et
ce rebut des autres, cette haine de la vérité, cet amour de la flatterie, cette
dureté, cette fierté, cette jalousie et cette ostentation d'autorité, cette
crainte du mérite d'autrui, cette présomption du leur propre, cet entêtement de
ce qui leur est dû ; que sais-je? voilà ce que la gloire du monde leur attire ;
et dans l'usage qu'ils en font, voilà ce qui les perd et ce qui les damne. Or,
grâces au Seigneur, rien de tout cela ne s'est trouvé dans notre prince, parce
qu'il avait un cœur solide, à l'épreuve de la vanité et de toute l'iniquité qui
en est inséparable. Dieu, lui donnant ce cœur solide, préparait donc dès lors
en lui le fonds sur lequel devait agir sa grâce. Il éloignait donc déjà de lui
tous les obstacles que sa grâce aurait eus à surmonter, si elle avait trouvé en
lui un autre cœur. Cette solidité de cœur entrait donc déjà dans le dessein et
dans l'ordre de sa prédestination éternelle : pourquoi ? parce que, dans les
vues de Dieu , elle devait être en lui le contre-poids de toute la gloire qu'il
avait à soutenir. Mais voici quelque chose de plus : car j'ai ajouté que Dieu,
par une seconde faveur, lui avait donné un cœur droit, pour servir de ressource
à ses malheurs; et c'est le sujet de la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il n'y a point d'astre qui ne souffre quelque éclipse; et le plus
brillant de tous, qui est le soleil, est celui qui en souffre de plus grandes
et de plus sensibles. Mais deux choses en ceci sont bien remarquables : l'une,
que le soleil, quoique éclipsé, ne perd rien du fonds de ses lumières, et que,
malgré sa défaillance, il ne laisse pas de conserver la rectitude de son
mouvement; l'autre, qu'au moment qu'il s'éclipse, c'est alors que tout
l'univers est plus attentif à l'observer et à le contempler, et qu'on en étudie
plus curieusement les variations et le système. Symbole admirable des Etats où
Dieu a permis que se soit trouvé notre prince, et où je me suis engagé à vous
le représenter. C'est un astre qui a eu ses éclipses. En vain entreprendrais-je
de vous les cacher, puisqu'elles ont été aussi éclatantes que sa lumière même :
et peut-être serais-je prévaricateur, si je n'en profitais pas pour en faire
aujourd'hui le sujet de votre instruction. J'appelle ses éclipses le malheur
qu'eut ce grand homme de se voir enveloppé dans un parti que forma l'esprit de
discorde, et qui fut pour nous la source funeste de tant de calamités : et,
considérant ce grand homme dans sa profession de chrétien, j'entends, par
l'éclipsé qu'il a soufferte, ce temps où, livré à lui-même, il nous a paru
comme dans une espèce d'oubli de Dieu ; ce refroidissement où nous l'avons vu
dans la pratique des devoirs de la religion. Deux choses que je ne puis pas
disconvenir avoir été les deux endroits malheureux de sa vie : l'une par
rapport à son roi, et l'autre par rapport à son Dieu. Mais c'est
591
ici, adorable et
aimable Providence, où vous me paraissez tout entière, où je découvre le secret
de votre conduite : car vous aviez donné à ce héros un cœur droit, qui, dans
les maux les plus extrêmes, lui a été d'une immanquable ressource ; un cœur droit
qu'il a conservé dans ces deux malheureux états, et qui, ayant toujours été
entre vos mains, ne s'est jamais absolument ni perverti ni démenti ; un cœur
droit dont vous vous êtes avantageusement servi pour ramener ce héros à tout ce
qu'il vous a plu, n'ayant permis qu'il s'écartât du droit chemin que pour l'y
faire rentrer, et plus utilement pour nous, et plus glorieusement pour
lui-même. Voilà, Providence de mon Dieu, l'effet de vos miséricordes, que je
dois faire observer à ceux qui m'écoutent, et qui vont être pour eux autant de
leçons de leurs plus importants devoirs.
Oui, pour le malheur de la France, le prince que nous pleurons se vit
mêlé dans un parti que la discorde avait formé, et qui le détacha de nous.
D'autres, plus éclairés que moi, ont appréhendé de toucher ce point de son
histoire : et moi, pour l'intérêt de mon ministère, je me suis senti inspiré de
m'y arrêter. Car j'ose dire que jamais point d'histoire ne fut plus propre à
vous faire voir ce que peut la droiture d'un cœur dans l'extrémité des
disgrâces humaines, ni plus propre à imprimer dans vos esprits la grande
maxime, non-seulement de la véritable politique, mais de la pure religion, qui
consiste dans l'inviolable attachement que l'on doit avoir pour les puissances
établies de Dieu, et pour ceux en qui réside l'autorité légitime, ou qui en
sont les dépositaires. Et je ne crains pas que le zèle que vous avez pour la
gloire du héros dont nous parlons vous fasse supporter avec peine cette morale,
puisque c'est de la droiture même de son cœur et de la pureté de ses sentiments
que j'en vais tirer les preuves les plus convaincantes.
Il est donc vrai, Chrétiens : ce prince jusqu'alors l'appui de l'Etat,
par la conjoncture fatale des dissensions civiles, en devint tout d'un coup la
terreur. Il est vrai qu'entraîné par le torrent, il se trouva malgré lui hors
de la route que sa sagesse et sa raison lui faisaient tenir, et qu'il avait
résolu de suivre. Mais il est vrai aussi (première circonstance bien
essentielle) que jamais son cœur ne se sentit si cruellement déchiré : et nous
n'avons qu'à rappeler le souvenir des choses passées, pour lui rendre
aujourd'hui cette justice, qu'au moins les maux que nous souffrîmes, causés par
la guerre qui s'alluma dans le royaume, ne durent point lui être imputés,
puisqu'ils ne furent que les suites de la violence qu'on avait faite à son
cœur. Et, en effet, on sait combien il s'efforça de détourner l'orage de cette
guerre, et de quelle manière, sur le point qu'elle allait éclater, il s'y
opposa. Malgré les chagrins dont il était accablé, et dont il pouvait se
promettre par elle du soulagement, on sait combien il y résista. Vaincu par
d'autres intérêts que les siens, auxquels il ne put être insensible, et qui l'y
engagèrent enfin, on sait le désespoir qu'il en témoigna ; car il était
naturellement ennemi des conseils violents, et, aux dépens de ses intérêts
propres, il en avait de l'horreur. Son cœur, dont les intentions étaient
droites, n'eut donc par lui-même aucune part à nos misères ; et si les
mouvements de ce cœur eussent été suivis, vous le savez, jamais l'esprit de
division n'aurait prévalu ; jamais notre repos n'eût été troublé, et jamais la
France n'eût eu la douleur de voir le prince de Condé séparé d'elle. Ce fut la
main du Seigneur qui s'appesantit sur nous ; ce fut le fruit de nos iniquités ;
ce fut la justice de Dieu qui, pour nous punir, nous ôta ce prince, sur lequel,
et avec raison, nous comptions bien plus que sur la multitude de nos légions et
de nos forteresses.
