COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES III

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EXHORTATION SUR L'OBÉISSANCE RELIGIEUSE.

ANALYSE.

 

Sujet. Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis.

 

Cette règle générale que l'Apôtre donnait à tous les fidèles, convient particulièrement aux religieux. L'obéissance est une des plus excellentes vertus de leur état.

 

Division. Obéissance de l'action : première partie ; obéissance de la volonté : deuxième partie; obéissance du jugement : troisième partie.

Première partie. Obéissance de l'action. Elle consiste à faire ce qui est   ordonné.  Obéissance  nécessaire en vertu du vœu.

Mais de plus, obéissance qui doit être prompte et sans retardement.

Universelle et sans bornes.

Indépendante de toute considération humaine, et sans acception de personne.

Telle a été l'obéissance de Jésus-Christ; mais souvent ce n'est pas la nôtre. On obéit, mais lentement, mais imparfaitement mais trop humainement.

Deuxième partie. Obéissance de la volonté. Sans cette disposition du cœur et cette volonté, nous n'avons qu'une obéissance servile et d'esclave. Or, une obéissance servile et d'esclave n'est point une obéissance religieuse, ni une vertu. Tout le mérite d'une vraie obéissance est dans le sacrifice de la volonté.

De là trois conséquences : Que je dois trembler, quand un supérieur m'ordonne des choses selon mon inclination et selon mon goût, parce que je dois craindre alors que ma volonté ne soit pas sacrifiée.

Que je dois au contraire me réjouir selon Dieu et en Dieu, quand un supérieur m'emploie à des fonctions qui me mortifient et qui me gênent, parce qu'alors le sacrifice de ma volonté est plus certain et plus excellent.

Que c’est une erreur de croire pratiquer l'obéissance, quand, par des sollicitations et des poursuites, on amène les supérieurs à tout ce qu'on souhaite.

Ce n'est point ainsi que Jésus-Christ a obéi. Il a pleinement soumis sa volonté à la volonté de son Père. Mais, par un étrange renversement,quelle est quelquefois l'obéissance des personnes même religieuses? Une obéissance de respect humain, une obéissance de contrainte, une obéissance d'artifice ou d'une espèce de violence.

Troisième partie. Obéissance du jugement. C'est par là que nous achevons de soumettre tout l'homme à Dieu, en lui soumettant notre esprit et notre entendement. Soumission d'un prix inestimable, et sans laquelle toute notre obéissance, soit de l'action, soit de la volonté, ne peul se soutenir. Car comment ferai-je avec exactitude et avec promptitude ce que mon supérieur m'enjoint, et comment m'y affectionnerai-je,ai je le condamne dans ma pensée?

Mais l'obéissance doit-elle être aveugle? Oui Non pas qu'en certaines conjonctures elle ne puisse découvrir ce qu'elle pense et le représenter, pourvu que ce soit avec humilité et avec docilité. Du reste, dans son aveuglement elle est plus éclairée, plus droite, plus sûre, que tonte la sagesse de l'esprit humain. Le supérieur peut se tromper dans ce qu'il me commande et c'est à lui d’y prendre garde : mais moi je ne me trompe point en lui obéissant, puisque je fais ce que Dieu veut de moi

De plus, nous ne pouvons douter que Dieu n'éclaire les supérieurs; et en agissant selon leurs vues, nous agissons selon les lumières de Dieu. Enfin nous ne devons pas aisément juger d'eux : car souvent ils ont des raisons très-solides, mais qui nous sont inconnues.

 

Obedite praepositis vestris, et subjacete eis.

Obéissez à vos supérieurs, et soyez-leur soumis. (Epître aux Hébreux, chap. XIII, 17.)

 

C'était une règle générale que prescrivait l'Apôtre à tous les fidèles, d'obéir aux puissances, et de se soumettre sans distinction à toute personne établie de Dieu pour la conduite et le gouvernement du monde. Mais cette règle commune est pour nous, mes chères Sœurs, un devoir particulier à l'égard de ces supérieurs dont nous reconnaissons l'autorité légitime , et à qui nous nous sommes assujettis par un vœu authentique et solennel. De tous les vœux qui nous engagent à la religion, c'est sans doute le plus parfait ; et il en est en quelque manière, de l'obéissance par rapport à la pauvreté et à la chasteté religieuse, comme il en est, selon saint Paul, de la charité par rapport à la foi et à l'espérance. La charité est au-dessus de ces deux vertus, quoiqu'elles la

 

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précèdent : Major autem horum est charitas (1); et malgré tous les avantages de cette pauvreté évangélique que le Fils de Dieu a béatifiée, malgré toutes les prérogatives de cette chasteté qui rend l'homme semblable aux anges, il faut convenir que l'obéissance est une vertu souveraine, et qu'elle tient dans l'estime de Dieu le premier rang. Il est donc d'une conséquence infinie que vous appreniez à la pratiquer; et, pour vous tracer en trois mots tout le plan de cet entretien , je m'arrête à l'observation de saint Bernard ; car il y a, remarque cet incomparable maître de la sainteté monastique et régulière , trois degrés, ou, pour parler plus juste, trois espèces d'obéissance : l'obéissance de l'action, l'obéissance delà volonté, et l'obéissance du jugement. Obéissance de l'action, qui nous fait exécuter ce qui nous est ordonné ; obéissance de la volonté, qui nous fait conformer notre volonté à ce qui nous est ordonné ; obéissance du jugement, qui nous fait approuver ce qui nous est ordonné. Trois sortes d'obéissances où le religieux sacrifie tout à la fois à Dieu ses œuvres, son cœur, son esprit. Par l'obéissance de l'action, il lui sacrifie ses œuvres; par l'obéissance de la volonté, il lui sacrifie son cœur; et par l'obéissance du jugement, il lui sacrifie son esprit. Voilà, mes chères Sœurs, ce que Dieu attend de nous, et à quoi je viens aujourd'hui vous exhorter.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

De tous les degrés d'obéissance, le premier et tout ensemble le dernier est ce que j'appelle après saint Bernard, l'obéissance de l'action. C'est le premier degré, puisque c'est par là que le religieux doit commencer, et qu'il ne peut être obéissant et soumis , s'il n'accomplit, autant qu'il lui est possible et selon qu'il lui est possible, l'ordre de son supérieur. Mais, dans un autre sens, c'est le dernier degré, je veux dire le moins parfait, puisque cette action, cette exécution pure et simple n'est encore proprement que le corps de l'obéissance , et qu'il y a, comme nous l'expliquerons dans la suite, un esprit qui doit l'animer et la vivifier.

Quoi qu'il en soit, mes chères Sœurs, cette première obéissance est absolument nécessaire et d'une obligation indispensable : comment cela? Vous l'entendez, ce me semble, assez. Car je sais bien, et je conviens avec vous, qu'antécédemment à l'état que vous avez embrassé, ces règles, ces observances, ces volontés

 

1 1 Cor., XIII, 13.

