TROISIÈME JOUR

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HUITIÈME JOUR

TROISIÈME JOUR.

TROISIÈME JOUR.

PREMIÈRE MÉDITATION

DE LA TIÉDEUR  DANS LE SERVICE  DE  DIEU.

DEUXIEME MEDITATION.

DE L'ABUS  DES GRACES.

TROISIÈME MÉDITATION.

DE  LA  PERTE  DU  TEMPS.

CONSIDÉRATION SUR L'OFFICE DIVIN.

 

PREMIÈRE MÉDITATION

DE LA TIÉDEUR  DANS LE SERVICE  DE  DIEU.

 

Quia tepidus es, incipiam te emovere.

Parce que vous êtes tiède, je vais commencer à vous rejeter. (Apoc, chap. III, 10.)

 

PREMIER POINT. — En peu de paroles saint Bernard décrit admirablement l'état de tiédeur : Il n'y a guère de communautés religieuses où l’on ne trouve des âmes lâches et languissantes, qui portent le joug delà religion, mais qui le portent de mauvaise grâce ; qui tâchent, aillant qu'elles peuvent, ou de le secouer, ou d'en diminuer la charge; qui ont sans cesse besoin d'aiguillon pour les piquer, et de correction pour les redresser ; qui s'abandonnent à la raine joie, qui se laissent abattre à la tristesse, dont la componction dure peu, dont la conversation est toute mondaine ; qui n'ont que des pensées charnelles et animales, c'est-à-dire qui ne pensent qu'à elles-mêmes et à leurs commodités, qu'à ce qui peut leur plaire et les contenter; qui obéissent sans vertu, qui prient sans attention, qui parlent sans circonspection, qui lisent sans en tirer aucun fruit pour leur édification. On voyait dès le temps de saint Bernard des religieux de ce caractère : mais aussi dès lors comment les regardait-on ? comme des religieux de nom, sans l'être d'effet. Voilà le portrait qu'en faisait ce grand saint : n'est-ce pas le mien? Du moins est-ce à moi d'en bien considérer tous les traits, et d'examiner si je ne dois pas m'y reconnaître.

Or le désordre et le danger de cette tiédeur spirituelle consiste en ce que les tièdes ne sont pas même touchés de leur état. Ils ne s'estiment pas grands pécheurs : 1° parce qu'au lieu de penser au mal qu'ils font, et au bien qu'ils devraient faire et qu'ils ne font pas, ils ne pensent communément qu'au mal qu'ils font, et au peu de bien qu'ils font ; 2° parce qu'au lieu de se comparer avec ceux qui dans la religion sont plus fervents, plus réguliers qu'eux, ils ne se comparent qu'avec d'autres qui le paraissent moins; 3° parce que, dans cette comparaison qui les flatte et qui les trompe, ils se disent, avec la même confiance que le pharisien, qu'ils n'ont pas tels et tels défauts de celui-ci et de celui-là. D'où il arrive qu'en servant Dieu très-lâchement, ils se rendent encore des témoignages avantageux d'eux-mêmes, comme s'ils accomplissaient toute justice.

Etat bien funeste, puisque, selon la parole du Saint-Esprit, un état encore plus mauvais (c'est celui du péché) lui serait néanmoins préférable. Et en effet, il eût mieux valu pour certaines âmes qu'elles fussent tombées dans un péché grossier et grief, que dans cette vie tiède et relâchée, car elles n'auraient pas longtemps soutenu les remords de ce péché. Ce péché, en les humiliant, et en les effrayant par son énormité, les eût bientôt forcées à se convertir; au lieu qu'elles ne se font aucun reproche ni aucun scrupule de leur tiédeur. C'est de là que tous les maîtres de la vie chrétienne et religieuse ont conclu qu'il était plus difficile de sortir de l'état de tiédeur, que de l'état du vice et du libertinage; et entre les autres, Cassien témoigne qu'il avait vu un grand nombre de mondains devenir, par leur conversion, des hommes fervents et spirituels ; mais qu'il n'avait jamais vu le même changement dans des religieux tièdes. Cette expérience ne doit-elle pas me faire trembler?

Etat encore d'autant plus à plaindre, qu'il nous rend le joug du Seigneur plus pesant. Tandis que l'âme fervente le porte avec une sainte allégresse, parce que l'onction de la grâce lui adoucit tout, l'âme tiède en sent au contraire tout le poids, et n'y éprouve que de la peine. Châtiment visible de Dieu, qui dès ce monde punit la tiédeur par la tiédeur même. Mais il ne s'en tient pas là; et, selon qu'il s'en explique lui-même, la tiédeur lui devient si insupportable, qu'elle le provoque à une espèce de vomissement, dont la seule idée fait horreur. Il ne rejette pas encore absolument une âme tiède, mais il commence à la rejeter, en s'éloignant d'elle. Cette tiédeur est donc un

 

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commencement de réprobation; et que me faut-il davantage pour travailler à m'en retirer? Attendrai-je que je sois tout à fait réprouvé de Dieu ?

 

SECOND POINT. — Après avoir considéré le malheur et le désordre de l'état de tiédeur, si j'en veux connaître les causes, je dois les chercher dans moi-même; car cet état ne peut se former dans moi sans que j'en sois librement et volontairement le principe, in dois donc me l'imputer, et le comble de l'injustice serait de vouloir l'attribuer à Dieu. Dieu permet bien quelquefois qu'une âme sainte tombe dans des états de sécheresse ; mais ces états de sécheresse, suivant les vues de Dieu, ne servent qu'à la purifier, qu'à la détacher des consolations sensibles, qu'à la perfectionner dans son amour. Ainsi, il ne faut pas confondre ces sécheresses avec la tiédeur. L'âme sainte et fervente gémit de ses sécheresses; mais l'âme tiède et lâche ne gémit point de sa langueur. L'une est dans un état violent, dont elle est innocente; mais l'autre est dans un état qu'elle aime, et dont elle est coupable. Voici comment.