Je ne dis point ceci pour vous justifier sa conduite. A Dieu ne plaise
que j'excuse ce que lui-même a détesté, ni que je prétende faire ici une
apologie dont il serait encore le premier à me faire un crime ! Qu'il ait
été faible une fois, et qu'une fois il ait succombé à une tentation humaine
(seconde circonstance), au moins est-il vrai qu'il a eu le mérite des cœurs
droits et des grandes âmes en se condamnant lui-même : et à Dieu ne plaise que
je diminue rien, par mon discours, d'un mérite aussi rare que celui-là ! Car je
soutiens que, pour un héros comme lui, cette condamnation de soi-même, surtout
avec les suites qu'elle a eues, et dont nous l'avons vue accompagnée, a été,
dans l'ordre politique aussi bien que dans la religion, cette espèce de
pénitence qu'une bouche éloquente de notre siècle assurait fort bien n'être pas
moins glorieuse que l'innocence. Tel a été le sentiment de celui qui devait en
être le juge, c'est-à-dire du plus grand des rois; et nous savons combien ce
désaveu sincère d'une conduite malheureuse a eu de pouvoir sur lui pour
regagner sa confiance et son amitié.
Mais ne croyez pas qu'il n'en ait coûté à noire prince qu'un stérile
et vain repentir (troisième circonstance encore plus notable). Pour donner
592
à ce repentir
plus d'efficace et plus de poids, l'un des soins de notre prince fut de le
rendre utile et salutaire à tous ceux qui étaient alors compagnons de son
triste sort. Eloigné de la cour et du royaume, il en faisait des leçons au
jeune prince son fils; et, par des confidences paternelles de l'état douloureux
où il se voyait, il rectifiait en lui, ou, si vous aimez mieux, il prévenait
les conséquences de son propre exemple. En père aussi tendre que sage, il lui
représentait les horreurs de ces sortes d'engagements; il lui mettait devant
les yeux; et il lui faisait sentir la déplorable destinée d'un prince réduit à
chercher un asile, et à dépendre de la protection d'une puissance étrangère,
qui se défie toujours de lui, et dont lui-même ne peut jamais s'assurer. En un
mot, il lui apprenait à profiter de ses malheurs : et son unique consolation ,
dans le comble de ses disgrâces, était de penser qu'il élevait, dans la
personne de ce fils, un autre lui-même ; mais qui, instruit et formé par lui,
serait plus heureux que lui, mieux conseillé que lui, le dirai-je? plus irrépréhensible
que lui dans la chose du monde où il avait plus recherché et plus passionnément
souhaité de l'être. Fut-il jamais droiture de cœur comparable à celle-là ? Ce
n'est pas assez.
Pénétré de ces sentiments, et parce qu'il avait le cœur droit, ce prince,
quoique abandonné à sa mauvaise fortune , refusa constamment tous les avantages
qui auraient pu la relever, mais qui, en la relevant, lui auraient été un
obstacle à son rétablissement dans les bonnes grâces et dans l'obéissance du
roi (quatrième circonstance, dont vous avez dû faire avant moi la remarque). A
quelle épreuve sur ce point l'Espagne ne le mit-elle pas, et à quelles
conditions ne fut-elle pas toute prête à traiter avec lui, s'il avait voulu
pour jamais s'attacher à elle? Mais avec quelle fermeté, quelle hauteur ne
rejeta-t-il pas les propositions, quoique spécieuses, par où on le tenta? On
lui offrit, en pleine souveraineté , des villes et des provinces considérables;
et il ne répondit à ces offres que par une généreuse indignation d'avoir été
cru capable de les écouter. Le retour à l'obéissance de son roi lui parut
quelque chose de meilleur et de plus avantageux pour lui, que d'être lui-même
souverain ; et il préféra le droit qu'il s'était réservé de travailler à ce
retour et de pouvoir l'espérer, à tous les titres dont son ambition aurait pu
hors de là être flattée. Elle était irritée par la misère, mais son devoir le
soutint. Il ne put ni souffrir, ni consentir d'acheter à ce prix une couronne ;
et il aima mieux s'exposer à être toujours malheureux, que de renoncer pour
jamais à être fidèle. Voilà ce que j'appelle un cœur droit.
Eut-il un moment de joie, tandis que, séparé de nous, il se vit dans
l'affreuse nécessité d'être, malgré lui-même, notre ennemi? Non, Messieurs ;
séparé de nous, il gémissait, dans le secret de son cœur, des succès mêmes de
ses armes; sa valeur, employée contre sa patrie, lui était odieuse à lui-même :
forcé à eu faire un tel usage, il aurait voulu, ou en avoir moins , ou être
hors de toute occasion de la produire. Que ne fit-il pas pour mettre fin à un
état si violent (cinquième circonstance, dont je suis sûr que vous fûtes alors
touchés)? Omit-il rien de tout ce qui dépendait de lui pour disposer les choses
à la paix? Dans les négociations des Pyrénées, où il fut question de régler ce
qui regardait sa personne, voulut-il être considéré au préjudice de la cause
commune? Hésita-t-il à sacrifier tout, plutôt que d'apporter à ce grand œuvre
le moindre retardement? Les intérêts de ses amis exceptés, ne pria-t-il pas
qu'on l'oubliât les siens et qu'on l'oubliât lui-même , si de là dépendait la
conclusion d'un traité qui devait pacifier l'Europe ? Et pourvu qu'on lui
ménageât le seul bien après lequel il soupirait, savoir, les bonnes grâces du
roi, ne protesta-t-il pas qu'il serait content? La paix entre les deux
couronnes ne fut-elle pas le comble de ses vœux, parce qu'elle l'assura que ce
bien lui serait accordé? et n'avouait-il pas que le jour de sa vie le plus
triomphant était celui où, rétabli à la cour, et favorablement reçu du roi, il
était rentré dans la possession de ce bien?