 

d'autrui à quoi vous êtes sujettes, n'étaient point des devoirs pour vous. Je sais de plus, et je reconnais à votre gloire, ou plutôt à la gloire de Dieu qui vous a inspirées et appelées, que si vous vous êtes assujetties à ce joug de l'obéissance religieuse, c'est de vous-mêmes et avec une pleine liberté. Mais aussi vous n'ignorez pas qu'en conséquence du choix que vous avez fait, qu'en conséquence du vœu que vous avez prononcé, ce qui vous était libre vous est devenu d'une nécessité rigoureuse ; que vous avez renoncé à tout droit sur vos personnes et sur votre conduite ; que vous l'avez cédé, déposé entre les; mains des ministres de l'Eglise , qui solennellement et à la face des autels, au nom de Dieu et au nom de la religion, ont reçu votre sacrifice. D'où il s'ensuit que vous n'êtes plus à vous, mais au saint ordre où vous vous êtes dévouées : Non estis vestri (1); que vous êtes liées par votre profession encore plus particulièrement et plus étroitement que ne l'est le reste des chrétiens par les promesses du baptême : Propria professione teneris (2); en un mot que vous êtes dépendantes : or dépendre, c'est, selon la plus claire notion et la plus évidente, être tenu d'obéir; et qu'est-ce qu'obéir, si ce n'est pas faire ce qui est légitimement ordonné? Donc, obéissance de l'action, obéissance si essentielle qu'il y va du salut, qu'il y va d'une éternelle damnation. Ce que je dis, mes chères Sœurs, et ces expressions dont je me sers, quelque fortes qu'elles soient, ne vous étonneront point clans la préparation de cœur où vous vous trouvez, et dans la disposition ou je ne puis douter que vous ne vous soyez toujours maintenues, d'exécuter à la lettre tout ce qui vous est prescrit, et de vous y conformer par la pratique la plus exacte et la plus fidèle.

Mais vous allez plus loin, et vous voulez savoir quelles sont les qualités de cette obéissance, qui consiste précisément à pratiquer et à faire. Car est-ce assez d'agir? Je prétends que ce doit être une obéissance prompte et sans retardement, universelle et sans bornes, indépendante de toute considération humaine, et sans acception de personne. Appliquez-vous à toutes ces circonstances. Il n'y en a pas une qui ne renferme une leçon particulière, et qui ne soit comprise dans le point que je traite.

Obéissance prompte et sans retardement : pourquoi? Parce que, dès que Dieu parle, ou par lui-même, ou par la bouche de ses ministres qu'il a constitués en sa place, il n'y a point

 

1 1 Cor., VI, 19. — 2 Bern.

 

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à délibérer ni à différer : toute lenteur alors M lui peut être qu'injurieuse, et il est de l'honneur et de la grandeur du maître qui ordonne , d'être obéi sur l'heure, et de ne pas voir dans l'accomplissement de ses volontés le moindre délai. Et en effet, hésiter d'obéir, tarder à obéir, remettre à obéir, c'est faire l'œuvre de Mien avec négligence, c'est ne s'en acquitter que par une espèce de violence et de contrainte : or, suivant l'oracle et la menace du Saint-Esprit, malheur à quiconque fait négligemment l’œuvre  du Seigneur : Maledictus qui facit opus Dei negligenter (1). Quel est donc le vrai obéissant? dit saint Bernard. Celui qui ne balance jamais, qui ne réplique jamais, qui ne demeure jamais, qui ne connaît point de lendemain, quand il peut satisfaire dans le jour présent ; qui n'attend pas même qu'on lui commande, mais prévient le commandement aussitôt qu'il l'a entrevu, et court au-devant ; enfin, qui, par une vigilance continuelle , et transporté d'une sainte ardeur, a toujours les yeux ouverts pour considérer, toujours les oreilles attentives pour écouter, toujours les pieds levés pour marcher, toujours les mains préparées pour travailler au gré des supérieurs qui le gouvernent, et qui peuvent disposer de lui comme il leur plaît. Que faut-il pour lui l'aire tout quitter, et pour l'appeler? Le son de la cloche, et le premier son, rien davantage. Ce son de la cloche, c'est pour lui la voix de Dieu : l'a-t-il entendue, il y répond dans le moment, et il la suit : Ut audivit, surgit cito, et venit (2): ce son de la cloche, c'est le signal qui lui annonce la venue de ce grand Maître auprès de qui il doit se ranger; il part dans l'instant, et lui va rendre ses devoirs : Hoc signum magnis Regis est, eamus (3). Obéit-on autrement dans li monde, et Surtout obéit-on autrement dans les cours des princes? qu'ils aient prononcé une parole, cela suffit, on use de toute la diligence possible, et l'on s'en fait un mérite; on s'empresse, on se précipite, on vole. Or, ne serait il pas bien honteux pour nous, mes chères Sœurs, de servir notre Dieu avec moins de zèle ? ne serait-ce pas le déshonorer lui-même? et comment pourrait-il agréer une sorte d'obéissance que les maîtres de la terre ne compteraient pour rien, et dont souvent ils se tiendraient offensés?

Obéissance universelle et sans bornes, c'est-à-dire obéissance qui s'étende à tout, soit grandes, soit petites choses, soit faciles, soit difficiles, soit commodes, soit incommodes,

 

1 Jerem., XLVIII, 10. — 2 Joan., XI, 29. — 3 Offic. Epiph.

 

soit praticables, et soit en quelque manière impraticables. Car le même motif de la volonté de Dieu intimée et déclarée par l'organe du supérieur, cette même raison se trouve partout; aussi bien, selon la belle réflexion d'un des plus savants et des plus saints directeurs des âmes religieuses, aussi bien lorsqu'il faut reposer que lorsqu'il faut veiller, aussi bien lorsqu'il faut parler, que lorsqu'il faut se taire; aussi bien lorsqu'il faut cesser, que lorsqu'il faut commencer; aussi bien lorsqu'il faut prendre quelque relâche et se récréer, que lorsqu'il est question de subir une pénitence et de se mortifier. Tout cela, dis-je, marqué du même sceau, est également du ressort de l'obéissance; et vouloir y faire le moindre retranchement, vouloir user sur tout cela de restrictions, d'exceptions, d'interprétations, c'est entreprendre sur les droits de Dieu, c'est s'attirer sa haine et s'exposer à ses châtiments, ainsi qu'il s'en est expliqué lui-même, quand il nous défend de rien dérober du sacrifice qui lui doit être offert tout entier et sans réserve : Odio habens rapinam in holocausto (1). Mais ce que je retranche n'est rien en effet. Non , si vous le voulez, ce n'est rien, à le regarder en lui-même et dans sa substance ; mais, des que vous le considérerez comme faisant partie de la loi qui vous est imposée, comme enfermé dans la règle que Dieu vous a tracée, comme matière et sujet de l'obéissance que vous avez vouée, ce rien vous deviendra respectable et sacré, et vous vous efforcerez de mériter l'éloge et la récompense de ce bon serviteur de l'Evangile, à qui le maître dira : Parce que vous avez été fidèle dans les plus légères occasions, et que vous n'avez pas négligé un seul point de tout ce qui vous était marqué, entrez dans la joie du Seigneur : Quia super pauca fuisti fidelis, intra in gaudium Domini tui (2). Mais cette suite de menues observances, qui se succèdent perpétuellement les unes aux autres, est bien gênante et d'une sujétion bien importune. Il est vrai, et c'est justement en cela qu'est le mérite : voilà le joug. Prenez chaque article en particulier, vous n'y trouverez nulle peine; il n'y a que cet assemblage, que cette totalité qui coûte; et autant que vous diminuerez de ce poids, autant devez-vous perdre du prix de votre obéissance. Mais ce qu'on exige de moi m'est insupportable, je ne le puis soutenir. Hé! mes chères Sœurs, nous sommes-nous donnés à Dieu pour ne rien souffrir, pour ne nous faire nulle violence, pour ne voir en aucune

 

1 Isa., LXI, 8. — 2 Matth., XXV, 21.

 

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rencontre nos inclinations combattues et contredites? avons-nous promis une obéissance dont nous n'eussions jamais à sentir la pesanteur, et qui ne demandât de nous nul effort? Quelques difficultés que nous ayons à vaincre dans l'obéissance religieuse, y en a-t-il qui égalent celles qu'on surmonte tous les jours dans l'obéissance militaire? Quoi ! pour une couronne corruptible, pour une gloire mondaine, des gens obéissent jusqu'à l'effusion de leur sang, jusqu'au péril de leur vie 1 que leur exemple au moins nous instruise, et souvenons-nous à qui nous devons obéir et pourquoi nous devons obéir ; que c'est à Dieu que nous devons cette soumission, que le fruit de cette soumission doit être une couronne immortelle : du moment que nous aurons compris ces deux vérités, il n'y aura plus rien qui nous arrête ; car c'est ainsi que tout devient possible à l'homme obéissant : Et illi quidem ut corruptibilem coronam accipiant, nos autem incorruptam (1).

