COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES IV

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EXHORTATION POUR UNE COMMUNAUTÉ DE  CARMÉLITES.
SUR SAINTE THÉRÈSE.

ANALYSE.

 

Sujet. Il viendra avec l'esprit et la vertu d’Elie pour former au Seigneur un peuple parfait.

 

C'est avec ce même esprit que Thérèse est venue, et pour le même dessein.

Division. Comment Thérèse, animée du double esprit d'Elie, et réformatrice d'un grand ordre, a réformé le corps par la mortification, qu'elle a elle-même pratiquée avec une constance héroïque : première partie; et comment elle a perfectionné l'esprit par l'usage de l'oraison, où elle s'est exercée avec de si merveilleux progrès : deuxième partie.

Première partie. Comment Thérèse a réformé le corps par la mortification, qu'elle a elle-même pratiquée avec une constance héroïque. Son premier désir fut celui du martyre, et c'est pour cela que, dès son enfance, elle quitta la maison de ses parents, voulant aller en Afrique.

Ramenée bientôt dans la maison paternelle, là elle se condamne à un autre martyre plus rigoureux par sa durée, qui est une mortification entière de ses sens. Esprit de pénitence que Dieu lui inspira par un attrait particulier, par des signes visibles et des apparitions.

De là cette devise qu'elle prit : Ou souffrir, ou mourir. Sentiment qui lui fit surmonter tout; et c'est par ce même sentiment qu'une âme religieuse devient victorieuse de tout.

Cependant de son coeur elle fait passer l'amour de la croix dans le cœur d'une infinité d'autres, par la réforme qu'elle établit au Mont-Carmel. Réforme qu'elle oppose à la fausse réforme de Luther et de Calvin. Réforme la plus mortifiante, et dont elle porte la première toute l'austérité.

Ce ne fut pas sans de grandes difficultés et de grandes contradictions qu'elle entreprit ce saint ouvrage; mais enfin elle le conduisit à sa perfection, et le déposa, pour ainsi dire, entre les mains de ses filles, à qui elle le confia. Or, elles ne le soutiendront jamais mieux que par ce qui en a été le principe, c'est-à-dire par la mortification et une pleine abnégation d'elles-mêmes. Quel sujet de reproche, si elles le laissaient déchoir?

Deuxième partie. Comment Thérèse a perfectionné l'esprit par l'usage de l'oraison, où elle s'est exercée avec de si merveilleux progrès. Il s'agit ici de cette oraison extraordinaire, où elle fut élevée; et son exemple nous apprend trois choses : 1° par où l'on se doit disposer à ce don de Dieu; 2° avec quel esprit il le faut recevoir; 3° de quelle manière on en peut faire le discernement.

Elle s'y est disposée par l'oraison commune et ordinaire, où elle a persévéré pendant vingt-deux ans, malgré toutes les aridités et toutes les sécheresses dont elle a été éprouvée de la part de Dieu. Nous, au contraire, nous abandonnons souvent cette oraison commune, ou du moins nous la négligeons, dès que nous y sentons la moindre peine, et qu'il y a la moindre violence à nous faire.

Elle a reçu ce don de contemplation et d'une oraison sublime et extraordinaire avec humilité, et sans rien perdre d'une docilité parfaite à la conduite de ses directeurs : mais nous, si nous n'y prenons garde, nous nous laissons enfler d'orgueil dès les premières faveurs que nous recevons de Dieu, et nous ne voulons plus d'autre guide que nous-mêmes.

 

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Elle en a fait le vrai discernement par trois signes non suspects, dont le premier est l'attachement à la foi de l'Eglise ; le second, la fidélité aux devoirs de son état; et le troisième, l'utilité de ces faveurs célestes dont Dieu la gratifiait. C'est aussi, à. notre pu où nous les pouvons discerner; sans cela, on prend pour vrai don d'oraison ce qui n'en a que l'apparence.

 

Et ipsi prœcedet in spiritu et virtute Eliœ, parare Domino plebem perfectam.

 

Il viendra avec l'esprit et la vertu d'Elie, pour former au Seigneur un peuple parfait. (Saint Luc, chap. I, 17.)

 

C’est une question parmi les interprètes, quel est ce douille esprit qu'Elisée demanda avec tant d'instance à Elie lorsqu'il le vit sur le point de son ravissement, et qu'il lui dit ces dernières paroles: Obsecro, ut fiat in me duplex spiritus tuus (1). Dans la pensée du docteur angélique saint Thomas, ce double esprit ne fut autre chose que le don de prophétie et celui des miracles; mais outre qu'Elisée possédait déjà l'un et l'autre, il y a quelque peine à le persuader qu'un homme aussi éclairé que ce prophète, pouvant obtenir toute autre grâce en conséquence de la promesse que lui avait faite Elie : Postula quodvis, ut faciam tibi (2), se fût borné à demander des grâces stériles, et qui, par elles-mêmes, ne contribuent en rien a la sainteté. C'est donc à l'explication de saint Paulin que je m'en tiens, et c'est de ses Epîtres que je la tire. Il parle de la forme de vie qu'observaient les anciens prophètes; et insistant sur Elie, leur patriarche et leur maître : C'était, dit-il, un ange sur la terre, et il n'avait de commerce avec les hommes que pour leur porter les ordres de Dieu. Il demeurait sur le Carmel, dégagé de tous les soins du monde , et la se repaissait de la rosée du ciel, qui lui faisait sans cesse goûter une douce et fréquente méditation des choses divines. Afin que son corps ne pût arrêter le vol de son esprit, il l'exerçait par une continuelle pénitence, le traitant comme un esclave, le domptant comme un ennemi, le châtiant comme un criminel. Qu'était-ce de sa nourriture? le jeûne; qu'était-ce que son repos? les veilles et le travail; qu'était-ce que son vêtement? un rude cilice. D'où ce l'ère conclut que le double esprit d'Elie fut donc, par rapport au corps, l'esprit de mortification , et par rapport à l’âme, l'esprit d'oraison et de contemplation. C'est de l'un et de l'autre que le divin précurseur Jean-Baptiste fui rempli dès qu'il parut sur la terre, et c'est pour cela que l'Evangile nous l'a représenté connue un second Elie : Et ipse prœcedet in spiritu et virtute Eliœ. Eloge magnifique dans le peu de paroles qu'il contient; mais pour l'appliquer, tout grand qu'il est à l’illustre

 

1 4 Reg., II, 9. — 2 Ibid.

 

Thérèse, je n'ai, mes très-chères Sœurs, qu'à vous mettre devant les yeux, en quelques traits, son histoire, et qu'à vous faire suivre l'ordre de sa vie. Qu'y trouverons-nous autre chose qu'une mort perpétuelle des sens par l'austérité la plus rigoureuse, et que de sublimes élévations de l’âme par toutes les ferveurs et toutes les extases de la prière ? Ce fut avec ces ailes mystérieuses qu'elle s'éleva au-dessus d'elle-même, et qu'elle alla se reposer dans le sein de son bien-aimé. En deux mots, double caractère de sa sainteté : un corps sacrifié comme une hostie vivante par la mortification, et une âme transformée en Dieu par l'oraison. Voilà tout le partage et tout le fond de cette exhortation ; voilà ce qui vérifie les paroles de mon texte et l'application que j'en fais, savoir, que Thérèse fut dans ces derniers siècles l'héritière, et, pour ainsi dire, la dépositaire de tout l'esprit d'Elie : In spiritu et virtute Eliœ. Mais à cela j'ajoute que c'est par ce même esprit qu'elle a fait dans l'ordre du Carmel cette fameuse réforme dont l'Eglise a reçu et reçoit encore de nos jours tant d'édification: Parare Domino plebem perfectam. Car, commençant par sa propre personne qui devait servir de modèle, elle a réformé le corps par l'austérité de vie qu'elle a pratiquée avec une constance héroïque ; et elle a perfectionné l'esprit par l'usage de l'oraison, où elle s'est exercée avec de si merveilleux progrès. Dans ces deux points je vous proposerai de grands exemples à imiter; et c'est de quoi j'ai cru devoir vous entretenir aux approches de cette fête que vous allez célébrer en l'honneur de votre glorieuse mère. Le sujet vous intéressera, et mérite toute votre attention.

 

PREMIÈRE   PARTIE.

