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SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN L'ÉVANGÉLISTE.
ANALYSE.
Sujet. Pierre, se retournant, vit venir après lui le
disciple que Jésus aimait, et qui pendant la cène s'était reposé sur son sein. La
plus glorieuse qualité de saint Jean a été d'être le disciple bien-aimé de
Jésus-Christ; et par son exemple il nous apprend comment nous devons participer
nous-mêmes à un avantage si précieux. Division. La faveur des grands a communément trois défauts
essentiels. Elle est injuste de la part du maître qui la donne, orgueilleuse et
fière dans la conduite de celui qui la possède, et odieuse à ceux qui n'y
parviennent pas. Mais la faveur spéciale dont Jésus-Christ a gratifié saint
Jean eut trois caractères tout opposés. Elle a été parfaitement juste dans le
choix que Jésus-Christ a fait de cet apôtre : première partie. Elle a été
solidement humble et bienfaisante dans la manière dont cet apôtre en a usé :
deuxième partie. Elle n'a rien eu d'odieux à l'égard des autres disciples,
auxquels cet apôtre semble avoir été préféré : troisième partie. Première
partie. Faveur parfaitement juste
dans le choix que Jésus-Christ a fait de saint Jean, 1° parce que cet apôtre a
été vierge; 2° parce qu'il a été fidèle à Jésus-Christ dans la tentation. 1°
Il a été vierge; et qui ne sait pas combien la virginité plaît à Jésus-Christ,
qui est la pureté même? Comme donc le Sauveur des hommes voulut avoir sur la
terre une mère vierge, ne nous étonnons pas qu'il ait voulu pareillement avoir
sur la terre un favori vierge, et que ce soit lui qu'il ait fait reposer sur
son sein. 2°
Il a été fidèle à Jésus-Christ dans la tentation. Les autres apôtres
abandonnèrent cet Homme-Dieu, mais saint Jean le suivit jusques au Calvaire; et
voilà pourquoi ce Dieu Sauveur lui confia sa mère. C'est ainsi que nous mériterons
la faveur de Jésus-Christ, soit par la pureté de l'âme et du corps, soit par la
constance dans les dégoûts et les désolations. Deuxieme
partie. Faveur solidement humble et bienfaisante dans la manière dont saint
Jean en a usé : 1° humble par rapport à lui ; 2° bienfaisante par rapport à
nous. 1°
Humble et modeste par rapport à lui. Comment parle-t-il de lui-même dans tout
son Evangile? sans se nommer jamais. C'est ce disciple, dit-il toujours, comme
s'il parlait d'un autre. S'il eût dit : C'est ce disciple qui aimait Jésus, il
eût fait connaître en cela son propre mérite; mais il dit : C'est ce disciple
qui était aimé île Jésus. Or, à être aimé, il n'y a ni louange ni mérite. Quand
il s'est nommé ailleurs, c'est pour s'appeler seulement notre frère : Jean, votre frère. 2°
Bienfaisante et utile pour nous. Si saint Jean est entré dans tous les secrets
de Jésus-Christ, c'a été pour nous les communiquer. C'est à lui que nous devons
la connaissance des personnes divines, et des plus profonds mystères de la
religion. Telle est la manière dont noua devons user nous-mêmes des faveurs et
des grâces du ciel. Soyons humbles en les recevant, et ne cherchons point à
nous en glorifier. Faisons-en part au prochain, et employons-les à son utilité.
Par exemple, sommes-nous riches, soulageons les pauvres. Troisième
partie. Faveur qui n'a rien eu
d'odieux par rapport aux autres disciples, auxquels saint Jean semble avoir été
préféré; car elle ne l'a pas exempté plus que les autres de boire le calice de
Jésus-Christ et de souffrir. Au lieu d'un martyre que les autres ont souffert,
il en a enduré trois : l'un au Calvaire, le second dans Rome, et le troisième
dans son exil. 1°
Au Calvaire, et ce fut le martyre de son cœur. Que ne souffrit-il pas en voyant
expirer son Maître? 2°
Dans Rome, et ce fut un martyre de sang. Quel supplice d'être plongé peu à peu
dans l'huile bouillante! 3°
Dans son exil, où il mourut. C'est ainsi que Pieu aime ses élus, et n'espérons
pas qu'il nous aime autrement. Nous buvons tous le calice des souffrances :
mais combien le boivent en réprouvés, au lieu de le boire comme les amis et les
élus de Dieu? Conversus
Petrus vidit illum discipulum quem diligebat Jesus sequentem, qui et recubuit in
cœna super pectus ejus. Pierre,
se retournant, vit venir après lui le
disciple que Jésus aimait, et qui pendant la cène s'était reposé sur son
sein. (Saint Jean, chap. XX, 20.) Tel est, Chrétiens, en deux mots
l'éloge du bienheureux apôtre dont nous solennisons la mémoire en ce saint jour
; voilà ce qui nous le doit rendre vénérable, ce qui nous doit inspirer pour
lui et un profond respect, et une tendre dévotion. C'est le disciple que Jésus
aimait : caractère qui le distingue, et qui lui donne entre tous les saints de
la loi de grâce un rang si élevé. Saint Jean fut appelé comme les autres à
l'apostolat; il porta, comme saint Jacques, le nom d'enfant du tonnerre.
Ezéchiel nous le présente comme l'aigle entre les évangélistes : son Apocalypse
en a fait le premier et le plus éclairé de tous les prophètes du Nouveau
Testament ; il a souffert une cruelle persécution pour Jésus-Christ, et mérité
d'être mis au nombre de ses plus zélés martyrs ; il tient dans le culte que
nous lui rendons une place honorable parmi les vierges; les Eglises d'Asie
l'ont reconnu pour leur patriarche et leur fondateur : mais tout cela ne nous
donne point de sa personne l'idée singulière qu'expriment ces paroles de mon
texte : Discipulus quem diligebat Jesus, le disciple que Jésus-Christ
aimait. Attachons-nous donc à cette idée ; et puisque la règle la plus sûre
pour louer les saints est 357 de nous proposer leur sainteté comme le modèle de la nôtre,
ne nous contentons pas de dire que saint Jean a été le bien-aimé disciple de
Jésus, et, pour parler de la sorte, son disciple favori ; mais examinons
comment il est parvenu à cette faveur, de quelle manière il en a usé, les
effets qu'elle a produits en lui ; et de là, tirons de quoi nous édifier et
nous instruire. Car, quelque imparfaits et quelque éloignés que nous soyons des
voies de Dieu, nous devons, mes chers auditeurs, aspirer nous-mêmes à la faveur
de Jésus-Christ; et de tous les Saints gai l'ont possédée, il n'y en a point
dont l'exemple soit plus propre à nous y conduire, à nous y disposer, à nous y
former, que celui du glorieux apôtre dont j'entreprends le panégyrique. Ainsi
je veux aujourd'hui vous enseigner l'important secret de mériter la faveur de
Jésus-Christ, de trouver grâce devant ses yeux, d'être de ses disciples
bien-aimés, et de lui plaire. Fasse le ciel que ce discours ne soit ni pour
vous, ni pour moi, une vaine spéculation; mais que les leçons que j'ai à vous
tracer entrent dans tout le règlement et tout l'ordre de notre vie, c'est ce
que je demande par l'intercession de cette divine Mère qui fut, entre toutes
les femmes, la plus chérie de Jésus-Christ son fils. Ave, Maria. Quelque avantageuse que puisse
être, selon le monde, la faveur des grands et des princes de la terre, il faut
néanmoins convenir que, par rapport au monde même, elle est sujette à trois
défauts essentiels : car, premièrement, il n'arrive que trop souvent qu'elle
soit aveugle, et qu'au lieu d'être la récompense du mérite et de la vertu elle
s'attache sans discernement et sans choix, ou plutôt, par un choix bizarre à
d'indignes sujets ; secondement, elle devient souvent orgueilleuse et fière,
et, par l'abus qu'en fait le favori, elle renfle en l'élevant, et le corrompt;
d'où il s'ensuit, en troisième lieu, qu'à l'égard de ceux qui en sont exclus,
et qui auraient droit d'y prétendre, la faveur est presque toujours odieuse, et
qu'en faisant le bonheur d'un seul elle est pour tous les autres un objet
d'envie ; trois défauts auxquels, par une fatalité presque inévitable, la
faveur des hommes est communément exposée. Pour la rendre parfaite, que
faudrait-il? trois choses ; qu'elle fût juste et raisonnable dans le choix du
sujet : c'est la première ; qu'elle fût modeste et bienfaisante dans la
conduite de celui qui en est honoré : c'est la seconde ; et qu'elle n'excitât
ni la jalousie ni les murmures de ceux qui n'y parviennent pas : c'est la
troisième. Qu'elle fût juste dans le choix du sujet, parce qu'autrement ce que
les hommes appellent faveur n'est plus l'ouvrage de la raison, mais un pur
effet du caprice; qu'elle fût modeste et bienfaisante dans la conduite de celui