Mais avec quel zèle ne travailla-t-il pas ensuite à se l'assurer et à
s'en rendre digne plus que jamais (sixième et dernière circonstance) ? Et quel
soin n'eut-il pas, après son retour, de réparer ses malheurs par le
redoublement de ses services? Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi,
et je me trouve encore accablé de mon sujet. Car ce serait le lieu de vous
faire voir notre prince suivant le roi dans ses glorieuses campagnes, qui ont été
les miracles de notre siècle ; et prenant part à ses conquêtes, dont un jour la
postérité aura droit de douter, ou peut-être même qu'elle ne croira pas, parce
qu'elles sont bien plus vraies que vraisemblables. De quel œil les
regarda-t-il? Si la droiture de son cœur n'en avait encore sur ce point réglé
les mouvements, peut-être aurait-il eu peine à n'en pas concevoir une envie
secrète,
593
lui qui jusque-là
n'avait rien trouvé dans la guerre qui pût être pour lui un sujet d'envie. Mais
il fut alors convaincu qu'il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil ;
et parce qu'il avait un cœur droit, il vit avec joie un plus fort que lui,
selon le terme de l'Ecriture, sur le théâtre du monde, obscurcissant tous les
héros, et lui causant à lui-même de l'étonnement. Je vous représenterais,
dis-je, le prince de Condé suivant les pas de Louis le Grand, qui étaient des
pas de géant, et se surpassant par la nouvelle ardeur que lui inspirait
l'exemple de ce monarque. Vous le verriez, ainsi que parle Daniel, rajeuni
comme l'aigle, et, dans un corps usé de travaux rallumant tout le feu de ses
premières années, combattre, et, comme un autre Hercule, défaire à Senef
l'hydre conjurée contre nous, c'est-à-dire les trois formidables armées de
l'empereur, de l'Espagne et de la Hollande, en poursuivre les restes, et les
dissiper par la levée du siège d'Oudenarde ; repasser en Allemagne, et, par sa
présence, sauver l'Alsace, exposée en proie à l'ennemi et désolée par la mort
de M. de Turenne ; empêcher les funestes suites de la perte de ce général ;
avec les débris d'une armée et avec une poignée de gens, arrêter toutes les
forces de l'empire, les faire honteusement échouer devant Haguenau et devant
Saverne, les fatiguer, les consumer, les pousser au delà du Rhin ; partout secondé
de son illustre fils, qui partageait avec lui la gloire de ses actions, et à la
valeur aussi bien qu'à l'amour duquel il eut, à Senef, la satisfaction et la
joie de se voir lui-même redevable de la vie ; partout s'immolant et se
sacrifiant, mais partout triomphant, et remplissant la mesure de cette
glorieuse réparation qu'il faisait à la France. Changeant de scène, vous
l'admireriez hors du tumulte de la guerre et dans une vie plus tranquille,
achevant en ceci de se satisfaire par une conduite envers le roi qui n'eut
peut-être jamais d'exemple, mais qui en pourra éternellement servir à tous ceux
qui m'écoutent.
En effet, il n'y avait point de particulier dans le royaume à qui le
prince de Condé ne fût un modèle de l'attachement, du dévouement, de la soumission
et de l'obéissance qui sont dus à un roi ; il n'y avait point de courtisan qui
n'apprît de lui à honorer, à révérer, à aimer le roi; il n'y avait point
d'esprit chagrin, ni mécontent, qu'il ne redressât en lui inspirant la
vénération et la tendresse qu'il avait pour le roi. Ce mérite du roi, si connu,
avait des charmes pour lui qu'il faisait sentir aux autres; et on ne concevait
jamais une idée plus haute des grandes qualités du roi, que quand le prince de
Condé s'en expliquait, et qu'on l'en entendait parler. Avec quelle application
n'étudiait-il pas les volontés de ce monarque, pour y conformer les siennes?
avec quelle ardeur n'allait-il pas au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire?
avec quelle joie ne voyait-il pas sa famille unie à la personne de ce grand roi
par le lien d'un heureux mariage? avec quels saisissements de douleur et de
crainte n'appréhendait-il pas et ne ressentait-il pas les moindres maux dont la
santé précieuse de ce grand roi était attaquée? avec quelle vivacité ne
s'intéressait-il pas pour sa conservation? Après avoir cent fois tremblé des
affreux périls où il avait vu ce roi conquérant poussé par son héroïque valeur,
avec quelle résolution ne l'empêcha-t-il pas de s'exposer aux dangers où la
maladie de la jeune princesse, c'est-à-dire où l'excès de sa bonté et de son
amour de père allait l'engager? avec quel courage, dis-je, et quelle vigueur
notre prince, quoique lui-même languissant et déjà mourant, ne l'en retira-t-il
pas? Mais ne peut-on pas dire alors, et n'eut-il pas droit de penser, qu'il
rendait par là un service à l'Etat, seul capable d'effacer le souvenir des
choses passées; que par là il s'acquittait envers la France de tout ce qu'il
pouvait lui avoir dû ; et que lui conserver son roi était ne lui devoir plus
rien? Voilà, mes chers auditeurs, de quoi nous sommes redevables à la droiture
de son cœur. Mais voyons de quelle ressource la droiture de son cœur lui a été
par rapport à son Dieu ; et c'est ici où votre piété va trouver de quoi se
satisfaire.