Une des causes de la tiédeur, c'est la facilité à omettre les exercices ordinaires de piété : l'oraison, la lecture, la communion, les examens de conscience, les œuvres de pénitence et de mortification. La moindre affaire en détourne; le moindre empêchement est un prétexte pour s'en exempter, du moins pour les interrompre, pour les différer et les remettre à un autre temps, c'est-à-dire pour ne les point faire du tout. Combien de fois cela m'est-il arrivé? combien de fois ai-je quitté Dieu pour le monde? combien de fois pour de vains sujets, et souvent sans nul sujet, ai-je abandonné mes pratiques? Dois-je m'étonner, après cela, si je suis tiède? et comment ne le serais-je pas? Quand un homme du monde se plaint d'avoir peu de foi : Le moyen que vous en ayez ! lui dit-on ; vous ne faites rien de tout ce qu'il faut pour la fortifier et pour l'animer. De même dois-je me dire : Le moyen que je ne perde pas l'esprit de dévotion et de ferveur, lorsque je ne m'assujettis à rien de tout ce qui peut le conserver?

On ne va pas néanmoins d'abord jusqu'à se dispenser de tous ses exercices et de tous ses devoirs; mais on ne s'en acquitte qu'avec négligence, et c'est une autre cause de la tiédeur. On vit, à ce qu'il paraît, comme les autres, et l'on se conforme à l'ordre d'une communauté, mais sans recueillement et sans esprit intérieur. On est dans une disposition habituelle à se répandre au dehors et a se dissiper. Or est-il possible que, dans ce trouble et dans cette diversité d'objets dont on se remplit, on ne laisse pas peu à peu s'éteindre le zèle do sa perfection; et qu'à mesure que ce zèle s'amortit, on ne vienne pas à se ralentir et à déchoir? Je n'en puis que trop bien juger, et mon exemple ne m'en convainc que trop sensiblement.

Mais ce n'est pas là encore la première source du mal, et il tire son origine de plus haut. La cause essentielle de la tiédeur, quoique la plus éloignée, c'est le mépris des petites choses. Voilà par où l'on commence à dégénérer. Au lieu de se souvenir qu'il n'y a rien de petit en ce qui concerne l'honneur de Dieu et le culte qui lui est dû, que la perfection ne consiste pas tant dans les grandes choses que dans les petites, que c'est même une grande chose que d'être fidèle dans les petites choses, et que c'est enfin par les petites choses que les grandes se maintiennent; au lieu d'envisager tout cela, on se lasse de ces menues observances, on ne les croit bonnes que pour les commençants, on n'y prend plus garde, et de ce degré l'on descend bientôt à un autre, jusqu'à ce qu'on en soit venu à un attiédisse ment parfait. Ah! si, depuis ces jeunes années où je suis entré au service de Dieu, j'avais toujours eu la même attention et la même vigilance sur les moindres manquements et les moindres infidélités, que j'aurais fait de progrès ! Hélas! bien loin d'avoir ainsi avancé, ce serait beaucoup pour moisi j'étais au moins tel présentement que je l'ai été dans ce premier temps d'épreuve et de noviciat !

 

TROISIÈME POINT. — La tiédeur n'est point, après tout, absolument irrémédiable. Il est difficile d'en guérir ; mais avec l'assistance divine, ce n'est point une guérison au delà de mon pouvoir. On en voit peu d'exemples; mais on en voit, et Dieu veut que je sois du nombre. Voilà pourquoi il m'a inspiré le désir de cette retraite : et quels sont les remèdes dont je puis user ? Ils se rapportent tous à deux chefs : l'un de pure réflexion, et l'autre de pratique.

Quant à la réflexion : 1° C'est de considérer souvent la grandeur du Dieu que je sers;ce qu'il m'est, et ce que je lui suis. Ce qu'il m'est: mon souverain, mon juge, mon créateur; comment mérite-t-il donc d'être servi? Ce que je lui suis: son sujet, son esclave, sa créature ;

 

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comment exige-t-il donc que je le serve? C'était le motif par où saint Paul excitait la ferveur des premiers chrétiens : Je vous conjure de marcher dans la voie de Dieu d'une manière digne de Dieu (1). Règle excellente, et remède infaillible contre la tiédeur : penser, parler, prier, s'occuper, vivre toujours d'une manière digne de Dieu. 2° C'est de considérer comment on sert les grands du monde. Car la conduite du monde est pour moi une leçon continuelle; et je dois rougir en me comparant avec tant de mondains que l'intérêt ou l'ambition attachent aux puissances du siècle. Je dois m'humilier et me confondre d'avoir si peu de zèle pour Dieu, tandis qu'ils témoignent tant d'ardeur pour des hommes et des maîtres mortels. 3° C'est de considérer dans chaque action religieuse son importance, et le bien inestimable qu'elle me peut procurer. Cette action que je fais ou que je vais faire, c'est l'œuvre de Dieu. Selon que je l'aurai faite plus ou moins saintement, j'en aurai une récompense plus ou moins abondante. Elle peut me mériter une gloire éternelle. Ce sont ces pensées et d'autres semblables, qui chaque jour et presque à chaque moment embrasaient d'un feu nouveau ces saints religieux du même ordre et de la même profession que moi, dont on m'a raconté les vertus, et que je dois me proposer pour modèles.

Quant à la pratique, le remède le plus efficace pour me réveiller de mon assoupissement et de ma tiédeur, c'est d'en détruire les causes, et «le leur opposer des principes tout contraires : car les contraires se guérissent par les contraires. Par exemple, c'est de reprendre tous les exercices dont l'omission m'a été si préjudiciable, et de m'y rendre désormais plus exact et plus assidu. C'est d'y apporter tout le soin et toute l'application qui dépend de moi, et dont je suis capable. C'est de ne manquer à rien , pas même aux plus petits devoirs et aux plus petites règles : surmontant toutes les difficultés, m'élevant au-dessus de toutes mes répugnances, consentant, s'il le faut, à servir Dieu toute ma vie sans consolation et sans onction : trop heureux qu'il daigne bien encore à ce prix me recevoir.

