DEUXIÈME JOUR

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DEUXIÈME JOUR.

DEUXIÈME JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION.

DU PECHE MORTEL.

DEUXIÈME MÉDITATION.

DU PÉCHÉ VÉNIEL.

TROISIÈME MEDITATION.

DU  PÉCHÉ DE SCANDALE,  OU DU MAUVAIS EXEMPLE.

CONSIDÉRATION SUR L'ORAISON MENTALE.

 

PREMIÈRE MÉDITATION.

DU PECHE MORTEL.

 

Scito et vide, quia  malum est reliquisse te dominum  deum tuum.

Sachez et voyez que c'est un mal d'avoir abandonné le Seigneur votre Dieu. (Jerem., chap. II, 19.)

 

PREMIER POINT. — Il est pour moi d'une absolue nécessité de bien connaître ce que c'est que le péché mortel. Or, ce n'est pas seulement le plus grand de tous les maux; mais, à proprement parler, c'est le seul et unique mal, c'est le souverain mal; et ce qui achève d'y mettre le comble, c'est le souverain mal de  Dieu. C'est l'unique mal; car tous les autres

 

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maux, hors te péché, ne sont point absolument des maux. Maladies, pauvreté, disgrâces, tout cela dans les vues de Dieu , et si j'en fais l'usage que Dieu prétend, sont plutôt des biens. Le péché seul est un mal que Dieu n'a point l'ait, ni ne peut faire, parce que c'est un mal essentiel, un pur mal. C'est le souverain mal, comme Dieu est le souverain bien; et par cette raison il doit être souverainement détesté, comme Dieu mérite d'être souverainement aimé. Voilà la mesure de la haine que je dois concevoir du péché mortel : le haïr autant que j'aime Dieu. S'il y avait quelque chose dans le monde que j'aimasse autant que j'aime Dieu, dès là je n'aimerais plus Dieu comme Dieu ; et si je craignais quelque autre mal autant ou plus que le péché mortel, dès là je ne le haïrais pas ni ne le fuirais pas, autant que je suis obligé de le haïr et de le fuir.

Mais ce qu'il m'importe par-dessus tout de comprendre, c'est que le péché mortel est le souverain mal de Dieu, parce que c'est un mépris formel de Dieu , une préférence actuelle et véritable de la créature à Dieu. Préférence qui consiste en ce que le pécheur se trouvant dans la nécessité, ou de renoncera son plaisir, ou de perdre la grâce de Dieu, aime mieux perdre la grâce de Dieu que de renoncer à ce plaisir criminel où sa passion le porte. Il ne laisse pas de savoir en spéculation que Dieu est infiniment au-dessus de tout être créé; mais c'est cela même qui le rend encore plus coupable, puisqu'il ne le sait que pour outrager Dieu avec plus d'indignité, en lui préférant néanmoins dans la pratique une vile créature.

Après cela, je ne dois point m'étonner de quatre vérités, aussi constantes selon la foi, qu'elles sont effrayantes :  1° Que Dieu, pour un seul péché d'orgueil, ait précipité du haut du ciel dans le fond de l'abîme ses plus nobles créatures, qui sont les anges; qu'il en ait fait des réprouvés et des démons; que, sans leur donner le temps de se repentir, il les ait livrés pour jamais à toutes les rigueurs de sa justice. Quel exemple ! et de cet exemple, quelle conséquence dois-je tirer? S'il n'a pas épargné ses anges, puis-je me promettre qu'il m'épargnera? 2° Que pour une seule désobéissance Dieu ait chassé le premier homme du paradis terrestre; qu'il lui ait ôté tous les privilèges de l'état d'innocence; qu'il l'ait condamné à la mort, lui et toute sa postérité; qu'en punition de ce seul péché nous naissions tous enfants de colère, et

que, sans autre péché que celui-là, nous soyons, comme enfants de colère, sujets à toutes les calamités de cette vie, et même exclus du royaume de Dieu. Quel châtiment, quelle vengeance ! Toutefois les jugements de Dieu sont équitables, et l'équité même. 3° Que, pour expier cette désobéissance, il ait fallu que le Fils éternel de Dieu s'incarnât, s'humiliât, s'anéantît, parce qu'il n'y avait que les humiliations d'un Dieu qui pussent réparer la gloire de Dieu, et compenser l'injure qui lui avait été faite parle péché. 4° Que pour un péché qui se commet dans un moment, Dieu ait préparé une éternité de peines, et qu'entre ces peines éternelles et le péché il y ait une juste proportion. Voilà ce que la foi m'enseigne. S'il y a eu jusque dans le christianisme des incrédules qui n'ont pas voulu reconnaître ces vérités, c'est qu'ils n'ont point assez connu la malice du péché mortel, ni assez compris que ce péché est le souverain mal de Dieu. L'ai-je compris moi-même autant que je le devais? Si cela était, aurais-je été jusques à présent si sensible aux autres maux, et peut-être si indifférent à l'égard de celui-ci?

 

SECOND POINT. — Il ne m'est pas moins nécessaire de savoir et de bien considérer que le péché mortel est le souverain mal de l'homme, parce qu'il prive l'homme de l'amitié de Dieu ; parce qu'il fait un divorce entier entre l'homme et Dieu; parce qu'il rompt tous les liens qui attachaient l'homme à Dieu; parce qu'en séparant l'homme de Dieu, il lui ôte la vie la plus précieuse, qui est la vie de la grâce; et qu'il lui cause la plus funeste mort, qui est la mort de l'âme. Car c'est pour cela qu'il est appelé mortel. Cette grâce que le Juste possédait était en lui le principe de la vie surnaturelle : du moment donc qu'il la perd, cette grâce, il est mort devant Dieu et selon Dieu.

