NUIT OBSCURE II

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LIVRE II

 

OU L'ON TRAITE DE LA PURGATION LA PLUS INTIME, QUI EST LA SECONDE NUIT, C'EST-A-DIRE LA NUIT DE L'ESPRIT.

 

CHAPITRE PREMIER  On parle de la seconde nuit, qui est la nuit de l'esprit, et on remarque le temps où elle commence.

CHAPITRE II  De quelques imperfections de ceux qui avancent.

CHAPITRE III  Remarques nécessaires pour entendre les choses qui suivent.

CHAPITRE IV  On explique une seconde fois le premier cantique.

CHAPITRE V  On fait voir, en donnant la connaissance du premier vers, comment la contemplation obscure est la nuit et le tourment de l'âme.

CHAPITRE VI  Des autres peines que l’âme souffre en cette nuit.

CHAPITRE VII  On continue de traiter de la même matière, et des autres afflictions de la volonté.

CHAPITRE VIII  De quelques nouvelles souffrances de l’âme, tandis que cet état dure.

CHAPITRE IX  Comment cette nuit, quoiqu'elle obscurcisse l'esprit, est une disposition nécessaire pour l'éclairer.

CHAPITRE X  On apporte une comparaison pour expliquer cette purgation.

CHAPITRE XI  On commence à donner l'interprétation du second vers du premier cantique, et on prouve comment le grand amour qui s'allume dans l’âme est le fruit de ses rigoureuses peines.

CHAPITRE XII  On montre que cette nuit horrible est le purgatoire de l'âme, et que comme la sagesse divine éclaire les anges dans le ciel, de même elle illumine les hommes sur la terre pendant que cette nuit dure.

CHAPITRE XIII  Des autres effets que la nuit de cette contemplation opère dans l'âme.

CHAPITRE XIV  On explique les trois derniers vers du premier cantique.

CHAPITRE XV  Déclaration du second cantique.

CHAPITRE XVI  On découvre, en exposant le premier vers, comment l'âme marche sûrement dans cette obscurité.

CHAPITRE XVII  On fait connaître, dans la déclaration du second vers, comment cette obscure contemplation est secrète.

CHAPITRE XVIII  De quelle manière cette sagesse secrète est aussi un degré par lequel l’âme monte vers Dieu.

CHAPITRE XIX  Explication des dix échelons de l'échelle mystique de. l'amour divin. — On commence par les cinq premiers.

CHAPITRE XX  Les effets des cinq derniers degrés de l'amour divin.

CHAPITRE XXI  On explique ces paroles, l'âme déguisée, et on met devant les yeux les différentes  couleurs qu'elle prend, lorsque, pendant cette nuit obscure, elle passe par plusieurs changements.

CHAPITRE XXII  Explication du troisième vers du second cantique.

CHAPITRE XXIII  On donne l'explication du quatrième vers, et on décrit l'admirable retraite de l'âme, où le démon n'a nul accès, quoiqu'il entre en d'autres retraites plus sublimes.

CHAPITRE XXIV  Éclaircissement du dernier vers du second cantique. Pendant que ma maison était tranquille.

CHAPITRE XXV  On expose en peu de mots le sens du troisième cantique.

 

CHAPITRE PREMIER
On parle de la seconde nuit, qui est la nuit de l'esprit, et on remarque le temps où elle commence.

 

Dieu ne met pas l'âme qu'il veut élever à une perfection plus éminente, dans l'union de l'amour divin, aussitôt qu'elle est sortie des sécheresses et des afflictions de la nuit des sens : au contraire, après qu'elle a passé par les exercices des commençants, elle demeure plusieurs années dans l'état de ceux qui avancent. Alors, semblable à une personne qui s'est échappée d'une obscure prison, elle s'attache aux choses divines avec plus d'étendue de cœur et avec plus de satisfaction qu'auparavant, et elle goûte des délices plus grandes et plus intérieures qu'elle n'en sentait au commencement, avant qu'elle entrât dans la première nuit. Son imagination et ses puissances ne sont plus assujetties aux représentations, aux pensées, aux raisonnements spirituels; car elle se trouve incontinent plongée, sans ces opérations, dans une contemplation pleine d'amour et de douceur. Elle n'est pas néanmoins encore dégagée de toutes ses imperfections. Ce qui vient de ce que l'esprit n'est pas encore parfaitement purifié, parce que la liaison naturelle et nécessaire qui est entre la partie inférieure et la partie supérieure, est cause que l'âme, nonobstant la purgation des sens la plus rigide, succombe à beaucoup de faiblesses, jusques à ce qu'elle ait passé par la nuit ou purgation de l'esprit. C'est pourquoi il faut absolument qu'elle endure des sécheresses, des obscurités, des afflictions plus grandes que les premières : toutes ces peines sont les présages et les avant-coureurs de la nuit de l'esprit qui doit bientôt suivre. Elles ne durent pas néanmoins si longtemps que la nuit qu'on attend; car quelques iours après que cette nuit ou cette tempête a commencé et est finie, l'âme recouvre sa tranquillité : et c'est ainsi que Dieu purifie les Personnes qui ne doivent pas monter a un si haut degré d'amour.

 

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Il les expose de telle sorte à cette nuit et à cette purgation, qu’il fait tantôt lever, tantôt coucher le soleil sur elles; je veux dire qu’il les comble quelquefois de ses lumières, et quelquefois il les en prive. Et alors cette parole de David est accomplie : Le Seigneur envoie le cristal de sa glace comme de petites bouchées ( Psal. CXLVII, 6) ; c'est-à-dire qu'il nourrit les âmes d'une contemplation obscure et insensible ; mais cet aliment spirituel n'est pas si fort, et ne se fait pas si bien sentir que les ténèbres horribles de la contemplation où Dieu engage l'âme qu'il vent favoriser de l'union divine.

Cette douceur intérieure se répand dans ces âmes et sur leurs sens, avec plus d'abondance et de sentiment qu'auparavant. Car le sens, étant plus épuré de la matière, est plus capable de goûter à sa façon les plaisirs de l'esprit. Et, parce que  cette partie sensitive est faible. et ne peut comprendre ni soutenir les choses grandes et difficiles qui appartiennent a l'esprit, ceux qui profitent en la vie spirituelle tombent en plusieurs infirmités, en plusieurs pertes, et en de grandes peines d'esprit, qui naissent de la communication des choses spirituelles à la partie sensitive : Car le corps qui se corrompt, dit le Sage, appesantit l'âme ( Sap., IX, 15.). De là vient aussi que les communications de ces biens ne peuvent être ni fortes, ni assez spirituelles pour conduire à la parfaite union de Dieu, parce qu'il s'y glisse toujours beaucoup de sensualité et de corruption.

C'est de là que prennent leur origine les extases et les violentes secousses du corps, jusqu'à disloquer en quelque manière les os, parce que ces communications ne sont pas purement spirituelles, c'est-à-dire ne se font pas à l'esprit seul, telles qu'elles se trouvent dans les parfaits qui ont été purifiés dans la seconde nuit, et qui ne sont plus sujets à ces ravissements ni à ces agitations de corps, parce qu'ils jouissent d'une pleine liberté d'esprit, sans souffrir ni l'obscurité ni l'abstraction du sens. Afin qu'on voie clairement combien il est nécessaire que ceux qui profitent entrent dans cette nuit de l'esprit, nous apporterons ici quelques-uns des défauts et des dommages auxquels ils sont infailliblement exposés.

 

CHAPITRE II
De quelques imperfections de ceux qui avancent.

 

Ceux qui profitent en la vie intérieure ont deux sortes d'imperfections, les unes habituelles, les autres actuelles. Les habituelles

 

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sont  les affections et les habitudes imparfaites qui sont demeurées , comme des racines dans l'esprit, et que la purgation du sens n'a pu arracher. Il y a la même différence entre les imperfections actuelles et les habituelles, que celle qui se trouve entre la facilité de couper une petite branche d'arbre et d'ôter une tache nouvelle, et la difficulté d'arracher une grosse racine et d'effacer une vieille tache. Car la purgation du sens n'est que le commencement et la porte, pour parler ainsi,  de la contemplation qui tombe dans l'esprit; et elle sert  plus à soumettre le sens à l'esprit, qu'à unir l'esprit à Dieu. Cependant les souillures du vieil homme  restent dans l'esprit ,  quoiqu'il  ne  les connaisse pas et  qu'il ait un sentiment contraire : de sorte que, si cette nuit ne les lave des eaux d'une violente  mortification, il n'arrivera jamais à la pureté de l'union divine.

Ces hommes-là souffrent aussi la stupidité naturelle de l'esprit dont le péché originel est la cause; ils sont encore sujets aux dissipations et aux épanchements. Il faut que tout cela soit purifié dans les ténèbres et dans les croix de  cette nuit. Tous les avançants, qui ne sont pas encore sortis des bornes de leur état, sont engagés dans ces imperfections habituelles, qui ne peuvent subsister avec l'état

de l'union divine.

Pour ce qui regarde les imperfections actuelles, tous n'en sont pas atteints également. Il y eu a qui possèdent les biens spirituels si superficiellement, et qui sont exposés à la corruption des sens avec tant de violence, qu'ils tombent dans la plupart des inconvénients cl des dangers dont nous avons parlé au commencement. En effet, ils font toujours plusieurs opérations des sens  et de l'esprit où il se môle plusieurs visions imaginaires ; ce  qui arrive communément à ceux qui sont en cet état. D'ailleurs, le démon se sert souvent en ce temps-là de ces représentations et de noire imagination, pour tendre des pièges à l'âme et pour la séduire. Car il lui est facile, en lui imprimant des sentiments pleins de charmes, de la frapper de stupidité et de la tromper, lorsqu'elle n'a pas soin de se résigner à la volonté de Dieu et de résister à toutes ces visions et à toutes les douceurs qui flattent les sens et le cœur. Ce malin esprit peut encore persuader à ces gens-là que ces images sensibles, quoique très-vaines,  et ces prophéties, quoique très-fausses, sont solides et véritables. Il leur donne assez de présomption pour croire que Dieu et les saints  leur parlent. Il est néanmoins très-certain qu'ils ne suivent alors que les égarements de leur imagination, et qu'ils n'ajoutent foi qu'aux chimères de leur cerveau. Ce prince des ténèbres a coutume aussi de les enfler d'orgueil, au point de se faire voir à tout le monde dans les actions extérieures qui ont l'air de

 

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sainteté, telles que sont les extases et les œuvres d'éclat, qui nourrissent leur vanité et leur arrogance. Ils deviennent hardis et peu respectueux envers Dieu, parce qu'ils perdent  cette crainte salutaire qui conserve toutes les vertus. Quelques-uns même s'engagent si avant dans ces embûches du démon, et s'endurcissent de telle sorte en ces illusions, que leur retour à la vertu toute pure et au véritable esprit de Dieu n'est ni constant ni sincère. La source de leur malheur n'est autre que leur trop grande avidité de ces goûts spirituels, leur trop violent attachement à ces représentations extraordinaires, et l'assurance avec laquelle ils s'y occupèrent lorsqu'ils commencèrent à s'avancer dans les voies spirituelles.

J'aurais beaucoup d'autres choses à dire des défauts de ceux qui profitent dans la vie intérieure, mais je serais trop long. J'ajoute seulement que c'est une nécessité inévitable de s'en purifier dans cette seconde nuit, avant que d'acquérir l'union divine; et qu'ensuite l'âme marchera par une foi obscure et toute pure, comme parle chemin propre à la conduire à ce terme, selon l'expression du prophète Osée : Je vous épouserai en la foi ( Osée, II, 20) ; c'est-à-dire : Je vous unirai à moi.

 

CHAPITRE III
Remarques nécessaires pour entendre les choses qui suivent.

 

Pour développer nettement  cette matière, il faut remarquer l'ordre que tiennent ceux qui sont dans leur avancement spirituel. D'abord ils reçoivent des communications fort agréables; puis la partie sensible de l'homme, attirée par la douceur qui rejaillit sur elle, s'accommode à l'esprit, et conspire avec lui pour atteindre au même but. Cependant ces deux parties, la sensitive et la spirituelle, se nourrissent du même aliment, chacune selon sa nature. Elles se disposent ainsi d'un commun accord à supporter la rigoureuse purgation de l'esprit, qu'elles doivent bientôt sentir pour être parfaitement délivrées de leurs imperfections. Car l'une n'est jamais purifiée exactement sans l'autre; et l'entière purgation des sens ne s'accomplit que quand celle de l'esprit commence. Si bien que la nuit des sens se doit nommer plutôt la réformation et la modération des passions que la délivrance de leurs imperfections. La raison en est que les désordres de la partie animale ont leur force et leur racine dans l'esprit. Ainsi, tandis que les révoltes et les dérèglement

 

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des mauvaises habitudes ne seront pas purifiés, les deux parties de l'homme ne peuvent être affranchies de leurs défauts. Mais elles se purifient toutes deux dans cette seconde nuit, parce que c'est le but et la fin où cette même nuit nous mène. Aussi est-il expédient à la partie animale de passer la première nuit et d'acquérir la tranquillité qu'elle nous apporte, afin qu'unissant ses forces avec celles de la partie supérieure, elles parviennent toutes deux à une purgation plus excellente, et qu'elles supportent avec plus de fermeté les peines de la nuit de l'esprit : fermeté absolument nécessaire pour souffrir un état si dur et si incommode. Car si la faiblesse de la partie inférieure n'avait été corrigée par la force que Dieu lui a donnée dans les douces communications qu'il lui a faites de lui-même, la nature n'aurait pu avoir ni le courage, ni les dispositions suffisantes pour soutenir la véhémence de  cette purgation.

C'est pourquoi la manière  d'opérer avec Dieu que ceux qui avancent tiennent, est très-basse et très-vile, parce qu'ils n'ont pas encore l'esprit épuré ni éclairé, et que, pour cette cause, ils pensent et parlent de Dieu comme des enfants, semblables à l'Apôtre, qui dit de lui-même : Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant ; j'avais des sentiments d'enfant, des pensées d'enfant ( I Cor., XIII, 11). Ce qui vient de ce qu'ils ne sont pas encore arrivés à l'union de Dieu, par le moyen de laquelle étant devenus grands, ils font des œuvres spirituelles très-relevées, parce qu'elles viennent  d'une puissance plutôt  divine qu'humaine ( Ephes., IV, 23, 24.). Et d'autant que Dieu veut les dépouiller du vieil homme et les revêtir du nouveau, qui est créé selon Dieu, et faire en sorte que l'état nouveau de leur esprit produise en eux une transformation, comme parle saint Paul ( Rom., XII, 2.), il prive de toutes choses leurs puissances, leurs passions, leurs sens, tant spirituels que corporels, tant intérieurs qu'extérieurs, et, pour cet effet,  il laisse l'entendement dans les ténèbres, la volonté dans les sécheresses, la mémoire dans la privation de toute espèce et de tout souvenir. Il laisse aussi l'âme dans l'affliction, dans l'amertume, dans l'abattement du cœur, afin que ce dénûment soit un des principes qui sont nécessaires à l'esprit pour l'introduire dans l'union de l'amour divin. Dieu opère toutes ces choses dans l'âme par une contemplation également pure et secrète, comme l'âme même le dit dans son premier cantique. Mais, quoique ce cantique ait été expliqué au commencement de la

 

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nuit des sens, néanmoins l'âme l'entend aussi de la nuit de l'esprit parce que cette nuit est la principale purgation de l'âme. C'est pourquoi nous en parlerons encore suivant  cette seconde explication. 

 

 

CHAPITRE IV
On explique une seconde fois le premier cantique.

 

 

En una noche oscura, 

Con ansiasos amores inflamada,

O dichosa ventura !

Sali sin ser notada,

Estando ya mi casa sosegada.

 

 

Pendant une nuit obscure,

Enflammée d'un amour inquiet,

O l'heureuse fortune !

 Je suis sortie sans être aperçue,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

 

En appliquant maintenant le sens de ce cantique à ces fermes, purgation, contemplation, nudité ou pauvreté d'esprit, car ils signifient presque la même chose en cet endroit, nous pouvons l'exposer comme si l'âme disait : Je suis sortie sans que la sensualité et le démon m'aient fait obstacle; je suis sortie, dis-je, de moi-même, et de ma basse, faible et pauvre manière de connaître, d'aimer et de goûter Dieu; et j'en suis sortie sans être appuyée sur mes opérations; j'en suis sortie pendant que mon entendement était environné de ténèbres, pendant que ma volonté était accablée de tristesse, pendant que ma mémoire était pénétrée d'affliction; j'en suis sortie en m'abandonnent par la foi pure à l'obscurité, qui n'est autre chose que la nuit de mon esprit et de mes puissances naturelles.

Cette sortie m'a comblée de bonheur; car j'ai été aussitôt élevée à des opérations toutes divines et à des conversations très-familières avec Dieu; c'est-à-dire : Mon entendement a passé d'un état humain à un état divin. Car, en m'unissant à Dieu par  cette purgation. je n'ai plus une connaissance faible et bornée comme elle était; mais je connais par la sagesse divine à laquelle je me suis unie.

Ma volonté est aussi sortie d'elle-même et devenue en quelque façon divine; car étant unie à l'amour divin, elle aime, non plus par ses premières forces, mais par les forces de l'esprit divin. Ainsi elle ne fait plus d'une manière humaine des actes d'amour pour son Créateur.

Ma mémoire est remplie des images de la gloire céleste et éternelle. Toutes mes puissances enfin, et toutes mes affections sont renouvelées par la nuit de l'esprit et par le dépouillement du vieil homme; de sorte qu'elles semblent changer de nature et ne plus goûter que des délices spirituelles et divines.