 

Il faut convenir qu'une vie austère et mortifiée a quelque chose de grand, et qu'elle sert beaucoup à relever le lustre et le mérite de la sainteté. Nous avons de la vénération pour ceux qui, dans leurs personnes, en portent les caractères ; et quelque indulgence que nous ayons pour nous-mêmes, nous admirons cette sévérité dans les autres, et nous ne croyons pas pouvoir mieux exprimer une vertu rare et singulière qu'en la représentant comme une vertu rigoureuse dans sa conduite, tout opposée aux inclinations de la nature, et ennemie des

 

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sens et de la chair. Et, en effet, cette guerre que l'homme se fait à lui-même, ce détachement de son corps, cette application infatigable à le contredire en tout, et cette généreuse résolution de le persécuter sans relâche, de le crucifier, de le détruire : ce sont autant de miracles qui surpassent la faiblesse de notre humanité, et qui ne peuvent avoir d'autre principe que la grâce toute-puissante de Dieu. Jésus-Christ demandait aux Juifs ce qu'ils cherchaient dans le désert, quand ils y allaient en foule pour y voir son glorieux précurseur : Quid existis in desertum videre (1) ? Prétendez-vous trouver, leur disait-il, un homme mollement vêtu ? vous vous trompez : c'est chez les grands que règne cette mollesse, et Jean-Baptiste n'a point appris à se traiter de la sorte. Peut-être même vous fera-t-il horreur sous l'habit dont il est couvert ; mais c'est en cela que vous devez le considérer, non-seulement comme prophète, mais comme plus que prophète : Etiam dico vobis et plus quam prophetam (2). Parole, remarque saint Chrysostome, qui leur fit croire que c'était le Messie, tant ils s'en formaient une haute idée.

Permettez-moi, mes chères Sœurs, de vous faire aujourd'hui la même demande: Quid existis in desertum videre ? Vous voici assemblées au Carmel. C'est un désert et une sainte solitude, et, conduites par l'Esprit de Dieu, vous y êtes venues chercher Thérèse. Mais qu'avez-vous cru trouver en elle? une fille sujette aux délicatesses de son sexe, et qui, selon sa condition et sa naissance, ait su accommoder la piété avec les aises et les douceurs de la vie? Ah! vous le savez : c'est dans les cours des princes, c'est dans le grand monde que se trouvent ces dévotions aisées et commodes, ces dévotions que l'on veut accorder avec les maximes du siècle, et que l'on n'accorde jamais avec les maximes de Jésus-Christ : Ecce in domibus rerum sunt (3). Mais ce n'est point à cela que Thérèse s'est bornée. Ce chemin étroit qui mène au ciel, et que nous a marqué l'Evangile, lui parut encore trop large, et toute sa vie elle s'étudia à le rétrécir autant qu'il lui fut possible. Je vais vous la représenter dans son image naturelle, ou plutôt je vais vous la représenter dépouillée de toute la nature ; et vous verrez que si, pour être à Jésus-Christ, comme dit l'Apôtre, il faut crucifier sa chair : Qui Christi sunt, carnem suam crucifixerunt (1), elle a rempli toute l'étendue de son nom, et que ce ne fut point en vain qu'elle fut nommée Thérèse de Jésus.

 

1 Matth., XI, 7. — 2 Ibid. 9. — 3 Ibid. 8. — 4 Galat., V, 21.

 

Car elle a levé, pour m'exprimer ainsi, l'étendard de la plus sévère austérité. Elle l'a portée, cette sainte austérité, sur son propre corps, elle l'a fait triompher de tous ses sens, et jamais la pénitence n'eut de sujet plus soumis à toutes ses rigueurs : Semper mortificationem Jesu in corpore nostro circumferentes (1).

Vous n'ignorez pas, mes chères Sœurs, l'essai qu'elle en voulut faire. Le martyre, qui est la consommation de la charité et la dernière épreuve du christianisme, fut le premier objet de ses désirs. Thérèse était encore enfant quand elle les conçut ; mais si elle était à peine capable de raisonner et de choisir, elle était déjà capable de souffrir. Allons, disait-elle à son frère, confident de son cœur, et dépositaire de la sainte résolution qu'elle avait formée, allons chercher dans l'Afrique les palmes que l'Espagne a cessé de porter. Jamais nous ne verserons de sang plus pur pour Dieu. Moins nous avons goûté de la vie, plus il nous en reste à sacrifier. Les premiers martyrs de l'Eglise ont été des enfants, et le ciel se plut à les couronner dès le berceau. Nous trouverons un persécuteur aussi bien qu'eux, et la faiblesse de notre âge sera une preuve invincible de la force de notre foi. Ainsi parlait Thérèse; et si elle eut assez de connaissance pour former ces sentiments, elle avait plus de courage qu'il n'en fallait pour les exécuter. Que fait-elle donc ? Le Saint-Esprit animant cette jeune vertu, elle sort de la maison de son père, aussi dégagée de tout qu'Abraham lorsqu'il renonça à l'héritage de ses ancêtres, et aussi généreuse qu'Isaac lorsqu'il voulut être lui-même la victime de son sacrifice.

Mais après tout, où va-t-elle, et qu'entreprend-elle ? L'Afrique n'est pas le lieu de son martyre : c'est dans l'Espagne même qu'elle le doit accomplir. Elle n'y trouvera ni tyran, ni bourreau ; mais elle en fera elle-même et pour elle-même l'office. La Providence ne veut pas la frustrer de son attente ; mais il y a un autre genre de martyre à quoi Dieu la destine, martyre qui ne dépendra ni de l'injustice ni de l'infidélité des hommes, mais de la seule charité qui la consume; martyre moins cruel dans son action présente, mais beaucoup plus rigoureux dans sa durée : c'est la mortification de la chair, par où elle ne mourra pas une fois seulement, mais tous les jours, pour dire avec le grand Apôtre : Quotidie morior (2). Or voilà, mes très-chères sœurs, le martyre où vous avez vous-mêmes aspiré, et voilà de quoi je ne puis

 

1 2 Cor., IV, 10. — 2 1 Cor., XV, 31.

 

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assez vous féliciter. Dès une première et florissante jeunesse, vous l'avez cherché ; et pour le trouver comme Thérèse, vous avez renoncé cernais elle à toutes les espérances du siècle. Remplies de l'esprit de l'Evangile, vous ne regretta point ce que vous avez quitté; et, détrompés des fausses idées du monde, où faites-vous consister sur la terre votre bonheur, si ce n'est à sacrifier au Maître qui vous a appelées tout le bonheur humain, et à pouvoir, dans le même sens que votre sainte mère, vous rendre le consolant témoignage que chaque jour vous meures pour Dieu? car votre vie, qu'est-ce autre chose qu'une mort? Quotidie morior.

Quoi qu'il en soit, ce fut là que Thérèse devint la plus implacable et la plus irréconciliable ennemie de son corps. Je ne dis point avec quel avantage et quelle victoire sur soi-même elle embrassa la profession religieuse. Dieu, qui, selon la conduite ordinaire de sa providence, y fait entrer les âmes chrétiennes comme dans un lieu de délices spirituelles, voulut qu'elle y entrât comme dans un purgatoire, et c'est d'elle-même que nous l'avons appris. Son corps, par un pressentiment de ce qu'il y devait souffrir, résista longtemps à ce dessein; mais c'était à ce corps mortel de recevoir la loi, et non pas de la donner. Thérèse lui en préparait une bien dure, mais c'est du ciel même que cette loi lui fut apportée; c'est, comme Moïse, par le ministère des anges qu'elle la reçut. Ce séraphin, avec lequel on la dépeint, lui grava cette loi sainte dans le cœur: Non in tabulis lapideis, sed in tabulis cordis (1) ; et pour

cela il se servit de cette flèche ardente, qui fut, pour user de ses expressions figurées, comme le style de l'amour détrempé dans le fiel du Calvaire, afin que tous ses traits représentassent mieux Jésus crucifié. Si vous me demandez pourquoi il n'imprima pas visiblement les sacrés stigmates sur la chair toute pure de cette vierge, ainsi qu'il les avait imprimés sur celle du séraphique François d'Assise, c'est afin que Thérèse le fit encore mieux par elle-même, et parce qu’en effet elle le devait faire, sans nul secours étranger, avec autant d'efficace et beaucoup plus de mérite.