De là je ne dois point encore être surpris de deux autres vérités, qui ne sont pas moins incontestables ni moins terribles : 1° Que le péché mortel dépouille l'âme de tous les mérites qu'elle pouvait avoir acquis lorsqu'elle était dans l'état de la grâce. Quand j'aurais amassé des trésors immenses de mérites pour le ciel, quand je serais aussi saint que les apôtres; si je viens à commettre un péché mortel, tout m'est enlevé. Ces mérites pourront revivre, lorsque je rentrerai en grâce avec Dieu. Jusque-là ils sont perdus pour moi ; et si je meurs dans cet état, Dieu ne m'en tiendra jamais compte : pourquoi ? c'est que je suis alors son ennemi et que de la part d'un ennemi il

 

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n’agrée rien ni n'accepte rien. 2° Que les actions les plus vertueuses et les plus saintes en elles-mêmes , faites dans l'état du péché mortel, ne sont d'aucun prix devant Dieu, ni d'aucune valeur pour l'éternité bienheureuse. Quand je passerais toutes les journées en prière, quand je ferais toutes les pénitences des plus austères anachorètes, quand je pratiquerais toutes les œuvres de la piété et de la charité chrétienne ; tout cela ce sont des œuvres mortes, parce que je suis moi-même dans un état de mort; ce sont des œuvres stériles, dont je ne dois attendre nulle récompense. Quelque miséricorde que Dieu puisse ensuite me faire, jamais ces œuvres mortes ne seront du nombre de celles qu'il couronnera dans la gloire. Sont-ce néanmoins des œuvres tout à fait inutiles? non : car elles me sont au contraire très-utiles pour sortir de l'état de péché ; très-utiles pour me disposer à retourner à Dieu; très-utiles pour disposer Dieu à m'accorder la grâce de ma conversion. Mais du reste, tant que le péché mortel n'est pas effacé, il est toujours vrai que je ne mérite rien en les pratiquant, et qu'elles ne me donnent aucun droit à l'héritage céleste. Quelle pauvreté, quelle misère !

N'est-ce pas là que j'en ai été réduit à certains temps de ma vie, et peut-être pendant des temps considérables? N'est-ce pas là peut-être que j'en suis encore actuellement réduit? Je n'en sais rien : car qui sait s’il est digne d’amour ou de haine (1) ? Affreuse incertitude ! C'est un abîme où l'esprit se perd, et qu'on ne peut regarder avec les yeux de la foi, sans être saisi d'horreur. Du moins puis-je prendre dans la suite de justes mesures pour me rassurer là-dessus autant qu'il est possible, et pour m'établir, par une vie pénitente et agissante, dans une solide et sainte confiance.

 

TROISIÈME POINT. — Quelques avantages que j'aie dans l'état religieux, je n'y trouve point après tout de préservatif infaillible contre le péché mortel. Et comment y en trouverais-je ? Le premier ange et ceux qui l'ont suivi n'en ont point trouvé dans le ciel. Le premier homme , malgré l'innocence où il avait été créé, s'est perdu dans le paradis terrestre. Judas est devenu un apostat dans la compagnie lie Jésus-Christ. La maison où je suis est-elle plus sainte que le sacré collège des apôtres, que le paradis terrestre, que le ciel? N'a-t-on pas vu arriver dans les communautés les plus régulières des chutes très-scandaleuses? ne les

 

1 Eccles., IX, 1.

 

voit-on pas encore ? Dieu le permet, et il a ses raisons pour le permettre. Que celui qui croit se tenir ferme prenne garde de tomber (1).

Il y a même des péchés mortels où l'on peut être, dans la religion, plus exposé que dans le monde. Tels sont, par exemple, les péchés qui blessent la charité; parce que dans la religion les occasions de ces péchés sont d'autant plus fréquentes , que les objets sont plus présents. On y est plus à couvert de l'avarice et d'une certaine ambition; mais on y est souvent plus sujet aux murmures et aux divisions. Or qu'importe par quels péchés on se damne, si l'on est en effet assez malheureux pour se damner?

Ce qu'il y a de plus à observer, c'est que le péché mortel, dans la profession religieuse, est beaucoup plus grief que dans le monde, parce qu'il suppose alors un état plus saint. Ce qui n'est que simple péché pour un chrétien du siècle est, en bien des matières, sacrilège pour un religieux. Dois-je conclure de là qu'il eût mieux valu demeurer dans le monde, que de m'engager dans la religion? Je conclurais donc aussi qu'il vaudrait mieux n'être pas chrétien, parce que les péchés d'un chrétien sont plus punissables que ceux d'un païen. A Dieu ne plaise que je raisonne de la sorte ! Si la religion a ses dangers , le monde en a bien d'autres, et de plus grands. Mais ce que je conclus, c'est de ne point présumer de mon état: c'est de me défier, non point de mon état, mais de moi-même dans mon état ; c'est, malgré toute la sainteté de mon état, d'opérer, selon l'avis de l'Apôtre, mon salut avec crainte et avec tremblement.

 

CONCLUSION. — Achevez, mon Dieu, par votre grâce, ce que vous avez commencé par votre miséricorde. Vous m'avez appelé à vous, vous m'avez retiré du monde pour me garantir du péché : ne permettez pas qu'il me poursuive jusque dans votre sanctuaire, et qu'entre vos bras je succombe à ses attaques. Quelle malédiction sur moi, si dans la terre des saints je commettais l’iniquité (2), et si, parmi tant d’âmes justes, je devenais un anathème !

Ah ! Seigneur, vous voyez le fond de mon âme , et je ne le vois pas comme vous, n'y a-t-il point dans mon cœur quelque poison suret qui l'infecte et le corrompt ? n'y a-t-il point quelque péché qui m'éloigne de vous et qui vous éloigne de moi ? Daignez me le découvrir. ô mon Dieu! il n'y a rien pour le détruire à

 

1 1 Cor., X, 12. — 2 Isa., XXVI, 10.

 

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quoi je ne sois résolu. Quand même j'aurais eu jusqu'à présent le bonheur de me défendre de ce fatal ennemi et de me préserver de ses mortelles atteintes , j'ai toujours tout à craindre de ma faiblesse : mais, Seigneur, ma vigilance, avec votre secours, y suppléera. Elle nie fera sans cesse recourir à vous ; elle me tiendra dans une attention continuelle sur moi-même; elle me rendra circonspect dans toute ma conduite, et clairvoyant sur les moindres dangers, afin de me mettre ainsi plus en assurance contre la transgression de vos divins commandements.