 

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CHAPITRE V
On fait voir, en donnant la connaissance du premier vers, comment la contemplation obscure est la nuit et le tourment de l'âme.

 

Pendant une nuit obscure.

 

Cette nuit obscure est une influence de Dieu sur l'âme, qui la délivre de ses ignorances et de ses imperfections habituelles, naturelles et spirituelles. Les contemplatifs l'appellent la contemplation infuse, ou la théologie mystique, et Dieu y enseigne secrètement l'âme et la perfectionne en son amour. Mais l'âme ne fait alors, de sa part, que s'appliquer amoureusement à Dieu, pour l'écouler et pour recevoir ses lumières, sans comprendre toutefois comment se passe cette contemplation; parce que c'est l'amoureuse sagesse de Dieu qui produit ces effets particuliers dans l'âme, en la disposant à l'union divine par la pureté et par les lumières qu'elle lui donne. De là vient que la même sagesse, qui purifie les esprits bienheureux et qui les illumine, purifie aussi l'âme et l'éclaire en cet état.

Si quelqu'un demande pourquoi l'âme donne le nom de nuit obscure à la lumière divine qui dissipe ses ignorances, je réponds que cette divine sagesse est non-seulement la nuit de l'âme, mais encore son supplice, pour deux raisons. La première est que la sublimité de la sagesse divine surpasse de telle sorte la capacité de l'âme, que ce n'est que nuit et que ténèbres pour elle. La seconde : la bassesse et l'impureté de l'âme sont telles, que cette sagesse la remplit de peines et d'obscurités.

Pour entendre la première raison, il faut supposer la doctrine du philosophe, qui enseigne que plus les choses divines sont claires et manifestes d'elles-mêmes, plus elles sont naturellement obscures et cachées à l'âme : comme la lumière, plus elle est vive et brillante, plus elle éblouit et aveugle le hibou; et comme plus quelqu'un regarde fixement le soleil, plus il se couvre les yeux de ténèbres, à cause de l'excès des rayons qui les frappent, et de la faiblesse de sa vue. Ainsi lorsque la lumière divine de  cette contemplation entre dans l'âme qui n'est pas encore bien éclairée, elle répand sur elle de ténèbres spirituelles qui la privent de son intelligence naturelle.

Pour cette raison, saint Denis et les autres théologiens mystiques appellent la contemplation infuse des rayons de ténèbres à l'égard de l'âme qui n'est pas purifiée et illuminée, parce que l'excessive lumière de cette contemplation surpasse et éteint les forces naturelles de l'entendement. C'est pourquoi David dit que Dieu est environné

 

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de nuages et d'obscurité ( Psal., XCVI, 2). Ce n'est pas, si on examine la chose en elle-même, qu'on la trouve telle que les paroles la représentent; mais elle paraît telle au regard de nos faibles esprits, qui ne peuvent s'élever à une lumière m sublime, et qui sont éblouis et obscurcis de son éclat. Le même roi ajoute que les nuées, frappées de la clarté brillante de Dieu, se sont dissipées en sa présence ( Psal., XVII ; 13). Ainsi la splendeur de Dieu répand des ténèbres entre lui et nos esprits, qui sont aveuglés par cette grande lumière. Voilà pourquoi Dieu, dardant les rayons de sa sagesse sur l'âme avant qu'elle soit transformée en lui, la jette dans une profonde obscurité.

Il paraît encore que  cette obscure contemplation est fâcheuse à l'âme dans ses commencements. Car, si celle contemplation divine apporte avec elle une induite de grands biens, l'âme qui les reçoit, n'étant pas encore purifiée, est remplie d'une infinité de misères. Cela fait qu'elle endure nécessairement de violentes peines, parce qu'elle est le sujet commun des biens de la contemplation, et des maux de ses propres imperfections, dont la contemplation travaille à la délivrer, et qui sont contraires les unes aux autres, et ne peuvent subsister ensemble. Il est aisé de le prouver par le dénombrement que nous allons en faire.

En effet, quant au premier point, qui consiste en ce que cette contemplation, à cause de son éminente lumière et de son excellence, cause à l'âme de grandes peines, c'est une chose certaine et manifeste ; car cette lumière est extrêmement vive et pure. Au contraire, l'âme sur qui elle tombe avec véhémence a beaucoup d'obscurité et d'impureté. Ainsi, lorsqu'elle la reçoit, elle souffre une violente douleur; de même que des yeux, chargés d'humeurs malignes, sentent une acrimonie douloureuse lorsqu'une lumière éclatante les frappe très-vivement et tout à coup. Cette peine est très-grande lorsque l'âme est éclairée et fortement pénétrée de cette lumière divine. Car elle se voit si impure et si misérable, qu'elle croit que Dieu lui est contraire, et qu'elle-même lui est opposée. Ce qui l'afflige au point de s'imaginer qu'il l'a tout à fait abandonnée. Cette affliction est semblable à celle que Job décrit dans la nuit obscure de son esprit. Pourquoi, dit-il à Dieu, m'avez-vous fait contraire à vous-même, en sorte que je suis devenu fâcheux à moi-même ( Job., VII, 20) ? Car l'âme voit si clairement, par cette lumière, son impureté, qu'elle s'estime très-indigne de Dieu et des créatures. Et ce qui la tourmente davantage, c'est qu'elle appréhende de ne pouvoir jamais

 

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mériter ses bonnes grâces, et d'avoir déjà perdu tous ses biens spirituels. La cause et la source de ces sentiments, c'est qu'elle a abîmé n esprit dans la connaissance d'elle-même et de ses propres misères. Car cette divine lumière, quoique obscure, les lui découvre toutes distinctement, et lui persuade que d'elle-même elle n'a que le mal. On peut appliquer à ce sujet ces paroles du prophète royal : Vous avez repris l'homme en votre fureur à cause de ses péchés, et vous avez fait sécher son âme comme une araignée qui s'épuise à faire ses toiles ( Psal., XXXVIII, 12).

Le second genre de tourments que l'âme souffre en cet état vient de son infirmité naturelle et de sa faiblesse spirituelle. Cette contemplation divine lui est communiquée d'une manière si forte et si impétueuse, à dessein de la fortifier en la domptant, que sa faiblesse ne la peut supporter, et qu'elle vient même à défaillir en quelque façon, lors principalement que la véhémence de la lumière est trop grande. Car le sens et l'esprit souffrent comme s'ils étaient oppressés d'un fardeau immense et invisible, et ils tombent dans une agonie si  cruelle, que la mort paraît alors un véritable soulagement. Le saint homme Job avait expérimenté ces rigueurs lorsqu'il disait: Je ne désire pas que Dieu combatte de toutes ses forces avec moi, de peur que le poids dis su grandeur ne m'accable ( Job., XXIII, 6). Car l'âme, dans le plus l'oit de son  oppression, se voit si éloignée des faveurs de Dieu, qu'elle croit que toutes les ressources de son appui et de son secours se sont évanouies avec tousses biens, et qu'il ne trouve personne qui lui porte compassion. Si bien qu'elle peut dire, avec: le plus affligé des hommes : Ayez pitié de moi, au moins vous, mes amis, parce que la main du Seigneur m'a frappé ( Job., XIX, 21). C'est en vérité une chose digne d'admiration et de douleur, de voir que l'âme a tant de faiblesse et d'imperfection en cet état, qu'elle trouve la main de Dieu si dure et si pesante, quoiqu'elle soit d'elle-même si douce et si légère, et qu'elle ne touche l'âme que très-délicatement. Car Dieu ne la traite de la sorte que pour l'enrichir de ses dons, et non pour la châtier.

 

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CHAPITRE VI
Des autres peines que l’âme souffre en cette nuit.

 

La troisième espèce de peines se forme des deux extrémités qui ont été les causes des premières douleurs de l'âme, et qui se réunissent dans cet étal. L'une est divine, l'autre est humaine. La divine est la contemplation qui purifie l'âme ; l'humaine est la même, en tant qu'elle est le sujet sur qui tombent les effets de la contemplation pour perfectionner l'âme, pour la renouveler, pour la dépouiller de ses affections habituelles et des qualités du vieil homme, auxquelles elle s'attache étroitement, et pour la rendre enfin toute divine. De sorte que  cette opération affaiblit l'âme, la consume et la plonge dans de si profondes ténèbres, qu'à la vue de ses misères elle se sent fondre et comme anéantir par la cruelle mort de l'esprit, comme si elle était dévorée par quelque bête farouche, et digérée dans son estomac. Ainsi elle est environnée et pénétrée de peines semblables à celles de Jonas pendant qu'il était dans le corps  d'une baleine. Car il lui est expédient de mourir et d'être enfermée dans le tombeau de la nuit obscure, afin qu'elle parvienne à la résurrection qu'elle attend. David dépeint l'excès de ces tribulations de cette manière : Je suis assiégé des douleurs que me cause la crainte de la mort et du tombeau ; et j'ai eu recours à la prière pour implorer l'assistance du Seigneur ( Psal., XVII, 5, 6, 7).

Mais le plus grand supplice de l'âme est de croire que Dieu la liait, la délaisse et la jette pour cette raison dans les ténèbres. Le même roi expliquait autrefois ce tourment en ces termes : Je suis semblable à ceux qu'on a blessés et qui sont dans les sépulcres, ensevelis dans le sommeil de la mort. Vous n'avez pas plus soin d'eux que de gens qui sont effacés du nombre des vivants. Mes ennemis m'ont mis dans le tombeau et dans les ténèbres de la mort. Vous avez répandu les flots de votre colère sur moi, et vous m'avez abîmé comme ceux qui tombent dans les gouffres les plus profonds de la mer ( Psal., LXXXVII, 5, 6). En effet, lorsque la contemplation dont Dieu se sert pour purifier l’âme la mortifie en la dépouillant

 

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de tout, l'âme éprouve, avec une vivacité pénétrante, toute l'horreur que cause la mort, et toutes les douleurs et tous les gémissements de l'enfer ; parce qu'en cet état elle semble connaître, par une expérience sensible, que Dieu est fâché contre elle, qu'il la punit dans l'ardeur de sa colère, qu'il l'a rejetée, et qu'il n'est plus lVec elle ; elle craint même, avec beaucoup d'apparence, selon son sentiment, qu'il ne la traite éternellement avec la même sévérité. Toutes les créatures aussi, et surtout ses amis, la désolent et la méprisent. C'est ce que le prophète ajoute : Vous avez permis que ceux que je connaissais, et avec qui je vivais familièrement, se soient éloignés de moi, et qu'ils m'aient regardé comme un objet d'abomination ( Psal., LXXXVII, 9). Le prophète Jonas avait expérimenté ces peines, tant dans le corps que dans l'âme : Seigneur, dit-il, vous m'avez précipité dans le fond de la mer, et j'ai été couvert d'eau. Vous avez fait passer sur moi les flots des abîmes que vous avez creusés : ce qui m'a fait dire que j'étais rejeté de devant vos yeux. Néanmoins j'espère que je verrai encore votre saint temple. Le prophète parle de la sorte, parce que c'est dans cet état de souffrances que Dieu purifiait son âme. Et, continuant, il ajoute : Les eaux qui m'ont environné ont pénétré jusqu'à l'âme; les gouffres m'ont englouti ; la mer m'a couvert la tête; je suis descendu jusqu'aux racines des montagnes, et les cavernes de la terre m'ont tenu, comme des prisons, éternellement enfermé ( Jonae, II, 4, 5, 6, 7.). Ces cavernes ou ces prisons, pour les appliquer à notre sujet, représentent les imperfections de l'âme qui l'empêchent de jouir des douceurs de la contemplation.

La quatrième espèce de souffrances vient de l'éminence de cette contemplation obscure :  cette éminence n'est autre chose que son objet, savoir la grandeur et la majesté de Dieu. Car elles font sentir à l'âme sa pauvreté et sa misère ; et  cette pensée, fondée sur une si grande opposition, est une de ses principales peines. Elle expérimente en elle-même un profond vide, c'est-à-dire un entier dépouillement des biens temporels, des biens naturels et des biens spirituels qui ont du rapport à son plaisir ; et elle se voit pleine de maux contraires, savoir des défauts et des aridités qui la désolent. Elle se trouve enfin privée des espèces et des connaissances de ses puissances, et son esprit lui parait dénué de tout et entièrement abandonné

 

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donné. Car, puisque Dieu la purifie selon la partie sensitive et la partie spirituelle, selon les puissances intérieures et extérieures, il est utile à l'âme d'être mise dans  cette pauvreté et dans la privation de toutes ces choses, afin qu'elle demeure dans la sécheresse et dans les ténèbres. Parce que la partie animale est purifiée par les aridités, les puissances le sont par la privation de leurs opérations; l'esprit l'est aussi par l'obscurité. Dieu opère toutes ces choses par cette obscure contemplation dans laquelle l'âme sent ce vide avec la suspension ou la soustraction de tous les appuis qu'elle trouvait dans la nature : ce qui la fait autant souffrir qu'un homme qu'on tiendrait suspendu en l'air et qu'on empêcherait de respirer. Alors Dieu la purifie en la vidant, et en consumant toutes ses affections et toutes les habitudes imparfaites de sa vie, comme le feu consume la rouille de quelque métal. Ces choses étant fort enracinées, il faut nécessairement que l'âme endure une extrême douleur lorsqu'elle les perd, et que ces paroles d'Ézéchiel se vérifient : Entassez les os, afin que j’y mette le feu ; les chairs seront consumées ; tout cet amas cuira, et tous les os sécheront ( Ezech., XXIV, 10). Le prophète semble signifier la pauvreté que l'âme éprouve selon la partie inférieure et la partie supérieure. Il dit encore au même endroit : Mettez-la sur les charbons ; mais il faut qu'elle soit vide et toute nue, afin  que son airain s'échauffe et se fonde, et que toutes ses ordures s'amassent dans le milieu, et que sa rouille soit consumée ( Ezech., XXIV, 11). On voit dans ces expressions l'affliction extrême que l'âme reçoit du feu de la contemplation qui la purifie, puisqu'il est nécessaire qu'elle réduise en quelque manière au néant sa nature, ses affections et ses défauts, pour se purifier de la rouille qui est entrée jusque dans son intérieur. Si bien que, devant être purifiée dans ce feu comme l'or dans la fournaise ( Sap., III, 6), selon le sentiment du Sage, elle sent jusque dans les moelles cet anéantissement et  cette défaillance, avec une extrême pauvreté. David était dans ce pitoyable état lorsqu'il s'écriait : Sauvez-moi, mon Dieu, parée que les eaux pénètrent mes entrailles. Je suis tombé dans un abîme plein de boue et sans fond. Je suis descendu dans les gouffres de la mer, parce que la tempête m'y a fait couler. J'ai crié de toutes mes forces et je me suis enroué; mes yeux se sont épuisés en s'attachant sur vous, mon Dieu, pendant que j'ai mis toute mon espérance en votre bonté ( Psal., LXVIII, 1, 2, 3).

 

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Dieu abaisse beaucoup l'âme, afin qu'il l'élève ensuite beaucoup , et s'il ne modérait promptement les sentiments que l'âme a si vivement imprimés en l'esprit, elle abandonnerait son corps en peu de jours. Mais le feu de ces peines ne se fait sentir que de temps en temps, et non pas continuellement ; il est néanmoins quelquefois si violent, que l'âme croit voir l'enfer ouvert sous elle et tout prêt à sortir. Ces sortes de gens sont du nombre de ceux qui descendent tout vivants dans les enfers, et qui y sont purifiés comme dans  le purgatoire, puisque c'est là cette purgation que chacun doit faire de ses fautes, quoiqu'elles ne soient que vénielles. Ainsi on peut dire avec probabilité qu'une âme qui a passé par ce purgatoire spirituel, ou n'entrera pas dans le purgatoire de l'autre monde, ou n'y demeurera pas longtemps; car une heure qu'elle passe dans le premier purgatoire lui profite plus, à cause des mérites qu'elle acquiert et de  la satisfaction  qu'elle fait à la justice divine, que plusieurs heures ne  lui serviraient dans le dernier purgatoire, parce qu'elle n'y mériterait point, et que Dieu ne lui remettrait rien de ses souffrances.

 

CHAPITRE VII
On continue de traiter de la même matière, et des autres afflictions de la volonté.

 

Les peines de la volonté sont si grandes en cet état, que la mémoire de ces maux et l'incertitude de leur remède frappent vivement l'âme et l'accablent tout à fait. Il y faut joindre le ressouvenir de ses prospérités passées. Car les hommes qui sentent les amertumes de cette nuit ont été prévenus ordinairement de douceurs divines, et ont rendu à Dieu des services considérables. C'est pourquoi la privation d'un état si heureux, et l'impossibilité apparente de le recouvrer, leur percent le cœur d'une douleur infiniment sensible. Job, instruit par sa propre expérience, nous déclare  cette vérité : J'étais autrefois abondant en richesses, dit-il, et tout à coup je me vois réduit m rien ; il m'a pris par le cou ; il m'a presque brisé ; il m'a mis devant lui comme le but de ses coups; il a mis ses lances autour de moi; il m'a blessé aux reins ; il ne m'a point épargné ; il a dispersé mes entrailles sur la terre ; il m'a coupé en pièces et m'a fait plaie sur plaie ; il s'est jeté sur moi comme un géant ; je me suis couvert de sac et de cendre. A force de pleurer, mon visage s'est enflé, et j'en ai presque perdu les

 

 

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yeux ( Job., XVI, 13, 14, 15, 16, 17). Il y a beaucoup d’autres endroits dans l’Ecriture qui font connaître le caractère des souffrances qu'on essuie en  cette nuit; mais je ne veux pas les produire ici, de peur d'être long. Ceux que nous venons de voir nous en donnent assez l'idée.

