HOMÉLIE XXIX

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VINGT-NEUVIÈME HOMÉLIE. « Noé, s'appliquant à l'agriculture, commença à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin et il s’enivra. » (Gen. IX. 20, 21.)

 

ANALYSE.

 

1. L'Ecriture ne rapporte pas seulement les bonnes actions des justes mais aussi leurs fautes, et toujours pour nous instruire. Il tient en réserve des consolations pour toutes les douleurs. —  2. Ivresse de Noé, son excuse. — 3. La vigne avait été créée même temps que toutes les autres plantes, mais ce fut Noé qui le premier découvrit la vertu de son fruit. Il ne faut pas maudire le vin, ce n'est pas lui qui est mauvais, c'est la volonté des hommes. C'est un grand mal que l'ivresse. — 4. Cham outrage son père, ne l'imitons pas, ne révélons pas les fautes de nos frères. — 5. Noé reprit ses sens et apprit ce que son plu jeune fils lui avait fait. L'ivresse comparée à un démon volontaire. — 6. Cham pèche et c'est Chanaan qui est maudit, pourquoi ? Noé ne voulait pas maudire celui qui avait déjà reçu la bénédiction de Dieu; Cham ressent la punition qui frappe son fils plus vivement que celle qui l'aurait frappé lui-même ; Chanaan avait probablement aussi péché, et voilà pourquoi c'est sur lui que tombe la malédiction paternelle. — Origine de l'esclavage. — 7. Le Christ a réparé toutes ces malédictions antique à commencer par celle qui avait introduit la mort. Car la mort n'est plus qu'un mot : le mot lui-même a disparu, Notre-Seigneur a dit : Lazare dort. La bénédiction donnée à Sem, annonce la vocation d'Abraham et des Juifs, la bénédiction de Japhet, celle des Gentils. — 8. Nemrod conquérant, la servitude la plus lourde est celle qui s'élève du sein de la liberté. Exhortation.

 

1. Nous sommes arrivés au terme de nos entretiens sur cet homme juste; c'est pourquoi, je vous en prie, soyez attentifs, appliquez-vous avec soin à écouter la parole. Ce n'est pas une mince utilité, un fruit vulgaire, que nous offre la lecture d'aujourd'hui. Les événements arrivés aux anciens hommes, si nous vouions les étudier avec sagesse, sont pour nous l'occasion d'un enseignement très-précieux. Si l'Ecriture ne s'est pas bornée à raconter les vertus des saints, si elle consigne aussi leurs fautes, c'est afin qu'évitant leurs fautes, nous imitions leurs vertus; ce n'est pas tout, la di. vine Ecriture nous montre des justes qui souvent succombent, et des pécheurs qui font voir une entière conversion. C'est pour nous apprendre, par ces exemples contraires, en nous montrant , d'une part les justes qui tombent, à ne pas avoir une confiance superbe, d'autre part à ne pas nous livrer, à cause de nos (193) péchés, au désespoir, puisque nous voyons tant de pécheurs qui reprennent le chemin de la

vertu, et parviennent au sommet le plus élevé de la vraie sagesse.

C'est pourquoi, je vous en prie, qu'aucun de vous, quelle que soit la conscience qu'il ait de ses bonnes couvres, ne s'abandonne à un excès de confiance; qu'il reste toujours sur ses gardes; qu'il écoute le bienheureux Paul: Que celui qui croit être ferme prenne bien garde à ne pas tomber. (I Cor. X, 12.) De son côté, que celui qui est tombé, au fond même de l'abîme de la malignité, ne désespère pas de son salut, mais considère l'ineffable miséricorde de Dieu; qu'il écoute, lui aussi, ce que dit le Seigneur par la bouche du prophète : Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas? et, quand on s'est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus? Et ailleurs : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch. XVIII, 23.) Avez-vous bien compris, mes bien-aimés, que la divine Ecriture n'offre rien à notre mémoire qui ne soit pour notre avantage, pour le salut de la race des hommes? Que chacun de nous donc médite ces choses dans son coeur, et applique à ses blessures les remèdes convenables. Voilà pourquoi l'Ecriture offre à tous l'abondance de ses leçons. Il suffit à chacun de nous de vouloir pour y trouver le remède aux maux de notre âme, pour recouvrer promptement la santé; il suffit de ne pas repousser cette médecine efficace, de l'exercer avec sagesse ; il n'est pour l'homme ni maladie du corps, ni maladie de l'âme qui ne puisse y trouver sa guérison. Comment cela? répondez-moi, je vous en prie. Quelqu'un se présente ici chargé d'ennuis, accablé de l'inquiétude des affaires; le chagrin le ronge; eh bien ! l'homme qui est venu ici, dans ces dispositions, aussitôt qu'il entend la parole du prophète :  Pourquoi, mon âme, êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous ? Espérez en Dieu parce que je dois encore le louer; il est le salut de mon visage, et mon Dieu (Psal. VI, 7) ; le voilà réconforté d'une consolation qui lui suffit, et il s'en va, et il secoue toute cette tristesse. En voici un autre qui souffre d'une extrême indigence, il en est accablé, il s'afflige à voir les richesses abonder chez les autres, à voir leur orgueil superbe, l'étalage, le grand appareil, la pompe qui les escorte; cet homme entend la. voix du même prophète : Jette tous tes soucis dans le sein du   Seigneur, et lui-même te nourrira (Psal. LIV, 22); et encore : Ne crains point en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire, parce que, lorsqu'il sera mort, il n'emportera point tous ces biens. (Psal. XLVIII, 17, 18.) En voici un autre encore : ses ennemis l'entourent de piéges; les calomnies le poursuivent, et il est dans la douleur; et il pense que la vie est amère, et nulle part il ne peut trouver de secours parmi les hommes; cet infortuné apprend du même bienheureux prophète que, dans de telles angoisses, ce n'est pas auprès de l'homme qu'il faut chercher son refuge; il entend la même voix lui dire : Ils me déchiraient; pour moi, je priais. (Psal. CVIII, 4.)

