EXHORTATIONS CAREME VII

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EXHORTATION SUR LA FLAGELLATION DE JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE.

 

Sujet. Alors Pilate fit prendre Jésus et le fit flageller.

 

Pourquoi ce supplice, et comment fut-il exécuté?

 

Division. Flagellation la plus honteuse et la plus douloureuse. Cette honte que voulut subir Jésus-Christ nous apprendra à corriger les désordres d'une honte criminelle qui souvent nous arrête dans le service de Dieu, et à nous prémunir contre le péché, de la honte salutaire que nous en devons concevoir : première partie. Et cette douleur qu'il a voulu ressentir dans tous les membres de son corps, nous animera à retrancher en nous les délicatesses de la chair, et à nous armer contre nous-mêmes des saintes rigueurs de la pénitence chrétienne : deuxième partie.

Première partie. Flagellation la plus honteuse. Quelle confusion pour un Homme-Dieu, de paraître devant les Juifs dans l’état où il parut : Qu'a-t-il prétendu par là ? Corriger les désordres d'une mauvaise honte qui nous retient en mille rencontres où il s'agit des intérêts de Dieu, et nous enseigner l'usage que nous devons faire d'une honte raisonnable et utile pour nous garantir du péché.

En effet, d'où vint au Fils de Dieu cette confusion qui le jeta dans un si profond accablement? De nos péchés, dont il était chargé. Mais nous, par un sentiment tout contraire, nous n'avons nulle honte de commettre le mal, et nous en avons de pratiquer le bien : deux dispositions les plus funestes.

Pour les corriger, considérons toujours Jésus-Christ. Point de frein plus puissant pour nous arrêter et nous retirer du péché, que cette pensée : Ce péché, que je commets sans pudeur et sans honte, a fait rougir mon Dieu. Point de meilleur soutien contre le respect humain et la honte de pratiquer le bien, que cette réflexion : Toute la honte de la flagellation de mon Sauveur n'a pu ratant son zèle pour l'honneur de son Père.

Deuxième partie. Flagellation la plus douloureuse. Il fut livré à toute la barbarie d’une brutale soldatesque, qui lé déchira de coups; et c'est en cet état qu'il nous prêche la mortification de la chair.

La chair de Jésus-Christ était une chair innocente, au lieu que la nôtre est une chair criminelle. Combien donc mérite-t-elle plus d'être mortifiée que celle de ce Dieu Sauveur? Aussi saint Paul recommandait-il si souvent et si fortement aux premiers fidèles de mortifier leur chair. Et c'est dans cette mortification de la chair que tous les saints ont fait consister une partie de leur sainteté.

Mais  nous raisonnons, ou du moins nous agissons bien autrement. La maxime la plus commune et la plus établie dans toutes les conditions, est d'avoir soin de son corps, et de lui procurer toutes ses aises. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'avec cela l'on prétend être pénitent, l'on prétend être dévot, l'on prétend s'ériger en réformateur du relâchement des moeurs et de la doctrine.

 

Tunc apprehendit Pilatus Jesum, et flagellavit.

 

Alors Pilate fit prendre  Jésus,  et  le fit flageller . (Saint Jean, chap. XIX, 1.)

 

Quel nouveau spectacle, Chrétiens, et quelle sanglante scène ! on conduit notre divin Maître dans le prétoire de Pilate; on le dépouille de ses habits et on l'attache à une colonne ; outre une nombreuse multitude de peuple qui l'investit de toutes parts, une troupe de soldats s'assemble autour de lui ; ils sont armés de fouets, et ils se disposent à le déchirer de coups! Pourquoi ce supplice, et qui l'a ainsi ordonné? Comment s'y comportent les ministres du juge qui vient de rendre cet arrêt, et comment est-il exécuté? c'est ce que je me suis proposé de vous mettre aujourd'hui

 

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devant les yeux, et ce qui doit faire également le sujet de votre compassion et de votre instruction. Pour y procéder avec ordre, observez, s'il vous plaît, qu'un supplice devient surtout rigoureux et par la honte qui l'accompagne, et par l'excès de la douleur qu'il est capable de causer : en quoi l'esprit et le corps ont tout à la fois à souffrir; car la honte afflige l'esprit , et la douleur fait impression sur les sens et tourmente le corps. L'une et l'autre ne se trouvent pas toujours jointes ensemble. La honte d'un supplice peut être extrême, sans qu'il y ait nulle douleur à supporter; ou la douleur en peut être très-cuisante et très-violente, sans qu'il s'y rencontre nulle confusion à soutenir. Mais voici ce que je dis touchant cette cruelle flagellation, où le Sauveur des hommes se vit condamné : c'est que ce fut tout ensemble un des supplices de sa passion, et le plus honteux, et le plus douloureux. Cette honte qu'il a voulu subir, tout Dieu qu'il était, nous apprendra à corriger les désordres d'une honte criminelle, qui souvent nous arrête dans le service de Dieu, et à nous prémunir contre le péché de la honte salutaire que nous en devons concevoir. Et cette douleur, qu'il a voulu ressentir dans tous les membres de son corps nous animera à retrancher en nous les délicatesses de la chair, et à nous armer contre nous-mêmes des saintes rigueurs de la pénitence chrétienne. Voilà en deux mots tout le fond de cet entretien, et tout le fruit que vous en devez retirer.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