 

DEUXIÈME MÉDITATION.

DU PÉCHÉ VÉNIEL.

 

Nolite contristare Spiritum sanctum.

Ne contristez point le Saint-Esprit. (Aux Ephés., chap. IV, 30.)

 

PREMIER POINT. — On ne compte communément pour rien le péché véniel ; mais si j'en avais bien conçu la nature , j'en jugerais tout autrement, et je prendrais un tout autre soin de l'éviter.

Quelque véniel que je le suppose, c'est une offense de Dieu. Cela me suffit, ou me doit suffire. En y tombant, je déplais à Dieu. Non pas que je rompe absolument avec Dieu ; mais je fais ce que je sais devoir causer entre Dieu et moi du refroidissement. Je n'éteins pas dans moi le Saint-Esprit, mais je le contriste. Or dès que c'est une offense de Dieu, je dois donc le craindre plus que tous les maux temporels,, qui ne s'adressent qu'à moi-même. Carie plus petit mal qui regarde Dieu est infiniment au-dessus de tout mal qui ne regarde que la créature.

Quelque véniel que je le suppose, il n'y a point de raison imaginable pour laquelle il me puisse jamais être permis. Car s'il pouvait m'être permis , dès là il cesserait d'être péché. Quand il s'agirait de convertir et de sauver tout le monde, Dieu ne voudrait pas que je fisse un mensonge, quoique léger ; et, jusque dans cette circonstance, il s'en tiendrait offensé. Quand il s'agirait de procurer à Dieu toute la gloire qui lui peut être procurée, Dieu ne veut point de cette gloire à une telle condition. Il veut que j'abandonne même le soin de sa gloire, plutôt que de commettre le moindre péché.

Quelque véniel que je le suppose, il est de la foi que jamais il n'entrera avec moi, ni moi avec lui, dans le royaume des cieux : car rien de souillé ne sera reçu ni n'aura place dans ce royaume céleste (1). En vain je serais d'ailleurs comblé de mérites : avec tous mes mérites et

 

1 Apoc, XXI, 27.

 

avec toute la sainteté que je pourrais avoir acquise, si mon âme , sortant de cette vie , porte encore la tache d'un péché véniel que je n'aie pas effacé par la pénitence, cela seul doit être un obstacle à ma béatitude et à la possession de Dieu. Il faut que mon âme, quoique juste, quoique sainte, quoique prédestinée et digne (le Dieu, demeure séparée de Dieu, jusqu'à ce que ce péché soit expié. Il faut qu'elle passe par le feu du purgatoire et qu'elle y soit purifiée, avant que d'être admise dans le sein de Dieu. Et dès ce monde même, avec quelle sévérité Dieu n'a-t-il pas puni le péché véniel? Il fit périr presque tout un peuple pour une simple vanité de David ; il fit tomber mort au pied de l'arche un lévite, pour l'avoir seulement touchée. Il est donc étrange que je commette si facilement un péché qui m'expose à de si rigoureux châtiments. Mais ce qu'il y a mille fois encore de plus condamnable et de plus indigne , c'est qu'étant redevable de tout à Dieu et qu'ayant tout reçu de Dieu , au lieu de la reconnaissance et de l'amour que je lui dois, je me laisse si aisément aller à un péché dont il se tient blessé, et qui est en effet une injure pour lui.

 

SECOND POINT. — Du moins si ces fautes vénielles que je commets n'étaient pas si fréquentes , ni si nombreuses 1 Mais leur multitude est infinie, et c'est ce qui affligeait David, et ce qui le jetait dans une désolation extrême, quand il disait à Dieu : Je suis, Seigneur, tout environné de maux, et mes iniquités m'accablent , jusqu'à ne pouvoir plus m'en tenir compte à moi-même, ni en faire le dénombrement. Elles se sont multipliées plus que les cheveux de ma tête, et la vue que j'en ai me fait tomber en défaillance (1). Voilà comment parlait ce saint roi. Or, dans une vie lâche et

 

1 Psal., XXXIX, 13.

 

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imparfaite comme la mienne, si j'entreprenais de supputer tous les péchés qui m'échappent, et si Dieu m'éclairait là-dessus , où irait cette multiplication? Je ne les vois pas : mais n'est-ce pas assez que Dieu les voie ? n'est-ce pas assez que je sache qu'ils sont sans nombre, pour en être pénétré de douleur, et comme inconsolable?

Combien de péchés d'ignorance, causés par l'oubli de mes devoirs, par ma négligence à m'en instruire, par mon indocilité à souffrir qu'on m'en avertisse, par ma présomption à ne vouloir croire que moi-même? combien de péchés d'imprudence et d'inadvertance, causés par la dissipation de mon esprit, par la légèreté de mon humeur, par la liberté de ma langue , par la témérité de mes jugements, par la malignité de mes soupçons? combien de péchés de fragilité et de faiblesse, causés par l'habitude que je me suis faite de ne me contraindre en rien, et de ne m'assujettir à aucune règle, de suivre en tout les mouvements de la nature, de ne faire nulle violence à mes inclinations et à mon tempérament.

Combien même de péchés commis par malice, avec réflexion et de dessein formé, contre tous les remords de ma conscience, à toute occasion et pour le plus faible sujet, sous ombre que ce ne sont que des péchés véniels, et que Dieu n'y a pas attaché une peine éternelle? En quoi je montre bien mon indifférence pour Dieu , et que je ne suis sensible qu'à mes propres intérêts. N'est-ce pas là ma vie la plus ordinaire? il est vrai qu'il n'est pas moralement possible en ce monde de se préserver de tous les péchés véniels , et de n'en commettre aucun. Fatale nécessité, qui faisait gémir les saints, qui leur faisait désirer la mort, qui faisait dire à saint Paul : Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps dont le poids m’ appesantit (1) ? Mais il n'y a pas un seul de ces péchés en particulier que je ne puisse prévenir, et dont il ne soit en mon pouvoir de me garantir. Combien donc, si je voulais et si je prenais plus garde à moi, en pourrais-je diminuer le nombre? Hélas ! bien loin de le diminuer, je l'augmente tous les jours.