Voyez-vous où il cherche son secours? les autres, dit-il, ourdissent leur tissu de ruses, de calomnies et de machinations perfides, mais moi, je me réfugie auprès du mur inexpugnable, vers l'ancre de sûreté, vers le port où les flots sont tranquilles; c'est-à-dire, j'ai recours à la prière qui supprime pour moi toutes les afflictions, qui me rend tout facile et léger. Un autre est dédaigné, méprisé par ses anciens serviteurs, abandonné par ses amis, et c'est là ce qui le trouble surtout et confond le plus ses pensées; que celui-là, s'il veut, vienne ici, il entendra la parole du bienheureux : Mes amis et mes proches se sont élevés et déclarés contre moi, et ceux qui étaient prés de moi s'en sont tenus éloignés, et ils me faisaient violence, parce qu'ils cherchaient à m'ôter la vie, et ceux qui cherchaient à m'accabler de maux, tenaient des discours pleins de vanité et de mensonge durant tout le jour. (Psal. XXXVII, 11, 12.) Voyez-vous les trames perfides, continuant jusqu'à ce qu'elles aient donné la mort? Voyez-vous la guerre sans relâche, ce qu'indique cette expression, Durant tout le jour, ce qui veut dire pendant toute la vie? Eh bien ! au milieu de ces intrigues, de ces machinations, que faisait-il? Pour moi, dit-il, j'étais comme sourd, ne les écoutant point; j'étais comme muet, n'ouvrant pas la bouche; j'étais comme un homme qui n'entend point et qui n'a rien dans la bouche pour répliquer. (Psal. XXXVII, 14, 15.) Comprenez-vous l'excellence de la sagesse? la diversité des moyens qui lui ont assuré la victoire ? Les autres tramaient leurs ruses, il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre; les autres, pendant toute la durée du temps, aiguisaient Peur langue et ne faisaient entendre que vanités, mensonges et (194) tromperies; mais lui, par son silence, réprimait leur délire. D'où vient cette conduite du sage? D'où vient qu'en présence de ces attaques, il est comme sourd, comme muet, sans oreilles, sans langue? Entendez-le lui-même nous donnant la cause d'une sagesse si grande Car c'est en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espérance. (Ibid. 16.) Car c'est à vous que je me suis, dit-il, suspendu par l'espérance, et je ne m'inquiète pas de ce qu'ils font, car votre secours suffit pour tout dissiper, pour rendre inutiles leurs machinations et leurs intrigues, pour empêcher que, de tout ce qu'ils méditent, rien ne soit exécuté.