Il est vrai, ce prince, ou livré à lui-même, ou, si vous voulez,
emporté par l'esprit du monde, nous a paru quelque temps comme dans une espèce
d'oubli de Dieu. Mais quoiqu'il ait paru oublier Dieu (ô profondeur et abîme de
miséricorde !) il ne l'a jamais méconnu; et malgré son relâchement dans la
pratique des devoirs de la religion, il n'a jamais, dans le secret de son cœur,
abandonné la religion, il n'a jamais perdu la foi, il n'a jamais douté de nos
mystères. Ainsi l'a-t-il lui-même déclaré, et nous savons que son témoignage
est vrai, puisque jamais prince ne fut moins capable que lui, surtout dans un
sujet pareil, de dissimuler ni de feindre. Quand il ne l'aurait pas assuré,
certains traits de sa vie, quoique alors moins chrétienne et plus dissipée,
nous en auraient suffisamment répondu. Ce soin qu'il avait, après une victoire
remportée, sur
594
le champ même de
bataille, les genoux en terre, d'en rendre à Dieu les premières actions de
grâces ; c'est ce qu'il fit à Rocroi : ces ordres si absolus et si sévères
qu'il fait garder, pour empêcher, dans la licence de la guerre, la profanation
des lieux saints ; cette exactitude à ne confier les bénéfices auxquels il
devait pourvoir, surtout quand ils étaient chargés de la conduite des âmes,
qu'à des sujets choisis et sans reproche, chose qu'il observa toujours ; ce
zèle si louable qu'il témoignait pour la conversion du moindre de ses
domestiques engagé dans l'hérésie : c'est ce que nous avons vu ; ces conseils
salutaires qu'il a si souvent donnés à ses amis mourants, et à ceux qui dans
les attaques étaient blessés auprès de lui, les exhortant le premier à mettre
leur salut en assurance, et s'employant à leur en procurer les prompts secours
; ces marques de christianisme si édifiantes qu'il donna lui-même à Gand, dans
le danger d'une maladie ; et ce qui nous a enfin paru à sa mort, où, comme
parle le Saint-Esprit, se fait la manifestation des sentiments de l'homme et de
ses œuvres : In fine hominis denudatio operum ipsius (1) ; tout cela,
dis-je, montre bien qu'au milieu même des égarements du monde, la religion
s'était conservée dans son cœur. Or elle ne s'y était conservée que parce qu'il
avait un cœur droit; et par là je prétends, mes chers auditeurs, rendre ici à
la religion un des plus invincibles témoignages qui puissent lui être rendus,
par là je prétends confondre le libertinage, et tous les monstres d'impiété qui
pourraient régner parmi vous ; et je veux par là vous faire adorer la
Providence, qui sait si bien des plus grands maux tirer sa gloire et notre
bien. Ecoutez-moi, et qu'au moins ce que je vais dire ne soit pas un jour le
sujet de votre condamnation.
Témoignage invincible et irréprochable en faveur de la religion :
pourquoi? parce que jamais homme (à peine en excepterais-je saint Augustin) n'a
tant examiné la religion, ni avec un esprit si éclairé que notre prince ; et ce
que je vous prie en même temps de remarquer, jamais homme ne l'a étudiée avec
moins de précaution que lui, ni avec plus de danger de la perdre, c'est-à-dire
avec un esprit plus curieux, et plus éloigné de cette soumission aveugle que la
religion demande. Or que s'ensuit-il de là? le voici, non pas comme je
l'imagine, mais comme le prince lui-même l'a éprouvé, par un don de grâce dont
il a depuis tant de fois rendu gloire à Dieu. Il s'ensuit de là qu'il n'a donc
conservé la
religion pure que parce que, malgré sa curiosité, il l'a connue vraie;
c'est-à-dire que parce que sa curiosité, son savoir, sa pénétration, n'ont pu y
découvrir de faible, que parce qu'à l'exemple de saint Augustin, plus il
étudiait cette religion, plus elle lui paraissait fondée sur les principes
éternels de la vérité et de la sainteté ; que parce que toutes ses recherches
n'aboutissaient qu'à l'en convaincre ; que parce qu'au milieu même des
égarements du monde, il avait, aussi bien que saint Augustin, une raison saine,
et que son cœur, qui était droit, a toujours été, sur le point de la religion,
d'intelligence et d'accord avec sa raison. Car voilà ce que l'iniquité du monde
n'a jamais pu corrompre dans ce grand homme, et voilà ce qui l'a sauvé. S'il
avait eu moins de lumières, semblable à ces demi-savants qui ne sont impies que
parce qu'ils sont ignorants, il aurait, comme dit l'Apôtre, témérairement
condamné tout ce qu'il aurait ignoré (1). S'il avait eu moins de droiture, il
n'aurait cru que ce qu'il aurait voulu, et à l'exemple de l'insensé, qui
voudrait qu'il n'y eût point de Dieu, il aurait dit dans son cœur : Il n'y a
point de Dieu (2). Mais parce que la droiture de son cœur répondait
parfaitement à l'abondance de ses lumières et à l'intégrité de sa raison,
malgré l'impiété du monde, il a toujours dit et dans sa raison et dans son cœur
: Il y a un Dieu; et par un enchaînement de conséquences, contre l'évidence
desquelles il a cent fois confessé que le libertinage le plus fier n'avait rien
à opposer que de faible et de pitoyable, son cœur, de concert avec sa raison,
lui a toujours fait conclure : Il y a un Dieu. Il y a une religion qui est
le vrai culte de Dieu. De toutes les religions du monde, la chrétienne est
uniquement et incontestablement l'ouvrage de Dieu. De toutes les sociétés chrétiennes,
il n'y a que dans la catholique où se trouve l'unité, où subsiste l'ordre et
par conséquent où réside l'esprit de Dieu. C'est ainsi, mes chers auditeurs,
que raisonnait ce grand prince, et c'est à quoi, s'en ouvrant lui-même à ses
plus confidents amis, il protestait qu'il s'en était toujours tenu. Or voilà ce
que je prétends avoir été l'heureuse ressource ou le remède souverain de ses
froideurs et de ses relâchements dans la pratique des devoirs chrétiens. Car
d'un cœur ainsi disposé, que ne doit-on pas attendre ? D'un cœur en qui la
religion n'est pas éteinte, que n'a-t-on pas lieu d'espérer ? Avec ce principe
de religion, de quoi ne revient-on pas?
595
Tandis que la foi
est encore vivante, faut-il s'étonner, si, malgré la dissipation des voies du
siècle, malgré la dureté de la pierre, malgré les épines qui l'étouffent, cette
divine semence, surmontant tout cela par sa vertu, produit enfin des fruits de
grâce, de salut et de sainteté? Et n'est-ce pas le miracle de la miséricorde
que nous avons vu dans la personne de notre incomparable prince? Le dirai-je,
Chrétiens? Dieu m'avait donné comme un pressentiment de ce miracle ; et dans le
lieu même où je vous parle aujourd'hui, dans une cérémonie toute semblable à
celle pour laquelle vous êtes ici assemblés, le prince lui-même m'écoutant,
j'en avais non-seulement formé le vœu, mais comme anticipé l'effet, par une
prière qui parut alors tenir quelque chose de la prédiction. Soit inspiration
ou transport de zèle, élevé au-dessus de moi, je m'étais promis, Seigneur, ou
plutôt je m'étais assuré de vous, que vous ne laisseriez pas ce grand homme,
avec un cœur aussi droit que celui que je lui connaissais, dans la voie de la
perdition et de la corruption du monde. Lui-même, dont la présence m'animait,
en fut ému. Et qui sait, ô mon Dieu, si, vous servant dès lors de mon faible
organe, vous ne commençâtes pas dans ce moment-là à l'éclairer et à le toucher
de vos divines lumières ! Quoi qu'il en soit, mes vœux et mes souhaits n'ont
point été vains. Il vous a plu, Seigneur, de les exaucer, et j'ai eu la
consolation de voir ma parole accomplie. Ce prince, qui m'avait écouté, a
depuis écouté votre voix secrète ; et parce qu'il avait un cœur droit, il a
suivi l'attrait de votre grâce. Mais je m'aperçois que j'entre dans le
sanctuaire de ce cœur, et que sa droiture m'a insensiblement conduit à sa piété
: dernière qualité qui, dans sa personne, a couronné, comme j'ai dit, une vie
glorieuse par une sainte et précieuse mort. Encore un moment de votre
attention, et je vais finir.