Toutefois, pour achever l'explication de ce vers du premier cantique, j'apporterai les sentiments de Jérémie sur ce sujet : Je suis un homme, dit-il, qui connais parfaitement ma pauvreté sous la verge de l'indignation de Dieu; il m'a jeté dans les ténèbres sans me faire voir la lumière; il a levé la main et déchargé tout le jour ses coups sur moi ; il a noirci de contusions ma peau et ma chair; il m'a brisé les os ; il m'a assiégé de tous côtés, et  rempli de fiel et de peines ; il m'a mis comme les morts, dans un lieu plein d'obscurité, et m'a renfermé de toutes parts de peur que je n'en sorte ; il a serré plus étroitement mes chaînes ; il m'a fermé le chemin avec de grosses pierres, et il a rompu toutes les routes par lesquelles je pouvais m échapper ; il s'est mis, comme un ours et comme un lion, en embuscade, pour me surprendre et me dévorer ; il a rompu mon chemin ; il m'a tout brisé et tout désolé ; il a tendu son arc et tiré ses flèches contre moi comme contre un but, et il m'en a percé les  reins; j'ai été le sujet ordinaire des railleries et des chansons du peuple ; il m'a rempli d'amertumes : il m'a enivré d'absinthe ; il m'a cassé les dents ; il m'a nourri de cendres : mon âme a été privée de la paix ; j'ai oublié tous les biens, et j'ai dit en moi-même : Mes prétentions sont vaines, et je n'espère plus rien du Seigneur. Cependant, mon Dieu, soutenez vous de ma pauvreté, de mes souffrances excessives, de l'absinthe et du fiel que j'ai bus. Lorsque ces choses me viendront en la mémoire, mon âme se séchera de douleur ( Jerem., Thren., III, 1, 2, 3, etc.). Jérémie décrit ici et déplore toutes les peines que cette nuit de l'esprit et cette purgation douloureuse causent à l'âme ; ce qui la rend digne de compassion. A la vérité, Dieu traite l'âme favorablement, puisqu'il change pour elle, selon

 

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l'expression de Job, les ténèbres et l’ombre de la mort en lumière (Job., XII, 22) ; et que, comme parle David, son obscurité sera semblable à sa lumière ( Psal., CXXXVIII, 22). Mais son affliction est extrême, tant à cause de ses maux que de l'incertitude où elle est d'en trouver le remède et d'en voir la fin. Car elle se persuade que ses peines ne finiront jamais, et qu'elle sera toujours, comme les morts, dans l'obscurité du tombeau ( Psal., CXLII, 4).

Joignez à cela que, quelque connaissance qu'on lui donne, quelques directeurs spirituels qu'elle consulte, elle n'en reçoit aucun secours. Quoiqu'ils lui proposent les plus puissants motifs de consolation qu'ils peuvent tirer des grands biens de cet état, elle ne saurait les croire, parce que, toute pénétrée d'un très-vif sentiment de ses souffrances, elle croit que ceux qui lui parlent ne comprennent pas ses misères, et ne peuvent lui dire ce qu'il faut, ni lui suggérer les remèdes nécessaires ; et, en effet, ils ne le peuvent; ainsi son chagrin s'aigrit davantage. Elle n'aura donc nul moyen de l'adoucir, jusqu'à ce que Notre-Seigneur achève de la purifier, de la manière et dans le temps qu'il lui plaira. Elle ressemble à un homme qu'on tient les mains et les pieds liés dans une obscure prison; il ne peut ni se remuer, ni rien voir, ni recevoir le moindre soulagement. De même l'âme gémit dans les chaînes, dans lescroix, dans les ténèbres, immobile, sans aide, jusqu'à ce que l'esprit soit amolli, humilié, purifié, si dégagé des choses matérielles et sensibles, si subtil, si simple, qu'il puisse devenir en quelque sorte un même esprit avec l'esprit de Dieu, selon la mesure et le degré de l'union d'amour à laquelle la miséricorde divine voudra l'élever. Car Dieu purifie l'âme plus ou moins rigoureusement, et il y emploie plus ou moins de temps, par rapport à la qualité de l'union qu'il lui destine. Cette purgation n'est pas néanmoins toujours d'une égale force : elle est quelquefois plus dure, quelquefois plus douce, parce que Dieu ne permet pas que cette obscure contemplation touche l'âme et la pénètre d'une manière purgative, mais d'une manière illuminative et amoureuse. Et alors l'âme sort de l'affreuse prison où elle était auparavant, et elle entre en jouissance d'une grande liberté, d'une agréable paix, d'une communication avec Dieu facile, amoureuse, intime, fort spirituelle. Toutes ces choses

 

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lui sont des marques certaines du bien que cette purgation t'ait ci, elle pour son salut, et elles lui donnent des pressentiments des faveurs abondantes qu'elle attend de son Créateur. Ces consolations spirituelles sont cependant si douces, qu'il semble à l’âme que Dieu a mis fin à ses souffrances. Car c'est la nature et la propriété des choses spirituelles, principalement lorsqu'elles sont pures et dégagées des sens, que l'âme se persuade que, quand ses afflictions reviennent, elle n'en sera jamais délivrée, et qu'ainsi elle n'aura jamais aucun bien dans la vie intérieure, comme les endroits de l'Écriture que nous avons allégués le montrent : au contraire, lorsqu'elle se voit comblée de dons spirituels, elle croit que ses maux sont absolument cessés, et qu'elle ne perdra jamais ses biens spirituels, comme le prophète-roi le confesse de lui-même : Lors, dit-il, que j'ai possédé de grandes richesses, je me suis dit à moi-même quelles dureraient toujours, et que ma fortune ne changerait pas ( Psal., XXIX, 7). La raison en est que la possession d'un bien spirituel chasse de l'esprit la possession actuelle d’une autre chose contraire. Cela néanmoins n'arrive pas à la partie animale, d'autant que sa connaissance est plus lente et moins vive.

Mais parce que l'esprit n'est pas encore parfaitement épuré des imperfections dont la partie inférieure l'a souillé, quelque fermeté qu'il ait, il est sujet aux douleurs à proportion qu'il est engagé dans ces défauts. Aussi comme David, après l'abondance de ses biens, tomba dans de grands maux, de même l'âme, après les torrents de ses consolations, devient aride et ne sent plus que des peines intérieures. Cette pensée de ses biens et de ses maux lui revient souvent en l'esprit, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement purifiée, et, quelque commerce qu'elle ait avec Dieu, elle n'en reçoit jamais des avantages si grands, qu'ils arrachent, ou du moins qu'ils couvrent la racine des imperfections qui lui restent. Elle sent bien, dans son tond, qu'il lui manque quelque chose, et qu'il y a encore quoique tache dont elle doit être lavée. Il lui paraît qu'il y a, dans son intérieur, je ne sais quel ennemi qui semble, à la vérité, endormi et paisible, mais elle appréhende toujours qu'il ne se réveille et ne lui fasse la guerre; et, en effet, il la lui fait d'une manière très-cruelle. Car, lorsqu'elle croit être en assurance, il la replonge dans un abîme de duretés, de douleurs et de ténèbres plus horribles et d'une plus longue durée que les premières. Et l'âme ne doute plus alors que tous ses biens ne se soient dissipés. Le souvenir même de ses premières richesses spirituelles n'est pas capable de lui faire espérer une nouvelle prospérité.

 

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Toutefois les personnes qui sont dans des épreuves si affligeantes aiment Dieu au point de donner mille vies pour lui. Mais ce grand amour ne les empêche pas de croire que Dieu ne les aime point, n’ayant rien qui soit digne de son amour, et s'estimant même assez misérables pour mériter sa haine et l’horreur de toutes les créatures. Ces sentiments les accablent de chagrins et de désolations.

 

CHAPITRE VIII
De quelques nouvelles souffrances de l’âme, tandis que cet état dure.

 

Il se trouve en cet état une nouvelle peine, qui est que cette obscure nuit lie les puissances de l'âme, et étouffe ses affections, de telle sorte qu'elle ne peut élever son esprit à Dieu, ni lui demander aucune chose. Il lui semble que, comme le dit Jérémie, Dieu s'est couvert d'un nuage pour empêcher son oraison de passer jusqu'à lui ( Jerem. Thren., III, 44.) et qu'il lui a fermé le chemin de grosses pierres carrées,  de pour qu'elle ne puisse aller jusqu'à son trône. Que si elle lui fait quelques prières, c'est avec tant de sécheresse et si peu de dévotion. qu'il lui parait que Dieu ne l'écoute pas et qu'il la néglige, pouvant dire avec le prophète: Lorsque je l'ai prié, il a rejeté ma prière (Jerem. Thren., 9). Si bien qu'il est utile, en ce temps-là, de se prosterner jusqu'à terre, de mettre, comme parle Jérémie, la bouche dans la poussière (Jerem. Thren., III, 29), en supportant patiemment cette épreuve  purifiante. C'est  Dieu qui fait cette opération dans l'âme, et l'âme ne peut agir, ni prier, ni s'appliquer avec attention aux choses divines.  Elle  ne saurait même s'occuper dos affaires temporelles, et souvent elle est hors d'elle-même et perd la mémoire, de  toutes choses, de telle sorte qu'elle passe plusieurs heures sans savoir ce qu'elle a fait. Elle ignore aussi quelquefois ce qu'elle, fait ou ce qu'elle doit faire, et n'est presque pas attentive à ses actions, quelque effort qu'elle fasse pour l'être.

Mais parce que l'entendement est plus purifié de ses connaissances imparfaites, et la volonté dégagée de ses affections déréglées, et la mémoire dépouillée de ses espèces, il faut que l'âme soit comme anéantie on tout cela, pour accomplir ce que disait  David en cet étal : J'ai été réduit au néant, et je ne m'en suis pas aperçu. Cette ignorance renferme  l'oubli de la mémoire, et alors les abstractions et les transports de l’âme naissent du recueillement intérieur où cette

 

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contemplation la plonge. Il était avantageux que l’âme fût absorbée, avec toutes ses puissances, dans  cette divine et obscure lumière , de la contemplation infuse, et qu'elle fût ainsi séparée des créatures, afin qu'elle fût disposée et proportionnée en quelque manière à l'union de Dieu. En sorte que plus cette lumière est pure, plus elle obscurcit l’âme et la vide de ses affections particulières pour les choses, soit célestes, soit terrestres. Au contraire, moins elle est pure, moins elle prive l'âme de ses opérations, et moins elle lui parait obscure.

 

CHAPITRE IX
Comment cette nuit, quoiqu'elle obscurcisse l'esprit, est une disposition nécessaire pour l'éclairer.

 

Il est vrai que cette heureuse nuit jette l'esprit dans les ténèbres, mais c'est pour lui communiquer une lumière qui lui découvre toutes choses; elle l'abaisse à un état misérable, mais c'est pour l'élever à la jouissance d'une parfaite liberté ; elle le prive, de tonte affection naturelle, mais c'est pour lui faire goûter les douceurs de tous les biens de l'ordre supérieur ou surnaturel, et de l'ordre inférieur ou naturel.

Comme il est nécessaire que les éléments soient démêlés des couleurs, des odeurs, des saveurs particulières, pour s'unir ensemble dans les composés naturels, et pour s'accommoder aux saveurs, aux odeurs et aux couleurs universelles; de même il faut que l'esprit soit simple, pur, débarrassé de toute  affection  naturelle,  tant actuelle qu'habituelle, afin qu'il ail la liberté et la puissance de participer à la sagesse divine, et qu'il goûte d'une manière excellente les saveurs et les douceurs de toutes choses. Sans ce dénûment, il ne pourra tirer aucune satisfaction de ces délices spirituelles, quoiqu'elles soient très-abondantes, puisqu'une seule affection particulière, soit actuelle, soit habituelle, est suffisante pour empêcher le sentiment, le goût, la communication de  cette subtile et intime douceur, que l'Esprit d'amour, qui contient en un degré très-éminent toutes les saveurs les plus charmantes, a coutume de verser dans l’âme. En effet, comme les Israélites ne goûtaient pas la manne, quoiqu'elle eût toutes les saveurs que chacun souhaitait, parce qu'ils conservaient encore la mémoire et l'amour des viandes qu'ils avaient mangées en Égypte, ainsi l'esprit qui a quelque attache actuelle ou habituelle à quelque chose, ne peut jouir des plaisirs de la nourriture spirituelle. La raison en est que les affections et les connaissances

 

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de l'esprit purifié et élevé à la perfection sont d'un rang supérieur aux affections et aux connaissances naturelles : elles sont surnaturelles et divines ; de sorte que, pour en acquérir les actes ou les habitudes, il est nécessaire que celles qui ne sortent point des bornes de la nature soient éteintes. C'est pourquoi il est d'une  grande utilité, en cette matière, que l'esprit perde dans cette nuit obscure ses connaissances naturelles, pour être revêtu de cette lumière très-subtile et toute divine, et pour devenir lui-même en quelque façon tout divin dans son union avec la sagesse de Dieu. Cette nuit ou cette obscurité doit durer autant de temps qu'il en faut pour contracter l'habitude de l'usage qu'on fait de cette lumière surnaturelle. On doit dire la même chose de la volonté : elle est obligée de se défaire de toutes les affections qui l'attachent aux objets naturels, pour recevoir les admirables effets de l'amour, qui est extrêmement spirituel, subtil, délicat, intime, qui surpasse tous les sentiments naturels et toutes les affections de la volonté, qui est enfin tout divin ; et afin qu'elle soit toute transformée en cet amour par l'union qui lui est accordée dans la perte de tous ses biens naturels.

Il faut encore que la mémoire soit dénuée des images que lui forment les connaissances douces et tranquilles des choses dont elle se souvient, afin qu'elle les regarde comme des choses étrangères, et que ces choses lui paraissent d'une manière différente de l'idée qu'elle en avait auparavant. Par ce moyen, cette nuit obscure retirera l'esprit du sentiment commun et ordinaire qu'il avait des objets créés, et elle lui imprimera un sentiment tout divin qui lui semblera étranger;  en sorte que l'âme vivra comme hors d'elle-même, et élevée au-dessus de la vie humaine. Elle doutera quelquefois si ce qui se passe en elle n'est point un enchantement ou une stupidité d'esprit : elle s'étonnera de voir et d'entendre des choses qui lui semblent fort nouvelles, quoiqu'elles soient les mêmes que celles qu'elle avait autrefois entre les mains. La cause de ce changement, c'est que l’âme doit perdre entièrement ses connaissances et ses sentiments humains, pour prendre des connaissances et des sentiments divins; ce qui est plus le propre de la vie future que de la vie

présente.

L'âme endure toutes ces purgations et toutes ces peines d'esprit afin qu'elle monte, par cette influence divine, à la vie spirituelle, et que, dans l'excès de ses douleurs, elle engendre l'esprit de salut, selon l'oracle d'Isaïe : Seigneur, dit-il, nous avons conçu, nous avons enfanté l’esprit du salut ( Isa., XXVI, 18). De plus,  comme  cette contemplation

 

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pleine d'obscurité dispose l'âme à une paix intérieure qui surpasse tout sentiment, l'âme doit être privée de cette paix du sens et de l'esprit, qui n'était pas une véritable paix, à cause des imperfections dont elle était remplie et altérée. Cette paix imparfaite  est troublée par l'inquiétude des soupçons, des imaginations, des combats intérieurs que l'âme soutire à cause de la connaissance qu'elle a de ses misères et de la perte de ses biens spiriluels. De là vient la douleur et le gémissement profond qui éclate quelquefois en rugissements et en hurlements spirituels que l'âme exprime souvent par des paroles vives et touchantes : elle fond même en larmes autant que ses forces le permettent, mais elle en reçoit rarement la consolation. Le roi-prophète, qui avait éprouvé cet état en parle de la sorte : J'ai été excessivement humilié, et la douleur qui vie pressait le cœur nie faisait pousser d'horribles rugissements ( Psal., XXXVII, 9).

Quelquefois l'âme est tellement tourmentée de la seule réputation de ses misères, que je ne saurais mieux dépeindre ses souffrances qu'en me servant de la comparaison que le saint homme Job emploie pour expliquer son extrême affliction.  Mon rugissement, dit-il, est semblable au bruit que font les torrents qui se précipitent du haut des montagnes dans les vallées  ( Job, III, 24). On peut dire encore, que comme les torrents qui se débordent inondent et remplissent les campagnes, de même le rugissement de l'âme répand sur elle, sur ses puissances, sur ses affections, un torrent de douleurs qui la couvre, et qui la pénètre de tous côtés. Voilà les effets que cette nuit fait dans l'âme en lui  cachant le fondement de ses espérances,  les rayons de la lumière divine et l'éclat du jour qu'elle cherche pour sa consolation. Job dit à ce propos que durant, la nuit les douleurs lui rongent la bouche connue un cancer, et que ceux qui le mangent et le consument ne dorment pas ( Job, XXX ; 17). La bouche signifie en cet endroit la volonté tourmentée de peines  qui déchirent  l'âme  sans  discontinuation.

Cette guerre est cruelle parce que la paix qui en doit naître est grande : l'affliction de l'âme est intérieure, toute pure et sans consolation, parce que l'amour qu'elle concevra ensuite pour Dieu doit être intime et épuré de tous défauts. Il en va de ceci comme d'un ouvrage ou d'un édifice, car plus un ouvrage doit être excellent, plus on y apporte d'art et de diligence pour le faire ; plus un édifice

 

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doit être fort et élevé, plus on creuse et on fortifie les fondements : de même, plus la paix de l'âme doit être solide, plus les combats qu'elle soutient sont violents; plus l'amour doit être ardent, plus les souffrances doivent être excessives.