2. Vous avez vu comment, quel que soit le malheur qui saisisse la nature humaine, on peut tirer des Ecritures un remède convenable, y trouver ce qui dissipe toutes les tristesses, ce qui allège le poids de tous les chagrins. C'est pourquoi, je vous en prie, venez souvent auprès de nous; appliquez tous vos soins à la lecture de l'Ecriture sainte, non-seulement quand vous vous rassemblez auprès de nous, mais aussi quand vous êtes dans vos demeures; prenez entre vos mains les divins livres, appliquez-vous à recueillir tous les fruits que vous y trouverez mis pour vous en réserve. Cette lecture présente des avantages précieux; d'abord, la lecture délie la langue; ensuite l'âme s'excite, elle s'élève à la lumière du Soleil de la justice, elle s'illumine, elle s'affranchit alors des séductions d'une pensée impure, elle jouit de la plénitude du repos et de la tranquillité. La nourriture matérielle augmente les forces du corps; la lecture augmente les forces de l'âme ; aliment spirituel qui donne du nerf à la raison, de la vigueur à l'âme, qui lui communique la constance de la sagesse ; qui ne permet pas qu'elle devienne la proie de passions insensées; qui la rend légère, lui met des ailes, la transporte pour ainsi dire au ciel. Donc je vous en prie, considérons cette utilité si grande; ne nous en privons pas par notre négligence; même dans nos demeures, livrons-nous à la lecture de l'Ecriture sainte, et quand nous sommes ici rassemblés, ne perdons pas le temps à des bagatelles, à d'inutiles entretiens puisque nous sommes venus pour entendre la parole, appliquons-y notre attention pour en recueillir ce fruit précieux que nous remporterons chez nous. Vous êtes venus ici, et vous vous livrez à des conversations intempestives et inutiles, à quoi bon? Quel profit pour vous? N'est-ce pas une chose absurde que ceux qui se rendent aux marchés ordinaires des hommes, s'inquiètent, avant de retourner chez eux, d'acheter tout ce qui leur est nécessaire de rapporter du marché, qu'ils fassent leurs provisions , quoiqu'il y ait pour cela beaucoup d'argent à dépenser, et que ceux qui viennent ici, à ce marché spirituel, ne montrent pas tout leur zèle à se procurer ce qui est utile, à le mettre en réserve dans leur âne avant de s'en retourner; et cela, quand il n'est ici besoin d'aucune dépense d'argent, quand il suffit de la bonne volonté et de l'attention? Ne le cédons pas à ceux qui se rendent aux marchés du monde; soyons attentifs, appliqués, vigilants; avant de partir faisons nos provisions de route, non-seulement de telle sorte qu'elles nous suffisent, mais de manière à pouvoir aussi les partager avec les autres, de manière à rendre meilleurs, et notre femme, et nos serviteurs, et notre voisin, et notreami, disons mieux, et notre ennemi: Voilà, en effet, ce que sont les dogmes spirituels; ils sont faits pour être proposés à tous sans distinction; la seule distinction c'est l'application de l'esprit, c'est la ferveur du désir qui fait que l'un se montre supérieur à l'autre. Eh bien! donc, puisqu'il y a un si précieux. avantage à recueillir de notre doctrine, allons, exposons la lecture de ce jour, et sachons en recueillir le fruit que nous remporterons chez nous.

Noé s'appliquant à l'agriculture commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. (Gen. IX, 20, 21.) Voyez de quelle grande utilité pour nous est le simple commencement de cette lecture. En effet, quand nous entendons dire que cet homme juste , que cet homme parfait qui a reçu d' ' en-haut un si grand témoignage, a bu et s'est enivré, comment nous, qui sommes plongés dans un abîme de péchés si divers, ne ferions-nous pas désormais tous nos efforts pour éviter le fléau de l'ivresse ? Il est toutefois à remarquer que la faute n'est pas égale entre ce juste surpris, et nous qui tombons dans le même vice. Il y a en effet bien des circonstances pour excuser cet homme juste ; ce que je dis non pour excuser l'ivresse, mais pour montrer que, si ce juste a succombé, ce n'est pas par intempérance, mais parce que l'expérience lui faisait défaut. L'Ecriture en effet ne dit pas simplement qu'il but du vin jusqu'à s'enivrer, mais elle ajoute des (195) circonstances qui sont l'explication et l'excuse de sa conduite : Noé s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. Ce mot, commença, montre qu'il fut le premier qui but du vin, et, faute d'expérience, parce qu'il ne savait pas la mesure, il tomba dans l'ivresse. Et ce n'est pas là la seule cause, mais il était, fort triste : il cherchait dans le vin une consolation, suivant la parole du Sage : Donnez à ceux qui sont dans la tristesse une liqueur qui les enivre, et du vin à ceux qui sont dans la douleur. (Prov. XXXI, 6.) Le Sage montre par là qu'il n'y a pas, dans la tristesse, de remède égal au vin, pourvu que l'intempérance n'en compromette pas l'utilité. Or dans quelle morne tristesse n'était pas plongé ce juste qui se voyait au milieu d'une si grande solitude, qui avait sous les yeux les cadavres de tant d'hommes, cette sépulture commune aux hommes et aux animaux ! C'est l'habitude des prophètes et de tous les justes de s'affliger, non-seulement sur le sort de leurs proches, mais sur tous les autres hommes. Qui voudra les passer en revue, trouvera qu'ils ont tous montré cette commisération; entendra Isaïe s'écriant : Ne vous mettez point en peine de me consoler sur la ruine de la fille de mon peuple. ( Isaïe, XXII , 4. ) Jérémie à son tour: Qui donnera de l'eau à ma tête, et à mes yeux une fontaine de larmes? (Jérém. IX, 1.) Ezéchiel maintenant : Hélas, hélas! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d'Israël? (Ezéchiel, IX, 8.) Et Daniel se lamentant et disant : Vous nous avez diminués plus que toutes les autres nations. (Daniel, VII.) Et Amos : Seigneur Dieu, faites-leur miséricorde. (Amos, VII, 3,) Et Habacuc : Pourquoi me réduisez-vous à ne voir que des violences et des injustices ? et encore : Traiterez-vous les hommes comme les poissons de la mer? (Habacuc, I, 3, 14.) Il entendra aussi ce bienheureux Moïse, disant : Je vous conjure de leur pardonner. cette faute, ou si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre (Exode, XXXII, 32); et ailleurs : Quand Dieu lui eut promis de le mettre à la tête d'un plus grand peuple, après lui avoir dit : Laissez-moi faire, j'exterminerai ces hommes, et je vous rendrai le chef d'un grand peuple. (Ibid. 10.) Moïse ne le voulut pas; il préféra rester à la tête de ces Juifs; de même le bienheureux Paul, ce docteur des nations : J'eusse désiré que Jésus-Christ m'eût fait servir moi-même de victime soumise à l'anathème pour mes frères, qui sont d'un même sang que moi selon la chair. (Rom. IX, 3.)

