DE L'HUMILITÉ

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DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL.

 

DE L'HUMILITÉ ET DE L'ORGUEIL.

PARABOLE DU PHARISIEN ET DU PUBLICAIN, OU CARACTÈRE DE L'ORGUEIL ET DE L'HUMILITÉ, ET LES EFFETS DE L'UN ET DE L'AUTRE.

CARACTÈRE   DE   L’ORGUEIL ,   ET  SES PERNICIEUX EFFETS  DANS   LE  PHARISIEN.

CARACTÈRE   DE L'HUMILITÉ,   ET  SES EFFETS SALUTAIRES DANS LE PURLICAIN.

SOLIDE ET VÉRITABLE GRANDEUR DE L'HUMILITÉ CHRÉTIENNE.

ILLUSION ET DANGER D'UNE GRANDE RÉPUTATION.

PENSÉES  DIVERSES SUR L'HUMILITÉ ET  L'ORGUEIL.

 

PARABOLE DU PHARISIEN ET DU PUBLICAIN, OU CARACTÈRE DE L'ORGUEIL ET DE L'HUMILITÉ, ET LES EFFETS DE L'UN ET DE L'AUTRE.

 

Jésus proposa cette parabole au sujet de certaines gens qui se confiaient en eux-mêmes comme s'ils eussent été des saints, et qui ne regardaient les autres qu'avec mépris (1). L'Evangile nous l'ait d'abord connaître le dessein du Fils de Dieu, et quels sont ceux qu'il avait en  vue, lorsqu'il proposa cette parabole au peuple qui l'écoutait. Quoiqu'on général elle puisse  s'appliquer à toute  âme vaine et orgueilleuse, elle convient particulièrement, et selon l'intention de Jésus-Christ, à une espèce de faux dévots contre qui cet Homme-Dieu a toujours témoigné plus de zèle, et qu'il n'a point cessé d'attaquer pendant tout le cours de sa mission et dans ses divines  instructions, tiens remplis d'eux-mêmes et de leur prétendu mérite, qui seuls croyaient être, avec leurs disciples, les élus du Seigneur; qui parlaient, qui   décidaient, qui agissaient  comme  s'ils eussent été les seuls dépositaires de la loi et ses interprètes, les maîtres de la doctrine, les modèles vivants de la sainteté ; qui se disaient suscités   de   Dieu   pour la réformation   des mœurs, pour le rétablissement de la discipline, pour la défense de la plus pure morale ; qui, sous un masque de piété et de sévérité, cachaient leurs intrigues, leurs cabales, leurs médisances atroces et leurs calomnies, leurs envies, leurs haines, leurs vengeances, surtout une hauteur d'esprit que rien ne pouvait fléchir, et un orgueil insupportable; qui, par cette vaine apparence d'une vie régulière et austère, éblouissaient les yeux d'une troupe de lemmes, dont ils parcouraient les maisons, et dont ils recevaient de puissants secours pour soutenir leur secte et pour accréditer leur parti; qui n'estimaient personne, n'épargnaient personne, ne faisaient grâce à personne, damnant  tout le monde, et traitant avec un dédain extrême quiconque ne se déclarait pas en leur faveur et n'entrait pas dans leurs sentiments. Car il y

 

1 Luc, XVIII, 9.

 

avait des hommes de ce caractère dès la naissance de l'Eglise, et dès le temps même que Jésus-Christ parut sur la terre, il y en a eu dans toute la suite des siècles, et il n'y en a que trop encore dans le nôtre. De sorte que cette parabole n'est pas seulement une figure, mais qu'on peut la prendre pour une histoire commencée dans le judaïsme, continuée dans le christianisme, et, par une malheureuse succession, perpétuée d'âge en âge jusques à ces derniers jours. Quoiqu'il en soit, entrons dans les vues du Fils de Dieu, et profitons des enseignements qu'il veut ici nous donner.

Deux hommes allèrent au temple pour prier : l'un était pharisien, l'autre publicain. C'est au même temple qu'ils allèrent tous deux, c'est à la même heure et dans le même temps, c'est dans le même dessein , qui était de faire à Dieu leur prière : mais du reste, ce ne fut pas, à beaucoup près, dans la même disposition de l'âme , ni le même sentiment intérieur. De là vient que la prière de l'un eut un succès si favorable, au lieu que l'autre ne fut point écouté , et que sa prière devint un crime pour lui, et un sujet de condamnation. Car, avec la grâce, ce qui donne le prix à la prière, c'est la disposition intérieure de l’âme : c'est de là qu'elle tire toute sa vertu et tout son mérite. Ces deux hommes n'étant donc pas également disposés par rapport à l'esprit et au cœur, ils ne devaient pas être également reçus de Dieu, qui ne s'arrête point au dehors, et n'a égard ni aux rangs , ni aux qualités, ni aux conditions, ni aux avantages de la naissance ou de la fortune, ni aux lieux, ni aux conjonctures, nia quelque circonstance extérieure que ce soit; mais qui pèse le cœur, et qui ne juge de tout le reste que par le cœur. Voilà pourquoi le Saint-Esprit nous avertit que notre premier soin avant l'oraison, notre soin le plus nécessaire et le plus essentiel, est de préparer notre âme (1). Toute autre préparation, sans celle de l'âme, ne peut qu'être de nulle efficace auprès de Dieu : et s'il ne se rend pas alors propice à nos vœux , c'est à nous que nous devons l'imputer,

 

1 Eccli., XVIII, 23.

 

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et dans nous que nous devons chercher le principe du mal, puisqu'en effet il est au dedans de nous-mêmes.

Mais ceci posé , il est question de savoir qui des deux (je dis du pharisien et du publicain), qui, dis-je, était dans la disposition convenable pour prier, et qui n'y était pas. A s'en tenir aux apparences, il semble qu'il n'y ait point là-dessus à hésiter, ni de comparaison à faire. Un pharisien d'une part, et de l'autre un publicain, quel  parallèle ! Un pharisien, un homme de bonnes œuvres, un homme exemplaire et d'une merveilleuse édification dans toute sa conduite, un homme exact jusques aux plus petites observances, et implacable ennemi des moindres relâchements ; un homme révéré, vanté, canonisé du peuple ; en un mot, un saint, selon la commune opinion. Au contraire, un publicain, un pécheur, et un pécheur par état, puisque son seul emploi de publicain le faisait regarder comme tel ; un homme noté et décrié pour ses injustices, ses fraudes , ses violences, ses concussions; déplus, un homme sujet à bien d'autres désordres que ceux de sa profession , et ayant vécu jusque-là dans le libertinage et le scandale. Encore une fois, suivant les vues ordinaires, peut-on balancer un moment entre deux hommes dont la différence est si sensible? et qui est-ce qui tout d'un coup ne prononce pas à l'avantage du premier, et ne conclut pas que l'autre doit être réprouvé de Dieu ? Mais les jugements du Seigneur sont bien au-dessus des nôtres, et l'événement n'est guère conforme à nos idées. Ce pharisien est condamné, et ce publicain justifié : pourquoi ? c'est que ce pharisien , que ce juste est un orgueilleux dans sa prétendue justice ; et que ce publicain, que ce pécheur pénitent est humble dans sa pénitence. De sorte qu'en deux portraits raccourcis et opposés l'un à l'autre, la parabole nous représente admirablement, et les pernicieux effets de l'orgueil dans le pharisien, et les salutaires effets de l'humilité dans le publicain. Instruisons-nous, et apprenons de là tout ensemble ce que nous devons éviter comme l’écueil le plus dangereux, et ce que nous devons nous efforcer d'acquérir et de pratiquer en toute rencontre comme une des plus excellentes et des plus solides vertus.

 

CARACTÈRE   DE   L’ORGUEIL ,   ET  SES PERNICIEUX EFFETS  DANS   LE  PHARISIEN.

 

Le pharisien se tenant debout. Il se tenait debout; et ce n'est pas sans une vue particulière que l'Evangile marque cette circonstance : car c'est par là qu'il commence à faire l'opposition du pharisien orgueilleux et de l'humble publicain. Au lieu que le publicain, à la porte du temple, ainsi qu'il est dit dans la suite de la parabole, se prosterne d'abord contre terre ; le pharisien entre, avance, laisse derrière lui tous les assistants, approche de l'autel, va prendre la première place; et là, sans plier un moment le genou, le visage assuré, la tête levée, il porte les yeux au ciel, et, par son regard fixe et arrêté, semble plutôt venir exiger du Seigneur une dette , que lui demander aucune grâce.

Il n'y a point de vice qu'il nous soit plus important, dans l'usage du monde, de tenir au moins caché, si nous en sommes atteints, que l'orgueil, parce qu'il n'y en a point qui nous rende plus odieux. On pardonne plus aisément tous les autres vices, on les tolère; mais l'orgueil est insupportable. Aussi Dieu n'a-t-il pu le souffrir dans le ciel, et dès qu'il le vit dans ses anges, il les précipita au fond de l'abîme. Cependant on peut ajouter que de tous les vices, c'est celui peut-être qui se produit plus naturellement au dehors, et qu'il est plus difficile de dissimuler. Tout le fait paraître : l'air, la contenance, la démarche , le geste, la composition du visage, le tour des yeux, le discours , la parole, le ton de la voix, le silence même, cent autres signes qui frappent la vue et dont on s'aperçoit tout d'un coup.

Un homme n'a donc qu'à se montrer, on le connaît bientôt, et son orgueil se répand dans toutes ses actions. S'il est dans une assemblée, il faut toujours qu'il soit placé aux premiers rangs : il ne balance pas là-dessus; et, sans attendre comme d'autres, et selon l'avis du Sauveur du monde, qu'on lui fasse honnêteté pour l'inviter à monter plus haut, il se croit affranchi de cette loi de bienséance , et prévient de lui-même cette cérémonie. S'il parle dans un entretien, c'est ou en maître qui ordonne avec empire, ou en juge qui décide avec autorité, ou en philosophe qui prononce des sentences et des oracles, ou en docteur qui enseigne et qui dogmatise. Il occupe seul toute la conversation , et ferme la bouche à quiconque voudrait l'interrompre pour quelque temps, et demander à son tour le loisir de s'expliquer. Si, par une disposition toute contraire, il se tait et prend le parti d'écouter, l'attention qu'il donne ne fait pas moins voir avec quelle hauteur d'esprit et quel dédain il reçoit ce que chacun dit. Ses réponses les plus ordinaires,

 

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ce sont quelques coups de tète, quelques œillades , quelques souris moqueurs , quelques mots entrecoupés, quelques expressions enveloppées et mystérieuses , comme s'il était seul au fait des choses, comme s'il avait seul la clef des affaires , comme s'il en savait seul pénétrer le secret et démêler les ressorts, comme si tout ce qu'il entend n'était de nul poids et ne méritait nulle réflexion, comme s'il ne daignait pas y prêter l'oreille, et qu'il le regardât en pitié. Car dans la société humaine on ne rencontre que trop de ces présomptueux qui n'ont pas même soin de se déguiser, et se laissent emporter aux sentiments de leur orgueil. Orgueil grossier dont rougit pour eux toute personne sage et pourvue de raison : mais eux , ils ne rougissent de rien, tant ils sont infatués d'eux-mêmes et prévenus à leur avantage. Ainsi, sans qu'ils le remarquent, et par la plus dangereuse séduction, l'orgueil qui les possède , tout visible qu'il est, échappe à leurs yeux et se dérobe à leur connaissance, tandis qu'il se manifeste aux yeux du public et qu'il choque tous les esprits. A les en croire, toutes les prérogatives qu'ils s'attribuent, tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils font, n'est point orgueil, mais ingénuité et franchise, mais justice et vérité : du moins le pensent-ils de la sorte, et sont-ils bien persuadés qu'on le doit penser de même. Erreur déplorable, mais qui cause plus d'indignation qu'elle ne donne de compassion : et voilà comment, à force de s'estimer eux-mêmes et de vouloir être honorés et estimés, ils perdent toute l'estime qu'ils pourraient d'ailleurs avoir dans le monde.

Ce n'est pas , au reste , qu'il n'y ait un orgueil plus circonspect et plus délicat. On affecte une certaine modestie extérieure : on est honnête , prévenant, affable ; on a de la douceur, de la politesse, de la retenue , une conduite , selon les apparences , tout unie ; on ne s'enfle point, on ne s'élève point, on n'entreprend point de dominer ni de se distinguer. Mais , outre que tout cela n'est assez souvent qu'une modestie fastueuse, qui, pour user de cette figure, comme un voile transparent, laisse entrevoir l'orgueil même qu'elle couvre, il y a mille occasions où il trompe toute notre vigilance, et sort malgré nous des ténèbres où l'on tâchait de le tenir enseveli. En effet , quelque précaution qu'on prenne et quelque attention qu'on ait sur soi-même , il n'est pas moralement possible, dans le commerce de la vie, que mille sujets imprévus ne piquent notre cœur et ne blessent notre orgueil. Or du moment que l'orgueil se sent blessé, il se trouble, et, dans le trouble où il est, il éclate et ne garde plus de mesures. La raison en est bien naturelle : c'est que l'orgueil est l'endroit le plus vif du cœur, je dis d'un cœur vain : pour peu qu'on y touche, la douleur nous fait jeter de hauts cris. On voit un homme se déconcerter, s'aigrir, s'animer. Il répond sèchement, il parle durement, il s'exprime en des termes fiers et méprisants ; quelquefois la colère l'irrite jusques à l'emportement. On ne le reconnaît plus ; et dans la surprise où l'on se trouve, on demande si c'est là cet homme qu'on croyait si modéré, si patient, si humble.

Ce qui doit encore plus étonner, c'est lorsqu'on vient à découvrir cette sensibilité et cet orgueil dans des âmes pieuses et dévotes, dans des âmes religieuses et consacrées à Dieu, dans des ministres de l'Eglise et des pasteurs du peuple fidèle. Le prophète vit en esprit l'abomination de désolation dans le lieu saint; et n'est-ce pas ce qui s'accomplit réellement à nos yeux et de quoi nous sommes témoins, quand nous voyons l'orgueil dans les plus sacrés ministères, l'orgueil dans le sac et sous le ciliée, l'orgueil dans le sanctuaire de Jésus-Christ, sous les livrées de Jésus-Christ, à la table, à l'autel de Jésus-Christ ? C'est là qu'on le porte, et, au lieu de l'étouffer aux pieds d'un Dieu humilié et anéanti, c'est de là qu'on le rapporte aussi entier et aussi vivant qu'il était. Scandale qui confirme le monde dans ses préjugés contre la dévotion, et qui l'autorise à dire, quoique avec une malignité outrée, qu'il suffit d'être dévot pour être plus jaloux de son rang, plus intraitable sur ses privilèges et sur ses droits, plus sensible à la moindre offense, plus scrupuleux sur le point d'honneur, en un mot, plus orgueilleux.

II. Il faisait en lui-même cette prière. Pourquoi en lui-même, et qu'est-ce que cela signifie? Peut-être ce pharisien ne daignait-il pas se conformer à l'usage, ni s'assujettir comme les autres à prononcer les prières ordinaires. Peut-être aussi cette parole nous fait-elle entendre que, dans toute sa prière, il n'était occupé que de lui-même, et non point de Dieu; qu'il n'envisageait que lui-même et que ses prétendues perfections, dont il venait s'applaudir et se glorifier.

De quelque manière qu'on l'explique, une réflexion là-dessus se présente, et une vérité dont on aurait peine à convenir, si l'expérience n'en était pas une preuve convaincante : c'est que l'orgueil se mêle jusque dans l'exercice de

 

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l'oraison, et voici comment. Car dans l'oraison il y a différentes voies : les unes plus communes et les autres plus relevées et plus particulières; les unes aisées, connues, à la portée de tout le monde, mais les autres plus secrètes et propres d'un petit nombre d’âmes que Dieu favorise de certaines communications, et à qui il fait contempler de plus près sa souveraine majesté. Selon ces voies différentes, Dieu dispense différemment les dons de son esprit, de cet esprit de sainteté qui, n'étant qu'un et étant toujours le même, se diversifie néanmoins en tant de manières dans ses divines opérations , et, suivant le langage de l'Apôtre, fait prendre à sa grâce toutes sortes de formes pour s'accommoder à tous les sujets où il lui plaît de la répandre. Cependant l'ordre naturel n'est pasque Dieu, dès le premier essai, élève une âme à ces sublimes degrés d'oraison et de contemplation où les saints sont parvenus. Il a ses règles que sa sagesse lui  prescrit, et qu'elle nous prescrit à nous-mêmes, afin que nous les observions. C'est-à-dire qu'il veut que nous commencions par les pratiques les  plus usitées; que nous nous y exercions assidûment et constamment ; que nous soyons contents d'en demeurer là, si l'esprit céleste, dont nous devons attendre l'impression, ne nous conduit pas plus avant; que de nous-mêmes nous ne nous ingérions point dans des mystères qui sont si fort au-dessus de nous : que nous nous estimions indignes de ces grâces singulières et de ces états qui ne conviennent qu'aux âmes choisies et aux fidèles serviteurs de Dieu; afin que nous comptions toujours pour beaucoup de pouvoir les suivre de loin, et de marcher par les routes les plus aplanies. Voilà ce que pense une piété humble ; voilà ce qui lui inspire un bas sentiment de soi-même.

Mais il s'en faut bien que ce ne soit assez pour l'orgueil d'une âme qui se croit appelée à quelque chose de plus grand ; car on en trouve ainsi disposées. Leur présomption les emporte d'abord, comme d'un plein vol, dans le sein de la Divinité ; et du moment qu'elles se sentent attirées à l'oraison , elles ne craignent point de dire ce que dit l'ange superbe dès l'instant de sa création : Je monterai , j’approcherai du Très-Haut (1) ; j'irai directement à lui, et je le verrai dans sa gloire. Qu'un directeur éclairé, et instruit des ruses de l'ennemi, qui se transforme en esprit de lumière , s'oppose à une illusion si dangereuse, et dont il prévoit les conséquences; qu'il entreprenne d'arrêter

 

1 Isa., XIV, 14.

 

cette ardeur précipitée, et de rabaisser ces vues trop abstraites et trop mystiques ; qu'il veuille les assujettir à une certaine méthode, leur tracer certains sujets, leur faire considérer certains points essentiels, et les maximes fondamentales de la perfection chrétienne : tout cela, à leur goût, n'est bon qu'aux âmes vulgaires , que Dieu laisse aller terre à terre, et marcher pas à pas. Si le directeur insiste, on lui fait son procès. On le traite d'homme peu versé dans la vie intérieure; on se détache de lui, et on l'abandonne. Quelle langue parle-t-on ? De s'exprimer simplement et clairement, ce serait descendre et se dégrader. On ne parle plus la langue des hommes, mais celle des anges. Belles expressions où l'on se perd, et qu'on a recueillies en de saints auteurs, qui comprenaient ce qu'ils disaient, parce qu'ils le disaient de cœur, et non par une puérile affectation. Un des éloges les plus solides que le Prophète royal donne au juste, est qu'il ne s'élève point au-dessus de lui-même. Allons à Dieu, et allons-y par la prière ; mais notre prière ne peut être agréable qu'autant qu'elle sera sanctifiée par notre humilité. Or l'humilité nous empêchera de nous émanciper si vite ; et plus elle nous tiendra renfermés dans nous-mêmes et dans la vue de nos misères, plus elle engagera Dieu à s'unir à nous, et à nous unir à lui par la connaissance et la vue de ses grandeurs. Tandis que Moïse priait sur la montagne, il était défendu à tout le peuple d'en approcher ; et quiconque eût osé même toucher le pied de cette montagne sainte eût été frappé de mort. Laissons les parfaits goûter les douceurs d'un commerce intime avec Dieu, et s'abîmer dans la contemplation de ses infinis attributs ; mais nous, mettons-nous au rang du peuple, et demeurons y jusqu'à ce que Dieu nous appelle. Autrement notre témérité trop empressée nous exposerait à de tristes retours, et il serait à craindre que la parole de l'Ecriture ne se vérifiât en nous : Le Seigneur a dissipé les projets que les orgueilleux formaient dans leur cœur, et il a confondu toutes leurs pensées (1). Plût au ciel qu'on en eût moins vu d'exemples ; et plaise au ciel que les exemples qu'on en a vus dans les siècles passés servent de leçons aux siècles à venir, et les préservent des mêmes égarements !

III. Mon Dieu, je vous rends grâces. Rendre à Dieu de continuelles actions de grâces, c'est entre les devoirs de  l'homme un des plus

 

1 Luc, I, 51.

 

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justes et des plus indispensables. Aussi ce qu'il y a de répréhensible dans le pharisien , ce n'est pas de remercier Dieu, mais de ne le pas remercier par un véritable esprit de religion, ni avec les sentiments dont ce pieux exercice doit être accompagné. Car la reconnaissance que nous témoignons à Dieu doit être une reconnaissance toute religieuse ; or une reconnaissance vraiment religieuse, en quoi consiste-t-elle? 1° A donner à Dieu toute la gloire des grâces qu'on en a reçues, et à ne s'en point glorifier soi-même ; 2° à ne point abuser de ces grâces pour se préférer au prochain, et pour le mépriser; 3° à se confondre même du mauvais usage qu'on a fait de ces grâces, et qu'on en fait tous les jours, au lieu qu'en d'autres mains elles profiteraient au centuple ; 4° à trembler en vue de ces grâces et du compte rigoureux que Dieu nous en demandera, comme le maître de l'Evangile demanda compte à ses serviteurs des talents qu'il leur avait confiés ; 5° à ne se pas contenter de ces grâces, et à ne pas croire qu'on n'a plus besoin de rien, mais à reconnaître, malgré ces grâces, notre extrême indigence, et à implorer sans cesse la divine miséricorde pour en obtenir de nouvelles. Telles sont les dispositions d'une âme reconnaissante envers Dieu ; tel est l'esprit qui l'anime et qui la conduit.