 

CONCLUSION. — Dans ce sentiment, ô mon Dieu, et dans cette préparation de mon cœur, je reviens à vous avec confiance. Malgré toutes mes lâchetés et toutes mes tiédeurs, j'ose encore me flatter que vous n'avez point retiré de moi votre miséricorde. Vous le pouviez, Seigneur, vous m'en aviez menacé, et je le méritais : mais vos menaces jusques à présent n'ont été que des avertissements pour moi ; et puisque vous m'appelez aujourd'hui tout de nouveau et plus fortement que jamais, je ne puis douter que vous ne vouliez me faire rentrer dans la voie de vos fidèles serviteurs, et me remettre dans la sainte ferveur que j'ai perdue. Qu'il en soit, mon Dieu, comme vous le souhaitez et comme vous l'ordonnez : et qu'il en soit comme je le veux moi-même et comme j'en forme devant vous le dessein.

Ce n'est pas, Seigneur, pour la première fois que j'ai pris de pareilles résolutions, ni pour la première fois que je vous ai fait de telles promesses. Celles-ci ne seront-elles point comme les autres? A consulter le passé, j'ai tout à craindre de ma faiblesse dans l'avenir : elle est extrême. Mais quoi, Seigneur, languirai-je donc toujours? N'est-il donc pas temps d'être à vous comme j'y dois être? n'est-il pas temps d'agir en religieux, puisque j'en porte l'habit, et que j'en ai contracté l'engagement solennel? Ne vous ai-je pas assez dérobé de mes années? ne m'en suis-je pas assez dérobé à moi-même ? Car c'est me les dérober à moi-même , que de les dérober à mon avancement et à la sanctification de mon âme. Faudra-t-il que je traîne jusqu'à la fin de mes jours une vie imparfaite, sans régularité, sans fruit, sans mérite? Vous me faites encore entendre sur cela votre voix, Seigneur, et les reproches de ma conscience : mais si je n'en profitais pas, si je ne prenais pas une bonne fois mon parti, où en viendrais-je peut-être? A tomber dans l'état de cette tiédeur complète et achevée, qui ne ressemble que trop à l'aveuglement et l'endurcissement où vous livrez certains pécheurs. Que dis-je , mon Dieu ? Vous ne le permettrez pas : vous m'aiderez à me relever, vous me donnerez la main, et vous me seconderez dans mon retour. C'est par votre grâce que je vais embrasser une vie toute nouvelle, et par votre grâce que je la soutiendrai.

 

1 Coloss., I, 10.

 

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DEUXIEME MEDITATION.

DE L'ABUS  DES GRACES.

 

Hortamur vos ne in vacuum gratiam Dei recipiatis.

Nous vous exhortons de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu. (2. Cor., chap. VI, 1.)

 

PREMIER POINT. — Il est de la foi que Dieu me demandera compte de toutes les grâces que j'ai reçues et que je reçois continuellement de lui. Car ces grâces sont des talents qu'il me confie, mais qu'il veut que je fasse profiter. Ce ne sont point des grâces sans retour; mais des fonds d'obligation que je contracte avec Dieu, et cela s'entend de toutes sortes de grâces , de quelque nature qu'elles soient. Il est encore de la foi que plus j'en reçois, plus j'aurai de comptes à rendre ; car chaque grâce, par l'usage que je suis obligé d'en faire, doit fructifier en moi, et rapporter à Dieu un degré de gloire. Vous m'avez donné cinq talents, dit le bon serviteur à son maître ; en voilà cinq autres que j'y ai ajoutés et que j'ai gagnés (1).

De là il s'ensuit que plus Dieu me favorise de ses grâces, plus je dois être humble et fervent dans son service. Humble parce que je les reçois, et que j'en dois répondre à Dieu : car peut-on se glorifier d'un bien qu'on ne tient pas de soi, et dont on est comptable ? Fervent, parce que c'est uniquement par là que je puis m'acquitter envers Dieu des dettes immenses dont je suis chargé en conséquence des grâces infinies qu'il m'a faites. Or il est évident qu'en qualité de religieux j'ai reçu de Dieu plus de grâces, et des grâces plus abondantes, plus particulières, que les chrétiens du siècle. Je serais le plus aveugle et le plus ingrat des hommes, si je n'en convenais pas. Il est donc vrai que je suis beaucoup plus redevable à Dieu que les chrétiens du siècle, et qu'il attend beaucoup plus de moi.

Je tremble quelquefois pour ceux d'entre les gens du monde à qui Dieu donne de grands biens de fortune, et qu'il élève à de grands honneurs. Hélas ! je dois plutôt trembler pour moi-même, après tant de biens, non pas temporels mais spirituels et d'un plus grand prix, que Dieu m'a mis dans les mains, et sur quoi il me jugera. Pourquoi Jésus-Christ pleura-t-il sur Jérusalem ? Ce ne fut point en vue du supplice

 

1 Matth., XXV, 10.

 

qu'il y allait endurer, mais en vue de tant de grâces dont cette nation infidèle avait été pourvue, et dont elle avait abusé. Voilà ce qui le toucha de compassion, parce qu'il prévit de quelles calamités et de quels malheurs l'abus de ces grâces serait suivi. Ne lui ai-je pas donné plus de sujet encore de répandra sur moi des larmes? Les réprouvés dans l'enfer pleureront éternellement les grâces qu'ils auront perdues ; ils souhaiteront éternellement de pouvoir réparer cette perte, et leur désespoir sera de penser qu'elle est irréparable pour eux. Il faut que leur exemple m'instruise, et que leur désespoir même serve à ranimer mon espérance. Tandis que, par le bon emploi des grâces présentes, je puis réparer l'abus des grâces passées, il faut que mon espérance, soutenue de ma pénitence, soit ma ressource auprès de Dieu.