C'est une merveille bien digne de notre admiration, mes chères sœurs, de voir par quels puissants attraits de la grâce, Dieu inspirait à cette grande âme l'esprit de pénitence, et par quels puissants attraits de la grâce, Dieu inspirait a cette grande âme l'esprit de pénitence,

 

1 2 Cor., III, 3.

 

et par quels accroissements il l'entretenait sans relâche, et l'augmentait. Au lieu que David était continuellement prévenu par des bénédictions de douceur, il n'y avait pour Thérèse que des bénédictions de rigueur et de souffrances. Jésus-Christ daigne-t-il lui apparaître, c'est toujours tel qu'il était au Calvaire, et jamais tel qu'il apparut sur le Thabor; c'est toujours couvert de. plaies, et jamais éclatant de gloire. La choisit-il pour son épouse  (honneur réservé aux âmes les plus pures), il veut qu'elle signe de son sang cette glorieuse alliance; et, sans rien perdre ni de l'amour ni du respect qu'elle lui doit, elle ose bien lui faire la même plainte que Séphora : Sponsus sanguinem tu mihi es (1). Il est vrai, lui répond ce divin époux, la croix est comme le lit nuptial où vous devez prendre désormais votre repos; mais je n'en ai point eu d'autre pour moi, et quelque part ailleurs que vous me cherchiez, vous ne me trouverez jamais.  Ainsi,  dis-je, lui parle cet Homme-Dieu, et ce ne sont point là des productions de mon esprit, ni de vaines imaginations; ce furent des communications réelles et véritables : Thérèse a pris soin elle-même de nous les marquer, et presque dans les mêmes termes. Nous devons à son obéissance le récit fidèle qu'elle nous en a fait, et la vérité de son témoignage n'est que trop sûrement garantie par le mérite de son éminente sainteté.

Telle fut l'essentielle condition de l'alliance sacrée que lui proposa son Sauveur, et qu'elle accepta. En devenant l'épouse de Jésus-Christ, elle voulut épouser la croix ; et comme, par un sentiment de religion , nous rendons un culte à la croix aussi bien qu'à Jésus-Christ, elle se consacra également à l'un et à l'autre. On nous a dit cent fois quelle était sa grande maxime; mais la peut-on assez répéter pour la gloire de cette sainte pénitente et pour notre instruction : Aut pati, aut mori ; Ou souffrir, ou mourir. Voilà l'unique désir de Thérèse, et n'est-ce pas en cela que paraît toute la force de l'esprit évangélique? Vaincre ou mourir, c'est la maxime des conquérants, et du moins dans l'un des deux leur ambition se trouve satisfaite ; mais entre souffrir ou mourir, quel choix de sagesse y a-t-il à faire, sinon de cette sagesse qui s'apprend à l'école de la croix, et dont Thérèse eut une si parfaite connaissance? Voilà, encore une fois, quelle fut sa devise ordinaire : Aut pati, aut mori : aussi était-elle persuadée que, dans le christianisme, souffrir

 

1 Exod., IV, 25.

 

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ou mourir signifiait tout ce qu'exprime vaincre ou mourir : pourquoi ? parce qu'une âme chrétienne ne peut vaincre sans combat, et qu'elle ne peut combattre sans violence et sans effort.

Non, mes chères Sœurs, dans cette guerre que vous avez entreprise contre vous-mêmes, vous ne vaincrez jamais autrement ; il y a dans la voie où vous marchez bien des assauts à donner et bien des assauts à soutenir. Malgré l'ardeur qui vous a conduites dans la maison de Dieu, et qui vous a fait surmonter tant d'obstacles ; malgré ces renouvellements de zèle et de ferveur qui vous animent à certains temps, et qui semblent vous inspirer une fermeté inébranlable, il y a des moments où cette constance est rudement attaquée et dangereusement exposée ; il y a des jours de tentation, des jours de tribulation, des jours de trouble et de désolation, où le cœur, sec et aride, tombe dans une défaillance qui l'abat ; où l'esprit, agité de pensées tristes et sombres, n'a que des vues affligeantes qui le déconcertent et le rebutent ; où la nature se réveille tout entière et avec toute sa sensibilité. Or vous ne sortirez victorieuses et avec avantage de ces combats, qu'autant que vous vous serez bien établies dans ce sentiment, et bien affermies dans cette résolution tout héroïque, et, si je l'ose dire, toute divine : ou souffrir ou mourir : Aut pati, aut mori ; c'est-à-dire, qu'autant que vous vous serez bien déterminées à porter toute l'austérité de votre état, quoi qu'il exige de vous et quelque sacrifice qu'il y ait à faire ; qu'autant que vous aurez bien compris que la croix est tout votre partage en ce monde, et qu'il n'y a ni conjoncture, ni occasion, ni exercice, ni emploi où vous ne deviez la prendre avec courage et l'embrasser, qu'autant que vous vous trouverez disposées à renoncer pour cela au soin de votre santé, et même au soin de votre vie. Dès que vous viendrez à hésiter sur ce point capital, dès que vous voudrez y apporter des tempéraments, des ménagements, des adoucissements, il n'y aura plus de victoires que l'ennemi de votre salut et de votre perfection ne remporte peu à peu sur vous; aujourd'hui ce sera l'une et demain l'autre : les inclinations naturelles, trop favorablement écoutées, ne manqueront jamais de prétextes à vous suggérer; vous vous laisserez surprendre en mille rencontres aux illusions des sens, et plus vous leur accorderez, plus ils demanderont; plus vous les seconderez , plus ils se révolteront ; plus vous leur permettrez de défendre leurs intérêts et de se fortifier, plus ils vous affaibliront, ou plus vous vous affaiblirez vous-mêmes. Il n'y a donc qu'un vrai moyen, qu'un moyen également court et infaillible de les réprimer, de vous délivrer de leurs retours fréquents et de leurs sollicitations importunes, de vous rendre invincibles à toutes leurs attaques ; c'est de dire comme Thérèse, et de le penser comme elle : Aut pati, aut mori. Oui, je vivrai sur la croix ; et si je n'y puis vivre, j'y mourrai : l'un ou l'autre, voilà où je m'attache, et de quoi je ne me départirai jamais. Du moment que vous serez ainsi résolues, l'ennemi confondu se retirera, la nature désespérée se taira, les sens, n'ayant rien à prétendre, cesseront leurs poursuites ; votre triomphe, ou plutôt le triomphe de la grâce dans vous sera complet.

Qui l'eût cru, mes chères Sœurs, qu'un tel amour de la croix pût passer du cœur de Thérèse dans le cœur de tant d'autres ? c'est néanmoins le prodige que nous voyons, et dont nous devons bénir le ciel. Non, cette fidèle amante de Jésus crucifié ne sera pas seule embrasée des saintes ardeurs qui la consument : Adducentur virgines post eam (1) : un nombre presque infini de vierges brûleront du même feu, et leurs corps innocents seront immolés sur le même autel. Pro patribus tuis nati sunt tibi filii (2) : l'alliance qu'elle a contractée avec Jésus souffrant, par une merveilleuse fécondité, lui donnera pour enfants, dans l'ordre de la grâce, ceux mêmes qu'elle honorait d'ailleurs comme ses pères. Expliquons-nous : il s'agissait de la réformation du Carmel ; il fallait relever ou planter tout de nouveau la croix sur cette sainte montagne, et c'est à ce grand ouvrage que Thérèse devait être employée. Dieu la piqua d'une émulation toute religieuse pour rétablir l'ancienne discipline de son ordre, et pour s'opposer aux attentats de ces faux prophètes que l'hérésie, dans ces temps ténébreux, souleva contre l'Eglise, et qui, sans avoir ni l'esprit d'Elie, ni celui d'Elisée, ne furent pas moins écoutés que l'un et l'autre, ni moins suivis. Vains réformateurs ! je parle de Luther et de Calvin : à les en croire, ils étaient députés de Dieu pour corriger les abus, pour arrêter les désordres, pour sanctifier le peuple chrétien , c'est-à-dire qu'ils étaient députés pour abolir dans l'Eglise les plus salutaires et les plus solides observances, les jeûnes, les abstinences réglées, la profession

 

1 Psal., XLIV, 15. — 2 Ibid. 17.

 

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des voeux, les mortifications de la chair; de là cette application à décrier partout, dans leurs discours, dans leurs écrits, les austérités corporelles ; de là ces sanglantes satires contre le carême, contre le discernement des viandes à certains jours, contre les pratiques de pénitence les plus usitées par les saints, et même les plus autorisées parle témoignage de l'Ecriture. Au lieu que les vrais prophètes du Dieu vivant criaient sans cesse aux ministres des autels, qu'ils prissent le sac et la cendre : Accingite vos, sacerdotes ; et cuba te in sacco, ministri altaris (1) : ceux-ci les invitaient à satisfaire leur cupidité , et à se permettre les plaisirs qui leur étaient le plus expressément il le plus sagement défendus. Plus de célibat pour eux, plus de continence pour les personnes religieuses : voilà ce qui s'appelait réformer l'Eglise, et la remettre dans sa première pureté. Ah ! esprit d'Elie, où étiez-vous, dans ce pressant besoin et dans cette déplorable décadence? Autrefois vous vous élevâtes avec tant de zèle contre la fausse divinité de Mail : ne revivrez-vous point pour détruire cette idolâtrie de la chair, déguisée sous l'apparence de religion ? Disons mieux, où étiez-vous, esprit de Jésus, lorsque l'erreur et le vice conjuraient ainsi contre vous et contre la sévérité de votre Evangile?