Mais ce n'était pas là, à beaucoup près, l'esprit du pharisien. Il remercie Dieu, pourquoi ? non pas pour donner à Dieu la gloire de toutes les perfections dont il se flattait d'avoir été doué, mais pour se l'attribuer à soi-même, pour se retracer le souvenir de tant de bonnes qualités, pour se les remettre devant les yeux, et pour s'y complaire. De cette estime de lui-même, ainsi que la suite le fait voir, naît le mépris d'autrui. A son gré, il n'y a personne qui l'égale, ni qui puisse entrer avec lui en quelque comparaison. Bien loin de se reprocher aucun abus des dons excellents que lui a départis la main libérale du Seigneur, il s'applaudit au contraire d'en avoir toujours usé le plus saintement, par tout le bien qu'il a pratiqué et qu'il pratique. Bien loin de craindre le jugement de Dieu, et d'être en peine sur le compte qu'exigera de lui ce souverain juge, il semble qu'il veuille le prévenir, et que ce soit ce qui l'amène à l'autel. Il semble qu'il vienne lui-même se présenter pour répondre du bon emploi qu'il prétend avoir fait des rares talents dont il se croit pourvu par la grâce du ciel, et du profit qu'il en a retiré. Enfin, persuadé que rien ne lui manque, et que ce qu'il a lui suffit pleinement, il ne souhaite ni n'attend rien de plus ; et c'est pour cela même qu'il ne demande rien. Chose admirable ! remarque saint Augustin : il est venu dans le temple pour prier; mais examinez toutes ses paroles, et vous trouverez qu'elles ne tendent qu'à se louer. Seigneur, dit-il, je vous rends grâces ;mais il n'a garde d'ajouter: Mon Dieu, accordez-moi encore telle grâce. Il en a autant qu'il est nécessaire ; et il ne lui en faut pas davantage pour faire de lui un homme accompli.

La malignité de notre orgueil ne va pas jusqu'à refuser à Dieu la qualité de premier principe, et à ne vouloir pas l'honorer connue l'auteur de tous les biens : il y aurait du blasphème et de l'impiété. Nous nous faisons une religion et une obligation capitale de souscrire à cet oracle de l'Apôtre : Qu'avez-vous que vous n'avez point reçu?Mais l'orgueil de notre cœur ne s'accommode guère de ce qui suit : Or, si vous l'avez reçu, d'où vient que vous vous en glorifiez comme si vous ne l'aviez pas reçu (1) ? Il est vrai que sur cela nous gardons certaines apparences, que dans l'occasion nous publions assez hautement combien nous sommes redevables à Dieu ; que nous voulons qu'il en soit loué, qu'il en soit béni ; que nous le bénissons nous-mêmes et nous le remercions : mais que l'orgueil a de retraites cachées pour se sauver! qu'il sait bien ménager ses intérêts, lors même qu'il parait les abandonner et y renoncer?

Nous remercions Dieu ; mais dans le sentiment de notre reconnaissance , il y a toujours un retour vers nous-mêmes. Nous avons beau protester devant Dieu que la gloire de tout lui appartient : nous le disons des lèvres ; mais dans le fond nous en revenons toujours à nous-mêmes , et nous recueillons avec soin tous les rayons de cette gloire, qui peuvent rejaillir sur nous et nourrir notre complaisance.

Nous remercions Dieu, et nous voulons même que d'autres nous aident encore a le remercier. Gloire soit à Dieu ! dit-on modestement : joignez-vous à moi pour lui rendre grâces de la bonne issue qu'il a donnée à mes desseins, et des bénédictions qu'il a répandues sur mes travaux. Rien de plus chrétien, à ne s'en tenir qu'aux expressions et qu'aux dehors; mais que prétend-on par la ! On veut informer les gens de ce qu'ils pourraient peut-être ignorer, et qu'on est bien aise qu'ils n'ignorent pas. C'est un tour ingénieux et honnête pour

 

1  1 Cor., IV, 7.

 

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leur faire savoir le succès qu'on a eu dans une affaire dont on était chargé , dans une entreprise qu'on avait formée, dans les fonctions d'un ministère où l'on a été employé.

Nous remercions Dieu ; mais aussi nous entendons bien qu'on respectera dans nous les dons de Dieu, qu'on aura pour nous des égards particuliers, qu'on ne nous confondra point avec la multitude, mais qu'on nous distinguera ; qu'on nous déférera tous les honneurs dus à notre mérite et à sa supériorité ; que s'il y a un choix à faire pour quelque place importante , c'est sur nous qu'il tombera, et qu'aucun n'osera nous en contester la préférence ; que nous aurons l'ascendant partout et sur tous; que tout se réglera par nos conseils, que tout passera par nos mains, n'y ayant personne que nous n'estimions au-dessous de nous, et que nous jugions capable de conduire les choses avec la même dextérité et la même sagesse que nous. Car voilà l'opinion où nous sommes ; et si la pudeur nous empêche de nous en déclarer ouvertement, elle ne nous empêche pas dans le secret du cœur de le penser.

Nous remercions Dieu ; mais du moins nous rendons-nous en même temps à nous-mêmes l'avantageux et consolant témoignage de répondre comme nous le devons aux vues de Dieu, et de faire un saint usage de ses bienfaits; de n'être point des serviteurs inutiles, mais de coopérer aux œuvres du Seigneur et à l'exécution de ses divines volontés par notre vigilance, notre application, notre habileté, notre industrie ; de ne nous point épargner pour cela, et d'y avoir toute l'assiduité et tout le zèle qui dépend de nous? D'où nous tirons, sans hésiter, cette conséquence favorable, que nous ne paraîtrons pas au tribunal de Dieu les mains vides, et que nous pouvons espérer d'être mis au nombre de ces fidèles serviteurs dont la bonne administration sera éternellement et si abondamment récompensée.

Nous remercions Dieu ; mais de quoi le remercions-nous plus volontiers? de certaines grâces extérieures, et de certaines qualités plus propres à nous relever dans le monde , à nous y faire connaître, à nous en attirer les applaudissements, à nous donner de l'éclat et de la réputation. Ainsi les apôtres eux-mêmes prenaient plaisir à raconter au Fils de Dieu les miracles qu'ils opéraient, comment ils guérissent les malades et comment ils chassaient les démons. Mais toutes les autres grâces qui, sans ce brillant et sans ce bruit, agissent intérieurement sur l'âme, et ne servent qu'à la

sanctifier, qu'à lui inspirer l'esprit de piété, de charité, d’humilité, de mortification, de renoncement à soi-même et aux vanités du siècle, ce sont des faveurs célestes, et des biens dont nous ne tenons point assez de compte pour en marquer à Dieu notre gratitude et pour lui en demander l'accroissement. Il n'y a que ce qui frappe la vue qui nous intéresse et qui pique notre envie : tout le reste nous est indifférent, parce qu'il l'est à l'orgueil qui nous domine, et que nous n'y trouvons rien qui le soutienne.

N'oublions jamais les dons du Seigneur, mais ne nous en souvenons que pour l'honorer. Ayons sans cesse, et dans le cœur et dans la bouche , les paroles du pharisien ; mais disons-les autrement que lui et dans un esprit chrétien : Seigneur, je vous rends grâces. Oui, mon Dieu, c'est à vous que je rends grâces, et à vous seul, persuadé que tout ce que j'ai et tout ce que je suis, je ne l'ai que de votre libéralité, et je ne le suis que par votre miséricorde. Or n'ayant rien que de vous et n'étant rien que par vous, c'est donc à vous que je dois l'hommage de tout, sans pouvoir rien prétendre à la gloire qui vous en revient. Qu'elle soit à vous tout entière ; et malheur à moi, vile créature, si je m'y attribuais quelque droit, et si je voulais en détourner sur moi la moindre partie ! Seigneur, je vous rends grâces, et d'autant plus que je me reconnais moins digne des soins qu'a pris de moi votre providence : car qui étais-je, et qui suis-je? Si donc vous m'avez spécialement choisi, si dans la distribution de vos dons vous m'avez préféré à tant d'autres, ce n'est point une raison de me mettre au-dessus d'eux dans mon estime, ni de m'enorgueillir. Combien valaient mieux que moi, étaient mieux disposés que moi, vous auraient mieux servi que moi et auraient mieux répondu à vos adorables desseins ! Seigneur, je vous rends grâces : mais, bien loin de m'élever au sujet de vos bontés infinies pour moi, c'est au contraire ce qui doit me confondre et m'humilier. Le peu d'usage que j'en ai fait et le peu d'usage que j'en fais, voilà, mon Dieu, mon humiliation, voilà ma confusion. Que de fruits je pouvais produire et que de gloire j'aurais dû vous procurer avec les talents que vous m'avez donnés, avec les moyens que vous m'avez fournis, dans le rang où vous m'avez place! Hélas ! j'ai tout dissipé, tout profané, tout perdu. Seigneur, je vous rends grâces : mais peut-être serait-il à souhaiter que vous eussiez été moins libéral envers moi. Plus je vous suis redevable, plus vos jugements me

 

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sont redoutables. Je n'ai rien reçu de vous que je ne dusse employer pour vous et pour moi-même : pour vous, en vous glorifiant; pour moi-même, en me sanctifiant : et c'est ce qui me saisit de frayeur, quand je viens à réfléchir sur le trésor de colère que j'amasse, et sur les titres de condamnation que je vous mets en main contre moi par un énorme abus de vos bienfaits. Pensée terrible qui me retrace dans la mémoire le funeste sort de cet arbre infructueux qui fut coupé et jeté au feu ; pensée capable de rabaisser toutes les enflures du cœur le plus vain, de renverser toute la confiance de l’âme la plus présomptueuse. Frappé de cette pensée, c'est à vous, Seigneur, que je m'adresse. Tous les biens dont il vous a plu jusques à présent de me gratifier, et dont je vous rends grâces, me font encore tout espérer de votre miséricorde dans l'avenir. Moins j'ai profité de vos dons, plus j'ai besoin de votre secours pour réparer mes pertes passées et mes dissipations. Vous ne me le refuserez pas, Seigneur, et ce sera un nouvel effet de votre amour, qui renouvellera toute l'ardeur de mon zèle et toute la vivacité de ma reconnaissance. C'est ainsi qu'on remercie Dieu sans orgueil; et que d'humbles actions de grâces l'intéressent plus que jamais en notre faveur, et l'engagent tout de nouveau à répandre sur nous ses bénédictions les plus abondantes.

IV. Je ne suis pas comme le reste des hommes, lesquels sont voleurs, injustes, adultères, ni tel que ce publicain. C'est ici que l'orgueil se découvre dans toute son étendue; et par où? par un esprit de singularité, par un esprit de censure et d'une censure outrée, par un esprit de dureté envers les pécheurs, et de plus, par un aveuglement grossier à l'égard de soi-même. Esprit de singularité : Je ne suis pas comme le reste des hommes; esprit de censure, mais d'une censure outrée : lesquels sont voleurs, injustes, adultères ; esprit de dureté envers les pécheurs, ni tel que ce publicain ; aveuglement sur soi-même le plus grossier : Je ne suis pas. Reprenons tout ceci et expliquons-le.

Esprit de singularité. Le pharisien ne se regarde pas comme un homme du commun. Il prétend faire rang à part; et si l'on refuse de le distinguer, il sait assez se distinguer lui-même. Car de se confondre dans le grand nombre, d'agir de concert avec les autres et de se conformer à leurs exemples, ce serait enfouir son mérite et l'obscurcir. On ne le connaîtrait point, on ne le remarquerait point, on ne parlerait point de lui, et on ne lui rendrait point les honneurs qui lui sont dus. C'est pour cela qu'il commence par se séparer : Je ne suis pas comme le reste des hommes. On ne voit partout que trop de ces esprits particuliers à qui rien ne plaît, et qui ne peuvent rien goûter à moins qu'il ne soit extraordinaire, à moins qu'il ne soit nouveau, à moins qu'il ne leur soit propre. Ce qui les accommodait d'abord, et ce qui était le plus selon leur sens et selon leur gré, lorsqu'ils étaient seuls à le pratiqua leur paraît insipide, et perd pour eux tout son agrément et toute sa pointe, du moment qu'il vient à passer en coutume, et que l'usage s'en établit. Encore si l'on n'affectait cette singularité que dans les choses indifférentes, que dan la conduite du monde, que dans la société humaine et civile : mais on l'introduit dans les choses de Dieu, jusque dans la dévotion, la religion, jusque dans le sanctuaire et les divins mystères. C'est même ordinairement en cela qu'on se rend plus singulier, et c'a été de tout temps l'esprit des novateurs.

D'où sont venues tant de variations dans les pratiques de piété, dans les prières, dans la récitation des offices, dans la lecture des livres, dans les décisions de morale, dans les exercices de pénitence, dans l'approche des sacrements? Il était naturel, et il eût été mille fois plus convenable et plus sage de laisser les fidèles dans les bonnes pratiques qu'ils observaient, dans les dévotions louables en elles-mêmes, autorisées par la tradition de plusieurs siècles, répandues parmi tout le peuple chrétien. Ils eussent bien plus profité des livres qu'on leur mettait depuis longtemps dans les mains, qui, sans être si polis ni si ornés, édifiaient davantage par leur simplicité et leur solidité, et servaient beaucoup plus à leur éclairer l'esprit el à leur toucher le cœur. Ils eussent incomparablement plus avancé dans les voies de Dieu, si l'on n'eût point tant agité et troublé les consciences par des rigueurs extrêmes et de fausses terreurs sur la morale, sur la pénitence, sur la fréquentation des sacrements, et qu'on s'en fût tenu aux maximes et à la conduite des habiles maîtres qui avaient éclairci toutes ces matières. Mais le premier principe d'un novateur, c'est de n'être pas comme les autres hommes. Car il n'y aurait point assez de gloire pour lui à ne dire que ce que les autres ont dit, et à ne faire que ce que les autres ont fait. Il veut frapper autrement la vue, et pour cela il faut qu'il réforme tout, ou plutôt qu'il renverse tout. De là grand mouvement, grand bruit,  nouvelles observances, nouvelles

 

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pratiques,  nouvelles   prières,  nouveaux   offices, nouveaux livres,  nouvelles questions sur la morale   évangélique,   et  nouvelles opinions, nouvelles  méthodes pour le  sacrifice de la messe, pour la confession, pour la satisfaction des péchés, pour la communion : comme s'il voulait s'appliquer ce que Dieu disait de lui-même : Voici que je renouvelle toutes choses (1). Il n'épargne pas même les saints, ni leurs reliques, ni leurs faits mémorables, ni les lieux fréquentés en leur honneur; déplaçant du ciel qui il juge à propos, se piquant là-dessus d'un discernement juste, et refusant de se soumettre à ce qu'il appelle idées populaires. Or qu'est-ce que tout cela? des singularités.  Singularités qui vont à changer presque tout le culte extérieur et toute la face de la religion. Singularités qui paraissent aux yeux du  public,   et qui attirent son attention.    Singularités   qui   ne manquent pas d'approbateurs,   d'admirateurs, de sectateurs, surtout parmi le sexe,  lequel se porte aisément à tout ce qui a l'air de distinction. En un mot, singularités par où l'on se fait un nom dont on est jaloux, et dont l'orgueil se repaît.

Esprit de censure, et d'une censure outrée. Il n'y en eut jamais d'exemple plus sensible que celui du pharisien. Par où débute-t-il? il fait d'abord le procès atout le genre humain ; Je ne suis pas comme le reste des hommes, lesquels sont voleurs, injustes, adultères. Voilà sans doute une accusation bien griève, mais en même temps bien générale. Du moins s'il disait : Je ne suis pas comme quelques-uns des hommes, comme plusieurs des hommes, comme le plus grand nombre des hommes : mais ce ne serait point assez pour son orgueilleuse et impitoyable critique. Il faut qu'il mette également tous les hommes, hors lui, dans la masse de perdition. Il faut, dans son idée, qu'il n'y ait que lui sur la terre qui soit homme de bien ; et, par un raffinement de vaine gloire que remarque saint Bernard, ce qui le flatte, ce n'est point précisément d'être aussi homme de bien qu'il croit l'être, mais de l'être seul. Il ne fait donc grâce à qui que ce soit, et il ne reconnaît de justice, d'équité, de probité, de vertu, que dans sa personne. Afin de ne rien exagérer, convenons, et il est vrai, qu'on ne va guère jusqu'à cette extrémité où le Fils de Dieu, dans une parabole, a voulu nous donner à connaître l'excès de l'orgueil. Nous ne voyons point que cela s'accomplisse à la lettre; et s'il se trouvait un homme parmi nous qui eût assez

 

1 Isa., XLIII, 19.

 

d'assurance et assez de front pour se vanter d'être dans toute la nature l'unique en qui réside la grâce du Seigneur, et qui soit droit, équitable, vertueux, on le traiterait d'extravagant et d'insensé. Mais du reste, l'expérience nous apprend combien il y a eu dans l'Eglise de Jésus-Christ, et combien il y a encore de ces prétendus saints qui volontiers, ou sans beaucoup de peine, damnent presque tout le monde. Prévenus à leur avantage et préoccupés de leurs maximes, ils se persuadent avoir seuls la science du salut, et être seuls instruits des voies de Dieu. Ne se pas joindre à eux et ne se pas conduire par eux, c'est, selon leur sens, se pervertir, s'égarer, se perdre.

Et parce que le nombre de ceux qui les suivent n'est pas tel après tout qu'ils voudraient, et que c'est le plus petit, en comparaison du reste des fidèles, voilà pourquoi ils s'élèvent avec tant de chaleur et tant de hauteur, ne prononçant que des anathèmes, lançant partout des malédictions, ne cessant point de déplorer l'affreux relâchement des mœurs, s'imaginant voir dans tous les états du christianisme une décadence entière, l'attribuant à des guides aveugles qui mènent d'autres aveugles; se regardant avec une pieuse complaisance, eux et leurs élus, comme d'heureux rejetons que la contagion a épargnés dans le champ du père de famille, bénissant Dieu de les avoir ainsi sauvés du naufrage et garantis de la corruption universelle. Il est certain que le monde est bien corrompu, et sur ce point leurs déclamations ne sont pas tout à fait mal fondées. Mais avec un peu plus de charité et moins d'orgueil, ils ne pousseraient pas si loin leur censure, ils ne donneraient pas des arrêts si vagues et si étendus, ils ne conclueraient pas si vite pour la perte de quiconque ne prend pas leurs leçons et n'entre pas dans leurs intérêts; ils ne se déchaîneraient pas avec tant de violence contre la société humaine en général, ni en particulier contre des gens de bien dont le mérite les incommode; ils feraient justice à la piété partout où elle se trouve, et ils ne se figureraient pas, comme le pharisien, qu'elle ne se trouve que chez eux, ou qu'elle ne peut être agréable à Dieu, quelque part qu'elle se rencontre, si elle n'est marquée de leur sceau : car c'est ainsi que l'orgueil, ou s'arroge tout, ou réprouve tout.

Esprit de dureté envers les pécheurs. Le publicain était un pécheur, mais c'était un pécheur pénitent; les marques publiques qu'il donnait d'une douleur sincère devaient exciter

 

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la compassion du pharisien; mais l'orgueil pharisaïque est sans pitié; il n'est touché que de sa propre excellence, et il insulte à la misère d'autrui : Je ne suis pas comme ce publicain. S'il eût consulté l'esprit de Dieu, il eût fait réflexion que ce pécheur n'était plus en quelque sorte pécheur, dès là qu'il était contrit et repentant; et la religion lui eût dicté qu'il fallait condescendre aux faiblesses d'un homme nouvellement converti ; qu'il fallait l'aider, le relever, le recevoir à miséricorde. Mais un pharisien ne sait agir qu'en juge inexorable, et jamais en père; il ne sait parler qu'avec dédain et avec empire, et jamais avec douceur et avec bonté: C'est un malheureux, dit-il; je n'ai garde de lui ressembler. Que ces manières hautes et dédaigneuses, que ces paroles dures, dans la suite des temps, ont rebuté de pécheurs, dont il eût été bien plus à propos de seconder les bonnes dispositions par de sages et de salutaires ménagements ! On eût gagné cette âme en la traitant avec plus de circonspection et plus de modération ; on l'eût consolée, on l'eût encouragée, on lui eût inspiré de la confiance, au lieu qu'on l'a désolée et désespérée. Mais, dites-vous, c'est sa faute, et ce pécheur doit être préparé à tous les reproches qu'on lui peut faire, et à toute la sévérité dont on peut user à son égard : car il n'y a rien là qu'il ne mérite. J'en conviens, c'est sa faute, et dans le fond il doit se réputer digne des plus mauvais traitements et les accepter : mais de votre part n'est-ce pas en même temps une faute, et une faute très-condamnable, de ne pas respecter dans votre frère, tout criminel qu'il est, l'image de Dieu et le prix du sang de Jésus-Christ; de l'exposer à une ruine totale par l'ascendant trop impérieux que vous prenez sur lui, et dont vous lui faites sentir tout le poids, par l'amertume de vos expressions et par la terreur de vos menaces; de ne vouloir pas charitablement, quoique prudemment , vous rapprocher de lui, afin de le rapprocher de son devoir; mais, au contraire, de vous butter, de vous obstiner contre lui, et de ne tenir nul compte du triste abandonnement où votre inflexible raideur le précipite ; de vous croire quitte de son malheur en disant : C'est son affaire : que m'importe? s'il veut se damner, qu'il se damne! Il se damne en effet. Mais n'en êtes-vous pas coupable, lorsque vous pouviez, par des voies plus insinuantes, par des précautions plus mesurées, par un accueil plus engageant et plus modeste, le retirer de l'abîme et le remettre dans le bon chemin ?