C'était une nécessité bien dure pour Pilate, que celle où l'obstination des Juifs semblait le réduire, de trahir ses propres sentiments et d'agir contre tous les reproches de son cœur, en livrant à la mort un homme dont il ne pouvait ignorer la bonne foi, la candeur, la sainteté, et en l'abandonnant à toute la violence de ses ennemis. Il est vrai que ce gouverneur, revêtu de l'autorité du prince, pouvait repousser la violence par la violence ; que, dans la place qu'il occupait, et dans le crédit que lui donnait son rang, il ne tenait qu'à lui de se déclarer le protecteur du Fils de Dieu, de l'enlever d'entre les mains de ses persécuteurs, et de le mettre à couvert de leurs poursuites. Il est même encore vrai que non-seulement il le pouvait, mais qu'il le devait; car il était juge, et, selon toutes les lois de la justice, il devait défendre le bon droit contre l'iniquité et l'oppression. Mais il craignait le bruit ; et, par un caractère de timidité si ordinaire jusque dans les plus grandes dignités, il ne voulait point faire d'éclat : mais il craignait les Juifs ; et, par une lâche prudence, il ne voulait pas s'exposer à une émeute populaire : mais il craignait l'empereur, dont on le menaçait ; et, par un vil intérêt, il ne voulait pas qu'on pût l'accuser devant lui et le citer à son tribunal.

Quelle est donc sa dernière ressource, et quel est enfin l'expédient qu'il imagine pour fléchir des cœurs que rien jusque-là n'avait pu toucher? Ah! mes Frères, 1 étrange moyen! et fut-il jamais une conduite plus bizarre, et plus opposée à toutes les règles de l'équité? C'est de condamner Jésus-Christ au fouet, dans l'espérance de calmer ainsi les esprits, et de leur inspirer des sentiments plus humains, en leur donnant une partie de la satisfaction qu'ils demandaient : car telle est la vue de Pilate. Quoi qu'il en soit, la sentence est à peine portée, qu'on en vient à la plus barbare exécution. Des mains sacrilèges saisissent cet adorable Sauveur, lui déchirent ses vêtements et les arrachent, le lient à un infâme poteau, et se préparent à lui faire éprouver le traitement le plus indigne et le plus sensible outrage. Que vous dirai-je, Chrétiens? et quelle horreur ! Ce corps virginal, ce corps formé par l'Esprit même de Dieu dans le sein de Marie, ce temple vivant de la divinité, est exposé aux yeux d'une populace insolente et à la risée d'une brutale soldatesque. Il l'avait prédit, ce Verbe éternel ; il nous l'avait annoncé par son prophète, lorsque parlant à son Père, il lui disait : Quoniam propter tesustinui opprobriam, operuit confnsio faciem meam (1) ; C'est pour vous, mon Père, c'est pour la gloire de votre nom, que j'ai voulu être comblé d'opprobre, et couvert de honte et de confusion.

Arrêtons-nous là, mes chers auditeurs, et sans nous retracer des images dont les âmes innocentes pourraient être blessées, considérons seulement et en général cette honte du Fils de Dieu, comme le modèle ou le correctif de la nôtre. Dieu nous a donné la honte, ou du moins il nous en a donné le principe, pour nous servir de préservatif contre le péché. La honte est une passion que la nature raisonnable excite en nous, et qui nous détourne, sans que nous remarquions même ni comment ni pourquoi, de tous les excès et de toutes les impuretés du vice. C'est une bonne passion en elle-même ; mais elle n'est que trop

 

1 Psal., LXVIII, 8.

 

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sujette à se dérégler dans l'usage que nous en faisons ; et il nous fallait un aussi grand exemple que celui de Jésus-Christ pour en corriger le désordre. Or je prétends que jamais cet Homme-Dieu ne nous a fait là-dessus de leçon plus solide ni plus touchante que dans le mystère que nous méditons.

En effet, Chrétiens, savez-vous d'où lui vient cette confusion, qui le jette dans le plus profond accablement? Ah ! mon Père, ajoute-t-il, comme il n'y a que vous qui connaissiez toute la mesure de mes humiliations, il n'y a que vous qui, par les lumières infinies de votre sagesse, en puissiez bien pénétrer le fond et découvrir le véritable sujet : Tu scis improperium meum et confusionem meam (1). Les hommes en ont été témoins, ils en ont vu les dehors, et rien de plus ; mais vous, Seigneur, sous ces apparences et ces dehors qui n'en représentaient que la plus faible partie, vous liez démêlé ce qu'il y avait de plus intérieur et de plus secret, et vous en avez eu une science parfaite : Tu scis confusionem meam. Or cette science des opprobres de Jésus-Christ, et de la Confusion qui lui a couvert le visage, c'est, mes Frères, ce qu'il a plu à Dieu de nous révéler. Qu'est-ce donc ici qui l'humilie, et de quoi a-t-il plus de honte? est-ce d'avoir à subir un châtiment qui ne convient qu'aux esclaves? en consentant à prendre la forme d'un esclave, il a consenti à en porter toute l'ignominie. Est-ce d'être fouetté publiquement comme un scélérat? il proteste lui-même qu'il y est tout disposé, et il est le premier à s'y offrir, parce que c'est pour obéir à son Père, parce que c’est pour honorer la majesté de son Père, et pour satisfaire à sa justice : Quoniam ego in flagella paratas sum (2). Est-ce même de l'état où il paraît devant tout un peuple qui l'insulte, et qui lance contre lui les traits de la plus piquante et de la plus maligne raillerie? voila, je l'avoue, voilà de quoi faire rougir le ciel, et de quoi confondre le Dieu de l'univers : mais j'ose dire après tout, et vous devez, mon cher auditeur, le reconnaître, que ce qui redouble sa confusion, que ce qui la lui fait sentir plus vivement, que ce qui la lui rend presque insoutenable, ce n'est point tant l'insolence des Juifs que la nôtre. Expliquons nous, et confondons-nous nous-mêmes.

