COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES I

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EXHORTATIONS POUR DES COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES.

 

EXHORTATION SUR L'OBSERVATION DES RÈGLES.

ANALYSE.

 

Sujet. Paix et miséricorde à tous ceux qui observeront cette règle !

 

Rien de plus important que de maintenir la règle dans une communauté religieuse.

 

Division. Dans la profession religieuse nous ne pouvons, sans l'observation de nos règles, conserver la paix, ni avec Dieu : première partie ; ni avec nous-mêmes : deuxième partie; ni avec le prochain : troisième partie.

Première partie. Dans la profession religieuse nous ne pouvons, sans l'observation de nos règles, conserver la paix avec Dieu. Qu'est-ce que la règle qui nous est prescrite dans la religion? C'est une volonté spéciale de Dieu par rapport à nous et pour nous. Quand donc je m'attache à observer cette règle, je m'unis de volonté avec Dieu, et dès-là je suis en paix avec lui. Mais, par un effet tout contraire, quand je désobéis à ma règle, je me sépare en quelque sorte de Dieu; par conséquent je romps la paix entre lui et moi.

Si je ne la romps pas absolument, cette paix, parce que la transgression de ma règle ne va pas jusqu'au péché mortel, du moins je la trouble, et j'arrête ainsi le cours des communications et des grâces de Dieu.

Mais, dira-t-on, la transgression de la règle n'est pas même une offense de Dieu vénielle : à quoi je réponds que l'infraction de la règle peut n'être pas un péché, prise en elle-même, et l'être dans ses circonstances. Quoi qu'il en soit, il suffit que ce soit une imperfection, pour m'empêcher d'avoir avec Dieu une union aussi étroite que je dois la souhaiter.

Deuxième partie. Dans la profession religieuse nous ne pouvons, sans l'observation de nos règles, conserver la paix avec nous-mêmes. La raison en est que nous avons alors dans nous-mêmes deux esprits tout opposés qui se combattent sans cesse : savoir, l'esprit de la règle et l'esprit de la liberté : l'esprit de la règle qui nous inspire la soumission, et l'esprit de la liberté qui nous porte à l'indépendance. Or, dans cette contrariété, comment une âme religieuse aura-t-elle la paix ? quelles douceurs goûtera-t-elle? Les douceurs du monde lui sont interdites, et elle se prive des douceurs de la religion.

Aussi l'expérience nous apprend-elle que des personnes religieuses qui se trouvent mal contentes dans leur état, la plupart ne le sont que parce qu'elles ne remplissent pas assez fidèlement leurs devoirs.

Troisième partie. Dans la profession religieuse nous ne pouvons, sans l'observation de nos règles, conserver la paix avec le prochain, c'est-à-dire avec nos supérieurs et avec nos frères. Qu'est-ce, dans une communauté religieuse, que le supérieur? c'est le protecteur et le tuteur de la règle. Le moyen donc de la violer et d'être en paix avec lui? Il est obligé d'agir contre les transgresseurs, et d'en venir à des punitions ; ces punitions aigrissent les esprits, et de là les mécontentements mutuels et les divisions. Une sainte régularité entretiendrait entre le chef et les membres une parfaite intelligence.

La paix même ne peut longtemps subsister entre les inférieurs et les particuliers qui composent une maison, dès que la règle n'y est pas gardée. Il n'y a plus d'ordre alors; et sans l'ordre, tout est en trouble. Vérité qui n'est confirmée que par trop d'exemples.

 

Et quicumque hanc regulam secuti fuerint, pax super illos et misericordia.

Paix et miséricorde à tous ceux qui observeront cette règle. (Aux Galates, chap. VI, 16.)

 

C'est la promesse que l'apôtre saint Paul faisait aux Galates, en leur proposant l'excellente règle du renouvellement intérieur qu'ils devaient faire d'eux-mêmes en Jésus-Christ, et sans quoi il leur déclarait que toutes les observances et toutes les cérémonies de la loi leur étaient absolument inutiles. Je me sers aujourd'hui des mêmes  paroles ,  mes très-chères Sœurs ; et à l'occasion du saint renouvellement de vos vœux, auquel vous vous préparez suivant l'usage de cette communauté, je ne crois pas pouvoir vous entretenir d'une matière plus importante que de l'observation de vos règles. Il y a deux choses à maintenir dans la religion : le vœu et la règle. L'un et l'autre sont sujets à déchoir ; et par là même nous devons, autant qu'il nous est possible, nous renouveler dans la pratique de l'un et de l'autre. Le vœu est comme le corps de cette forteresse mystérieuse où nous nous sommes retranchés en quittant le monde : Urbs fortitudinis nostrœ (1) ; et la règle lui tient lieu de rempart, de défense, de dehors : Ponetur in ea murus et antemurale (2). Je ne vous  parlerai point ici du vœu. Je ne puis douter que, parmi des âmes si religieuses, il ne se soit toujours conservé et ne se conserve dans toute son intégrité ; mais à l'égard de la règle, nous confessons tous, chacun dans notre état, que,

 

1 Isa., XXVI, 1. — 2 Ibid.

 

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comme elle est plus exposée aux atteintes de noire faiblesse naturelle, il nous est beaucoup plus commun aussi d'y l'aire des brèches d'une conséquence même dangereuse, et qui demandent tous nos soins pour les réparer, si nous voulons être fidèles à la grâce de notre vocation. Saint Paul assurait les premiers chrétiens que quiconque suivrait exactement la même règle que lui, faisant profession du christianisme, jouirait d'une heureuse paix : Et quicumque hanc regulam secuti fuerint, pax super illos ; et moi, réduisant la proposition de ce Maître des Gentils à la règle particulière que nous avons embrassée en entrant dans l'état religieux ( car ceci me regarde aussi bien que vous, mes chères Sœurs), je dis, par une juste opposition, que si nous venons à nous relâcher dans l'accomplissement de nos règles, a les négliger, à en secouer le joug et a nous faire une criminelle habitude de les violer, nous ne pouvons alors conserver la paix, ni avec Dieu, ni avec nous-mêmes, ni gfec le prochain; c'est-à-dire avec nos supérieurs et toutes les personnes qui vivent sous le même habit et dans la même maison que nous; ni avec Dieu, qui nous en demandera compte; ni avec nous-mêmes, qui sans cesse en ressentirons au fond de nos consciences le reproche; ni avec le prochain, puisque le lien qui nous unit tous dans une parfaite société, c'est la règle, et que ce lien se trouve rompu par le désordre d'une vie peu exacte et peu régulière. Trois points auxquels je me borne, cl qui feront le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE  PARTIE.