Il était, mes chères Sœurs, dans le cœur de Thérèse ; et c'est de là, comme d'une place d'armes, si je puis parler de la sorte, qu'il allait faire de glorieuses sorties sur les ennemis de la croix. Pendant que le ciel préparait de savants hommes, des hommes apostoliques, pour confondre ces nouveaux docteurs par l'efficace et la vertu de la parole, Dieu disposait celle sainte institutrice à les combattre par la force de l'exemple, et par une austérité de vie dont toute l'Eglise fut édifiée. Le Sauveur lui-même se lit là-dessus entendre à elle. Hé quoi ! lui dit cet adorable Maître, dans un de ces entretiens secrets qu'il eut si souvent avec cette âme choisie et prédestinée, vous souffrirez que, suis nul obstacle de votre part, le scandale de ma croix soit anéanti ? Ergo evacuatum est scandalum crucis (2) ? on fera des réformes au gré des sens, pour les affranchir de la servitude, et leur donner une pleine liberté; et l'on n'en fera point pour les assujettir et les tenir sous le joug de ma loi? pensée la plus touchante pour Thérèse. Elle entreprend la réforme de son ordre, réforme que je pourrais appeler la ruine du corps humain ; réforme qui, dans une

 

1  Joël., I, 13. —  2 Galat., V, 11.

 

règle étroite et mortifiante, ménageant à peine de quoi satisfaire à la loi naturelle, comprend toutes les rigueurs de la loi évangélique. Mais, providence de mon Dieu, que faites-vous ? Je vois Thérèse déjà tout épuisée des austérités communes et ordinaires, et vous voulez qu'elle en embrasse de nouvelles ! Il y a vingt ans qu'elle est dans la religion, c'est-à-dire dans la rigueur et dans l'infirmité ; vous l'avez jusqu'à présent accablée de maladies, sans qu'il lui soit jamais échappé une plainte ; mais ici ne peut-elle pas s'écrier, avec le patriarche Job, que vous la faites souffrir d'une étrange manière ? Mirabiliter me crucias (1). Toute faible qu'elle est, vous la destinez encore à des exercices qui feraient trembler les plus robustes ; et quoiqu'elle soit prête à succomber sous la croix dont elle est chargée, vous lui en présentez une autre plus pesante et vous lui ordonnez de la porter.

Que dis-je, mes chères Sœurs? c'est pour cela même que Dieu choisit Thérèse ; c'est parce que, dans un corps infirme, la croix qu'on lui impose lui fera mieux sentir ses impressions; c'est parce que, dans sa faiblesse même, sa vertu se perfectionnera ,  et que , dans son infirmité , l'esprit de mortification dont elle sera animée paraîtra avec plus d'éclat ; enfin, c'est parce que l'exemple d'une fille, et d'une fille déjà si exténuée, sera pour le monde sensuel un reproche plus pressant et une plus évidente conviction. De vous dire tout ce que l'amour de la pénitence lui inspira pour affliger sa chair, ce serait une matière infinie ; et ce qui ne put lasser ni ralentir sa charité, lasserait peut-être votre attention. Lisez ce que les Pères, sur ce point, ont écrit de plus singulier : saint Epiphane, de la vie des premiers pharisiens, religieux de l'ancienne loi; Tertullien, de la vie des premiers chrétiens; saint Grégoire de Nysse, de celle de Saint Basile son frère ; saint Jérôme, de celle de sainte Paule : tout cela ne vous retracera point encore l'idée des austérités de Thérèse ; je dis des austérités qu'elle a pratiquées et qu'elle a fait pratiquer dans le christianisme à tant d'imitateurs et d'imitatrices de sa pénitence : solitude profonde, clôture la plus exacte, rigoureuse sujétion  du corps, jeûnes continuels, retranchement absolu de toutes les commodités et de toutes les aises, vêtements grossiers, nudité des pieds au milieu des froids les plus piquants, fréquentes macérations.

Ce n'est pas que dans l'établissement d'une

 

1 Job, X, 16.

 

règle aussi austère que la proposa Thérèse, et que Dieu la lui dicta, elle n'ait trouvé bien des difficultés et bien des contradictions. Le monde, dit saint Bernard, se contente de révérer la croix, en figure et en représentation , mais il ne la peut souffrir dans la réalité et dans l'effet. Or cette parole, mes chères Sœurs, ne se vérifia que trop à l'égard de votre bienheureuse fondatrice. Jamais entreprise fut-elle plus traversée que la sienne ? Luther eut partout des approbateurs de sa réforme : où celle de Thérèse fut-elle reçue sans opposition et sans combat? A lire l'histoire de ses fondations, ne croirait-on pas lire les persécutions de saint Paul? Combien de calomnies eut-elle à essuyer, combien d'outrages à dévorer? en quelles extrémités se vit-elle souvent réduite, en quelle disette? Combien de fois fut-elle citée devant les tribunaux, et obligée de répondre à de sévères inquisiteurs? On eût dit qu'au lieu de réforme, elle allait pervertir toutes choses. Mais c'est le caractère des œuvres de Dieu d'être ainsi contredites, et nous n'en devons jamais attendre un plus heureux succès que lorsqu'il y a moins lieu, selon les vues humaines, de l'espérer. Thérèse triompha de tout, vint à bout de tout, exécuta tout.

Que reste-t-il, mes très-chères Sœurs, pour l'entière consommation de ce grand ouvrage ? C'est que vous le souteniez vous-mêmes ; car c'est en vos mains que cette glorieuse et sainte mère l'a déposé. Or vous ne le soutiendrez jamais que par le même esprit qui en a été le principe, je veux dire que par un esprit de sévérité pour vous-mêmes, et par une pleine abnégation de vous-mêmes. Esprit qui fut toujours le propre des âmes spécialement dévouées à Dieu. Esprit qui, par une grâce anticipée, forma ces héros de l'Ancien Testament, dont l'apôtre saint Paul faisait un si bel éloge aux Hébreux, en décrivant leurs combats et leurs souffrances : Circuierunt in melotis, in pellibus  caprinis, egentes, angustiati, afflicti (1). Esprit qui dans le cours des siècles a rempli l'Eglise de martyrs, a peuplé les déserts d'anachorètes et de pénitents. Esprits de vos pères, et de tous ceux qui, selon le langage du docteur des nations, vous ont engendrées à l'Evangile. Mais en particulier, mes chères Sœurs, et par-dessus tout, esprit de Thérèse, dont vous faites gloire d'être les filles en Jésus-Christ, et par conséquent esprit de votre vocation.

Elle ne vous a point tracé une voie où elle n'ait elle-même marché avant vous. Elle ne

 

1 Hebr., XI, 37.

 

vous a point chargées d'un fardeau dont elle n'ait pas elle-même éprouvé toute la pesanteur. Elle n'a point commencé par dire, mais par faire; et quel soutien pour vous que la vue d'un tel modèle ! Si donc au milieu des violences et des efforts que demande nécessairement et incessamment une vie aussi mortifiée que la vôtre, et une observance aussi étroite et aussi contraire aux sens; si, dis-je, vous vous trouvez quelquefois dans ces découragements et ces abattements involontaires , où la plus ferme vertu est déconcertée, et où le cœur, ce semble, est sur le point de succomber; si la croix que vous avez choisie vous paraît moins supportable ; si l'amour-propre (car il s'introduit partout, et en vain nous flattons- nous de lui avoir donné la mort : il conserve toujours une étincelle de vie, qui se rallume bientôt jusque dans les lieux les plus consacrés à la pénitence) ; encore une fois, si cet amour de vous-mêmes se ranime et vous livre de dangereuses attaques, ce que vous avez à lui opposer, c'est l'exemple de cette conductrice que vous voyez à votre tête, et qui, d'un pas si assuré et avec tant de résolution, sut fournir toute la carrière qu'elle vous a ouverte.