qui en est honoré, parce qu'autrement il en abuse, ne la faisant servir qu'à
son ambition et à son intérêt; qu'elle n'excitât ni les murmures ni la jalousie
de ceux qui n'y parviennent pas, parce qu'autrement la concorde et la paix en
est troublée. Or, c'est sur ces principes, Chrétiens, que je fonde l'excellence
de la faveur spéciale dont le Fils de Dieu a gratifié saint Jean; car voici les
trois caractères et les trois qualités qui lui conviennent : elle a été
parfaitement juste dans le choix que Jésus-Christ a fait de cet apôtre ; elle a
été solidement humble dans la manière dont cet apôtre en a usé, et elle n'a
rien eu d'odieux à l'égard des autres disciples, auxquels cet apôtre semble
avoir été préféré. Concevez bien le partage de ce discours. Je dis que le
Sauveur du monde a fait un choix plein de sagesse, en prenant saint Jean pour
son disciple bien-aimé, parce qu'il a trouvé dans lui un mérite particulier que
n'avaient pas les autres apôtres : ce sera la première partie. Je dis que saint
Jean a usé de la faveur de son maître de la manière la plus sainte, parce
qu'outre qu'il ne s'en est point laissé éblouir, il en a répandu les fruits, en
communiquant à toute l'Eglise ce qu'il avait puisé dans la source des lumières
et des grâces, lorsqu'il reposa sur le sein de Jésus-Christ : ce sera la
seconde partie. Enfin, je dis que la faveur de saint Jean n'a point été odieuse
aux autres disciples, parce que tout favori qu'il était, il n'a point été plus
ménagé que les autres, ni plus exempt de souffrir : ce sera la dernière partie.
Trois points, mes chers auditeurs, qui me donnent lieu de traiter les plus
solides vérités du christianisme, et qui demandent toute votre attention. PREMIÈRE PARTIE.
Il n'y a que Dieu, Chrétiens, qui
puisse choisir et se faire des favoris, sans être obligé, pour y garder la loi
de la justice, à discerner leurs mérites ; et ce qui est encore bien plus
remarquable, il n'y a que Dieu qui, se faisant ainsi des favoris sans nul
discernement de leurs mérites, soit néanmoins incapable de se tromper dans le
choix qu'il en fait : pourquoi? les théologiens, après saint Augustin, en
apportent une excellente raison : Parce qu'il n'y a que Dieu, 358 disent-ils, dont le choix soit efficace pour opérer tout ce
qu'il lui plaît de vouloir; c'est-à-dire, parce qu'il n'y a que Dieu qui,
choisissant un favori, lui donne, en vertu de ce choix, le mérite qu'il faut
pour l'être. Il n'en est pas de même des rois de la terre. Qu'un roi honore de
sa faveur un courtisan, il ne lui donne pas pour cela ce qui lui serait
nécessaire pour en être digne : il peut bien le faire plus riche, plus grand,
plus puissant ; il peut le combler de plus d'honneurs ; mais il ne peut le
rendre plus parfait ; et quoi qu'il fasse pour l'élever, par cet accroissement
d'élévation et de fortune, il ne lui ôte pas un seul défaut ni ne lui
communique pas un seul degré de vertu. Il n'y a donc, encore une fois, que la
faveur de Dieu qui porte avec soi le mérite. Comme Dieu, il a seul le pouvoir
de perfectionner les hommes par son amour; et quand il les admet au nombre de
ses favoris (c'est la belle réflexion de saint Jérôme), il ne les y appelle pas
parce qu'ils en sont dignes ; mais il fait, en les y appelant, qu'ils en soient
dignes : Non idoneos vocat, sed vocando facit idoneos. Cette raison
seule devrait suffire pour justifier le choix que le Sauveur du monde fit de
saint Jean. Ce Dieu-Homme le voulut ainsi ; c'est assez, puisque, en le
voulant, il rendit son disciple tel qu'il devait être pour devenir le favori
d'un Dieu. Mais sans prendre la chose de si haut, et sans remonter à la source
de la prédestination éternelle, je prétends que le Fils de Dieu eut des raisons
particulières qui l'engagèrent à aimer saint Jean d'un amour spécial ; et que
la prédilection qu'il lui marqua fut, de la part même de ce glorieux disciple,
très-solidement fondée. Sur quoi fondée ? sur le mérite de cet apôtre, lequel,
entre tous les apôtres, a eu des qualités personnelles qui l'ont distingué, et
qui lui ont acquis la faveur de son maître. L'Evangile et les Pères nous en
proposent surtout deux, et les voici : car il a été vierge, dit saint Jérôme,
et de plus il a été fidèle à Jésus-Christ dans la tentation ; il a été vierge,
et c'est pour cela qu'il eut l'honneur de reposer sur le sein de cet Homme-Dieu
dans la dernière cène : Qui et recubuit super pectus ejus (1) ; il a été
fidèle à Jésus-Christ dans la tentation, lui seul l'ayant suivi jusqu'au
Calvaire ; et voilà par où il mérita d'entendre cette consolante parole qui lui
donna spécialement Marie pour mère, et qui le donna spécialement lui-même à
Marie pour fils : Ecce mater tua, ecce filius tuus (2). Or, ces deux
avantages qu'eut saint Jean, de reposer sur 1 Joan., XXI, 20. — 2 Ibid., XIX, 27. le sein d'un Dieu, et d'être substitué au Fils de Dieu, pour devenir après lui le Fils de Marie, sont les deux plus illustres et plus authentiques preuves d'une faveur toute singulière, et vous voyez qu'ils ont été l'un et l'autre les récompenses de sa vertu ; celui-là de sa virginité, celui-ci de son attachement à son devoir et de sa fidélité. Il est donc vrai que le choix de Jésus-Christ fut un choix d'estime, et fondé sur le mérite de la personne. Ecoutez-moi, s'il vous plait, tandis que je vais développer ces deux pensées. Ne nous étonnons pas , Chrétiens, que saint Jean ayant été, de tous les disciples du Sauveur, le seul vierge par état, comme nous l'apprenons de la tradition, il ait eu sur eux la préférence et la qualité de disciple bien-aimé. Dans l'ordre des dons divins, l'un semblait devoir être la suite de l'autre : car de même que saint Bernard, parlant de l'auguste mystère de l'incarnation, ne craignait point d'en tirer ces deux conséquences, ou d'avancer ces deux propositions, savoir, que si un Dieu incarné et fait homme a dû naître d'une mère, il était de sa dignité que cette mère fût vierge ; et que si une vierge, demeurant vierge, a dû concevoir un fils, il était comme naturel que ce fils fût Dieu : Neque enim aut partus alius virginem, aut Deum decuit partus alter ; aussi puis-je dire aujourd'hui que si un Dieu descendu du ciel devait avoir un favori sur la terre, il était convenable que ce favori fût vierge; et que si le titre de vierge devait être nécessaire pour posséder la faveur d'un maître, ce maître ne pouvait être qu'un Dieu. En effet, qui méritait mieux d'avoir part à la faveur de Jésus-Christ, que celui de tous qui, par le caractère de distinction qu'il portait, je veux dire par sa virginité, s'était rendu plus semblable à Jésus-Christ? qui devait plutôt reposer sur ce sein vénérable où habitait corporellement la plénitude de la divinité, que cet apôtre dont la sainteté était, en quelque sorte , au-dessus de l'homme, par la profession qu'il faisait d'une inviolable pureté? qui se trouvait plus digne d'être le dépositaire et le confident des secrets du Verbe de Dieu, que ce disciple, lequel, ayant épuré son cœur de tous les désirs charnels, était, selon l'Evangile, par une béatitude anticipée, déjà capable de voir Dieu, et par conséquent ce qu'il y avait de plus intime et de plus caché dans Dieu ? Quiconque, dit le Saint-Esprit, aime la pureté du cœur, aura le roi pour ami : Qui diligit cordis munditiam, habebit amicum meum (1). Voilà, Chrétiens auditeurs, l'accomplissement 1 Prov., XXII, 11. 359 plissement de cet oracle. Les autres apôtres , engagés dans
le mariage, en avaient comme rompu les liens, pour s'attacher au Fils de Dieu;
et c'est pour cela même que le Fils de Dieu, le Roi des rois, ne dédaigna point
de s'attacher à eux par le lien d'une étroite amitié : Jam non dicam vos
servos, vos autem dixi amicos (1). Mais saint Jean n'avait point de liens à
rompre; et parce qu'il était vierge, il est parvenu à un degré bien plus haut;
car il est entré non-seulement dans l'amitié, mais dans la familiarité, dans la
privauté , dans la confidence de ce Roi de gloire : Discipulus quem diligebat
Jesus (2). Ceux-là ont été les amis, parce qu'ils ont aimé la pureté ; mais
celui-ci a été le favori, parce qu'il a aimé la plus parfaite pureté, qui est
la pureté virginale : Qui amat cordis munditiam , habebit amicum regem.