 

A prendre la chose dans son principe, Dieu seul est la règle primitive et essentielle de toutes nos actions ; et nous pouvons dire que comme il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, il n'y a point aussi de règle, de constitution, de loi qui ne soit une participation de la loi de Dieu, et qui ne parte originairement de cette source divine. Q'est-ce que la règle qui nous est prescrite dans la religion ? est ce une simple production de la sagesse des hommes? Non, mes chères Sœurs : du moment que les hommes ont été suscités de Dieu pour l'établir; du moment qu'il les a remplis de son esprit pour en être les fondateurs et les instituteurs, qu'il leur a donné pour cela un pouvoir légitime ; que la règle qu'il leur a dictée lui-même a été ensuite juridiquement approuvée, autorisée et scellée par l'Eglise, nous ne la devons plus considérer comme leur ouvrage, ni par rapport à eux ; et ils ne sont plus, selon le terme de l'Ecriture, que les ministres dont Dieu s'est servi en qualité de législateur et de souverain, pour nous déclarer ses desseins et nous intimer ses ordres.

Cette règle, conclut saint Thomas, est donc une volonté spéciale de Dieu, et les hommes, à notre égard, n'en sont que les interprètes. Volonté que saint Paul appelle de bon plaisir et de perfection, pour la distinguer d'une autre volonté plus absolue, et qui nous impose une plus rigoureuse obligation : Voluntas Dei bona, et beneplacens, et perfecta (1). Volonté par laquelle Dieu nous sanctifie, en nous marquant les voies où il veut que nous marchions, et nous préservant ainsi des égarements inévitables où notre conduite serait exposée, si nous étions abandonnés à nos propres lumières et même à la droiture de nos intentions. Volonté que Dieu n'a pas formée pour le commun des hommes, mais singulièrement pour nous, et que nous devons par conséquent envisager comme une grâce de choix. Enfin, volonté dont nous nous sommes fait un mérite d'être dépendants, et dont nous avons préféré la bienheureuse servitude à tous les avantages de la liberté du siècle. Voilà ce que c'est que notre règle, je dis celle que nous avons à suivre dans la profession religieuse.

Que fais-je donc, quand, par un esprit de soumission et de ferveur, je m'attache à l'observer? Prenez garde, s'il vous plaît : je m'unis à Dieu de la plus excellente manière dont une créature faible comme moi lui puisse être unie sur la terre : et comment cela? parce que j'applique cette volonté parfaite qui est en Dieu ; aux moindres actions de ma vie, ou que je conforme les moindres actions de ma vie à cette volonté parfaite qui est en Dieu ; parce que je me fais à chaque moment une loi de ce qui lui plaît, et qu'à chaque moment je rectifie mes sentiments et mes désirs par cette loi ; parce que j'agis en toutes choses selon sou cœur, et que, dans mes emplois, je ne dispose point, autrement que selon son gré, de tout mon temps et de toute ma personne. Or en cela consiste la paix que je suis capable d'entretenir avec lui, et dont je jouis tranquillement, tandis que je me tiens ainsi dans le devoir et dans une constante régularité. Mais, par un effet tout contraire, quand je désobéis à ma règle, je me sépare en quelque sorte de Dieu; je m'affranchis de cette aimable sujétion qui m'attachait à lui ; je ne veux plus que ce soit sa volonté qui

 

1 Rom., XII, 2.

 

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me gouverne, je veux que ce soit mon amour-propre. Comme si je lui disais : Cette volonté, Seigneur, sous laquelle vous voulez que je me captive, est trop gênante pour moi, elle contredit en trop de rencontres mes inclinations; et j'aime mieux renoncer aux biens inestimables qu'elle me pourrait procurer, que me réduire dans un pareil esclavage. Elle me trace une telle route : elle m'ordonne le silence, et je veux parler; elle m'appelle à la prière, et je veux travailler; elle m'engage à l'action, et je veux le repos. Car l'infraction de la règle, sans qu'on s'en déclare si expressément, dit tout cela; et dans cette contrariété qui se trouve alors entre Dieu et nous, le moyen que la paix subsiste ?

J'ai péché, mon Dieu, s'écriait le saint homme Job, pénétré du sentiment de ses misères, j'ai péché ; et quelle réparation puis-je vous faire de tant d'offenses ? Peccavi: quid faciam tibi, o custos hominum (1)? Mais permettez-moi, ajoutait-il, sans prétendre accuser votre justice, de me plaindre respectueusement et humblement de votre providence. Pourquoi m'avez-vous créé dans des dispositions si différentes de celles où je devrais être envers vous? Pourquoi, vous qui êtes mon souverain auteur, m'avez-vous donné une volonté si opposée à la vôtre? Quare posuisti me contrarium tibi (2)? Ainsi parlait-il à Dieu dans l'amertume de son âme. Mais Dieu, dit saint Grégoire, pape, aurait pu lui répondre : Non, je ne t'ai point créé avec cet esprit et ce cœur rebelle, et en vain voudrais-tu m'imputer cette opposition de ta volonté à la mienne. Ma providence n'y a point de part : c'est l'effet de ton péché. Quand je t'ai formé de mes mains, il n'y avait rien en toi qui ne fût réglé; et si tu n'étais pas sorti de la dépendance où te bornait ta condition et où ma grâce te contenait, il y aurait eu entre moi et toi une éternelle paix. Mais en péchant, tu l'as troublée, cette paix, et tu m'as donné lieu de tourner contre toi la même plainte que tu m'adressais : Quare posuisti te contrarium mihi? Pourquoi toi-même, détruisant l'œuvre de ma grâce, et abusant de ta liberté, t'es-tu perverti jusqu'à me refuser l'obéissance qui m'est due? Voilà, mes chères Sœurs, ce que Dieu peut dire par proportion à chacun de nous, et ce qu'il nous dit dans le secret de l'âme, lorsque nous craignons si peu de transgresser ces saintes règles qu'il nous a marquées, et auxquelles nous nous sommes volontairement assujettis: Quare posuisti te contrarium mihi ? Pourquoi,

 

1 Job., VII, 20. — 2 Ibid.

 

à force de vous émanciper des lois communes, vous faites-vous une conduite particulière qui renverse toutes mes vues sur vous? Pourquoi, par un dérèglement de vie où vous vous abandonnez, tombez-vous dans ce malheur, de vouloir presque toujours ce que je ne veux pas, et de ne vouloir presque jamais ce que je veux ? Pourquoi vous arrive-t-il en me servant, moi qui aime l'ordre, et qui n'ai rien fait que dans l'ordre, d'être si souvent hors de l'ordre?