Hé quoi ! doit se dire alors une âme qui veut s'encourager et se relever, Thérèse, dont je porte l'habit, dont je professe la règle, dont je prétends suivre l'esprit et la conduite, avait-elle une obligation particulière d'embrasser la croix? les mêmes motifs qui l'y ont engagée ne me sont-ils pas communs avec elle? Que dis-je! et la croix avec toutes ses rigueurs ne m'est-elle pas encore plus justement due, à moi coupable de tant d'infidélités, à moi responsable au tribunal de Dieu de tant de lâchetés et de tiédeurs, de tant de chutes et de dettes, qu'à cette âme pure et innocente, qu'à cette âme enrichie de toutes les vertus, qu'à cette âme comblée de mérites? Elle l'a portée par amour; ne la dois-je pas au moins porter par justice? Oui, c'est un devoir pour moi, et un devoir indispensable : il faut m'acquitter auprès de Dieu ; et le puis-je mieux que par là? mais à Dieu ne plaise que je m'en tienne là-dessus au devoir! ah! ce sera comme Thérèse, ce sera par amour que je la porterai, cette croix; ce sera pour ne pas dégénérer des sentiments d'une telle mère; ce sera pour ne pas renverser ses desseins, pour ne pas ébranler le principal fondement du saint édifice qu'elle a bâti à si grands frais, pour ne pas dissiper le précieux héritage qu'elle nous a acheté si cher, et qu'elle a remis dans nos mains; pour ne pas m'attirer

 

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le sanglant et l'accablant reproche d'avoir détruit, autant qu'il était en moi, par ma délicatesse, par ma faiblesse, par le soin de ma personne, ce qu'elle avait édifié par un abandonneront total d'elle-même.

Reproche, mes chères Sœurs, à quoi vous exposeraient ces relâchements qui se glissent, je ne dirai pas dans les communautés les plus régulières, mais dans quelques-uns des membres qui les composent. Car dans les communautés les plus saines, si je puis parler de la forte, il y a des membres infirmes et capables d(! gâter tout le corps, si l'on n'apportait à leur maladie le remède nécessaire, et si l'on donnait a la contagion le temps de se répandre. Or le remède ici le plus prompt, le plus présent, le plus efficace, c'est, a l'occasion de cette fête, un regard sur la glorieuse mère que vous honorez. Il n'est pas possible qu'ayant devant les yeux sa vie pénitente et crucifiée, une âme trop indulgente pour elle-même ne s'en confonde en la présence de Dieu, et qu'elle ne conçoive un nouveau zèle pour l'accomplissement des plus rigoureuses pratiques de son état.  Car voilà, dit saint Chrysostome,  pourquoi nous célébrons les fêtes des saints, et pourquoi nous en rappelons à certains temps la mémoire. C'est afin que le souvenir de ce qu'ils ont été nous apprenne ce que nous devons être; et que, d'étant pas ce qu'ils ont été, ni par conséquent ce que nous devons être, nous nous excitions à le devenir. Et ne serait-ce pas en effet une contradiction insoutenable de louer, par exemple, et de canoniser dans Thérèse ce renoncement partait où elle a vécu, à tout ce qui peut flatter les sens, tandis qu'on cherche à les satisfaire; tandis qu'on ménage autant qu'on peut leurs intérêts; tandis qu'on imagine pour cela mille  prétextes, qu'on prend pour cela mille détours, qu'on use pour cela de vaines dispenses, qu'on se trompe  pour cela et sur cela soi-même, et qu'on tâche, sans y vouloir prendre garde, à tromper des personnes supérieures,   que leur charité,   peut-être trop aveugle, rend également faciles, et à convenir des besoins qu'on leur expose,  et à condescendre aux soulagements qu'on leur demande? Ne portons pas plus loin cette morale, mes chères Sœurs ; vos réflexions particulières y pourront suppléer; et moi cependant, après vous avoir représenté dans Thérèse un corps sacrifié à Dieu par la mortification, je dois faire voir une âme transformée en Dieu par l'oraison : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

J'entre, mes très-chères Sœurs, dans un sujet de la plus haute élévation. Parler de l'oraison de Thérèse et de ses contemplations, c'est vouloir pénétrer dans le sanctuaire même de la Divinité, où cette grande âme habitait, et entreprendre de découvrir ces profonds mystères, dont saint Paul disait qu'il n'était permis à nul homme mortel de révéler les secrets admirables et ineffables : Arcana verba, quœ non licet homini loqui (1). Je m'expliquerai, néanmoins, sans contrevenir en aucune sorte à la parole de l'Apôtre ; et ce qui peut-être vous surprendra, c'est que, sur une matière si sublime par elle-même et si abstraite, je ne vous dirai rien que de pratique, rien que d'instructif, rien qui ne se fasse aisément comprendre, et dont vous ne puissiez profiter dans votre état, et selon votre état.

Il s'agit ici de cette oraison extraordinaire et excellente, où  l'âme, suivant la doctrine de saint Denis, reçoit les opérations divines, plutôt qu'elle n'opère elle-même.  C'est à celle-là que Thérèse était appelée de Dieu, et c'est en cela qu'elle s'est distinguée, et qu'elle va vous servir de modèle. Je sais que saint Thomas, au quatrième livre des Sentences,   prétend   et prouve solidement que ce genre d'oraison n'est pas une vertu, mais un don du ciel; qu'il ne consiste dans aucun exercice des facultés humaines, mais dans une impression de l'esprit de Dieu ; que l'homme n'y contribue en rien, mais qu'il  le souffre   seulement et qu'il   le ressent. Tout cela est vrai ; et si vous concluez de là qu'on n'en peut donc pas prescrire des règles, j'en conviendrai avec vous, et j'avouerai, comme je l'avoue en effet, qu'il ne nous appartient pas d'expliquer ce qui se passe dans ce commerce intime de l'âme avec Dieu, beaucoup moins d'en donner des préceptes et d'entreprendre de le réduire en art. Mais cela même n'empêche pas que je ne puisse vous faire trouver dans l'exemple de Thérèse,  et dans sa conduite, de très-utiles instructions touchant cette vie contemplative.  Car si cette oraison tout extatique est un don de Dieu, comme le Docteur angélique le reconnaît, il vous est important d'apprendre trois choses ; premièrement, par où l'on s'y doit disposer; secondement, avec quel esprit il le faut recevoir; et en dernier lieu,  comment on en peut faire le juste et vrai discernement pour se garantir des illusions de l'ange des ténèbres, et se mettre à couvert de ses prestiges. Saintes filles de Thérèse,

 

1 2 Cor., XII, 14.

 

voilà ce qui vous regarde encore plus particulièrement que le reste des fidèles. Dans la profession religieuse que vous avez embrassée, vos plus communs entretiens sont avec Dieu, ou y doivent être. J'ose même ajouter que le bras de Dieu n'étant point raccourci et que ses miséricordes n'ayant point de bornes ni de temps limités, il n'y a rien de si relevé dans l'oraison, où, sur les vestiges de votre bienheureuse mère, vous ne puissiez parvenir. Ecoutez-moi donc, et profitez des trois instructions les plus nécessaires dans le désir que vous avez conçu de vous avancer, selon votre vocation et par le secours de la grâce, aux degrés les plus éminents de la vie intérieure et spirituelle.