Voyez-vous, mes Frères, nous fait remarquer là-dessus saint Grégoire de Nysse,
jusqu'à quel point notre divin Rédempteur a aimé cette vertu?Entre toutes les
femmes, il en a choisi une pour mère ; et entre tous les disciples qui le
suivaient, il en a choisi un pour son favori ; mais il a voulu que cette mère
et ce favori eussent le don et le mérite de la virginité. Marie devait être
vierge, pour porter dans ses chastes lianes le corps de Jésus-Christ ; et saint
Jean le devait être pour devenir un homme selon le cœur de Jésus-Christ : Diligebat
eum Jesus, quoniam specialis prœrogativa castitatis ampliori dilectione fecerat
dignum. Vous me demandez pourquoi ce
Sauveur adorable, étant sur la croix, voulut encore, par une autre grâce,
donner à saint Jean le gage le plus précieux de son amour, en lui résignant, si
je puis ainsi m'exprimer, sa propre mère : et ne vous ai-je pas dit d'abord que
ce fut pour reconnaître la fidélité et la constance héroïque de ce généreux
apôtre qui le suivit dans sa passion et jusqu'à sa mort, lorsque tous les
autres l'avaient lâchement et honteusement abandonné? Représentez-vous,
Chrétiens, ce qui se passait au Calvaire : le Sauveur du monde était à sa
dernière heure, et sur le point d'expirer; il avait un trésor dont il voulait
disposer en mourant, c'était Marie, la plus parfaite de toutes les créatures. A
qui la donnera-t-il, ou plutôt y eut-il lieu de délibérer? Un dépôt si cher ne
devait être confié qu'au plus fidèle : or le plus fidèle, ne fut-ce pas celui
qui lit paraître un attachement plus solide à son devoir? De tous les disciples
de Jésus-Christ, Jeun est le seul qui dans l'adversité n'a point 1 Joan., XV, 15. — 2 Ibid., XIII, 23. manqué à son Maître ; tout le reste l’a trahi, ou renoncé,
ou déshonoré par une fuite scandaleuse. Il n'y a que Jean, qui, sans crainte et
sans nulle considération humaine, l'ait accompagné jusqu'au pied delà croix; il
n'y a que lui qui y demeure avec une fermeté inébranlable. Jésus-Christ,
regardant de toutes parts, n'aperçoit que lui. C'est donc à lui que ce Sauveur
se trouve comme obligé de laisser Marie; et puisqu'il veut partager avec un de
ses disciples la possession de ce trésor, c'est à Jean, préférablement à tout
autre, qu'il doit faire cet honneur. Mais admirez, mes chers auditeurs, la
manière dont il le fait. Tout attaché qu'il est à la croix, tout réduit qu'il
est dans une mortelle agonie, il jette les yeux sur son disciple : Cum
vidisset discipulum stantem (1). Dans un temps où il est appliqué au grand
sacrifice de notre rédemption, interrompant} si je l'ose dire, pour quelques
moments l'affaire du salut du monde, ou plutôt selon l'expression de saint Ambroise,
différant de quelques moments à la consommer, Paulis per publicam different
salutem, il pense à saint Jean, il lui recommande sa mère, il le substitue
à sa place, il en fait un autre lui-même. Comme s'il lui eût dit : Cher et
fidèle disciple , recevez cette dernière marque de ma tendresse , comme je
reçois ici la dernière preuve de votre zèle. Mes ennemis m'ont tout ôté, et je
meurs pauvre, après avoir voulu naître et vivre pauvre : mais il me reste une
mère dont le prix est inestimable, et qui renferme dans sa personne des trésors
infinis de grâces. Je vous la donne, et je veux qu'elle soit à vous ; mais en
sorte que vous soyez pareillement à elle. La voilà : Ecce mater tua (2);
soyez son fils comme je l'ai été moi-même, et elle sera votre mère comme elle a
été la mienne. Qui parle ainsi, Chrétiens? c'est un Dieu; et à qui parle-t-il?
à saint Jean. Ne fallait-il pas, dit le savant abbé Rupert, que Jean fût un
homme bien parfait, puisqu'on ne le jugeait pas indigne de remplir la place de
Jésus-Christ? Marie, ajoute ce Père, perdait un fils (voici une pensée qui vous
surprendra, mais qui n'a rien néanmoins d'outré , puisque c'est le fond même du
mystère que je vous prêche), Marie perdait un fils, et elle en acquérait un
autre: elle perdait un fils qui l'était par nature , et elle en acquérait un
qui le devenait par adoption ; or l'adoption est une espèce de ressource pour
consoler les pères et les mères de la perte de leurs enfants. Marie allait
perdre Jésus-Christ, et par l'ordre de 1 Joan., XIX, 26. — 2 Ibid. 360 Jésus-Christ même elle adoptait saint Jean. Il fallait donc
qu'elle trouvât dans saint Jean, non pas de quoi se dédommager, ni de quoi
réparer la perte qu'elle faisait de Jésus-Christ, mais au moins de quoi
l'adoucir, et se la rendit! plus supportable ; il fallait qu'entre saint Jean
et Jésus-Christ il y eût des rapports de conformité, tellement que Marie, voyant
saint Jean, eût toujours devant les yeux comme une image vivante du fils
qu'elle avait perdu et uniquement aimé, afin que la parole du Sauveur se
vérifiât : Ecce Filius tuus (1). Peut-on rien concevoir de plus glorieux
à ce saint apôtre? Non, répond saint Augustin ; mais aussi fut-il jamais une
plus grande fidélité que la sienne, et jamais vit-on un attachement plus
inviolable et plus constant ? Voilà, mes Frères, par où saint
Jean mérita la faveur de son maître, et voilà par où nous la mériterons nous-mêmes.