Oui. Chrétiens, de quoi il rougit, ce Saint des saints et ce Dieu de pureté, c'est de vos discours licencieux, c'est de vos paroles dissolues, c'est de vos conversations impures, c'est

 

1 Psal. LXVIII, 20. — 2 Psal., XXXVII, 18.

 

de vos libertés scandaleuses, c'est de vos parures immodestes, c'est de vos regards lascifs, c'est de vos attachements sensuels, de vos intrigues, de vos rendez-vous, de vos débauches, de vos débordements, de toutes vos abominations. Car c'est la ce qu il se rappelle dans cet état de contusion où le texte sacre nous le propose : c'est de tout cela qu'il est charge, de tout cela qu'il est responsable a la justice divine, et de tout cela, encore une fois, qu il rougit, d'autant plus que, par l'affreuse corruption du siècle et par l'audace la plus effrénée du libertinage, vous en rougissez moins.

De là, mes Frères, j'ai dit que nous devions apprendre a réformer en nous les pernicieux effets de la honte, et a sanctifier même cette passion pour l’employer a notre salut. Quel en est te dérèglement et l'abus le plus ordinaire? Je le réduis à deux chefs : l’un, de nous porter sans houle ace qu il y a pour nous de plus honteux ; et l'autre de nous éloigner par honte de ce qui devrait faire noire gloire aussi bien que

notre bonheur. Voici ma pensée, qui n'est pas difficile à comprendre. Nous n'avons nulle honte de commettre le mal, et nous en avons de pratiquer le bien ; d'où il arrive que nous péchons le plus ouvertement, et que souvent même nous nous en glorifions : au lieu que, s'il s'agit d'un exercice de piété, de charité, de quelque bonne œuvre que ce puisse être, ou nous l'omettons lâchement, parce qu'un respect tout humain nous retient; ou nous ne nous en acquittons qu'en particulier et secrètement, parce que nous craignons la vue du public et les vains jugements du monde. Deux dispositions les plus dangereuses et les plus mortelles. Car il n'est pas possible que j'entre jamais dans la voie de Dieu, ou que je m'y établisse, si je ne me défais de cette honte mondaine, qui me retire de l'observation de mes devoirs et de la pratique des vertus chrétiennes ; et si je n'acquiers cette honte salutaire, qui nous sert de barrière contre le vice, et qui nous en détourne. Il faut donc que je bannisse l'une de mon cœur, et que j'y entretienne l'autre. La honte du bien, dit saint Bernard, est en nous la source de tout mal, et la honte du mal est le principe de tout bien. Par conséquent je dois apporter tous mes soins à maintenir celle-ci dans mon âme , et combattre celle-là de toutes mes forces. Sans la honte du péché, ajoute saint Chrysostome, bien loin de pouvoir me conserver dans l'innocence, je ne puis pas même, après ma chute, me relever par la pénitence : pourquoi? parce que la pénitence est fondée sur la honte du péché, ou

 

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plutôt parce que la pénitence n'est autre chose qu'une sainte honte, et qu'une horreur efficace du péché. D'où il s'ensuit que c'est par la honte du péché que je dois retourner à Dieu, que je dois me rapprocher de Dieu, que je dois commencer l'ouvrage de ma réconciliation avec Dieu.

Mais, du reste, en vain le commencerai-je par là, si, dans un assemblage monstrueux, je joins à la honte du péché une fausse et damnable honte de la vertu. C'est alors que ce que j'aurai commencé, je ne l'achèverai jamais, puisque cette honte de la vertu ruinera dans moi tout ce qu'aura produit la honte du péché. Ainsi, mes Frères, voulons-nous consommer l'œuvre de notre sanctification; outre la honte du péché, revêtons-nous des armes du salut, c'est-à-dire d'une fermeté, d'une intrépidité, d'une hardiesse, et, selon l'expression de saint Augustin, d'une sage et pieuse effronterie dans le culte de notre Dieu et dans l'accomplissement de tous les devoirs de la religion. Règles divines et admirables enseignements que nous recevons de Jésus-Christ même. Tournons encore vers lui les yeux, et formons-nous sur un modèle si parfait.

Le voilà, ce Sauveur adorable, dans la plus grande confusion ; et ce qui fait sa honte, ce sont les péchés d'autrui : comment n'en aurais-je pas de mes propres péchés ? Ah ! malheureuse, disait le Seigneur par la bouche de Jérémie à une âme pécheresse : où es-tu réduite? Je ne vois plus de ressource pour toi. Ton iniquité est montée à son dernier terme, et je suis sur le point de l'abandonner : pourquoi? parce que tu t'es fait un front de prostituée, et que tu ne sais plus ce que c'est que de rougir : Frons meretricis facta est tibi; noluisti erubescere (1). Tandis que tu n'étais pas tout à fait insensible à la honte que devaient te causer tes crimes et tes dissolutions, j'espérais de toi quelque chose, car cette honte était encore un reste de grâce, et un moyen de conversion : mais maintenant que tu l'as perdue, qui sera capable de te ramener de tes égarements, et qui pourra te rappeler à ton devoir?La crainte de mes jugements est bien forte; mais elle s'efface en même temps que la honte du péché. La vue de l'éternité est bien terrible; mais on n'y pense guère dès qu'une fois on a déposé toute honte du péché. Ma grâce est toute-puissante; mais elle ne l'est que pour inspirer la honte et la douleur du péché. De là, tant que tu demeureras sans honte et sans pudeur dans

 

1 Jerem., III, 3.

 

ton péché, il n'y a rien à attendre de ta part, et tes plaies deviennent incurables : Frons meretricis facta est tibi ; noluisti erubescere.