Si vous demandez pourquoi la lumière de cette contemplation produit en l'âme des effets si douloureux, on vous répondra ce qu'on a déjà dit, que cela vient, non pas de cette infusion divine, mais de la faiblesse et des imperfections de l'âme, qui n'est pas capable, en ces dispositions, de recevoir sans douleur les impressions de son Dieu.

 

CHAPITRE X  On apporte une comparaison pour expliquer cette purgation.

 

Cette nuit, cette contemplation ou cette lumière divine dont nous parlons, purifie l'âme et la dispose à l'union de Dieu, de la même manière que le feu transforme le bois qu'il brûle. D'abord le feu chasse l'humidité du bois et le sèche, ensuite il le noircit et le souille de vapeurs et de fumée. Puis il consume tout ce qu'il y trouve de contraire et de grossier. Il l'enflamme enfin et le change en lui-même; il le rend beau, lumineux, éclatant; en sorte néanmoins que le bois ne fait plus que recevoir l'action du feu, sans agit lui-même en cet état; cl alors il est revêtu de toutes les qualités de son vainqueur : il est sec et il dessèche; il est chaud et il échauffe : il luit et il éclaire ; il est plus léger qu'il n'était, et c'est le feu qui produit tous ces effets.

Il faut raisonner de la même manière du feu de cette obscure contemplation et de cet amour divin. Avant qu'il s'unisse l'âme à lui-même, il la décharge du poids de toutes ses imperfections; il la couvre de noirceurs et de laideurs ; ce qui la fait paraître à ses yeux plus méchante qu'auparavant, parce que ce feu brillant lui montre ses défauts qui lui étaient cachés et inconnus ; il la jette dans l'obscurité. Après quoi il commence à répandre sur elle la lueur de ses rayons, jusqu'à ce que, l'ayant remplie de lumière et de chaleur, il la transforme en lui-même sans qu'elle opère, et lui communique la parfaite union de l'amour divin.

Pour donner plus de jour à celle vérité, il faut remarquer, en premier lieu, que tomme c'est le même feu qui prépare le bois et qui achève de le changer, ainsi c'est la même lumière divine qui dispose l'âme et qui la conduit à l'union.

Il faut remarquer, en second lieu, que comme le feu fait souffrir

 

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le bois à cause de ses dispositions contraires à l'activité du feu, de même ce feu divin fait souffrir l'âme à cause de ses imperfections opposées à l'impression de Dieu. L'Ecclésiastique, qui avait l'expérience de ces souffrances, les exprime en ces termes : Mon âme a combattu vaillamment pour acquérir la sagesse, et j'ai été ému jusque dans le fond des entrailles pour posséder ce riche héritage ( Eccli., LI, 25-29.).

Troisièmement, nous pouvons conjecturer de là, en quelque façon, comment les âmes souffrent dans le purgatoire. Car comme les âmes qui passent ici par le feu de cette nuit ou de cette contemplation sont tellement affligées que, quand toutes leurs imperfections sont effacées et consumées, elles sont délivrées de leurs peines, parce qu'il n'y reste plus de matière; et elles entrent en la jouissance de Dieu autant qu'on le peut en cette vie : de même lésâmes sont tourmentées dans le purgatoire jusqu'à ce que le feu les ait purifiées des taches de leurs péchés, et les ait ainsi disposées à prendre possession du royaume de leur Créateur.

En quatrième lieu, nous apprenons de là que comme le bois reçoit la chaleur du feu avec des accroissements proportionnés à ses dispositions, de même l’âme est enflammée peu à peu de l'amour qui la purifie, selon la mesure de ses dispositions et de la pureté que ce feu divin lui procure. Néanmoins l'âme ne connaît pas toujours l'ardeur de l'amour qui l'embrase ; elle la comprend seulement lorsque cette contemplation ne l'éclaire pas avec tant de véhémence. Car l'âme peut voir en ce temps-là ce que Dieu opère en elle, et même elle peut goûter cette opération divine. Elle ne pourrait faire cependant ni l'un ni l'autre, si sa peine durait toujours sans relâche. On peut éclaircir cette vérité parcelle comparaison : tandis que la flamme agit sur le bois et l'environne, on ne voit pas bien tout ce qu'elle a consumé, ni le progrès qu'elle a fait; mais, quand elle cesse de le couvrir de tous côtés, on s'aperçoit mieux de son effet, et on use plus aisément de ce bois. Ainsi l'âme ignore ce qui se passe en elle quand l'opération est forte et l'occupe tout entière; elle la connaît quand l'opération est interrompue et s'affaiblit; et alors elle jouit du fruit qu'elle en lire.

Cinquièmement, la même comparaison nous fait encore concevoir comment les âmes, après avoir goûté ces petites consolations, retombent dans de nouvelles souffrances plus grandes que les premières. Car comme le feu, plus il pénètre dans le bois, plus il consume le dedans jusqu'à la moelle : de même, après que le feu de

 

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l'amour a purge l'âme de ses défauts extérieurs, il entreprend ses imperfections plus intérieures, plus spirituelles, plus subtiles ; il les consume; et, par cette action plus vive, il afflige l'âme d'une manière plus fixe, plus aigué et plus pénétrante.

En sixième lieu, nous inférons de ce principe que, quoique l'âme ait des intervalles de joie qui lui font espérer que ses afflictions ne reviendront plus, toutefois elle sent toujours en elle-même je ne sais quel fonds qui l'empêche de goûter pleinement ce plaisir. Il lui semble entendre je ne sais quoi qui la menace d'une nouvelle peine. Elle voit bien qu'il reste encore dans son intérieur quelque chose à purifier, et que c'est de là que ses nouvelles douleurs doivent naître. Elle est en cela semblable au bois, où l'on distingue, d'avec ce qui est brûlé dans les parties extérieures, ce qui reste à brûler dans les parties intérieures. Cependant lorsque cette purgation spirituelle se fait dans ce que l'âme a de plus intime, l'âme, pénétrée de nouvelles douleurs, ne voit plus en elle aucun bien, et désespère de rentrer en possession de ceux dont elle jouissait auparavant.

Nous passerons maintenant à l'explication du second vers de ce premier cantique, pour montrer les fruits que l'âme recueille de ses souffrances.

 

CHAPITRE XI
On commence à donner l'interprétation du second vers du premier cantique, et on prouve comment le grand amour qui s'allume dans l’âme est le fruit de ses rigoureuses peines.

 

Enflammée d'un amour inquiet.

 

L'âme fait connaître ici le feu spirituel de l'amour qui s'allume en elle dans l'obscurité de  cette contemplation qui lui cause tant de douleurs, comme le feu matériel s'allume dans le bois qu'on fait brûler. L'ardeur de cet amour est aussi différente de celle qui se lut sentir quelquefois dans la partie sensitive de l'homme, que l’âme est différente du corps, ou que la partie spirituelle est différente de la partie animale. Car le feu de cet amour divin s'allume en l'esprit, lorsque l'âme, accablée de peines, est embrasée de l'amour de Dieu d'une manière vive, forte et pénétrante, et qu'elle a quelque pressentiment de la présence de Dieu, quoique l'obscurité de son esprit l'empêche alors de rien connaître en particulier.

L'impression d'amour que cette ardeur fait est si véhémente, que l'esprit en conçoit des sentiments très-vifs et très-violents. L'âme ne concourt à cet amour que d'une manière passive, parce qu'il est

 

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surnaturellement infus, et qu'il produit des effets très-sensibles en elle. Il a quelque chose de la parfaite union de l’âme avec Dieu, et il participe en quelque façon à ses propriétés, lesquelles sont plus les actions de Dieu reçues dans l'âme qui y consent avec amour, que les opérations de l'âme même. Toutefois le seul amour de Dieu qui s'unit à elle lui donne cette chaleur, cette efficace, cette passion qu'elle nomme embrasement. Cet amour trouve l'âme d'autant mieux disposée à recevoir son union et ses effets, qu'elle a les passions et les affections éteintes, et insensibles à toutes les choses célestes et terrestres. Ce qui arrive principalement dans cette obscure purgation, parce que Dieu resserre les puissances de l'âme de telle sorte, qu'elles ne peuvent goûter avec plaisir les créatures. Cette rigoureuse mortification s'exerce ainsi sur les passions, afin que l’âme, délivrée dès empêchements qu'elle en souffrirait, soit plus forte et mieux préparée pour parvenir à l'union divine, et pour aimer Dieu de toutes ses forces : ce qu'elle ne pourrait faire si elle se répandait sur d'autres objets. C'est pourquoi le prophète royal disait à Dieu, pour soutenir la violence de cet amour unitif : Je garderai ma force en vous et pour vous, mon Dieu ( Psal., LVIII, 10). C'est-à-dire : Je conserverai pour vous la force de mes puissances, en leur refusant les choses qu'elles désireront, et en ne les appliquant qu'à vous et qu'à votre amour.

On voit par là combien est grande l'ardeur de l'amour qui enflamme l'esprit. C'est là le centre où Dieu ramasse et réunit toutes les puissances de l'âme, afin que l'âme les occupe toutes ensemble à aimer son Créateur. Ainsi elle satisfait pleinement au premier précepte du Décalogue, où Dieu commande à l'homme de consacrer à son amour tout ce qu'il possède intérieurement : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de tout votre esprit et de tontes vos forces ( Marc, XII, 30). Lors donc que l'âme est ainsi embrasée de flammes divines, qui peut comprendre l'excès et les tendresses d'amour qui se répandent dans toutes ses puissances? Cet amour ne la contente pas néanmoins tout à fait: il y reste toujours quelque doute et quelque obscurité; et plus Dieu se communique à elle, plus elle sent de faim et de désir de l'aimer. L'attrait de cet amour et de ce feu divin sèche, pour ainsi dire, l'esprit, et enflamme ses affections de telle sorte, que le cœur fait tous ses efforts pour soulager son ardeur et pour étancher sa soif. Mille fois l'âme se tourne et se replie en elle-même ; elle désire Dieu et le recherche en mille manières, suivant l'expression de David : Mon âme,

 

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dit-il, et mon corps, à mon Dieu, vous ont désiré en plusieurs façons; ou, comme porte une version : Mon âme meurt du désir de vous posséder ( Psal., LXII, 2). C'est pour cette cause que l'âme dit en ce vers :

 

Enflammée d'un amour inquiet.

 

Parce qu'elle aime et désire Dieu en plusieurs  manières, dans tontes les affaires et dans toutes les occasions qui se présentent; elle sent cet amour et ce désir en tout temps et en tout lieu; elle ne prend aucun repos; l'ardeur qui la brûle et qui la blesse la presse sans relâche, et lui fait expérimenter ce que le saint homme Job décrit admirablement : Comme le serviteur qui travaille aux ardeurs du soleil souhaite l'ombre, et comme le mercenaire attend patiemment la fin de son travail, de même les mois, les jours et les nuits m'ont été ennuyeux et difficiles à passer.  Lorsque je vais me coucher, je dis en moi-même : Quand sera-ce que je me lèverai ? Quand je suis levé, je dis encore : Quand sera-ce que le soir viendra ? Ainsi je suis accablé de souffrances depuis le matin jusqu'au soir ( Job., VII, 2, 3, 5). Toutes ces choses sont lâcheuses à l’âme en cet état; et, pour lui appliquer dans un sens spirituel ce que Job dit des douleurs qu'il endurait jusqu'à la nuit, elle souffre sans espérer ni lumière, ni consolation, ni bien spirituel. Son affliction, au reste, s'accroît dans l'ardeur de l'amour, pour deux raisons. La première, c'est que les ténèbres spirituelles dont elle est environnée  la  fatiguent  de doutes et d'inquiétudes.  La seconde, c'est que l'amour divin l'embrase, la blesse au cœur, et la consume d'un feu dévorant et insatiable. Le prophète Isaïe a bien exprimé ces deux espèces de peines : Mon âme, dit-il, vous a désiré la nuit, c'est-à-dire dans mes misères; et c'est la première affliction qui vient de la nuit obscure. Il continue : Je m'éveillerai le matin, pour vous chercher en esprit dans mon intérieur (Isai., XXVI, 9). C'est la seconde peine, qui naît de l'amour, des désirs et des affections de l'esprit.

 

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CHAPITRE XII
On montre que cette nuit horrible est le purgatoire de l'âme, et que comme la sagesse divine éclaire les anges dans le ciel, de même elle illumine les hommes sur la terre pendant que cette nuit dure.

 

Il paraît parce que nous venons de dire que comme l'âme se purifie dans l'obscurité par le feu de cet amour, de même elle s'enflamme dans les ténèbres. De plus, on peut juger par là que comme le feu matériel et ténébreux purge les prédestinés dans le purgatoire, de même le feu spirituel et obscur de l'amour les purifie en cette vie. Car le feu les délivre en l'autre monde de leurs souillures, et l'amour les affranchit en celui-ci de leurs taches. C'est cet amour purifiant que David demandait quand il disait : Mon Dieu, rendez mon cœur pur et net ( Ps., L, 12). En effet, la pureté de cœur n'est autre chose que l'amour et la grâce de Dieu. De là vient que noire Sauveur appelait heureux tous ceux qui ont le cœur net, c'est-à-dire qui sont enflammés d'amour, puisque la béatitude ne se donne qu'au prix de l'amour divin.

Jérémie prouve très-bien que l'âme est purifiée, lorsque l'amour l'enflamme et que la sagesse divine l'éclairé : Dieu, dit-il, a envoyé d'en haut le feu dans mes os et dans mon intérieur, et il m'a instruit ( Jer. Thren., I, 13). Et David avait dit auparavant : La parole du Seigneur est pure et sans dissimulation ; elle ressemble à de l'argent éprouvé par le feu et sans mélange ( Psal., XI, 7). L'un et l'autre enseignent que les lumières divines accompagnent toujours l'amour sacré, parce que Dieu ne donne pas sa sagesse sans son amour, ni son amour sans sa sagesse; mais il les communique à l'âme suivant sa nécessité et sa capacité, afin de la purger de ses imperfections par l'amour, et de ses ignorances par la sagesse.

Nous pouvons conclure de là que la même sagesse qui vient de Dieu, et qui, passant depuis la première hiérarchie des anges jusqu'à la dernière, les illumine tous, éclaire aussi tous les hommes, et en particulier les âmes que cette nuit obscure purifie. C'est pourquoi l'Écriture sainte nous apprend que ce que les anges font, Dieu le fait aussi, et que les saintes inspirations qu'ils nous suggèrent viennent de lui comme de la première source de tout bien : ainsi

 

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Dieu donne ses lumières aux anges, et les anges se les communiquent l'un à l'autre, en descendant des plus hauts aux plus bas. La comparaison suivante donnera plus de facilité à comprendre  cette communication. Si on faisait plusieurs fenêtres sur une même ligne dans nu enfoncement de perspective, et si depuis la première, qui serait la plus grande, les autres allaient toujours diminuant avec proportion jusqu'à la dernière, elles recevraient toutes ensemble les mêmes rayons du soleil, en sorte néanmoins que les premières les transmettraient aux dernières, selon leur grandeur ou leur petitesse. De même, les anges les plus proches de Dieu en sont éclairés, et ces divines lumières se répandent de telle manière sur les esprits inférieurs et plus éloignés de Dieu, qu'elles sont plus petites selon leur rapacité. Et parce que l'homme est inférieur à l'ange, il reçoit des lainières plus bornées, Dieu ne lui donnant sa sagesse que selon la portée de son esprit. Mais cette communication est toujours accompagnée de douleur. Car comme les rayons ardents du soleil blessent les yeux débiles, de même les grandes lumières de Dieu blessent, fatiguent et affligent les Tunes, à cause de leur faiblesse et de leurs imperfections, qui les rendent incapables de supporter cet éclat. Il faut que le feu de l'amour les purifie auparavant, les épure davantage, les rende plus spirituelles, afin qu'étant devenues semblables aux purs esprits, qui n'ont rien de matériel, elles soient plus propres à l'union de l'amour divin.

L'âme ne sent pas toujours cette grande ardeur ni toutes ces inquiétudes. Au commencement de cette purgation spirituelle, ce feu divin s'occupe plutôt à sécher l'âme comme du bois, et à la préparer, qu'à l'enflammer. Mais quand il l'enflamme, elle expérimente une extrême chaleur d'amour. Cependant l'esprit est purifié par cette obscurité; et il arrive alors que cet amour lumineux éclaire l'entendement et embrase la volonté. De sorte que l'âme est remplie d'un feu d'amour très-vif, et d'une intelligence très-claire, et qu'elle peut dire avec David : Mon cœur s'est échauffé eu moi-même, et le feu s'allumera dans ma méditation ( Psal., XXXVIII, 4). Et il sera si violent, que j'en serai loul embrasée. Cette ardeur qui se fait sentir dans l'union de l'entendement et de la volonté avec Dieu, comble l'âme de biens et de plaisirs spirituels. Mais l'âme ne peut atteindre à un amour et à un attrait si sublime et si délicat, qu'après avoir essuyé des peines très-rudes. Il y a dans cette union des degrés plus bas, qui ne demandent ordinairement que des souffrances et des mortifications communes, pour purifier l'âme, et pour la conduire à cette union. De sorte que 1 état de ces âmes est différent selon la différence de leurs afflictions.

 

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CHAPITRE XIII
Des autres effets que la nuit de cette contemplation opère dans l'âme.