Voulez-vous que Dieu vous aime , et voulez-vous être du nombre de ses élus;
travaillez à purifier votre cœur : Qui diligit cordis munditiam, habebit
amicum regem (2). Sans cela, mon cher auditeur, qui que vous soyez, vous
êtes indigne et même incapable d'être aimé de votre Dieu : or, du moment que
vous êtes exclu de son amour, dès là vous êtes anathème et un sujet de
malédiction. Il est vrai que Dieu, comme souverain arbitre de la prédestination
des hommes, n'a acception de personne : qu'il n'a égard ni aux qualités, ni aux
conditions de ceux qu'il choisit : l'Ecriture nous l'apprend, et c'est un
article de notre foi : Non est personarum acceptor Deus (3). Mais il
n'est pas moins de la foi que le même Dieu, qui ne considère ni les conditions
, ni les qualités des hommes prises dans l'ordre naturel, sans déroger à cette
règle, ne laisse pas, dans l'ordre de la grâce, d'avoir des égards particuliers
pour les âmes pures, jusqu'à les élever aux premiers rangs de ses prédestinés ,
jusqu'à les combler de ses dons les plus exquis, jusqu'à les honorer de ses
plus intimes communications. C'est pour cela qu'il les traite d'épouses dans le
Cantique ; c'est pour cela que, dans l'Apocalypse, les vierges seules nous sont
représentées comme les compagnes de l'Agneau ; c'est pour cela qu'elles
environnent son trône, et que plus elles sont pures, plus elles ont d'accès
auprès de lui; c'est pour cela que rien de souillé n'entrera jamais dans le
ciel, qui est sa demeure et le palais de sa gloire. Ah ! mon cher auditeur, si
je vous disais qu'il dépend aujourd'hui de vous d'être en faveur 1 Joan., XIX,
26. — 2 Prov., XXII. Il. — 3 Ad., X, 34. auprès du plus grand roi du monde ; si je vous en marquais
le moyen, et si je vous le garantissais comme un moyen infaillible, que feriez
vous? y a-t-il sacrifice qui vous étonnât? y a-t-il engagement et passion qui
vous arrêtât? la condition que je vous proposerais pour cela vous
paraîtrait-elle onéreuse? y trouveriez-vous quelque difficulté? Or, ce que je
ne puis vous promettre de la faveur d'un roi de la terre, c'est ce que je vous
promets et ce qui est incontestablement vrai de la faveur d'un plus grand que
tous les rois de l'univers : car je dis que la faveur de Dieu vous est acquise,
pourvu que vous vous préserviez de la corruption de ce péché qui souille votre
âme en déshonorant votre corps ; s'il vous reste une étincelle de toi,
pouvez-vous être insensible à ce motif? Pour en venir au détail et vous mieux
instruire, je dis que vous n'avez qu'à rompre ces amitiés sensuelles qui vous
lient à la créature, ces funestes attaches qui vous portent à tant de
désordres, ces passions que le démon de la chair inspire, ces commerces qui les
entretiennent, ces libertés prétendues innocentes, mais évidemment criminelles
dans les principes de votre religion : dès que vous vous ferez violence
là-dessus, je vous réponds du coeur de Dieu. Je vais plus avant, et je dis aussi que, sans cette pureté, vous êtes du nombre de ces réprouvés que l'Ecriture traite d'infâmes , et contre lesquels notre apôtre a prononcé ce formidable arrêt : Foris canes et impudici (1) ; Hors de la maison de Dieu, voluptueux et impudiques! Je dis que dès le commencement du monde, Dieu s'en est lui-même déclaré par ces paroles de la Genèse : Non permanebit Spiritus meus in œternum in homine, quia caro est (2) ; non, mon Esprit ne demeurera jamais dans l'homme, tandis que l'homme sera esclave de la chair. Et en effet, mon Dieu, ne voyons-nous pas l'accomplissement de cet oracle? n'éprouvons-nous pas tous les jours, qu'autant que nous nous laissons dominer par la chair, autant votre Esprit se retire de nous; qu'après avoir succombé à une tentation impure, confus et piqués des remords secrets de notre conscience, nous n'osons plus nous présenter devant vous; que, semblables à l'infortuné Caïn, nous fuyons de devant votre face, nous nous éloignons de vos autels, nous nous regardons comme bannis de votre sanctuaire, et absolument indignes du sacrement de votre amour? au lieu que nous en approchons avec 1
Apoc, XXII, 15. — 2 Genes., VI, 3. 361 une humble et ferme confiance, quand nous croyons avoir ce
cœur pur que vous béatifiez dès cette vie : Beati mundo corde (1). Sainte
pureté qui nous ouvre le ciel! c'est le premier titre pour obtenir la faveur de
Dieu, et l'autre est la fidélité et une persévérance que rien n'ébranle. Car, selon la belle remarque d'un
Père de l'Eglise, il se trouve assez de chrétiens qui suivent Jésus-Christ
jusqu'à la cène, comme les autres apôtres; mais il y en a peu qui le suivent,
comme saint Jean, jusqu'au Calvaire ; c'est-à-dire, il s'en trouve assez qui
marquent de la ferveur et du zèle quand Dieu leur aplanit toutes les voies du
salut et de la sainteté chrétienne, mais peu qui ne se relâchent dès qu'ils n'y
sentent plus les mêmes consolations, et qu'il s'y présente des obstacles à
vaincre. Or, c'est néanmoins à cette constance que la faveur de Dieu est
attachée. Oui, Seigneur, une victoire que nous remporterons sur nous-mêmes, un
effort que nous ferons, un dégoût, un ennui que nous soutiendrons, sera devant vous
d'un plus grand prix, et contribuera plus à nous avancer, que de stériles
sentiments à certaines heures où vous répandez l'onction céleste, et que les
plus sublimes élévations de l'âme; car ce sera dans cette victoire, dans cet
effort, dans ce dégoût et cet ennui soutenus constamment, que nous vous
donnerons les preuves les plus solides d'un dévouement sincère et fidèle. Les
hommes du siècle, qui n'ont nul usage des choses de Dieu, ne comprennent pas ce
mystère; mais les justes, qui en ont l'expérience, et à qui Dieu se fait
sentir, le conçoivent bien. C'est ainsi que saint Jean est parvenu à la faveur
de Jésus-Christ : voyons de quelle manière il en a usé. Je prétends que, comme
le choix de ce favori a été juste et raisonnable de la part du Fils de Dieu, la
faveur du Fils de Dieu a été, de la part de ce bien-aimé disciple, également
modeste et bienfaisante : je vais vous le montrer dans la seconde partie. DEUXIÈME PARTIE.
Il n'est rien de plus rare dans le monde qu'un homme humble et élevé, puissant et bienfaisant, modeste par rapport à lui-même et charitable à l'égard des autres. Ce tempérament d'élévation et de modestie a je ne sais quoi qui tient de la nature des choses célestes et de la perfection même de Dieu; car Dieu, le plus parfait de tous les êtres, est aussi le 1 Matth., V, 8. plus simple et le plus égal : les cieux, dont la sphère est
supérieure à celle de la terre, sont, dans leurs mouvements rapides, les corps
les plus réglés et les plus justes ; et c'est l'excellente idée que saint Jérôme
nous donne d'une sage modération dans les prospérités humaines. Mais ce qu'il y
a de plus admirable, ajoute ce Père, c'est avec cette modération un naturel
heureux, ouvert, libéral et obligeant ; de sorte qu'on mette sa gloire à faire
du bien, qu'on ne renferme point en soi-même les grâces dont on est comblé,
qu'on se plaise à les répandre au dehors, et qu'on ne les reçoive que pour les
communiquer. Alors, Chrétiens, la faveur du particulier devient le bonheur
public, et le favori n'est plus que le dispensateur des bienfaits du souverain;
semblable à ces fleuves qui ne ramassent les eaux et ne se grossissent que pour
arroser les campagnes, ou comme ces astres qui ne luisent que pour rendre la
terre, par la bénignité de leurs influences , beaucoup plus féconde. Or, voilà
le second caractère de la faveur de saint Jean : elle a été modeste et
bienfaisante;.en pouvait-il faire un usage plus saint, et plus propre à nous
servir d'exemple? Je dis modeste par rapport à lui.
Voyez, dit saint Augustin, avec quelle humilité il parle de lui-même, ou
plutôt, voyez avec quelle humilité il n'en parle pas. Jamais (cette remarque
est singulière), jamais, dans toute la suite de son Evangile, s'est-il une fois
nommé? jamais a-t-il marqué qu'il s'agît de lui, ni fait connaître qu'il eût
part à ce qu'il écrivait? Pourquoi ce silence? Les Pères conviennent que ce fut
un silence de modestie, et qu'il n'a voulu de la sorte supprimer son nom que
parce qu'il n'avait rien que d'avantageux et de grand à écrire de sa personne.