Aveuglement par rapport à soi-même. L'orgueilleux est d'autant plus sujet à se tromper et à se laisser tromper sur ses qualités personnelles, que son erreur lui plaît, parce qu'elle lui est avantageuse : ce qui fait que souvent il est tout ce qu'il croit ne pas être , et qu'il n'est rien de tout ce qu'il croit être. Ce pharisien de l'Evangile se regarde comme un homme irréprochable et sans vice. Je ne suis pas; et quoi ? que n'est-il pas, ou que pense-t-il ne pas être? Il se vante de n'être pas semblable aux autres hommes, et surtout de n'être pas voleur comme eux, injuste comme eux, adultère comme eux. Mais, étrange aveuglement de l'orgueil! dit saint Augustin; non-seulement le pharisien est semblable aux autres hommes, mais il est pire que les autres hommes, puisqu'avec tous ses vices, qu'il se déguise à lui-même et qui égalent au moins ceux des antres hommes, il est encore le plus superbe des hommes. Semblable aux autres hommes : car on peut bien juger qu'il n'était pas différent de ces autres pharisiens contre qui le Fils de Dieu s'est tant de fois déclaré, et à qui il reprochait en des termes si forts leur obstination, leur envie, leur animosité, leur ambition, leur intérêt, leurs intrigues, leurs cabales, leurs violences, leur mauvaise foi, leur hypocrisie. Pire que les autres hommes, puisqu'à tous ces vices il ajoutait la présomption et l'orgueil, qui en est le comble : par où il tombait encore justement dans les mêmes vices qu'il imputait à tous les hommes, en les traitant de voleurs, d'injustes , d'adultères. Car, sans savoir si réellement et dans le sens littéral il était tout cela, on peut toujours dire , continue saint Augustin, qu'il l'était dans un sens plus spirituel et plus mauvais. Et en effet, c'était un voleur, puisqu'il dérobait à Dieu sa gloire; c'était un injuste, puisqu'en se glorifiant lui-même au préjudice de Dieu, il usurpait un bien qui ne lui appartenait pas, et dont Dieu est jaloux pardessus toute chose ; c'était un adultère, puisqu'il abusait des dons de Dieu, et qu'il les profanait, en les faisant servir à son amour-propre et à sa vanité. Or voilà ce qu'il n'apercevait pas, et sur quoi l'orgueil lui fermait les yeux : de sorte qu'avec toutes ses imperfections et tous ses défauts, il ne voyait rien en lui de répréhensible et de défectueux.

C'est ce qui nous arrive à nous-mêmes, et c'est le déplorable aveuglement où nous vivons. Nous avons des vices que nous ne connaissons pas : et pourquoi ne les connaissons-nous pas? parce que notre orgueil nous fascine tellement

 

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la vue, que découvrant, selon la figure de Jésus Christ, jusqu'à un fétu dans l'œil d’autrui. nous ne remarquons pas dans le nôtre jusqu'à une poutre. Des vices que nous ne connaissons pas, parce que nous ne les voulons pas connaître : et pourquoi ne les voulons-nous pas connaître, pourquoi ne prenons-nous aucun soin de les connaître? pourquoi rejetons-nous même tous les moyens de les connaître? pourquoi n'écoutons-nous ni conseils, ni remontrances, ni remords intérieurs, ni réflexions capables de nous les faire connaître? c'est que cette connaissance nous tracerait de nous-mêmes une image désagréable ; c'est qu'elle nous détromperait de la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, et où nous aimons à nous entretenir; c'est qu'elle nous apprendrait ce que nous ne voulons point savoir, qui est de nous humilier. Des vices que nous ne connaissons pas, mais que le monde connaît, et qui donnent lieu à ses railleries et à ses discours. Car il n'est rien qui pique davantage le monde, ni qui excite plus son indignation et son mépris, que la confiance d'un homme et l'estime qu'il témoigne de lui-même, lorsque chacun voit ses faiblesses, et qu'il n'y a que lui à qui elles soient cachées. On demande s'il ne se trouvera personne qui l'éclairé, et l'on attend, pour son bien et pour son instruction, que quelque occasion mortifiante le désabuse, et le tire de l'ignorance où il est. Des vices que nous ne connaissons pas, parce que nous ne jugeons de nous-mêmes que par comparaison avec d'autres qui semblent plus vicieux que nous. Le pharisien se comparait avec le publicain, et nous nous comparons avec celui-ci ou avec celui-là, gens scandaleux et décriés. Or, dans cette comparaison, nos vices disparaissent : mais bientôt ils se montreraient à nous dans toute leur difformité et toute leur laideur, si nous venions à nous mettre en parallèle avec tels et tels dont les exemples nous confondraient. Des vices que nous ne connaissons pas, parce que nous ne comptons pour quelque chose que certains vices grossiers qui corrompent les sens, que certaines actions basses qui portent leur honte avec elles, et avec leur boule leur remède.

Mais outre ces vices dont peut-être on a eu le bonheur de se garantir, il y a des vices de l'esprit, des vices du cœur, des vices de l'imagination, des vices du naturel, des vices de l'humeur; il y a des passions, des inclinations, des entêtements, des caprices, des légèretés, des inconstances, des aversions, des haines, des

mensonges, des dissimulations, et le reste. Ce sont des vices ; mais parce que ce sont des vices secrets, ou parce qu'ils ont une apparence moins odieuse, on se les passe aisément, et l'on n'y fait qu'une attention très-légère. Ainsi ces vices ne diminuent rien de l'idée qu'on a de soi-même. Mais si l'on ne se laissait pas aveugler par l'orgueil, on se dirait : Il est vrai, je ne fais tort à personne, non plus que le pharisien; je ne suis point un usurpateur, je ne suis point dans le désordre et la débauche ; mais du reste j'ai un esprit difficile; mais j'ai une imagination bizarre, mais j'ai un cœur indifférent, mais j'ai un naturel colère et brusque, mais j'ai une humeur dure et intraitable; je suis obstiné dans mes pensées, violent .dans mes désirs, ambitieux dans mes projets, malin dans mes jugements, aigre dans mes ressentiments , piquant dans mes paroles, infidèle dans mes promesses, précipité dans mes résolutions , déguisé dans mes desseins, lâche et négligent dans la pratique de mes devoirs. Voilà ce qu'on se dirait et ce qu'on ne se dit pas, parce que notre orgueil en souffrirait, et qu'on ne veut rien voir en soi qui puisse lui donner la moindre atteinte. On se considère par le bon côté, et l'on s'arrête là, sans rien examiner de plus, ni tourner ailleurs ses regards. C'est pourquoi Dieu, par un trait de miséricorde, permet quelquefois qu'une âme s'oublie en certaines rencontres, et qu'elle s'abandonne à des fautes grièves, qui dans la suite lui deviennent plus utiles que l'étal où elle était, quoique moins criminelle, parce que ces chutes lui apprennent à se connaître, et en se connaissant mieux à ne plus tant présumer d'elle-même, mais à s'en défier.

V. Je jeune deux fois la semaine: je donne la dîme de tous mes biens. Autre aveuglement de l'orgueilleux : il croit avoir des vertus qu'il n'a pas. Qu'entend le pharisien quand il dit qu'il jeûne deux fois la semaine, et qu'il donne la dîme de tous ses biens? il veut dire par là qu'il est fort mortifié et fort pénitent, qu'il est homme religieux et fidèle observateur de la loi. Mais avec tous les jeûnes qu'il pratiquait, et toutes les dîmes qu'il payait, il n'avait ni la vertu de pénitence ni la vertu de religion : comment cela? parce que la vertu ne consiste pas précisément dans les œuvres, mais dans l'esprit qui les anime et qui les sanctifie. Elle n'est vertu qu'autant qu'elle procède de Dieu et qu'elle tend à Dieu, qu'autant que Dieu en est le principe et que Dieu en est la fin, qu'autant que c'est un don de Dieu et un fruit de la

 

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grâce de Dieu. Mais si c'est l'orgueil qui la produit, si c'est l'orgueil qui l'inspire, qui la soutient, qui la fait agir, la grâce alors n'y a plus de part; Dieu n'en est plus le motif, et par conséquent ce n'est plus qu'un fantôme et une ombre de vertu. Le pharisien pouvait donc jeûner, et n'avoir pas la vertu de pénitence; il pouvait donner la dîme de tous ses biens, et n'avoir pas la vertu de religion : pourquoi ? parce qu'il ne jeûnait et qu'il ne payait si abondamment la dîme que par orgueil.

Importante vérité dont nous pouvons et nous devons faire l'application à tant d'oeuvres chrétiennes que  l'orgueil empoisonne,  et qu'il dégrade aux yeux de Dieu. Ce sont de bonnes œuvres, à les regarder en elles-mêmes, et à n'en considérer que la substance : on prie, on passe les heures entières devant les autels ; on chante les louanges du Seigneur : on assiste à toutes les assemblées de piété, on y est le plus assidu, et l’on y paraît avec l'extérieur le plus composé et le plus dévot. Ce sont  des œuvres utiles au prochain : on s'intéresse pour les pauvres, on les soulage par les aumônes qu'on leur fait et par celles qu'on leur procure ; on visite les malades, on prend soin des hôpitaux, des prisons, de tout ce qu'il y a d'infirme et de nécessiteux dans un quartier ; on contribue à des établissements de charité, et l'on se retranche pour avoir de quoi y fournir. Ce sont des œuvres même tout apostoliques : on annonce la parole de Dieu, on instruit les peuples, on enseigne les ignorants, on dirige les consciences, on arrête les procès, on accommode les différends, on rapproche les cœurs et on les réconcilie. Ce sont des œuvres pénibles et laborieuses : on se consume de travaux dans une profession, dans un emploi, dans un ministère ; on s'éloigne du monde, et on se prive de toutes ses douceurs ; ou se réforme dans les habits, dans le train, dans les ameublements, et l'on se réduit à un état simple et sans faste;  on s'assujettit à un genre dévie austère et de la plus haute perfection. Mais tout cela, néanmoins, ce ne sont point des œuvres vraiment vertueuses, ni de quelque valeur auprès de Dieu , dès que l'orgueil s'y mêle , et qu'il y répand sa contagion. On fait le bien sans être homme de bien, et l’on pratique les devoirs du christianisme sans être chrétien. Car le bien qu'on fait, on le fait en mondain, et les devoirs qu'on  pratique, on les pratique en païen, puisque c'est pour une gloire tout humaine.

Ecueil de la vaine gloire, écueil le plus subtil et le plus dangereux. Il est à craindre pour toutes sortes de personnes, mais on peut dire qu'il l'est singulièrement pour ceux-là même ou celles qui vivent dans une plus grande régularité, et qui semblent s'avancer avec plus de progrès dans le chemin de la vertu. Aussi est-ce à eux que le Fils de Dieu s'adresse spécialement, quand il nous exhorte à nous préserver des atteintes de l'orgueil : Gardez-vous de faire vos bonnes actions devant les hommes, afin d'en être vus (1), et afin qu'ils conçoivent pour vous de l'estime. Il leur est plus aisé de se défendre du piège de l'intérêt et de toutes les convoitises qui corrompent les sens : mais le piège de la vaine gloire est si délicat, si imperceptible, et d'ailleurs si engageant et si touchant, qu'il est d'une extrême difficulté de l'éviter. Difficulté qui croît selon que les exercices et les fondions où l'on s'occupe ont plus d'apparence et plus d'éclat au dehors. Il est si doux de recevoir sans cesse des éloges et d'être honoré, respecté de tout le monde; si doux de s'entendre nommer un modèle de piété, de charité, de zèle, le refuge des pauvres , la consolation des affligés, la ressource de l'innocence, l'appui de la justice, le mobile et l'âme de toutes les œuvres saintes, l'exemple de la cour, l'édification d'une ville, l'apôtre d'un pays, le maître de l'éloquence et le premier entre les ministres évangéliques, l'honneur du clergé, le défenseur de la religion, le soutien même et le chef d'une secte ; tous ces noms, dis-je, sont si flatteurs, que les plus spirituels s'y laissent prendre , et qu'ils y trouvent un goût dont peut-être ils ne veulent pas s'apercevoir, mais qui ne se fait que trop sentir. Que ce goût, ou plutôt que cette fausse gloire qui le fait naître et qui les pique, vînt à leur manquer, c'est alors qu'ils seraient étrangement déconcertés : marque évidente qu'ils y étaient beaucoup plus sensibles qu'ils ne pensaient.  Cependant on s'imagine  amasser de grands trésors de mérites. On compte ses vertus, comme le pharisien : mais ce sont des vertus de pharisien ; Dieu ne les reconnaît point, et il ne les récompense point. Ces riches prétendus, ils se sont endormis ; toute leur vie se passe en des songes agréables et en de spécieuses illusions ; mais au moment de la mort, où ils commenceront à s'éveiller, quelle sera leur surprise de n'avoir rien dans les  mains (2), et de voir toutes leurs espérances s'évanouir ! Le remède à un mal si pernicieux, c'est une sincère et profonde humilité, et c'est aussi ce que

 

1 Matth., VI, 16-18. — 2 Psal., LXXV, 6

 

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l'Evangile nous propose dans la pénitence du publicain.

 

CARACTÈRE   DE L'HUMILITÉ,   ET  SES EFFETS SALUTAIRES DANS LE PURLICAIN.

 

I. Le publicain se tenant éloigné. Voici une image bien différente de l'autre. C'est un publicain et un pécheur, mais un publicain, mais un pécheur humble : et saint Chrysostome ne craint point de dire que l'état même du péché avec l'humilité vaut mieux que l'état de justice avec l'orgueil, parce que l'orgueil détruit dans peu toute la piété du juste, au lieu que l'humilité efface le péché et sanctifie le pécheur par une parfaite conversion. Quoi qu'il en soit, le publicain commence d'abord à s'humilier par la place qu'il choisit; c'est la plus éloignée de l'autel, c'est la dernière, parce qu'il se regarde comme le dernier de tous. Il se connaît lui-même, et cette connaissance qu'il a de lui-même est le fondement de son humilité. Il sait de quelle manière il s'est comporté pendant de longues années ; il sait de combien d'injustices, de fraudes, de vexations, de crimes il s'est rendu coupable : il le sait, et c'est ce qui lui fait sentir toute son indignité. Or ce sentiment de son indignité, c'est en même temps ce qui le porte à se ravaler autant qu'il peut, et à se mettre au plus bas rang. Le pharisien s'était placé jusqu'auprès de l'autel, le peuple s'était avancé dans le temple; mais lui, il ne se juge pas digne d'y entrer, ni de prier avec eux. Il demeure a la porte, les genoux en terre, la tète penchée, le corps prosterné. Ce n'est pas assez : mais, selon la remarque de saint Chrysostome, dans cette disposition si humiliante , non-seulement il se méprise lui-même, mais consent qu'on le méprise. Le pharisien vient de l'insulter, et il ne répond rien à l'insulte qu'il a reçue. Il pouvait néanmoins user de récrimination, et de sa part il eût eu bien des reproches à faire à ce faux dévot qui l'outrageait si mal à propos, et qui le condamnait avec tant le témérité. Mais il ne se récrie point contre lui, il ne se plaint point, il se tait; et dans le silence, il est prêt d'accepter les traitements les plus injurieux. Sont-ce même des injures, il ne les prend point de la sorte; au contraire, il est persuadé que toutes les humiliations lui sont dues, et il ne lui faut pour l'en convaincre, qu'un retour sur soi-même, et que la vue des péchés dont il est chargé.

Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, et de là vient que nous avons tant de peine à nous humilier ; et parce que nous n'aimons pas à nous humilier, de là même encore il arrive que non-seulement nous ne nous connaissons pas, mais que nous ne voulons pas nous connaître. Il ne faudrait qu'un regard sur nous-mêmes pour découvrir le fond de notre misère, et c'est dans ce fond de misère , dans ce fumier, selon l'expression de saint Jérôme, que nous trouverions la perle précieuse , qui est l'humilité. Voilà pourquoi saint Augustin faisait si souvent à Dieu cette prière : Seigneur, que je vous connaisse, parce que plus je vous connaîtrai, plus je vous aimerai ; mais tout ensemble , ô mon Dieu ! que je me connaisse moi-même, parce que plus je me connaîtrai, plus je me mépriserai. Il souhaitait ardemment d'acquérir une vertu qu'il savait être la base de toutes les vertus; et d'ailleurs, entre les moyens de l'acquérir, il n'en comprenait point de plus solide et de plus puissant que de s'ôter à soi-même le voile de dessus les yeux, de se représenter de bonne foi tout ce qu'on est, et de creuser profondément dans l'abîme de ses faiblesses.

Et en effet, dès que nous nous mettons à creuser cet abîme , quelle idée concevons-nous de nous-mêmes, et quels sujets d'humiliation se présentent à nous? le détail en serait infini. Sans rien dire des infirmités du corps,et de tout ce qui a rapport à cette chair terrestre et matérielle, sortie de la poussière et destinée à y retourner, quel est l'état de notre âme? Que d'erreurs et d'ignorance dans l'esprit ! que de passions et de malignité dans le cœur ! que de corruption dans la volonté ! quel penchant au mal ! quelle inconstance dans le bien ! quels égarements dans toute la conduite ! Ceci est général : mais si chacun voulait en particulier se rendre compte de toutes ses pensées, de toutes ses vues, de tous ses sentiments, de toutes ses inclinations vicieuses , de toutes ses paroles, de toutes ses actions, de tout ce qu'il a commis de péchés et de tout ce qu'il en commet chaque jour, de ses fragilités sans nombre , de ses infidélités, de ses chutes et de ses rechutes continuelles, y a-t-il personne, même parmi les plus spirituels, qui d'un premier mouvement ne s'écriât avec le Prophète : Qu'est-ce que l'homme, Seigneur ? et pour ne parler que de moi, que suis-je, mon Dieu , que suis-je devant vous ? Mais que serais-je encore dans l'opinion du public, qui peut-être est prévenu de quelque estime pour moi, parce qu'il ne me connaît que par des dehors trompeurs, s'il pouvait me connaître,

 

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Seigneur, comme vous me connaissez, et voir au dedans de moi ce qu'il y a de plus intime et de plus secret? Or une âme touchée de cette connaissance d'elle-même , et se jugeant avec les lumières de la grâce dans la droiture de la raison et de la religion, n'a garde d'ambitionner de vains honneurs , ni de chercher des prééminences qu'elle ne croit point lui appartenir. Que d'autres soient élevés au-dessus de sa tête; que dans une cour, dans une compagnie , on leur défère les premières dignités ; que d'eux-mêmes et de leur autorité propre, à l'exemple du pharisien, ils s'emparent de certains rangs et se donnent certaines distinctions : l'humble chrétien se tient à l'écart, reste volontairement en arrière , et se plaît dans son obscurité. Qui que ce soit qu'on lui préfère et qui passe devant lui, il n'en conçoit ni jalousie ni chagrin. On ne l'entend point se répandre là-dessus en murmures, ni s'épancher en termes amers. Bien loin de cela, il semble, à l'entendre parler, qu'on ne lui fait jamais de tort et qu'à son égard ce qui paraît oubli, délaissement, rebut, mépris, est moins une injure qu'une justice qui lui est rendue. Il ne lui faut donc point de consolations humaines, il ne lui faut point de réparations ni de satisfactions. Il consent à tout, quelque indifférence qu'on lui témoigne ; il est content de tout.

Quelle morale pour le monde, et quelle morale surtout pour les grands du monde ! quel étrange paradoxe ! car voilà ce que toute la philosophie païenne n'a jamais compris, et ce que le monde profane ne peut encore comprendre ; voilà ce qui le scandalise, et ce qu'il ose traiter de bassesse. Mais que ce qui est bas et méprisable selon le monde est sublime et relevé selon Dieu ! Le miracle de l'humilité évangélique , et en quoi consiste son excellence, c'est d'avoir pu former de la sorte des hommes supérieurs à toutes les vanités du siècle et à ses frivoles idées, des hommes incapables de se laisser éblouir par un faux lustre et par une grandeur imaginaire, des hommes assez éclairés pour savoir se priser au juste, et assez solides pour ne se point estimer et ne vouloir point être estimés plus qu'ils ne valent, et que ne vaut tout homme comme eux ; des hommes remplis de cette grande maxime de l'Apôtre, que quiconque se figure être quelque chose, quoiqu'il ne soit rien, se trompe lui-même (1) ; des hommes par conséquent ennemis de toute ostentation , île tout faste, et mettant leur gloire et leur bonheur en cette vie à participer

 

1 Galat., VI, 3.

 

aux opprobres de Jésus-Christ. Tels sont les humbles du christianisme, je dis les vrai? humbles. Ils sont rares , mais il yen a eu et il y en a. Plaise au ciel qu'il y en ait toujours dans l'Eglise de Dieu ! Or il y en aura tant que nous ne nous perdrons point nous-mêmes de vue, c'est-à-dire tant que nous ne perdrons point le souvenir de notre pauvreté, de notre insuffisance, et même de notre néant, soit dans l'ordre de la nature , soit dans l'ordre de la grâce. Nous ne chercherons plus alors à nous produire ni à dominer.

II. Il n’osait lever les yeux au ciel. Une sainte confusion lui faisait baisser les yeux. Tandis que le pharisien promenait avec audace ses regards dans toute l'assemblée, le publicain n'avait pas l'assurance de porter la vue ni vers le ciel, ni vers l'autel, ni vers aucun de ceux qui étaient présents. Touché des remonta de sa conscience, tremblant et interdit, il s'imaginait que tout lui reprochait ses iniquités et que tout se tournait contre lui : le ciel,dont il avait tant de fois allumé la colère, et de qui il ne pensait pas pouvoir mériter quelque grâce ; l'autel, où résidait le Dieu d'Israël, vengeur de la veuve et de l'orphelin qu'il avait opprimés , et de tous les droits qu'il avait violés ; ceux qui étaient présents et qui assistaient à cette prière publique, lesquels avaient été si souvent témoins de ses violences et de ses concussions, et dont plusieurs en avaient ressenti les effets. Il ne pouvait donc jeter nulle part les yeux, qu'il n'y trouvât des accusateurs qui le confondaient, ou des juges qui le condamnaient ; et il ne lui restait que de regarder humblement la terre, et de soutenir, sans entreprendre de se justifier, toute la honte de son état.