En effet, Chrétiens, s'il y a en celle vie un état de perdition et presque sans remède, c'est celui d'un pécheur qui ne rougit plus de son péché; et la raison qu'en apporte saint Bernard devrait faire trembler tout ce qui se rencontre ici de pécheurs disposés à tomber en ce fatal endurcissement. C'est, dit-il, que la honte du péché est la dernière de toutes les grâces que Dieu nous donne ; et qu'après cette grâce, il n'y a presque plus de ces grâces de salut, de ces grâces spéciales et de choix, qui font impression sur une âme criminelle, et qui, par une espèce de miracle, la retirent de l'abîme où elle est plongée. L'expérience nous le fait assez connaître, et la chose ne se vérifie que trop par la nature même des grâces. Si donc, reprend saint Bernard, je ne ressens plus cette grâce de honte et cette confusion qui me troublait autrefois à la présence du péché, et qui m'en éloignait, j'ai lieu de craindre que je ne sois bien près de ma ruine, et que Dieu ne me laisse dans un funeste abandonnement.

Mais le moyen de réveiller en moi cette grâce si précieuse, et d'y exciter cette confusion? Jésus-Christ, mes Frères, Jésus-Christ: c'est celui qui la ranimera, qui la ressuscitera, qui la fera renaître, quand elle serait pleinement éteinte. Il nous suffit de le contempler dans le mystère de sa flagellation. Nous l'y verrons chargé d'opprobres pour nos péchés; mais beaucoup moins confus de ses opprobres que de nos péchés. Hé ! mon Frère, s'écrie saint Chrysostome, si tu ne rougis pas de ton crime, rougis au moins de la honte qui retombe sur ton Sauveur ! si tu ne rougis pas de pécher, rougis au moins de ne pas rougir en péchant. Car le plus grand sujet de honte pour toi, c'est de n'en avoir point ; et peut-être cette honte ne te sera pas inutile, puisqu'elle servira à faire revivre en toi la honte du péché même, et qu'à force d'avoir honte de n'en point avoir, tu pourras en avoir dans la suite et la reprendre.

Qui doute, Chrétiens, que cette pensée ne pût être un frein pour le plus déterminé pécheur, s'il faisait dans son péché cette réflexion: Ce péché que je commets a fait rougir mon Dieu. Il en a porté la tache, et cette tache, avec laquelle il s'est présenté aux yeux de son Père, lui fut, tout innocent qu'il était, plus ignominieuse que tous les coups de fouet dont l'accablèrent ses bourreaux. Combien plus encore  doit-elle  donc me défigurer devant

 

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Dieu ? Ce qui fut plus sensible à Jésus-Christ dans le prétoire, ce n'était pas d'être exposé à la vue des Juifs, ni d'être en butte à tous leurs traits, mais de paraître avec mon péché devant tous les esprits bienheureux et toute la cour céleste. Or n'ai-je pas actuellement moi-même tout le ciel pour témoin, et n'est-ce pas assez pour me confondre, et pour arrêter par cette utile confusion le cours de mon désordre ? Yetix-je me réserver à cette confusion universelle du jugement de Dieu, où ma honte éclatera aux yeux du monde entier? et ne vaut-il pas mieux en rougir présentement avec fruit dans le souvenir d'un Dieu Sauveur attaché à la colonne, que d'en rougir inutilement, et avec le plus cruel désespoir, aux pieds d'un Dieu vengeur assis sur le tribunal de sa justice?

Mais ce n'est pas tout. La même honte que nous n'avons pas pour le mal, ou que nous travaillons à étouffer, nous l'avons pour le bien, et nous manquons de courage pour la surmonter. Du moins en rougissant du péché, Dons rougissons également de la vertu. De soi le que, par l'alliance la plus réelle, quoique la plus bizarre et la plus injuste, c'est pour nous tout à la fois une confusion, et de mal faire, et de bien faire : de mal faire, parce qu'il nous reste toujours un certain fonds de conscience; de bien faire, parce que nous nous conduisons selon les idées du monde, et que nous en craignons la censure. Etat le plus ordinaire dans le christianisme. Les libertins déclarés n'ont honte que du bien qu'il faudrait faire, et qu'ils ne font pas ; les âmes vertueuses de profession et les vrais chrétiens n'ont honte que du vice, qui leur est odieux, et dont ils tâchent de se préserver; mais la plupart, ni libertins tout à fait, ni tout à fait chrétiens, marchent entre ces deux extrémités, et réunissent dans eux l'une et l'autre honte, la honte du péché et la honte de la piété.

En combien d'occasions où Dieu exige que nous fassions connaître ce que nous sommes, nous tenons-nous renfermés dans nous mêmes, et déguisons-nous nos sentiments, parce que nous avons de la peine a prendre parti contre telles personnes, et que nous ne voulons pas avoir a essuyer leurs raisonnements et leurs discours? Combien de fois parlons-nous et agissons-nous contre toutes nos lumières, et tous les reproches de notre cœur, parce que nous n'avons pas la force de parler et d'agir autrement que celui-ci ou que celui-là avec qui nous vivons, et que nous n'avons pas l'assurance de contredire? Un homme a de la religion, il a la crainte de Dieu, et il voudrait vivre régulièrement et chrétiennement; il voudrait assister au sacrifice de nos autels avec respect; il voudrait fréquenter les sacrements avec plus d'assiduité ; il voudrait accomplir avec fidélité tous les préceptes de l'Eglise ; il voudrait s'opposera certains scandales, abolir certaines coutumes, réformer certains abus; il voudrait s'absenter de certains lieux, rompre certaines liaisons, et s'engager en d'autres sociétés moins dangereuses et plus honnêtes; la grâce le presse, et il en voudrait suivre les mouvements ; il le voudrait, dis-je, et il se sent de l'attrait à tout cela : mais toutes ces bonnes volontés et tous ces bons désirs, que faut-il pour les déconcerter et les renverser? Une répugnance naturelle à se distinguer et à paraître plus religieux et plus scrupuleux qu'on ne l'est communément à son âge et dans sa condition.