TROISIÈME PARTIE.
C'est à la mort, dit saint Chrysostome, que le secret de la
prédestination des hommes commence à se développer ; et c'est, si j'ose parler
ainsi, dans ce dénouement de la vie, où nous voyons tous les jours le
discernement que Dieu fait déjà du bon grain et de la paille, c'est-à-dire des
lâches chrétiens et de ceux en qui la foi est victorieuse du monde, par la différence
des caractères et des dispositions de ceux qui meurent. Car les chrétiens
lâches, dit ce saint docteur, par un effet de réprobation visible, qui est la
suite déplorable de leur lâcheté, quoique chargés de crimes devant Dieu,
obstinés à jouir de la vie, remettant l'importante affaire de leur conversion
au temps de la mort, font paraître des faiblesses honteuses, et, supposé le
principe de la religion, affreuses et scandaleuses dans la nécessité la plus
pressante de se disposer à la mort, ont pour Dieu des cœurs froids et des cœurs
durs, dans la vue même prochaine de la mort. Telle est la destinée fatale des
mondains que Dieu rejette. Au contraire, ceux qu'il choisit pour être, comme
dit saint Paul, des vases de miséricorde, s'ils sont dans le désordre du péché,
préviennent la mort par une véritable pénitence; purifiés par la pénitence,
regardent la mort avec tranquillité, et en soutiennent le combat avec fermeté;
mourant, achèvent de se sanctifier parla mort, ou plutôt sanctifient la mort
même, et se la rendent précieuse devant Dieu par la ferveur de leur piété.
Ainsi meurent les élus de Dieu : et c'est ainsi, meschers auditeurs, qu'est
mort le grand prince à qui nous rendons aujourd'hui les devoirs funèbres.
Il est mort en sage chrétien, parce qu'il a voulu que sa mort fût
précédée de sa conversion et de son retour à Dieu ; il est mort en héros
chrétien, parce qu'il a fait paraître en mourant toute la grandeur de son âme;
il est mort en parfait chrétien, parce qu'il a consacré les derniers moments de
sa vie par tout ce que la religion peut inspirer de plus saint et de plus
tendre à un cœur fervent. N'ai-je donc pas eu raison de lui appliquer cet éloge
de l'Ecriture : Nequaquam, ut mori solent ignavi, mortuus est (1). Il
est mort, mais non pas comme les lâches mondains, ni comme les lâches impies
ont coutume de mourir. Or, voilà, hommes du siècle, ce que vous devez imiter.
Ni la valeur de ce prince, ni ses qualités héroïques, ne sont presque pas des
exemples pour vous, tant elles ont été élevées au-dessus de vous. Mais sa
conversion et sa mort sont des modèles que Dieu vous avait réservés, et dont je
défie les cœurs les plus impénitents, et les plus endurcis pécheurs, de n'avoir
pas été touchés.
Il voulut, en sage chrétien, par un retour à Dieu aussi sincère qu'exemplaire,
prévenir la mort. Ce fut votre ouvrage, Seigneur, et la gloire en est due
encore aujourd'hui à votre grâce toute-puissante. Il aurait pu, suivant le malheureux
usage des esclaves du monde, attendre jusqu'à la dernière heure, et par
596
d'opiniâtres
délais, dans l'impuissance de se résoudre, pousser jusqu'au bout le désordre
d'une espérance présomptueuse; mais il avait trop de lumières pour prendre un
si mauvais parti. Persuadé qu'une conversion à la mort, n'était d'ordinaire
qu'une conversion forcée, et qu'une conversion forcée ne pouvait jamais être
une conversion chrétienne, il en médita une qui, au moins de ce côté-là, ne pût
pas à lui-même lui être suspecte; et il voulut, par des épreuves solides de
soi-même, se donner le loisir de se convaincre que c'était lui qui quittait son
péché, et non pas son péché qui le quittait. Touché du souvenir des dangers
qu'il avait courus, et dans lesquels, prodigue de son âme aussi bien que de sa
vie, il avait mille fois risqué son salut éternel, il conçut l'importance et
l'obligation de l'assurer une fois. Son âme, sauvée de tant de périls, lui
parut précieuse ; il ne voulut pas qu'en vain la Providence eût fait tant de
miracles pour le conserver ; il crut lui devoir cet hommage, non-seulement de
ne la plus tenter, mais de racheter, par ce qui lui restait de jours et
d'années, l'oubli de Dieu et de soi-même, dans lequel il avait vécu. Le moment
de salut arriva pour lui ; il le connut, et dans un temps où le monde ne s'y
attendait plus , mais où le Dieu des miséricordes avait préparé son cœur, ce
prince, qui n'avait si longtemps balancé que pour s'affermir davantage, après
avoir pris toutes les mesures pour s'attirer le don du ciel, se déclara enfin
par un changement qui réjouit les anges et qui édifia les hommes, qui consola
les gens de bien et qui confondit les impies. Quel coup de foudre pour ceux-ci,
lorsqu'ils virent éclater les véritables sentiments de ce héros, duquel ils
s'étaient jusque-là, quoique injustement, prévalus pour autoriser leur conduite
1 Ce coup, mes chers auditeurs, les atterra et les consterna. De tout autre
exemple , le libertinage en aurait appelé, ou plutôt, contre tout autre
exemple, il se serait ou élevé ou inscrit en faux. Car voilà l'iniquité de
l'esprit libertin du siècle. Qu'un mondain, même de bonne foi, réforme sa vie,
on raisonne sur sa conversion, on en cherche les motifs, on veut que l'intérêt
soit le ressort qui ait donné le mouvement à la grâce ; et quand tous les
dehors sont hors de prise, on va fouiller jusque dans les intentions les plus
secrètes, pour y trouver le levain caché de l'hypocrisie et de la
dissimulation.