Quand l'humilité est dans le cœur, elle se se montre jusque sur le visage et paraît dans tout l'extérieur. Ce n'est pas qu'elle affecte de se montrer et de paraître : ce ne serait plus humilité, mais orgueil déguisé sous le masque de l'humilité. Un vrai humble est aussi soigneux de cacher son humilité que toutes ses autres vertus , ou plutôt il est humble sans savoir qu'il l'est, et il ne le serait pas du moment qu'il se flatterait de l'être. Néanmoins de même que la gloire, selon la parole de saint Jérôme, suit la vertu comme l'ombre suit le corps, de même y a-t-il des signes par où l'humilité se fait voir, tout attentive qu'elle est à se cacher; et c'est surtout par une pudeur modeste qui accompagne toutes les œillades, tous les gestes, tous les mouvements,

 

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toutes les actions d'une personne. Elle ne s'en aperçoit pas ; mais on y fait réflexion sans qu'elle y pense, et on en est édifié. D'où lui vient cette modestie , cette pudeur si engageante et si aimable ? Il y en a deux principes : l’un est l'estime dont l'humilité nous prévient à l'égard du prochain, et l'autre est la défiance que l'humilité nous donne de nous-mêmes. Car de cette estime du prochain, il s'ensuit que si Ion parle, si l'on s'entretient, si l'on traite avec quelqu'un, on ne sort jamais des termes du respect qu'on croit lui devoir; et de cette nuance de soi-même naît une espèce de timidité qui nous sert de frein pour mesurer nos coeurs, et pour recueillir nos regards, pour régler toute notre contenance et composer toutes nos manières.

Mais où l'humilité devient encore plus respectueuse, et où elle inspire plus de retenue et plus de recueillement, c'est dans l'exercice delà pénitence, et dans les pratiques religieuses qui appellent l’âme fidèle en la présence du Seigneur, et devant les autels du Dieu vivant. Comment un pénitent, j'entends un pénitent tel qu'il doit être, c'est-à-dire couvert de la même confusion que le publicain, pénétré des mêmes sentiments de douleur et des mêmes regrets, rougissant de ses ingratitudes envers Dieu, ne se dissimulant rien, ni de la multitude, ni de la grièveté de ses offenses, se considérant comme un objet de haine, et se reconnaissant digne d'une damnation éternelle ; comment, dis-je, ce pénitent approche-t-il du saint tribunal? comment s'abaisse-t-il aux pieds du ministre de Jésus-Christ? Humilié et presque affaissé sous le poids de ses péchés, ose-t-il lever la tête, ose-t-il ouvrir la bouche ? et, tout disposé qu'il est à découvrir les plaies de son âme par une humble confession , oserait-il s'énoncer et s'expliquer, si le devoir ne l'y obligeait, et s'il n'était soutenu des exhortations paternelles et des consolations qu'il reçoit du prêtre à qui la Providence l'a adressé ? Pudeur et retenue qui, de tous les témoignages sensibles d'une sincère pénitence, est un des plus apparents et des plus certains ; au lieu que rien ne rend la pénitence plus suspecte que ces airs ou d'indifférence et de dissipation, ou même de hauteur et de présomption qu'apportent une infinité de mondains à un sacrement dont le caractère essentiel est d'humilier l'homme, et de le réduire au rang d'un criminel sans excuse et sans défense, mais qui réclame la bonté du souverain Juge et qui demande miséricorde.

De plus, comment l'âme fidèle entre-t-elle dans la maison de Dieu, et comment va-t elle s'acquitter de ses pratiques de religion ? Comment assiste-t-elle à l'adorable sacrifice? comment participe-t-elle aux sacrés mystères? comment prie t-elle dans le sanctuaire? Frappée de la majesté suprême du Tout-Puissant, et de la distance infinie qui relève le Créateur au-dessus d'une vile créature, que peut-elle faire autre chose que d'admirer, que d'adorer, que de s'anéantir autant qu'il lui est possible, et de trembler? Ces anges que vit le Prophète auprès du trône du Seigneur se voilaient la face de leurs ailes, ne pouvant contempler la gloire du Très-Haut, ni soutenir l'éclat de sa grandeur. Or la foi lui retrace toute cette gloire ; et à cette grandeur divine, l'humilité lui fait opposer toute sa petitesse. Dans cette comparaison, plus Dieu lui paraît grand, plus elle se voit petite et abjecte. Hé ! Seigneur, qu'êtes-vous et que suis-je? Qu'êtes-vous, Dieu de l'univers? et que suis-je, moi, ver de terre, moi cendre et poussière? De là cette frayeur qui la saisit ; et dans ce saisissement, dans cette sainte frayeur, laisse-t-elle un moment ses sens se distraire et s'égarer? Le respect le plus profond les retient tous ; et tandis qu'elle s'abîme intérieurement, et, pour ainsi parler, qu'elle se concentre tout entière au dedans d'elle-même, on dirait au dehors qu'elle est immobile et sans action.

III. Mais il se frappait la poitrine. Ce n'était pas en secret, mais publiquement. Il ne se contente pas de confesser à Dieu ses offenses ; mais pour lui en faire une réparation plus authentique et pour en lever le scandale, il les confesse devant une nombreuse assemblée. Car quand il se frappe la poitrine à la vue de tout le monde, c'est comme s'il disait : J'ai péché, et j'en fais hautement l'aveu. Que cet aveu coûte à l'orgueil , et que c'est un grand triomphe pour l'humilité !

Nous péchons tous, et nous sommes tous sujets à faire des fautes. Tel est le malheur de la condition humaine dans cette chair fragile dont nous sommes revêtus, et c'est de quoi les saints gémissaient, et ce qui leur faisait demandera sortir do cette vie. Mais si nous sommes tous pécheurs, c'est du reste un avantage qui n'est pas donné à tous de reconnaître les fautes où nous tombons, et d'en convenir de bonne foi, soit devant Dieu, dans le fond de la conscience, soit devant les hommes, selon les conjonctures et les occurrences. Il y a de ces esprits altiers, et tellement préoccupés de tout

 

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ce qu'ils pensent, de tout ce qu'ils disent, de tout ce qu'ils font, qu'ils se croient en quelque sorte impeccables. Il semble qu'ils soient infaillibles dans toutes leurs paroles et irrépréhensibles dans toutes leurs actions. Du moins ont-ils toujours des prétextes pour se persuader que la raison est de leur côté, qu'ils jugent bien des choses, qu'ils parlent bien, qu'ils agissent bien, et que ce serait très-injustement qu'on voudrait les censurer et les blâmer. D'autres sont avec eux-mêmes de meilleure foi, et ne s'aveuglent point assez pour ne pas remarquer dans les rencontres en quoi ils manquent, et ce qu'il y a dans leur procédé de défectueux et de condamnable. Ils se rendent sur cela, à leur propre tribunal, toute la justice qu'ils méritent, et ils ne peuvent ignorer qu'ils se sont mépris en telle affaire, qu'ils se sont engagés mal à propos, qu'ils ont fait une fausse démarche, qu'il leur est échappé une proposition erronée, qu'ils ont embrassé un mauvais parti, en un mot, qu'ils ont tort. Ils le voient; mais de s'en déclarer, mais de dire avec ingénuité: Je me suis trompé, je suis en faute, je me rétracte ou je me repens, ce sont des termes que l'orgueil ne connaît point. Plutôt que de les prononcer, on s'obstine à se défendre: bien ou mal, il n'importe. On a mille subtilités toutes prêtes, et mille faux-fuyants; on ne passe condamnation sur rien, et en voulant se disculper et se tirer d'embarras, on ne fait que s'embarrasser davantage, et qu'ajouter à la faute qu'on a commise de nouvelles fautes, ou à l'erreur qu'on a avancée de nouvelles erreurs.

Or, un des plus heureux effets de l'humilité, c'est d'éclairer les uns, et de les guérir des préjugés avantageux dont ils sont prévenus en leur faveur ; et une de ses plus belles victoires, c'est de fléchir l'obstination des autres, et de leur faire surmonter le penchant naturel qu'ils ont à soutenir tout ce qui vient de leur part et à l'excuser. Car si l'humilité est clairvoyante, si elle est ingénieuse, c'est à découvrir dans nous jusques aux fautes les plus légères, et même à les grossir et à les exagérer, bien loin de les pallier à nos yeux et de nous les déguiser. Un homme humble n'a point de peine à porter la sentence contre lui-même, el n'a point de juge plus sévère qu'il l'est de lui-même. Tout ce qu'il fait, il croit ne le faire que d'une manière imparfaite; et jusque dans ses œuvres les plus saintes, il trouve toujours quelque chose à reprendre. Qu'est-ce donc toutes les fois qu'il lui arrive, comme il arrive aux plus justes, de manquer et de faillir véritablement en quelque point? Cherche-t-il à étouffer le remords qu'il en sent? dispute-t-il là-dessus avec sa conscience, et s'efforce-t-il de répondre aux reproches de son cœur par des justifications étudiées? imagine-t-il des circonstances qui rendent sa chute moins griève? dit-il que c'est surprise et inadvertance, que c'est légèreté et une vivacité pardonnable, que c'est une bagatelle? L'humilité lui fait prendre bien d'autres sentiments. Tout ce qui est offense de Dieu ou offense du prochain, toute faute, de quelque nature qu'elle soit, est un crime dans sa personne. C'est une tache dont il se représente toute la laideur; et en la considérant, il n'est attentif qu'à ne passer pas un seul trait île sa difformité. Au lieu donc de pré tendre se disculper en aucune sorte, il est le premier et le plus zélé à s'accuser en la présence de Dieu: heureux, dans la douleur que lui causent la fautes dont il s'accuse, d'en tirer au moins cet avantage, d'avoir de quoi s'humilier de plus en plus, et de quoi concevoir pour lui-même un plus profond mépris !

Aussi est-ce par là que les saints sont parvenus à un tel degré d'humilité, que, tout saints et grands saints qu'ils étaient, ils s'estimaient les plus grands pécheurs du monde. Témoin saint François d'Assise, qui disait que sur la terre il ne connaissait point de plus méchant homme que lui. Témoin saint Bernard, qui s'appelait la chimère de son siècle, voulant faire entendre que dans la profession religieuse qu'il avait embrassée, il n'était rien moins que religieux. Témoin une infinité d’autres. Mais comment avaient-ils d'eux-mêmes de pareilles idées? N'était-ce point là de ces façons de parler qui ne sont que dans la bouche? Pensaient-ils comme ils s'exprimaient, el le pouvaient-ils? Leurs sentiments ne démentaient point leurs expressions : ils savaient quelles grâces ils avaient reçues de Dieu, et que ces grâces particulières et si abondantes étaient autant d'obligations de s'attacher à lui plus étroitement, et de le servir avec plus de fidélité et plus de zèle. Ils savaient que plus ils étaient redevables à Dieu, plus ils devenaient coupables, ou en négligeant d'accomplir une seule de ses volontés, fût-ce dans le sujet le moins important, ou en manquant d'acquérir un seul degré de la perfection à laquelle il les appelait. Ils se persuadaient que le plus grand pécheur, s'il eût été prévenu de Dieu comme eux, en eût beaucoup mieux profilé,et qu'il aurait mille fois plus glorifié Dieu qu'ils ne le glorifiaient. Ils étaient également

 

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vaincus que d'eux-mêmes ils n'étaient que péché, et que si Dieu les eût livrés à la corruption de leur cœur, il n'y eût point eu de pécheurs plus perdus et plus abandonnés à tous les vices. De cette sorte, n'attribuant qu'à Dieu tout le bien qui était en eux, et s'attribuant à eux-mêmes tout le mal qu'ils avaient commis on qu'ils étaient capables de commettre, ils concluaient qu'il n'y avait personne à qui ils eussent droit de se préférer, ni personne au-dessous de qui ils ne dussent même s'abaisser.

L'humilité ne s'en tient pas encore là, mais elle va plus avant. Ce qu'elle nous fait penser de nous-mêmes, elle nous le fait avouer avec ingénuité, quoique toujours avec discrétion et avec prudence. Une mauvaise honte ne nous retient point alors; elle ne nous opiniâtre point à soutenir notre sens et notre conduite; elle ne nous engage point dans des contestations qui ne finissent jamais, et que notre docilité pourrait terminer dans un moment ; elle ne nous précipite point d'égarements en égarements, par une répugnance insurmontable et une inflexible résistance à céder et à se rendre. On se soumet sans difficulté, on souscrit à son arrêt, on le ratifie, et, par cette soumission droite, sage, chrétienne, on efface tout, on le répare, et l'on se remet dans la bonne voie.

C'est de là même que l'humilité est surtout une disposition si nécessaire pour la confession des péchés dans le tribunal de la pénitence. Combien de pécheurs et de pécheresses n'ont pas le courage de révéler leur état à un confesseur, et de lui faire connaître les désordres où la passion les a entraînés? Ils voudraient se vaincre là-dessus ; mais il semble qu'ils ne le puissent, tant ils sont dominés par la crainte qui les arrête. Ils laissent donc couler les années entières sans approcher du sacrement, ou si, malgré eux, ils en approchent par certaines considérations, ce n'est que pour le profaner par des confessions imparfaites et dissimulées. Avec plus d'humilité, qu'ils s'épargneraient de troubles, d'incertitudes, de combats, de remords, d'abus, de sacrilèges ! L'humilité leur ouvrirait le cœur, leur délierait la langue, leur ferait subir une confusion salutaire, et serait ainsi le principe de leur réconciliation avec Dieu et de leur justification. Quand elle n'aurait point d'autre avantage, ne nous suffirait-il pas pour la chérir singulièrement, et pour l'estimer comme une des vertus les plus importantes, non-seulement dans toutes les conditions du monde chrétien, mais dans le cloître même et la retraite religieuse ? Car dans la retraite religieuse et jusque dans le cloître, comme partout ailleurs , il peut arriver quelquefois qu'on ait à déclarer aux ministres de la pénitence d'étranges faiblesses, et qu'on se trouve obligé de former contre soi-même des accusations qui doivent coûter infiniment à notre orgueil.

IV. Mon Dieu, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur. C'est ce que disait le publicain, et c'est toute la prière qu'il faisait. Prière courte, mais pleine de foi, et animée de cette confiance à laquelle Dieu ne refuse rien. Il sait, ce vrai pénitent, qu'il est un pécheur ; mais il sait aussi que Dieu est encore plus miséricordieux. Le souvenir de ses péchés le confond, mais il ne le décourage point, parce qu'il ne lui ôte point le souvenir des miséricordes divines. Dans la vue de ces miséricordes infinies : Ah ! s'écrie-t-il, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur! Pour engager Dieu à lui être propice, comme il le demande, il devait, à ce qu'il paraît, omettre cette qualité de pécheur; mais, au contraire, c'est justement parce qu'il reconnaît, en qualité de pécheur, ne mériter aucun pardon de la part de Dieu, qu'il mérite que Dieu lui pardonne et lui pardonne tout.

Exemple d'une grande instruction et d'une grande consolation pour tout ce qu'il y a de pécheurs. Ils se sont retirés de Dieu, et Dieu les rappelle. Ils se sont tournés contre Dieu, et Dieu leur tend les bras pour les rapprocher de lui, et pour se rapprocher d'eux. Depuis longtemps ils se sont endurcis contre les saintes impressions de l'Esprit de Dieu, et Dieu néanmoins les attend encore, et est prêt à les recevoir. Qu'ont-ils donc à faire? c'est d'aller en effet à Dieu, et de lui dire avec la même confiance que le publicain, avec le même sentiment de contrition et la même humilité : Seigneur, soyez-moi propice ! Je me suis égaré, j'ai quitté vos voies, le penchant m'a entraîné et précipité d'abîme en abîme, le poids de mes habitudes m'accable, la multitude et la grièveté de mes offenses m'effraye ; mais, mon Dieu, c'est pour cela même que j'ai recours à vous, et que je vous conjure de m'être propice, à moi qui suis un pécheur. Oui, Seigneur, je le suis et je l'ai été jusqu'à présent, il n'est que trop vrai : mais plus je l'ai été, plus vous ferez éclater les richesses de votre miséricorde en l'exerçant sur moi. Tant de péchés pour lesquels vous pouviez me perdre, et que vous voudrez bien me remettre, serviront à faire voir combien vous êtes bon et indulgent. Vous

 

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me sauverez, et dans ce salut dont je vous serai redevable, vous trouverez votre gloire au même temps que j'y trouverai mon plus précieux intérêt. Dans cette espérance, je me tiens à vos pieds, je lève les mains vers vous, je vous réclame, et je ne me lasse point de vous redire : Seigneur, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur! je dis à moi qui suis un pécheur, mais qui ne veux plus l'être, mais qui ai horreur de l'être, mais qui gémis amèrement de l'avoir été, et qui dès là cesse de l'être. Car tel est le sentiment de mon cœur, et sans cette disposition je ne pourrais rien me promettre de vous: mais avec ce cœur contrit, avec ce cœur humilié, avec ce cœur déterminé à tout ce qu'il vous plaira de réordonner désormais, et à tout ce qui vous est dû pour une juste satisfaction , j'ai de quoi vous toucher, ô mon Dieu ! et j'ose compter que vous me serez propice, à moi qui suis un pécheur.

Au reste, ce serait un orgueil et une illusion de croire que cette prière ne convient qu'à des pécheurs scandaleux , qui, par état et par un libertinage habituel et déclaré, se sont abandonnés au vice, et ont mené une vie licencieuse et déréglée. Il n'y a point d’âme si sainte qui ne doive se l'appliquer, et ce sont même les plus saintes âmes qui en usent plus souvent et plus affectueusement, parce que ce sont les plus humbles. Quoi qu'il en soit, un des plus solides exercices du christianisme en toutes sortes de professions, et pour toutes sortes de personnes, est de s'exciter chaque jour à une vive douleur de ses péchés, et de la renouveler par de fréquents actes de repentir. On ne manqué point de matière pour cela, ou plutôt on n'en a que trop, c'est-à-dire on n'a que trop de péchés dont la conscience est chargée devant Dieu , et dont on ne peut s'assurer d'avoir obtenu la rémission. Péchés griefs qui ont donné la mort à l'âme, et péchés plus légers dans leur espèce, mais toujours très-dangereux ; péchés d'action, et péchés d'omission ; péchés d'ignorance, de négligence, de fi agilité, et péchés de malice et d'une pleine volonté ; péchés certains, et péchés douteux ; péchés personnels, et péchés d'autrui ; péchés de la jeunesse, et péchés actuels et présents : en voila plus qu il ne faut pour avoir lieu de s'écrier, à toutes les heures de la journée et à toute occasion : Mon Dieu, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur! On le dit partout et en tout temps : le matin , le soir, avant le repos de la nuit, au réveil ; de cœur, de bouche, au pied de l'autel ; dans le secret de l'oratoire , en public, en particulier ; entrant, sortant, marchant, travaillant, agissant. Plus on a fait de progrès dans l'humilité, plus on le répète, parce qu'on se croit plus digne de la colère du ciel, et qu'on sent plus le besoin où l'on est de l'apaiser. On n'a point de sujet plus ordinaire de ses entretiens intérieurs avec Dieu, et, sans chercher toujours des points de méditation si relevés et si subtils, on emploie quelquefois tout le cours d'une oraison à repasser en soi-même ces paroles, à les pénétrer, à les goûter, à les prononcer : Mon Dieu, soyez-moi propice, à moi qui suis un pécheur !

V. Celui-ci s'en retourna justifié dans sa maison, tout au contraire de l’autre. Car quiconque s'élève sera humilié, et quiconque s'humilie sera élevé. Nous l'avons déjà remarqué avec saint Chrysostome, et dans un sens, c'est une maxime constante, qu'un pécheur humble vaut mieux, malgré tous les péchés dont il est coupable, qu'un juste orgueilleux avec toutes les vertus et toutes les bonnes œuvres qu'il pratique. Car l'humilité du pécheur lui attire des grâces qui le convertissent et relèvent à l'état de juste , et l'orgueil du juste l'expose, par un châtiment de Dieu , à des chutes qui le pervertissent et le réduisent à l'état de pécheur. Nous en voyons la preuve dans le pharisien condamné et le publicain justifié. L'un et l'autre vérifient parfaitement cet oracle du Saint-Esprit, que Dieu résiste aux superbes et qu’il se communique aux humbles, et leur fait part de ses plus riches dons (1). Dons célestes par où il les éclaire, il leur découvre ses voies, il les ramène de leurs égarements, il les perfectionne, il les sanctifie. Nous ne devons donc pas nous étonner, conclut saint Augustin, que Dieu ait pardonné au publicain, puisqu'il ne se pardonnait pas à lui-même , et qu'il s'humiliait en se reconnaissant pécheur. Il s'éloignait de l'autel; mais plus il semblait par humilité s'éloigner de Dieu, plus Dieu par sa miséricorde s'approchait de lui. Il n'osait lever les yeux, et voilà pourquoi Dieu attachait sur lui ses regards, et l'écoutait plus attentivement et plus favorablement. Il se frappait la poitrine , comme ayant mérité les plus rudes coups de la justice de Dieu et ses plus rigoureuses vengeances; et c'est pour cela même que Dieu le rassurait, le fortifiait, et répandait dans son âme les plus douces consolations.