 

TROISIÈME POINT. — Quelles sont les suites du péché véniel? plus déplorables que je ne me le suis peut-être jamais persuadé. Il conduit au péché mortel comme la maladie conduit à la mort. Par conséquent, si j'ai quelque zèle pour mon âme, je dois en user à l'égard du

 

1 Rom., VII, 24.

 

péché véniel comme j'en use à l'égard d'une maladie dont je suis menacé, ou dont je suis subitement attaqué. Que ne fais-je point pour l'arrêter dans son principe? que ne fais-je point pour la guérir? que ne fais-je point pour n'y pas retomber? Elle peut aboutir à la mort: il ne m'en faut pas davantage pour y apporter les remèdes les plus prompts, les plus efficaces, et même les plus violents. Pourquoi ne raisonné-je pas de la même sorte quand il s'agit d'un péché,-qui i de toutes les maladies de l'âme est la plus dangereuse et qui me dispose à cette seconde mort, mille fois plus à craindre que la mort du corps?

Et en effet, quiconque néglige le péché véniel, et beaucoup plus quiconque le méprise, tombera infailliblement dans le mortel. Oracle du Saint-Esprit, qui ne se vérifie que trop par l'expérience. C'est par le mépris du péché véniel qu'on perd insensiblement l'horreur du mortel. Au commencement le seul nom de péché mortel faisait frémir : peu à peu l'on s'y accoutume et l'on s'y familiarise. D'autant plus que du péché véniel au mortel il y a souvent peu de distance, et que l'intervalle entre l'un et l'autre est comme imperceptible : car il n'y va pour l'ordinaire que du plus et du moins; or, entre ce plus et ce moins, il n'y a qu'un point qui décide de la vie et de la mort. Quel risque ne court-on pas alors, et n'est-on pas sur le bord du précipice?

De cette proximité même entre le péché véniel et le mortel, il arrive très-naturellement que l'on confond l'un avec l'autre. Combien de fois m'y suis-je trompé, et combien de fois ai-je estimé léger ce qui ne l'était pas? combien de fois m'aveuglant moi-même, et jugeant des choses selon les désirs de mon cœur, ai-je pris pour injustice vénielle ce qui peut-être était devant Dieu une iniquité griève et mortelle? Le discernement en était difficile ; et c'est pour cela qu'à l'égard même du péché véniel, jt devais avoir une conscience timorée. Je n'étais pas assez éclairé pour en faire un jugement exact; et voilà pourquoi je devais m'en défier et me précautionner.

Mais quand je serais assuré de mes lumières, puis-je ignorer que je suis faible, et la faiblesse même ? Or le péché véniel et le mortel se touchant de si près, quelle présomption de me flatter qu'étant faible au point que je sais l'être, je m'en tiendrai précisément au véniel; que je ne passerai pas outre, et que je serai assez maître de mon coeur pour lui prescrire telles bornes qu'il me plaira, surtout en certains

 

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péchés où l'impression de la nature est si forte et si puissante? Il me faudrait, pour me soutenir en de pareilles conjonctures, des grâces de Dieu toutes particulières : mais ne m'a-t-on pas cent fois averti qu'une punition de Dieu très-commune est de nous refuser, en conséquence d'un péché véniel, des grâces spéciales qu'il nous avait préparées, et avec lesquelles nous serions heureusement arrivés au terme du salut ; au lieu que par la soustraction de ces grâces, nous en venons à des égarements et à des désordres pour lesquels il nous réprouve. C'est ainsi que le péché véniel peut être, et est, pour bien des âmes, la source de leur damnation.

 

CONCLUSION. — Le remède, ô mon Dieu , est de m'attacher non-seulement à votre loi, mais à toute la perfection de votre loi. Plus je m'efforcerai de m'élever, moins je serai en danger de déchoir; et plus j'aspirerai à ce qu'il y a de plus saint dans l'observation de mes devoirs , moins je serai en disposition de les violer dans les points essentiels. Ce n'est pas, Seigneur, que, malgré la résolution que je fais en votre présence et par votre grâce , j'ose me répondre de me maintenir devant vous dans une innocence entière. Tant que je vivrai sur la terre, il ne m'échappera que trop de fautes ; et tant que je serai revêtu d'un corps mortel, je ne ressentirai que trop les tristes effets de la condition humaine. Mais au moins, en me proposant d'aller toujours au delà de mes obligations, me mettrai-je plus en état de n'y pas manquer dans des matières importantes; et en travaillant à me sanctifier, serai-je plus hors de l'occasion et du péril de me pervertir.

Donnez-moi, mon Dieu, donnez-moi cette conscience tendre et délicate qui s'effraye de l'ombre même du péché. Formez en moi, ou m'aidez à y former cette conscience étroite et sévère qui ne se permet rien ni ne se pardonne rien. C'est cette inflexible rigueur pour moi-même qui fera ma sûreté. Il m'en coûtera; il faudra me retrancher bien des choses où le penchant me porterait, et m'interdire bien des satisfactions qui semblent même assez innocentes. Il faudra, en bien des rencontres, soumettre mon esprit, étouffer les sentiments de mon cœur, peser mes paroles, captiver mes yeux, mortifier mes sens : mais Seigneur, puis-je acheter trop cher le double avantage, et de vous moins offenser, et de mieux garder mon âme? Le bonheur de vous plaire, la paix de ma conscience, l'un et l'autre me dédommagera de tout, ô mon Dieu ! et me tiendra lieu de tout.

 

TROISIÈME MEDITATION.

DU  PÉCHÉ DE SCANDALE,  OU DU MAUVAIS EXEMPLE.

 

Necesse est ut veniant scandala.

C’est un  mal inévitable, qu'il arrive des scandales. (Matth., chap. XVIII, 7.)

 

PREMIER POINT. Ce que nous appelons scandale n'est que le mauvais exemple ; ou du moins, tout mauvais exemple est un véritable scandale. Or il ne faut point se flatter dans l'état religieux : on y voit de mauvais exemples, comme on en voit de bons ; et il n'y a point de communauté si régulière, où il ne se trouve des âmes imparfaites qui scandalisent les autres ; comme il n'y en a guère de si déréglée, où Dieu ne conserve de saintes âmes qui travaillent à maintenir l'ordre, et qui empêchent que le scandale, par une malheureuse prescription , ne prenne le dessus et ne prévale.