La conversion de notre prince fut à couvert de tout cela. Sa bonne foi
et la sincérité de son procédé étaient si établies dans le monde , que l'impiété
la plus maligne se tut, et respecta dans sa personne l'œuvre de Dieu. En effet
jamais retour à Dieu ne fut plus humble, plus uniforme, plus constant ni mieux
soutenu, plus accompagné de toutes les conditions que le monde même respecte,
et qui font dans les actions des hommes ce caractère d'irrépréhensibilité dont
parle saint Paul. Quelles mesures de prudence, je dis de prudence chrétienne,
son humilité n'y observa-t-elle pas? Egalement ennemi de l'affectation et de
l'ostentation, il évita soigneusement tout ce qui pouvait ressentir l'une ou
l'autre dans l'accomplissement d'une résolution si sainte ; et l'une de ses
applications fut de n'y mêler aucune singularité par où il sembla avoir voulu
s'en faire honneur; s'étant proposé pour modèle le sage et l'humble saint
Augustin, qui en usa de la sorte , de peur, disait-il lui-même dans le livre de
ses Confessions, qu'on ne l'accusât ou qu'on ne le soupçonnât d'avoir voulu
paraître grand jusque dans sa pénitence : Ne conversa in faction meum intuentium
ora dicerent quod quasi appetiissem magnus videri. Avec quelle égalité
d'âme et quelle constance notre prince ne poursuivit-il pas ce que la grâce du
Seigneur lui avait si divinement inspiré? Incapable d'un vain projet, il se
prescrivit dès lors à soi-même une forme de vie chrétienne, qu'il pratiqua sans
relâche, et de laquelle il ne se démentit jamais : assistant chaque jour, mais
avec un respect digne de Dieu, au mystère adorable et redoutable ; priant,
comme le centenier Corneille, avec assiduité; nourrissant son âme de la lecture
des Ecritures saintes, dont Dieu lui avait donné le goût ; la purifiant par la
patience, qui, selon l'Apôtre, devint l’épreuve de sa foi, aussi bien que la
matière de sa pénitence ; bénissant Dieu dans ses douleurs , et lui en faisant
par sa soumission un sacrifice continuel : tout cela à la vue de sa maison,
qu'il édifiait et qu'il réglait par son exemple ; n'ayant pas eu moins de zèle
pour donner, selon l'Evangile, les marques nécessaires de sa conversion , et
pour en faire voir les fruits, que de modestie pour en éviter l'éclat ; et
jusqu'au temps que le Seigneur acheva d'y mettre le sceau de la grâce finale,
ayant soutenu avec une inviolable persévérance ce qu'il avait si saintement et
si mûrement entrepris.
Ainsi préparé du côté de Dieu, faut-il s'étonner s'il a fait paraître
en mourant toute la grandeur de son âme, et s'il est mort en héros chrétien?
Car on peut bien dire de lui ce qu'a
597
dit l'Ecriture
d'un saint roi dont elle a canonisé la piété : Spiritu magno vidit ultima
(1) ; qu'il a envisagé sa fin avec cet esprit de héros qui fut encore ici son
caractère, et qui jamais ne fut plus grand que quand il se trouva dans sa
personne sanctifié par la religion : Spiritu magno. Les impies et les
enfants du siècle , malgré la prétendue force d'esprit qu'ils affectent pendant
la vie, laissent voir aux approches de la mort toute leur faiblesse. Ils sont
désolés à la mort parce qu'ils n'ont pas assez de force pour se résoudre à
quitter la vie. Ils veulent à la mort être trompés, parce qu'ils n'ont pas le
courage de s'entendre dire qu'il faut mourir. Leur en porter la parole est pour
eux une mort anticipée que la fausse
prudence du siècle croit toujours leur devoir épargner. Un malheureux respect
humain, fondé sur leur conduite passée, et encore plus sur leur disposition
présente, ferme sur cela la bouche aux plus zélés de leurs amis. On écarte les
ministres de l'Eglise, dont au moins la vue les avertirait d'y penser, et la
crainte d'effrayer un pécheur mourant, mais particulièrement un grand du monde,
fait qu'on le livre tel qu'il est, et qu'on l'abandonne à la rigueur des
jugements de Dieu : terrible, mais juste châtiment de sa lâcheté.
C'est ce que nous voyons tous les jours : mais c'est ce qu'on n'a pas
vu dans le héros dont je vous propose l'exemple. Que fait-il ? Frappé de la
maladie qui doit décider de son sort, pour en bien soutenir l'attaque, il en
veut savoir le péril : il commande, mais en prince et en maître, qu'on ne lui
déguise rien de l'état où il est; il oblige ceux qu'il a honorés de sa
confiance à lui rendre cet important, quoique douloureux office ; il leur en
lève lui-même toutes les difficultés ; il reçoit la nouvelle de sa mort comme
il a cent fois reçu les ordres de son souverain, c'est-à-dire comme un ordre du
ciel, auquel il est prêt d'obéir; et le premier sentiment dont il est touché,
c'est d'adorer en esprit et en vérité l'auteur de son être, en lui disant avec
une soumission également chrétienne et héroïque : Dominus est ; quod bonum
est in ocidis suis faciat (1); Il est le maître de ma vie ; qu'il fasse de
moi ce qui est agréable à ses yeux. Posséda-t-il jamais son âme avec plus de
fermeté ; et dans un jour de bataille, eut-il jamais plus de présence et plus
d'application d esprit que ce jour-là? Quoique mourant, aucun de ses devoirs ne
lui échappe. Il écrit au roi une lettre aussi tendre que respectueuse. Il
profite de ce
moment pour
obtenir une grâce qu'il a si ardemment souhaitée, et qui va finir la disgrâce
d'un prince qu'il ne peut oublier ; d'un prince qu'il a reconnu si digne de ses
soins ; d'un prince qu'un mérite éprouvé, et dont il répond, lui a rendu encore
plus cher que la proximité du sang. Il pourvoit aux affaires de sa maison avec
autant de liberté que de sagesse. Il pense à ses amis ; et malgré eux, par les
bienfaits dont il les comble, il leur donne les dernières marques de sa
précieuse amitié. Vous diriez qu'en effet la mort n'est pour lui qu'un départ
et un voyage auquel il se dispose ; au lieu que l'impie la regarde comme une
entière ruine, et comme une totale destruction : Et quod a nobis est iter
exterminium (1). Mais laissons là ces devoirs du monde, et attachons-nous à
ce qu'il fait comme chrétien.