Ainsi Dieu en a-t-il usé de tout temps : car il est maître de sa grâce , et il la donne d'autant plus volontiers aux humbles, qu'ils en retiennent seulement le fruit et lui en rendent

 

1 Jac., IV, 6.

 

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toute la gloire ; au lieu que l'orgueilleux, voulant en retenir la gloire, en perd tout le finit et n en retire nul avantage. Ainsi Achab , ce mi sacrilège, impie, idolâtre, ce roi barbare et homicide , ce roi vendu au péché et l'objet de la haine de Dieu, dès qu'il s'humilia, devint un objet de complaisance aux yeux du Seigneur : si bien que Dieu, voulant en quelque sorte s'en glorifier, disait à son Prophète : N’avez-vous pas vu Achab couché par terre, suppliant et soumis? Or parce qu’il s'est abaissé devant moi, je l’épargnerai, et je ne ferai point tomber sur sa personne les maux dont il était menacé (1). Ainsi Nabuchodonosor avait abusé de sa puissance et s'était élevé contre Dieu ; Dieu l'humilie , le réduit à la condition des bêtes , l'oblige de manger l'herbe qui croît dans la campagne : mais enfin, sept ans écoulés dans un état si vil et si misérable , ce prince , profitant de son humiliation , revient à lui, rend hommage au Dieu du ciel, et Dieu le rétablit sur le trône, lui donne un règne plus florissant que jamais, et le remplit des sentiments les plus religieux. Ainsi le Sauveur des hommes a-t-il tant de fois opéré des miracles de miséricorde et de grâce en faveur de ceux qui se sont adressés à lui avec humilité. C'est par là que la Chananéenne obtint, non-seulement la guérison de sa fille, mais la guérison de son âme: c'est par là que ce seigneur de l'Evangile obtint, outre la sauté de son serviteur, sa concision à la foi et celle de toute sa maison ? c'est par là que Madeleine, cette fameuse pécheresse et cette pénitente aussi célèbre, obtint l'entière absolution de tous les dérèglements de sa vie, et qu'elle parvint à un degré si éminent de sainteté.

Heureux donc les humbles de cœur, parce que Dieu les comblera de ses bénédictions, et qu'il les élèvera ! mais, par une règle tout opposée, malheur aux âmes hautaines et présomptueuses, parce que Dieu les confondra, et qu'il In rejettera. Ce que le Fils de Dieu est venu particulièrement nous enseigner, c'est l'humilité; et en quoi par-dessus tout il s'est proposé à nous comme notre modèle, c'est dans la pratique de l'humilité. Il ne nous a pas dit : Apprêtiez de moi à faire des œuvres extraordinaires et toutes miraculeuses, à chasser les démons , à délivrer les possédés , à guérir les malades, à ressusciter les morts; mais apprenez, nous dit-il, que je suis doux et humble (2). Leçon générale : car l'humilité est une vertu propre de tous les états. Propre des grands,

 

1 3 Reg., XXI, 29. — 2 Matth., XI, 29.

 

afin qu'ils ne se laissent point infatuer de leur grandeur, et qu'ils n'oublient point Dieu en s'oubliant eux-mêmes; propre des petits, afin qu'ils se contentent d'une vie obscure, et qu'ils sachent se contenir et se sanctifier dans la dépendance où le ciel les a fait naître ; propre des pécheurs , afin qu'ils subissent avec moins de peine toutes les rigueurs de la pénitence, et qu'ils se soumettent plus aisément à toutes les réparations qu'elle exige d'eux, tant envers Dieu qu'ils ont déshonoré, qu'à l'égard du prochain qu'ils ont scandalisé; propre des justes, afin que leurs travaux ne leur soient pas inutiles, et qu'une vaine complaisance ne leur enlève pas le trésor de mérites qu'ils amassent. Mais cette vertu si nécessaire partout, où la trouve-t-on? On voit encore dans le christianisme de la religion, de la dévotion, de l'assiduité à la prière, de la régularité, de la charité, du désintéressement même et de la mortification; on y voit des confessions, des communions fréquentes, des aumônes, des visites des pauvres : mais où voit-on une vraie humilité? Formons-la dans nous avec le secours d'en-haut, et employons-y tous nos soins. La mesure de nos abaissements en ce monde sera la mesure de notre gloire dans l'autre.

 

SOLIDE ET VÉRITABLE GRANDEUR DE L'HUMILITÉ CHRÉTIENNE.

 

Vous êtes étrangement philosophe ; et quoique je ne doute en aucune manière du fond de votre christianisme, la proposition que vous me fîtes il y a quelque temps au sujet de l'humilité ne m'édifia pas, et me parut, s'il faut vous le dire, bien païenne. Nous parlions de l'ambition, surtout de l'ambition des gens de la cour, qui sacrifient tout à cette passion dont ils sont possédés, et qui se repaissent toute leur vie d'honneurs et de fausses grandeurs. Je tâchais de vous inspirer des sentiments plus modestes , et je vous trouvais un peu trop occupé du désir de vous avancer, et de faire une certaine figure dans le monde. Je ne condamnais pas absolument là-dessus une émulation raisonnable , et, vous accordant en apparence quelque chose , pour ne vous pas rebuter d'abord par une morale trop relevée, je m'appliquais à vous amener insensiblement aux principes de la religion et aux maximes de Jésus-Christ. Mais tout d'un coup vous prîtes feu, et, dans cette petite saillie, dont je n'eus pas de peine à m'apercevoir, il vous échappa de dire d'un air assez vif, et même d'un ton assez haut,

 

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qu'après tout l'ambition était le caractère des aines nobles; qu'entre les passions c'était sans contredit la plus belle, ou du moins la plus excusable dans un homme de quelque naissance; qu'elle élevait le cœur, et que dans la vie il fallait un peu d'orgueil, pour savoir tenir son rang et se séparer du vulgaire : comme si vous eussiez voulu me faire entendre que l'humilité, quoique sainte du reste et très-respectable , ne convenait guère qu'à des âmes étroites, et qu'à des esprits faibles et peu propres aux grandes entreprises. Car j'ai lieu de croire que c'était là votre pensée.

Nous sommes là-dessus, vous et moi, dans des opinions bien différentes ; et quand j'examine à fond ce que c'est que la vertu d'humilité, en quoi elle consiste , sur quels principes elle est établie , par quelles règles elle se conduit, de quelles faiblesses elle nous guérit, quelle supériorité elle nous donne au-dessus des idées communes , à quoi elle dispose et quelles victoires elle remporte, enfin ce qu'elle nous fait entreprendre et ce qu'elle nous fait exécuter ; quand , dis-je , j'envisage tout cela, je conclus bien autrement que vous, et je prétends qu'entre les vertus, il n'en est point qui marque plus de solidité dans l'esprit ni plus de fermeté dans l'âme que l'humilité; que , bien loin de rétrécir le cœur, elle l'élargit ; que, bien loin d'abattre le courage, elle le rehausse ; que c'est un préservatif contre mille petitesses, contre mille indignités et mille lâchetés qui sont si ordinaires dans l'usage du monde ; que c'est une disposition aux plus grands desseins, et que , par une constance inébranlable , elle sait également les former et les accomplir. Voilà ce que j'appelle une vraie grandeur, et ce qui doit sans doute suffire pour vous détromper de l'erreur où vous semblez être.

Allons par ordre, s'il vous plaît, et, pour mieux éclaircir le point dont il est question entre nous, expliquons d'abord les termes, et donnons-en une notion juste. Car il est vrai qu'il y a une timidité naturelle qui nous rend doux, dociles, soumis; qui nous relient dans les rencontres, et nous empêche de nous ingérer dans aucune affaire ; qui nous ferme la bouche et qui nous lie en quelque sorte les mains, lorsqu'il conviendrait d'agir, de se déclarer, de se défendre. Ce n'est point là humilité, mais pusillanimité, mais excès de crainte et défiance outrée de soi-même, qui n'a pour principe que le tempérament. Souvent même, sous les dehors d'une humilité apparente, il y a dans cette pusillanimité beaucoup d'orgueil qui s'y mêle, et d'un orgueil puéril. Il faudrait parler dans l'occasion ; mais on se tait sans prononcer une parole : pourquoi? parce qu'on craint de répondre mal à propos, et de s'exposer à la raillerie. Il faudrait prendre une résolution et la soutenir; mais on se tient oisif et l'on demeure : pourquoi ? parce qu'on a peur de ne pas réussir, et d'avoir à essuyer la confusion d'un mauvais succès. Il faudrait résister et maintenir ses prétentions dès qu'elles sont raisonnables ; mais on cède, et l'on ne fait pas la moindre démarche : pourquoi ? par l'appréhension de succomber, et de donner ainsi plus d'avantage à un concurrent. De sorte qu'on est humble ou qu'on le paraît, non par vertu, mais par une imperfection de la nature, et quelquefois par une fausse gloire.

Traitez cette espèce   d'humilité  comme il vous plaira, j'y consens, puisque ce n'est point celle dont je prends ici la défense. Sous le nom d'humilité, j'entends une humilité purement évangélique et toute chrétienne, telle que le Fils de Dieu nous l'a enseignée, et telle que les saints, après ce divin Maître, l'ont pratiquée. Je veux dire une humilité qui, par les lumières de la raison et de la religion, nous découvre notre néant et le fond de notre misère ; qui nous remplit par là d'un saint mépris de nous-mêmes, et nous fait vivement comprendre que de nous-mêmes nous ne sommes rien ni ne pouvons rien, par conséquent que nous ne devons rien nous attribuer à nous-mêmes, hors le péché, mais que nous devons tout rapporter à  Dieu comme au souverain Auteur, et lui rendre gloire de tout; qui,selon le même sentiment et dans la même vue, nous fait regarder avec indifférence toutes les distinctions et tous les honneurs du siècle, parce qu'au travers de leur lustre le plus brillant, nous en découvrons l'illusion et la vanité, et que d'ailleurs nous savons qu'ils sont opposés à l'état de Jésus-Christ dans tout le cours de sa vie mortelle; qui, sans nous mesurer avec le prochain ,  nous porte à l'honorer,  à tenir volontiers au-dessous de lui le dernier rang et à rester dans l'oubli, tandis que d'autres sont dans une haute estime et dans la splendeur; enfin qui, ne comptant jamais sur elle-même, compte uniquement sur Dieu, mais avec une confiance d'autant plus ferme et plus assurée qu'elle a des témoignages plus certains qu'il prend plaisir à seconder les faibles, et qu'il aime à exercer sa miséricorde et sa toute-puissance en faveur des petits. Telle est, dis-je, l'humilité dont je parle, et que je conçois comme une des vertus la plus propre à former de grandes âmes et à les perfectionner. Peut-être serez-vous obligé d'en juger ainsi vous-même , si vous voulez peser mûrement la chose et entrer dans quelques réflexions.

I. Car prenez garde, je vous prie, et remarquez d'abord avec moi de quoi l'humilité nous délivre, ce qu'elle corrige dans nous, ou de quoi elle nous préserve. Personne n'ignore, et vous ne devez pas l'ignorer, quelles sont les petitesses, pour ne pas dire les bassesses, où l'ambition et l'orgueil nous réduisent. Je ne sais ce que vous en pensez : mais moi, je ne me figure point d'homme plus petit, ni d'âme plus vile, qu'un ambitieux qui se laisse dominer par la passion de s'agrandir, et qui veut, par quelque voie que ce soit, la satisfaire; ou qu'un orgueilleux qui s'infatue de ses prétendues bonnes qualités, et se laisse posséder d'une envie démesurée d'être applaudi et vanté dans le monde. Afin de vous en convaincre par vous-même, suivez-le en esprit, et comme pas à pas, cet ambitieux, dans la route qu'il s'est tracée, et qu'il se représente comme le chemin de la fortune. Est-il une démarche si humiliante où il ne s'abaisse, dès qu'il croit qu'elle peut le conduire à son terme? et, dans l'espérance de monter, à quoi ne descend-il point? Est-il une complaisance si servile où il ne s'assujettisse, pour s'insinuer auprès de celui-ci, et pour se concilier les bonnes grâces de celui-là? Est-il hauteurs, dédains, rebuts qu'il n'essuie, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à engager l'un dans ses intérêts, et à se ménager la protection de l'autre? Que d'assiduités, que de souplesses, que de flatteries, et, si j'ose ainsi m'exprimer, que d'infamies ! il n'a honte de rien, pourvu qu'il puisse atteindre où il vise et réussir dans ses intrigues : et quelles intrigues? souvent les plus criminelles et les plus lâches, où sont violées toutes les lois de la bonne foi et de l'honneur, où sont employés l'artifice, la calomnie, la fraude, la trahison. Il en aurait horreur s'il n'était pas livré à la passion qui l'aveugle, et s'il en jugeait de sens rassis. On en est saisi d'étonnement et indigné, quand, malgré les soins extrêmes qu'il apporte à tenir cachés tant de mystères d'iniquité, on vient à connaître toutes ses menées, et à percer le voile qui les couvrait. Dites-moi comment vous trouvez là cette noblesse de sentiments d'où naît, à vous en croire, l'ambition?

Et d'ailleurs faites quelque attention à toute la conduite de l'orgueilleux. Ce n'est pas pour la première fois que j'en parle ; et, autant de fois qu'il y a lieu d'en parler, j'en ressens toujours un nouveau mépris. Tâchez à découvrir les différentes pensées qu'il roule dans son esprit, ou plutôt toutes ses imaginations également frivoles et folles ; examinez quel est le fond, ou de ses joies secrètes et de ses vains triomphes, ou de ses peines les plus vives et de ses déplaisirs les plus piquants. Est-il occupé d'autre chose que de lui-même, de son mérite, de ses talents? Est-il un avantage si léger dont il ne se prévale, et qui dans son idée ne lui donne sur les autres une prééminence où il n'est pas aisé de parvenir? Est-il rien de bien fait, si ce n'est pas lui qui l'a fait? et est-il rien de bien pensé, s'il n'est pas selon son sens? Ajoutez ces témoignages favorables qu'il se rend perpétuellement et hautement à soi-même, ces fades et ennuyeuses vanteries dont il fatigue quiconque veut bien l'écouter, cet amour de la louange, même la plus grossière, ce goût avec lequel il la reçoit, et ce gré qu'il en sait, en sorte qu'il suffit de le louer pour obtenir tout de lui : au contraire , cette vivacité et cette délicatesse sur un mot qui peut l'offenser, ces agitations où il entre, ces mélancolies où il tombe, ces jalousies, ces amertumes de cœur, ce fiel dont il se ronge, ces soupçons et ces ombrages qu'il prend d'un signe, d'une œillade, d'une parole jetée au hasard et sans dessein. En vérité, qu'est-ce que cela? et pour omettre cent autres articles, je vous demande si vous comprenez rien de plus mince et de plus étroit qu'une âme de cette trempe et un esprit disposé de la sorte?

Or, voilà de quoi l'humilité chrétienne est le correctif le plus efficace et le plus certain. De toutes ces faiblesses, il n'y en a pas une dont elle ne soit exempte, et qu'on puisse lui imputer. Qu'est-ce qu'un chrétien vraiment humble ? c'est un homme sage et réglé dans toutes ses vues, ou n'en ayant point d'autres que les vues de Dieu et de son adorable providence ; un homme droit dans toutes ses voies , et incapable de prendre aucunes mesures hors des lois de la fidélité la plus inviolable et de la plus exacte probité ; un homme désintéressé et religieux dans ses abaissements volontaires, ennemi de la flatterie et de toute sujétion mercenaire et forcée ; un homme équitable dans ses jugements, sans prévention, sans envie, reconnaissant le mérite partout où il est, et se faisant un devoir de le révérer et de l'exalter, même à son propre préjudice ; un homme

 

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indépendant de tous les respects humains et des vaines opinions du monde, parce qu'il ne cherche point à plaire au monde, et qu'il le compte pour rien. De là, toujours égal dans l’humiliation comme dans l'élévation, dans le blâme et dans la louange, dans la bonne et la mauvaise réputation ; soutenant l'une et l'antre avec une tranquillité inaltérable; ne se laissant, ni éblouir par l'éclat d'une vie agissante et comblée d'éloges, ni contrister par l'obscurité d'une vie abjecte et inconnue. De la encore, et par la même conséquence, un homme patient dans les injures, les pardonnant de cœur, plutôt prêt à faire des avances et à prévenir qu'a exiger de justes satisfactions : du reste, plein de retenue, de modestie dans ses entretiens, dans toutes ses manières; ne disant rien de soi, si ce n'est pour se déprimer et pour s'avilir; honnête, affable , paisible, ne contestant avec personne, ne voulant jamais l'emporter sur personne; et tout cela par des motifs supérieurs et divins, malgré les révoltes de la nature et son extrême sensibilité, Observez bien tous ces traits , et j'ose me promettre que vous conclurez avec moi qu'un homme de ce caractère doit être incontestablement réputé pour un grand homme. Mais reprenons.

Un homme sage et réglé dans toutes ses vues : c'est-à-dire un homme qui s'en tient précisément à ce qu'il est selon l'ordre du ciel, et n'aspire point au delà ; qui ne s'abandonne point à une ardeur insensée de croître, mais se renferme dans les bornes qu'il a plu à Dieu de lui marquer; qui dit comme David : Seigneur, mon cœur ne s'est point élevé; je ne me suis point évanoui dans mes pensées ni dans mes désirs, et je n'ai point porté mes regards au-dessus de moi (1).  Ce n'est pas qu'il soit tout à fait à couvert des atteintes d'une secrète ambition. L'orgueil, qui nous est si naturel, veut toujours faire de nouveaux progrès, et d'un degré passer à un autre ; il y a même des temps, des conjonctures où la tentation est difficile à vaincre. Mais l'humble chrétien sait la réprimer, sait la surmonter, et par une sainte violence se rendre maître d'une passion dont l'empire néanmoins est si étendu. Il est ce que Dieu l'a fait naître, ce que Dieu veut qu'il soit : cela suffit, et que lui faut-il davantage? Si dans le cours des années la Providence l'appelle à quelque chose de plus, il la laisse agir, et attend en paix qu'elle se déclare. Jusque là nul empressement, nulle inquiétude :

 

1 Psal., CXXX, 1.

 

point d'autre soin que de vivre selon Dieu dans son état, et de fournir saintement si carrière. Dans une telle modération qu'il v a déjà de force, et pour s'y maintenir qu'il y a de combats à livrer et de victoires à remporter sur soi même !

Un homme droit dans lotîtes ses voies. C'est une suite immanquable de la disposition où il est de ne marcher que dans les voies de Dieu, et de ne s'en écarter jamais. Ne voulant rien être que selon le gré de Dieu, et de lui-même ne prétendant à rien autre chose, il n'a pour son avancement propre, ni projets à conduire, ni moyens à imaginer, ni ressorts à faire jouer! d'où il s'ensuit qu'il n'a besoin ni de partis, ni d'industrie, ni de surprise. Il suit toujours une même ligne, et va toujours son chemin, sans détours et sans déguisements. D'ailleurs, instruit des maximes de l'Evangile, qui est la vérité même, il n'a garde, en quelque rencontre que ce soit, d'avoir recours an mensonge, que l'Evangile condamne, et, libre de tout désir de se pousser qui pourrait le séduire et le corrompre, il est bien éloigné de mettre en œuvre de criminelles pratiques, dont il voit toute l'imposture et toute la honte.

Un homme religieux et désintéressé dans ses abaissements volontaires. Car il y a une humilité prétendue qui n'a de l'humilité que les apparences, il y a de feints abaissements qui ne consistent qu'en de fausses démonstrations et des dehors trompeurs. Souvent le mondain s'humilie, il s'abaisse : mais pourquoi? Je l'ai dit et je le répète : c'est par une fragile espérance, c'est par une flatterie basse, c'est par un vil et sordide esclavage. La religion inspire au chrétien humble, jusque dans ses soumissions les plus profondes, bien plus de générosité et plus de dignité. Il rend honneur au prochain. il a pour le prochain toute la déférence, tous les ménagements et tous les égards possibles; il ne refuserait pas, s'il le fallait, de ramper sur la poussière et sous les pieds du prochain : mais en cela qu'est-ce qu'il envisage? est-ce l'homme? Non certes, puisqu'il n'attend ni ne veut rien de l'homme : mais dans l'homme il n'envisage que Dieu. C'est à Dieu qu'il obéit en obéissant à l'homme ; c'est à Dieu qu'il offre son encens, en rendant hommage à l'homme; c'est devant Dieu qu'il se prosterne en s'inclinant devant l'homme : Dieu est le seul objet de son culte, comme il en doit être l'unique récompense.

Un homme équitable dans ses jugements: et voici, j'ose le dire, un des plus nobles efforts

 

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de l'humilité. Parce que nous sommes ordinairement préoccupés, soit en notre faveur par notre amour-propre, soit contre le prochain par une maligne envie, on ne peut guère compter sur l'équité des jugements que nous portons, ou de nous-mêmes, ou des autres. Mais, par une règle tonte contraire, parce que l’humble chrétien est dégagé de ces préventions qui nous aveuglent, il est beaucoup plus en état déjuger sainement; et comme il ne sait point dissimuler ni trahir la vérité qu'il connaît, il parle selon qu'il pense, et communément il pense bien. Si donc il s'agit de lui-même, il ne cherche point à se faire valoir au delà de son prix; et s'il est question du prochain, il lui fait une justice entière, et, bien loin de vouloir le rabaisser ni obscurcir ses avantages, il est le premier à les publier.

Nous en avons dans l'Evangile un exemple des plus célèbres; et quiconque examinera bien la conduite de Jean-Baptiste à l'égard de Jésus-Christ y trouvera une bonne foi, et dans cette bonne loi un caractère de grandeur qu'on oe peut assez admirer. Jean prêchait aux peuples la pénitence; toutes les rives du Jourdain retentissaient du bruit de son nom ; on s'assemblait en foule autour de lui, et il s'était fait une nombreuse école, qui le suivait et recevait ses enseignements comme des oracles : jamais crédit ne fut à un plus haut point. Mais, après tout, Jean-Baptiste n'était que le précurseur du Messie, et il n'avait été envoyé qu'en cette qualité. Aussi est-ce à cette qualité seule que se borne toute l'idée qu'il a de lui-même, et qu'il en donne à ces députés qui, de la part de la Synagogue, viennent l'interroger pour savoir qui il est. Etes-vous le Christ? lui demandèrent-ils; êtes-vous Elie, êtes-vous prophète (1) ? Que l'occasion était délicate pour un homme qui eût été moins humble ! Mais à ces demandes il répond, simplement et sans hésiter, qu'il n'est ni le Christ, ni Elie, ni prophète. Qui êtes-vous donc ? répliquent ces envoyés : Je suis, leur dit-il, la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin au Seigneur (2) ; voilà tout ce que je puis vous apprendre de moi.