Aussi le Sauveur du monde nous a fait entendre, qu'il était nécessaire qu'il arrivât des scandales; c'est-à-dire qu'il n'était pas moralement possible que les hommes étant si différents les uns des autres, soit dans leurs sentiments, soit dans leurs mœurs, il n'y en eût en toute assemblée qui,  par le relâchement et le désordre de leur conduite, devinssent, pour ceux avec qui ils ont à converser et à agir, des sujets et des occasions de chute. Et cela même est encore plus vrai à l'égard des maisons religieuses, parce qu'on y a beaucoup plus de rapports ensemble, et que tout ce qui s'y passe frappe de plus près et beaucoup  plus fréquemment la vue. S'il y a donc jusque dans la religion des écueils à craindre, on peut dire qu'un des plus  dangereux et des plus ordinaires, ce sont ces scandales domestiques et ces exemples qu'on a sans cesse sous les yeux et devant soi. Il est très-difficile de s'en défendre; et pour y résister, il faut une vertu bien pure et bien à l'épreuve.

 

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Ai-je eu sur ce point, jusques à présent, toute l'attention et toute la circonspection que je devais avoir? ai-je pris garde à ne rien dire et à ne rien faire qui pût être nuisible aux personnes qui m'entendaient, ou qui étaient témoins de mes actions? Combien dans les rencontres ai-je débité de maximes, ai-je donné de conseils, ai-je inspiré de sentiments, ai-je approuvé de procédés contraires à l'esprit religieux et au devoir? combien ai-je montré d'indocilité, ai-je témoigné de mépris, ai-je fait de murmures ou de railleries malignes sur des choses qui n'allaient qu'au bien et qu'à entretenir la règle ? C'étaient autant de scandales que j'ai dû me reprocher, et combien y en a-t-il d'autres dont je ne me suis jamais fait de scrupule, et dont je n'ai jamais pensé à m'accuser? J'ai déclaré mes péchés : mais combien y en avait-il où la circonstance du scandale et du mauvais exemple était jointe, sans que j'en aie rien dit? Peut-être ne la connaissais-je point, ou n'y faisais-je nulle réflexion : mais mon ignorance ou mon oubli étaient-ils excusables ? C'est sur quoi je dois m'écrier avec le prophète : Lavez-moi, mon Dieu, purifiez-moi de mes péchés secrets et cachés. Pardonnez-moi, non-seulement ceux que j’ai commis, mais ceux que j’ai fait commettre (1).

 

SECOND POINT. Malheur à celui qui donne le scandale (2)! Cette malédiction est sortie de la bouche même de Jésus-Christ : c'est un anathème divin. Et il faut bien que le scandale soit un grand mal, puisqu’il vaudrait mieux pour un homme qu’il fût précipité au fond de la mer, que de scandaliser le plus petit de ses frères (3). Maxime générale et proposition universelle dont personne n'est excepté ; car il n'y a personne qui ne doive l'exemple au prochain : Que votre lumière luise aux yeux de tout le monde, afin que ceux qui verront vos bonnes oeuvres en rendent gloire à Dieu (4).

Ainsi, malheur à moi en particulier , si je suis l'auteur de quelque scandale dans la communauté où je vis 1 Car je la prive, autant qu'il est en moi, d'un des plus solides avantages de la profession religieuse, qui est l'édification mutuelle et l'émulation du bon exemple. Je fais plus encore, puisqu'au lieu de contribuer à la régularité et à l'observance J'y deviens un obstacle ; et que souvent je suis cause, par mon exemple, que des abus s'introduisent, que d'utiles  et d'anciennes pratiques  s'abolissent

 

1 Psal., XVIII, 14. — 2 Matth., XVIII, 7. — 3 Ibid., 6. — 4 Matth., V, 15.

 

peu à peu, que la discipline se relâche, et que des règles qui étaient auparavant en vigueur ne s'observent plus, ou ne s'observent que fort imparfaitement. N'est-ce pas de là qu'est venue la ruine spirituelle et la décadence de tant de sociétés très-saintes dans leur première institution?

Que si le mal ne s'étend pas toujours si loin, du moins il n'y a que trop d'esprits faciles, et déjà mal disposés, que mon exemple ne manque pas d'entraîner. Or malheur à moi, encore une fois, parce que je serai responsable à Dieu de tout cela, et qu'il m'en demandera compte ! Quel trésor de colère, et quel poids dont je dois craindre d'être accablé ! Malheur à moi qui, par mon expérience et par mon âge, devrais être un modèle pour ceux qui sont moins avancés ; à moi qui, par le rang que je tiens, par l'autorité, le crédit, les talents que j'ai reçus de Dieu, par la créance que les autres ont en moi, devrais leur servir de guide et les conduire , et qui ne sers qu'à les égarer ! Il ne faut qu'un religieux de ce caractère pour perdre toute une maison.

Mais, par-dessus tout, malheur à moi, si c'est par moi que commencent à s'établir certains usages, certains privilèges et certaines dispenses où la raison de la commodité, de la sensualité, de l'amour-propre, a beaucoup plus de part que celle d'une vraie nécessité ! Autrefois toutes ces choses étaient inconnues, et peut-être sans moi n'y eût-on jamais pensé. C'est à moi de voir ce que j'aurai à dire quand Dieu m'en représentera toutes les suites , et qu'il me chargera de tous les dommages que la religion en aura soufferts. Les prétextes dont je m'appuie peuvent tromper les supérieurs qui me gouvernent, et me tromper moi-même : mais on ne trompe point Dieu.

 

TROISIÈME POINT. — Comme il y a un scandale donné, il y a un scandale reçu ; et malheur aussi à celui qui le reçoit et qui le prend! Car il le faut rejeter; et ce n'est point une excuse légitime auprès de Dieu, que le mauvais exemple qu'on a eu et qu'on a suivi. Ce fut l'exemple du premier ange qui engagea les autres dans son apostasie , et ils n'en ont pas moins été réprouvés. Il est vrai qu'un mauvais exemple est une tentation, et une des plus fortes tentations : mais ce n'est point une tentation au-dessus de nos forces ; et puisque nous la pouvons vaincre, c'est un péché que d'y succomber.