Honte du service de Dieu, où n'es-tu pas répandue, et quels dommages ne causes-tu pas jusque dans les plus saintes assemblées? Combien de desseins fais-tu avorter? combien de vertus retiens-tu captives? en combien d’âmes détruis-tu l'esprit de la foi, et combien de gloire dérobes-tu à Dieu? Or il faut, Chrétiens, triompher de cet ennemi ; il faut, à quelque prix que ce puisse être, vaincre cette honte, non-seulement parce qu'elle est indigne du caractère que nous portons, mais parce qu'elle est absolument incompatible avec les maximes et les règles du salut. Et pour nous fortifier dans ce combat, quel exemple est plus puissant que celui de Jésus-Christ? Car si toute la honte, disons mieux, si toute l'infamie de sa flagellation n'a pu ralentir son zèle pour l'honneur de son Père, ne serais-je pas bien condamnable de trahir la cause de mon Dieu par la crainte d'une parole, d'un mépris que j'aurai à supporter de la part du monde? Si je dois rougir, ce n'est point des railleries du monde, ce n'est point des jugements et des rebuts du monde ; mais c'est de ma lâcheté, c'est de mon infidélité, c'est de mon ingratitude, quand un aussi vain respect que celui du monde me fait oublier tous les droits et tous les intérêts du Dieu que j'adore, d'un Dieu à qui j'appartiens par tant de titres, d'un Dieu à qui je suis redevable de tant de biens, d'un Dieu, le souverain auteur de mon être, et mon unique fin, mon unique béatitude dans l'éternité. N'insistons pas davantage sur un point si évident par lui-même, et passons à un autre, où nous devons considérer la flagellation du Fils de Dieu, non plus comme un des supplices les plus honteux,

 

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mais les plus douloureux, et apprendre de là à retrancher par la mortification évangélique toutes les délicatesses des sens et de la chair : c'est la seconde partie.

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'était beaucoup pour le Sauveur des hommes d'avoir subi toute la honte d'un supplice aussi humiliant que celui de la flagellation ; mais il fallait encore qu'il en éprouvât toute la cruauté, et que sa chair, victime d'expiation pour tous les péchés du monde, fût immolée à la rage de ses bourreaux, et mise par là même en état d'être offerte à Dieu, comme une hostie précieuse, et de fléchir sa colère : c'est le triste objet que nous avons présentement à considérer. Quand les amis de Job, instruits de son infortune et de la déplorable misère où il se trouvait réduit, vinrent à lui pour le consoler, l'Ecriture dit que le voyant couché sur un fumier, tout défiguré et tout plein d'ulcères, ils furent saisis d'un tel étonnement qu'ils déchirèrent leurs habits, qu'ils se couvrirent la tète de cendres, et que, pour marquer la consternation où ils étaient, ils se tinrent là plusieurs jours dans un profond et morne silence. Il y aurait encore bien plus lieu, Chrétiens, de tomber ici dans la même désolation, de garder la même conduite et de demeurer sans parole à la vue du Fils unique de Dieu, accablé sous une grêle de coups, tout meurtri de blessures, et comme donné en proie à une troupe féroce et à toute leur inhumanité.

Que devait-on attendre de cette brutale soldatesque? C'étaient des hommes nourris dans le tumulte et la fureur des armes, et de là plus incapables de tout ménagement et de tout sentiment de compassion. C'étaient les ministres d'un juge timide et lâche, qui les abandonnait à eux-mêmes, et dont ils pouvaient impunément passer les ordres, s'il en eût porté quelques-uns, et qu'il leur eût prescrit des bornes. C'étaient des âmes vénales et mercenaires, des âmes intéressées, et d'intelligence avec les Juifs, dont ils avaient à contenter la haine, pour en recevoir la récompense qui leur était promise et qu'ils espéraient. C'étaient les suppôts de ce peuple ennemi de Jésus-Christ, c'est-à-dire du peuple le plus cruel et le plus barbare, le plus envenimé dans ses ressentiments et le plus insatiable dans ses vengeances. C'était toute une cohorte assemblée, afin de se relever les uns les autres, et que, reprenant tour à tour de nouvelles forces, ils pussent toujours frapper avec la même violence. Tout cela, autant de conjectures des excès où ils se portèrent contre cet innocent agneau qu'ils tenaient en leur pouvoir, et contre qui ils étaient maîtres de tout entreprendre.