Obéissance indépendante de toute considération humaine et sans acception de personne. Je m'explique : les supérieurs qui nous conduisent peuvent être considérés en deux manières, ou comme hommes ou comme supérieurs. En tant qu'hommes, ils peuvent avoir des qualités toutes différentes : l'un peut être plus prudent, et l'autre moins éclairé ; l'un plus insinuant, et l'autre moins affable; l'un plus saint, et l'autre moins parfait. Mais en tant que supérieurs, ils ont tous le même pouvoir et la même autorité, parce qu'ils occupent tous la même place, qui est celle de Dieu. De là je puis bien, à ne les envisager que par leurs qualités personnelles, et les comparant comme hommes, estimer l'un plus que l'autre ; mais ce n'est point là ce que je dois avoir en vue quand il s'agit de leur obéir : je ne dois me les proposer alors que comme supérieurs, je ne dois avoir égard qu'à leur autorité ; et puisque cette autorité est en tous la même, je leur dois par conséquent à tous le même respect et la même obéissance. Règle admirable que nous donne le grand Apôtre : obéissez à vos maîtres ; mais prenez garde comment vous leur obéirez : car, en leur obéissant, vous ne devez pas les regarder comme des hommes, et votre principale attention doit être , au contraire, de ne chercher pas à leur plaire, ni à leur obéir comme à des hommes, mais comme à Dieu, le souverain Seigneur que vous reconnaissez dans eux, et qu'ils vous représentent : Non sicut hominibus

 

1 1 Cor., IX, 25.

 

placentes, sed ut Domino servientes (1). Suivant ce principe, à quels maîtres le christianisme nous oblige-t-il de rendre obéissance? Souvent à des maîtres vicieux, impies, libertins; à des maîtres durs, cruels,impitoyables, à des maîtres sans probité, sans équité, sans lumières, sans talents : fussent-ils mille fois encore plus déréglés et plus imparfaits, saint Paul veut qu'avec l'œil de la foi nous découvrions dans leurs personnes Jésus-Christ même et que dans leurs personnes, quels qu'ils puissent être, nous obéissions à Jésus-Christ même. Voilà, si nous sommes chrétiens, notre devoir : Domino Christo servite (2). Si donc, à plus forte raison, je suis religieux, que m'importe à qui j'obéis, et en quel examen ai-je droit là-dessus d'entrer? n'est-ce pas assez pour moi qu'un supérieur ait parlé ; et que reste-t-il autre chose que d'exécuter l'ordre que j'ai reçu, comme étant l'ordre du Seigneur? Domino servientes (3).

Telle doit être, mes très-chères Sœurs, cette obéissance d'exécution ; telle a été l'obéissance du divin Epoux que vous avez choisi. Il ne s'est pas contenté de vous faire des leçons sur une des vertus les plus nécessaires dans toutes les sociétés, il a voulu vous en donner l'exemple, et, pour renverser tous les prétextes de la nature indocile et ennemie de la gêne, pour lever tous les obstacles qu'elle formerait et qui pourraient étonner votre faiblesse, il a voulu, par son exemple, vous exciter et vous fortifier. Car, sans autre motif, il doit me suffire ici de vous mettre devant les yeux cet exemple d'un Homme-Dieu : tout Dieu qu'il était, il a obéi : et quels ont été les caractères de cette obéissance de mon Sauveur? voilà ce que je me demande à moi-même, ou pour m'instruire et m'édifier, ou pour me confondre et me condamner : reprenons, et suivez-moi.

Obéissance la plus prompte. Dès le moment de son incarnation, il s'est fait une loi inviolable d'accomplir la volonté de son Père : loi écrite pour lui à la tète du livre, c'est-à-dire loi qu'il a observée et à laquelle il s'est soumis dès le premier instant de sa vie mortelle ; se revêtant de notre chair pour obéir à la volonté de son Père, se chargeant de toutes nos infirmités pour obéir à la volonté de son Père, se faisant la victime de notre salut pour obéir à la volonté de son Père : car c'est ainsi qu'il s'en est expliqué par son prophète : In capite libri scriptum est de me ut facerem, Deus, voluntatem tuam (4). Obéissance la plus universelle et la plus

 

1 Ephes., VI, 6. — 2 Coloss., III, 24. — 3 Rom., XII, 11. — 4 Psal., XXXIX, 8.

 

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complète. Comme il était venu , non pour détruire la loi, mais pour l'établir, avec quelle exactitude ne l'a-t-il pas gardée? en a-t-il omis une lettre? Iota unum non prœteribit a lege (1). Mais encore quelle était à son égard cette loi qu'il a remplie dans toute son étendue ? à quoi rengageait-elle, et jusqu'à quel point s'est-il fait obéissant? Ah! met chères Sœurs, plaignons-nous de la rigueur de nos observances, et prévalons-nous de dispenses imaginaires et prétendues, lorsque nous voyons notre Dieu obéir jusques à prendre la forme d'un esclave, obéir jusqu'à la mort de la croix : Factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis (2). Enfin, obéissance sans distinction de personnes, et sans attention à leurs bonnes ou à leurs mauvaises qualités, à leurs perfections ou à leurs défauts, à leurs vertus ou à leurs vices. Il s'est soumis à Marie toute sainte, et il s'est soumis à Hérode, le plus impie et le plus barbare des hommes; il s'est soumis a Joseph, simple artisan, mais du reste plein de religion et de mérites; il s'est soumis a Auguste, empereur de Rome, mais idolâtre et païen ; que dis-je? n'a-t-il pas obéi aux juges qui li! condamnaient, aux soldats qui l'outrageaient, aux bourreaux qui le crucifiaient? Quel modèle pour nous, mes chères Sœurs! étudions-le, méditons-le souvent, et, par une utile comparaison, apprenons ce que nous devons faire, et humilions-nous de ne l'avoir pas encore assez fait jusqu'à présent.