Il ne suffit donc pas pour moi que je

 

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m'étudie à ne donner aucun scandale ; mais il y a des règles que Dieu me prescrit contre les scandales qu'on me donne , et contre les mauvais exemples que j'aperçois autour de moi. 1° Je ne dois pas m'en troubler : je puis bien m'en affliger et en gémir ; mais mon zèle n'en doit point être refroidi, ni ma piété ébranlée. Car il n'y a rien là que Jésus-Christ ne nous ait prédit, ni rien par conséquent qui me doive surprendre. 2° Je dois même en profiter, regardant ces scandales et ces mauvais exemples dont j'ai à me garantir comme des épreuves de ma fidélité, et des occasions de témoigner à Dieu mon attachement inviolable. C'est dans l'occasion qu'on se fait bien connaître, et qu'on apprend à se bien connaître soi-même. 3° Je dois m'en éloigner, c'est-à-dire que je dois, autant que je le puis, m'éloigner des personnes dont je prévois que la société me serait dommageable. Et il n'y a point à considérer si ce sont des personnes d'esprit et de mérite, ni si ce sont de mes amis : il faudrait même alors, selon l'Evangile, renoncer à mon père et à ma mère. Cela ne m'exempte pas de les honorer, de les aimer en Dieu, de leur rendre service et de les aider dans le besoin ; mais du reste, point de liaison ni de communication particulière. 4° Je dois m'y opposer prudemment, mais fortement ; avec modestie, mais avec ardeur ; avec charité , mais avec un saint mépris de tous les respects humains; tenant ferme pour la règle et ne m'en départant jamais, quand même (ce que Dieu ne permettra pas) il n'y aurait que moi à la garder. 5° Enfin, je dois en tirer sujet de m'humilier devant Dieu : reconnaissant que de moi-même je ne suis que faiblesse et qu'imperfection, et que sans la grâce divine je serais pire que tous les autres.

 

CONCLUSION. — Quelle misère, mon Dieu ! et faut-il donc qu'après avoir quitté le monde pour nous préserver de ses pièges, nous en trouvions jusque dans votre maison? Ce n'est qu'à nous-mêmes que nous devons nous en prendre. La religion est sainte , mais nous ne répondons pas toujours à sa sainteté. Faites par avance, Seigneur, ou plutôt aidez-nous à faire dès maintenant ce que feront vos anges dans votre jugement dernier, lorsque vous les enverrez pour enlever de votre royaume tous les scandales. Votre royaume sur la terre, ce sont particulièrement les communautés religieuses. N'y aurais-je été admis , et n'aurais-je place parmi votre peuple choisi, que pour le détourner de votre service par mes exemples, et pour ralentir sa ferveur? Ne serais-je entré dans un état si parfait que pour m'y rendre plus coupable , et par moi-même, et par ceux que vous y avez appelés avec moi ? Ah ! mon Dieu, j'ai bien assez de mes propres péchés, sans y ajouter les péchés d'autrui.

Mais que serait-ce encore, Seigneur, si, dans le saint asile où vous m'avez retiré, je venais d'ailleurs à me perdre par la contagion de certains exemples que j'y puis avoir? Que serait-ce, si, par une lâche condescendance, je me laissais emporter et séduire à ces exemples; si je les imitais et je m'y conformais, au lieu de ne me conformer qu'à vos ordres et à vos adorables volontés ? Ma règle, ô mon Dieu, ma règle seule et telle que vous me l'avez imposée, ma règle dans toute sa pureté, dans toute sa force et toute sa sévérité, voilà la route où je marcherai, voilà le conseil que j'écouterai, voilà l'oracle que je consulterai, et par qui je me conduirai. Quiconque me portera là, volontiers je m'unirai à lui et le suivrai, parce qu'il me portera à vous. Mais quiconque aussi me détacherait de là me détacherait de vous, Seigneur; et sans balancer un moment je me séparerai de lui, parce que je ne veux jamais, pour qui que ce soit, ni en quoi que ce soit, me séparer de mon Dieu.

 

 

CONSIDÉRATION SUR L'ORAISON MENTALE.

 

Ce qu'il y a particulièrement à considérer sur l'oraison mentale ou sur la pratique de la méditation se réduit à trois points, qui sont : ses avantages infinis et son importance, les défauts les plus communs qui en arrêtent le fruit, et les vains prétextes qui détournent de ce saint exercice, et qui le font négliger.

 

PREMIER POINT. —Avantages et importance de l'oraison mentale. Le juste vit de la foi, et nous ne nous sanctifions qu'autant que nous sommes remplis et touchés des maximes de l'Evangile et des grandes vérités du christianisme. Principe si universellement reconnu, que les gens du monde conviennent eux-mêmes qu'ils agiraient tout autrement qu'ils ne font, et qu'ils ne s'abandonneraient pas à tant de désordres, s'ils avaient plus de foi, ou s'ils étaient plus pénétrés de ce que la foi leur enseigne. Examinons la chose à fond, et reconnaissons-la telle qu'elle est, nous trouverons que ce manque de foi, d'une foi vive et animée, n'est pas seulement la source des dérèglements qu'on voit dans le monde, mais des relâchements qui se glissent dans la vie religieuse. Ce n'est pas qu'on ne croie : mais on n'a pas une certaine conviction, une certaine vue qui frappe, et qui rend les objets presque aussi sensibles que s'ils étaient présents.