Il n'y a qu'une chose dont les âmes imparfaites pourraient ici se prévaloir, et qui semble dans un sens leur être favorable ; savoir, que le péché seul trouble la paix de l'homme avec Dieu. Or la règle, ainsi qu'on nous l'a fait entendre, séparée du vœu et du précepte, n'oblige point sous peine de péché. On nous l'a dit, mes très-chères Sœurs, et il est vrai : mais vous savez, aussi bien que moi, le correctif important et nécessaire dont en même temps on a eu soin de nous prémunir, pour ne pas abuser de cette maxime. Je n'entre point dans l'examen d'un sentiment qui pourrait faire impression sur vos esprits, et que de savants théologiens ont soutenu : qu'un religieux, qui, de dessein formé et par état, viole ouvertement sa règle et la néglige, dès là tombe dans un péché grief; pourquoi ? parce que dès là, disent-ils, il n'est plus dans la voie de la perfection où il doit tendre ; parce que dès là il renonce à ce qu'il est, et qu'il déshonore son caractère : parce que dès là il se met dans une impuissance morale d'accomplir son vœu, et par conséquent dans un danger prochain de se damner et de se perdre. Mais, sans m'arrêter à cette question, ni vouloir la décider, je m'en tiens à la belle remarque de Hugues de Saint-Victor. Car, dit ce saint docteur, il y a ici deux choses à distinguer : une rupture entière de l'homme avec Dieu, et un simple refroidissement entre l'homme et Dieu. L'un est l'effet du péché, j'entends du péché mortel; et l'autre est la suite de certaines fautes moins grièves, de certaines imperfections qui ne vont pas jusqu'à ce divorce, mais qui ne laissent pas d'éloigner Dieu de l'homme. Or, pour troubler la paix avec Dieu, cet éloignement suffit. Je ne dis pas qu'il suffit pour la rompre absolument, mais pour la troubler : c'est-à-dire pour entretenir l'âme religieuse dans un état de contrariété avec Dieu ; pour interrompre le commerce intime et secret qu'elle avait, ou qu'elle pouvait avoir avec Dieu ; pour arrêter le cours des communications de Dieu, des grâces de Dieu, des lumières de Dieu ; et voilà ce que fait au

 

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moins la transgression de la règle. Dieu n'est pas content d'une telle âme, et ne doit pas L'être. Plus donc pour elle de ces faveurs particulières qu'il accorde aux âmes exactes, et qui sont la récompense de leur fidélité; plus de goût dans la prière, plus de vues dans l'oraison , plus de bons mouvements dans la communion, plus de ferveur dans tous les exercices de religion : aridité, sécheresse, insensibilité. L'âme de sa part, si je puis m'exprimer de la sorte, n'est pas contente de Dieu, parce qu'elle s'en trouve ainsi délaissée, et que souvent elle est assez aveugle pour ne pas voir qu'elle s'est elle-même attiré ce châtiment. Elle ose se plaindre que Dieu l'abandonne, qu'elle n'eu reçoit rien, qu'elle ne sent rien, que tout lui devient insipide, et que rien ne lui adoucit le fardeau. Ah ! vous vous en étonnez, âme négligente et infidèle ; mais en devez-vous être surprise? car dites-moi, pour qui est la paix de Dieu? Pour ceux qui aiment Dieu ; et c'est à proportion de leur amour, que Dieu leur fait goûter ses douceurs célestes : Pax multa diligentibus legem tuam (1). Or comment l'aimez-vous? Si vous n'avez pas encore perdu 06 tonds d'amour absolument nécessaire pour vous préserver de sa haine et vous maintenir M grâce avec lui, du reste avez-vous cet amour vigilant qui étudie toutes ses volontés, cet amour agissant qui se porte à tout ce qui lui peut plaire, cet amour prévenant qui n'attend pas même ses ordres, et qui les exécute, pour ainsi parler, ayant que de les avoir reçus? Avez-vous cet amour généreux à qui rien ne coûte, dès qu'il y va de sa gloire ; cet amour libéral qui ne ménage rien, dès qu'il est question de ses intérêts ; cet amour prompt, fervent, constant , que rien n'arrête et que rien ne lasse, dès qu'à faut, et dans les grandes occasions, et dans les plus petites choses, lui obéir ? L'avez-vous, dis-je, cet amour parfait, ou travaillez-vous à l'avoir ? Si cela était, n'auriez-vous pas Imite une autre exactitude dans la pratique de la règle, où Dieu vous déclare ce qu'il veut de vous, et de quelle manière il veut être servi? Sachant qu'il en est l'auteur et qu'elle vient de lui, ne la respecteriez-vous pas, et oseriez-vous en omettre un point? Est-il donc étonnant, lorsque vous la violez avec tant de liberté, qu'il vous traite comme vous le traitez lui-même , et qu'il laisse son amour se ralentir pour vous, comme à son égard vous avez laissé ralentir le vôtre? Or cet état est ce que j'appelle une espèce de guerre entre lui et vous;

 

1 Ps., CXVIII, 165.

 

et c'est alors que doit s'accomplir dans votre personne cette parole de l'Ecriture, que quiconque résiste à Dieu ne peut être en paix avec Dieu : Quis restitit ci, et pacem habuit (1) ?