Grâces à la Providence, qui veille spécialement sur cette maison, je sais que la règle y est en vigueur, et que l'obéissance s'y maintient. Je sais qu'il ne s'y trouve point de ces âmes inflexibles qu'on ne peut plier, et qui n'ont de l'état religieux que la clôture et que l'habit Je le sais, et vous ne pouvez trop bénir le ciel de n'avoir point au milieu de vous de ces scandales qui causent tant de désordres dans les communautés; esprits intraitables, que des supérieurs sont quelquefois obligés d'abandonner a eux-mêmes, parce qu'ils ne peuvent rien obtenir d'eux, ni les réduire à rien. Non, mes chères Sœurs, vous n'avez point de tels objets devant les yeux, et, si je l'ose dire, vous n'êtes point infectées de cette contagion. Mais après tout, dans les maisons mêmes où se conserve toujours un certain fonds de régularité, l'obéissance, en mille occasions et en mille sujets particuliers, ne laisse pas de recevoir bien des atteintes. On obéit, mais lentement : de tout ce qu'on fait et qu'on doit faire, on ne fait rien dans le temps précis, on ne fait

 

1 Matth., V, 18. — 2 Philip., II, 8.

 

rien qu'a l'extrémité, on ne fait rien que lorsqu'il n'y a plus à reculer ni à remettre. Une fille est la dernière à tout; et si l'on voulait se conformer à ses heures, il faudrait changer toute la discipline religieuse, et en former une nouvelle : encore ne s'y rendrait-elle pas plus assidue et plus diligente ; et c'est assez qu'une chose soit de la règle et du devoir de l'obéissance, pour qu'elle y apporte des retardements infinis, et qu'elle diffère toujours à s'en acquitter. On obéit, mais imparfaitement; on ne fait qu'à demi ce qui est prescrit. On veut bien s'assujettir à telle et telle pratique, maison néglige cette autre, parce qu'elle paraît trop légère, et qu'elle est bonne, dit-on, pour des commençantes et pour des novices. On veut bien accepter tel et tel emploi où l'on n'est pas destiné, et cet autre où l'obéissance nous destine, c'est justement celui dont on s'excuse, parce qu'on prétend qu'il est trop pénible et trop fatigant : parce qu'on se persuade que la santé y sera intéressée, et qu'on n'en pourra soutenir le travail; parce qu'on se figure, chacun selon son idée, mille causes de refus qu'on est éloquente exagérer et à faire voir. De là tant d'allées et de venues, tant de remontrances à une supérieure, qui se voit enfin comme obligée de se rendre, et de céder à l'importunité de ces longues et ennuyeuses représentations. On obéit, mais pourquoi ? C'est qu'on estime cette supérieure, c'est qu'on lui est plus étroitement attachée, c'est qu'on lui trouve un air et des manières qui la font goûter davantage, et qui plaisent; c'est qu'elle a des dispositions naturelles, une habileté, une sagesse, des talents qui préviennent en sa faveur, et qui lui attirent la confiance. Une autre n'est pas pourvue des mêmes dons, et l'on ne découvre dans elle qu'un mérite très-borné; on la méprise intérieurement, et ce mépris de la personne porte au mépris de ses ordres : comme si c'était aux personnes qu'on doit obéir, et non pas à Dieu dans les personnes, de quelques vertus qu'elles soient douées ou quelques défauts qu'on y puisse remarquer. Obéissons, mes chères Sœurs, mais obéissons religieusement,c'est-à-dire obéissons pour Dieu et en vue de Dieu. Dès que vous aurez cette vue de Dieu, il vous sera indifférent d'obéir à celle-ci ou à celle-là; et de même qu'en matière de foi nous ne devons être précisément, ni à Pierre, ni à Paul, mais à Jésus-Christ ; ainsi, en matière d'obéissance, vous ne ferez nul discernement des supérieures; vous les écouterez toutes avec la même docilité ; vous exécuterez ce qu'elles vous ordonneront avec

 

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la même exactitude ; et, sans vous contenter de l'obéissance d'action, vous y ajouterez l'obéissance de volonté, dont j'ai à vous entretenir dans la seconde partie.

DEUXIÈME   PARTIE.

 

C'était pour la consolation des apôtres, et pour leur inspirer des sentiments dignes de leur ministère et conformes à la sainteté de leur vocation, que le Fils de Dieu leur disait qu'il ne les regarderait point désormais comme des esclaves, ni comme des serviteurs, mais comme des amis : Jam non dicam vos servos, vos autem dixi amicos (1). Et c'est pour rechercher l'obéissance et pour la sanctifier que vous ne devez pas seulement, mes très-chères Sœurs, vous considérer comme servantes de Dieu, pas même seulement comme amies de Dieu, mais comme enfants de Dieu ; qualité commune à tous les chrétiens unis au corps mystique du Sauveur, et adoptés de Dieu par la grâce du baptême : mais qualité spécialement attribuée aux personnes religieuses, que des nœuds encore plus étroits attachent à Jésus-Christ, et qui n'ayant plus sur la terre, à proprement parler, ni pères, ni mères, ni parents, ni familles, puisqu'elles y ont renoncé, peuvent dire avec un droit particulier, et dans le même esprit que le séraphique François d'Assise : Notre Père, qui êtes dans les cieux : Pater noster, qui es in cœlis. Or, s'il est vrai que Dieu est singulièrement votre père, et que vous êtes singulièrement les enfants de Dieu, il s'ensuit que vous devez donc à Dieu une obéissance toute filiale, je veux dire une obéissance du cœur, une obéissance de la volonté, qui, jointe à l'obéissance de l'action et aux œuvres, les anime et les vivifie.

Car ne vous y trompez pas, je vous prie, et gardez-vous d'une des plus dangereuses illusions où vous puissiez tomber, en vous persuadant que d'agir, c'est obéir. Nous pouvons encore raisonner ici de l'obéissance comme de la foi. Si je me flatte d'avoir la foi dans le cœur, et que dans la pratique je n'en aie pas les œuvres, l'apôtre saint Jacques m'annonce que cette foi oisive et stérile n'est qu'une foi morte; et si je pense être obéissant dans la disposition intérieure de l'âme, et que dans l'effet je laisse des ordres que je reçois sans les accomplir, mon obéissance n'est qu'un fantôme qui s'évanouit de lui-même, et n'a rien de solide. Principe universellement reconnu parmi les Pères et les maîtres de la vie spirituelle. Mais, par une règle toute contraire et par un autre

 

1 Joan., XV, 15.

 

principe tout opposé, de même aussi que les œuvres ordonnées parla foi, mais faites sans l'esprit de la foi, ne sont plus dès lors des œuvres de foi, ni des vertus chrétiennes ; ainsi tout ce que je puis faire de conforme à l'obéissance, mais sans l'esprit d'obéissance et sans la soumission de ma volonté, ne doit point être réputé pour obéissance , et n'est devant Dieu de nulle valeur. C'est la lettre, c'est le corps de l'obéissance ; mais , selon saint Paul, la lettre tue : Littera occidit (1) ; et ce corps n'est qu'un cadavre , si l'âme ne lui donne la vie : Spiritus autem vivificat (2).

Disons autrement, mes chères Sœurs : c'est obéissance ,• si vous le voulez, mais une obéissance d'esclave. Or je vous ai déjà fait entendre, et ce serait bien dégénérer de la dignité de votre état si vous ne le compreniez pas, que l'obéissance religieuse est l'obéissance des enfants. Dans l'une, la volonté n'a point de part; et dès là ce n'est plus une vertu ; mais une servitude, mais un esclavage dont Dieu ne vous peut savoir aucun gré : et dans l'autre , c'est la volonté qui domine , non pas en s'élevant, mais en s'abaissant, mais en s'immolant et se sacrifiant : sacrifice plus agréable à Dieu que tous les sacrifices de l'ancienne loi : car, dans les sacrifices de l'ancienne loi, remarque saint Grégoire , on n'offrait à Dieu qu'une chair étrangère, au lieu que, par le sacrifice de l'obéissance religieuse, c'est ce qu'il y a dans l'homme de plus noble qu'on présente à Dieu, puisque c'est le cœur et la propre volonté : Per victimas aliena caro, per obedientiam voluntas propria mactatur.