Or voilà ce qui s'acquiert par l'oraison. A force de se retracer dans l'esprit les vérités de la foi, de méditer les perfections et les grandeurs de Dieu, ses miséricordes et ses vengeances, ses récompenses et ses châtiments ; de considérer par ordre et dans une méthode suivie tous les mystères de Jésus-Christ, sa doctrine, sa loi, sa morale, ses exemples ; de tirer de là d'utiles leçons et des règles de conduite : toutes ces idées s'impriment profondément dans l'âme. On les porte partout, et l'on en a partout la mémoire prompte et récente. On apprend ce qu'on doit à Dieu, ce qu'on doit au prochain, ce qu'on se doit à soi-même. On prend des pensées supérieures à celles dont on s'était laissé prévenir, et l'on découvre ses erreurs, ses illusions, ses faux jugements. Ce que l'oraison sur cela n'a fait un jour qu'ébaucher, elle le perfectionne dans un autre et l'achève. La grâce soutient tout, et répand ses lumières avec d'autant plus d'abondance, que l'oraison est plus fréquente et plus constante : de sorte que les vérités auparavant les plus obscures, et qu'on avait plus de peine à concevoir, se présentent en certains moments avec une telle clarté, qu'il semble que l'on en ait la connaissance la plus parfaite et une espèce d'évidence.

Ce n'est pas assez : car la liaison étant aussi intime qu'elle l'est entre l'esprit et le cœur, ces vérités, ou plutôt l'impression de ces vérités, passe de l'un à l'autre. Le cœur s'enflamme, et, comme disait de lui-même le Roi-prophète, le feu s'allume dans la méditation (1). On s'élève à Dieu, on s'affectionne à ses devoirs, on se reproche ses infidélités, on prend des mesures pour l'avenir, et l'on sort de l'oraison tout renouvelé et tout changé. C'est par où les saints sont parvenus à une si haute perfection, et c'est là le chemin qu'ils ont tracé à tous les disciples qu'ils formaient et qui aspiraient à la sainteté. Aussi tous les instituteurs des ordres religieux y ont-ils spécialement recommandé et expressément établi la pratique de l'oraison. Ils avaient du reste des vues différentes, et ils étaient diversement inspirés, pour composer cette admirable variété de règlements et d'observances, qui fait un des plus beaux ornements de l'Eglise : mais sur le point de l'oraison et de sa nécessité, ils se sont tous accordés et n'ont tous eu qu'un même esprit.

Et l'on peut dire en effet qu'il est comme impossible qu'une âme se dérange, lorsqu'elle est assidue à l'oraison ; ou si quelquefois Dieu permet qu'elle s'oublie, l'oraison est pour elle une ressource immanquable. Mais d'où vient le désordre de plusieurs personnes, même religieuses, et par où commencent-elles à se dérégler, jusqu'à tomber dans des égarements pitoyables et scandaleux? c'est en quittant l'oraison. Par là elles s'éloignent de Dieu, et perdent tout sentiment de piété. Par là elles se réduisent dans une sécheresse, dans une froideur et une indifférence mortelle. Par là elles se privent des plus solides consolations, qui

 

1 Psal., XXXVIII, 4.

 

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sont les consolations intérieures, et se dégoûtent ainsi de leur état. Par là elles demeurent livrées à toutes leurs passions, et à toutes les attaques de l'ennemi ; et l'on n'a vu que par trop d'épreuves où tout cela aboutit, et quelle en est la fin malheureuse.

 

SECOND POINT. — Défauts plus communs qui arrêtent le fruit de l'oraison. Premièrement, on y va sans préparation, contre la parole du Saint-Esprit : Préparez votre âme avant la prière, et ne soyez pas comme un homme qui tente Dieu (1). C'est demander à Dieu qu'il change la conduite ordinaire de sa providence, et par conséquent qu'il fasse un miracle en notre faveur, que d'attendre de lui qu'il se communique à nous dans la méditation, lorsque nous ne prenons nul soin de nous y disposer. Or il y a une préparation éloignée et une préparation prochaine. La préparation éloignée, c'est dans l'usage de la vie un recueillement habituel, et l'esprit de retraite, autant qu'il peut s'accorder avec notre condition et la situation présente où nous sommes. La préparation prochaine, c'est ce qui se fait quelque temps avant l'oraison, ou au temps qu'on la commence : par exemple prévoir la matière dont on doit s'occuper, l'arranger et la diviser, se mettre en la présence de Dieu, invoquer le Saint-Esprit, se rappeler à soi-même, et se dégager de toutes les pensées qui pourraient nous distraire. Il y en a qui récitent pour cela quelques courtes prières, et chacun peut suivre là-dessus ce que sa dévotion particulière lui inspire : mais en général il n'y a guère de fond à faire sur l'oraison, si nous n'y apportons de notre part les dispositions convenables.

Secondement, on y va sans nulle vue et nul dessein d'en profiter. Pourvu qu'on ait rempli l’heure marquée, qu'on se soit assemblé avec la communauté et qu'on y ait été présent beaucoup plus de corps que d'esprit; qu'on ait même fait quelques réflexions assez légères, et produit quelques actes qui ne tendent à rien, on est content. Mais la sagesse, cette sagesse céleste qui nous sanctifie, ne se découvre qu'à ceux qui la désirent et qui la cherchent (1).

Troisièmement, on se met à l'oraison sans m proposer aucun sujet, et l'on se laisse conduire, dit-on, à l'Esprit de Dieu. Mais cet Esprit, toujours réglé et mesuré dans ses diverses opérations, n'agit point au hasard. S'il y a des aines qu'il transporte tout à coup, c'est

 

1 Ecoles., XVIII, 23. — 2 Ibid., IV, 12.

 

une grâce sur laquelle on ne dort pas compter. Cette grâce même , ces âmes ne l'ont communément obtenue qu'après s'être longtemps exercées dans les sujets les plus ordinaires. Qu'arrive-t-il donc? c'est que l'imagination n'ayant rien qui la fixe, elle s'égare sans cesse; et que l'esprit embrassant tout, il se trouve à la fin tout aussi vide qu'il l'était d'abord.

En quatrième lieu, si l'on choisit quelque sujet, on donne dans un autre écueil, qui est de vouloir porter trop haut son premier vol, et de ne s'attacher dès les commencements qu'à certains sujets plus sublimes et plus relevés. Il y a là souvent beaucoup d'orgueil et de présomption ; du moins il y a bien de l'illusion. On se repaît de belles spéculations, mais dont on voit peu d'effets dans la pratique. Quand il plaît à Dieu de nous ravir, comme saint Paul, au troisième ciel, suivons le mouvement de sa grâce ; mais de nous-mêmes marchons pas à pas, et prenons les routes les plus battues : ce sont les plus sûres. La bonne oraison est celle qui nous rend plus réguliers, plus humbles, plus charitables, plus patients, plus mortifiés.