 

SECOND POINT. — Il y a plus d'une sorte de grâces. Il y en a d'extérieures, et il y en a I intérieures. Sans parler des dons naturels, les grâces extérieures, ce sont les moyens de salut que Dieu nous fournit. Ces moyens ne m ont jamais manqué, ou pour mieux dire Dieu me les a prodigués en quelque manière dans l'état religieux. A quoi m'ont-ils servi? à quoi m'ont servi tant d'oraisons, tant de lectures, tant de confessions, tant de communions, tant d'instructions, d'exhortations, de remontrances. d'avertissements charitables , tant de bons exemples? J'ai abusé de tout cela, et Dieu me reprochera cet abus. J'en ai abusé en nie rendant tout cela inutile, et me faisant peut-être de tout cela une matière de péché. Voilà ce que je ne puis assez déplorer en la présence de Dieu et dans l'amertume de mon âme.

Oui, Dieu me reprochera l'inutilité de tant de moyens les plus excellents et les plus propres à me sanctifier. Qu'on le coupe, dit le Maître de l'Evangile parlant du figuier infructueux, et qu'on l'arrache. Pourquoi occupe-t-il la terre inutilement (1) ? Ce figuier, n'est-ce pas moi-même? et cette parabole ne me fait-elle pas entendre de quoi je suis menacé, si je

 

1 Luc., XIII, 7.

 

continue à ne point profiter de tant de secours que la religion me donne , et malgré lesquels j'y demeure comme un arbre stérile? J'y remplis en vain une place qui serait bien mieux occupée par une âme fidèle.

En effet, tous ces moyens de salut et de perfection ont sanctifié des millions d'âmes religieuses; et moi, depuis tant d'années que j'en puis user, ils ne m'ont rendu ni plus exact, ni plus vigilant, ni plus mortifié, ni plus détaché du monde et de moi-même. Ces moyens auraient converti des peuples entiers d'idolâtres, et ils n'ont pas corrigé dans moi un seul défaut, ni ne m'ont pas fait acquérir une vertu. Malheur à vous, Corozaïn, parce que si Tyr et Sidon avaient vu les mêmes miracles que vous, il y a longtemps que ces villes criminelles se seraient reconnues et qu'elles auraient fait pénitence (1) . Cette malédiction me regarde, et l'application en est bien naturelle et bien juste. Non-seulement Dieu me reprochera l'inutilité de ces moyens si salutaires, mais l'abus formel que j'en fais, lorsque, par ma faute, ils me deviennent même une matière de péché. Car ces moyens, si fréquents et si présents dans ma profession, ne peuvent être des moyens indifférents. Du moment qu'ils me sont inutiles, j'en suis plus coupable et plus condamnable. Suivant cette mesure, quel trésor de colère ai-je amassé contre moi ; et ne dois-je pas craindre qu'il ne m'accable, si je ne prends soin de le diminuer? Hélas! bien loin de le diminuer, je ne fais que l'augmenter tous les jours.

 

TROISIÈME POINT. — Outre les grâces extérieures, il y en a d'intérieures ; et ces grâces intérieures, c'est tout ce que le Saint-Esprit opère en moi, pour me faire connaître les voies de Dieu, et pour me les faire aimer : tant de lumières dont il m'éclaire, tant de vues qu'il me donne de mes devoirs, tant d'inspirations secrètes, tant de bons désirs, tant de remords de ma conscience, tant de mouvements par où il me presse de tenir une autre conduite et de mener une vie plus religieuse. En résistant à toutes ces grâces, qu'ai-je fait? Selon le langage de l'apôtre saint Paul, j'ai résisté au Saint-Esprit même, qui est l'Esprit de grâce; je lui ai fait outrage, j'ai foulé aux pieds le sang de Jésus-Christ, j'ai anéanti par rapport à moi le mérite de sa croix, dont la moindre grâce a été le prix.

Abus que Dieu punit dès à présent par la soustraction de ces mêmes grâces. Je les néglige,

 

1 Luc, X, 13.

 

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et il me les ôte ; je les méprise, et il me les retire. N'est-il pas en cela, comme en tout le reste, souverainement équitable? Châtiment sans miséricorde, puisque cette soustraction de grâces est un mal pur, et sans mélange d'aucun bien. Châtiment que j'ai déjà peut-être éprouvé, et que j'éprouve : car n'est-ce pas de là que je n'ai plus certains sentiments de Dieu que j'avais autrefois, et que ma conscience ne me fait plus certains reproches qu'elle me faisait? Je suis dans un relâchement visible, et cependant j'y vis tranquille et en paix. Cette paix est pire que tous les troubles.

Mais châtiment à quoi surtout nous expose l'abus de certaines grâces d'élite, qui sont dans l'ordre du salut et de la sanctification de l'âme, comme une espèce de crise, semblable à celle qui arrive dans l'ordre de la nature et dans les maladies du corps. Car il y a des jours d'une bénédiction particulière de la part de Dieu, tels que peuvent être pour moi ces jours de solitude et de retraite.

Abuser de ces sortes de grâces, c'est la chose la plus dangereuse, et qui peut avoir les conséquences les plus funestes. Saint Augustin, et une infinité d'autres comme lui, étaient perdus, s'ils n'eussent profité des moments où, par une providence singulière, Dieu avait attaché la grâce de leur conversion. Et combien de religieux sont tombés dans les plus déplorables égarements, pour n'avoir pas, en certaines conjonctures, répondu à Dieu, qui les appelait, et qui les sollicitait de reprendre le soin de leur perfection, qu'ils avaient abandonné?

 

CONCLUSION. — Vous me parlez encore, Seigneur, et ce que j'entends au fond de mon cœur, ce que j'y ressens, ne peut être l'effet que de votre grâce. Heureux que vous ne m'ayez pas délaissé après tant de résistances, ni fermé le sein de votre miséricorde ! Mais pour cette fois ne me rendrai-je pas enfin, et m'obstinerai-je aveuglément à ma perte, lorsque vous travaillez si charitablement et si constamment à mon salut?

Soyez mille fois béni, mon Dieu, de tous les moyens que j'ai eus, par votre providence, dans mon état, pour m'y avancer, et pour en acquérir toute la sainteté. Je ne puis vous en glorifier assez, ni assez vous en témoigner ma reconnaissance très-sincère et très-affectueuse. Mais ce qui fait à votre égard le sujet de mes actions de grâces et des louanges éternelles que je vous dois, c'est par rapport à moi le sujet de ma douleur; et plaise à votre bonté infinie que ce

 

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ne soit pas dans l'éternité le sujet de ma confusion et de mon repentir!