Que ferai-je ici, mes chers auditeurs, et que vous dirai-je? m'arrêterai-je à vous dépeindre dans toute son étendue et toute son horreur une scène si sanglante? entrerai-je dans un détail où mille particularités nous sont cachées, et dont nous ne pouvons avoir qu'une connaissance obscure et générale? vous représenterai je l'acharnement des bourreaux, le feu dont leurs yeux sont allumés, leurs fouets grossis de nœuds et tout hérissés de pointes, dont leurs bras sont armés? compterai-je le nombre des coups qu'ils déchargent sur ce corps faible et déjà tout épuisé de forces, par l'abondance de sang qu'il a répandu dans le jardin ! Que de cris, que de nouvelles insultes de la part des prêtres, des pontifes, d'une populace infinie; témoins de tout ce qui se passe, et animant tout par leur présence ! Mais je vous laisse, mes Frères, à juger vous-mêmes de toutes ces circonstances , comme de mille autres , et à vous en retracer l'affreuse idée. C'est assez de vous dire que cette chair sacrée du Sauveur n'est plus bientôt qu'une plaie; que ce n'est plus partout que meurtrissures , que contusions, et qu'à peine y peut-on découvrir quelque apparence d'une forme humaine ; qu'au milieu de ce tourment, cet Homme de douleurs, après s'être soutenu d'abord, est enfin obligé de succomber; que , dans une défaillance entière, il tombe au pied de la colonne, qu'il y demeure couché par terre, perclus de tous ses membres et privé de l'usage de tous ses sens ; qu'il ne lui reste ni mouvement, ni action, ni voix, ni parole ; et que, bien loin de pouvoir s'expliquer et se plaindre, il conserve à peine un dernier souffle et une étincelle de vie.

Que dis-je , Chrétiens ? c'est en cet état qu'il s'explique à nous plus hautement et plus fortement qu'il ne s'est jamais expliqué. Il n'a qu'à se montrer à nos yeux : cela suffit. Il ne lui faut point d'autre voix que celle de son sang, pour nous instruire; il ne lui faut point d'autre organe que ses plaies ; ce sont autant de bouches ouvertes pour nous redire ce qu'il s'est tant efforcé de nous persuader en nous prêchant son Evangile, que quiconque aime son âme en ce monde, c'est-à-dire sa chair, que quiconque y est attaché, et veut l'épargner et la choyer, la perdra immanquablement; mais que pour la sauver dans l'éternité, c'est une nécessité indispensable de la haïr en cette vie, de réprimer

 

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ses sensualités, de lui refuser ses aises et si s commodités, de lui faire une guerre continuelle en la mortifiant, en l'assujettissant, en la domptant: Qui amat animam suam, perdet eam ; et qui odit animam suam in hoc mundo, in vitam œternam custodit eam (1). Maxime essentielle dans la morale de Jésus-Christ ; maxime la plus juste, et fondée sur les principes les plus solides, parce que cette chair que nous avons à combattre est une chair souillée de mille désordres, une chair de péché; et qu'étant criminelle elle doit être punie temporellement, si nous ne voulons pas qu'elle le soit éternellement ; parce que c'est une chair rebelle, et qu'il n'est pas possible de la tenir dans la soumission et dans l’ordre, si l'on ne prend soin de la réduire sous le joug, à force de la châtier et de la mater; parce que c'est une chair corrompue et la source de toute corruption, puisque c'est d'elle que vient tout ce que saint Paul appelle œuvres de la chair, les débauches et les impudicités , les querelles et les dissensions, les colères et les envies ; et que nous ne pouvons nous mettre à couvert de ses traits contagieux, ni les repousser, que par de salutaires violences; parce que c'est une chair conjurée contre Dieu et contre nous-mêmes : contre Dieu, dont elle rejette la loi; contre nous-mêmes, dont elle ruine le salut ; et que nous devons par conséquent la regarder et la traiter comme notre plus mortelle ennemie.

La chair du Fils de Dieu n'avait rien de tout nia. Celait une chair sainte et sanctifiante, une chair sans tache et toute pure, une chair pleinement soumise à l'esprit ; c'était la chair d'un Dieu, et toutefois nous voyons quels traitements elle a reçus: or c'est sur cela même que cet Homme-Dieu, baigné dans son sang, se lait entendre à nous du pied de la colonne, et qu'il nous reproche, tout muet qu'il est, nos délicatesses, et l'extrême attention que nous avons à flatter nos corps ; comme s'il nous disait : Jetez sur moi les yeux, et, par une double comparaison, confondez-vous. Idolâtres de votre chair, vous ne voulez pas que rien lui manque, que rien la blesse, que rien l'incommode, et moi me voici déchiré de fouets et tout ensanglanté. Mais encore qu'est-ce que cette chair dont vous prenez tant les intérêts, et qu'était-ce que la mienne, que j'ai si peu ménagée ? Reproche le plus touchant, et dont l'Apôtre avait senti toute la force, lorsqu'il traçait aux premiers fidèles ces grandes règles île la pénitence et de la mortification chrétienne :

 

1 Joan., XII, 25.

 

que si nous voulons être à Jésus-Christ, nous devons crucifier notre chair avec tous ses vices et toutes ses concupiscences : Qui sunt Christi carnem suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis (1) ; que nous ne devons nous conduire que selon l'esprit, sans écouter jamais la chair, ni avoir égard ou à ses répugnances ou à ses désirs : Spiritu ambulate, et desideria carnis non perficietis (2) ; qu'au lieu de la consulter et de la suivre, nous devons expressément y renoncer, et même en quelque sorte nous en dépouiller : Exspoliantes vos veterem hominem (3); que quelque effort qu'il y ait à faire pour cela, quelque sacrifice qu'il nous en puisse coûter, il ne doit être compté pour rien, et que nous ne devons jamais oublier, en considérant Jésus-Christ, que nous n'avons point encore comme lui répandu notre sang : Nondum enim usque ad sanguinem restitistis (4).