Mais, dites-vous, de transgresser ma règle, ce n'est pas même une offense de Dieu vénielle. Je le veux : car je ne prétends point, mes chères Sœurs, vous rendre le joug plus pesant qu'il n'est, et en toutes choses je fais profession de m'en tenir à la plus exacte vérité. Il est donc certain, je le reconnais, que ni votre règle, ni la mienne, ne sont point en soi des sujets de péché, et pas même du moindre péché ; mais en même temps que je le dis comme vous, voici ce que j'ajoute, et de quoi vous devez convenir avec moi ; c'est que l'infraction de la règle peut n'être pas péché prise en elle-même, et l'être par rapport aux circonstances qui l'accompagnent. Ainsi, que ce ne soit point précisément un péché de parler, de s'entretenir, de converser à une heure et dans un lieu où la règle ordonne de se taire, j'y consens : mais le scandale que vous causez alors est un péché ; mais le mépris que vous faites alors de votre règle est un péché ; mais l'immortification, la dissipation, la curiosité, peut-être la passion, l'ani-mosité, l'esprit de censure, tous les sentiments du cœur qui vous font alors parler, sont des péchés. Or qui ne sait pas combien il est facile et ordinaire que ces circonstances, ou d'autres semblables, se rencontrent dans la transgression de nos règles? Ah ! mes chères Sœurs, rentrons en nous-mêmes, et faisons une sérieuse réflexion sur nous-mêmes ; nous nous trouverons beaucoup plus capables devant Dieu que nous ne l'avions cru jusqu'à présent. Quoi qu'il en soit, des âmes dévouées à Dieu doivent-elles donc compter si exactement avec Dieu? et pour me faire observer ma règle dans toute son étendue, pour m'engager à n'en pas omettre l'article le plus léger, ne doit-il pas me suffire, Seigneur, que ce soit au moins une imperfection de la violer; que ce soit m'opposer à l'exécution de vos desseins, et agir contre vos vues? Dans cet état de contradiction, d'opposition mutuelle et habituelle entre vous et moi, que puis-je attendre de vous? et par quel titre pourrais-je me promettre de conserver une sainte union avec vous? Ne serait-ce pas, si je m'en flattais, le dernier aveuglement? ne serait-ce pas la plus grossière et la plus dangereuse illusion? Il faut donc, si je veux avoir la paix de Dieu, comme parle saint Paul : Pax Dei (2); cette paix qui est au-dessus de tous les sens, cette paix plus

 

1 Job, IX, 4. — 2 Philip , IV, 7.

 

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précieuse que toutes les richesses, que toutes les grandeurs, que tous les plaisirs du monde; cette paix que j'ai dû chercher dans la retraite religieuse, et que j'y dois chérir comme mon unique trésor; il faut, dis-je, pour l'avoir, cette paix divine, que je me soumette à ma règle. La nature y répugnera, et cette condition lui paraîtra onéreuse ; mais le fruit que j'en retirerai, ce fruit de paix, et d'une telle paix, est un assez grand bien pour me dédommager de tout ce qu'il m'en coûtera de violence et d'efforts. Avançons : sans l'observation de la règle, point de paix avec Dieu, et point de paix avec nous-mêmes : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Comment une âme peut-elle être bien avec elle-même, lorsque dans elle-même elle est déréglée ; et le moyen qu'elle jouisse de la paix intérieure, tandis qu'elle entretient au milieu d'elle-même deux ennemis qui se combattent sans cesse et se livrent les plus rudes assauts ? Or voilà l'état d'une âme religieuse qui ne vit pas conformément à sa profession, et qui veut s'affranchir des observances de sa règle. Saint Bernard, parlant de lui-même, s'expliquait en des termes qui devraient nous surprendre, si nous ne savions pas quel esprit les lui inspirait, et qu'ils partaient du fond de son humilité. Vous me voyez, mes frères, disait-il à ses religieux; mais me connaissez-vous, et savez-vous qui je suis? Ah ! poursuivait cet humble serviteur de Dieu, j'aurais peine à le dire moi-même, et à me bien définir. Car de la manière que je vis, je ne suis ni du monde ni de la religion. Je ne suis pas du monde, puisque j'y ai renoncé ; et je ne suis pas proprement de la religion, puisque toute ma conduite est si peu religieuse. J'étais appelé de Dieu à la solitude, et il n’y a point d'homme si dissipé que moi. J'ai fait vœu de vivre dans le cloître, et toute ma vie se passe au dehors, dans les voyages, dans les cours des princes, dans les assemblées publiques. Mon emploi devait être de vaquer à la contemplation des choses du ciel, et je me trouve chargé de toutes les affaires de la terre. Qu'est-ce que tout cela, et, dans une telle disposition, ne dois-je pas me regarder comme un monstre? Ainsi le pensait ce grand Saint, ainsi le confessait-il ; et c était, encore une fois, son humilité seule qui lui inspirait ce sentiment et lui faisait tenir ce langage. Car il n'agissait en tout que par l'ordre de Dieu. S'il traitait avec les rois et les potentats du siècle, ce n'était que pour travailler à leur conversion. S'il se trouvait dans les plus célèbres assemblées, ce n'était que pour terminer les schismes et pour accommoder les différends. Occupations où la cause de Dieu l'engageait, et qui valaient mieux que le repos de sa solitude, outre qu'il la portait toujours dans son cœur, cette solitude si chère, qu'il l'y conservait au milieu de tous les embarras, et que s'il sortait de son monastère, c'était pour aller répandre dans le monde l'esprit de la religion, et non point pour apporter dans la religion l'esprit du monde.

Mais nous, mes chères Sœurs, quand nous négligeons notre règle et que nous en abandonnons la pratique, ne pouvons-nous pas dire, à notre confusion et avec vérité, ce que saint Bernard disait pour son instruction et pour s'humilier? Car qu'est-ce qu'une personne religieuse sans régularité? n'est-ce pas comme un fantôme et une chimère? Elle est du corps de la religion, et elle n'en est pas. Elle n'est pas du monde, et elle en est. Prenez garde : elle est du monde, puisqu'elle a l'esprit du monde, qui est de vivre sans règle; et elle n'est pas du monde, puisque son état l'en sépare. Elle est du corps de la religion, puisqu'elle a les engagements de la religion ; et néanmoins elle n'est pas membre de la religion, puisqu'elle n'est pas animée de l'esprit de la religion. Elle est l'un et l'autre tout à la fois, car elle tient quelque chose de l'un et de l'autre ; et elle n'est tout à la fois ni l'un ni l'autre, car elle ne veut pas être l'un, et elle ne peut pas être l'autre. Or, dans cette contrariété, je prétends qu'il est impossible qu'elle ait la paix : pourquoi? parce que de là doivent naître dans elle des affections, des désirs, des sentiments tout opposés, et que cette diversité de sentiments, de désirs, d'affections doit exciter dans son cœur une guerre perpétuelle.