C'est ce disciple, dit-il toujours, Hic est discipulus ille (1), ce
disciple qui rend témoignage des choses qu'il a vues; ce disciple dont nous
savons que le témoignage est vrai : ne croirait-on pas qu'il parle d'un autre
que de lui-même, et qu'en effet ce qu'il raconte ne le touche point? Il ne dit
pas : C'est moi qui eus l'honneur d'être aimé de Jésus, c'est moi qui fus son
confident, c'est moi qui entrai dans ses secrets les plus intimes ; il se
contente de dire : C'est ce disciple que Jésus aimait : Discipulus quem diligebat
Jesus (2); laissant aux interprètes à examiner si c'est lui qu'il entend,
et, par la manière dont il s'explique, leur donnant lieu d'en douter ; disant
et publiant la vérité, parce que 1 Joan., XXI, 24. — 2 Ibid. 362 son devoir l'y engage, mais, du reste, dans la vérité qu'il
publie, et qui lui est honorable, cherchant à n'être pas connu, et jusque dans
son propre éloge pratiquant la plus héroïque humilité. Si même, sans se nommer,
il eût dit : C'est ce disciple qui aimait Jésus, c'eût été une louange pour
lui, et la plus délicate de toutes les louanges, puisqu'il n'y a point de
mérite comparable à celui d'aimer Jésus-Christ. Mais ce n'est point ainsi qu'il
parle; il dit: C'est ce disciple que Jésus-Christ aimait, parce qu'à être
simplement aimé, il n'y a ni louange ni mérite, et que c'est une pure grâce de
celui qui aime: voilà comment L'humilité de saint Jean est ingénieuse, voilà
comment elle sait se retrancher contre les vaines complaisances que peuvent
taire naître dans un cœur les faveurs et les dons de Dieu : que si néanmoins ce
grand saint est quelquefois obligé de se déclarer et de parler ouvertement de
lui, comme nous le voyons surtout dans son Apocalypse ; ah ! mes chers
auditeurs, c'est en des termes bien capables de confondre notre orgueil, en des
termes que l'humilité même semble lui avoir dictés. Ecoutez-les, et dites-moi
ce que vous y trouverez qui se ressente, non pas de la fierté ou de la hauteur,
mais de la moindre présomption qu'il y aurait à craindre de la part d'un favori
: Ego Joannes, frater vester (1). Oui, dit-il en s'adressant à nous et à
tous les fidèles qu'il instruisait dans ce livre divin, c'est moi qui vous
écris, moi qui suis votre frère, moi qui me fais un honneur d'être votre
compagnon et votre associé dans le service de Jésus-Christ : Ego frater
vester. Un apôtre, Chrétiens, un prophète, un homme de miracles, le favori
d'un Dieu se glorifier d'être notre frère, et mettre cette qualité à la tête de
toutes les autres, est-ce là s'élever et se méconnaître? Faveur non-seulement modeste dans les sentiments que saint Jean eut de lui-même, mais utile et bienfaisante pour nous ; et c'est ici que je vous prie de vous appliquer, et de comprendre combien nous sommes redevables à ce glorieux apôtre : car n'est-il pas étonnant qu'un homme si grand devant Dieu ne soit entré dans la faveur de son Maître que pour nous en faire part, et qu'il n'ait été, si je puis user de cette figure, un vaisseau d'élection, que pour contenir les lumières et les grâces abondantes qui nous étaient réservées, et que Dieu par son ministère voulait nous communiquer? Or, c'est de quoi nous avons l'évidente démonstration, et la voici : car si Jésus-Christ confie ses secrets 1 Apoc, VI, 9. à saint Jean, saint Jean, sans crainte de les violer, et par
le mouvement de la charité qui la presse, nous les révèle ; si Jésus-Christ,
comme Fils de Dieu, lui découvre les plus hauts mystères de sa divinité, saint
Jean se regarde comme inspiré et suscité pour en instruire toute l'Eglise; si
Jésus-Christ, comme Fils de l'Homme, lui apparaît dans l'île de Pathmos, et se
manifeste à lui par de célestes visions, saint Jean, animé d'un zèle ardent,
prend soin de les rendre publiques, et veut, pour l'édification du peuple de
Dieu, qu'on sache ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu dansées prodigieuses
extases : au lieu que saint Paul, après avoir été ravi jusqu'au troisième ciel,
avoue seulement que Dieu lui avait appris des choses surprenantes, mais des
choses ineffables, et dont il n'était pas permis à un homme mortel de parler : Arcana
verba quœ non licet homini loqui (1) ; saint Jean, plein de cet esprit
d'amour dont il a reçu l'onction, tient un langage tout opposé : Quod
vidimus et audivimus, hoc annuntiamus vobis, ut et vos societatem habeatis
nobiscum (2). Je vous prêche, disait-il, mes chers enfants, ce que j'ai vu
et ce que j'ai ouï, afin que vous soyez unis avec moi dans la même société ;
car je ne veux rien avoir de caché pour vous, et tout mon désir est de vous
voir aussi éclairés et aussi intelligents que je suis moi-même dans les voies
de Dieu : sans cela mon zèle ne serait pas satisfait ; sans cela les hautes
lumières dont Dieu m'a rempli ne seraient pas pour moi des grâces entières el
parfaites ; c'est pour vous qu'elles m'ont été données, c'est pour vous que j'ai
prétendu les recevoir, et voilà pourquoi non-seulement je vous prêche, mais je
vous écris tout ceci afin que votre joie soit pleine et qu'il ne manque rien à
votre bonheur. Et hœc scribimus vobis ut gaudeatis, et gaudium vestrum sit
plenum (1). Aussi, est-ce à saint Jean que nous devons la connaissance des
personnes divines; c'est lui qui nous a découvert ce profond abîme de la
Trinité, où notre foi ne trouvait que des obscurités et des ténèbres ; c'est de
lui, selon la remarque de saint Hilaire, que l'Eglise a emprunté toutes les
armes dont elle s'est servie pour combattre les ennemis de cet auguste mystère.