 

Cette ardeur d'amour nous découvre quelques-uns des agréables effets que l'obscurité de cette contemplation produit en l'âme. Quelquefois l’âme est éclairée au milieu de ces ténèbres, et cette lumière tombe sur l'entendement; la volonté y participe aussi en quelque façon. Cette opération se fait avec une paix et une simplicité subtile et si douce à l'âme, qu'elle ne trouve point rie termes pour l'exprimer. Mais  cette communication se fait selon les différents sentiments qu'on a de Dieu, et elle touche quelquefois la volonté si vivement, que l'amour s'allume avec beaucoup de tendresse, de force et d'élévation.

Comme cette ardeur et cette soif d'amour viennent du Saint-Esprit, elles sont fort différentes de celles dont nous avons parlé dans la nuit obscure du sens. Car quoique le sens ait quelque part à cette ardeur, parce que les peines de l'esprit rejaillissent jusque sur le sens même, toutefois la cause et la vivacité de cette soif d'amour résident dans la partie supérieure de l'âme, je veux dire dans l'esprit; et alors l'âme reconnaît qu'elle est privée des choses qu'elle souhaite : de sorte qu'elle ne fait nul état de la peine du sens, quoiqu'elle soit incomparablement plus grande qu'elle n'a été dans la première nuit du sens. Car elle voit clairement que son intérieur est privé d'un grand bien, et qu'il ne lui reste aucun moyen de réparer cette perte.

C'est ce qui la tourmente cruellement, car elle juge ensuite que Dieu est mécontent d'elle. Néanmoins, si elle était persuadée que ce dépouillement et ces peines sont agréables à la Majesté divine, et que ces souffrances et ce dénûment ne regardent que son bien, elle en aurait de la joie, étant d'ailleurs convaincue, quoique obscurément, que Dieu s'y plairait et en tirerait sa gloire. L'estime inconcevable qu'elle fait de Dieu la porterait même à faire de plus grandes choses pour lui. Car elle perdrait volontiers mille vies pour Dieu ; et le feu de l'amour qui la consume lui donne de si grandes forces et un courage si intrépide, que, toute transportée et comme enivrée, elle entreprendrait pour Dieu des actions extraordinaires, sans avoir égard à quoi que ce soit, en quelque temps et en quelque manière que les occasions se présentassent.

Et c'est pourquoi Marie-Madeleine, d'une famille si considérable, ne se mit pas en peine, selon le rapport de saint Luc, des gens de

 

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qualité qui mangeaient avec Jésus-Christ chez un pharisien appelé Simon ( Luc, VII ; 37). Elle ne lit pas réflexion s'il était à propos ou non d'entrer en sa maison pendant le repas, et d'y verser des larmes; elle ne pensait qu'à parvenir à celui qui lui avait enflammé le cœur de son amour ; elle ne voulait pas différer un moment, pour trouver un temps commode a ses desseins. Les transports et la hardiesse du même amour l'engagèrent aussi à aller avant le lever du soleil avec des parfums pour embaumer le corps de Notre-Seigneur, quoiqu'elle sût bien que son tombeau était fermé d'une grosse pierre, qu'il était scellé du sceau de la ville, et qu'il était gardé par une troupe de soldats ( Joan., XX, 1). Enfin les mêmes empressements furent cause que voyant son divin Maître sous la figure d'un jardinier, elle lui demanda s'il avait emporté son sacré corps, et où il l'avait mis, afin qu'elle allât le prendre ( Joan., XX ; 15). Il y a apparence que si elle n'eût pas été tout enivrée d'amour, elle n'eût pas ainsi parlé à un artisan, en l'appelant seigneur; elle eût considéré aussi que s'il eût été coupable de ce larcin, il ne se fût pas trahi lui-même, ou qu'il n'eût pas permis à une femme de lui enlever un dépôt si précieux. Mais c'est le propre de l'amour véhément de croire que tout lui est possible, et que chacun entre dans ses pensées et dans ses desseins, quoiqu'il ne les déclare pas. Car il se persuade, dans l'excès de son ardeur, que personne ne peut chercher ni trouver rien d'aimable que ce qu'il aime et cherche lui-même, et que nul autre objet n'est digne d’amour et de recherches que celui qu'il se propose. C'est pourquoi la sainte épouse, cherchant son époux par les rues et par les places, s'imagine que ceux qu'elle rencontre sont animés de la même passion et des mêmes pensées, et elle les prie de dire à son époux, quand ils le trouveront, qu'elle meurt d'amour pour lui  ( Cant., V, 8).

L'âme qui a beaucoup profité dans  cette purgation spirituelle, est agitée des mêmes inquiétudes d'amour. La nuit, ou dans les ténèbres qui la purifient, elle s'élève par les mouvements des affections de sa volonté; et comme une lionne ou une ourse cherche sans discontinuation ses petits qu'on lui a pris, de même  cette âme cherche son Dieu sans relâche. C'est là cet amour impatient où l'homme ne peut longtemps vivre sans jouir de l'objet de ses désirs ou sans

 

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mourir, semblable à Rachel, à qui le désir d'avoir une postérité nombreuse arrache ces paroles : Donnez-moi des enfants, ou bien je m'en vais mourir ( Genes., XXX, 1).

On peut demander ici comment l'âme qui s'estime si misérable et si indigne de Dieu, sent assez de courage et de force pour aspirer et pour tendre à l'union divine. Mais il est aisé d'y répondre : l’âme est occupée de l'amour de son Créateur et fortifiée de ses flammes. Or, la propriété inséparable de l'amour est d'unir l'amant à l'aimé et de le rendre semblable et égal à lui, afin qu'il se perfectionne dans la possession du bien que l'amour lui procure. Mais l'âme n'est pas encore parfaite en l'amour, puisqu'elle n'a pas encore acquis l'union divine. De là naissent cette faim cl cette soif de l'union qu'elle cherche. C'est pourquoi l'amour donne à sa volonté de l'ardeur, des forces, du courage, de la hardiesse, pour voler vers son objet sacré, et pour le posséder dans une très-étroite union. Néanmoins l'entendement est en même temps enseveli dans les ténèbres ; il ne voit pas les trésors de cet amour ; il ne montre à l'âme que ses misères et ses imperfections. De sorte que sa volonté se porte à Dieu sur les flammes de l'amour, et l'entendement l'en retire par la connaissance de ses défauts et de son indignité.

Il est bon de marquer ici le doute qu'on forme, pourquoi cotte lumière divine, qui est toujours la lumière de l'âme, ne l'éclairé pas aussitôt que ses premiers rayons la frappent, comme elle l'éclairera quelque temps après; pourquoi, au contraire, elle la remplit d'obscurité et de peines. On répond que les ténèbres et les afflictions que l'âme essuie lorsque  cette lumière commence à l'éclairer, sont les effets, non pas de cette lumière, mais des imperfections de l'âme, et que la lumière la pénètre pour la délivrer de ces maux. Si bien que l'âme, en recevant ses rayons, ne voit que ses propres misères, lesquelles se présentent comme plus proches et plus unies à elle. Auparavant elle ne les voyait pas, parce que cette lumière surnaturelle ne s'était pas encore répandue dans elle. Mais ensuite, étant dégagée de la connaissance et du sentiment de ses maux, elle voit les biens que  cette lumière divine lui apporte.

L'âme, étant ainsi garantie de toutes ses imperfections, et dépouillée du vieil homme, est revêtue du nouveau, qui est créé selon Dieu, comme parle l'Apôtre, c'est-à-dire que son entendement est éclairé d'une lumière surnaturelle et devient tout divin, étant uni à l'esprit de Dieu ( Ephes., IV, 23, 24); sa volonté, tout embrasée de l'amour divin,

 

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est aussi toute divine, étant unie à la volonté de Dieu, et aimant par le même amour; sa mémoire et ses affections deviennent enfin les divines dans  cette admirable union qui les élève à un état si heureux. De sorte que cette âme sera plus céleste que terrestre, plus divine qu'humaine, tant Dieu la change en l'attachant à lui seul. C’est pourquoi elle a raison de chanter le cantique que nous allons expliquer.

 

CHAPITRE XIV
On explique les trois derniers vers du premier cantique.

 

O l'heureuse fortune!

Je suis sortie sans être aperçue,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

L'âme exprime en ces vers l'heureuse fortune qui lui est arrivée, lorsqu'elle est sortie de ses imperfections pour aller à Dieu, comme un homme sort la nuit de sa maison, tandis que ses domestiques dorment, et sans être aperçu de personne, afin de faire avec plus de circonspection et de succès ce qu'il entreprend. Comme l'âme doit faire l'action la plus rare et la plus héroïque qu'elle puisse faire, qui est de s'unir à son bien-aimé, il faut qu'elle sorte dehors, parce que son divin époux ne se trouve que dehors et que dans la solitude. Pour cette cause, l'épouse sacrée désirait de le rencontrer seul : Qui me fera cette grâce, mon frère, disait-elle, que je vous trouve dehors, et que je vous donne un saint baiser, pour vous marquer l'amour divin qui me consume ( Cant., VIII, 1.) ? De plus, il était à propos que l'âme, éprise d'amour et désireuse de parvenir à la fin qu'elle s'était proposée, sortit de nuit pendant que ses domestiques étaient ensevelis dans le sommeil, c'est-à-dire après que ses opérations grossières et ses passions furent éteintes. Car ce sont là les domestiques qui veillent sans cesse pour empêcher l'âme de les quitter, et pour la priver des biens qu'elle espère de la libéralité de Dieu. Ce sont eux dont le Sauveur Parle, quand il dit que les domestiques d'un homme sont ses ennemis ( Matth., X, 36). Il fallait donc les étouffer, afin que l'âme acquit l'amour et l'union de Dieu. Leur capacité, n'étant que naturelle, ne peut contribuer à l'acquisition des biens surnaturels que Dieu seul peut donner à l'âme par une infusion secrète et d'une manière passive. Oh ! que

 

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c'est un grand bonheur pour l'âme de pouvoir sortir libre de la maison de sa sensualité ! Personne ne le saurait comprendre que celui qui en a l'expérience. Il verra clairement combien son esclavage était fâcheux, et a combien de misères il était exposé, lorsqu'il avait de l'attachement pour le plaisir de ses passions. Il connaîtra de quelle manière la vie de l'esprit est la véritable liberté ; il comprendra l'abondance extraordinaire des biens inconcevables dont nous marquerons quelques-uns dans les cantiques suivants, pour montrer que c'est avec sujet que l'âme attribue son heureux sort au passage de  cette nuit si formidable à l'esprit.

 

CHAPITRE XV
Déclaration du second cantique.

 

A eseuras, y segura,

Por la secreta escala disfrazada,

O dichosa ventura !

A escuras, y enzelada,

Estando ya mi casa sossegada.

Étant assurée et déguisée,

Je suis sortie par un degré secret ;

O l'heureuse fortune !

Et étant bien cachée dans les ténèbres,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

L'âme continue de dire, en ce cantique, les propriétés de  cette nuit obscure et le bonheur dont elles l'ont comblée. Mais, en rapportant ces propriétés, elle répond a une objection qu'on lui pourrait faire. Car elle assure qu'il ne faut pas croire, comme quelqu'un pourrait croire effectivement, qu'en souffrant de si grandes peines, elle ait été engagée dans un manifeste danger de se perdre. Au contraire, elle soutient qu'elle a trouvé plus de sûreté dans  cette nuit, parce qu'elle s'est soustraite plus finement à ses ennemis, qui s'opposaient à son passage. En effet, elle a marché dans les ténèbres de la nuit et par les routes de la mortification, laquelle l'a dérobée à leurs yeux et à leurs soins. Elle s'est couverte d'une foi vive et simple, qui u tellement favorisé su sortie, qu'elle a heureusement achevé son entreprise sans aucune opposition de la part de ses passions, qui l'eussent assurément traversée si elles fussent revenues de leur sommeil, et si elles eussent repris la vie sensuelle dont l'âme les avait privées auparavant.

 

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CHAPITRE XVI
On découvre, en exposant le premier vers, comment l'âme marche sûrement dans cette obscurité.

 

Étant assurée, je suis sortie dans l'obscurité.

 

L'obscurité dont l'âme parle en cet endroit, regarde les passions et les puissances sensitives, intérieures et spirituelles. Pendant cette nuit elles souffrent quelque obscurité en leur lumière naturelle, afin qu'étant purifiées, elles soient éclairées d'une lumière surnaturelle. Pour prouver cette vérité par le détail des choses qui se passent, il faut se souvenir que les [tassions elles puissances matérielles ou spirituelles sont mortifiées au point de ne pouvoir plus goûter avec agrément aucune chose, ni divine ni humaine. Les affections de l'âme sont étouffées, et n'ont plus ni de mouvements vers aucun objet, ni de fondement pour s'appuyer. L'imagination est liée et ne saurait former aucune image pour contribuer au raisonnement. La mémoire paraît éteinte et ne se souvient de rien ; l'entendement est rempli de ténèbres et vide de connaissances; la volonté est aride, serrée de tous côtés, comme morte et sans force. Toutes les puissances sont dépouillées et comme réduites à rien. Enfin un nuage épais et pesant tombe sur l'âme, l'environne, la presse, la met à l'étroit, et semble la séparer tout à fait de Dieu.

C'est de cette manière qu'elle marche dans l'obscurité et qu'elle poursuit son chemin avec sûreté et sans crainte. La cause de  cette sûreté, c'est qu'elle s'est affranchie des obstacles de ses puissances et de ses sens. Car c'est ordinairement ou ses passions, ou ses satisfactions sensuelles, ou ses discours, ou ses connaissances, qui l'engagent dans l'égarement, dans l'excès ou dans les défauts, ou dans le changement, ou qui lui donnent du penchant aux choses qu'il n’est si pas expédient de faire. S'étant ainsi délivrée et de soi-même et de ses propres dérèglements, elle se garantit ensuite du monde et du démon, auxquels toutes ses opérations ne donnent plus d'armes pour lui faire la guerre.

Il suit de là que l'âme a d'autant plus de sûreté, qu'elle est plus dénuée de ses opérations naturelles. Car, comme, selon le prophète Osée, la perte des Israélites venait d'eux-mêmes, et qu'ils ne pouvaient tirer du secours que de Dieu ( Osée, XIII, 9), de même la ruine de l'âme prend son origine d'elle-même et de ses passions déréglées, et Dieu seul est

 

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l'auteur et la source de tous les biens qu'elle peut posséder. C'est pourquoi elle est déchargée de ces fardeaux ; elle marche avec plus de facilité par les voies de Dieu ; elle ne court aucun risque de se perdre; elle travaille efficacement à son salut, puisqu'elle acquiert cl pratique les vertus les plus éminentes.

Donc, ô homme spirituel, quand vous verrez que votre appétit est plein d'obscurité à l'égard des choses intérieures; que vos affections sont sèches, resserrées et stériles; que vos puissances ne sont pas propres aux exercices de l'esprit, ne vous, affligez nullement, mais persuadez-vous, ce qui est vrai, que vous jouissez d'un grand bonheur. Dieu, en retirant vos puissances de votre disposition, vous délivre de vous-même : vous eussiez bien pu en user avec quelque avantage, mais leur impureté et leur bassesse vous eussent empêché d'opérer avec autant de perfection que vous opérez, tandis que Dieu vous conduit comme un aveugle au terme où jamais la vivacité de vos yeux ni la fermeté de vos pieds n'eussent pu vous mener, quelque bon usage que vous en eussiez pu faire.

La raison pour laquelle l'âme marche plus sûrement dans les ténèbres, et fait plus de profil en la vie spirituelle, c'est qu'elle avance ordinairement en la vertu par la voie qu'elle croit la moins propre, et où elle appréhende même de se perdre. Elle n'a point l'expérience de ces nouvelles roules, qui la conduisent dans l'obscurité, et qui l'écartent de ses premières opérations. Elle est semblable à un voyageur qui va, sur le rapport des autres, par des chemins inconnus, et qui n'en pouvait prendre d'autres pour arriver à son terme sans s'égarer. De même l’âme suit cette roule obscure, et parvient enfin à son but sans péril, parce que Dieu est alors son guide, tellement qu'elle a sujet de dire qu'elle est sûre au milieu des ténèbres.

La seconde cause de cette sûreté est la peine que l'âme endure. Le chemin des souffrances est plus sûr et plus utile que l'action et que la jouissance des consolations et des biens spirituels. Premièrement, parce que l'ùme, en souffrant, reçoit des forces divines ; en agissant et en goûtant des délices intérieures, elle se sert de ses faiblesses pour agir. Secondement, elle pratique les vertus lorsqu'elle est chargée de croix, et elle devient plus pure, plus sage et plus avisée.

Mais la troisième et la principale cause de cette sûreté est tirée de la lumière et de la sagesse obscure qui conduit l'âme dans les ténèbres. En effet,  cette nuit ténébreuse absorbe tellement l'âme et la met si proche de Dieu, que Dieu la protège lui-même et la délivre de tout ce qui n'est pas Dieu. Pour mieux expliquer ce qui se passe en cet état, on peut comparer l'âme à un malade. Comme ceux qui le gouvernent le tiennent dans une chambre reculée et

 

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bien fermée, de peur que le bruit de la rue ou des domestiques ne l'incommode, et que le grand air ou la lumière  trop vive ne le blesse ; comme ils lui donnent des aliments délicats et nourrissants, quoique peu agréables au goût: de même Dieu éloigne l’âme du bruit des créatures ; il l'empêche d'entendre ses domestiques, c'est-à-dire ses passions ; il la prive du grand jour et l'enferme dans l'obscurité ; il lui fournit une nourriture délicate et substantielle, mais qui ne flatte pas le goût, et qui lui donne beaucoup de dégoût des choses créées. C'est par ce traitement qu'il lui rétablit la santé, c'est-à-dire qu'il se communique à elle, lui qui est sa santé et ses

forces.