Ce n'est point encore assez ; mais la même équité qui le fait juger si modestement de lui-même lui fait rendre à Jésus-Christ, en cette rencontre et en toutes les autres, le plus juste et le plus glorieux témoignage. Il annonce aux députés de Jérusalem la venue de ce Messie : Il est au milieu de vous; mais vous ne le

 

1 Joan., I,21. — 2 Ibid., 23.

 

connaissez point. C'est lui qui doit venir après moi, qui est avant moi, et dont je ne suis pas digne de délier les souliers (1). Il s'écrie en le voyant, et l'appelle le Sauveur des hommes : Voilà l'Agneau de Dieu, voilà celui qui efface les péchés du monde. Il fait plus : quand ses disciples , s'apercevant que l'école de leur maître commençait à déchoir, et que celle de Jésus-Christ s'établissait de jour en jour et s'accréditait, témoignent là-dessus quelque jalousie, il leur déclare que désormais ils doivent s'attacher à ce nouveau Maître, il les lui envoie : car c'est à lui de croître, conclut-il, et à moi de diminuer (2). Qu'on me dise s'il est rien de plus grand qu'un tel procédé, et si ce n'est pas ainsi que pensent les plus solides esprits et les cœurs les mieux placés?

De tout cela il est aisé de comprendre comment un chrétien humble est indépendant de tous les respects humains, et des vaines opinions du monde, dès là qu'il ne se soucie ni de l'estime du monde, ni de sa faveur, et qu'il peut dire comme l'Apôtre : Pour moi, il m'importe peu que vous méjugiez, vous, ou quelque autre homme que ce soit, je n'ai qu'un juge, à proprement parler, et ce juge c'est Dieu (3); comment il garde toujours la même égalité d'âme et la même paix au milieu de toutes les vicissitudes où il est exposé, puisque ni l'une ni l'autre fortune ne fait impression sur lui ; comment il endure les plus mauvais traitements avec une patience à l'épreuve de tout, parce qu'il n'y a point d'outrages dont il ne se croie digne, et que d'ailleurs il acquiert par là plus de ressemblance avec le sacré modèle qu'il fait gloire d'imiter, et qui lui est proposé dans la personne adorable de son Sauveur; comment on ne l'entend jamais faire parade de ses bonnes œuvres, vanter ses prétendus exploits, étaler en de longs récits, les affaires où il a eu part, et de quelle manière il s'y est comporté, censurer celui-ci, railler celui-là, entrer continuellement en dispute, et s'ériger en homme habile et important; comment au contraire on le voit à toute occasion se tenir, autant qu'il peut, à l'écart, user de réserve, donner à chacun une attention favorable, approuver, excuser, tourner les choses en bien, et devenir ainsi du meilleur commerce et de la société la plus aimable. Voilà, dis-je, ce qu'on ne doit point avoir de peine à comprendre, et voilà par où la même humilité qui nous abaisse sert à nous relever. Comme donc l'Ecclésiastique a dit : Plus vous êtes grand,

 

1 Joan., I, 27. — 2 Ibid., III, 30.— 3 1 Cor., IV, 4.

 

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plus vous devez vous humilier (1), je ne fais nulle difficulté de renverser la proposition, et, sans altérer en aucune sorte cette divine parole, j'ajoute : Plus vous vous humilierez, plus vous serez grand.

II. Mais n'en demeurons pas là; car il s'agit présentement de savoir si l'humilité n'est point un obstacle aux grandes actions, et à certaines entreprises où il faut de la magnanimité et une résolution que rien n'ébranle. La raison de douter est que l'humilité a pour fondement la connaissance de notre faiblesse, et une conviction actuelle et habituelle de notre insuffisance : d'où viennent les bas sentiments et la défiance que l'on conçoit de soi-même. Un homme véritablement humble est persuadé qu'il n'est rien, qu'il ne peut rien, et que de son fonds il n'est bon à rien : or, dans cette persuasion, il n'est pas naturel qu'il forme des projets au-dessus de lui, ni qu'il veuille s'engager en des ministères et des fonctions qui demandent des talents rares et singuliers. Cela ne paraît pas naturel : mais il n'en est pas moins vrai, selon le mot de saint Léon, que rien n'est difficile aux humbles ; qu'il n'y a point de si vaste dessein dont l'exécution les étonne ; qu'ils sont capables de tout oser, et d'affronter tous les périls avec l'assurance la plus ferme et l'intrépidité la plus héroïque ; que plus ils se croient faibles, plus en même temps ils s'estiment forts, et que plus ils se détient d'eux-mêmes, plus ils sentent redoubler leur zèle, et portent loin leurs vues. Sont-ce là des paradoxes ? sont-ce des vérités? Je prétends qu'il n'est rien de plus réel que ces merveilleux effets de l'humilité chrétienne, je prétends que c'est à quoi elle nous dispose, et ce qu'elle produit en nous. Je vais vous développer ce mystère, et voici comment nous devons l'entendre.

Car autant qu'un chrétien humble se défie de lui-même, autant il se confie en Dieu; moins il s'appuie sur lui-même, plus il s'appuie sur Dieu. Or il sait que rien n'est impossible à Dieu. Il sait que Dieu prend plaisir à faire éclater sa gloire dans notre infirmité, et que c'est aux plus petits, dès qu'ils ont recours à lui , qu'il communique sa grâce avec plus d'abondance. Muni de ces pensées, et comme revêtu du pouvoir tout-puissant de Dieu même, est-il rien désormais de si laborieux et de si pénible, rien de si pénible et de si grand, dont il craigne de se charger, et dont il désespère de venir à bout? Que Dieu l'appelle, il

 

1 Eccli., III, 20.

 

n'hésitera pas plus que le prophète Isaïe à lui répondre : Me voici, Seigneur, envoyez-moi (1). Que Dieu en effet l'envoie, il ira partout : il se présentera devant les puissances du siècle, il entrera dans les cours des princes et des rois, il leur annoncera les ordres du Dieu vivant, et ne sera touché ni de l'éclat de leur pourpre, ni de leurs menaces, ni de leurs promesses; il plantera, selon les expressions figurées de l'Ecriture, et il arrachera, il bâtira et il détruira, il amassera et il dissipera.

Quelle espèce de prodige, et quel admirable accord de deux choses aussi incompatibles, ce semble, que le sont tant de  défiance d'une part, et de l’autre tant de confiance et de force! Car, au milieu de tout cela, le même homme qui   agit si délibérément  et  si courageusement ne perd rien de son humilité ; c'est-à-dire qu'il conserve toujours le souvenir de sa faiblesse, qu'il se regarde toujours connue un serviteur inutile, comme Un enfant ; qu'il dit toujours à Dieu, dans le même sentiment que Jérémie : Ah! Seigneur, mon incapacité est telle que je ne puis pas même prononcer une parole (2). Non, il ne le peut de lui-même et par lui-même ; mais tandis qu'il en a fait la confession la plus affectueuse et la plus sincère, il n'oublie point d'ailleurs ce que lui apprend le Docteur des nations, qu'il peut tout en Celui qui le fortifie (3). De sorte qu'il ne balance pas un moment à se mettre en œuvre et à commencer, quel que soit l'ouvrage où la vocation de Dieu le destine Qu'il y voie mille traverses! essuyer, et mille oppositions à vaincre ; que le succès lui paraisse, non-seulement douteux, mais hors de vraisemblance, il espère contre l'espérance même. Ce n'est point par une témérité présomptueuse, puisque son espérance est fondée sur ce grand principe de saint Paul, que Dieu fait choix de ce qui paraît plein de folie selon le monde, pour confondre les sages; qu'il choisit ce qui est faible devant le monde, pour confondre les forts, et qu'il se sert enfin de ce qu'il y a de plus bas et de plus méprisable, même des choses qui ne sont point, pour détruire celles qui sont (4).

Ainsi, quand ce jeune berger qui d'un coup renversa Goliath vit approcher de lui ce Philistin d'une énorme stature : Tu viens à moi, lui dit-il, avec l'épée. la lance et le bouclier ; mais moi je viens à toi au nom du Seigneur, et, tout désarmé que je suis, je me tiens certain de la victoire (5). Car voici, ajoute-t-il, ce que je

 

1 Isa., VI, 8.  — 2 Jerem., I, 6. — 3 Philip., IV, 13. — 1 Cor., I, 27-28. — 6 1 Reg., XVII, 46-47.

 

te déclare : Le Seigneur te livrera entre mes mains : je te donnerai la mort, et te confierai la tête, afin que toute la terre sache qu'il y a un Dieu en Israël, et que ce n'est ni par l’épée, ni par la lance qu'il sauve. Ainsi le même David se trouvant investi d'ennemis qui l'assaillaient de toutes parts, s'écriait avec une sainte hardiesse : Le Seigneur est notre ressource : nous combattrons, et il réduira en poudre tous ceux qui nous persécutent !

Tel est par proportion le langage des âmes humbles, d'autant plus assurées de la protection divine, qu'elles se répondent moins d'elles-mêmes; et du reste d'autant plus tranquilles sur la réussite de leurs entreprises, qu'étant humbles, elles craignent moins de subir la honte des fâcheux événements que Dieu quelquefois, pour les éprouver, peut permettre. Un homme du monde, suivant son orgueil, comme nous l'avons déjà remarqué, ne se hasarderait pas si aisément. Il ne voudrait pas exposer son honneur, et, pour se déterminer, il lui faudrait de sérieux examens et de longues délibérations. Mais dès qu'on a l'humilité dans le cœur , on n'est plus si jaloux d'un vain nom , ni si sensible aux reproches qu'on s'attirera , supposé qu'on vienne à échouer. On s'abandonne à la conduite de l'Esprit de Dieu , et du reste on se soumet à  tout ce qui en peut arriver pour notre humiliation devant les hommes.

Ce ne sont point là de simples spéculations ; on en a vu la pratique. Fut-il jamais une entreprise pareille à celle des apôtres, lorsqu'ils se partagèrent dans toutes les contrées de la terre pour travailler à la conversion du monde entier ? Les plus fameux conquérants dont l'histoire profane a vanté les faits mémorables ont porté leurs armes et étendu leurs conquêtes sur quelques nations ; mais ces saints conquérants, ou, pour mieux dire, ces saints et zélés propagateurs de la loi chrétienne, se proposèrent de soumettre généralement tous les peuples a l'empire de Jésus-Christ. Dans ce vaste projet, ils n'exceptèrent ni âge , ni sexe , ni rangs, ni qualités, ni états. A en juger selon la prudence du siècle, c'était un dessein chimérique; et l'on sait néanmoins avec quelle ardeur ils s'y employèrent, avec quelle constance ils le soutinrent, avec quel bonheur ils l'accomplirent.

Or qu'était-ce que ces apôtres? de pauvres pécheurs, petits selon le monde, et humbles selon l'Evangile. Leur humilité ne borna point leurs vues, elle ne leur resserra point le cœur, elle ne les affaiblit ni ne les arrêta point. Avec cette

 

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humilité, ils ont passé les mers, ils ont parcouru les provinces et les royaumes, ils ont répondu aux juges et aux magistrats , ils ont résiste aux grands, ils ont confondu les savants, ils ont instruit les infidèles et les barbares, ils ont triomphé de l'idolâtrie et du paganisme ; et , dans la suite des temps, combien ont-ils eu d'imitateurs et de successeurs, humbles comme eux, et appliqués sans relâche à perpétuer les fruits de leur zèle ? combien en ont-ils encore de nos jours qui, par une sainte alliance, réunissent dans leurs personnes, et la même humilité et la même élévation de sentiments?

Pour en revenir aux apôtres, et pour dire en particulier quelque chose de saint Paul, on ne peut lire ses Epîtres, et ne pas voir que ce fut un des esprits les plus sublimes, et une des plus grandes âmes. Quel feu, quelle vivacité, et tout ensemble , quelle solidité ! Pense-t-on plus noblement? s'exprime-t-on plus éloquemment ? Que n'a-t-il pas fait? que n'a-t-il pas souffert ? supérieur à tout, aux dangers , aux embûches, aux persécutions, aux trahisons , aux calomnies , aux opprobres, aux fers , à la faim, à la soif, au glaive, à la mort ; car, disait-il, nous sommes au-dessus de tout cela (1). Saint Chrysostome en était ravi d'admiration, et n'avait point de termes pour faire entendre ce qu'il en concevait. Cependant ce vaisseau d'élection, ce grand apôtre, quel mépris faisait-il de lui-même, et comment en parlait-il ? Il se traitait de pécheur, de blasphémateur, de persécuteur de l'Eglise, d'homme indigne de l'apostolat, d'avorton; tant l'humilité lui représentait vivement ses misères, et tant elle le rabaissait dans son estime.

Que ne pourrions-nous pas ajouter de ces sociétés et de ces ordres religieux, qui sont pour l'un et l'autre sexe des écoles de perfection , et dont la sainteté est l'édification du monde chrétien? Que n'en a-t-il pas dû coûter pour former ces grands corps, pour en rassembler tous les membres , pour les assortir et les régler ? Que d'études et de soins ! que de méditations, de réflexions, de conseils ! mais aussi quels progrès surprenants ! Ces sociétés se sont multipliées, ces ordres religieux se sont répandus dans tous les lieux éclairés de la foi et soumis à l'Eglise de Jésus-Christ. Comme autant de républiques, ils ont leur forme de gouvernement, leurs lois, leurs statuts , leurs offices, leurs fonctions, leurs observances, qu'il a fallu ordonner avec une pénétration et une sagesse

 

1 Rom., VIII, 37.

 

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qui descendît aux moindres détails , qui prévît toutes choses , et qui ne laissât rien échapper. Voilà par où ils se sont maintenus depuis des siècles, et ils se maintiennent. Or, après Dieu et la grâce de Dieu, je demande à qui nous sommes redevables de ces saints établissements. Est-ce à d'habiles politiques et à leurs intrigues? est-ce à des philosophes fiers de leur science et pleins d'eux-mêmes? Là-dessus je ne puis mieux répondre que par les paroles du Fils de Dieu à son Père : Seigneur, Père tout-puissant , je vous bénis et vous rends grâces d'avoir caché ces choses aux sages selon la chair, et aux savants ; mais de les avoir révélées aux petits (1); d'y avoir employé d'humbles instituteurs, un humble François d'Assise, un humble François de Paule, et d'autres. Parce qu'ils étaient humbles, ils n'en ont été que plus propres à entrer dans les grandes vues de la Providence sur eux , et que mieux préparés à les seconder.

Je finis, car peut-être n'en ai-je déjà que trop dit : mais, quoi qu'il en soit, apprenez à réformer vos idées touchant une des vertus les plus essentielles du christianisme , qui est l'humilité. Autant qu'elle nous porte à nous mépriser nous-mêmes, autant devons-nous l'estimer. Puissiez-vous en bien connaître le mérite, et plaise au ciel qu'au milieu de tous vos honneurs, vous travailliez désormais à l'acquérir?

 

ILLUSION ET DANGER D'UNE GRANDE RÉPUTATION.

 

Prenez soin de vous établir dans une bonne réputation, et de vous y maintenir (2). C'est l'avis que nous donne le Saint-Esprit ; et cette maxime , telle que nous devons l'entendre, est fondée sur de très-solides raisons. Car, suivant le sens de l'Ecriture, qu'est-ce qu'une bonne réputation , et en quoi consiste-t-elle? à être exempt de reproches, chacun dans notre état; je dis de certains reproches qui flétrissent un nom et qui éloignent de la personne ; à être réputé, dans l'opinion commune, homme de probité et de bonnes mœurs, homme équitable, droit, fidèle; homme sensé et judicieux, capable dans sa condition de remplir les devoirs de son emploi, de sa charge, de son ministère; en deux mots, honnête homme selon le monde, et homme chrétien selon Dieu. Or il nous est d'une extrême conséquence d'avoir sur tout cela une réputation saine et sans tache : pourquoi? parce qu'en mille rencontres il y va de la gloire de Dieu et de l'honneur de la religion

 

1 Luc, X, 21. — 2 Eccli., XLI, 15.

 

que nous professons , parce qu'il y va de notre propre intérêt et de l'avantage personnel que nous y trouvons, parce qu'il n'y va pas moins de l'utilité du prochain, dont nous sommes chargés, et auprès de qui nous nous employons.

En effet, rien ne sert plus à glorifier Dieu et à relever l'honneur de son culte, que l'estime qu'on fait de ceux qui le servent, et l'édification qu'on tire de leurs exemples. C'est pour cela que le prince des apôtres, saint Pierre, recommandait tant aux fidèles de garder parmi les Gentils une conduite régulière, afin, disait-il, que, malgré leurs préjugés contre notre sainte loi, venant à examiner votre vie, et n'y voyant rien que d'édifiant, ils rendent gloire à Dieu , et que vous fermiez la bouche à ceux qui voudraient parler mal de vous. Déplus, à n'envisager que nous-mêmes, il est évident qu'une bonne réputation nous est très-avantageuse, et même nécessaire, pour notre établissement et notre avancement, soit dans l'Eglise, soit dans le monde : car on ne s'accommode nulle part d'un homme noté et décrié. Aussi, quand les apôtres proposèrent aux disciples de choisir entre eux des diacres, et de leur commettre le soin de distribuer les aumônes, la première condition qu'ils leur marquèrent fut qu'ils prendraient pour cette fonction des hommes d'une vertu reconnue (1). Enfin, considérant la chose par rapport au prochain, il est aisé de voir que, sans une réputation à couvert de la censure , il n'est guère possible que nous fassions aucun fruit auprès de lui, puisque nous ne le pouvons faire qu'autant que le prochain a de créance en nous , et qu'il n'en peut avoir quand il n'est pas bien prévenu en notre faveur. Comment un père, par exemple, inspirera-t-il à ses enfants l'horreur du vice, s'ils sont témoins de son libertinage et de ses désordres? comment un prédicateur prêchera-t-il l'humilité, en persuadera-t-il la pratique a ses auditeurs, s'ils le connaissent pour un homme vain et enflé d'orgueil? comment un directeur, un pasteur de l'Eglise ramènera-t-il les âmes égarées, et les fera-t-il rentrer dans les voies de la foi, si l'on sait qu'il est égaré lui-même, ou s'il est au moins d'une doctrine suspecte? Il en est de même d'une infinité d'autres sujets.

Il est donc non-seulement permis, mais à propos, surtout en certaines situations et en certaines places , de conserver sa réputation et de la défendre. Et c'est ce qui faisait dire à saint Augustin : Je me dois à moi-même et pour

 

1 Act., VI, 3.

 

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mon propre bien le mérite de ma vie ; mais je dois an public, et à son progrès dans le chemin du saint, l’intégrité de ma réputation. Morale dont il avait le modèle dans saint Paul. On pourrait être surpris d'abord que ce docteur des nations racontât lui-même les grâces extraordinaires qu'il avait reçues, ses révélations, son ravissement jusques au troisième ciel ; que lui-même il fit le récit de ses courses évangéliques, de ses combats, de ses travaux immenses, et qu'il ne feignît pas même d'ajouter qu'il avait plus travaillé que le reste des apôtres. Ce n'était point là blesser l'humilité, comme il le montre assez ailleurs : mais il savait combien il lui était important pour la conversion des infidèles, et pour le soutien de ceux qui avaient déjà embrassé l'Evangile, de s'accréditer dans leurs esprits, afin qu'ils devinssent par là plus dociles à l'écouter et à profiler de ses instructions. Voilà pourquoi il croyait devoir ménager sa réputation ; de sorte qu'étant condamné au fouet, il se tint obligé, pour éviter la honte de ce châtiment, de déclarer qu'il était citoyen romain, et que; se voyant cite à Jérusalem pour répondre devant le proconsul Festus, il refusa d'y comparaître, et en appela à César.

Mais outre cette bonne réputation, dont il ne s'agit point ici précisément, il y en a une autre que nous appelons, selon le terme ordinaire, une grande réputation. La bonne réputation est sans contredit un bien précieux dans l'estime de tout le monde, et néanmoins elle ne suffit pas aux âmes ambitieuses et orgueilleuses: car il lui manque quelque chose qui contente leur orgueil et qui flatte leur vanité. J'explique ma pensée. Une bonne réputation, quoique honorable, n'a rien dans le fond qui nous distingue beaucoup. C'est un état commun à une multitude de gens raisonnables parmi lesquels nous vivons, et dont le nombre dans la société humaine n'est pas petit. Ils sont réguliers, ils se conduisent bien, ils s'acquittent bien, chacun dans sa profession, de leurs exercices, et remplissent fidèlement leurs obligations. On les approuve, et l'on a pour eux toute la considération qui leur est due ; mais cette considération, après tout, ne leur donne pas ce lustre, cet éclat, cette vogue qui fait la grande réputation. On ne dit point d'eux, comme on le dit de quelques autres : C'est un grand homme, un grand magistrat, un grand politique, un grand théologien, un grand écrivain, un grand orateur, un grand prédicateur: noms fastueux et brillantes qualités qui éblouissent, et dont on est souverainement jaloux. Ainsi la grande réputation est au-dessus de la bonne réputation. Or, en matière de réputation et d'honneur, dès qu'on n'est pas au plus haut point, on compte communément assez peu tout le reste. Mais moi, je prétends que dans ces grandes réputations il y a souvent bien de l'illusion. Je prétends, lors même qu'elles sont le plus justement acquises, comme quelques-unes peuvent l'être, qu'il y a du moins bien du danger, et qu'il est infiniment à craindre que, par les sentiments qu'elles inspirent, elles ne deviennent plus pernicieuses qu'elles ne sont glorieuses et avantageuses. Je n'avance rien sans preuve ; et, de toutes les preuves, la plus sensible c'est la connaissance que nous avons du monde, et ce que l'usage de la vie nous apprend.