Par où confondait-on les ariens? par l'Evangile de saint Jean : par où les
Sabelliens, les Macédoniens et tant d'autres hérétiques étaient-ils convaincus
d'erreurs dans les anciens conciles? par l'Evangile de saint Jean : c'est saint
Jean qui nous a donné, en trois 1 2 Cor., XIII, 4. — 2 1 Joan., I, 3. — 3 Ibid., 4. 363 courtes paroles tout le précis de la plus éminente théologie
et de la plus sublime religion, quand il nous a dit que le Verbe s'est fait
chair : Verbum caro factum est (1). Marie (belle pensée de saint
Augustin, ne la perdez pas), Marie nous a rendu ce Verbe sensible, et saint
Jean nous l'a rendu intelligible : Marie l'a exposé à nos yeux, lorsqu'elle l'a
enfanté dans l'étable de Bethléem ; et saint Jean l’a développé à nos esprits,
lorsqu'il nous a expliqué ce que le Verbe était en Dieu avant la création du
monde, ce que Dieu faisait par lui au commencement du monde, et ce qu'il a commencé
à être hors de Dieu, quand Dieu a voulu réparer et sauver le monde. Les autres
évangélistes se sont contentés de nous annoncer la génération temporelle de ce
Verbe incarné; mais saint Jean nous a conduits jusqu'à la source de la
génération éternelle du Verbe incréé. D'où vient que le Saint-Esprit nous a
représenté ceux-là sous des symboles d'animaux terrestres, et saint Jean sous
la figure d'un aigle ; mais d'un aigle, dit l'abbé Rupert, lequel, après avoir
contemplé fixement le soleil, se plaît à former ses aiglons, à les élever de la
terre, à leur faire prendre l'essor, et à les rendre capables de soutenir
eux-mêmes les rayons de ce grand astre. Or, en nous faisant connaître le Verbe,
saint Jean nous a révélé tous les trésors de la sagesse et de la science de
Dieu , puisque la plénitude de ces trésors est dans le Verbe, comme dit saint
Paul, ou plutôt n'est rien autre chose que le Verbe de Dieu même ; et voilà
l'essentielle obligation que nous avons, en qualité de chrétiens, à ce disciple
bien-aimé et favori. Mais admirez avec quel ordre ces secrets de la divinité nous ont été communiqués ; c'étaient des secrets inconnus aux hommes , parce qu'ils étaient cachés dans le sein du Père. Qu'a fait Jésus-Christ? lui qui repose, comme Fils unique, dans le sein du Père? il les en a tirés : Unigenitus qui est in sinu Patris, ipse enarravit (2). Mais ce n'était pas assez ; car ces secrets ayant passé du sein du Père dans le sein du Fils, il fallait quelqu'un qui les allât chercher dans le sein du Fils, et c'est ce qu'a fait saint Jean, lorsqu'il a reposé sur le sein de Jésus-Christ : et parce que saint Jean était lui-même comme un sanctuaire fermé, lui-même, par un saint zèle de notre perfection, nous a ouvert ce sanctuaire en nous révélant ce qu'on lui avait révélé, et en nous confiant ce qu'on lui avait confié. Ainsi conclut Hugues 1 Joan., I, 14.— 2 Ibid., 18. de Saint-Victor, saint Jean reposant sur le sein du Fils de
Dieu, et le Fils de Dieu dans le sein de son Père : Unigenitus in sinu
Patris, Joannes in sinu Unigeniti ;
le Père n'ayant point de secret pour son Fils unique, son Fils n'en ayant point
voulu avoir pour son disciple bien-aimé, et le disciple bien-aimé s'étant fait
une loi et un mérite de n'en point avoir pour nous ; ces secrets, d'où dépendait
notre bonheur et notre salut, sont venus , par une transfusion divine, du Père
au Fils, du Fils au disciple, du disciple à nous; en sorte que nous avons connu
Dieu, et tout ce qui est en Dieu. Excellente idée, mes chers auditeurs, de la manière dont nous devons user des faveurs et des grâces du ciel. Etre humbles en les recevant, et en faire le sujet de notre charité après les avoir reçues. Prenez garde : être humbles en recevant les faveurs de Dieu ; car si nous nous en prévalons, si nous nous en savons gré, si, par de vains retours sur nous, elles nous inspirent une secrète estime de nous-mêmes, dès là nous les corrompons, dès là nous en perdons le fruit, dès là nous nous les rendons non-seulement inutiles, mais pernicieuses. Qu'avez-vous, disait l'Apôtre des Gentils, que vous n'ayez pas reçu? et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous, comme si vous le teniez de vous-mêmes? Quid habes quodnon accepisti? si autem accepisit, quid gloriaris quasi non acceperis (1) ? Or, supposez ce principe incontestable, quelque avantage que nous ayons reçu de Dieu, il doit être aisé de conserver l'humilité de cœur : car outre que ces faveurs de Dieu, par la raison que ce sont des faveurs, ne nous sont pas dues, et qu'elles ne viennent pas de notre fonds ; outre que de nous-mêmes nous ne pouvons jamais les mériter, et, par conséquent, que nous ne pouvons sans crime nous les attribuer ; outre que nous en sommes, comme pécheurs, primitivement indignes, la seule pensée que nous en rendrons compte un jour à Dieu suffit pour réprimer tous les sentiments d'orgueil qu'elles pourraient exciter en nous. Et en effet, si nous faisions souvent cette réflexion , que ces grâces , soit intérieures , soit extérieures, soit naturelles, soit surnaturelles, dont Dieu nous favorise, en nous les donnant ou plus abondamment qu'aux autres, ou même à l'exclusion des autres ; que ces grâces, dis-je, sont ces talents évangéliques qui doivent servir à notre prédestination éternelle ou 1 1 Cor., IV, 1. 364 à notre réprobation ; que plus nous en aurons reçu, plus
Dieu nous jugera rigoureusement; que ce sera peu de n'en avoir pas fait un
mauvais usage , mais qu'on nous en demandera l'intérêt ; et qu'un des chefs les
plus terribles de l'examen que nous aurons à subir, sera notre négligence à les
faire profiter ; si nous méditions bien ces vérités solides et importantes, il
serait difficile que la vanité trouvât jamais entrée dans nos esprits. Le
croirez-vous, Chrétiens? mais il ne dépend point de vous de le croire ou de ne
le pas croire, puisque c'est un fait certain et avéré : rien n'a rendu les
saints plus humbles, que les faveurs et les grâces dont Dieu les a honorés.
C'est ce qui les a fait trembler, c'est ce qui leur a causé cette douleur vive
et cette confusion salutaire de leurs relâchements et de leurs tiédeurs. La vue
de leurs péchés les alarmait ; mais la vue des grâces qu'ils recevaient
continuellement, et dont ils craignaient d'abuser, ne les étonnait pas moins.
Or, il serait bien étrange que ce qui a été le fondement de leur humilité fût
la matière de notre présomption, et que nous vinssions à nous enorgueillir de
ce qui les a saisis de frayeur et confondus. Fussions-nous, comme saint Jean,
les favoris de Jésus-Christ, il faut être humble : autrement, de favori de
Jésus-Christ, on devient un réprouvé. J'ajoute qu'il faut être
bienfaisant et charitable, en communiquant aux autres les faveurs qu'on a
reçues de Dieu. Voulez-vous, Chrétiens, vous appliquer utilement cette maxime?
en voici le moyen facile, et maintenant plus nécessaire que jamais. Il y en a
dans cet auditoire que Dieu a libéralement pourvus des biens de la terre, et en
cela il les a favorisés; car les biens même temporels par rapport à leur fin,
qui est le salut, sont des faveurs et des grâces. Mais, du reste , qu'a prétendu
Dieu en vous donnant ces biens temporels? n'a-t-il point eu d'autre dessein que
de vous distinguer, que de vous mettre à votre aise, que de vous faire vivre
dans l'abondance, pendant que les autres souffrent? Ah ! mes chers
auditeurs, rien n'est plus éloigné de ses intentions; et ce serait faire
outrage à sa providence, de penser qu'il eût borné là toutes ses vues. En vous
donnant les biens temporels, il prétend que vous en soyez les distributeurs ,
et qu'au lieu de les resserrer par une avarice criminelle, vous les répandiez
avec largesse sur les pauvres et les misérables. Tel est l’ordre qu'il a établi ; et cette largesse, surtout dans un temps de nécessité publique comme celui-ci, n'est point un conseil ni une œuvre de surérogation, mais un précepte rigoureux et une loi indispensable : car tandis que les pauvres gémissent, se persuader qu'on puisse faire ou des épargnes, ou des dépenses dans une autre vue que de pourvoir à leurs besoins : ne pas augmenter l'aumône à proportion que la misère croît ; ne pas vouloir se priver de quelque chose pour contribuer au soulagement des membres de Jésus-Christ; ne pas rabattre quelque chose de son luxe pour les faire subsister, être aussi magnifique dans ses habits, aussi prodigue dans le jeu, aussi adonné à la bonne chère et aux vains divertissements du monde, c'est ce qui ne peut s'accorder avec les principes de notre religion ; et il n'y aurait plus d'Evangile, si l'on pouvait ainsi se sauver. Souffrez cette remontrance que je vous fais: ce n'est pas seulement par le zèle que je dois avoir pour les pauvres, mais par celui que Dieu m'inspire pour vous-mêmes ; ce n'est pas seulement pour l'intérêt de la charité, mais pour celui de la justice. Voilà ce que saint Jean lui-même vous demande aujourd'hui, pour reconnaître ce que vous lui devez. Il veut que vous soyez ses imitateurs ; que comme il vous a fait part des trésors du ciel, vous fassiez part à vos frères des biens du siècle. Car il adroit de vous dire ici ce que disait saint Paul aux premiers chrétiens : Si nos vobis spiritualia seminavimus , magnum est si nos carnalia vestra metamus (1) ? Quel tort vous faisons-nous, lorsque, après avoir semé dans vos âmes les biens spirituels, nous prétendons recueillir le fruit de vos biens temporels ? Si c'était pour nous-mêmes , vous pourriez vous en plaindre avec raison ; mais que pouvez-vous donc alléguer, quand c'est pour d'autres, quand c'est pour les pauvres, quand c'est pour vos frères mêmes que nous vous sollicitons? Magnum est si nos carnalia vestra metamus ? Achevons, Chrétiens, et apprenez enfin comment la faveur où fut saint Jean auprès de Jésus-Christ n'a point été, pour ceux qui n'eurent pas le même avantage , une faveur odieuse : c'est la troisième partie. TROISIÈME PARTIE.