Cette obscure contemplation confère à l'âme toutes ses qualités, parce qu'elle est plus proche de Dieu. Aussi, comme celui qui serait proche du soleil ne pourrait voir, à cause de la faiblesse de ses yeux et de l'éclat excessif du soleil, de même l'âme qui est proche de Dieu ne semble rien voir ; elle tombe dans une grande obscurité, à cause de son imperfection et de la splendeur infinie de son Créateur, tant la lumière spirituelle de Dieu est immense et surpasse la portée de l'entendement humain. C'est pourquoi le prophète-roi dit que Dieu se cache dans des nuées obscures, que ces nuées lui servent de pavillon, et qu'elles sont épaisses et noires, comme elles paraissent lorsqu'elles sont chargées d'eau prête à fondre sur la terre ( Psal., XVII, 12, 13). Ces nuées ténébreuses représentent la contemplation obscure et la sagesse divine qui occupent l'âme, qui la couvrent et l'obscurcissent, étant comme elle est tout proche de Dieu, lequel demeure dans ce pavillon ou dans ces ténèbres, selon l'expression de David. Ainsi la plus grande lumière de Dieu fait la plus grande obscurité de l'homme. C'est pourquoi le prophète ajoute, dans le même endroit, que les nuées se sont fondues et dissipées en sa présence, à cause de sa clarté infiniment brillante. C'est-à-dire que l'entendement humain est si faible devant les splendeurs de Dieu, que toutes ses lumières naturelles, comme parle Isaïe, ne sont que ténèbres ( Isa., V, 30).

Oh! que nous sommes misérables en  cette vie ! à peine pouvons-nous connaître la vérité, puisque ce qui est le plus clair et le plus certain nous parait le plus obscur et le plus douloureux, et que nous le fuyons quoiqu'il nous soit très-utile. Au contraire, nous poursuivons avec chaleur, et nous embrassons avec plaisir ce qui nous frappe les yeux du corps et ce qui contente l'esprit, quoiqu'il nous

 

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soit dommageable, et qu'il nous lasse tomber à chaque pas. Oh! quelle crainte l'homme doit-il avoir, et en quel danger se trouve-t-il puisque sa lumière naturelle le trompe etl'empôchc souvent d'aller à Dieu! Il doit donc fermer les yeux pour voir le chemin par lequel il faut aller; il doit marcher dans l'obscurité pour se défendre de ses ennemis domestiques, qui sont ses sens et ses puissances. Enfin l'âme est heureusement couverte de  cette nuée ténébreuse qui est autour de Dieu, et qui le cache.

C'est de ces personnes que le même prophète parle : Vous les mettrez à couvert, dit-il, en vous-même et devant votre face, contre tout ce que les hommes peuvent faire pour les troubler. Vous les protégerez, dans le lieu où vous demeurez, contre les paroles et les contradictions des médisants ( Psal., XXX, 20, 21.). II veut dire que Dieu les fortifie, par la contemplation obscure, contre les attaques des hommes et contre les impressions des sens.

Une autre raison pour laquelle l'âme marche avec assurance en cette obscurité, est prise de la force qu'elle reçoit de ces nuées ténébreuses qui lui cachent son Créateur. Car, quoiqu'il y ait des ténèbres, elle voit bien néanmoins au travers qu'elle ne veut rien faire qui offense le Seigneur, et qu'elle ne veut rien omettre de tout ce qui procure de la gloire à Dieu. Son amour pour lui la sollicite secrètement à lui plaire, et la détourne de toutes les occasions de mériter son indignation. Ayant enfin étouffé ses passions et détaché ses puissances de tous les objets créés, elle sort d'elle-même, elle ne s'applique qu'à Dieu, et parvient à l'union de l'amour divin.

 

CHAPITRE XVII
On fait connaître, dans la déclaration du second vers, comment cette obscure contemplation est secrète.

 

Etant déguisée, je suis sortie par un degré secret,

 

Il est nécessaire, pour l'intelligence des trois mots qui sont compris en ce vers, d'expliquer trois propriétés qui les regardent. Les deux premiers, qui sont degré ou échelle, appartiennent à la nuit obscure de la contemplation dont nous parlons; le dernier, qui est déguisée, se rapporte à la manière dont l'âme se conduit en cette nuit.

L'âme appelle la contemplation obscure  par laquelle elle sort

 

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pour aller à l'union de l'amour, degré secret, à cause de deux propriétés qui s'y trouvent. Car, en premier lieu, elle donne le nom de contemplation secrète à  cette contemplation ténébreuse, parce que c'est la théologie mystique que les docteurs appellent sagesse secrète, laquelle, selon la doctrine de saint Thomas, est communiquée particulièrement et infuse à l'âme par la voie de l'amour divin, sans le secours des opérations naturelles de son entendement et de ses autres puissances. On la nomme secrète, parce que le Saint-Esprit la verse dans l'âme, comme l'épouse sacrée le dit dans les Cantiques, de telle sorte que l’âme même ne connaît pas comment se fait cette infusion. Et en effet, ni elle, ni quelque autre que ce soit, ni le démon même ne comprend ce mystère. Carie maître divin qui instruit l'âme demeure dans elle et y opère secrètement. On l'appelle encore secrète, à cause des effets qu'elle produit en l'âme. Non-seulement elle est secrète quand elle purifie l'âme pendant que les ténèbres couvrent l'âme, laquelle ignore ce qui se passe en elle, mais aussi tandis qu'elle est répandue dans l'âme et qu'elle l’éclaire. Elle lui est si cachée, que l'âme ne la peut apercevoir, et qu'elle ne trouve point de termes pour l'expliquer. Car, outre qu'elle n'en veut pas donner connaissance, elle n'a nul moyen de faire concevoir une sagesse si sublime, et un sentiment spirituel  si délicat. Tous les raisonnements et toutes les comparaisons qu'elle pourrait faire ne sont pas capables de la contenter sur ce sujet. De sorte que  cette contemplation est toujours secrète et inconnue. Cette sagesse divine est si simple et si spirituelle, que, n'entrant point dans l'entendement revêtue d'images ou d'espèces sensibles, l'imagination et le sens ne peuvent la représenter. Néanmoins l'âme la goûte et la connaît en quelque  manière; mais les paroles lui manquent pour la développer. Aussi est-ce le propre du langage dont Dieu se sert, que plus il est intérieur, spirituel et élevé au-dessus des sens, plus il fait cesser les opérations de l'imagination, de l'esprit et des autres puissances de l'homme. Nous en avons des preuves et des exemples dans les divines Écritures. Après que Dieu eut parlé à Jérémie, ce prophète ne put lui répondre, sinon : A, a, a, Seigneur ( Jerem., I, 6). Moïse ne put aussi parler lorsque Dieu lui apparut dans le buisson ardent;  il fut même si effrayé, que, comme saint Lucie rapporte dans les Actes des Apôtres, il n'osa regarder attentivement ce feu ( Exod., IV, 10). Cette impuissance de l’âme vient de ce que Dieu

 

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lui parle dans la contemplation obscure; et comme il parle à l'âme, qui est tout esprit sans matière, les sens ne peuvent ni connaître ni exprimer cette parole intérieure et spirituelle.

Nous pouvons apprendre de là pourquoi certaines personnes que Dieu conduit par cette voie, mais qui sont d'un naturel doux et timide, ne peuvent rendre compte à leurs directeurs de leur intérieur, quelque désir qu'elles en aient; elles y ont même beaucoup de répugnance, surtout lorsque leur contemplation est simple et presque imperceptible à l’âme. Tout ce qu'elles peuvent dire, c'est qu'elles sont contentes et tranquilles ; qu'elles sentent Dieu en elles-mêmes ; que les choses, selon leur sentiment, se passent dans leur intérieur comme elles le souhaitent. Néanmoins, lorsque les choses que l'âme reçoit sont particulières, comme les visions, les goûts et les au lies, et qu'elles sont représentées sous quelques images sensibles, les sens en peuvent avoir quelque connaissance, et l’âme peut trouver des expressions et des comparaisons pour les déclarer. Mais on ne saurait expliquer la contemplation pure et infuse; et pour cette cause on l'appelle secrète, cachée et inconnue.

Ce nom lui est aussi donné, parce que c'est le propre de la sagesse mystique de cacher en elle-même l'âme, de l'absorber, de l'ensevelir dans le fond de ses abîmes, de telle sorte que l'âme voit bien qu'elle est éloignée et délaissée de toutes les créatures, comme si elle était dans une grande solitude et dans un vaste désert ou personne ne peut avoir accès. Ce qui lui est d'autant plus agréable, qu'elle se dérobe plus facilement aux yeux de tout le monde. Et c'est alors que la sagesse divine l'élève davantage au-dessus des créatures, et l'éclairé avec plus de profusion des lumières et de la science de l'amour de Dieu. Alors l'âme est convaincue de la bassesse des choses créées, surtout à l'égard de cette divine sagesse. Elle est persuadée que toutes les manières de parler les plus étudiées et les plus nobles n'ont aucune proportion avec les choses divines pour les exprimer, et que, quelque moyen qu'on emploie pour nous en former une juste idée, on ne peut réussir sans le secours de la théologie mystique. Ce qui l'oblige à dire que cette science est fort cachée et fort secrète.

Au reste, la contemplation a cette propriété, non-seulement parce qu'elle est surnaturelle, mais encore parce qu'elle conduit l’âme à la parfaite union de Dieu, laquelle étant inconnue aux hommes, on n'y va qu'en ignorant où l'on va et comment on y va. Car, parlant dans le sens des mystiques, on n'a point la connaissance de ces choses telles qu'elles sont, pendant qu'on les cherche; mais on les entend lorsqu'on les a trouvées et qu'on en a l'usage. C'est pourquoi personne, dit le prophète Baruch, ne peut connaître

 

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ses voies; personne aussi ne cherche ses routes ( Baruch., III, 31). Et David parlant à Dieu de ce chemin :  Vos éclairs, dit-il, ont paru sur la terre, qui en a été tout ébranlée. Vous avez marché dans la mer et par les eaux les plus  profondes, et on ne verra pas vos traces ni les vestiges de vos pieds ( Psal., LXXVI, 19, 20). Toutes ces choses conviennent dans un sens spirituel au sujet que nous traitons. La lueur des éclairs de Dieu, lesquels brillent sur la terre, représente la lumière que cette contemplation divine répand sur les puissances de l'âme. Le mouvement de la terre signifie la purgation qu'elle fait de l'âme, qui ne la peut souffrir qu'avec douleur. Le passage de Dieu par les eaux, et ses vestiges qu'on ne saurait voir, expriment le chemin inconnu aux sens, par lequel l'âme va vers Dieu. Le saint homme Job avait aussi déclaré cette vérité en ces termes : Avez-vous remarqué le chemin des nuées ? Avez-vous acquis la connaissance des sciences parfaites que j'enseigne ( Job., XXXVII, 16) ? Ces expressions nnus font comprendre les voies par lesquelles Dieu conduit l’âme à une élévation extraordinaire et à une sagesse accomplie, qui sont figurées par les nuées. Il est donc constant que cette contemplation qui mène l’âme à Dieu, est très-obscure et très-secrète.

 

CHAPITRE XVIII
De quelle manière cette sagesse secrète est aussi un degré par lequel l’âme monte vers Dieu.

 

Nous pouvons dire que cette sagesse secrète est aussi le degré de l'âme, pour plusieurs raisons. La première, c'est que comme on peut monter par un degré dans une chambre haute, pour y entrer et pour y prendre les trésors qu'on y garde, de même l’âme monte au ciel par cette contemplation, pour s'enrichir des biens surnaturels et des trésors spirituels de son Créateur. Le prophète-roi explique clairement ces communications et ces progrès : Heureux est l'homme qui attend de vous son secours : il a disposé en son cœur les degrés par lesquels il veut monter jusqu'à vous dans cette vallée de larmes, dans le lieu qu'il s'est établi à lui-même. Le seigneur, qui lui a prescrit des lois, lui donnera sa grâce et sa bénédiction pour les observer. Il ira de vertu en vertu, jusques à ce qu'il soit arrivé à la sainte Sion,

 

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il verra le Dieu des anges et de toutes les créatures ( Psal. LXXXIII, 6, 7, 8,). C'est là qu'il trouvera des trésors infinis, je veux dire la félicité éternelle.

La seconde raison, c'est que comme le degré sert à monter et à descendre, ainsi la même contemplation élève l'âme vers Dieu et l'abaisse vers elle-même. Car c'est le propre des communications divines de faire en l'âme cette élévation et cet abaissement. De sorte que monter en cette voie, c'est descendre, et descendre, c'est monter, puisque, selon l'oracle divin, celui qui s'abaisse sera élevé, et celui qui s'élève sera abaissé (Matth., XXIII, 12).

La troisième, c'est que comme on fait des démarches différentes en montant et en descendant par un degré, de même l'âme fait en ce chemin des démarches différentes et inégales. Tantôt elle marche par la douceur, par la paix et par la prospérité ; tantôt elle va par l'amertume, par les orages et parles traverses. Mais il faut remarquer qu'elle ne jouit de la tranquillité que pour se disposera supporter courageusement la tempête, et qu'elle n'est battue de l'orage que pour entrer dans un calme délicieux. Ces changements sont ordinaires aux contemplatifs ; ils montent souvent à ce qu'il y a de plus sublime en la vie spirituelle, et souvent ils descendent à ce qui s'y trouve de plus bas; et de cette manière ils ne demeurent presque jamais en un même état jusques à ce qu'ils soient confirmés dans un repos parfait et inaltérable. La cause de ces vicissitudes vient de deux sources : du parfait amour de Dieu, et du mépris sincère que l'âme fait d'elle-même. Elle aime Dieu, et c'est ce qui l'élève en haut;  elle connaît sa bassesse, elle se méprise, et c'est ce qui l'abaisse. Mais, lorsqu'elle a acquis dans la dernière perfection l'habitude de l'amour divin, les divers degrés d'élévation et d'abaissement cessent, parce qu'elle est arrivée au terme qu'elle désirait, et à l'union de Dieu, qui est au haut de cette échelle mystique. L'échelle que Jacob vit en dormant est une figure de celle-ci. Comme les anges y montaient jusques à Dieu,et descendaient jusqu'aux hommes, de même l'âme s'élève vers Dieu par l'échelle de la contemplation, et retombe quelquefois jusque sur la terre. Mais tout cela se fait la nuit, pour nous apprendre que l'âme s'avance vers Dieu par ce chemin pendant la nuit de la contemplation. Ceci parait évidemment par les sentiments de l'âme, qui sont des preuves claires de ses ténèbres. Car lorsqu'une chose lui est utile, telle que son anéantissement

 

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devant Dieu, elle croit que c'est sa perle ; et, lorsqu'elle lui est fructueuse, elle s'imagine qu'elle n'en tire aucun profit. Ainsi elle se persuade que la dévotion sensible et les consolations lui sont avantageuses, quoique en effet elles soient contraires à son avancement spirituel.

La quatrième raison pour laquelle la contemplation est la montée de l'âme, c'est qu'elle renferme la science de l'amour divin . Cette science est, à proprement parler, la connaissance de Dieu infuse et affectueuse, qui éclaire l'âme et qui l'enflamme jusques à ce qu'elle parvienne par degrés à son Créateur, puisque c'est l'amour seul qui l'unit à Dieu. Afin qu'on puisse voir ces choses plus distinctement, nous marquerons les échelons de  cette échelle sacrée, en rapportant en détail les effets et le caractère de chaque échelon, afin que l'âme puisse conjecturer de là en quel degré elle se trouve. Mais, comme il est naturellement impossible de les connaître, et que Dieu seul nous les peut mettre devant les yeux, je me contenterai, avec saint Bernard et saint Thomas, de dire quels effets ils produisent dans l'âme, et comment ils l'élèvent vers Dieu.

 

CHAPITRE XIX
Explication des dix échelons de l'échelle mystique de.
l'amour divin. — On commence par les cinq premiers.

 

Le premier des dix échelons qui composent l'échelle de l'amour de Dieu, consiste à affaiblir l'âme en elle-même, comme l'éprouvait l'épouse sacrée, lorsqu'elle disait : Je vous conjure, filles de Jérusalem, si vous trouvez mon bien-aimé, de lui dire que je languis d'amour ( Cant., III, 8). Mais  cette langueur n'est pas mortelle;  cette âme sainte ne la souffre que pour la gloire de Dieu. Car c'est cette maladie spirituelle qui la fait mourir au péché et à tout ce qui n'est pas Dieu, et qui l'enflamme de l'amour divin. C'est de quoi David parle : Mon esprit, dit-il, est mort à toutes les créatures, et mon âme ne cherche que vous, ô mon salut et mon secours ( Psal., CXVIII, 81). En effet, comme un malade perd le goût et l'appétit des viandes, et change de visage; de même, lorsque l'âme est atteinte de cet amour, elle n'a plus ni goût ni appétit pour les choses créées ; elle change de couleur et de visage

 

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comme un amant transporté de sa passion. Cette infirmité n'ar à l'âme que quand elle reçoit d'en haut  cette excessive chaleur que je puis appeler en quelque façon une lièvre spirituelle et mystique et que  le prophète exprime en ces termes : Mon Dieu, vous ferez tomber la pluie sur l'âme qui est votre héritage, et elle en sera infirme et malade ; mais vous la perfectionnerez par ce moyen ( Psal. LXVII, 10).