I. Illusion : car si nous observons bien sur quoi sont établies ces réputations qui font tant de bruit, nous trouverons que la plupart n'ont pour fondement que l'occasion et le hasard, que la conjoncture favorable des temps, que le défaut de compétiteurs et de gens de mérite, que le caprice et le mauvais goût du public, que quelques dehors spécieux, accompagnés de beaucoup de confiance et de présomption, que des secours étrangers et cachés, que la distinction de la naissance et du rang, que l'inclination , la faveur, et particulièrement l'intrigue. Gardons-nous de blesser personne: ce n'est pas mon dessein ; à Dieu ne plaise ! Je parle en général, et quiconque voudrait faire là-dessus des applications odieuses ne doit les imputer1 qu'a lui-même, et ne peut m'en rendre responsable.

Mais dette déclaration faite de ma part, et sans entrer dans aucun détail, je reprends ma proposition, et, de bonne foi, je demande combien on a vu de ces prétendus grands hommes qui «levaient toute leur réputation à un succès où je ne sais quelle heureuse aventure avait eu plus de part que le génie et l'habileté. Tel dans les armes est devenu célèbre par une victoire qu'il a remportée, ou plutôt qu'on a remportée pour lui et en son nom. Elle lui est attribuée, parce qu'il avait le commandement, et il en a l'honneur, sans en avoir, à bien dire, ni soutenu le travail, ni couru le péril.

Il en est de même dans le maniement des affaires, de même dans la magistrature et la dispensation de la justice ; de même dans les lettres et les sciences, soit divines, soit humaines; de même (le croirait-on, si l'expérience ne nous en convainquait pas?) dans le ministère

 

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évangélique, dans la direction des consciences, dans la pratique de la perfection et de la sainteté chrétienne. L'un est regardé comme un esprit supérieur, comme un homme intelligent, sage dans ses entreprises, solide dans ses vues, juste dans ses mesures. Il réussit ; et parce qu'il est ordinaire de juger par les événements, de là vient là haute estime qu'on en fait. On ne cesse point de l'admirer et de l'exalter. Mais ces lumières si pures, mais ces vues si droites, ces mesures si justes, est-ce de son fonds qu'il les tire, ou ne sont-ce pas peut-être des amis qu'il consulte, des subalternes auxquels il se confie, qui, secrètement, et quelquefois sans qu'il l'aperçoive lui-même, le guident dans toutes ses démarches, et l'éclairent dans toutes ses délibérations et toutes ses résolutions ? L'autre se fait écouter comme un maître, tant il paraît avoir acquis de connaissances, et être versé en tout genre d'érudition. On le met entre les savants au premier rang; et il est vrai qu'il n'y a point de matière sur quoi il ne s'explique d'une manière à en imposer. Je dis à en imposer : car tout cet appareil de doctrine n'est souvent autre chose qu'une belle superficie, sous laquelle il y a beaucoup de vide et fort peu de substance. A force de tout savoir, ou de vouloir tout savoir, il arrive assez qu'on ne sait rien. On se fait néanmoins valoir par une facilité de s'énoncer et une abondance de paroles qui ne tarit point, par un ton décisif et assuré, qui semble ne pas permettre le moindre doute et prévenir toutes les difficultés, par un étalage de termes, de noms, de raisonnements , de faits qui ne peuvent guère être contredits, parce que la plupart de ceux qui les entendent n'y comprennent rien , et que, n'étant pas en état d'en voir le faible, ils deviennent adorateurs de ce qu'ils ignorent.

Que dirai-je de ces orateurs dont la vaine et spécieuse éloquence attire à leurs discours les villes entières? On les suit avec empressement ; le concours croît de jour en jour : ce sont les oracles de tout un pays. Heureux d'avoir eu à se produire dans des temps de décadence et de disette ! je veux dire, dans des temps où le goût dépravé du siècle ne discernait ni l'excellent ni le médiocre, mais les confondait ensemble , et négligeait le solide et le vrai pour s'attacher à de fausses lueurs; dans des temps où le talent se bornait au son de la voix dont l'oreille était flattée, et à certain extérieur qui frappait les yeux ; surtout dans des temps où de secrets intérêts engageaient un puissant parti à soutenir l'orateur, et à le mettre dans un crédit dont l'éclat rejaillît sur le parti même, et servît à l'illustrer et à l'autoriser.

Ce n'est pas pour une fois que se sont ainsi formées les plus grandes réputations , non-seulement en matière d'éloquence, mais, l'oserai-je dire?en matière de mœurs, en matière de direction et de conduite des âmes, en matière de piété et de religion. On transforme en anges de lumière des hommes très-peu éclairés dans les choses de Dieu. On les propose comme les dépositaires de la plus pure morale de l'Evangile, comme les seuls guides instruits des voies du salut et capables de les enseigner. On répand leurs ouvrages comme autant de chefs-d'œuvre , et comme le précis de toute la vie spirituelle. Mille esprits aisés à séduire se laissent préoccuper de ces idées. De l'un elles se communiquent à l'autre. C'est bientôt une opinion presque universelle et une réputation hors de toute atteinte.

Du moins si des gens qui se voient préconiser de la sorte rentraient en eux-mêmes, s'ils se rendaient quelque justice, et qu'ils reconnussent de bonne foi combien ils sont au-dessous de ce qu'on pense d'eux, et combien leur réputation passe leur mérite ? C'est ce que l'humilité demanderait, et ce que la seule équité naturelle ne manquerait pas de leur inspirer, s'ils la consultaient. Ils seraient peu touchés alors des applaudissements qu'ils reçoivent. S'ils ne se tenaient pas toujours obligés de les arrêter au dehors en se déclarant, ils les désavoueraient dans le fond de l'âme ; ils les tourneraient même à leur confusion , bien loin de s'en faire une gloire, parce qu'ils sentiraient combien peu ils leur sont dus, et quelle en est l'illusion. Ils iraient encore plus avant, et, par la comparaison qu'ils feraient d'eux-mêmes avec d autres qui valent mieux qu'eux, et qui demeurent dans l'oubli, ils comprendraient que ce ne sont pas toujours les vrais mérites qui éclatent. Ils les honoreraient jusque dans leur obscurité; ils les respecteraient, et se garderaient bien de leur témoigner le moindre mépris, ni de s'arroger une supériorité dont ils se déporteraient volontiers en leur faveur. Telles sont, dis-je , les dispositions où ils devraient être ; mais, par l'aveuglement et l'enchantement de notre orgueil, tout le contraire arrive, et voilà, outre l'illusion, quel est encore le danger d'une grande réputation.

II. Danger : car un homme s'enivre de son succès. Il n'examine point comment ni par où il est parvenu : peu lui importe de le savoir,

 

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et même il se plaît à en perdre le souvenir. Il jouit de sa réputation, bien ou mal acquise ; il en perçoit et en goûte les fruits : c'est assez. Que dis-je? il va même aisément jusqu'à se persuader qu'il y a en effet dans sa personne quelque chose qui le relève, et qui lui donne rang à part. Il l'entend dire si communément, et ce langage lui est si agréable, qu'il n'a pas de peine aie croire. De là donc les retours sur soi-même, les complaisances secrètes où il aime à s'entretenir; de là les hauteurs d'esprit, les airs impérieux, les paroles sèches et dédaigneuses ; de là il s'attend bien qu'on le ménagera, qu'on aura pour lui des égards, que dans une société, dans une compagnie, on lui accordera des privilèges, parce qu'il fait honneur au corps , et qu'il en est un des premiers ornements ; de là il ne peut souffrir que, dans les mêmes fonctions et le même emploi, qui que ce soit ose s'égaler à lui. Il trouverait même fort étrange que quelqu'un entreprît d'en approcher, voulant qu'il ne soit parlé que de lui, et concevant pour autrui la même jalousie qu'il excite dans les autres à son égard. Enfants des hommes, que vous êtes vains, en recherchant comme vous faites la vanité ; et qu'il y a d'erreur et de mensonge dans ce que vous poursuivez avec plus d'ardeur!

Ceci, au reste, ne regarde pas seulement ces grandes réputations que j'ai dit être mal fondées, mais celles mêmes qui sont le plus solidement et le plus justement établies. Car il y en a, il y a de ces hommes singuliers et rares, qui emportent avec raison tous les suffrages , et à qui la plus maligne envie est forcée de rendre une espèce d'hommage par son silence et par son estime ; elle plie devant eux, et elle se tait. On en fait mention de tous côtés ; partout on les reçoit avec agrément : grands et petits , tout le monde leur témoigne du respect et de la vénération. Or par là ils sont exposés à la même tentation que les autres; et quoique quelques-uns peut-être, par le bon caractère de leur esprit, se préservent de ce danger, il n'y en a que trop qui y succombent.

Et à dire vrai, il en est d'une grande réputation comme d'une grande fortune : il est également difficile de bien soutenir l'une et l'autre, et de ne s'y point oublier. Quand on se voit dans un certain degré d'élévation et de distinction , il semble qu'on ait été tout à coup métamorphosé dans un nouvel homme. Ce sont des pensées, des affections, des sentiments tout différents ; c'est une conduite tout opposée à celle qu'on avait tenue jusque-là. On était d'un commerce aisé, commode , honnête ; on se familiarisait avec des amis ; mais les temps sont changés, et il s'est fait le même changement dans le cœur : on est devenu homme trop important, pour entretenir désormais de pareilles liaisons ; on a pris son vol bien plus haut, et l'on ne s'associe plus qu'avec les grands : comme si, à l'exemple de ces pharisiens qui se séparaient du peuple, on disait au reste du monde : Tenez-vous loin de moi. On le dit, non pas de vive voix, ni d'une façon si grossière , mais on le donne assez à entendre par un visage froid et composé, par une réserve affectée, par une conversation sérieuse, par mille témoignages qui se font tout d'un coup apercevoir. Pitoyable faiblesse , où se laissent aller les meilleurs esprits ! Il n'est point de poison plus subtil que l'orgueil. Il a corrompu jusque dans le ciel les plus sublimes intelligences : ne nous étonnons pas que sur la terre il puisse pervertir les âmes d'ailleurs les mieux constituées et les plus fermes.

Encore si ce n'était là qu'une de ces faiblesses humaines qui n'ont nul rapport au salut, et qui n'y causent aucun dommage l mais en est-il une plus pernicieuse , puisqu'elle est capable de nous enlever devant Dieu tout le fruit d'une vie passée dans les plus longs et les plus rudes travaux ? car il n'en coûte pas peu pour se faire une grande réputation, et pour la conserver. Que la nature nous ait doués des plus belles qualités , cela ne suffit pas. Ces qualités naturelles sont des talents, mais il les faut cultiver ; c'est une bonne terre , mais il y faut planter, il y faut semer, il y faut faire germer et croître le grain. Sans cette culture tout dépérit, et rien ne profite.

Aussi sommes-nous témoins des soins infinis, de l'application continuelle,des études, des recherches , des fatigues d'un homme qui veut, par la voie du mérite, se signaler dans sa profession et rendre son nom célèbre. Toute son attention va là ; il ne pense qu'à cette réputation, il n'est en peine que de cette réputation ; il ne mesure ses avantages et ses progrès que par cette réputation. Si cette réputation augmente et se répand, il se tient heureux : si quelque événement l'arrête, et qu'elle ne soit pas aussi prompte à s'avancer qu'il le désire , il en est désolé ; et parce qu'il n'est rien de plus facile à blesser, est-il précautions qu'il ne prenne pour la ménager? est-il efforts qu'il ne redouble pour la rétablir, du moment qu'elle commence à déchoir et à tomber ? Si bien que l'unique objet de ses vœux, c'est cette réputation ;

 

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que l'unique fin de ses actions, c'est cette réputation ; que son idole et comme sa divinité, c'est cette réputation.

Je n'exagère point. Je ne dis que ce que nous observons dans tous les états , et tous les jours. Or de là que s'ensuit-il ? un grand désordre et un grand malheur : c'est-à-dire que nous rapportons tout à notre gloire et non à la gloire de Dieu , voilà le désordre ; et que ne faisant rien en vue de Dieu et de sa gloire, tout ce que nous faisons n'est rien devant Dieu, voilà le malheur. Malheur et désordre d'autant plus déplorables, que les plus saints ministères ne sont pas exempts de l'un ni de l'autre: et n'est-ce pas ce que je puis justement appeler l'abomination de désolation dans le lien saint?

Car pour nous instruire nous-mêmes, nous, ministres et prédicateurs de l'Evangile, et pour apprendre à nous garantir de la plus mortelle contagion que nous ayons à craindre, est-il rien dans nos fonctions apostoliques de plus fréquent, que de se laisser surprendre à l'attrait d'une grande réputation ? En prêchant la parole de Dieu , on la profane, parce qu'on l'emploie , non point à faire connaître et honorer Dieu , mais à se faire honorer et connaître soi-même. Peut-être avait-on eu d'abord des vues plus épurées ; peut-être en recevant sa mission et se mettant en devoir de l'exercer, avait-on dit comme l'Apôtre : Nous ne nous prêchons point nous-mêmes , mais nous prêchons Jésus-Christ Notre-Seigneur  (1). On avait été élevé dans ces sentiments, on les avait apportés au saint ministère, et l'importance était d'y persévérer; mais bientôt l'ennemi est venu jeter l'ivraie dans le champ du. père de famille. Ce n'est point à la faveur des ténèbres , mais au grand jour d'une réputation naissante et brillante. Une foule d'auditeurs qu'on traîne après soi ; leur assiduité, leur attention , leurs acclamations ; toutes les chaires ouvertes au nouveau prédicateur, tous les honneurs qu'on lui rend; les personnes du plus haut rang qui l'appellent auprès d'eux, et l'accueil favorable qu'ils lui font dès qu'il se présente : tout cela met à d'étranges épreuves la pureté de son zèle et la droiture de ses intentions. Insensiblement ses premières vues s'effacent, et le monde prend dans son cœur la place de Dieu. Car autant qu'il plaît au monde et parce qu'il plaît au monde, le monde commence à lui plaire. Je veux dire qu'il s'attache au monde , qu'il aime à voir le monde, à converser avec le monde, à se faire d'agréables sociétés dans le monde, non

 

1 2 Cor., IV, 5.

 

point pour la sanctification du monde, mais pour sa propre satisfaction. Et comme on devient bon avec les bons, méchant avec les méchants, il devient mondain avec les mondains: de sorte que , malgré la sainteté de son ministère, qui de soi-même ne tend qu'à rendre gloire à Dieu et à procurer le salut des âmes, il n'a que des idées mondaines, et n'est touché que de sa réputation, et des agréments qu'elle lui fait goûter parmi le monde.

Voilà, dis-je, le grand intérêt qui l'anime et qui le soutient dans ses laborieuses occupations; voilà le grand principe qui le meut, qui l'engage à ne se donner aucun relâche ni aucun repos; qui d'année en année le pique d'une ardeur et d'une émulation toujours nouvelle: voulant fournir avec le, même honneur et la même estime toute sa carrière, et ne craignant rien davantage que de laisser apercevoir en lui quelque changement, et de dégénérer dans l'opinion publique. De cette manière ses jours s'écoulent, son âge avance, la mort approche, et il est enfin question de se disposer a paraître devant Dieu, et à subir ce terrible examen où Dieu lui demandera compte des talents dont il avait été si libéralement pourvu. Or qui peut exprimer de quel étonnement et de quelle frayeur il sera saisi, lorsque, réfléchissant sur lui-même, il entendra dans le secret de lame la voix de sa conscience, qui lui redira ce que le Sauveur du monde disait à ses disciples: Prenez garde de ne point faire vos bonnes aunes devant les hommes pour en être mot considérés ; autrement vous n’en recevrez nulle récompense de votre Père céleste (1). Il aura beaucoup travaillé, il aura fait de violentes contentions d'esprit et de corps, et il se sera consumé de veilles; mais avec quelle douleur verra t-il s'accomplir en lui ce reproche du prophète Aggée : Repassez sur toute votre vie; faites réflexion sur votre conduite : vous avez beaucoup semé et vous n'avez rien recueilli (2) . A juger de vos actions par les dehors et selon les apparences, vous devez avoir amassé beaucoup de mérites; mais comme un homme qui mettrait son trésor dans un sac percé, ce que vous avez gagné d'une part, vous l'avez perdu de l'autre.

Ce n'est pas assez : il aura même produit beaucoup de fruits par l'efficace et la vertu de la grâce attachée à la divine parole; il aura opéré beaucoup de conversions, beaucoup fléchi d'âmes endurcies, éclairé dames aveugles , fortifié d'âmes faibles , excité d'âmes lâches, élevé d'âmes pieuses et justes; mais

 

1 Matth., VI, 16-18. — 2 Agg., I, 6.

 

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avec quelle confusion et quel triste retour sur soi-même se représentera-t-il le sort de ces faux prophètes qui, dans le jugement dernier, diront au Fils de Dieu : Seigneur, nous avons prophétisé, chassé les démons en votre nom (1), et qui n'auront pour toute réponse que ce formidable arrêt: Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité! Car c'était une iniquité de dérobera Dieu la gloire qui lui appartenait, de n'agir pas uniquement pour Dieu, dont il était l'ambassadeur et le ministre ; de renverser ainsi les desseins de Dieu, qui ne l'avait choisi que pour le sanctifier en l'employant à l'édification de son Eglise et à la sanctification du prochain. Contre des réflexions si touchantes et si affligeantes, quelle pourrait être sa ressource? Serait-ce une immortalité chimérique, c'est-à-dire la vaine espérance de vivre, mais après la mort, dans la mémoire des hommes? Frivole consolation ! Hélas ! s'écrie là-dessus un saint docteur, parlant de ces fameux personnages que l'antiquité a tant honorés, et dont le souvenir s'est perpétué jusqu'à nous, on les loue où ils ne sont plus; et ils endurent de cruels tourments là où ils sont, et où ils seront pendant toute l'éternité.

Tirons de là des conséquences bien raisonnables et bien véritables, savoir : 1° Qu'une grande réputation est communément un grand obstacle au salut et à la perfection, surtout de ceux que leur vocation a appelés au ministère évangélique. 2° Que plus nous réussissons dans ce sacré ministère et plus nous sommes connus dans le monde, bien loin de nous enorgueillir, plus nous devons trembler, nous humilier, veiller sur nous-mêmes, dans la juste crainte qu'une fausse gloire ne nous ravisse le fruit solide et le mérite de nos peines. 3° Qu'au lieu d'envier aux autres leur réputation et de les en féliciter comme d'un avantage, nous avons plutôt sujet de les plaindre, et de nous féliciter nous mêmes de n'être pas exposés à la même tentation. 4° Qu'il n'est point d'état plus digne d'envie, parce qu'il n'en est point de plus tranquille ni de plus assuré que celui d'un homme qui, dans une retraite volontaire, sert Dieu et le prochain sans éclat, sans nom, content d'un travail obscur, pourvu qu'il soit utile et conforme aux vues de la Providence. 5° Que s'il plaît au Seigneur, qui, selon les conseils de sa sagesse, élève et abaisse, de nous mettre sur le Chandelier pour faire luire notre lumière aux yeux du monde, il n'est pas toujours nécessaire ni même à propos de le cacher sous le boisseau, et de nous ensevelir dans les ténèbres :  mais

 

1 Matth.,VII, 22.

 

que le devoir d'un vrai ministre de Jésus-Christ demande alors qu'il ne fasse nul autre usage de l'estime dont on est prévenu à son égard, que pour agir plus efficacement et pour mieux accomplir l'œuvre de Dieu qui lui est confiée. 6° Que nous ne pouvons graver trop profondément dans nos coeurs, ni suivre trop régulièrement dans la pratique, la grande leçon du Fils de Dieu aux septante disciples qu'il avait envoyés prêcher son Evangile, lorsque, au retour de leur mission, leur entendant dire avec quelque sentiment de complaisance que les démons mêmes leur étaient soumis, il leur fit cette admirable réponse : J'ai vu Satan qui tombait du ciel comme un foudre. Il est vrai, je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et d'abattre toutes les forces de l'ennemi, sans que rien soit capable de vous nuire : cependant il ne faut point vous réjouir de ce que les esprits se soumettent à vous, ni de ce que cela vous fait craindre et révérer sur la terre ; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel (1).

 

PENSÉES  DIVERSES SUR L'HUMILITÉ ET  L'ORGUEIL.

 

Nous aimons tant l'humilité dans les autres : quand travaillerons-nous à la former dans nous-mêmes? Partout où nous l'apercevons hors de nous, elle nous plaît, elle nous charme. Elle nous plaît dans un grand, qui ne s'enfle point de sa grandeur. Elle nous plaît dans un intérieur, qui reconnaît sa sujétion et sa dépendance. Elle nous plaît dans un égal ; et quoique la jalousie naisse assez communément entre les égaux, si c'est néanmoins un homme humble que cet égal, et que la Providence vienne à l'élever, nous lui rendons justice, et ne pensons point à lui envier son élévation. Or puisque l'humilité nous paraît si aimable dans autrui, pourquoi donc, lorsqu'il s'agit de l'acquérir nous-mêmes et de la pratiquer, y avons-nous tant d'opposition? quelle diversité et quelle contrariété de sentiments ! Mais voici le mystère que je puis appeler mystère d'orgueil et d'iniquité. Car que fait l'humilité dans les autres? elle les porte à s'abaisser au-dessous de nous, et voilà ce que nous aimons : mais que ferait la même humilité dans nous? elle nous porterait à nous abaisser au-dessous des autres, et voilà ce que nous n'aimons pas.