Vous savez ce qui faisait gémir saint Paul. Malheureux que je suis! s'écriait ce grand apôtre, qui me délivrera de ce corps mortel, où j'ai tous les jours de si violents combats à soutenir? Je sens presque à chaque moment la chair s'élever contre l'esprit, et l'esprit contre la chair, tellement qu'ils ne s'accordent jamais, et que j'en porte toute la peine : Caro enim concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem ; hœc enim sibi invicem adversantur (1). Hélas ! mes chères Sœurs, ne sommes-nous pas encore dans un état plus fâcheux, quand deux esprits contraires et absolument incompatibles se trouvent tout ensemble au milieu de nous pour nous tourmenter, l'esprit

 

1 Galat., V, 17.

 

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de la règle, et l'esprit de la liberté ? l'esprit de la règle, que nous avons reçu dès notre enfance spirituelle, si je puis m'exprimer de la sorte, c'est-à-dire dès notre entrée dans la maison de Dieu ; et l'esprit de la liberté, qui dans la suite a repris sur nous son empire, et s'est emparé de notre cœur ; l'esprit de la règle, qui nous inspire la soumission ; et l'esprit de la liberté, qui nous porte à l'indépendance : l'esprit de la règle, qui nous captive, et par la nous devient insupportable ; et l'esprit de la liberté, qui nous flatte, et qui par là même nous corrompt. Car c'est bien alors que nous pouvons nous écrier, avec tout un autre sujet que le Docteur des nations : Infelix ego homo, quis me liberabit de corpore mortis hujus(1). Hé ! Seigneur, jusques à quand serai-je dans le trouble, et en de si cruelles agitations ? Je ne suis plus d'accord avec moi-même ; je suis combattu par mes propres sentiments. Je condamne ce que j'aime, et j'aime ce que je condamne. Je veux et je ne veux pas; et tant que je demeure ainsi partagé, puis-je avoir la paix et m'établir dans une situation tranquille?

Non, mes chères Sœurs, nous ne l'aurons jamais : et quelles douceurs pourrions-nous goûter? Les douceurs du monde nous sont interdites, et nous nous privons des douceurs de la religion. Nous n'avons pas les joies apparentes du monde, parce que nous ne le pouvons pas ; et nous n'avons pas les joies solides de la religion, parce que nous ne le voulons pas. Le monde a ses divertissements et ses plaisirs ; mais nous n'y pouvons prétendre, puisque nous l'avons quitté. La religion a ses- consolations toutes spirituelles et toutes saintes ; mais elles ne sont pas pour nous, puisque nous vivons sans règle : car de mépriser la règle et d'en ressentir l'onction, c'est ce qui ne fut jamais, et ce qui ne peut être. Or n'ayant plus ni consolations ni douceurs dans la vie religieuse, n'est-ce pas une conséquence nécessaire que nous n'ayons plus ni calme ni repos dans le cœur? De sorte, mes chères Sœurs (pardonnez-moi si j'applique ici ces paroles de saint Bernard, et si j'use de cette comparaison, dont vous pourriez justement être blessées, si je l'entendais à la lettre, et que je n'y misse pas toute la proportion convenable); de sorte que ce qui se passe à l'égard de l'âme réprouvée dans le lieu de son supplice éternel, se vérifie en quelque manière des maintenant à l'égard de l'âme religieuse

 

1 Nom., VII, 24.

 

dans le lieu même où le centuple lui était destiné, et où elle devait trouver son bonheur. Voulant se soustraire à sa règle, elle ne veut jamais ce qu'elle devrait vouloir, et elle veut toujours ce qui lui est défendu et ce qu'elle ne peut avoir. Elle voudrait vivre à sa discrétion, ordonner elle-même selon son gré de toutes ses actions, ne faire que ce qui lui plaît, que comme il lui plaît, que lorsqu'il lui plaît, et c'est ce qui ne lui peut être permis. Elle ne voudrait point dépendre, se captiver, se gêner; et c'est à quoi néanmoins elle est indispensablement obligée. Or, dit saint Bernard, qu'y a-t-il de plus pénible qu'une volonté réduite à cette double nécessité? n'est-ce pas là l'image de l'enfer? Qui tam pœnale, quam semper velle quodnunquam erit, et semper nolle quod nunquam non erit ? quid tam damnatum, quam voluntas addicta huic necessitati ?

Cependant que fait la conscience ? ne parle-t-elle point? n'agit-elle point?et dans ce désordre ne vient-elle pas ajouter peine sur peine, et percer une âme de ses pointes les plus douloureuses ? Ah ! mes chères Sœurs, il n'y a que Dieu et nous qui soyons témoins de ce qu'elle nous fait sentir quand nous sortons des voies que notre règle nous a tracées, et que nous nous abandonnons à nous-mêmes. Si peut-être, à certains moments où les objets nous dissipent et nous entraînent, nous ne sommes point touchés de ces remords secrets, que ces moments sont suivis de retours amers, de traits vifs et piquants, de pensées tristes et affligeantes ! Car, au milieu de tant de bons exemples qu'on a devant les yeux, au milieu de tout ce qu'on voit et de tout ce qu'on entend, dans la confession, dans la communion, dans l'oraison, dans tous les exercices dont on ne peut s'absenter, et où l'on assiste au moins de corps, si l'on n'y est pas de cœur, il n'est pas possible qu'il ne vienne à l'esprit mille réflexions qui l'inquiètent, et mille reproches qui le piquent: Je ne suis pas ce que je dois être, je ne vis pas en religieux, je n'en ai que l'habit. Pourquoi me distinguer ainsi des autres, et ne pas faire ce qu'ils font? Pourquoi m’exempter des lois communes? et qui m'autorise à prendre toutes les libertés que je me donne ? Que serait-ce si chacun en usait comme moi ? et quelle forme de religion y aurait-il dans une communauté? Mais enfin, à quoi se terminera la vie lâche que je mène, et que me servira d'avoir quitté le monde? Que deviendrais-je si Dieu m'appelait à lui, et quelle consolation aurais-je de mourir en cet état ? Est-ce un état

 

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de perfection ? est-ce même, par rapport à moi et à mes engagements, un état de salut? Tout cela, mes chères Sœurs, ce sont autant de vues dont on ne peut se défendre, et qui nous causent malgré nous les plus mortelles alarmes. Car vous l'avez sagement ordonné, mon Dieu, disait saint Augustin ; et c'est un effet de votre miséricorde aussi bien que de votre justice, que tout esprit hors de la règle trouve dans soi-même son châtiment et sa peine : Jussisti, Domine, et sic est, ut omnis inordinatus animus paena sit ipsi sibi.