Avant que Thérèse eût paru au monde, il y avait eu des visions, des ravissements, des extases. Ces grâces, dit saint Bonaventure, n'ont jamais manqué dans l'Eglise ; Dieu les y a toujours conservées, mais il semble qu'il réservait à notre sainte de nous faire connaître les dispositions qu'il y faut apporter. Tout gratuit qu'est le don de contemplation, il ne le fut jamais moins que dans la personne de Thérèse ; et si Dieu peut être engagé par la fidélité d'une âme à l'en gratifier, nulle autre n'eut plus de quoi l'attirer dans elle, ni ne se mit plus en état de l'obtenir. Que faut-il pour cela? demande saint Bernard. Ah! répond ce Père, il faut être d'abord un Jacob luttant avec l'ange, afin d'être ensuite un Israël voyant Dieu. Frappez assidûment à la porte du ciel par la prière, dit saint Augustin, et l'on vous ouvrira par la contemplation : Pulsate orando, et aperietur vobis contemplando. Voilà ce qu'a pratiqué Thérèse, et comment elle s'est préparée aux faveurs divines. Vingt-deux ans de persévérance dans l'oraison commune et ordinaire, lui méritèrent enfin le précieux avantage d'être introduite dans la chambre de l'Epoux.

Comprenez-vous bien, mes chères Sœurs, ce que je dis? Ces paroles sont bientôt prononcées, vingt-deux ans de persévérance et d'oraison : mais une âme qui aime Dieu, et qui n'aime qui; lui, employer tout ce temps à le chercher, sans le trouver jamais, Quœsivi illum, et non inveni (1), quelle épreuve et quelle matière de combats! N'examinons point pourquoi Dieu, qui fait ses délices de converser avec les enfants des hommes, la laissa tant attendre, et se refusa si longtemps a elle : sa sagesse a des vues supérieures aux nôtres, et c'est ainsi que sa bonté l'ordonne aussi souvent que sa justice.  Mais

 

1 Cant., III, 1.

 

admirons la constance de Thérèse à soutenir ces retardements. Jamais cette Chananéenne de l'Evangile ne se vit exposée à de tels rebuts : ni sentiment, ni goût, ni consolation ; le ciel est fermé pour elle, et son cœur demeure toujours comme une terre sèche et aride : Anima mea sicut terra sine aqua tibi (1). Que fera-t-elle, et n'est-il point à craindre que cette âme désolée et sans appui ne vienne enfin à se démentir? Quelle foi si courageuse et si ferme ne serait pas ébranlée, et le moyen de suivre toujours un Dieu qui ne daigne pas la favoriser d'un regard? Mais non, mes chères Sœurs; Thérèse peut être éprouvée, mais les plus fortes épreuves n'épuiseront point son invincible patience. Quelque insipides que lui deviennent les choses célestes, elle s'y attachera, et elle en fera toute la nourriture de son âme ; car que serait-ce de moi, disait-elle, si je ne méditais incessamment la loi de mon Dieu ? Nisi quod lex tua meditatio mea est, tunc forte periissem in humilitate mea (2). Puis-je mieux employer ma vie, que de rendre chaque jour mes hommages à un si grand Maître ? S'il ne m'écoute pas, du moins il souffre ma présence ; et s'il ne pense pas à moi, du moins il me permet de penser à lui. Ainsi raisonnait Thérèse, et de là cette assiduité à la prière que les plus nombreuses occupations ne purent interrompre; de là tant de jours et tant de nuits passés au pied de l'oratoire ou devant l'autel du Seigneur ; de là ce soin de recueillir son esprit et de purifier son cœur, selon le conseil du Sage, avant que de se présenter à Dieu et d'approcher d'une si haute majesté. Préparation qu'elle estimait d'autant plus nécessaire, que Dieu se communiquait moins à elle. Or n'est-ce pas là se rendre digne de ses grâces les plus signalées ; n'est-ce pas le forcer par une sainte violence à rompre le voile qui le couvrait, et à se faire voir dans son plus bel éclat? Et s'il n'eût pas exaucé les vœux de Thérèse, s'il ne se fût pas laissé gagner à une telle persévérance, et qu'il y eût toujours paru insensible, comment la parole de saint Paul se serait-elle vérifiée, qu'il est riche, et qu'il se montre infiniment libéral envers tous ceux qui l'invoquent? Dives in omnes qui invocant illum (3) : comment cet ordre qu'établissait le Prophète royal entre la réflexion et la contemplation, Vacate et videte (1), n'eût-il pas été troublé et déconcerté?

Ne nous étonnons donc point, mes chères Sœurs,  que Thérèse, dans la suite de ses

 

1 Psal., CXLII, 6. — 2 Ibid., CXVIII, 92. — 3 Rom., X, 12. — 4 Psal., XLV, 11.

 

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ait fait des progrès si merveilleux, qu'elle ait été éclairée des plus pures lumières du ciel, qu'elle ait découvert les plus impénétrables secrets de la sagesse de Dieu, que par la sublimité de ses connaissances elle ait vu presque jusqu'à l'essence divine. Mais étonnons-nous que dans tous les états, même les plus retirés, même les plus religieux, il y ait maintenant si peu d'âmes contemplatives : ou plutôt n'en soyons point surpris, puisque dans tous les étals, je ne dis pas seulement dans tous les états du monde, mais dans tous les états de l'Eglise, et dans tous ceux de la religion, il y en a très-peu qui prennent la voie nécessaire pour atteindre à ce sublime degré ; car la voie qui conduit là, et par où tous les saints ont marché, ce sont les exercices ordinaires de l'oraison : exercices solidement pratiqués et constamment soutenus, malgré les stérilités, malgré les ennuis, malgré les vivacités naturelles de l'esprit, et les difficultés qu'il trouve à se captiver et à s'appliquer. C'est ainsi que Dieu peut être recherché ; et n'est-il pas bien juste qu'il le soit, puisqu'il est le centre de toute perfection ? Quœrite Dominum.

Mais disons la vérité, mes chères Sœurs, et ne craignons point d'en porter devant Dieu la contusion salutaire : quoique dans toutes les maisons religieuses il y ait des pratiques d'oraisons marquées et ordonnées, est-il rien néanmoins, même parmi les personnes religieuses, de plus négligé et de plus abandonné que l'oraison? On voudrait qu'elle ne coûtât aucune violence, aucune contrainte, aucune victoire sur soi-même. On voudrait du premier pas arriver à la terre de promission, et y être admis, sans passer par le désert. On voudrait toujours avancer dans la clarté d'un beau jour, et ne tomber jamais dans les obscurités et dans les ténèbres. nu voudrait que, d'abord et à chaque moment, l'Esprit de Dieu nous transportât, qu'il nous enivrât de ses saintes douceurs, qu'il nous ra\il, comme saint Paul, au troisième ciel, qu'il nous donnât, si je l'ose dire, dès cette vie, une claire vision de l'Etre divin et de ses adorables attributs. Mais parce que ce n'est point là l'ordre de la Providence, et que pour s'élever au point où l'on aspire, il y a des démarches à taire, il y a des épreuves à essuyer, il y a des Méthodes à garder, il y a des répugnances, des tristesses, des abattements, des langueurs, mille évagations, mille distractions, mille légèretés d'une imagination inconstante et volage a supporter, de là vient qu'on se rebute et qu'on demeure dès l'entrée de la carrière. On conçoit pour l'oraison un éloignement presque insurmontable ; on la regarde comme une gêne, comme un esclavage, comme un tourment de l'esprit et du cœur; on se persuade que tout ce qu'on y emploie de temps n'est qu'inutilité et qu'oisiveté ; on se sert de tous les prétextes qui se présentent pour l'abréger, pour en retrancher, pour s'en dispenser; ou bien on satisfait extérieurement à son devoir, on garde les apparences et les dehors, rien davantage ; c'est-à-dire qu'on fait l'oraison sans la faire, qu'on y est présent selon la coutume, et de corps, tandis que l'esprit ou s'entretient dans une dissipation continuelle et volontaire, ou s'appesantit dans une indolence paresseuse et lâche. Ni retour sur soi-même, ni réflexion, ni effort pour se recueillir, pour se relever et s'exciter. Après cela, plaignons-nous du peu d'union que nous avons avec Dieu ; envions le sort de ces âmes bien-aimées et prédestinées, qui, dans la prière, semblent le voir face à face : tel est le fruit de leurs soins, telle fut la récompense de la fidélité de Thérèse. Au milieu de tout ce qui pouvait la détacher du saint exercice de l'oraison, voilà par où elle s'ouvrit le chemin jusque dans le sein de Dieu, pour y jouir des plus insignes faveurs ; et comme elle vous apprend par là même quelle disposition vous y devez apporter, elle va encore vous apprendre la manière dont vous les devez recevoir.