Quel langage , mes chers auditeurs ! et qui de vous l'entend? Ne sont-ce pas là des termes dont le monde ignore souvent jusques à la signification, ou que le monde au moins croit ne convenir qu'à des solitaires et à des religieux? Or, prenez garde néanmoins à qui saint Paul donnait ces divines leçons, et à qui il enseignait cette excellente morale ; car ce n'était ni à des religieux, ni à des solitaires qu'il parlait; c'était à des chrétiens comme vous, n'ayant au-dessus de vous d'autre avantage ni d'autre distinction , sinon qu'ils étaient de vrais chrétiens, et que vous ne l'êtes pas ; c'était à des hommes employés comme vous, selon leur profession, aux affaires du monde; à des femmes engagées comme vous, par leur état et leur condition, dans la société et le commerce du monde. Voilà ceux à qui il recommandait de mener une vie austère, non-seulement selon le cœur, mais selon les sens ; de mourir à eux-mêmes et à leur chair ; de se contenter du nécessaire, ou pour le logement, ou pour le vêtement, ou pour l'aliment, et de retrancher tout ce qui,est au delà comme superflu, comme dangereux, comme indécent dans la religion d'un Dieu, qui, par ses souffrances, est venu consacrer l'abnégation de soi-même et de tout soi-même. Ces expressions ne les étonnaient point, ces propositions ne leur semblaient point outrées ; ils les comprenaient, ils les goûtaient, ils se les appliquaient. Le christianisme a-t-il donc changé, et n'est-il plus le même? Ah ! mes Frères, le christianisme

 

1 Galat., V, 24.— 2 Ibid. 16.— 3 Coloss., III, 9. — 4 Hebr., XII, 4.

 

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a toujours subsisté, mais reconnaissons, à notre confusion, que ce ne sont plus les mêmes chrétiens : nous en avons retenu le nom et nous en avons laissé toute la substance et tout le fond.

Quoi qu'il en soit, c'est dans cette sainte mortification de la chair que les saints de tous les siècles et de tous les états ont fait consister une partie de leur sainteté. Parcourez leurs histoires, et trouvez-en un qui n'ait pas témoigné pour sa chair une haine particulière. Soit qu'ils eussent toujours vécu dans l'innocence, ou qu'après une vie mondaine ils se fussent convertis à Dieu; soit qu'ils eussent abandonné le siècle pour se retirer dans le désert et dans le cloître, ou qu'ils fussent restés au milieu du monde pour satisfaire à leurs engagements et à leurs devoirs ; en quelque situation qu'ils aient été, et par quelque voie qu'ils aient marché, du moment qu'ils ont commencé à embrasser le service de Dieu, ils ont commencé à se déclarer contre leurs corps, et en sont devenus les implacables ennemis. Leurs vocations étaient différentes, et leur sainteté avait, ce semble, des caractères tout opposés : c'était, dans les uns, une sainteté de silence et de retraite, et dans les autres, une sainteté de zèle et d'action ; dans les uns, une sainteté toute pour elle-même, et dans les autres, une sainteté presque toute pour le public; mais malgré cette diversité de vocations, ils sont convenus en ce point de haïr leur chair et de la traiter durement. La faiblesse du sexe, la complexion, le travail, les infirmités même, n'ont point été des excuses pour eux. Bien loin qu'il fallût les exciter, il fallait au contraire leur prescrire des bornes et les modérer, tant ils étaient, je ne dirai pas seulement sévères, mais saintement cruels envers eux-mêmes.

D'où leur venait cette haine si vive et si universelle dont ils étaient tous animés? De l'ardent désir qu'ils avaient conçu de conformer, autant qu'il était possible, leur chair à la chair de Jésus-Christ; de la forte persuasion où ils étaient que jamais leur chair ne participerait à la gloire de la résurrection de Jésus-Christ, si elle ne participait à sa mortification et aux douleurs de sa passion ; du souvenir qu'ils portaient profondément gravé dans leur cœur, que c'était pour notre chair et pour ses voluptés sensuelles, que la chair de Jésus-Christ avait été si violemment tourmentée ; d'où ils concluaient qu'une chair ennemie de Jésus-Christ, qu'une chair coupable de tous les maux qu'avait endurés la chair de  Jésus-Christ, était indigne de toute compassion, et ne pouvait être trop affligée elle-même, ni trop maltraitée. C'est ainsi qu'ils en jugeaient ; mais pour nous, mes chers auditeurs, nous raisonnons, ou du moins nous agissons bien autrement : la maxime la plus commune et la plus établie dans toutes les conditions, est d'avoir soin de son corps, et de ne l'endommager en rien ; de ne le point fatiguer, de ne le point affaiblir, de l'entretenir toujours dans le même embonpoint ; d'en étudier les goûts, les appétits, et de lui fournir abondamment tout ce qui l'accommode : voilà notre principale, et souvent même notre unique occupation.

Ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus étrange, c'est qu'avec cela l’on prétend être pénitent, l’on prétend être dévot, l'on prétend s'ériger en réformateur du relâchement des mœurs et de la doctrine. Appliquez-vous à ma pensée ; c'est un point de morale à quoi vous n'avez peut-être jamais fait assez d'attention. Que des impies déclarés, que des libertins de profession, que des mondains par état, se rendent esclaves de leurs corps, et lui accordent tout ce qu'il demande, je n'en suis point surpris : comme ils n'aspirent, ou du moins qu'ils ne pensent à nul autre bonheur qu'à celui de la vie présente , il est naturel qu'ils en recherchent toutes les douceurs. Dès là que ce sont des mondains, ils sont possédés du monde et de l'esprit du monde : or tout ce qui est dans le monde, dit saint Jean, n'est qu'orgueil de la vie, que concupiscence des yeux et que concupiscence de la chair ; il est donc moins étonnant qu'ils soient si attachés à leur chair, et qu'ils la laissent vivre à l'aise et au gré de tous ses désirs.