Vérités importantes, mes très-chères Sœurs, vérités d'où je tire des conséquences qui demandent toutes vos réflexions, et qui sont autant de maximes fondamentales pour la conduite de votre vie. Les voici réduites en quelques articles plus essentiels. Ecoutez-les : vous n'y trouverez rien d'outré, et qui ne vous paraisse solidement établi.

De là donc, première conséquence , il s'ensuit que je dois trembler', quand un supérieur m'ordonne des choses selon mon inclination et selon mon goût: pourquoi? parce que je dois craindre alors que ma volonté ne soit pas sacrifiée, et que le fruit de mon obéissance ne soit perdu pour moi. Mais, dites-vous, ce qu'on me commande étant selon mon goût et mon inclination , je l'embrasse avec plaisir, je m'y porte avec plus d'ardeur, et j'ai certainement l'obéissance de volonté. Il est vrai ; mais ce

 

1 2 Cor., III, 6. — 2 Ibid.

 

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n'est pas en ce sens que l'obéissance de volonté est une obéissance religieuse et méritoire : c'est dans un sens tout différent, et concevez, s'il vous plaît, ma pensée. Quand on me demande une obéissance de volonté, on me demande une obéissance où ma volonté acquiesce à la volonté de mon supérieur , et non pas à mes propres désirs ; on me demande une obéissance où ma volonté s'affectionne à ce que veut mon supérieur, précisément parce qu'il le veut, et non point parce que je le veux moi-même d'ailleurs, et que le commandement qu'il me fait s'accommode à mon penchant naturel et à mes desseins. Car, si ce penchant naturel, si cette inclination et ce goût étaient le principal motif de mon obéissance, ce ne sérail plus la volonté de mon supérieur ni la volonté de Dieu que je ferais, mais la mienne. Or vous voyez néanmoins combien il est aisé que ce soit ce penchant, que ce soit cette inclination , ce goût qui me détermine et qui m'engage, quand il se trouve en effet dans l'exercice auquel on m'applique, et dans l'observance particulière dont on me charge.

De là , seconde conséquence , il s'ensuit que je dois me réjouir selon Dieu et en Dieu, quand il arrive qu'un supérieur, sans examiner dans les vues qu'il a sur moi, si elles m'agréeront ou si elles ne m'agréeront pas, mais comptant sur mon obéissance et ma docilité , m'emploie à des fonctions qui me mortifient, qui me gênent, et à quoi répugnent tous les sentiments de la nature. La raison en est évidente. : car c'est alors que le sacrifice de ma volonté, si je me soumets intérieurement et de bonne lui, est beaucoup plus certain, beaucoup plus pur, beaucoup plus excellent : plus certain, parce qu'il ne peut être sujet à mille illusions de l'amour de moi-même, puisque je me renonce moi-même ; plus pur, parce qu'il n'y entre rien d'humain, et qu'au contraire tout ce qu'il y a d'humain dans mon cœur y est contredit ; plus excellent, parce qu'il me coûte davantage et que je me fais plus de violence. A chaque pas il faut un nouvel effort, et tout acte, tout effort nouveau ajoute sans cesse un nouveau mérite. Les martyrs n'ont donné leur vie qu'une fois, et la mort dans un moment a l'un leur peine et commencé leur éternelle béatitude : mais dans la conjoncture où je suppose Pâme religieuse et obéissante, son martyre est continuel. On ne vit plus longtemps que pour avoir à se combattre soi-même, et à se vaincre plus longtemps et plus souvent. Que de triomphes, et que de couronnes! Or est-il rien, mes chères Sœurs, que nous devions souhaiter avec plus d'ardeur, que d'avoir ainsi occasion de grossir notre trésor pour l'éternité? De sorte que, dans la comparaison et dans le choix un religieux qui n'aurait égard qu'à ses intérêts personnels, devrait préférer un supérieur qui le contrarie, un supérieur qui l'éprouve et qui l'exerce, un supérieur ferme et sévère, à un autre plus modéré et plus indulgent. Cette morale est bien parfaite, je l'avoue, mais elle est fondée sur les principes de la sagesse de l'Evangile ; et c'est cette sagesse que je dois prêcher à des âmes que leur état appelle à la plus haute perfection.

De là, troisième conséquence, il s'ensuit qu'une des plus grossières erreurs dans les personnes religieuses est de croire qu'elles pratiquent l'obéissance, lorsque, par elles-mêmes ou par d'autres, par des sollicitations et des poursuites ouvertes, ou par des intrigues secrètes et des ressorts cachés, elles travaillent à gagner une supérieure, et qu'après mille mouvements, elles l'amènent enfin à ce qu'elles veulent. Abus, dit saint Bernard : ce n'est pas vous, qui obéissez à cette supérieure, c'est cette supérieure qui vous obéit : comment cela? parce que ce n'est pas vous qui suivez la volonté de cette supérieure, mais cette supérieure qui suit la vôtre. Vous en répondrez l'une et l'autre à Dieu : vous, d'avoir si fortement pressé, et peut-être si adroitement engagé votre supérieure; et elle, de n'avoir pas eu plus de vigilance et plus de fermeté. Mais si je me suis procuré de sa part tel emploi, direz-vous, c'est que je m'y sentais plus de disposition, c'est que j'espérais y mieux réussir ; et en effet, le succès répond assez à mes espérances. Tant de succès qu'il vous plaira : ce n'est point ce que Dieu voulait de vous. Ce succès, dans le fond, lui importe peu et il ne le demande pas absolument ; mais ce qui lui importe, c'est que sa volonté soit faite, et que la vôtre lui soit en tout subordonnée : voilà ce qui l'honore, voilà l'hommage dont il est jaloux ; car voilà en quoi paraît son suprême domaine, et par où vous le devez glorifier comme souverain Maître. Du reste, que vous réussissiez ou que vous ne réussissiez pas, c'est un soin dont il vous décharge en quelque sorte, et qu'il faut abandonner à sa providence. Faites ce qui dépend de votre travail, de votre application, de votre fidélité; cela suffit. Mais ce que j'ai entrepris est une œuvre sainte. Point de sainteté qui ne soit réglée par la volonté de Dieu , et par la volonté de

 

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ceux qui nous tiennent la place de Dieu : c'est une œuvre sainte ; mais il y aurait encore pour vous quelque chose de plus saint, et ce serait de renoncer à vos volontés même les plus saintes en apparence, dès qu'il s'agit de la volonté du Seigneur et de celle de vos supérieurs. Qu'y a-t-il de plus saint que le sacrifice? cependant sans l'obéissance, le sacrifice perd aux yeux de Dieu tout son mérite, et devient une abomination. Allez, répondit le Prophète à Saül, en le rejetant, toutes vos victimes sont réprouvées du ciel. Avant que de les offrir, et plutôt que de les offrir, il fallait obéir : Melior est obedientia quam victimœ (1).