Je croyais, Seigneur, n'avoir à craindre devant vous que mes péchés; mais je vois que vos grâces sont encore plus à craindre pour moi que mes péchés mêmes; ou plutôt que mes péchés ne sont à craindre pour moi qu'à cause de vos grâces. Car si je n'avais reçu de vous nulles grâces, mes péchés ne seraient plus péchés, et je serais à couvert de votre colère et de vos vengeances. Dois-je vous demander pour cela que vous me les enleviez, toutes ces grâces, et que vous en interrompiez le cours? Hé ! Seigneur, où en serais-je alors, et que ferais-je sans vous? Non, mon Dieu, ne m'en retranchez rien, et daignez au contraire les redoubler : c'est toute ma richesse et tout mon espoir. Mais voici ce que je dois conclure, et ce que je conclus en effet : de les faire tontes désormais valoir, autant qu'il dépendra de ma fidélité et d'une pleine correspondance; de n'en plus arrêter les divines impressions, et de ne leur plus prescrire de bornes dans les vues saintes et les desseins qu'elles m'inspireront; d'agir tout le reste de ma vie, et de vous servir selon toute l'étendue et toute l'efficace des moyens dont vous avez bien voulu me gratifier, et dont vous voulez bien ne me pas priver. Ainsi je le promets, ô mon Dieu ! et dans la même résolution que votre prophète, ainsi j'en fais entre vos mains le serment, et je le jure en votre présence.

 

TROISIÈME MÉDITATION.

DE  LA  PERTE  DU  TEMPS.

 

Dum tempus habemus, operemur bonum.

Faisons le bien,  tandis  que  nous  en  avons le temps. (Galat., chap. VI, 10.)

 

PREMIER POINT. Il n'est rien de plus précieux que le temps, puisque c'est le prix de l'éternité. Selon que j'aurai bien ou mal usé du temps que Dieu me donne dans la vie, je serai après la mort, ou récompensé, ou condamné : car chacun recevra suivant ce qu’il aura fait dans le temps (1). Si bien que tout mon salut dépend du temps ; et comme Dieu, en nous créant et nous mettant sur la terre, nous impose à tous une obligation étroite de travailler à notre salut, il nous î'ait par là même à tous un commandement absolu de profiter du temps que nous avons, et de le passer utilement.

Ce n'est pas seulement pour nous, mais encore plus pour lui-même et pour sa gloire, que Dieu nous a donné le temps. Il veut que nous l'employions à le servir et à le glorifier, et que ce soit même là notre première vue dans l'emploi que nous en faisons. Ainsi, ne le pas rendre à Dieu par un saint usage, et le dérober à son service, c'est tomber à l'égard de Dieu dans le même désordre qu'un serviteur qui refuserait son temps à son maître. Suis-je eu effet moins coupable, quand je laisse vainement couler un temps que je dois à Dieu, et que je me dois à moi-même; et puis-je me tenir en assurance, parce que, dans tout le reste ma vie paraît assez unie, et qu'il ne m'échappe

 

1 2 Cor., V, 10.

 

aucune faute grossière ? Sans autre mal, la seule perte du temps n'est-elle pas un grand mal?

D'autant plus grand, que le temps une fois perdu ne revient plus. Où sont pour moi tant d'années déjà passées? Chaque jour, chaque heure, chaque moment pouvait avoir son mérite, et me rapporter au centuple; mais que m'en reste-t-il, et quel fonds ai-je amassé? Où seront à la mort les années que Dieu voudra bien dans la suite m'accorder? Si ce sont des années aussi stériles que les autres, qu'an» rai-je dans les mains, et qu'emporterai-je avec moi? Je les regretterai ; mais tous nies regrets les rappelleront-ils ? Je comprendrai toute la grandeur, et du gain que je pouvais faire, et de la perte que j'aurai faite ; j'en gémirai : mais, malgré mes gémissements, il en faudra toujours revenir à ce point essentiel et à cette triste réflexion, que ces années auront été, et qu'elles ne seront plus; que ce gain était en mon pouvoir, et qu'il n'y sera plus ; que j'aurais pu me garantir de cette perte, et que je ne le pourrai plus. Oh ! que ne suis-je assez heureux pour bien concevoir dès aujourd'hui amibien, dans un sujet aussi important que celui-là, ces deux paroles sont affreuses et désolantes : Je pouvais et je ne puis plus ! J'aurai recours a Dieu ; je lui protesterai mille fois que s'il lui plaisait encore de me donner quelque temps, j'en voudrais ménager jusqu'à la moindre partie. Belles résolutions ! Mais Dieu les écoulera-t-il ?

 

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Ah ! qu'il vaudrait bien mieux les prendre dès maintenant, lorsqu'elles me peuvent être salutaires, et que j'ai le temps de les mettre en pratique ?

 

SECOND POINT. On peut perdre le temps dans l'état religieux, comme on le perd dans le monde ; et communément même les personnes religieuses sont plus exposées à ce désordre, qu'on ne l'est dans le monde, parce qu'elles sont plus dégagées des affaires humaines et des soins temporels qui occupent les gens du monde.

Il y en a dont les observances et les fonctions sont très-bornées, et ne remplissent pas beaucoup de temps. Dès qu'elles y ont donné quelques heures prescrites par la règle, à quoi s'en vont presque toutes leurs journées? Souvent à ne rien faire. Fréquents entretiens, conversations toutes profanes, longues el inutiles visites de la part du monde, curiosité de savoir tout ce qui se passe au dehors et de s'en informer, voilà presque toute leur occupation. On fait tous les jours scrupule aux séculiers de leur oisiveté : mènent-ils une vie plus oisive que celle-là.