En cinquième lieu , dans les sujets du reste les plus propres et les plus solides, on s'arrête trop aux raisonnements, et l'on ne s'entretient point assez dans les affections et les sentiments. Il est nécessaire avant toutes choses de convaincre l'esprit; mais il est encore plus important d'exciter ensuite le cœur et de l'émouvoir. Car c'est dans le cœur que se forment les résolutions, et c'est par les résolutions qu'on passe à l'action.

En sixième lieu, à l'égard même de ces résolutions, il y a une erreur d'autant plus dangereuse, qu'elle est plus subtile et plus spécieuse : c'est de s'en tenir à des propositions universelles et indéterminées, au lieu de descendre au détail de notre vie et à certains points essentiels qui nous regardent personnellement, et qui demandent actuellement notre attention. Ce détail est d'une extrême utilité; et si l'on y entrait, on ne manquerait pas sitôt de matière dans l'oraison, et l'on aurait chaque lois un grand champ à parcourir.

En septième et dernier lieu, le défaut capital que nous avons à corriger dans l'exercice de l'oraison, et le principal obstacle au fruit que nous en pouvons retirer, c'est un fonds de paresse naturelle et de négligence à quoi l'on se livre, et qu'on ne s'efforce point de vaincre. Pour faire oraison, il faut s'appliquer, et toute

 

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application coûte : or c'est justement ce qu'on ne veut point. On voudrait qu'il n'en coûtât ni violence, ni combat, ni travail, pour se recueillir, pour s'animer, pour se réveiller de l'assoupissement et de la langueur où l'on est. Jacob n'obtint la bénédiction de l'ange qu'après avoir lutté contre lui pendant une nuit entière; et en vain espérons-nous que Dieu bénisse notre oraison, tandis que nous y demeurons dans une nonchalance et une oisiveté volontaire.

 

TROISIÈME POINT. — Faux prétextes qui détournent de l'exercice de l'oraison. Les uns allèguent pour excuse qu'ils ont trop d'affaires, et qu'ils n'ont pas le temps de s'adonner à l'oraison; les autres, qu'ils y sont trop distraits, et qu'ils ne peuvent retenir la vivacité de leur esprit; d'autres, qu'ils s'y trouvent en de continuelles aridités, et qu'ils tarissent dans un instant; plusieurs, qu'ils s'y ennuient, et que cet ennui les en dégoûte; enfin quelques-uns, que l'oraison est trop difficile pour eux, et qu'ils ne s'en jugent pas capables. Voilà ce que disent la plupart des gens du monde, et ce qu'on entend même dire à des personnes religieuses. Mais si l'on était de bonne foi avec soi-même, et qu'on ne cherchât point à se tromper, on reconnaîtrait bientôt la vanité de ces prétextes, dont on s'autorise pour se dispenser de l'oraison.

Et d'abord, bien loin que la multitude des affaires soit là-dessus une dispense légitime, c'est au contraire ce qui nous impose une obligation plus étroite de rentrer de temps en temps en nous-mêmes, et de nous servir de l'oraison comme d'un préservatif contre nos fréquentes occupations, et contre la dissipation qu'elles peuvent causer. Plus les saints étaient chargés de soins, et même de soins tout spirituels, plus ils pensaient devoir s'attacher à l'oraison. Ils savaient en trouver le temps : qui nous empêche de le trouver aussi bien qu'eux? De plus, il n'est point d'esprit si vif et si distrait qui ne puisse faire quelque réflexion. On en fait tant d'inutiles et de nuisibles : pourquoi n'en ferait-on pas de sérieuses et de salutaires?

Il est vrai que les uns ont sur cela plus de peine que les autres ; mais il n'y aurait qu'à la vouloir prendre, cette peine, et qu'à savoir un peu se surmonter et se contraindre. D'ailleurs, malgré toutes les distractions, l'oraison nous sera toujours utile, dès que ce ne sera pas des distractions volontaires, et que nous ferons effort pour les rejeter. Nous aurons devant Dieu le mérite de les avoir combattues et il nous restera toujours quelque teinture des saintes vérités que nous aurons taché de méditer.

Il en est de même des sécheresses et des aridités. Ne manquons à rien de tout ce qui dépend de nous, et confions-nous en Dieu. C'est de cette sorte qu'il éprouve notre fidélité et notre constance. Si nous nous rebutons, nous perdons tout ; mais si nous persévérons dans la prière, il a ses moments pour nous écouter et pour nous dédommager. Quoi qu'il en soit, humilions-nous en la présence du Seigneur, et imitons ce saint solitaire dont toute l'oraison consistait à redire sans cesse ces courtes paroles : Vous qui m'avez créé, ayez pitié de moi. Ce ne sera point là un temps perdu. Ajoutez que c'est une œuvre de mortification fort agréable à Dieu, que d'accepter en esprit de pénitence, et de soutenir l'ennui et le dégoût que donne quelquefois l'oraison. Jésus-Christ, la veille de sa passion, pria sans goût, et même dans une désolation entière : unissons-nous à lui ; et quand notre oraison ne nous serait bonne alors qu'à pratiquer la patience et toutes les vertus que la patience renferme, cela seul ne serait pas un petit gain pour nous, et nous devrions l'estimer comme un profit très-considérable.

Enfin, il ne faut point nous former une idée si parfaite de l'oraison, que nous désespérions d'y atteindre. Elle est à la portée de tout le monde, et la science humaine n'y est pas d'un grand secours. Car il ne s'agit point de discourir beaucoup ; mais avec une seule pensée, et une pensée très-commune, l'âme la plus simple peut se porter à Dieu de la manière la plus affectueuse et la plus ardente. Or c'est cette union intérieure de l'âme avec Dieu qui fait toute l'excellence et tout le prix de l'oraison. Il n'est question que d'une bonne volonté: apportons-la au pied de l'oratoire et tout nous deviendra praticable et profitable.

 

 

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