N'en cherchons point d'autre témoignage que l'expérience, elle suffit ici pour vous convaincre ; et souffrez qu'outre les connaissances propres que vous pouvez avoir, je vous fasse encore part des miennes, et de ce qu'un long usage doit m'avoir appris. La Providence qui m'a honoré du saint ministère où je m'emploie par ses ordres, et dont je tache à m'acquitter, cette Providence divine m'a conduit en bien des lieux différents; elle m'a fait connaître l'intérieur de bien des maisons religieuses ; elle m'a confié bien des âmes, qui n'ont pas dédaigné de m'accepter pour leur servir de conseil et pour être le dépositaire de leurs plus secrets sentiments. J'en ai été édifié, j'en ai été touché, j'ai eu mille fois occasion de me confondre moi-même, et malheur à moi si je n'en ai pas profité ! Mais au milieu de tant d'exemples édifiants et touchants, on trouve quelquefois de ces personnes malcontentes et chagrines, à qui tout déplaît dans leur profession, et dont la vie, par là même, n'est qu'amertume et que dégoût. Il y en a beaucoup moins que le monde ne veut se le persuader ; et c'est une injustice qu'il fait à notre état, de croire que ce soit là le grand nombre; mais enfin il y en a eu de tout temps, et il y en a encore. Or voici, mes chères Sœurs, ce que vous pouvez observer avec moi : c'est que de ces âmes ainsi rebutées et affligées, la plupart ne le sont que parce que ce sont des âmes paresseuses et négligentes, que parce que ce sont des âmes immortifiées et indociles, que parce que ce sont des âmes ennemies de toute contrainte, et qui n'ont jamais su se faire quelque violence pour se former à l'ordre d'une communauté et pour s'y accoutumer. Car tout ce qu'il y a de religieuses ferventes et fidèles à leurs devoirs, bien loin de trouver le joug pesant et de se plaindre, ne cessent point au contraire de rendre gloire à Dieu, et de le bénir de ses miséricordes envers elles : tout leur devient praticable, tout leur devient aisé ; elles se plaisent à tous les exercices de la religion, parce qu'elles les aiment ; et elles les aiment, parce qu'elles aiment la règle, et que ce sont des exercices que la règle ordonne. Mais ces âmes tièdes, volages, dissipées, répandues au dehors, sans exactitude et sans fidélité à leurs pratiques et aux fonctions de leurs emplois, voilà celles à qui les moindres observances paraissent insoutenables, et qui s'épanchent là-dessus en de si fréquents murmures.

D'autant plus aveugles que, par une erreur dont on ne peut presque les détromper, elles se persuadent que ce sera en se mettant plus au large, si je puis parler ainsi, en se rendant moins sujettes aux pratiques d'une maison, et en s'attribuant comme de plein droit des privilèges particuliers, qu'elles se procureront du soulagement et qu'elles diminueront leurs peines : illusion la plus spécieuse dans l'apparence, mais, dans le fond, la plus fausse et la plus trompeuse. Car je dis, moi, que plus elles chercheront à s'émanciper et à se licencier, plus elles seront exposées aux mécontentements et aux ennuis : la raison en est que tout ce qu'elles voudront avoir de commodités et de vaines satisfactions aux dépens de leurs devoirs, ne servira qu'à les rendre encore plus sensibles, plus délicates ; et que plus leur délicatesse, plus leur sensibilité augmentera, plus elles sentiront augmenter pour elles le poids de la règle. Il est vrai qu'elles se déchargeront d'une partie de cette règle ; mais quoi qu'elles fassent, il y aura toujours mille exercices dont elles ne pourront se dispenser; il faudra toujours garder certains dehors, il faudra toujours suivre un certain plan de vie; et, n'agissant alors que par nécessité et par contrainte, vous jugez assez ce que chaque pas, dans une voie si difficile et si contraire à leurs inclinations, leur doit coûter. Ce n'est donc point un paradoxe, de dire que dans l'état religieux plus on ôte de la charge qu'on a à porter, plus elle pèse ; que plus on élargit la route où l'on marche, plus on rétrécit; et que, moins on veut se mortifier, plus on s'attire de mortifications. Et c'est en ce sens que nous devons entendre cette belle et consolante parole du Sauveur du monde : Tollite jugum meum super vos ; et invenietis requiem animabus vestris (1). Voulez-vous vous établir dans un repos solide et véritable ? en voici le moyen et L'unique moyen ; c'est de prendre sur vous mon joug, et de n'en rien retrancher. Maxime que vous ne pouvez trop méditer, mes très-chères Sœurs, et qui mérite toutes vos réflexions. Il y

 

1 Matth., XI, 29.

 

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en a parmi vous qui depuis longues années en ont fait L'épreuve, et la font tous les jours; il ne tient qu'au autres d'en connaître la vérité par elles-mêmes, et par la pratique encore plus que par les raisonnements : puissiez-vous toutes eu profiter, et bien comprendre enfin de quelle importance il est que vous vous attachiez a l'observation de la règle, pour avoir la pan avec le prochain. Je conclus par cette troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