D'autres agissent davantage, et sont plus dans l'exercice. Toujours empressées, elles ne se donnent point de relâche. Mais quel est le principe de toutes ces agitations et de tous ces mouvements ? Est-ce l'esprit de leur vocation ? est-ce la volonté de Dieu et l'ordre de leurs supérieurs? Bien loin de cela, ce serait assez que l'ohéissance exigeât d'elles tout ce qu'elles l'ont, pour qu'il leur devînt ou qu'il leur parût insoutenable. Ce n'est donc que leur inquiétude et leur impétuosité naturelle qui les conduit. D'où il arrive qu'elles s'ingèrent en mille allaites, soit domestiques, soit étrangères, qui ne les regardent point. Elles voudraient être de tout et vaquer à tout, hors à leur devoir. Est-ce là employer le temps, ou n'est-ce pas le dissiper?

Enfin plusieurs ont suffisamment de quoi s'occuper dans l'observation de la discipline religieuse, et dans les emplois et le travail dont elles se trouvent chargées. Mais on peut dire encore que presque tout leur temps et tous leurs moments sont perdus, parce qu'elles ne s'acquittent de leurs obligations qu'avec une négligence extrême, ou que dans des vues tout humaines. Le temps n'est utile qu'autant qu'il est employé selon le bon plaisir de Dieu, et qu'il sert a notre profit spirituel : or ce qui se fait nonchalamment  ou trop humainement peut-il être agréable à Dieu ; et dès qu'il ne peut plaire à Dieu, quel avantage devant Dieu en pouvons-nous retirer?

De tout ceci je dois apprendre : 1° Qu'après avoir satisfait à mes observances et à tout ce qui est de mon ministère, s'il me reste encore du temps, je n'en suis pas tellement le maître, qu'il me soit permis de le consumer en de vains amusements. Il n'y a point de loi particulière qui me détermine l'emploi que j'en dois faire ; mais il y a toujours une loi générale qui m'ordonne d'en faire un bon emploi. 2° Qu'une vie très-laborieuse me peut être très-infructueuse, parce que les soins dont elle est remplie ne sont point tant de ma profession que de mon choix, et que c'est moi qui volontairement , et aux dépens mêmes de la régularité, me les suis imposés. 3° Que pour un saint usage du temps, ce n'est point assez que toutes mes occupations soient saintes et religieuses dans leur substance, si elles ne le sont dans leurs circonstances ; et qu'en gardant ma règle, je puis perdre mon temps, dès que je n'en prends que le corps et que j'en laisse l'esprit. D'où il m'est aisé de voir, mais avec la plus sensible douleur, combien de temps j'ai perdu jusques à cette heure, et si je puis même faire fond sur un seul jour.

 

TROISIÈME POINT. — Quoique, dans un sens, le temps perdu soit irréparable, il ne l'est pas dans un autre ; car il ne tient qu'à moi de le racheter, selon cette parole expresse de l'Apôtre : Rachetez le temps  (1). Ces ouvriers de l'Evangile qui vinrent les derniers et vers le milieu du jour, reçurent la même récompense que les premiers qui avaient travaillé dès le matin : pourquoi? parce que, dans le peu de temps qu'ils eurent, ils firent plus de diligence, et qu'ils redoublèrent d'autant plus leur activité, qu'ils étaient venus plus tard. Voilà comment il est encore dans mon pouvoir de regagner, par mon application et par ma ferveur, tout ce que mes dissipations et mes lâchetés m'ont enlevé.

Il faut que je répare tant de mauvais jours où je n'ai rien mérité auprès de Dieu, ni rien acquis pour le ciel. Ce sont là proprement mes mauvais jours ; car ce que je dois regarder comme de mauvais jours pour moi ne sont pas ceux où j'ai eu des croix à porter, ni des peines, des infirmités à endurer. Au contraire, ces jours pénibles et fâcheux selon les sens, ces jours d'épreuve, sont pour les âmes

 

1 Ephes., V, 16.

 

vraiment chrétiennes et religieuses de bons jours ; mais tant de jours d'une vie lente et paresseuse, d'une vie toute distraite, sans recueillement, sans réflexion, sans mortification , voilà encore une fois les mauvais jours que j'ai à racheter.

Heureux que Dieu m'en donne le temps ! C'est une grâce des plus précieuses ; mais, pour profiter de cette grâce, il n'y a point à différer: tout retardement serait à craindre, puisque je ne sais si cette ressource ne me manquera pas dans peu. Je sais bien qu'en usant comme je le dois du temps à venir, je puis suppléer au temps passé; mais je ne sais combien durera cet avenir, et rien n'est plus incertain. Je sais bien que Dieu m'accorde le présent que j'ai ; mais je ne sais s'il m'accordera l'avenir que je n'ai pas. Il est donc de la sagesse de faire valoir, autant qu'il me sera possible, ce présent que j'ai, et de me hâter là-dessus, parce qu'il n'y a que ce présent sur quoi je puisse compter. Quand même je me tiendrais assuré de cet avenir que je n'ai pas, serait-ce trop de le consacrer tout à Dieu , et en aurais-je plus qu'il ne faut pour me dédommager de toutes mes pertes? Marchons pendant que la lumière nous éclaire (1) : la nuit vient, cette nuit éternelle, où l'on n'est plus en état de travailler ni d'avancer (2).

 

CONCLUSION. — Dieu de miséricorde , Seigneur, vous me voyez à vos pieds, prosterné et humilié, comme ce serviteur insolvable qui, par sa prière, toucha le cœur de son maître et en fut favorablement écouté. Vous pouvez ordonner

 

1 Joan., XII, 35. — 2 Ibid., IX, 4.

 

de mon sort. C'est vous qui avez mesuré le nombre de mes jours, et il ne tient qu'à vous de les abréger tant qu'il vous plaira; mais encore un peu de patience, ô mon Dieu, et je vous rendrai tout (1). Encore quelque temps, et je n'oublierai rien pour vous satisfaire.