Obéissance de volonté, dont nous avons le plus parfait modèle dans la personne de notre adorable Maître. S'il est descendu de sa gloire, et s'il a vécu parmi nous, c'est qu'il l'a voulu : Deus meus, volui (2); mais pourquoi l'a-t-il voulu? parce que son Père le voulait. Car je ne suis pas venu, disait-il, pour faire ma volonté, mais la volonté de mon Père qui m'a envoyé : Descendi de cœlo, non ut faciam voluntatem meam, sed voluntatem ejus qui misit me (3). Toutefois la volonté de cet Homme-Dieu était toute sainte ; mais c'est pour cela même qu'elle ne devait jamais être séparée de la volonté de son Père. Nous l'avons voulu comme lui, mes chères Sœurs ; c'est-à-dire nous avons dit, en entrant dans la religion, ce qu'il dit en entrant dans le monde : Deus meus volui : Ordonnez, mon Dieu, ou immédiatement par vous-même, ou par l'organe de vos ministres et de vos substituts ; je recevrai toujours vos ordres avec soumission, et j'y attacherai mon cœur. Oui, nous l'avons dit ; mais combien de vous l'ont peut-être bientôt oublié ? combien n'y ont plus pensé? combien clans la pratique l'ont rétracté ? combien se sont accoutumées à faire leur volonté, et à vouloir qu'on fît leur volonté? Au lieu de dire à une supérieure, dans un plein abandonnement d'elles-mêmes : Que voulez-vous que je fasse ? Quid me vis facere (4)? combien l'ont réduite à leur dire, par une condescendance forcée : Puisque rien ne vous contente, expliquez-vous donc, et marquez-moi comment vous prétendez que je me comporte à votre égard? Quid tibi vis faciam (5) ?

Quoi qu'il en soit, mes chères Sœurs, comme il n'est rien de plus héroïque ni de plus grand devant Dieu qu'un entier assujettissement de la volonté, aussi n'est-il rien communément

 

1 1 Reg., XV, 22. — 2 Psal., XXXIX, 9. — 3 Joan., VI, 38. — 4 Act., IX, 6. — 5 Luc , XVIII, 41.

 

de plus rare. Car qu'est-ce souvent que notre obéissance ? faisons-en dans le fond de notre âme l'humble confession. Ce que c'est? une obéissance de politique, une obéissance de respect humain, une obéissance de contrainte, une obéissance d'habitude, une obéissance d'artifice, ou d'une espèce de violence. Vous me pardonnerez toutes ces expressions ; et, sans vous scandaliser des termes, vous vous arrêterez aux choses qu'ils expriment, et vous vous appliquerez ou à les corriger, ou à vous en préserver. Obéissance de politique : on veut être en grâce auprès des supérieurs et des supérieures; on veut par là s'établir dans un certain crédit ; on a ses vues pour l'avenir, on a ses intérêts à ménager : et c'est pour cela qu'on se rend si souple, si flexible, et que, passant même les bornes d'une dépendance raisonnable, on va jusqu'à la flatterie et à la servitude. Obéissance de respect humain : on ne veut pas se distinguer des autres, ni faire parler de soi clans une maison ; on est bien aise de s'y conserver la réputation de fille régulière et sage ; et dans cet esprit on garde tous les dehors de l'obéissance, sans en avoir les sentiments. Obéissance de contrainte : on n'aime pas à recevoir des avis, et l'on est sensible aux répréhensions, on les craint, et l'on se captive pour les éviter ; c'est-à-dire, mes chères Sœurs, qu'on se réduit à l'obéissance la plus indigne de vous, et selon le monde, et selon la religion. Selon le monde, (car je puis ici vous rappeler les idées mêmes du monde) : hé quoi ! étiez-vous donc nées pour vous avilir de la sorte, et pour vous abaisser jusqu'au rang des serviteurs que la crainte fait obéir? Selon la religion : malgré les engagements qui vous y attachent, n'est-ce pas un état de liberté, je dis de la sainte liberté de l'Evangile? et si vous êtes liées, n'est-ce pas, comme saint Paul, dans le Seigneur, et par amour pour le Seigneur? Vinctus in Domino (1). Obéissance d'artifice : on a des patrons qu'on interpose, on a des raisons ou des prétextes spécieux dont on s'autorise, on a des manières insinuantes, des déférences et des soumissions étudiées : tout cela, pourquoi? pour obéir, à ce qu'il paraît ; mais réellement et dans la vérité, pour faire tout ce qu'on veut, et ne rien faire de tout ce qu'on ne veut pas et qu'on devrait vouloir. Enfin, obéissance que je traite de violence, et qui l'est en effet : il y a quelquefois de ces esprits hauts et obstinés, sujets aux éclats dans une communauté, et devenus redoutables, si je l'ose dire, aux supérieurs,

 

1 Ephes., IV, 1.

 

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qui, par sagesse, les épargnent et s'accommodent, pour ne les pas choquer, à toutes leurs idées. Ils sont disposés à obéir, ou ils se vantent de l'être ; mais à cette condition, qu'on ne leur imposera point d'autre loi que celle qu'ils auront eux-mêmes dictée.

Concevons mieux, mes chères Sœurs, le devoir de l'obéissance. Le Prophète disait : Si vous Cherchez le Seigneur, cherchez-le véritablement : Si quœritis, quœrite  (1) ; et moi je vous dis : Si vous obéissez, obéissez religieusement. Que le Seigneur, qui vous a rassemblées dans sa sainte maison, vous donne à toutes un même esprit pour l'honorer, et pour exécuter ses ordres d'un grand cœur et d'une pleine volonté : Dei nobis cor unum ut colatis eum, et faciatis voluntatem ejus corde magno et animo volenti (2). Ayez la consolation de pouvoir vous rendre le même témoignage que Jésus-Christ se rendait : Je fais toujours ce qui plaît à mon Père et à mon Dieu : Quœ placita sunt ei, facio semper (3) ; il ne tient qu'a vous, et c'est un des plus grands avantages de la profession religieuse. Depuis le matin jusqu'au soir, toutes vos actions sont réglées par l'obéissance ; il n'y en a pas une qui ne soit marquée du sceau de la volonté de Dieu : de sorte que vous n'avez pas un moment dont vous puissiez disposer selon votre volonté propre. Si quelquefois elle se révolte, si elle murmure, répondez-vous à vous-mêmes: N'ai-je fait vœu d'obéir que pour vivre et pour agir en tout à mon gré? Fallait-il un vœu pour cela; et si mon vœu se bornait à cela, en quoi serait-il saint? Que la propre volonté cesse, dit saint Bernard, et qu'on y substitue ta volonté de Dieu, il n'y aura plus d'enfer, parce qu'il n'y aura plus de péché. Cette volonté propre, poursuit le même Père, est un mal bien pernicieux, puisqu'il enlève même à nos bonnes œuvres leur mérite et leur boute : Grande malum propria voluntas, qua fit ni bona tua non sint tibi bona. Au contraire, l'obéissance relève tout, sanctifie tout, perfectionne tout; j'entends une obéissance, non-seulement d'action et de volonté, mais de jugement, ainsi qu'il me reste à vous l'expliquer dans la troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

C'est la dernière ressource de la nature, Quand l'esprit de religion est assez puissant pour nous faire sacrifier notre volonté, de se réserver au moins le pouvoir de raisonner et d juger. La volonté embrasse avec respect

 