Le désordre, ou plutôt le scandale des mondains qui meurent, est qu'on
n'ose même leur parler de ce que l'Eglise a pour eux de plus salutaire et de
plus saint. Cette idée de sacrements de l'Eglise, qui, dans les vues de la foi,
devrait les remplir de consolation et de force, du moment qu'on la leur
propose, les jette dans des abattements d'esprit qu'on ne sait si l'on doit
imputer à une simple lâcheté, ou à une énorme dureté ; et Dieu veuille qu'il
n'y entre point d'infidélité ! Quels détours ne faut-il pas prendre, et, à la
honte de la religion, quels ménagements ne faut-il pas apporter pour les
déterminer à se munir de ces divins secours, et à se pourvoir de ces remèdes
souverains qui sont les sources du salut? Ni ménagements ni détours ne sont
nécessaires pour y déterminer notre prince. Il les désire lui-même avec ardeur,
il les demande avec empressement; il n'attend pas que son esprit affaibli ne
soit plus en état d'en profiter; il veut, pour en ressentir toute la vertu,
être dans un parfait usage de sa raison, et posséder son âme entière pour s'en
appliquer tout le fruit. Instruit de cette grande vérité, que les choses
saintes ne sont que pour les saints, il s'y prépare, non-seulement par une
confession fervente, mais par une exacte et rigoureuse discussion de toutes les
obligations que sa religion lui prescrit, et auxquelles il achève de
satisfaire. Oeuvres de piété, de charité, de justice, il n'omet rien de tout ce
que la délicatesse d'une conscience aussi éclairée que la sienne peut lui
suggérer : et ce que l'on a admiré, ou même vanté dans les consciences les plus
timorées, est ce qu'il accomplit avec toute l'humilité du serviteur
598
inutile, mais
pourtant fidèle. Si quelque chose, malgré ses soins, se trouve avoir manqué à
ce qu'il ordonne, et à quoi il soit obligé, il y supplée parla plus sûre et la
plus efficace de toutes les voies. Il sait l'amitié qu'a son fils pour lui, il
connaît son cœur, et il ne croit pas pouvoir donner à Dieu une caution plus
infaillible de ce qui lui resterait à acquitter, que l'amitié de ce fils sur
laquelle il se repose. Se trompait-il, et, fondé sur cette amitié, n'avait-il
pas droit de s'assurer de tout? Mais achevons.
Après avoir reçu son Dieu, plein de zèle et animé de cette ferveur qui
est comme l'effet sensible du sacrement dans ceux qui le reçoivent bien
disposés, il répand son âme en présence des siens. Princes et princesses qui
m'écoutez, oserai-je vous remettre devant les yeux ce triste spectacle que
votre douleur eut tant de peine à soutenir? Mais suspendez pour un moment votre
douleur, et dites-moi : avez-vous jamais ouï parler avec plus de dignité, avec
plus de grâce, avec plus d'énergie et plus de force, de vos plus essentiels
devoirs, que vous en parla ce héros mourant ? Non, je ne craindrai pas de vous
rappeler ses dernières paroles. Je sais que vous ne pouvez les oublier, et que
vous en fûtes trop vivement pénétrés pour en perdre jamais le souvenir. Quand
vous n'auriez pas eu jusqu'alors les sentiments de religion que Dieu vous a
donnés, ce prince, l'organe de Dieu, vous les aurait inspirés dans le moment
qu'il se sépara de vous ; et le dernier effort qu'il fit, lorsque, bénissant sa
famille dans vos personnes, il vous dit que la véritable grandeur consistait
à servir le Maître des maîtres, et à mettre en lui sa confiance ; et que vous
ne seriez jamais ni grands hommes ni grands princes, qu'audit que vous seriez
chrétiens et attachés solidement à Dieu; ces paroles, dis-je, que vous
recueillîtes avec autant de respect que de piété, auraient bien fait sur vous
plus d'impression que les prédications les plus touchantes n'en feront jamais
pour vous le persuader. C'est avec ces paroles qu'il vous quitta, ou, pour
mieux dire, qu'il s'arracha de vous.
Pour mourir en parfait chrétien, il voulut mourir par avance à ce
qu'il avait le plus tendrement aimé. C'est à vous seul, mon Dieu, qu'il voulut
consacrer les derniers moments de sa vie. Pour se détacher de la chair et du
sang, il vous en fit, Seigneur, un sacrifice digne de vous qui l'acceptâtes, et
de lui qui vous le présenta; et pour exécuter lui-même l'arrêt de cette
douloureuse séparation, à laquelle vous le prépariez, il vous immola toute la
tendresse de son cœur, en faisant retirer le prince son fils et la princesse sa
belle-fille, dont la présence était encore pour lui quelque chose de si doux,
et dont, pour tout autre que pour vous, il n'aurait pas voulu, ô mon Dieu,
perdre un seul moment. Et c'est alors qu'uniquement occupé de vous, et déjà
mort à tout le reste, il entra en esprit dans votre sanctuaire, pour n'avoir
plus d'autres pensées que celles de votre justice et de votre miséricorde : Introibo
in potentias Domini, memorabor justitiœ tuœ solius (1). C'est alors, mes
chers auditeurs, que renonçant à tout le faste de la gloire mondaine, et se
souvenant seulement qu'il était pécheur, il donna ces marques publiques d'un
cœur contrit et humilié, que Dieu ne méprisa jamais dans le plus vil coupable,
mais que je ne sais s'il n'admire point, aussi bien que la foi du centenier,
dans un héros pénitent. C'est alors qu'empruntant la voix et employant le
ministère de celui qui l'assistait, il déclara le désespoir où il était
d'avoir, par ses discours et par ses exemples, mal édifié son prochain, et en
particulier ses domestiques et ses amis. C'est alors qu'ajoutant au mérite de
la patience le désir de la souffrance et le zèle de la pénitence, réduit à une
langueur extrême, il s'affligea de ne pas souffrir assez, et souhaita, pour
l'expiation de ses fautes, d'endurer les douleurs les plus aiguës. C'est alors
que, rempli de foi, il répondit à toutes les prières de l'Eglise, se les
faisant répéter, parce qu'il y trouvait, disait-il, les motifs les plus solides
de son espérance, et achevant d'une voix mourante, mais qui était encore le
souffle de cette vie divine de la grâce dont Dieu l'animait, les psaumes qu'on
lui commençait. C'est alors qu'embrassant la croix de son Dieu, et s'unissant à
elle par de saints baisers, il pria celui qui allait être son juge de n'oublier
pas qu'il était son Sauveur, lui disant ces paroles affectueuses qui
justifièrent le publicain : Deus, propitius esto mihi peccatori (2).