On s'est échappé dans une rencontre, on a parlé, agi mal à propos. C'est une faute ; et si d'abord on la reconnaissait, si l'on en convenait

 

1 Luc, X, 20.

 

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de bonne foi et qu'on témoignât de la peine, la chose en demeurerait là. Mais parce qu'on veut se justifier et se disculper, parce qu'on ne veut pas subir une légère confusion, combien s'en attire-t-on d'autres? Vous contestez, et les gens s'élèvent contre vous ; ils vous traitent d'esprit opiniâtre ; et, piqués de votre obstination, ils prennent à tâche de vous mortifier, de vous rabaisser, de vous humilier. Avec un peu d'humilité, qu'on s'épargnerait d'humiliations !

Il s'est élevé bien des savants dans le monde, et il s'en forme tous les jours. Quelles découvertes n'ont-ils pas faites et ne font-ils pas encore? Depuis l'hysope jusqu'au cèdre, et depuis la terre jusqu'au ciel, est-il rien de si secret, soit dans l'art, soit dans la nature, où l'on n'ait pénétré ? Hélas! on n'ignore rien, ce semble, et l'on possède toutes les sciences hors la science de soi-même. Selon l'ancien proverbe, cité par Jésus-Christ même, on disait et l'on dit encore : Médecin, guérissez-vous vous-même (1); ainsi je puis dire : Savants, si curieux de connaître tout ce qui est hors de vous, hé ! quand apprendrez-vous à vous connaître vous-mêmes?

Il est vrai, vous ne parlez de vous que dans les termes les plus modestes et les plus humbles. Vous rejetez tous les éloges qu'on vous donne ; vous rabaissez toutes les bonnes qualités qu'on vous attribue ; vous paraissez confus de tous les honneurs qu'on vous rend ; enfin , vous ne témoignez pour vous-même que du mépris. Tout cela est édifiant. Mais du reste, ce même mépris de votre personne, que quelque autre vienne à vous le marquer, ou par une parole, ou par un geste, ou par une œillade, vous voilà tout à coup déconcerté : votre cœur se soulève , le feu vous monte au visage, vous vous mettez en défense, et vous répondez avec aigreur. Que d'humilité et d'orgueil tout ensemble! Mais tout opposés que semble être l'un et l'autre, il n'est pas malaisé de les concilier. C'est qu'à parler modestement et à témoigner du mépris pour soi-même, il n'y a qu'une humiliation apparente, et qu'il y a même une sorte de gloire; mais à se voir méprisé de la part d'autrui, c'est là que l'humiliation est véritable, et par là même qu'elle devient insupportable.

Humilions-nous, mais sincèrement, mais profondément, et notre humilité vaudra mieux pour nous que les plus grands talents , mieux que tous les succès que nous pourrions

 

1 Luc, IV, 23.

 

avoir dans les emplois même les plus saints et dans les plus excellents ministères, mieux que tous les miracles que Dieu pourrait opérer par nous : comment cela? parce que notre humilité sera pour nous une voie de salut beaucoup plus sûre. Plusieurs se sont perdus par l'éclat de leurs talents, de leurs succès, de leurs miracles : nul ne s'est perdu par les sentiments dune vraie et solide humilité.

Ainsi vous ne pouvez vous appliquer à l'oraison? humiliez-vous de la sécheresse de votre cœur, et des perpétuelles évagations de votre esprit. Votre faiblesse ne peut soutenir le travail? humiliez-vous de l'inaction où vous êtes, et du repos où vous vivez. Votre santé ne vous permet pas de pratiquer des austérités et des pénitences? humiliez-vous des ménagements dont vous usez, et des soulagements dont vous ne sauriez vous passer. De cette sorte, l'humilité sera devant Dieu le supplément des œuvres qui vous manquent : supplément sans comparaison plus méritoire que ces œuvres mêmes. Car au-dessus de toutes les œuvres, ce qu'il y a dans le christianisme de plus difficile, ce n'est pas de faire oraison, ce n'est pas de travailler ni de se mortifier, mais de s'humilier.

Vous vous plaignez de n'avoir pas reçu de Dieu certains dons naturels qui brillent dans les autres, et qui les distinguent; mais surtout vous ajoutez que ce qui vous afflige, c'est de ne pouvoir pas, faute de talent, glorifier Dieu comme les autres le glorifient : illusion. Car si vous examinez bien le fond de votre cœur, vous trouverez que ce qui vous afflige, ce n'est point précisément de ne pouvoir pas glorifier Dieu comme les autres, mais de ne pouvoir pas, en glorifiant Dieu comme les autres, vous glorifier vous-même. Que notre orgueil est subtil, et qu'il a de détours pour nous surprendre! jusque dans la gloire de Dieu, il nous fait désirer et chercher notre propre gloire.

Quand on voit dans le ministère évangélique un homme doué de certaines qualités, d'un génie élevé, d'un esprit vif, d'une imagination noble, d'une éloquence forte et naturelle, on conclut que c'est un sujet bien propre à procurer la gloire de Dieu, sans examiner d'ailleurs s'il a le fonds d'humilité nécessaire qui doit servir de base à toutes les œuvres sainte! et les soutenir. Mais Dieu en juge tout autrement que nous. Car si cet homme manque d'humilité, si c'est un homme vain et présomptueux, on peut dire de lui ce que Samuel dit de chacun des six enfants d’Isaïe, frère de

 

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David, et ses aînés : Ce n’est point là celui que le Seigneur a choisi (1). Sur qui donc tombera son choix? sur un homme modeste et humble: voila l'homme de sa droite, voilà le digne sujet qu'il emploiera aux plus merveilleux ouvrages de sa grâce, et de qui il tirera plus de gloire. Mais c'est un mérite médiocre, ou, pour ainsi parler, ce n'est rien selon les idées du monde. Je réponds qu'indépendamment de tout autre mérite, il a devant Dieu le mérite le plus essentiel, qui est celui de l'humilité : et de plus j'ajoute que, n'étant rien ou presque rien dans l'estime commune, c'est cela même qui relevé davantage la gloire de Dieu, ta qui seul il appartient de faire de rien les plus grandes choses.

On peut m'objecter ce que l'expérience après tout nous fait connaître, par exemple, de deux prédicateurs. Car, sans être le plus humble, nous voyons toutefois que l'un, avec les avantages qu'il a reçus de la nature, réussit beaucoup mieux dans l'opinion du public, et l'emporte infiniment sur l'autre. On goûte le premier, on le suit; au lieu que l'autre, dépourvu des mêmes dispositions et des mêmes dons, travaille dans l'obscurité, et qu'il n'est fait de lui aucune mention. Je sais tout cela, mais je sais aussi que nous donnons ordinairement dans une erreur grossière sur ce qui regarde la gloire de Dieu. Nous croyons la trouver où elle n'est pas, et nous ne la cherchons pas où elle est. Etre admiré, vanté, écouté des grands, produit aux yeux des plus nombreuses et des plus augustes assemblées, voilà où nous faisons consister la gloire de Dieu ; mais souvent elle n'est point là. Où donc est-elle? dans la conversion des pécheurs, dans l'instruction des ignorants, dans l'avancement et l'édification des âmes; et un bon missionnaire, homme sans nom, sans réputation, mais humble, zélé, plein de confiance en Dieu, vivant parmi les sauvages, parcourant des villages et des campagnes, convertira plus de pécheurs, instruira plus d'esprits simples, gagnera plus d’âmes à Jésus-Christ, et les avancera plus dans les voies de Dieu, que le plus célèbre prédicateur. Disons en deux mots : l'un fait beaucoup de bruit, mais l'autre beaucoup plus de fruit. Or ce bruit ne sert communément qu'à glorifier l'homme ; mais ce fruit, c'est ce qui glorifie Dieu.

Un père a eu raison de dire que le souvenir de nos péchés nous est infiniment plus utile que le souvenir de nos bonnes œuvres. Pour

 

1 Reg., XVI, 9.

 

entendre la pensée de ce saint docteur, il faut distinguer deux choses : nos actions, et le souvenir de nos actions. Or il n'en est pas de l'un comme de l'autre, et ils ont des effets tout opposés. Nos bonnes actions nous sanctifient, mais le souvenir de nos bonnes actions nous corrompt, parce qu'il nous enorgueillit : au contraire, nos mauvaises actions nous corrompent, mais le souvenir de nos mauvaises actions sert à nous sanctifier, parce qu'il sert à nous humilier. De là, double conséquence. Pratiquons la vertu ; et dès que nous l'avons pratiquée, que l'humilité nous mette un voile sur les yeux pour ne plus voir le bien que nous avons fait. Et. par une règle toute différente, fuyons le péché; mais quand nous avons eu le malheur d'y tomber, que l'humilité nous tire le voile de dessus les yeux, pour voir toujours le mal que nous avons commis. Ainsi nous serons vertueux sans danger, et ce ne sera pas même sans fruit que nous aurons été pécheurs.

Il y a un monde au-dessus de nous, un monde au-dessous de nous, et un monde autour de nous.

Un monde au-dessus de nous, ce sont les grands ; un monde au-dessous de nous, ce sont ceux que la naissance ou que le besoin a réduits dans une condition inférieure à la nôtre ; un monde autour de nous, ce sont nos égaux. Selon ces divers degrés, nous prenons divers sentiments. Ce monde qui est au-dessus de nous devient souvent le sujet de notre vanité, et de la vanité la plus puérile. Ce monde qui est au-dessous de nous devient ordinairement l'objet de nos mépris et de nos fiertés. Et ce monde qui est autour de nous excite plus communément nos jalousies et nos animosités. Il faut expliquer ceci, et reprendre par ordre chaque proposition.

Le monde qui est au-dessus de nous devient souvent le sujet de notre vanité. Je ne dis pas qu'il devient le sujet de notre ambition : cela est plus rare. Car il n'est pas ordinaire qu'un homme d'une condition commune, quoique honnête d'ailleurs, se mette dans l'esprit de parvenir à certains états d'élévation et de grandeur. Mais du reste, il tombe dans une faiblesse pitoyable : c'est de vouloir au moins s'approcher des grands, de vouloir être connu des grands et les connaître, de n'avoir de commerce qu'avec les grands, de ne visiter que les grands, de s'ingérer dans toutes les affaires et toutes les intrigues des grands, de s'en faire un mérite et un point d'honneur. Ecoutez-le parler, vous ne lui entendiez jamais

 

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citer que de grands noms, que des personnes de la première distinction et du plus haut rang, chez qui il est bien reçu, avec qui il a de fréquents entretiens, qui l'honorent de leur confiance, et par qui il est instruit à fond de tout ce qui se passe. Fausse gloire et vraie petitesse, où, voulant s'élever au-dessus de soi-même, l'on se rabaisse dans l'estime de tous les esprits droits et de bon sens!

Le monde qui st au dessous de nous devient ordinairement l'objet de nos mépris et de nos fiertés. Dès qu'on a quelque supériorité sur les autres, on veut la leur faire sentir. On les traite avec hauteur, on leur parle avec empire, on ne s'explique en leur présence qu'en des termes et qu'avec des airs d'autorité ; on les tient dans une soumission dure et dans une dépendance toute servile, comme si l'on voulait en quelque manière se dédommager sur eux de tous les dédains qu'on a soi-même à essuyer de la part des maîtres de qui l'on dépend. Car voilà ce que l'expérience tous les jours nous fait voir : des gens humbles et souples jusqu'à la bassesse devant les puissances qui sont sur leur tête, mais absolus et fiers jusqu'à l'insolence envers ceux qu'ils ont sous leur domination.

Le monde qui est autour de nous excite plus communément nos jalousies et nos animosités. On ne se mesure ni avec les grands ni avec les petits, parce qu'il y a trop de disproportion entre eux et nous; mais on se mesure avec des égaux : et comme il n'est pas possible que l'égalité demeure toujours entière, et que l'un de temps en temps n'ait l'avantage sur l'autre, de là naissent mille envies qui rongent le cœur, qui même éclatent au dehors, et se tournent en querelles et en inimitiés. Car c'est assez qu'un homme l'emporte sur nous, ou, sans qu'il l'emporte, c'est assez qu'il concoure en quelque chose avec nous, pour nous indisposer et nous aigrir contre lui ; et n'est-ce pas là ce qui cause entre les personnes de même profession, et jusque dans les états les plus saints, tant de partis et tant de divisions? Etrange injustice où nous porte notre orgueil ! Ayons l’Esprit de Dieu, et suivons-le. Conduits par cet esprit de sagesse, d'équité, de charité, d'humilité, nous rendrons au monde que la Providence a placé au-dessus de nous tout ce qui lui est dû, mais sans nous en faire esclaves, et sans nous prévaloir, par une vaine ostentation, de l'accès que nous aurons auprès de lui. Nous conserverons sur le monde que le ciel a mis au-dessous de nous tous nos privilèges et tous nos droits, mais sans le mépriser, ni lui refuser aucun devoir de civilité, d'honnêteté, d'une charitable condescendance; et nous vivrons en paix avec tout le monde qui est au-dessus de nous, sans le traverser mal à propos dans ses desseins, ni lui envier le bien qu'il posséda Des gens de bien, ou réputés tels, se font un prétendu mérite d'une sorte d'indépendance, qu'ils confondent mal à propos avec l’indépendance chrétienne. S'établir dans une sainte indépendance selon l'Evangile, c'est mourir tellement à toutes choses et à soi-même, que rien de tout ce qui n'est pas Dieu ne touche l'âme ni ne l'affectionne: d'où vient qu'elle est au-dessus de toutes les prétentions, de tons les intérêts, de tous les événements humains. La prospérité ne l'enfle point, l'adversité ne l'abat point. Elle ne craint que Dieu, elle n'aime que Dieu, elle n'espère qu'en Dieu, elle ne cherche à plaire qu'à Dieu, et elle verrait ainsi tout l'univers ligué contre elle, qu'elle demeurerai tranquille et en paix dans le sein de Dieu. Ce n'est pas qu'elle veuille par là s'affranchir de certains devoirs envers le monde, de certaines bienséances et de certains égards, ni qu'elle se propose de suppléer seule à tous ses besoins, et de n'avoir recours à personne : mais comme en tout cela elle n'envisage que Dieu, qu'elle n'agit que selon le gré de Dieu, et qu'avec une pleine conformité à toutes les dispositions de sa providence, rien aussi de tout cela, quelque chose qui arrive, ne fait impression sur elle et n'est capable de l'altérer. Telle a été l'indépendance des saints, et telle est celle du vrai chrétien. Mais de dire : Je veux prendre des mesures pour ne dépendre de qui que ce soit, parce que la dépendance m'est onéreuse; j'aime mieux vivre dans une retraite entière et dans l'obscurité, sans me mêler de rien, ni avoir part à rien ; j'aime mieux me passer de tout, et n'avoir ni vues, ni desseins, ni espérances, pour ne devoir rien à personne, et pour n'être point obligé à des assiduités et à des ménagements qui me déplaisent : penser de la sorte, et se conduire suivant ces principes, c'est une indépendance toute naturelle, une indépendance de philosophe, une indépendance d'orgueil. Dieu veut au contraire qu'il y ait entre nous un rapport mutuel et continuel, que nous ayons affaire les uns des autres, que nous nous demandions et nous prêtions secours les uns aux autres, que nous sachions nous assujettir, nous captiver, nous faire violence les uns pour les autres. Voilà l'ordre de sa sagesse, et c'est ce qui entretient la subordination,

 

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ce qui maintient la charité et l'union, surtout ce qui rabaisse notre présomption, enfin ce qui nous fait mieux sentir la grandeur du Dieu que nous adorons, puisqu'il n'appartient qu'à lui de se suffire à lui même, et d'être seul tout-puissant et indépendant.

La ressource de l'orgueilleux , lorsque l'évidence des choses le convainc malgré lui de son incapacité et de son insuffisance , est de se persuader qu'elle lui est commune avec les antres. Ce qu'il n'est pas capable de bien faire, il ne peut croire qu'il y ait quelqu'un qui le fasse bien, lu mauvais orateur ne convient qu'avec des peines extrêmes qu'il y en ait de bons. Il reconnaîtra aisément qu'il y en a eu autrefois, parce qu'il n'entre avec ceux d'autrefois en nulle concurrence. Il les exaltera même comme des modèles inimitables ; il les regrettera, il demandera où ils sont, s'épanchera là-dessus dans les termes les plus pompeux et les plus magnifiques : mais pourquoi? est-ce qu'il s'intéresse beaucoup à la gloire de ces morts? non certes : mais, pour une maligne consolation de son orgueil, il voudrait, en relevant le mérite des morts, obscurcir le mérite des vivants et le rabaisser.

S'humilier dans l'humiliation , c'est l'ordre naturel et chrétien ; mais dans l'humiliation même s'élever et s'enfler, c'est, ce me semble, le dernier désordre où peut se porter l'orgueil. Voilà ce qui arrive tous les jours. Des gens sont humiliés : on ne pense point à eux, on ne parle point d'eux, on ne les emploie point, on ne les pousse à rien. En sont-ils moins orgueilleux , et est-ce à eux-mêmes qu'ils s'en prennent des mauvais succès qui leur ont fait perdre tout crédit, ou à la cour, ou ailleurs? Bien loin de cela , c'est alors que leur cœur se grossit davantage, et qu'ils deviennent plus présomptueux que jamais. S'ils demeurent en arrière, ce n'est, à ce qu'ils prétendent, que par l'injustice de la cour, que par l'ignorance du public. A les en croire , et par la seule raison qu'on ne les avance pas , tout est renversé dans le monde. Il n'y a plus ni récompense de la vertu , ni distinction des personnes, ni discernement du mérite. Que l'orgueil est une maladie difficile à guérir! l'élévation le nourrit, et l'humiliation , qui devrait l'abattre , ne sert souvent qu'à le réveiller et à l'exciter.

Notre vanité nous séduit, et nous fait perdre l'estime du monde dans les choses mêmes où noirs la cherchons, et par les moyens que nous y employons. Une femme naturellement vaine s'ingère, dans les conversations, à parler de tout, à raisonner sur tout. Elle juge , elle prononce, elle décide, parce qu'elle se croit femme spirituelle et intelligente ; mais elle aurait beaucoup plus de raison et plus d'esprit, si elle s'en croyait moins pourvue ; et voulant trop faire voir qu'elle en a, c'est justement parla même qu'elle en fait moins paraître.

On loue beaucoup les grands; car ils aiment à être loués et applaudis. Mais, à bien considérer les louanges qu'on leur donne, on trouvera que la plupart des choses dont on les loue, et qui semblent en effet louables selon le monde , sont dans le fond et selon le christianisme, selon même la seule raison naturelle, plutôt des vices que des vertus.

Tel aurait été un grand homme, si on ne l'avait jamais loué ; mais la louange l'a perdu. Elle l'a rendu vain, et sa vanité l'a fait tomber dairs des faiblesses pitoyables, et en mille simplicités qui inspirent pour lui du mépris. Je dis en mille simplicités ; car quelque fonds de mérite qu'on ait d'ailleurs, il n'y a point ni dans les discours, ni dans les manières d'agir, d'homme plus simple qu'un homme vain. On lui fera accroire toutes choses , dès qu'elles seront à sa louange. Est-il chagrin et de mauvaise humeur: louez-le, et bientôt vous lui verrez reprendre toute sa gaieté. Les gens le remarquent , le font remarquer aux autres, et s'en divertissent. C'est ainsi que , sans le vouloir ni l'apercevoir, il vérifie dans sa personne cette parole de l'Evangile, que celui qui s élève sera abaissé et humilié. Comme donc l'ambition, selon le mot de saint Bernard, est la croix de l'ambitieux, je puis ajouter que souvent l'orgueil devient l'humiliation de l'orgueilleux.

Cet homme est toujours content de lui ; et, n'eût-il eu aucun succès, il se persuade toujours avoir réussi le mieux du monde. Contentez-vous de savoir ce qui en est, et d'en croire ce que vous devez ; mais du reste, pourquoi cherchez-vous à le détromper de son erreur, puisqu'elle le satisfait, et qu'elle ne nuit à personne? Ce n'est pas qu'il n'y ait quelquefois des raisons qui peuvent vous engager à lui ouvrir les yeux, et à lui faire connaître l'illusion où il est ; mais avouez-le de bonne foi, c'est une malignité secrète, c'est une espèce d'envie qui vous porte à l'humilier, et à lui faire perdre cette idée dont il s'est laissé prévenir en sa faveur. Car mille gens sont ainsi faits : non-seulement ils sont jaloux de la réputation solide et vraie qu'on a dans le monde , mais de plus, par une délicatesse infinie de leur orgueil, ils sont en quelque manière jaloux de la

 

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bonne opinion, quoique mal fondée, qu'un homme a de lui-même.

Qu'il me soit permis de faire une comparaison. Il y a des mérites, et en très-grand nombre, qui ne devraient se produire à la lumière qu'avec des précautions dont on use à l'égard de certaines étoffes pour les débiter. On ne les montre que dans un demi-jour, parce que le grand jour y ferait paraître des défauts qui en rabaisseraient le prix. Combien de gens peuvent s'appliquer la parole du Prophète : Mon élévation a été mon humiliation ? C'est-à-dire qu'ils semblent ne s'être élevés que pour se rendre méprisables, que pour laisser apercevoir leur faible, que pour perdu toute la bonne opinion qu'on avait conçue d'eux. Tant qu'ils se sont tenus à peu près dans le rang où la Providence les avait fait naître, ils réussissaient, on les honorait, on parlait d'eux avec éloge; mais, par une manie que l'orgueil ne manque point d'inspirer, ils ont voulu prendre l'essor, et porter plus haut leur vol : c'est là qu'on a commencé à les mieux connaître, et qu'en les connaissant mieux, on a appris à les estimer moins. En un mot. ils étaient auparavant dans leur place, et ils y faisaient bien ; mais ils n'y sont plus, et tout ce qui n'est pas dans sa place blesse la vue.

 

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