J'y suis assez intéressé pour moi-même, Seigneur ; et si vous me refusez le peu de délai que j'ose vous demander, que deviendrai-je? en quelle pauvreté et en quelle misère paraîtrai-je devant vous ! Les saints désiraient que le temps finît pour eux, et ne soupiraient qu'après l'éternité. Je ne m'en étonne pas : c'étaient des saints. Leurs années étaient des années pleines ; et, après s'être enrichis sur la terre, il ne leur restait plus que d'aller dans votre royaume goûter les fruits de leurs travaux. Mais moi, mon Dieu , je crains la fin du temps, et j'ai bien sujet de la craindre. Je crains que la mort ne vienne trop tôt, ut qu'elle ne me ravisse des jours qui nie sont si nécessaires, et qui seuls peuvent compenser en quelque sorte tous les autres jours de ma vie. Votre providence, Seigneur, ne m'abandonnera pas, et c'est en elle que je me confie ; mais, dans cette confiance, je ne veux pas perdre désormais un moment. Je n'attendrai point à commencer demain ; dès ce jour et dès cet instant je commence. C'est bien tard, ô mon Dieu ! mais après tout il est encore temps. Tous les temps ne sont pas propres au service du monde ; mais dans tous les temps on peut vous aimer, Seigneur, vous servir et se sanctifier.

 

1 Matth , XVIII, 29.

 

CONSIDÉRATION SUR L'OFFICE DIVIN.

 

L'office divin est un des plus communs et des plus saints exercices de l'état religieux, et il y a là-dessus quatre obligations principales qui me regardent, et qui demandent une sérieuse réflexion.

PREMIER POINT. — La première obligation, par rapport à l'office divin, est de le réciter. C'est un tribut de louanges que je dois à Dieu, et que Dieu exige de moi en vertu de ma profession , comme il l'exige des prêtres en vertu de leur caractère, et des bénéficiers, en vertu des titres ou des revenus qu'ils possèdent.

Manquer à l'office divin, ou en omettre quelque partie notable , c'est donc une offense griève, parce que c'est violer un précepte qui, selon tous les maîtres de la morale chrétienne. oblige sous peine de péché, et même de péché mortel. Ainsi je dois considérer l'office divin comme une des plus essentielles fonctions de mon état, comme une des plus importantes et des plus ordinaires occupations de ma vie, comme ce qui doit être particulièrement mon office (car de là vient qu'il est appelé office), et par conséquent comme un devoir que je dois préférer à toutes les affaires humaines. Malheur

 

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à moi si c'était celui qui me touchât le moins, et dont je fusse moins en peine de me bien acquitter !

Sainte obligation, qui m'engage à faire sur la terre ce que les bienheureux font dans le ciel, et ce que j'y ferai éternellement moi-même , si je parviens jamais a ce royaume. Sainte obligation, qui me fait entrer dans l'esprit de l'Eglise; car l'office divin est spécialement la prière de l'Eglise; et quand je la récite, je prie au nom de toute l'Eglise. C'est l'Eglise qui Oie fait prier, et qui m'apprend à prier; et il est vrai que cette seule prière, si je la faisais comme il faut, me suffirait pour me rendre parfait selon Dieu, et pour m'entretenir habituellement dans la présence de Dieu. Sainte obligation , qui me donne droit, quand j'y satisfais, de dire à Dieu, comme le Prophète royal : Je vous ai loué, Seigneur , sept fois le jour (1). David, tout chargé qu'il était du gouvernement d'un empire, avait pour louer Dieu, ses heures réglées, et il se faisait une loi de s'y assujettir : sera-ce une sujétion trop onéreuse pour moi de réciter l'office divin aux heures et aux temps prescrits par l'Eglise ; et si je n'ai sur ce point nulle régularité , si je n'y garde nul ordre, et que je ne suive que mon caprice, ou que je n'aie égard qu'à ma commodité, suis-je excusable devant Dieu , et n'est-ce pas un juste sujet de scrupule? l'Eglise a eu ses vues dans la distribution de son office, et dans le partage des heures et des temps qu'elle y assigne. Dois-je compter pour rien d'aller contre les vues de l'Eglise, et de ne vouloir pas me faire quelque violence pour m'y conformer?

 

SECOND POINT. — Une seconde obligation à l'égard de l'office divin est de le bien réciter; c'est-à-dire de le réciter respectueusement, attentivement, dévotement: trois circonstances indispensablement requises.

Respectueusement : les plus hautes puissances du ciel tremblent devant Dieu en le louant; de quelle frayeur et de quel tremblement ne dois-je pas être saisi, moi qui ne suis que cendre et que poussière? Si donc il m'arrive de réciter ces saintes prières de l'Eglise avec une précipitation que je ne voudrais pas avoir en toute autre chose ; avec un air de négligence dont je me suis fait, sans y penser, une mauvaise habitude; dans des postures indécentes, et peu convenables à un devoir de religion ; dès là, bien loin d'honorer Dieu, je lui perds le respect, et je l'offense.

 

1 Psal., CXVIII, 164.

 

Attentivement : car l'Eglise, en me commandant l'office divin, me commande un culte raisonnable. Or ce n'est plus un culte raisonnable, quand ma raison n'y a plus de part; et quelle b  part ma raison y peut-elle avoir, lorsqu'elle n'y fait nulle attention ? Prier, c'est élever son esprit à Dieu : je cesse donc de prier, dès que  l'élévation de mon esprit à Dieu vient de cesser ;  et, par une suite naturelle , le même précepte , qui m'oblige à prononcer distinctement les louanges de Dieu , m'oblige à m'y appliquer ; d'où il faut enfin conclure que d'être volontairement distrait pendant l'office divin, ou,  ce qui revient au même, que de ne faire nul effort pour  me dégager des distractions qui m'y surviennent et que je remarque, c'est me rendre coupable du même péché que si je l'avais tout à fait omis.