C'est alors que, se livrant aux ferveurs de la charité la plus consommée, il ne
fut plus touché que du seul regret d'avoir trop tard aimé son Dieu, et de la
seule crainte de ne pouvoir pas l'aimer jusqu'à la fin. Je crains,
dit-il, que mon esprit ne s'affaiblisse, et que par là je ne sois privé de
la consolation que j'aurais eue de mourir occupé de lui et m'unissant à lui.
Mais il ne m'appartenait pas, Chrétiens, de vous faire goûter ni
sentir l'onction d'une mort si précieuse. Ce don était réservé à une
598
bouche plus
sacrée et plus éloquente que la mienne. L'illustre et savant prélat qui vous a
parlé avant moi a déjà épuisé cette matière; et après ce que vous avez ouï,
c'est à moi de me taire ici, en me réduisant à cette seule parole de mon texte
: Nequaquam, ut mori soient ignavi, mortuus est. Il est mort, mais non
pas comme les mondains, à la mort desquels il ne paraît qu'impénitence, que
dureté, qu'insensibilité pour Dieu, et que lâcheté. Voilà, Monseigneur, ce qui
devait mettre le comble à l'éloge de notre incomparable prince, et ce qui
devait couronner sa glorieuse vie. Sans cela, tout ce qu'il a fait, et tout ce
que j'ai dit de lui, serait devant Dieu, non-seulement vanité des vanités, mais
sujet de réprobation. C'est par là que devait finir son éloge, et c'est par là
qu'il a mérité d'être ce héros de la terre choisi de Dieu, et prédestiné pour
le ciel. Dieu, Monseigneur, vous a donné dans sa personne l'idée de la
véritable gloire. Mais en vain et pour lui et pour vous serait-il aujourd'hui
l'idée de la véritable gloire selon le monde, si vous ne trouviez en lui l'idée
de la véritable piété. Vous avez hérité de ses grandeurs, de ses lumières, des
rares talents de son esprit, et, malgré le silence que votre modestie m'impose,
de ses qualités héroïques : mais tout cela, séparé de sa piété, à quoi vous
conduirait-il? comme, au contraire, tout cela, sanctifié par sa piété, à quoi
ne vous élèvera-t-il pas ? Il y a peu d'années que lui-même entendait ici
l'éloge du prince son père, et vous entendez aujourd'hui le sien. Ainsi se
termine la gloire des hommes : mais celle que vous aurez d'imiter sa foi et sa
religion ne se terminera jamais. Les miséricordes et les grâces singulières
dont Dieu l'a prévenu, voilà ce qui fait le sujet de votre confiance, voilà ce
qui fait la consolation de la princesse votre digne épouse, dont ce grand homme
a tant honoré la vertu, et dont je puis dire que la vertu est l'un des plus
puissants motifs qui ont servi à la sanctification de ce grand homme. Car
jusqu'à quel point n'en a-t-il pas été touché, et qu'y avait-il de plus propre
à lui faire goûter Dieu et à lui faire aimer la religion, que la conduite
édifiante, que la vie irrépréhensible, que la dévotion exemplaire de cette
princesse selon son cœur, dont la douceur le charmait, en même temps que son
attachement à tous ses devoirs le persuadait? Une vie héroïque, chrétiennement
et saintement terminée, voilà ce que le jeune prince votre fils aura sans cesse
devant les yeux, ce qu'il se souviendra d'avoir vu, et ce qui lui inspire déjà
ces nobles et généreux sentiments que nous admirons en lui. Formé et cultivé
par ce héros, en pouvait-il avoir d'autres? voilà le modèle que tous les
princes de votre maison auront éternellement à se proposer, pour être eux-mêmes
des princes parfaits et des princes prédestinés.
Mais après leur avoir représenté un modèle si propre à les toucher et
si capable de les convaincre, c'est à nous, Monseigneur, de rendre aujourd'hui
à ce héros les devoirs de la plus juste et de la plus solennelle
reconnaissance, dont nous ne nous acquitterons jamais. Je parle ici au nom de
toute une compagnie qu'il a honorée de sa protection, de sa bienveillance
(oserai-je le dire), de sa confiance, de son estime et de son amitié. Vous le
savez, mes Pères, et je suis sûr qu'au moment que je dis ceci, vos cœurs, aussi
vivement émus que le mien, répondent par un témoignage unanime à tout ce que je
pense et à tout ce que je sens : vous savez ce que nous devons à ce grand
prince, et ce que nous avons perdu en le perdant; il était notre appui, notre
conseil, notre consolation. Nous avions recours à lui comme à notre père; nos
intérêts le touchaient, nos disgrâces l'affligeaient; il prenait part aux
succès de nos ministères ; sa bonté pour nous nous servait dans le monde de
défense, et nous valait mieux que toutes les apologies. Quelle marque ne nous
a-t-il pas donnée de cette bonté ? après nous avoir confié , pendant sa vie, ce
qu'il avait au monde de plus cher, il a voulu mourir entre nos mains ; et
mourant, il nous a laissé une partie de lui-même, qui est son cœur. Ce cœur
plus grand que l'univers ; ce cœur que toute la France aurait aujourd'hui droit
de nous envier; ce cœur si solide, si droit, si digne de Dieu, il a voulu que
nous le possédassions, et que nous en fussions les dépositaires. Nous le
serons, grand Prince, et jamais dernière volonté n'aura été ni plus
respectueusement, ni plus fidèlement exécutée : autant de cœurs que nous avons,
ce sont comme autant de mausolées vivants où nous placerons le vôtre. Ce bronze
et ce marbre ne sont destinés que pour en conserver les cendres ; mais il vivra
éternellement en nous : tant que cette compagnie subsistera, il y sera en
vénération. Jusques aux extrémités de la terre, on prendra part à l'engagement
où nous sommes d'honorer ce cœur. Dans l'ancien monde et dans le nouveau, il y
aura des cœurs pénétrés des obligations immortelles que nous avons au prince de
Condé. Aidez-nous,
600
ministre de Jésus-Christ
(1), à remplir, dans toute son étendue, un si saint devoir. Pontife du Dieu
vivant, prélat que ce héros a distingué entre ses plus chers et ses plus
confidents amis, aidez-nous à lui rendre, devant Dieu, le tribut solide de
notre véritable gratitude, et, par le sacrifice de l'Agneau sans tache que vous
allez immoler, achevez de purifier ce cœur que toute la gloire du monde n'a pu
remplir, parce qu'il était né pour cette gloire éternelle et incorruptible que
Dieu prépare à ses élus.