En effet, mes chères Sœurs, Dieu, tout miséricordieux et tout bon, ne pouvait être insensible aux vœux d'une âme qui le désirait uniquement et si ardemment. Vingt-deux ans écoulés dans un travail perpétuel furent enfin suivis du repos. Dieu se communique à Thérèse avec toute la plénitude de ses dons; et, sans vouloir s'égaler à Marie, elle peut bien dire, comme cette mère du Sauveur, que le Tout-Puissant a fait pour elle de grandes choses : Fecit mihi magna qui potens est (1). Elle peut ajouter avec l'Apôtre, que ni les sens, ni l'esprit, ni le cœur de l'homme ne peuvent pénétrer ces mystères, et qu'ils peuvent encore moins les exprimer : Quod oculis non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit (2). Quelle abondance de lumières au-dessus de toutes les connaissances humaines ! Elle voit Dieu aussi clairement que les prophètes ; elle traite avec Dieu aussi familièrement que les patriarches, elle parle de Dieu plus hautement que les docteurs.

Il n'y a qu'à lire ces merveilleux ouvrages

 

1 Luc., I, 49.— 2 1 Cor., II, 9.

 

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qu'elle nous a laissés. Ils ont autrefois servi à convaincre et à gagner des hérétiques. Ils enflamment encore tous les jours la piété des fidèles. Pour peu qu'on entre dans ce mystérieux château dont elle nous a tracé le plan, on se trouve tout investi des splendeurs célestes, et l'on croit être dans ces demeures éternelles où règnent les saints : In splendoribus Sanctorum (1). Ne l'avez-vous pas éprouvé cent t'ois, mes chères Sœurs, que, sans bien comprendre la doctrine de ces excellents traités, on se sent néanmoins, à la seule lecture qu'on en fait, le cœur tout ému, et que l'on conçoit pour Dieu des ardeurs secrètes dont on ignore même le principe? C'est ce qu'avait remarqué avant nous ce savant maître de la vie mystique, Jean Avila. et c'est sur quoi nous ne pouvons trop bénir le Seigneur de ce qu'ayant mis souvent sa toute-puissance dans les mains d'une femme : Tradidit eum in manus feminœ (2), il a bien voulu combler celle-ci des trésors de sa science. Oui, grande sainte, nous le reconnaissons; et, abaissant l'orgueil de nos esprits, nous rendons hommage à la supériorité de vos vues, sans entreprendre d'y atteindre. La contemplation a été pour vous comme le char d'Elie, qui vous a transportée au-dessus de nous. C'est assez que nous demeurions au pied de la montagne pendant que vous conversez avec Dieu. Ce vol de l'esprit dont vous nous parlez, ce sommeil de toutes les puissances, cette quiétude, cette suspension de l'âme tout entière, ces assauts, ces blessures intérieures : tout cela ce sont des secrets que nous révérons. Mais après tout, j'ose le dire, voici ce que nous admirons encore davantage, et ce qui doit plus contribuer à notre édification : c'est que vous ne soyez point éblouies de tant de clartés, et que dans un rang si distingué où vous a portées la grâce de votre Dieu, vous ayez su ne rien perdre de vos plus humbles sentiments.

Chose étonnante, mes chères Sœurs! toutes les bénédictions du ciel sont désormais pour Thérèse, mais elle ne les reçoit qu'avec crainte, et quelque gage que Jésus-Christ lui donne de sa présence, jusqu'à lui dire comme aux apôtres : C'est moi, elle lui demande la permission d'en douter. Plus il redouble ses faveurs, plus elle se tient dans l'humiliation et dans la confusion. Elle ne peut se persuader qu'il n'y ait pas de l'illusion dans ce qu'elle ressent, tant elle s'en croit indigne, et tant elle est touchée de sa propre misère. Il lui faut des assurances; et pour les avoir, tout instruite

 

1 Psal., CIX, 3. — 2 Judith, XVI, 7.

 

qu'elle est des voies de Dieu, elle ne fait point difficulté de prendre des guides et des conducteurs qui la dirigent. Elle se souvient que Saul, converti par Jésus-Christ, fut toutefois envoyé auprès d'Ananias pour être formé au christianisme : Ingredere civitatem, et ibi dicetur tibi quid te oporteat facere (1). Saul obéit, et c'est dans le même esprit que. Thérèse, quoique possédée et toute remplie de Dieu, se soumet à la conduite des hommes ; et comment s'y soumet-elle? Jusqu'à se laisser condamner par des confesseurs ignorants ; jusqu'à résister par leurs ordres aux divines opérations; jusqu'à brûler par obéissance ce qu'elle avait tracé sur le papier, et qui lui avait été inspiré d'en-haut; jusqu'à rejeter les visions de son Dieu comme des apparitions du démon. Fais ce qu'ils te diront, lui dictait intérieurement le Seigneur. S'ils se trompent, leur erreur perfectionnera ta soumission, et ta soumission te fera mieux encore, dans la suite, découvrir la vérité. Maxime qu'elle entendit dans le vrai sens où elle lui fut donnée, et qu'elle suivit avec toutes les précautions convenables ; car ce n'est pas, du reste, que l'esprit de sagesse ne la portât à choisir toujours, autant qu'il était possible, pour la direction de son âme, des hommes capables et d'habiles ministres. Elle n'eut rien plus à cœur dans toute sa vie, aimant mieux, disait-elle, plus de vertu dans elle-même que de lumière, mais dans un directeur plus de lumière que de vertu ; et ajoutant même (ce que nous ne pouvons trop remarquer) qu'elle avait plus souffert du zèle aveugle de quelques personnes, que de leurs vices et de leurs passions. Ainsi en jugeait Thérèse ; et la Providence, en ce point comme dans les autres, ne lui manqua pas. Mais à quelque maître qu'il plût au ciel de l'assujettir, fut-il une âme plus docile, en fut-il une moins attachée à son sens et moins présomptueuse ?

Humilité, mes chères Sœurs, et docilité beaucoup plus rares que vous ne le pensez peut-être, dans les âmes que Dieu gratifie de certaines faveurs, ou qui s'en croient gratifiées. A-t-on dans une retraite, dans une communion, entrevu quelque lueur d'une grâce passagère ; a-t-on versé quelques larmes, poussé quelques soupirs; a-t-on senti quelques impressions de l'esprit divin et quelques transports d'un cœur sensiblement touché, il semble que tout à coup l'on soit monté jusqu'à la région supérieure du ciel, et qu'on ne tienne plus à la terre. Il semble qu'on ait droit de se regarder

 

1 Act., IX, 7.

 

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comme séparé du commun des chrétiens; et qu'on puisse, en se mettant au-dessus d'eux, dire comme le pharisien : Nom sum sicut cœteri (1). Il semble qu'on n'ait plus besoin ni dérègle,ni de méthode, ni de guide, ni de conseil, et qu'on se suffise à soi-même. Il semble que ce serait se dégrader et se rabaisser au-dessous de 100 état, que de s'en tenir aux pratiques usitées. et de se borner à certains sujets plus connus et plus sensibles. A peine même daigne-t-on s'occuper des mystères de la vie de Jésus-Christ. L'être de Dieu, l'essence infinie de Dieu, sa présence toute simple et dégagée de toute image, telles autres matières bonnes en elles-mêmes, mais dangereuses par leur subtilité , et très-souvent mal conçues ; voilà où l'on l'élancé d'abord, et la sphère que l’on se propose ; voilà sur quoi l'on s'exprime dans des termes d'autant plus fastueux, et que l'on prononce avec d'autant plus d'ostentation, qu'ils sont plus obscurs et moins intelligibles. Tout cela veut dire qu'on s'évanouit dans ses vaines idées ; et ce qui arrive de là, c'est que Dieu, qui donne sa grâce aux humbles et qui résiste aux  superbes, laisse tomber ces âmes hautaines dans des égarements pitoyables : Dispersit superbos mente cordis sui (2).