Mais ce qui doit bien nous surprendre, et ce que je déplore comme un des plus grands abus du christianisme, je l'ai dit et je le répète, c'est qu'on prétende être pénitent sans pratiquer aucune œuvre de pénitence. Un homme est revenu de ses criminelles habitudes, une femme a quitté le monde, après l'avoir aimé jusqu'au scandale : il y a sujet de bénir Dieu d'un tel changement, et je l'en bénis. Cène sont plus les mêmes intrigues, ni les mêmes désordres ; mais du reste, parlez à l'un et à l'autre de satisfaire à la justice de Dieu ; représentez-leur avec l'Apôtre que, comme ils ont fait servir leurs corps à l'iniquité , ils doivent le faire servir à la justice et à l'expiation de leurs péchés; dites-leur, avec saint Grégoire, qu'autant qu'ils se sont procuré de plaisirs même permis et innocents : c'est une langue

 

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étrangère pour eux, et toute leur pénitence ne va qu'à corriger certains excès et certains vices, sans en être moins amateurs d'eux-mêmes, ni moins occupés de leur personne.

Ce qui doit bien nous surprendre, c'est qu'on prétende être dévot, sans être chrétien ; je veux dire, sans marcher par la voie étroite du christianisme : car le christianisme est mie loi austère et mortifiante ; et cependant, tout dévot qu'on est, on ne veut rien avoir à souffrir ; on renonce au luxe, au faste, à la pompe ; mais d'ailleurs on veut être servi ponctuellement, nourri délicatement, couché mollement, vêtu et logé commodément. Rien que de modeste en tout; mais rien en tout que de propre, que de choisi, que d'agréable. Telle dans la dévotion mène une vie mille fois plus douée, et je pourrais ajouter, plus délicieuse, qu’une autre dans son dérèglement et son libertinage.

Ce qui doit bien nous surprendre , c'est qu'on prétende s'ériger en censeur des mœurs et m réformateur des relâchements du siècle, sans penser d'abord à réformer le relâchement où l'on vit soi-même à l'égard de la mortification des sens : n'est-ce pas là l'illusion de nos jours? Crier sans cesse contre des doctrines prétendues relâchées ; gémir à toute occasion et avec amertume de cœur sur le renversement de la morale évangélique ; s'élever avec zèle, ou plutôt avec emportement et avec aigreur, contre ceux qu'on veut faire passer pour destructeurs de cette sainte morale ; les regarder comme l'ivraie semée dans le champ de l'Eglise, et former de pieux desseins pour arracher ce mauvais grain : Vis, imus, et colligimus ea (1) ? ne parler que de sévérité, et en lever partout l'étendard , dans les discours publics, dans les entretiens particuliers, dans les tribunaux de la pénitence, dans les ouvrages de piété, voilà les beaux dehors et les spécieuses apparences dont une infinité d'âmes, ou simples, ou prévenues, se laissent fasciner les yeux. Mais quand, moins crédule et moins facile à confondre les apparences avec la vérité , on vient à percer au travers de ces dehors, et que, prenant la règle de Jésus-Christ, on juge des

 

1 Matth., XIII, 28.

 

paroles par les œuvres : A fructibus eorum cognoscetis eos (1), que trouve-t-on ? des gens sévères, ou réputés tels, mais en même temps bien pourvus de toutes choses , et ayant grand soin de l'être; des gens sévères, mais en même temps répandus dans le monde, et dans le plus beau monde, pour en goûter tous les agréments ; des gens sévères, mais n'étant toutefois ennemis ni des divertissements profanes, ni des conversations plaisantes et enjouées, ni des bons repas ; disons en deux mots, des gens de la dernière sévérité dans leurs leçons, mais de la dernière indulgence dans leurs exemples ; anges dans leurs maximes , mais hommes, et très-hommes , dans leur conduite. Ce n'est pas qu'ils ne veuillent que cette sévérité, qu'ils prêchent avec tant d'emphase, soit mise en pratique, mais par d'autres, et non par eux : comme maîtres et comme docteurs, ils s'en tiennent à l'instruction, et se déchargent sur leurs disciples de l'exécution.

Ah ! mes chers auditeurs, ne nous trompons point, et mettons-nous bien en garde contre les artifices et les prestiges de notre chair; tout animale et toute matérielle qu'elle est, il n'est rien de plus subtil et de plus adroit à défendre ses intérêts : ne perdons jamais de vue le grand modèle que nous propose notre mystère, et faisons à notre égard ce que fit Pilate à l'égard des Juifs, lorsqu'après la flagellation de Jésus-Christ, il le leur présenta dans l'état le plus pitoyable, et qu'il leur dit : Voilà l'homme : Ecce homo (2) ; disons-le nous à nous-mêmes en le contemplant : Voilà l'homme, et voilà le Dieu de mon salut; voilà par où il m'a sauvé, et par où je me sauverai. Les Juifs, en le voyant, n'en devinrent que plus endurcis ; mais je puis me promettre que nous en serons touchés, que nous nous sentirons animés d'une ardeur et d'une résolution toute nouvelle, pour ruiner en nous l'empire de la chair, afin de ne plus vivre désormais que de cet esprit de grâce qui nous élèvera à Dieu, et qui, par les saintes rigueurs de la mortification évangélique, nous conduira à la béatitude éternelle , que je vous souhaite, etc.

 

1 Matth., VII, 16. — 2 Joan., XIX, 5.

 

 

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