1 Isa., XXI, 12. — 2 2 Mach., 1, 3. — 3 Joan., VIII, 29.

 

les ordres qui nous sont légitimement et juridiquement intimés : elle les accepte et s'y soumet, et voilà son sacrifice. Mais la nature n'est pas encore, par ce sacrifice, quelque généreux qu'il puisse être, tout à fait détruite ; elle a comme un asile où elle se retranche, et c'est l'entendement. De là, de cette partie supérieure de l'âme, elle prononce ses arrêts et elle donne ses décisions. On examine la conduite des supérieurs ; et, selon les idées particulières qu'on s'en forme, on les approuve ou on les condamne. Si l'on se fait une prudence et un devoir de n'en rien témoigner au dehors, on n'en pense pas moins dans l'intérieur ; et si la langue se tait, l'esprit n'en devient que plus fécond en réflexions dont il aime à s'entretenir. Combien même ne peuvent se réduire à ce silence? on parle, on blâme, on murmure; on y trouve un vain soulagement : et, ce qu'il y a de plus déplorable, on croit souvent y trouver, du moins y chercher, la gloire de Dieu et l'intérêt de la communauté. Or, mes chères Sœurs, l'obéissance a un dernier sacrifice à faire, et c'est d'arrêter tous ces jugements de l'esprit, déteindre toutes ses lumières, et de lui ôter la faculté de voir; de ne lui permettre nul usage de sa raison, que pour se soumettre à la raison du supérieur, estimant que tout ce qu'il ordonne est bien ordonné, et que tout ce qu'il défend est bien défendu. Voilà jusqu'où cette obéissance, tant recommandée dans l'état religieux, doit monter, et sans cela elle ne peut être une obéissance parfaite.

Car, comme je vous l'ai déjà fait remarquer, la perfection de l'obéissance demande que tout l'homme soit soumis à Dieu. Or, ce qu'il y a dans l'homme de plus excellent, c'est la raison, c'est l'esprit. Par conséquent ne pas assujettir l'esprit, c'est ne pas assujettir tout l'homme, mais refuser à Dieu ce qu'il y a de meilleur dans la victime qui lui est offerte. Je conviens que le sacrifice de la volonté est un vrai sacrifice et un grand sacrifice ; mais après tout, si vous n'y ajoutez le sacrifice de l'entendement, qui en est la consommation, votre sacrifice ne peut être cet holocauste que Dieu attend de vous. Dans les sacrifices ordinaires de l'ancienne loi, une portion de l'hostie était consumée , et l'autre réservée aux prêtres ; mais dans l'holocauste, point de partage : tout passait par le feu, et la destruction était entière. Belle image de l'âme parfaitement obéissante ! Victime toute dévouée au Seigneur qui l’a choisie et qu'elle a choisi elle-même, elle

 

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ne laisse rien échapper au sacré feu qui la brûle. Sa charité ne se prescrit point de terme ; et tant qu'il lui reste quelque nouvelle offrande à présenter, elle ne peut être contente qu'elle ne l'ait portée à l'autel.

Expliquons-nous, mes chères Sœurs, et parlons plus simplement : je prétends que cette soumission et cette obéissance du jugement est d'une telle nécessité, que sans cela toute autre obéissance, soit celle de l'action, soit celle de la volonté, ne peut se soutenir ; et la preuve en est sensible. Car je vous l'ai dit, l'obéissance de l'action doit être prompte, doit être exacte, doit être universelle. Or le moyen que j'obéisse avec cette promptitude, avec cette exactitude, avec cette plénitude, tandis que mon esprit se soulève contre le commandement qu'on me fait ; tandis que je désapprouve, et conséquemment que je méprise celui qui me le fait ; tandis que je demeure persuadé qu'il se trompe dans ses vues, et que ses mesures ne sont pas justes, que ses intentions ne sont pas droites, qu'il agit, ou par prévention, ou par passion, ou par défaut de connaissance et sans réflexion ? L'obéissance de la volonté doit être une obéissance filiale et affectueuse. Or, comment mon cœur s'affectionnera-t-il à ce qui me paraît mal conçu , mal imaginé, mal disposé ; à ce qui me blesse et qui me choque ; à ce que je traite secrètement d'injustice, de mauvaise foi, de témérité, d'imprudence, de faiblesse ; à ce qui excite ou mes plaintes, ou mes railleries ? Dès là donc que chacun dans une maison se donnera la liberté d'appeler en quelque manière les supérieurs à son tribunal, de leur demander compte de leur conduite, de dire, comme le serpent disait à Eve : Cur prœcepit (1) ? Pourquoi cet ordre? pourquoi cette défense? dès que chacun s'attribuera le droit de censurer tout ce qui ne lui plaira pas, et de s'attacher là-dessus à ses sentiments, il ne peut plus y avoir de véritable obéissance.

Mais quoi ! faut-il que l'obéissance soit aveugle? Appliquez-vous, mes chères Sœurs : je vais vous répondre, et vous développer un des plus beaux mystères de la vie spirituelle et de la sainteté religieuse : le voici. C'est qu'en effet la vraie obéissance est aveugle ; mais d'ailleurs qu'elle est dans son aveuglement plus éclairée, plus droite, plus sûre que toute la sagesse de l'esprit humain , quelque clairvoyant qu'il puisse être ou qu'il se flatte d'être. Je reprends, et je le répète : oui, elle est

 

1 Genes., III, 1.

 

aveugle, cette sainte obéissance. Aveugle comme celle d'Abraham, lorsque, sans égard à la parole de Dieu, qui lui promettait de multiplier sa race par Isaac, et sans entrer dans la moindre défiance touchant la vérité de cette promesse, il se mit en devoir d'immoler ce fils unique sur qui il comptait, espérant contre toute raison d'espérer : Contra spem in spem credidit (1). Aveugle comme celle de saint Paul, lorsque Dieu, sans lui déclarer autrement ses volontés, se contenta de l'envoyer à Damas, où il apprendrait ce qu'il aurait à faire : Ingredere civitatem, et ibi dicetur tibi quid te oporteat facere (2). Aveugle comme celle de ces soldats que le centenier de l'Evangile tenait sous son pouvoir, disant à l'un : Marchez, et il marchait ; à l'autre : Venez, et il venait : Dico huic: Vade, et vadit ; alii : Veni, et venit (3). Aveugle pour n'exiger jamais d'un supérieur aucune justification; pour ne s'engager jamais avec lui dans aucune recherche, dans aucune discussion, dans aucun éclaircissement; pour ne savoir que ces deux choses essentielles, l'ordre qui est porté, et l'obligation de l'accomplir. Non pas qu'en certaines conjonctures elle ne puisse découvrir ce qu'elle pense et le représenter, pourvu que ce soit avec humilité, avec simplicité, avec docilité. Voilà, dis-je, en quoi consiste cette obéissance aveugle dont les Pères nous font tant d'éloges, .et dont le mérite devant Dieu est si relevé.