N'est-ce pas ce qu'on a vu dans tous les siècles de l'Eglise ; et quel autre principe a formé tant de sectes de faux illuminés et de visionnaires ? Ah ! mes chères Sœurs, je ne puis douter qu'il n'y ait parmi vous bien des âmes que Dieu appelle par un attrait particulier aux plus sublimes exercices de l'oraison : c'est Mitre nourriture dans la sainte solitude où vous vous êtes enfermées, c'est votre aliment spirituel ; et plaise au ciel de conserver toujours dans votre, communauté cet esprit de prière ! il en sera le soutien , il en fera tout le bonheur. Mais un avis sur lequel je ne puis trop insister, et que vous ne devez jamais oublier, c'est de joindre à cet esprit de prière  l'esprit de soumission, une défiance salutaire et un bas sentiment de vous-mêmes; c'est de vous souvenir toujours de cette parole du Sauveur du monde à ses apôtres, lorsqu'ils lui témoignaient quelque complaisance des miracles qu'ils avaient opérés en son nom : Videbam Satanam sicut fulgur de cœlo cadentem (3). J'ai vu Satan, ce premier ange, précipité du plus haut des cieux; c'est de rentrer dans votre néant à mesure que Dieu paraît vous en tirer, de cacher dans le secret de votre cœur tout ce que la grâce y peut  produire,   et de n'en faire part  qu'à

 

1 Luc., XVIII, 11. — 2 Luc, 1, 51. — 3 Ibid., X, 18.

 

Dieu même dans la personne de ses ministres; surtout de ne vous attacher à rien avec obstination, et d'avoir pour suspecte toute singularité , toute voie extraordinaire, tout ce qui éloigne des chemins les plus battus. Je ne veux pas dire que vous renonciez à toutes les faveurs du ciel, mais que vous les examiniez, mais que vous les soumettiez au jugement de ceux que Dieu a constitués pour en juger; mais que vous appreniez enfin de Thérèse à les discerner. C'est la dernière leçon par où je finis, et qu'elle vous fait par son exemple.

Saint Paul exhortait les fidèles à ce discernement des esprits, comme à un point d'une extrême conséquence, et rien, en effet, mes chères Sœurs, n'est plus important, soit en général pour le gouvernement de l'Eglise, soit en particulier pour la conduite des âmes. Or à quoi votre sainte et glorieuse mère reconnut-elle l'Esprit de Dieu, qui lui parlait, qui l'animait, qui la dirigeait? Admirables instructions pour nous ! c'est qu'elle observa que, dans toutes les vues qu'il lui inspirait, il n'y eut jamais rien de contraire ni aux coutumes, ni aux règles, ni aux vérités de la religion. C'est qu'elle remarqua que jamais elle ne sortait de ses extases sans en être plus confirmée dans la foi, et sans brûler d'un nouveau zèle pour la propagation de l'Eglise. C'est qu'elle s'aperçut que ces contemplations, où Dieu l'élevait, augmentaient en elle le désir de sa perfection et le soin de purifier son âme, d'en effacer jusqu'aux moindres taches, de travailler à acquérir les vertus , et de chercher en toutes ses actions la pure volonté de Dieu, et ce qui lui devait plaire davantage. C'est qu'elle éprouva que Dieu ne lui communiquait ses lumières que dans le besoin , et selon le besoin qu'elle en avait pour l'avancement de quelque œuvre sainte, pour l'établissement de sa réforme, pour la conversion des âmes et pour leur sanctification. Témoignages solides, qui lui faisaient conclure avec l'Epouse des Cantiques, qu'elle avait heureusement trouvé l'Epoux qu'elle aimait : Inverti quem diligit anima mea (1). Non, non, pouvait-elle dire alors, comme le disciple bien-aimé, ce n'est point un fantôme ; c'est le Seigneur lui-même que je vois et qui me parle ; c'est mon Dieu : Dominus est (2). Car le démon, cet esprit de mensonge, ne s'intéresse point pour le progrès de la vraie foi, ne porte point les âmes à la sainteté, n'inspire point de combattre les vices, de corriger les abus et de répandre le culte de Dieu.

 

1 Cant., III, 4.— 2 Joan., XXI, 7.

 

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Ainsi Thérèse avait-elle de quoi se rassurer; et voilà les principes certains qui doivent nous rassurer nous-mêmes : voilà par où nous pouvons connaître les dons du ciel. Car ne vous y trompez pas, mes chères Sœurs, et faites-y toute l'attention nécessaire : il y a des dons du ciel apparents, et il y en a de véritables. De n'avoir que l'apparence sans la réalité, c'est illusion ; d'autant plus dangereuse , que sous l'image d'un faux bien elle nous égare et nous perd. Il est donc d'une conséquence infinie de savoir démêler l'un de l'autre , et de ne prendre pas l'un pour l'autre. Or, encore une fois, je n'ai point là-dessus de règles plus sûres à vous donner que celles dont se servit si utilement et si sagement votre bienheureuse institutrice. Tant que l'oraison vous rendra plus fermes dans la foi de Jésus-Christ, plus respectueuses envers l'Eglise de Jésus-Christ, plus sensibles aux intérêts de l'Eglise de Jésus-Christ, plus soumises à ses décisions et plus exactes à ses observances et à ses pratiques ; tant que vous deviendrez par l'oraison plus zélées pour l'accomplissement de vos devoirs , plus assidues à vos fonctions, plus attentives à mortifier vos désirs, vos inclinations, vos passions ; plus vigilantes sur vous-mêmes et plus appliquées à vous perfectionner selon l'esprit de votre état ; tant que vous profiterez de l'oraison pour avoir plus de charité envers le prochain , plus d'obéissance aux ordres des supérieurs, plus de patience dans les contretemps et les chagrins de la vie, plus de douceur, de modération, de retenue, d'empire sur les mouvements de votre cœur et sur les paroles de votre bouche : à ces caractères, je reconnaîtrai le sceau de Dieu, et sans faire de longues perquisitions de la méthode d'oraison que vous gardez , ni de tout ce qui s'y passe, je vous dirai d'abord et sans hésiter : Ne craignez pas, le Seigneur est là : Dominus est.

Mais par une raison toute contraire, en vain me dira-t-on de celle-ci ou de celle-là que c'est une âme privilégiée, une âme prévenue de grandes grâces, que c'est une fille d'oraison : si je sais d'ailleurs que c'est une fille d'une foi équivoque, attachée à ses propres idées, infatuée de doctrines étrangères et d'opinions réprouvées de l'Eglise, n'écoutant rien de tout ce qu'on veut lui faire entendre pour la guérir de ses erreurs, et ne cherchant qu'à en infecter les autres, bien loin d'y renoncer elle-même ; si je sais que c'est une fille de parti, engagée dans des cabales et dans des intrigues, qu'elle est aussi ardente à soutenir qu'elle le devrait être à les attaquer et à les combattre ; si je vois qu'après tant d'oraisons et tant de contemplations, elle n'en est ni plus charitable, ni plus condescendante aux faiblesses d'autrui , ni moins maligne dans ses jugements, ni moins aigre dans ses discours, ni plus régulière, ni plus fidèle à la discipline domestique, ni plus souple aux volontés et aux avis des personnes qui la conduisent; en un mot, qu'elle est toujours sujette aux mêmes imperfections et aux mêmes défauts, sans prendre nul soin de se réformer et de changer, ah ! mes chères Sœurs, eût-elle tous les transports d'Elie, tous les ravissements de saint Paul, toutes les révélations des prophètes, ou parût-elle les avoir, je me défierai de tout cela, et l'on ne me convaincra jamais que l'Esprit de Dieu s'y trouve, ni qu'il en soit l'auteur : pourquoi? parce que l'Esprit de Dieu est un esprit de religion, et d'une religion pure et sans tache, parce que l'Esprit de Dieu est un esprit de charité, un esprit d'obéissance, un esprit de règle, un esprit de sainteté, et que je ne découvre aucun de ces fruits dans ces vides spéculations et dans ces contemplations prétendues.

Mais que fais-je, et qu'est-il nécessaire de m'étendre davantage sur un point qui ne peut regarder une maison aussi sainte et aussi édifiante que celle-ci? Quoi qu'il en soit, il était toujours bon , mes chères Sœurs, de vous prévenir contre des illusions et des désordres qui se glissent partout, et dont il y a partout à se défendre. Du reste, que l'esprit de Thérèse vive parmi vous, qu'il s'y ranime aujourd'hui, et qu'il y fasse sans cesse de nouveaux progrès. Sans cet esprit de mortification, l'oraison dégénère dans un pieux, mais vain amusement, et sans cet esprit d'oraison, la mortification ne peut subsister, et tombe enfin dans la langueur et le relâchement. L'un et l'autre fait la perfection de l'âme religieuse, et l'unit étroitement à Dieu dans ce monde, pour lui être encore plus inséparablement et plus intimement unie dans la félicité éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

 

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