Tous les hommes, de quelque condition qu'il! soient, nous tiennent lieu de prochain ; et quand ce docteur de la loi, dont il est parlé dans L'Evangile, vint demander à Jésus-Christ qui il devait regarder comme son prochain : Et quis est meus proximus (1) ? que lui répondit ce divin Maître? Il lui représenta le prochain sous l'idée d'un pauvre inconnu, d'un voyageur, d’un passant trouvé par hasard dans le chemin de Jéricho, d'un homme sans nom : Homo quidam (2); voulant par là nous apprendre, remarque saint Jérôme, que la charité ne faisait aucune distinction, et qu'il n'y avait point d'homme sur la terre à qui elle ne dût s'étendre, parce qu'il n'y en a point qui ne soit notre prochain. Mais il faut après tout convenir que, dans la profession religieuse, il y a deux sortes de personnes qui nous appartiennent et auxquelles nous appartenons plus particulièrement, vous et moi, en qualité de prochain : savoir, nos livres ou nos sœurs qui vivent avec nous sous le même habit, et nos supérieurs, que Dieu a revêtus de son autorité pour nous conduire. Or je prétends que, sans une fidélité parfaite et une sainte soumission à la règle, nous ne pouvons bien conserver la paix ni avec les uns, ni avec les autres; et que, dès l'instant que la règle est négligée, la paix en doit être nécessairement altérée. Encore un moment d'attention.

Et d'abord, violer la règle et être en paix avec les supérieurs, n'est-ce pas une contradiction? car qu'est-ce, dans une communauté religieuse, qu'un supérieur? c'est le protecteur et le tuteur de la règle, qui, par une obligation propre et spéciale, doit la soutenir, doit l'autoriser, doit la défendre et la venger; qui doit, dis-je, la défendre, et contre qui ? contre ceux qui voudraient entreprendre sur elle et la transgresser; qui doit la venger, et de quoi? de ses transgressions et des transgresseurs. Voilà pourquoi Dieu l'a choisi; et, comme dit saint

 

1 Luc., X, 29. — 2 Ibid., 30.

 

Paul, ce n'est pas sans cause qu'il a le pouvoir en main : Non sine causa gladium portat (1). Il a droit de me commander, il a droit de me punir, et je dois obéir à ses ordres, je dois subir telle peine qu'il lui plaît sagement et utilement de m'imposer : tout cela fondé sur la commission qu'il a reçue de maintenir cette règle, qui lui a été confiée et dont il est responsable. Si donc je ne la garde pas, et surtout si je m'obstine à ne pas la garder, il doit s'élever contre moi; il doit s'opposer à l'injuste possession où je voudrais m'établir de l'enfreindre impunément; il doit me déclarer une espèce de guerre, m'avertir, me reprendre, et user d'une salutaire correction : car c'est à quoi l'engage indispensablement son ministère ; et s'il manquait là-dessus de fermeté, il serait encore plus criminel que moi, parce qu'il nuirait plus à la règle par sa molle condescendance, que je ne puis nuire par ma désobéissance. Or il ne peut me contredire de la sorte sans qu'il y ait de la division entre lui et moi; ainsi je le mets dans la nécessité, ou de m'être contraire, ou de se rendre coupable : s'il me souffre dans mon irrégularité et qu'il la tolère, le voilà prévaricateur; s'il parle, s'il agit, et qu'il veuille me réduire, le voilà mon adversaire et ma partie; et parce qu'il doit toujours préférer la règle, qui est de l'ordre de Dieu, à toutes mes volontés et à tous mes intérêts, il se trouve obligé en mille rencontres de me traverser, jusqu'au péril même de me voir moins uni que je ne l'étais et moins attaché à sa personne : c'est ce que saint Bernard témoigne avoir éprouvé lui-même dans le gouvernement de ses religieux, et ce qui lui faisait déplorer la condition des supérieurs.

Ce n'est pas que leur exactitude et leur sévérité à tenir la règle dans sa première vigueur, et à ne la pas laisser déchoir, dût jamais nous aliéner d'eux et nous causer à leur égard la moindre altération. Je dis plus, et je prétends que c'est même par là qu'ils nous devraient être plus respectables et plus chers, puisqu'on cela ils ne travaillent que pour notre avancement et pour notre bien. Mais qu'arrive-t-il? Ah ! mes chères Sœurs, ce que nous n'avons peut-être reconnu et expérimenté que trop de fois : c’est que notre imperfection nous fait prendre, pour ainsi dire, ce zèle des supérieurs à contre-sens, et qu'au lieu de l'approuver et de l'aimer comme moyen de sanctification par rapport à nous, nous le condamnons et nous nous en choquons, parce que nous sommes

 

1 Rom., XIII, 4.

 

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mal disposés à y correspondre : de là tant de plaintes, tant de fausses idées et de malignes interprétations; ce qui est zèle et zèle le plus pur, nous le traitons de caprice, de prévention, d'imprudence, d'excès ; si, pour nous redresser, un supérieur nous fait une juste et sage réprimande, nous nous excusons, nous disputons avec lui ; s'il est forcé d'en venir à quelque punition qui nous humilie et qui nous mortifie, nous nous révoltons, non pas toujours d'effet et d'action, mais de cœur, mais de paroles ; quoique ce soit une charité toute paternelle qui l'anime, nous nous mettons dans l'esprit que c'est une mauvaise volonté, et cette persuasion dont nous ne pouvons revenir, combien fait-elle naître de dépits, d'animosités, de desseins même et d'intrigues secrètes? Autrefois nous agissions simplement avec ce supérieur, et nous lui marquions de la confiance ; mais maintenant ce n'est plus pour lui, de notre part, qu'indifférence et que froideur ; autrefois nous nous comportions avec lui comme avec un père, mais maintenant nous ne l'envisageons plus que comme un censeur incommode ; nous nous retirons de lui, nous nous en défions ; et si nous gardons quelques mesures pour ne le pas offenser ouvertement, ce ne sont que des dehors affectés et de trompeuses apparences. Lui cependant,  témoin de notre conduite, ne peut plus se confier en nous ; et c'est, de part et d'autre, une défiance mutuelle: or, dans cet état, est-il possible qu'il y ait entre lui et nous de l'intelligence et de la concorde?