Ce qui rend la faveur odieuse,
c'est de voir un sujet, sous ombre et par la raison seule qu'il est favori,
dispensé des lois les plus inviolables, exempt de tout ce qu'il y a d'onéreux;
vivant sans peine, tandis que les autres gémissent; et tellement traité, qu'on
peut dire de lui ce que 1 1 Cor., IX, 11. 365 disait le Prophète royal, parlant de ceux que l'iniquité du siècle a élevés aux plus hauts rangs de la fortune humaine : il semble qu'ils ne soient plus de la masse des hommes, parce qu'ils ne ressentent plus les misères communes des hommes : In labore hominum non sunt, et cum hominibus non flagellabuntur (1). Voilà ce qui excite non-seulement la jalousie, mais l'indignation et la haine : car si le favori avait part aux obligations pénibles et rigoureuses des autres sujets; s'il portait comme eux le fardeau; si, malgré son élévation, on ne l'épargnait en rien ; dès là, quelque chéri qu'il fût d'ailleurs, sa faveur ne serait plus un objet d'envie, et nul n'aurait droit de la regarder d'un œil chagrin et d'en murmurer. Or tel est, Chrétiens, le troisième et dernier caractère de la faveur de saint Jean. Il a été le disciple bien-aimé, j'en conviens; mais cet avantage et ce titre de bien-aimé ne l'a point déchargé de ce qu'il y a de plus pesant et de plus sévère dans la loi de Jésus-Christ. Au contraire, plus il a eu de distinction entre les autres disciples, plus il a éprouvé les rigueurs de cette loi : selon qu'il a été favorisé et considéré de son Maître, il a été destiné à de plus grands travaux : de sorte que cette prérogative dont le Fils de Dieu l'honora, bien loin d'être un privilège pour lui , ne fut qu'un engagement particulier aux croix et aux souffrances. Et c'est, mes chers auditeurs, ce que Jésus-Christ voulut faire entendre, lorsque la mère de ce saint disciple s'approchant du Sauveur des hommes et l'adorant, elle le pria d'accorder à ses deux fils les deux premières places de son royaume, et d'ordonner qu'ils fussent assis l'un à sa droite et l'autre à sa gauche : ceci est bien remarquable. Que fit Jésus-Christ? Au lieu de contenter la mère, il se mit à instruire les enfants, et à les détromper de leur erreur. Allez, leur dit-il, vous ne savez ce que vous demandez : Nescitis quid petatis (2). Vous pensez que ma faveur est semblable à celle des hommes, qui ne se termine qu'à de vaines prospérités, et qu'on ne recherche que pour être plus heureux en ce monde : or, rien n'est plus opposé à mes maximes. Mais pouvez-vous, leur ajouta le même Sauveur, pouvez-vous boire le calice que je boirai, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé ? Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum (3)? Ce calice plein d'amertume qui m'est préparé, ce calice de ma passion, pouvez-vous le partager avec moi ? car j'aime mes élus, mais d'un amour solide et fort; et pour 1 Psal.,
LXXII, 5. — 2 Matth., XX, 22. — 5 Ibid. les aimer, je n'en suis pas moins disposé à les exercer..
Mon calice donc et mon baptême, c'est-à-dire mes souffrances et ma croix, voilà
d'où ma faveur dépend : voyez si vous pouvez accepter et accomplir cette
condition : Potestis? Et comme ils répondirent qu'ils le pouvaient : Possumus
(1) ; quoique Jésus-Christ n'eût rien, ce semble, à exiger de plus, et qu'en
apparence il dût être content de leur résolution, il ne voulut pas néanmoins
s'expliquer sur le point de leur demande, ni leur en assurer l'effet. C'est la
réflexion de saint Grégoire, pape. Il ne leur dit pas pour cela : Je vous
reçois donc au nombre de mes favoris, vous serez donc placés dans mon royaume,
vous y tiendrez donc les premiers rangs : non, il ne leur dit rien de semblable;
pourquoi? parce qu'un tel discours eût suscité contre eux tout le reste des
disciples, encore faibles et imparfaits, et par conséquent ambitieux et jaloux.
Il leur dit seulement qu'ils auront part à son calice, et qu'ils le boiront;
qu'ils seront persécutés comme lui, calomniés comme lui, sacrifiés et livrés à
la mort comme lui : Calicem quidem meum bibetis (2). Parole bien capable
de réprimer le murmure des uns et la cupidité des autres. Je sais que les
apôtres ne laissèrent pas de s'élever contre saint Jean et contre son frère : Et
audientes decem indignati sunt de duobas fratribus (3) ; mais vous savez
aussi la sainte et sage correction que leur fit le Sauveur, lorsque, leur
reprochant sur cela même leur grossièreté et leur ignorance dans les choses de
Dieu, il leur, remontra que c'était ainsi que raisonnaient les partisans du
monde ; qu'il n'en serait pas de même parmi eux, et que l'avantage qu'auraient
quelques-uns d'être en faveur auprès de lui ne serait point une grâce odieuse
comme la faveur des grands de la terre, parce que celui qui, parmi les siens,
voudrait être le premier, devait s'attendre à devenir le serviteur et l'esclave
de tous, à être le plus chargé de soins, le plus accablé de travaux, le plus
exposé à souffrir, et le plus prêt à mourir. Divine leçon qui calma bientôt les
disciples, et qui effaça pour jamais ces impressions et ces sentiments d'envie
qu'ils avaient conçus contre la personne de saint Jean. Et en effet, Chrétiens, saint Jean, qui fut le favori et le bien-aimé du Fils de Dieu, est, à le bien prendre, celui de tous les apôtres qui passa par de plus rudes épreuves. On demande s'il a été martyr; et moi je soutiens qu'au lieu d'un martyre que les autres ont souffert, il en 1
Matth., XX, 22. — 2 Ibid., 23. — 3 Ibid., 24. 366 a enduré trois : le premier au Calvaire, que j'appelle le
martyre de son cœur ; le second dans Rome, que nous pouvons regarder comme son
martyre véritable et réel ; et le troisième dans l'exil où il mourut. Que ne
souffrit-il pas, lorsqu'étant au pied de la croix, il vit expirer son maître,
couvert de malédictions et d'opprobres, lui qui brûlait de zèle pour cet
Homme-Dieu, lui qui en connaissait tout le mérite et toute la sainteté? Ah! dit
excellemment Origène, il n'était pas nécessaire, après cela, qu'il y eût pour
saint Jean une autre espèce de martyre; il ne fallait plus, pour éprouver sa
foi, ni épées, ni roues, ni feu ; cela était bon pour les autres apôtres, qui
n'avaient pas été présents au cruel spectacle du crucifiement de Jésus-Christ :
n'ayant pas senti comme saint Jean ce martyre intérieur, il leur en fallait un
extérieur, parce que d'une ou d'autre manière, ils devaient être, selon
l'expression de l'Ecriture, les témoins de Jésus-Christ mourant; mais saint
Jean, qui l'avait été au Calvaire, était dégagé de cette obligation, il y avait
satisfait par avance; et bien loin qu'il eût été dispensé du martyre, il était
devenu par là le premier martyr de l'Eglise : oui, Chrétiens, martyr de zèle et
de charité, de cette charité qui est l'esprit du martyre même, et qui en fait
tout le mérite; car, comme raisonne saint Cyprien, ce que notre Dieu veut de
nous, ce qu'il cherche en nous, ce n'est pas notre sang, mais notre foi : Non
quœrit in nobis sanguinem, sed fidem. Saint Jean, par l'excès de sa douleur,
en voyant Jésus-Christ crucifié, lui avait déjà rendu le témoignage de sa foi;