Cependant, mes chères Sœurs, admirez-en l'avantage inestimable. Car autant qu'elle est aveugle d'une part, autant de l'autre est-elle éclairée. C'est cette lumière dont parle saint Pierre dans sa seconde Epître : Habemus firmiorem propheticam sermonem, cui benefacitis attendentes, quasi lucernœ lucenti in caliginoso loco (4). Vous avez les prophètes, vous avez les oracles de l'obéissance, mille fois plus assurés que toutes vos vues. Arrêtez-vous là ; et si ce n'est encore qu'une lueur obscure et ténébreuse, elle vous conduira mieux néanmoins que toutes vos connaissances propres et tous vos raisonnements. En effet, il en est toujours ici, par proportion, de l'obéissance comme de la foi. Point de conduite plus sage ni plus sûre pour tout homme chrétien, que la conduite de la foi; et point de voie plus courte ni plus droite pour tout religieux, que la voie de l'obéissance. En la suivant je ne m'égare jamais, parce que je suis dans la voie où Dieu veut que je marche. Mon supérieur peut se tromper en

 

1 Rom., IV, 18. — 2 Act., IX, 7. — 3 Matth., VIII, 9. — 4 2 Petr.,  I, 19.

 

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ce qu'il me commande, ou du moins peut toujours craindre de s'y tromper : mais moi je suis certain de ne nie point tromper en l'exécutant, parce que Dieu veut que j'obéisse à ce qui m'est commandé. De se tromper ou de ne se pas tromper dans la disposition que mon supérieur fait de moi, c'est un soin qui le regarde, c'est sou affaire : mais la mienne est de faire ponctuellement ce qu'il m'enjoint, dès que je n' y vois rien qui me paraisse évidemment criminel. Il est chargé de tout le reste ; mais moi j'en suis quitte, et je ne réponds de rien autre chose que de ma soumission. S'il agit imprudemment dans les desseins qu'il forme et dans les mesures qu'il prend, j'agis prudemment dam l'obéissance que je lui rends : et si le succès n'est pas tel qu'il l'espérait, il est toujours tel pour moi que je le dois désirer; savoir, de contenter Dieu, et d'en recevoir un jour la récompense.

Il y a plus, mes chères Sœurs : car comme Dieu dispense ses lumières et partage ses grâces selon les divers ministères où il nous emploie, on peut dire qu'il éclaire plus abondamment ceux qui doivent éclairer les autres et les gouverner ; qu'il les inspire et qu'il les conduit lui-même. Ainsi, en agissant selon leurs vues, j'agis selon les vues de Dieu, je suis dirigé dans toutes mes démarches par la lumière de Dieu, je me mets à couvert de tous les égarements et de toutes les illusions de mon propre sens, et je me trouve en assurance contre tant d'écueils où il lui est si ordinaire d'échouer, lorsqu'il n'a point d'autre guide que ses idées toujours incertaines et trompeuses. Solide sagesse de l’âme obéissante! Fut-elle d'ailleurs dépourvue de tous les dons naturels et de tous les trésors de la science, fût-ce de tous les génies le plus  petit et le plus borné, en se laissant conduire, elle est mille fois moins exposée à s'écarter du chemin et à se perdre, que ces prétendus esprits forts qui se confient en eux-mêmes, et qui se prévalent de leur vaine suffisance. Ne le voyons-nous pas tous les jours? telle âme simple et peu pénétrante vit des quarante et des cinquante années dans une communauté sans aucun reproche. Elle est toujours discrète dans ses paroles, toujours circonspecte dans ses actions, toujours du bon parti : pourquoi ?  parce que c'est une âme soumise, qui ne s'ingère en rien, qui ne dispute sur rien, qui ne prend jamais d'autres sentiments que ceux de ses supérieurs, qui ne suit point d'autre route que celle qu'ils lui ont marquée. Mais si c'était une de ces âmes présomptueuses qui, de leur autorité privée, se font arbitres de tout, car il n'y en a que trop de ce caractère jusque dans les plus saintes sociétés ; si c'était une de ces âmes orgueilleuses qui ne croient pas qu'il y ait rien de bien, à moins qu'elles n'y aient eu part, et que ce ne soit par leur conseil qu'on l'ait entrepris; que lui serait-il cent fois arrivé, et que lui arriverait-il en cent autres rencontres? ce qui arrive à ces esprits si habiles et si jaloux de leur fausse habileté. A les entendre parler et décider, ce sont les sages d'une maison : mais dans la pratique, ce sont les plus inconsidérés et les plus déréglés : mille fautes leur échappent qui font pitié, et qui vérifient le mot de l'Ecriture, que Dieu confond les superbes, et qu'il renverse leurs projets : Dispersit superbos mente cordis sui (1).

Mais enfin peut-on s'empêcher d'apercevoir les erreurs d'un supérieur, ou d'une supérieure, lorsqu'elles sont sensibles et qu'elles frappent les yeux? Voilà, mes chères Sœurs, ce que vous pouvez m'opposer de plus apparent; mais comprenez la réponse que je vous fais; car je vous demande, moi, quelle preuve si certaine vous avez que ce supérieur se trompe, ou que cette supérieure est dans l'erreur. J'en juge, dites-vous, par ce que je vois : mais ce que vous voyez est-il toujours suffisant pour en bien juger? Vous voyez les dehors, mais voyez-vous le fond ? Dans le même fait, et par rapport au même fait, combien y a-t-il de choses que vous ne savez pas, et dont une supérieure est instruite ? Est-elle obligée de vous en instruire vous-mêmes, et souvent, au contraire, n'est-elle pas obligée de les tenir secrètes et de vous les cacher? Or, parce qu'elle en est instruite, elle n'ordonne rien qui ne soit très à propos; et vous, qui ne les savez pas, vous la condamnez très-injustement, et vous êtes inexcusables, quelque spécieuses que soient vos raisons, de ne pas faire cette réflexion, qu'il peut y en avoir d'autres plus importantes encore dont vous n'êtes pas informées, et qui changent tout l'état de l'affaire.

Ah ! mes chères Sœurs , que cette réflexion bien faite et cette règle bien suivie arrêterait de jugements précipités , de discours mal fondés, de bruits et de mouvements qui troublent la paix des communautés ! Les supérieures en souffrent, et ce n'est pas là sans doute pour elles une petite croix : mais leur consolation doit être dans le témoignage de leur conscience, et dans la promesse que Dieu leur a faite de

 

1 Luc, 1, 51.

 

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prendre leur cause en main, parce que c'est sa propre cause. Car elles peuvent dire ce que disaient les conducteurs du peuple juif à cette nation opiniâtre et rebelle : Ce n'est pas contre nous que se tournent vos murmures, mais contre le Seigneur même, qui nous a mis à votre tête : Nec contra nos est mur mur vestrum, sed contra Dominum (1). C'est votre juge et le nôtre ; et puisque les outrages que nous recevons de vous retombent sur lui, craignez son juste ressentiment et ses vengeances.

Daigne le ciel en préserver cette maison , et y maintenir toujours l'ordre, en y maintenant l'obéissance ! C'est par son obéissance que Jésus-Christ nous a sauvés, et c'est par notre obéissance que nous nous sanctifierons et que nous nous sauverons. Non , ce n'est point précisément aux miracles du Fils de Dieu, ce n'est point précisément à ses prédications, ni aux autres actions de sa vie les plus éclatantes, que nous sommes redevables de notre salut, mais à son obéissance et à sa mort. Ainsi, mes chères Sœurs, ce ne sera point absolument par les austérités que nous parviendrons à la perfection religieuse, ce ne sera point par les jeûnes et par les veilles, ce ne sera pas même par la prière ni par tous les autres exercices de piété, mais par l'obéissance répandue en tout cela ; ou ce sera, si vous voulez, par tout cela, mais autant qu'il se trouvera conforme à l'obéissance, et réglé selon l'esprit de l'obéissance. Tout cela, hors de l'obéissance, n'est rien devant Dieu ; tout cela, contre l'obéissance , est rejeté de Dieu. Attachons-nous donc à une vertu qui doit être le principe de toutes nos vertus, qui en doit être la perfection, et qui, par une humble dépendance, nous fera mériter le royaume éternel que je vous souhaite, etc.

 

1 Exod., XVI, 8.

 

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