Quel remède? Vous le savez, mes chères Sœurs : l'esprit de régularité. Soyons fidèles à nos règles, nous serons soumis à nos supérieurs, et nos supérieurs, touchés de notre soumission, s'uniront à nous et ne penseront qu'à nous contenter : voilà le nœud qui nous rapprochera d'eux et qui les rapprochera de nous; toute autre liaison que nous aurions ensemble ne pourrait être que l'effet d'une politique humaine et de la prudence de la chair. Entrons dans leur cœur par la voie de la sainteté : quand ils nous verront aussi zélés pour la règle qu'ils le sont eux-mêmes, ils nous estimeront et ils honoreront notre vertu. Nous ne devons rechercher ni cette estime, ni ces éloges;  mais,  sans que nous les recherchions,  ce sera nécessairement le fruit de notre assiduité et de notre vigilance. Je dis nécessairement : car, prenez-y garde, à peine verrez-vous jamais une fille régulière être mal avec sa supérieure, et à peine voit-on jamais une supérieure être bien avec une fille qui se dérange, et qui ne vit pas selon la règle : vous voyez néanmoins de quelle conséquence cela nous doit être devant Dieu. Pour moi, disait un saint religieux de notre compagnie (c'est le bienheureux Louis de Gonzague), j'aimerais mieux encourir la disgrâce de tous les hommes, et m'entretenir dans un parfait accord avec mon supérieur, que de m'en séparer, et de m'attacher par là tout ce qu'il y a d'hommes au monde : pourquoi ? parce qu'un supérieur et Dieu, ajoutait-il, ne sont à mon égard qu'une même chose : or, pourvu que je sois bien avec Dieu, que m'importe tout le reste? Ainsi en jugeait, dès la fleur de son âge, et ainsi parlait ce jeune serviteur de Dieu, encore plus illustre par sa rare piété que par la noblesse de son sang et l'éclat de sa naissance.

Mais moi, mes chères Sœurs, je vais même plus loin, et je soutiens que sans l'observation des règles, outre qu'on ne peut avoir la paix avec ses supérieurs, on ne peut non plus la faire subsister entre les particuliers et les divers membres qui composent une maison religieuse. Ecoutez-en la preuve : car il n'est rien, dit saint Bernard, de plus efficace et de plus puissant, pour lier les hommes ensemble, que la pratique d'une même règle. Aussi voyons-nous dans l'état religieux tant de personnes qui ne se connaissaient point, dès qu'elles ont embrassé le même institut et les mêmes observances, s'affectionner comme frères ou comme sœurs, et contracter une alliance spirituelle, plus forte que toutes les alliances de la nature. Qui fait cela? demande saint Bernard. C'est l'engagement au même genre de vie et aux mêmes exercices. Nous combattons sous les mêmes étendards, et nous avons tous les mêmes intérêts. Chaque règle a son esprit propre, et cet esprit de la règle est le même dans tous les sujets qu'elle dirige et qu'elle conduit. Tel est le principe de notre union. Mais que ce fondement soit renversé, que ce lien soit rompu par l'infraction de la règle ; comme les contraires doivent avoir des conséquences toutes contraires, ce qui s'ensuit infailliblement alors, c'est que les cœurs se divisent, et que le trouble bannit la tranquillité.

En effet, supposons une communauté semblable à la vôtre, mes très-chères Sœurs ; je veux dire une communauté où la règle se soit conservée jusqu'à présent dans toute sa force et dans toute son intégrité : est-il rien de plus paisible? n'est-ce pas une Jérusalem, n'est ce pas sur la terre un paradis et un jardin de délices? Mais si c'était une maison où il n'y eût ni ordre, ni règle,  permettez-moi de le

 

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dire, ne serait-ce pas bientôt une Babylone? ne serait-ce pas un lieu de confusion, plus exposé que le monde même aux schismes et aux partialités? Car ce que saint Chrysostome a remarqué de l'homme en général, nous peut bien être appliqué en particulier. Rien de plus sociable que l'homme, dit ce saint docteur, quand il use de sa raison ; mais, dès qu'il l'oublie, rien de plus opposé à la paix, ni de plus sujet aux dissensions et aux discordes. Il en est de même des personnes religieuses, et nous ne devons point craindre de le reconnaître ici pour notre instruction. Point de liaison plus étroite ni plus constante que celle qui les attache les unes aux autres, tant qu'elles persévèrent dans la règle : mais qu'elles viennent a eu sortir, rien de plus irréconciliable, de plus opiniâtre, de plus scandaleux que les factions qui se forment entre elles, et que produit la diversité des partis. Vérité qui n'est que trop connue: et plût au ciel que dans l'Eglise du Dieu de la paix on n'en eût pas eu des témoignages si fréquents et si éclatants !

Ah ! mes chères Sœurs, souvenons-nous de ce que nous sommes, souvenons-nous que nous avons succédé à ces premiers chrétiens dont on nous raconte tant de merveilles, et que nous représentons dans la religion l'état florissant de l'Eglise naissante. A quoi reconnaissait-on ces fidèles des premiers siècles ? à la charité. Ils n'avaient entre eux qu'un cœur et qu'une âme : Multitudinis credentium erat cor unum et anima una (1). Et sur quoi était fondée leur charité? Sur ce qu'ils observaient une même règle de vie. Car du moment qu'ils se relâchèrent là-dessus , on vit croître parmi ce bon grain la zizanie; et quels désordres suivirent la triste désunion qui se fit des cœurs ! C'est par votre infinie miséricorde, ô mon Dieu ! que la paix jusqu'à ce jour, depuis son établissement, a régné dans cette sainte maison, parce que la règle n'y a jamais reçu nulle atteinte. Soutenez, Seigneur, ce que vous avez si heureusement commencé ; soutenez-le vous-mêmes, mes chères Sœurs , et ne laissez pas dépérir entre vos mains l'œuvre de Dieu. Secondez les pieuses intentions, et marchez sur les traces de tant de ferventes religieuses qui vous ont précédées, et dont on vous propose les exemples. Que loue-t-on en elles? la fidélité à la règle. Par où se sont-elles sanctifiées ? par l'accomplissement de la règle. Quelle a été dès ce monde leur récompense? la paix avec Dieu, la paix avec elles-mêmes, la paix avec le prochain , fruits ordinaires de la règle. Et qu'ont-elles enfin trouvé après la mort ? cette paix éternelle, où nous conduise, etc.

 

1 Act., IV, 32.

 

 

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