De là elle passe au second échelon ou au second degré, cherchant Dieu sans interruption. C'est pourquoi l'épouse, ayant dit que la nuit elle avait cherché son bien-aimé et qu'elle ne l'avait pas trouvé ajoute : Je me lèverai et je chercherai celui que j'aime (Cant., III, 2), pour nous insinuer que l'âme doit le chercher sans cesse, selon le conseil que  le prophète lui donne : Cherchez le Seigneur, cherchez toujours sa face (Psal., CIV, 4), et ne cessez jamais de le chercher parmi les créatures, que vous ne l'avez trouvé. Ainsi l'épouse en ayant demandé des nouvelles aux gardes de la ville, les quitta et passa plus outre. Ainsi Marie-Madeleine ne s'arrêta pas aux anges qui gardaient le sépulcre de son Sauveur; mais elle continua de faire ses diligences pour savoir où il était.

Ce degré d'amour inspire à l'âme des soins si empressés pour son Dieu, qu'elle le cherche partout, et que toutes ses pensées, toutes ses paroles, toutes ses actions ne tendent qu'à lui : soit qu'elle mange, soit qu'elle se dispose à prendre le repos du sommeil, soit qu'elle soit éveillée, soit qu'elle forme quelque dessein et quelque entreprise, elle ne songe, elle ne s'applique qu'à l'objet de son amour. Mais, parce qu'elle reprend ses forces dans ce second degré d'amour, elle monte ensuite jusqu'au troisième échelon.

Ce troisième degré la fait opérer avec courage, et l'anime d'une chaleur vive et consolante, qui l'empêche de se lasser en ses poursuites et de les abandonner. David en parlait, quand il disait que bienheureux est l'homme qui craint le Seigneur, car, il désirera avec une ardeur extraordinaire d'accomplir ses commandements (Psal., CXI, 1). Or, si la crainte filiale et respectueuse que l'amour engendre dans l'âme, allume en elle un si violent désir, que ne fera pas l'amour même avec toute la vivacité de ses flammes ? Aussi l'âme, quelques grandes actions qu'elle fasse pour l'amour de son bien-aimé, les estime très-petites; et quelque longtemps qu'elle consume en sen service, il ne lui parait qu'un moment, tant elle est embrasée d'amour. Jacob

 

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était dévoré d'un semblable feu pour Rachel, lorsqu'il ne regardait sept années de service que comme un petit nombre de jours, et  qu’il servit encore sept ans pour répondre à la grandeur de son amour (Genes., XXIX, 20). Mais, si l'amour de la créature a été si puissant sur le cœur de ce patriarche, que ne pourra pas obtenir de l'âme l'amour du Créateur? L'amour excessif qu'elle a pour lui l’a fait cruellement souffrir de ce que, selon son sens, elle fait si peu de choses pour sa gloire : ce lui serait même une consolation très-douce de mourir mille fois pour lui, s'il lui était possible, et si elle en avait la permission. Quoi qu'elle fasse pour Dieu, elle se regarde comme inutile, et comme la plus méchante et la plus vile de toutes les créatures, soit parce que l'amour lui découvre les grandeurs de Dieu et l'honneur qu'il mérite, soit parce qu'elle remarque de grands défauts en ses œuvres, et une manière d'agir très-basse et très-indigne de la majesté divine. Ce qui la couvre de confusion, l'accable de peines, et l'éloigné de la vaine gloire, de la présomption et des jugements désavantageux à son prochain. Ce troisième degré d'amour fait tous ces effets dans l’âme avec plusieurs autres de même nature, qui la rendent plus forte pour s'élever au quatrième échelon.

Car le quatrième degré est une source de souffrance, que l'âme supporte pour son bien-aimé, sans se lasser, avec générosité et avec persévérance. L'amour, dit saint Augustin, rend léger tout ce qui est pesant, et agréable tout ce qui est fâcheux. En effet, l'amour est ici aussi fort que la mort; et le désir qu'il a de posséder son objet, a plus de force que le tombeau ( Cant., VIII, 6). De là vient que l'esprit est le maître de la chair; il la tient parfaitement assujettie à ses lois ; il n'en fait pas plus de compte qu'un arbre ne se met en peine de perdre  une de ses feuilles. Elle ne se propose plus ni consolation ni goût, soit en Dieu, soit en la créature; elle ne demande pas les dons du ciel en cette vie. Elle rapporte ses pensées, ses desseins, ses soins au seul point de faire le bon plaisir de Dieu, à cause de ses mérites infinis et de ses bienfaits. Elle lui dit en son cœur : Hélas! mon Dieu, mon Seigneur, combien ya-t-il de gens qui n'envisagent en votre service que les délices spirituelles, et qui vous prient de les combler de vos dons? Combien peu s'en trouve-t-il qui méprisent leurs propres commodités pour vous servir sans intérêt et à leurs dépens? A la vérité, mon Dieu, vous avez toujours la volonté de répandre vos biens sur nous; mais nous n'en usons pas comme nous devons, et c'est pour cela que nous perdons cœur, et que nous ne vous

 

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partageons pas, par un saint usage, à nous faire sentir sans interruption vos largesses.

Ce degré d'amour est fort sublime; car l'âme est portée sans cesse vers Dieu par un véritable amour, et par un sincère désir d'être chargée de croix pour lui. Néanmoins la bonté divine récompense souvent ses souffrances d'une joie délicieuse, l'amour extrême de Jésus-Christ pour ses épouses ne pouvant les voir dans les afflictions sans les secourir. Je me suis souvenu de vous, dit-il dans les prophéties de Jérémie, et j'ai eu compassion de votre jeunesse, lorsque vous m'avez suivi dans le désert (Jerem., II ; 2). Ce désert, pris dans un sens spirituel, ne signifie autre chose que la séparation de l'âme d'avec les créatures.

Le cinquième échelon imprime à l'âme une sainte impatience el des désirs véhéments de posséder Dieu ; tellement que le moindre retard lui parait long et difficile à supporter : elle s'imagine toujours qu'elle va trouver son bien-aimé à chaque pas qu'elle fait. Mais lorsqu'elle voit que ses espérances sont vaines, elle tombe en défaillance et en langueur, selon le langage du roi-prophète ( Psal., LXXXIII, 1). Dans ce degré d'amour, il faut que l'âme possède son bien-aimé, ou qu'elle souffre les agonies de la mort, comme Rachel que le désir d'avoir des enfants réduisait à cette extrémité ( Genes., XXX, 2). L'âme n'a faim et soif que d'amour, ne se nourrit et ne se rassasie que d'amour : el C'est ce qui la conduit au sixième échelon de l'amour de Dieu.

 

CHAPITRE XX
Les effets des cinq derniers degrés de l'amour divin.

 

Le sixième degré de l'amour fait courir très-vite l'âme vers Dieu; et son espérance, soutenue des ailes de l'amour, y vole avec forcée! avec rapidité. Car ceux qui espèrent dans le Seigneur, dit Isaïe en parlant de ce degré, changeront de force; ils prendront des ailes comme des aigles ; ils courront, ils voleront sans peine, ils avanceront sans cesse ( Isa., XL, 3). Parce que, comme parle un prophète, mon âme, ô mon Dieu, désire

 

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d'arriver jusqu'à vous de la même manière que le cerf brûlant de soif désire les eaux vives des fontaines (Psal., XLI, 2). La cause de l'agilité et de la vitesse que l'a me acquiert dans ce degré d'amour, n'est autre que l'étendue de sa charité, et la parfaite pureté que Dieu lui a communiquée en la faisant passer par ces épreuves. Ainsi elle peut dire à Dieu avec David :  N’étant plus souillée de mes péchés, j'ai couru vers vous, ô mon Dieu, et j'ai marché avec promptitude et avec facilité par la voie de vos commandements, lorsque vous m'avez dilaté le cœur ( Psal., LVIII, 5 – Psal. LVIII, 5).

Le septième degré de cette montée donne à l'âme de la hardiesse, du courage et de la véhémence en ses entreprises. Cette véhémence l'empêche de suivre les règles du jugement, quand il faut attendre les réponses qu'elle souhaite, et   prendre   conseil   quand il  faut changer de dessein : la honte même et la pudeur ne sont pas capables d'arrêter l'exécution de ses projets. Car les faveurs que Dieu lui l'ait, et l'amour qu'il lui témoigne, la rendent intrépide et ardente en ses actions. Moïse pratiquait les maximes de ce degré, lorsqu'il disait à Dieu avec beaucoup de hardiesse : Ou pardonnez-leur ce crime, ou effacez-moi du livre que vous avez écrit  ( Exod., XXXII, 31, 32.). Cependant ces gens-là impètrent de Dieu tout ce qu'ils lui demandent, en ne recherchant que sa sainte volonté. Mettez tout votre plaisir en Dieu, et il vous accordera les demandes de votre cœur ( Psal., XXXVI, 4). L'épouse même a osé dire : Qu'il me donne un baiser de sa bouche ( Cant., I, 1). Mais il faut prendre garde que l'âme ne doit pas user de cette familiarité avec Dieu, à moins qu'elle n'ait une inspiration particulière qui lui persuade que Dieu veut la favoriser, comme Assuérus favorisa la reine Esther en lui donnant son sceptre à baiser. Si elle ne sentait pas ce mouvement  intérieur, elle se mettrait en danger de tomber du haut des degrés où elle est montée;  elle ne pourrait même  conserver l'humilité ni le respect pour Dieu, qu'elle doit avoir en toutes choses. Cette  liberté avec Dieu la dispose au huitième degré,  dont le propre est d'engager l'âme à embrasser Dieu, et à s'attacher inséparablement à lui, comme le dit d'elle-même la sainte épouse : J'ai trouvé celui que j'aime; je  l'ai pris, et je ne le quitterai

 

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jamais ( Cant., III, 4). Dans ce degré d'union, l’âme remplit tous ses désirs : il s’y glisse néanmoins de l'interruption, puisque quelques-uns de ceux qui sont parvenus à ce terme, s'en retirent incontinent. En effet, s'ils y persévéraient, ils jouiraient en quelque manière dès cette vie de la gloire des bienheureux. Aussi est-il véritable que l'âme demeure très-peu de temps en cet état. Ce fut la récompense que Dieu donna autrefois au prophète Daniel : Persistez en votre degré, lui dit-on, parce que vous êtes un homme de désirs ( Dan., X, 11).

Le neuvième degré d'amour, qui est le degré des parfaits, conduit l'âme à une ardeur pleine de délices spirituelles. C'est le Saint-Esprit qui l'allume dans le cœur, à cause de l'union de l'âme avec Dieu. Les apôtres en furent embrasés, comme remarque saint Grégoire, lorsque ce divin Esprit descendit visiblement sur eux. Pour les biens surnaturels dont l'âme est alors enrichie, il est impossible de les comprendre ; et, quelques livres qu'on pût faire pour les expliquer, il en resterait beaucoup plus à dire.

Le dixième et le dernier degré n'est pas de la vie présente, mais de la vie future. L'âme y devient semblable à Dieu, par la claire vue qu'elle en a lorsqu'elle est délivrée de son corps. Notre Sauveur lui permet cette félicité, quand il dit : Bienheureux sont ceux qui ont le cœur pur et net, parce qu'ils verront Dieu ( Matth., V, 8). Saint Jean nous assure aussi que la vision béatifique de Dieu est la cause de cette ressemblance : Nous savons, dit-il, que, quand il se découvrira visiblement, nous lui ressemblerons, parce que nous le verrons tel qu'il est ( I Joan., III, 2).

Voilà donc  cette montée secrète dont l'âme parle en son cantique. Il est vrai pourtant qu'elle ne lui est pas tout à fait cachée ; l'amour la lui découvre dans les degrés que nous venons de déduire, parles admirables effets qu'il y produit. Et c'est de cette manière qu'elle sort d'elle-même et des choses passagères, et qu'elle monte à Dieu par cet amour secret qui l'élève toujours vers le Ciel, comme le feu tend toujours en haut vers sa sphère et son centre naturel.

 

CHAPITRE XXI
On explique ces paroles,
l'âme déguisée, et on met devant les yeux les différentes  couleurs qu'elle prend, lorsque, pendant cette nuit obscure, elle passe par plusieurs changements.

 

Après avoir apporté les raisons pour lesquelles la contemplation Appelle secrète et montée, il reste à dire pourquoi l'âme est déguisée. On comprendra facilement ce mystère, si on fait réflexion que se déguiser, c'est se couvrir d'habits et d'ornements étrangers, de sorte qu'on ne soit connu de personne. La fin qu'on se peut proposer est, ou de plaire à ceux qu'on aime, ou de se dérober à la connaissance de ses ennemis ; et on espère exécuter par ce moyen son entreprise avec plus de liberté et de succès. Suivant ces desseins, chacun prend les vêtements et les couleurs qui peuvent ou marquer les affections de son cœur, ou le cacher à ses adversaires. Lorsque l'âme est touchée de l'amour de Jésus-Christ, et qu'elle veut s'attirer sa bienveillance, elle se déguise pour sortir de sa maison, pour se soustraire à la vue de ses ennemis, qui sont le monde, la chair et le démon, pour déclarer son amour à son bien-aimé, et pour mériter l'amour réciproque de son époux. Selon ce projet, l'habit dont elle use a trois couleurs différentes, le blanc, le vert et le rouge, qui sont les symboles des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité. Ces vertus lui procurent les bonnes grâces de Notre-Seigneur, et la mettent à couvert des attaques de ses adversaires.

En effet, la foi est une espèce de vêtement intérieur d'une blancheur si fine, que l'entendement n'a pas la vue assez forte pour la voir et pour en soutenir l'éclat. Ainsi, quand l'âme en est couverte, le malin esprit ne peut ni la voir ni l'attaquer. C'est pourquoi saint Pierre nous avertit de lui opposer le bouclier de la foi, pour repousser ses attaques. Résistez-lui, nous dit-il, en vous tenant fermes en la foi ( I Petr. V, 8,9).

Quant à l'amour et à l'union de Dieu, l'âme n'a rien de plus propre, pour y parvenir, que la foi et la blancheur dont elle, orne l'âme. C'est le principe et le fondement des autres vertus, puisqu'il est impossible, selon la doctrine de l'Apôtre, d'être agréable à Dieu sans elle ( Heb., XI, 6). Mais lorsque l'âme en est revêtue, elle lui plaît de telle sorte, que, comme parle le prophète Osée, il l'épouse et lui octroie l'union

 

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spirituelle de la majesté divine (Osee, II, 20). Cette foi pure et candide spécialement, lorsque l'âme a passé par les ténèbres de la nuit obscure, sans recevoir aucune lumière ni de son esprit, ni autres puissances, et lorsqu'elle a essuyé des épines affreuses, antre appui  que celui d'une loi  simple et constante.  Tellement qu'elle peut dire avec David : La créance que j'ai donnée à vos paroles, m'a fait courir une carrière très-dure et très-fâcheuse ( Psal., XVI, 4).

L'âme ajoute à cette foi l'espérance, qui est représentée par la couleur verte. Elle s'en couvre pour se défendre du monde, son second adversaire. Cette vertu l'encourage de telle sorte, et la porte à la recherche de la vie éternelle avec tant de vivacité, que tout l’univers ne lui paraît qu'une bagatelle de nulle valeur, en comparaison de ce qu'elle espère. Aussi elle se dépouille de tout ce que la terre a de plus riche et de plus beau, comme d'un habit usé et méprisable, et elle ne s'attache qu'à ce que le ciel lui fait espérer. Elle s'élève si haut au-dessus des créatures, qu'elle les perd toutes de vue. Elle se garantit enfin, sous ce vêtement, des attraits et des pièges du monde. Ce qui donne lieu à saint Paul de dire que l'espérance du salut est un casque ( Thessal., V, 8). En effet, comme le cas que nous couvre la tête de telle façon, qu'il ne reste que de petites ouvertures pour se conduire, de même l'espérance couvre tellement les sens, qui sont comme la tête de l’âme, qu'elle n'y laisse que de petites ouvertures par lesquelles les yeux de l'esprit regardent les choses d'en haut, sans voir celles qui sont sur la terre. C'était sans doute  cette vertu qui tenait les yeux de David toujours élevés vers Dieu, et les yeux des Israélites toujours attachés sur le Seigneur, comme les yeux d'une servante sont toujours tournés vers sa maîtresse, jusques à ce que Dieu fit éclater sur eux sa miséricorde ( Psal., CXXII ; 2).

Comme l'espérance ne regarde que Dieu et ne met son plaisir qu'en lui, elle lui plaît de telle sorte, qu'on peut dire que l'âme impètre de Dieu autant qu'elle espère de lui. Si bien qu'on peut lui appliquer ces paroles du Cantique : Un seul de vos regards m'a blessé le cœur ( Cant., IV, 9). L'âme ne devait pas sortir sans être accompagnée

 

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de l'espérance, pour acquérir l'amour divin. Elle n'eût rien obtenu de Dieu, puisque c'est l'espérance constante et ferme qui le touche et qui le surmonte. L'âme, couverte de cette espérance, a marché par la nuit obscure et secrète, parce qu'elle s'est trouvée si vide de tous biens et de tout appui, qu'elle n'a jeté les yeux pendant son passage que sur Dieu seul.

L'âme joint la couleur rouge aux yeux premières couleurs, pour signifier la charité, qui la conduit à une perfection si éminente, et qui lui communique une beauté si rare, qu'elle peut dire : Filles de Jérusalem, je suis noire, mais je suis belle. C'est pourquoi le roi m'a aimée et m'a reçue en sa chambre (Cant., I, 4 – 3– 6 ). Cette charité, non-seulement protège l'âme et la dérobé à la chair, qui est son troisième ennemi, mais elle donne aussi de la force aux autres vertus pour la défendre, et de la beauté pour être agréable à l'époux divin : car sans elle aucune vertu ne plaît au Seigneur. Aussi est-ce là qu'il repose, comme il est remarqué dans les cantiques sacrés. C'est par ce chemin que l'âme se retire des créatures, et qu'elle va jusques à l'union de Dieu, toute transportée de l'ardent amour qu'elle a conçu pour son Créateur.