c'était assez : Jésus-Christ ne demandait plus le témoignage de son sang. Mais je me trompe : le martyre du
sang n'a pas manqué à saint Jean, non plus que celui du cœur; l'Eglise,
autorisée de la tradition, nous l'apprend bien, lorsqu'elle célèbre le jour
bienheureux où ce zélé disciple, combattant à Rome pour le nom de son Dieu,
souffrit devant la porte Latine : quel tourment, si nous en croyons Tertullien
et le récit qu'il nous en fait! un corps vivant plongé peu à peu dans l'huile
bouillante! cette seule idée ne vous saisit-elle pas d'horreur? J'avoue que
saint Jean, fortifié d'une grâce extraordinaire, eut la vertu de résister à ce
supplice, et que Dieu , par le miracle le plus authentique, l'y conserva :
mais, suivant le cardinal Pierre Damien, ce miracle fut un miracle de rigueur,
un miracle que Dieu opéra pour mettre saint Jean en état de souffrir et plus
longtemps, et plus vivement ; un miracle, pour lui faire boire à plus longs
traits le calice qui lui avait été présenté, et qu'il avait accepté; un miracle
plus affreux que la mort même; car voilà, Chrétiens, si je puis ainsi
m'exprimer, les miracles de la faveur de Jésus-Christ, miracles que saint
Pierre ne comprenait pas, quand Jésus-Christ lui disait, parlant de Jean : Que
vous importe , si je veux que celui-ci demeure jusqu'à ce que je vienne ? Si eum volo manere donec veniam, quid ad
te (1) ? La
conséquence qu'en tira saint Pierre fut que Jean , par un privilège particulier,
ne mourrait point; mais, ajoute saint Jean lui-même, ce n'était pas ce qu'avait
dit le Sauveur ; il avait seulement marqué que Jean ne mourrait pas, comme les
autres, d'un court et simple martyre, mais qu'il leur devait survivre pour
accomplir un troisième genre de martyre à quoi Dieu l'avait réservé. Quel
est-il, ce dernier martyre? C'est, Chrétiens, le rigoureux exil où notre apôtre
eut tant de persécutions à essuyer, tant de calamités et de misères : se
trouvant relégué dans une île déserte, séparé de son Eglise , arraché d'entre
les bras de ses disciples, sans consolation de la part des hommes, sans
soutien, et destitué enfin de tout secours dans une extrême vieillesse, et
jusqu'au moment de sa mort. Voilà comment saint Jean fut traité, et voilà quel fut son partage; c'est donc une erreur d'en prétendre un autre, et l'illusion la plus grossière est de nous promettre que plus nous aurons part aux bonnes grâces de notre Dieu, plus nous serons exempts de souffrir. Dire : Je suis aimé de Dieu, donc j'ai droit de lui demander une vie heureuse et tranquille ; ou dire, au contraire : Ma vie est pleine de souffrances, donc je ne suis pas aimé de Dieu : raisonnement d'infidèle et de païen. Cela pourrait convenir au judaïsme, où l'on mesurait les faveurs de Dieu par les bénédictions temporelles; mais dans le christianisme, les choses ont changé de face, et Dieu s'en est hautement déclaré. Depuis l'établissement de la loi de grâce , plus de privilèges pour les élus du Seigneur, à l'égard des biens de ce monde; plus d'exemptions pour eux , ni de dispenses à l'égard des croix de cette vie : pourquoi cela? Ah ! mes Frères, répond saint Augustin, y a-t-il rien de plus juste? le bien-aimé du Père ayant souffert, était-il de l'ordre que les bien-aimés du Fils ne souffrissent pas? Jésus-Christ, le prédestiné par excellence, ayant été un homme 1 Joan., XXI, 22. 367 de douleurs, était-il raisonnable qu'il y eût après lui des
prédestinés d'un caractère différent? Il est donc pour vous et pour moi d'une
absolue nécessité que nous buvions le calice du Fils de Dieu ; mais le secret
est que nous le buvions comme ses favoris, et c'est ce que nous n'entendons pas
; c'est ce que n'entendait pas saint Jean lui-même . quand Jésus-Christ lui
demandait : Potestis bibere calicem? Mais qu'il le conçut bien dans la
suite, en souffrant les trois genres de martyre dont je viens de vous parier !
Tous les jours, Chrétiens, nous buvons malgré nous, et sans y penser, le calice
du Sauveur : tant de disgrâces qui nous arrivent, tant d'injustices qu'on nous
l'ait, tant de persécutions qu'on nous suscite, tant de chagrins que nous avons
à dévorer, tant d'humiliations, de contradictions, de traverses, tant
d'infirmités , de maladies, mille autres peines que nous ne pouvons éviter,
c'est pour nous la portion de ce calice que Dieu nous a préparée. Nous avalons
tout cela (permettez-moi d'user de cette expression), et de quelque manière que
ce soit, nous le digérons ; mais parce que nous ne le considérons pas comme une
partie du calice de notre Dieu , de là vient que ce calice n'est point pour
nous un calice de salut, et c'est en quoi notre condition est déplorable, de ce
que buvant tous les jours ce calice si amer, nous n'avons pas appris à le boire
comme il faut; c'est-à-dire à le boire, non-seulement sans impatience et sans
murmure, non-seulement avec un esprit de soumission et de résignation , mais
avec joie et avec action de grâces; de ce que nous ne savons pas encore faire
volontairement et utilement ce que nous faisons à toute heure par nécessité et
sans fruit. S'il dépendait de nous, ou d'accepter ou de refuser ce calice, et
que la chose fût à notre choix , peut-être faudrait-il des raisons, et même des
raisons fortes, pour nous résoudre à le prendre : mais la loi est portée, elle
est générale, elle est indispensable; en sorte que si nous ne buvons ce calice
d'une façon , nous le boirons de l'autre ; si nous ne le buvons en favoris,
nous le boirons en esclaves ; si, comme parle l'Ecriture, nous n'en buvons le
vin, qui est pour les justes et les prédestinés, nous en boirons la lie, qui
est pour les pécheurs et les réprouvés. Ne sommes-nous donc pas bien à plaindre
de perdre tout l'avantage que nous pouvons retirer d'un calice si précieux, et
d'en goûter tout le fiel et toute l'amertume, sans en éprouver la douceur ? Voilà , Chrétiens , la grande
leçon dont nous avons si souvent besoin dans le monde; voilà , dans les
souffrances de la vie , quelle doit être notre plus solide consolation, de
penser que ce sont des faveurs de Dieu , qu'elles ont de quoi nous rendre
agréables à Dieu, et les élus de Dieu ; que la prédestination et le salut y
sont attachés, et qu'on ne peut autrement parvenir à l'héritage des enfants de
Dieu. Gravez profondément ces maximes dans vos esprits et dans vos cœurs ;
elles vous formeront, non point précisément à souffrir, (car où est l'homme sur
la terre qui ne souffre pas ?) mais à souffrir chrétiennement et saintement. Le
pouvez-vous? c'est la question que vous fait ici le Sauveur du monde, après
l'avoir faite à saint Jean ; le pouvez-vous?et le voulez-vous ? Potestis
? Ah ! Seigneur, nous vous répondrons, avec toute la confiance que votre grâce
nous inspire : Oui, nous le pouvons, et nous nous y engageons : Possumus.
Nous ne le pouvons de nous-mêmes, mais nous le pouvons avec vous et par vous ;
nous le pouvons, parce que vous l'avez pu avant nous, et qu'en le faisant, vous
nous en avez communiqué le pouvoir. Daignez encore nous en donner le courage,
afin que nous en recevions un jour la récompense éternelle, où nous conduise,
etc. |