Dévotement : dans cet hommage et ce sacrifice que je présente à Dieu, le cœur et l'esprit doivent agir de concert ; autrement, mon attention même ne serait plus qu'une pure spéculation. C'est dans le cœur que consiste le mérite de la prière; et si mon cœur n'est touché, je deviens semblable à ces Juifs que Jésus-Christ, dans l'Evangile , traitait d'hypocrites, et dont il disait: Ce peuple m'honore des lèvres, mais le cœur est éloigné de moi (1). Qu'une de ces trois conditions me manque, qu'ai-je alors à craindre? ce que déplorait saint Augustin , et ce qu'il se reprochait à lui-même. Hélas ! s'écriait-il, je deviens plus criminel par cela même qui devrait me rendre plus saint; et qui me justifiera devant Dieu, si mes prières mêmes servent à me condamner?

 

TROISIÈME POINT. — La troisième obligation qui concerne l'office divin, est d'assister au chœur, où on le récite solennellement. Puisque le chœur est un des engagements de l'état que j'ai embrassé, et de la communauté dont je suis membre, tous les sujets qui le composent y sont également obligés, et je ne suis pas plus autorisé que les autres à m'en dispenser. Par conséquent, si je m'absente du chœur sans raison et sans nécessité ; si je m'en absente sans en avoir demandé et en avoir obtenu la permission ; si je m'en absente sans en faire aucune réparation : tout cela, ce sont autant de péchés dont je charge ma conscience, et dont je répondrai à Dieu.

Rien de plus pernicieux que cette liberté de s'absenter du chœur. S'en absenter sans nécessité et sans une nécessité absolue, c'est la

 

1 Matth., XV, 8.

 

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marque visible d'une âme qui se refroidit, et qui perd sa première ferveur. S'en absenter de soi-même et sans permission, c'est la marque infaillible d'une âme qui se licencie, et qui secoue le joug de l'obéissance. S'en absenter impunément et sans être tenu à nulle réparation, c'est la marque évidente d'une communauté qui se dérègle, et qui dégénère de son ancienne discipline. En combien de maisons religieuses ce qui était dans son origine, et ce qui paraît encore perfection et austérité, devient-il l'occasion d'un véritable relâchement? Se lever, comme le Roi-prophète, au milieu de la nuit, pour louer en commun le Seigneur, rien de plus saint pour le petit nombre de ceux et de celles qui le pratiquent; mais rien en même temps de plus propre à favoriser la paresse du grand nombre, qui s'en exempte sous des prétextes de faiblesse, et de besoins plus imaginaires que réels.

Par une règle toute contraire, assister exactement au chœur, ne s'en dispenser jamais que pour de solides raisons, et qu'après les avoir soumises au jugement et à la décision des supérieurs; ne point écouter de frivoles excuses que la nature suggère, et les rejeter comme des illusions; se faire une pénitence et une mortification de son assiduité, et l'offrir dans cette vue à Dieu, c'est la marque indubitable d'une âme fidèle à ses devoirs, et qui aime sa profession. Et de même enfin, maintenir cette régularité dans toute sa vigueur, ne point tolérer sur cela les licences et les abus, en empêcher la prescription par le soin qu'on a de les punir, c'est la marque sensible et certaine d'une communauté fervente, et qui conserve l'esprit de Dieu.

Cette assistance au chœur m'est plus avantageuse qu'elle ne me doit être pénible. Outre les grâces particulières qui y sont attachées, selon la parole de Jésus-Christ, qui nous a dit expressément que là où plusieurs sont assemblés en son nom, il est au milieu d'eux (1) ; en assistant au chœur, il me sera beaucoup plus facile d'éviter toutes les fautes à quoi je suis sujet, et qui me sont si fréquentes, quand je récite en particulier mon office. L'émulation, l'exemple inspirent plus de retenue ; et la présence des autres, au lieu d'être une matière de distraction, contribue infiniment à recueillir l'âme, et à la remplir des sentiments de piété !es plus vifs et les plus ardents. Les premiers

 

1 Matth., XVIII, 10.

 

chrétiens allaient tous les jours au temple, et s'y réunissaient pour célébrer ensemble les grandeurs de Dieu, et pour lui rendre unanimement des actions de grâces. Ce n'était pas en vain : le Saint-Esprit descendait sur ces troupes dévotes, et c'était alors qu'il leur communiquait ses dons avec plus d'abondance.

 

Quatrième point. — Il y a une dernière obligation, qui est de chanter l'office divin. Car l'assistance au chœur qui m'est ordonnée n'est point une simple comparution, ni une vaine représentation de ma personne. J'y vais pour y faire mon devoir, et c'est un de mes devoirs que de soutenir le chant qui a été établi, et qui fait une partie du culte de Dieu. J'y vais pour partager avec les autres le travail, aussi bien que le mérite de ce pieux exercice. J'y vais pour former avec eux, par l'union de nos voix, ces harmonieux concerts, où l'Eglise militante et l'Eglise triomphante joignent mutuellement et si saintement leurs célestes accords en l'honneur de la majesté divine.

Comme David ne séparait point le chant de la psalmodie, je ne dois point non plus séparer l'un de l'autre, puisque l'obligation est égale pour l'un et pour l'autre. Seigneur, disait à Dieu ce saint roi, nous solenniserons vos merveilles, et en chantant, et en psalmodiant (1). Voilà à quoi m'engage la qualité de religieux ou de religieuse du chœur. Si j'en ai le titre, c'est pour en faire les fonctions, quelque fatigantes qu'elles me paraissent et qu'elles puissent être en effet. Quand donc je m'épargne au chœur, et que je me ménage ; quand, par un excès de délicatesse, et pour ne pas intéresser une santé dont j'ai trop de soin, je n'y chante que faiblement, ou je n'y chante point du tout; quand ma présence n'y est d'aucun soulagement pour les autres et de nul secours, je n'observe pas ce que l'Eglise et la religion veulent de moi. Je prétends avoir peu de santé, et si cela est, on ne me refuse point dans le besoin les dispenses nécessaires : mais du reste, quelque peu de santé que j'aie, à quoi puis-je mieux l'employer qu'à chanter les louanges de mon Dieu ? L'user de la sorte, c'est accomplir à la lettre ce que saint Paul nous a si fortement recommandé, de faire de notre corps une hostie vivante, et de l'immoler au Seigneur.

 

1 Psal., XX, 14.

 

 

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