Ces trois vertus disposent l'âme à la parfaite union de Dieu, selon la mémoire, l'entendement et la volonté. La foi prépare l'entendement à s'unir à la sagesse divine, en le dépouillant de ses lumières naturelles. L'espérance prive la mémoire de tout ce qu'elle possède, en lui faisant espérer ce qu'elle n'a pas, et en l'attachant à Dieu, qui peut seul remplir ses attentes. La charité purifie la volonté de toutes ses affections pour les créatures, et l'unit à Dieu par les liens de l'amour. C'est donc un grand bonheur pour l'âme de s'être revêtue de ces vertus, et d'avoir persévéré dans son voyage jusques à ce qu'elle soit arrivée à l'union, comme elle l'assure dans le vers suivant.

 

CHAPITRE XXII
Explication du troisième vers du second cantique.

 

O l'heureuse fortune!

 

On voit maintenant combien l'âme est heureuse d'avoir évité les embûches et la violence du démon, du monde et de la chair, ses

 

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ennemis, et d'avoir obtenu la liberté d'esprit qui est si chère aux bonnes âmes. Elle est montée des choses les plus basses aux plus hautes; elle est devenue de terrestre toute céleste, et d'humaine toute divine. Elle ne conserve plus que dans le ciel, comme foui ceux qui sont parvenus enfin à l'état de perfection et d'immortalité. On peut dire encore que le sort de cette âme a été extrêmement fortuné, non-seulement à cause des biens que nous venons de remarquer, mais aussi parce qu'elle trouve une retraite qui l'affranchit de tous les efforts de ses adversaires, comme elle le dit dans le vers qui suit.

 

CHAPITRE XXIII
On donne l'explication du quatrième vers, et on décrit l'admirable retraite de l'âme, où le démon n'a nul accès, quoiqu'il entre en d'autres retraites plus sublimes.

 

Étant bien cachée dans l'obscurité.

 

Lorsque l'âme dit qu'elle était très-bien cachée, quand elle est sortie dans l'obscurité de la nuit, elle ne veut que nous faire comprendre  la  sûreté avec laquelle elle a marché dans la voie de l'union d'amour avec Dieu,  tandis que la contemplation obscure l'a conduite. Ces paroles, dans l'obscurité et bien cachée, ne signifient donc autre chose, sinon que l'âme a fait sa course sans avoir été découverte par le démon, et sans être tombée dans ses pièges. La raison en est qu'elle a reçu d'une manière passive et secrète une contemplation infuse, sans que les sens intérieurs ni extérieurs de la partie animale y aient en rien contribué. De là vient qu'elle s'est garantie tant des obstacles que la faiblesse de ses puissances lui pouvait apporter, que des  impressions de l'esprit malin, qui ne peut connaître ce qui se passe dans la volonté que par les opérations de ces puissances. Ainsi, plus les communications de Dieu sont spirituelles, intérieures et éloignées des sens, moins il peut les découvrir et les pénétrer. C'est pourquoi il est important que le commerce de l'âme avec Dieu se fasse de telle sorte, que les sens n'en aient aucune connaissance ni aucune participation,  et cela pour deux raisons : la première, afin que la faiblesse de la partie animale n'empêchant pas la liberté de l'esprit, la communication spirituelle de Dieu se fasse avec des biens plus abondants; la seconde, afin que le démon  ne pouvant entrer dans ces opérations intérieures, l'âme agisse plus sûrement. Sur quoi nous pouvons donner ce sens à ces paroles de Jésus-Christ : Que votre gauche ne

 

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sache pas ce que fait votre droite ( cant., III, 7, 8). C'est-à-dire, que votre partie inférieure ne sache pas ce que fait votre partie supérieure, mais que ce soit un secret qui ne soit connu qu'à Dieu et à l'âme. Toutefois, lorsque cet esprit de ténèbres s'aperçoit que les sens et les nuisances de la partie animale sont dans un profond silence et dans un repos universel, il conjecture de là que Dieu se communique intérieurement à l'âme, quoiqu'il ignore de quelle manière il fait ses communications-, et il ne  doute pas qu'elle ne jouisse de quelque bien signalé. Alors il agite, il inquiète, il trouble la partie inférieure par la douleur, par l'horreur, par la terreur qu'il y excite, afin que celle partie jette le trouble et l'inquiétude dans la partie spirituelle, et qu'elle arrête par cet artifice l'infusion des biens surnaturels que Dieu verse dans l'âme.

Mais lorsque la contemplation infuse illumine purement l'esprit et lui fait sentir toute sa force, de quelque adresse que le démon se serve, il ne saurait l'inquiéter. Au contraire, l'âme reçoit alors un nouvel amour et une paix plus assurée. Car aussitôt qu'elle reconnaît la présence et l'action de cet ennemi, quoiqu'elle ne voie pas bien comment il agit, elle se relire dans le plus secret de son fond intérieur, elle y entre, elle s'y cache, elle s'y tient comme dans un asile où le démon ne la voit point, et où elle goûte une joie et une paix que ce perturbateur ne peut plus ravir, quoiqu'il le désire ardemment. C'est en ce temps-là que toute la crainte dont ce méchant esprit voulait la frapper, s'arrête au dehors et ne fait aucune impression au dedans. C'est là qu'elle expérimente la vérité de cette parole : Soixante gardes généreux et intrépides sont autour du lit de Salomon, pour le rassurer contre les frayeurs de la nuit ( Cant., III ; 7, 8). L'âme est ainsi forte et tranquille, quoique les douleurs pénètrent le corps jusqu'aux moelles.

Quelquefois,  lorsque ces communications divines rejaillissent sur les sens, le démon peut troubler plus facilement l'esprit et le remplir de terreurs, parle moyen de cette partie matérielle. Il cause à l'âme de plus grandes afflictions qu'on ne peut comprendre ni dire. Car, comme cette guerre se fait entre deux esprits, l'horreur que le malin esprit imprime à l'âme, lorsqu'il peut l'inquiéter, est insupportable. L'épouse sacrée explique cette peine en parlant de sa récollection intérieure : Je suis entrée en mon jardin, dit-elle, pour voir les fruits des vallées, et pour remarquer si les vignes étaient en fleur. Mais je n'y ai pu n'en connaître. Car mon âme s'est troublée

 

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à la vue des chariots d’ Aminadab (Cant. VI, 10, 11). Ce qui signifie les obstacles que le démon fait à l'âme.

D'autres fois ce mauvais génie l'inquiète, lorsque Dieu lui fait quelques dons insignes par le ministère de son bon ange, la majesté divine permettant que cet adversaire en ait connaissance. Or il obtient cette permission avec quelque apparence de justice, afin qu'il ne puisse pas dire, comme il dit en parlant de Job, que Dieu lui refuse le pouvoir de combattre rame comme il combattit ce saint homme, et que ce n'est pas merveille qu'elle serve bien son Créateur, tandis qu'elle ne souffre aucune opposition. C'est pourquoi il est à propos que Dieu ouvre cette carrière à ces deux combattante; au bon ange et au mauvais ange, afin que la victoire soit plus illustre, et que l'âme qui aura été fidèle et victorieuse de la tentation, mérite une plus grande récompense.

Et c'est la véritable cause pour laquelle Dieu laisse la liberté au démon de tenter violemment l'âme dans le comble de ses faveurs. Ainsi, lorsque le bon ange, pour l'exciter au bien, lui forme des images qu'elle voit par la lumière de l'entendement, le mauvais ange lui présente des figures fausses et trompeuses, pour la séduire et pour l'engager dans le mal. Les magiciens de Pharaon, qui contrefaisaient les véritables prodiges de Moïse, nous en fournissent une preuve évidente ( Exod., VII, 11, 12).

Le malin esprit ne fait pas seulement des visions corporelles, il imite encore les communications spirituelles qui se font parle ministère des bons anges, lorsqu'il peut connaître ces grâces. Il ne saurait néanmoins les représenter d'une manière tout à fait spirituelle ; il y mêle toujours quelque espèce et quelque image matérielle. Si bien que quand l'âme reçoit ces saintes visites de Dieu, cet ennemi lui imprime le trouble et la crainte, pour arrêter le cours de ces dons extraordinaires. Mais l'âme, aidée du secours que son bon ange lui donne, peut quelquefois se préserver de cette frayeur, en se recueillant promptement en elle-même.

Quelquefois Dieu permet que ce trouble et cette crainte durent longtemps : ce qui paraît à l'âme une plus grande peine que tous les tourments de  cette vie : le seul souvenir même suffit pour l'affliger extrêmement. Toutes ces choses arrivent de telle façon, que l'âme n'y fait rien de sa part, et qu'elle ne peut ni les admettre ni les

 

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rejeter; elle en souffre seulement l'impression. Mais il faut savoir que quand Dieu permet au démon de tourmenter ainsi l'âme, il a dessein de la purifier et de la disposer par ces rudes épreuves à quelque faveur considérable. Car jamais il ne mortifie que pour donner une plus grande vigueur; jamais il n'abaisse que pour élever davantage. Aussi l'âme se trouve ensuite dans une contemplation si spirituelle et si sublime, qu'il est impossible de l'expliquer.

Ce que nous avons dit jusques ici se doit entendre des dons que Dieu fait à l'âme par le ministère du bon ange. De là vient qu'elle n'est alors ni si assurée ni si bien cachée, que son ennemi n'en connaisse quelque chose. Mais quand Dieu la comble immédiatement par lui-même de ses grâces spirituelles, elle se dérobe entièrement à la vue de son adversaire, parce que Dieu, qui est son souverain Seigneur, demeure en elle, et ni les bons ni les mauvais anges ne peuvent y avoir entrée, ni découvrir les communications intimes , et secrètes qui se font entre Dieu et l'âme. Elles sont toutes divines; elles sont infiniment élevées; elles sont en quelque sorte les sacrés attouchements des deux extrémités qui se trouvent entre Dieu et l'âme dans leur union. Et c'est là que l'âme reçoit plus de biens spirituels qu'en tous les autres degrés de la contemplation. C'est aussi ce que l'épouse demandait, quand elle priait l'époux divin de lui donner un saint baiser de sa bouche ( Cant., I, 1). En effet, comme cette union est la plus étroite qu'on puisse avoir en cette vie avec Dieu, et que l'âme désire d'y parvenir nonobstant les souffrances les plus dures, elle la souhaite plus ardemment et l'estime beaucoup plus que tous ses autres bienfaits. Aussi l'épouse, de quelques grâces que l'époux l'eût favorisée, ne s'en contentait pas ; mais elle aspirait toujours à cette dernière marque de l'amour divin. Ah! s'écriait-elle, qui me donnera le moyen, mon frère, de vous rencontrer dehors, et de vous donner un baiser, afin que personne ne me mépris ( Cant., VIII, 1)? C'est-à-dire de vous baiser de la bouche de mon âme, afin que nulle créature n'ait la présomption de m'attaquer et de me combattre. Elle déclare par ces paroles qu'elle désire la communication que Dieu fait par lui-même, après avoir exclu de ce commerce toutes les créatures. Ce qui s'accomplit lorsque l'âme jouit de ces biens divins avec liberté d'esprit, avec douceur, avec paix, sans souffrir aucun empêchement de la part des sens ou du démon. Mais personne ne peut posséder ces biens immenses que par l'intime purgation de l'âme, par un parfait dépouillement, et par une entière séparation d'avec toutes les créatures, en sorte qu'on soit

 

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comme renfermé dans une prison, caché et inconnu à tout le monde. C'est dans cette obscurité que l'âme est établie et confirmée dans son union avec Dieu, comme elle le dit en ce vers :

 

Étant bien cachée dans l'obscurité.

 

Que s'il arrive que ces grâces spirituelles soient infuses dans l'âme secrètement, c'est-à-dire dans l'esprit seulement, et non dans les puissances, elle se voit, selon la partie supérieure, si éloignée de la partie inférieure, qu'il lui semble qu'elles n'ont rien de commun et qu'elles sont divisées l'une de l'autre, comme si elles étaient en deux personnes différentes. En effet, cela est en quelque façon véritable ; car l'âme n'a nulle communication avec la partie animale, selon l'opération qu'elle produit alors et qui est spirituelle : tellement qu'elle devient ainsi toute spirituelle, et que, dans cette contemplation unitive, ses passions et ses appétits les plus spirituels sont étouffés dans un degré très-éminent. C'est pourquoi, parlant de sa partie supérieure, elle joint ce dernier vers aux premiers:

 

CHAPITRE XXIV
Éclaircissement du dernier vers du second cantique. Pendant que ma maison était tranquille.

 

Ce vers signifie que l'âme, ayant pacifié les passions de sa partie inférieure et les puissances de sa partie supérieure, est sortie pour arriver à l'union de l'amour divin avec son Créateur. Car comme elle a soutenu divers combats dans ces deux parties, il faut qu'elle y établisse le calme et la tranquillité, et qu'elle les réforme, qu'elle les conserve dans un continuel repos, en quelque manière comme Adam se comportait dans l'état d'innocence. Néanmoins la partie animale n'est pas tout à fait exempte de tentations. Voilà pourquoi le vers qu'on a expliqué, dans le premier cantique, de la paix de la partie inférieure, on l'entend, dans le second cantique, du calme de la partie supérieure ; et pour  cette raison on le répète deux fois.

L'âme acquiert cette tranquillité parfaite et permanente, par ces touches de l'union divine, qu'elle a reçues de la divinité, sans être découverte ni par le démon ni par les sens et les passions, et sans en souffrir aucun obstacle. Et c'est dans cette étroite union et par ses effets qu'elle est devenue pure, tranquille, forte, constante, pour être l'épouse sacrée de Notre-Seigneur. Car dès lors que les

 

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sens,  les puissances, les  passions, demeurent dans un  profond silence à l'égard de toutes les choses supérieures et inférieures, la sagesse divine se joint immédiatement à l'âme par le nouvel amour qu'elle allume dans ce cœur. On voit alors l'accomplissement de ce que cette sagesse dit elle-même: Lorsque toutes les créatures étaient dans un paisible silence, et que la nuit était dans le milieu de sa course, votre parole toute-puissante est descendue du ciel et de son trône royal ( Sap., XVIII, 14, 15). L'épouse exprime encore ceci dans les Cantiques : car, après avoir dit qu'elle tomba durant la nuit entre les mains des gardes de la ville, qui la dépouillèrent de ses habits, et qui la couvrirent de plaies, elle ajoute qu'elle trouva enfin son bien-aimé ( Cant., V, 7 – III, 4). Pour concevoir sa pensée, il faut se souvenir qu'on ne peut obtenir l'union de Dieu sans avoir une excellente pureté, et on ne peut avoir cette pureté sans un entier dépouillement des créatures, et sans une forte mortification. Ces deux choses sont représentées par le dépouillement des habits de l'épouse, et par les blessures qu'on lui fit dans l'obscurité de la nuit. Elle ne pouvait être ornée de la nouvelle robe que son époux lui donnait, sans quitter auparavant ses vieux habits. C'est pourquoi celui qui ne voudra ni entrer en cette nuit, ni renoncer à sa propre volonté, ni se mortifier sévèrement, mais qui demeurera dans son lit et sera toujours esclave de ses commodités, ne trouvera jamais l'époux divin, quoiqu'il semble se mettre en peine de le chercher.

 

CHAPITRE XXV
On expose en peu de mots le sens du troisième cantique.

 

En la  noche dichosa,

En secreto que nadie me veia, 

Ni yo mirava cosa, 

Sin otra luz, y guia, 

Sino la que en el corazon ardia.

Dans cette heureuse nuit, je suis sortie si secrètement que personne ne me voyait, et que je ne voyais rien. Je n'avais point d'autre lumière ni d'autre guide que la lumière qui luisait en mon cœur.

 

 

L'âme, se servant de la comparaison de la nuit naturelle pour déclarer ce qui se passe en la nuil spirituelle, rapporte ses propriétés,

 

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et assure que c'est par ce moyen qu'elle a conduit ses desseins à leur fin avec beaucoup de vitesse et de sûreté.

Elle propose en ce cantique trois de ces propriétés. La première est que, dans l'heureuse nuit de cette obscure contemplation, Dieu gouverne l’âme d'une manière si secrète et si dégagée des sens, que rien de sensible, non plus qu'aucune créature, ne saurait ni la toucher ni l'empêcher de s'unir par amour à son Dieu.

La seconde, qui naît des ténèbres de cette nuit d'esprit, est que toutes les puissances de la partie supérieure de l'âme sont entièrement obscurcies et privées de lumière. Pour cette cause, l'âme, ne pouvant rien connaître dans les créatures, ne s'attache qu'à Dieu, et ne veut posséder que lui, parce qu'elle se délivre de tous les empêchements qui s'opposent à son entreprise, et qui sont les images des choses et les opérations des sens extérieurs et intérieurs, afin qu'elle s'unisse à Dieu très-parfaitement.

La troisième est que, quoiqu'elle ne s'appuie sur aucune lumière de l'entendement, ni sur la conduite d'aucun directeur pour en tirer de la consolation, parce que les ténèbres de  cette nuit l'ont privée de tous ces appuis, néanmoins la foi et l'amour portent son cœur à Dieu ; ils touchent et conduisent l'âme; ils lui donnent des ailes pour voler vers Dieu, et ils la mènent par le chemin de la multitude, quoiqu'elle ne sache pas comment elle fait ses démarches.