3. Vous voyez comment tous ces justes montraient des sentiments de commisération profonde pour le prochain. Considérez maintenant ce que devait éprouver cet homme juste; de quel sentiment il devait être agité; de quelle tristesse il devait être abattu à l'aspect de cette immense solitude; de cette terre auparavant enrichie de plantes si diverses, ornée de fleurs, et tout à coup perdant sa chevelure de feuillage, dépouillée, nue, déserte. En proie à une morne douleur, cherchant une petite consolation pour lui, il se mit à cultiver la terre, et, de là, ce que dit l'Ecriture : Noé s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne.

Mais il convient ici de se demander si c'est Noé à cette époque qui trouva la vigne, ou si, auparavant, dès le commencement du monde, elle existait. Il est vraisemblable qu'elle existait auparavant, dès le commencement, qu'elle avait été créée dans les six jours, quand Dieu vit que toutes les choses qu'il avait faites étaient très-bonnes. (Gen. I, 31.) Il se repose, en effet, dit l'Ecriture, le septième jour, après avoir achevé tous ses ouvrages. (Gen. II, 2.) Toutefois l'usage de la vigne n'était pas connu ; car, si on l'avait connu dès le commencement, il est certain qu'Abel, dans ses sacrifices, aurait fait aussi des libations de vin. Mais comme les premiers hommes ignoraient l'usage de cette plante, ils ne s'en servirent pas. Noé, au contraire, appliqué à l'agriculture, homme très-actif et très-diligent, arriva, par hasard, à en goûter le fruit, écrasa les grappes, fit du vin et en but. Et comme c'était la première fois qu'il en goûtait lui-même, comme il ne connaissait personne qui en eût goûté avant lui, comme il n'avait rien pour lui indiquer et la mesure et l'usage, par suite de cette ignorance, il tomba dans l'ivresse. En outre, quand l'habitude de manger de la chair se fut introduite parmi les hommes, l'usage du vin fut aussi une habitude. Considérez maintenant, mes bien-aimés, comment, peu à peu, le monde s'organise; comment chaque homme, selon la sagesse que Dieu lui communique, devient, dans ces commencements, l'inventeur d'un art. C'est ainsi que les arts ont été introduits dans le monde : le premier inventa l'agriculture; le second, l'art pastoral; un autre, (196) l'art d'élever le gros bétail; un autre, la musique; un autre, l'industrie de ]!airain; quant à ce juste dont nous parlons, il trouva, grâce à la sagesse communiquée d'en-haut, l'art de cultiver la vigne. Noé, dit le texte, s'appliquant à l'agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra. Méditez sur ce remède à la tristesse, sur ce moyen de guérison, qui, parce que l'ignorance a dépassé la mesure, non-seulement n'est d'aucune utilité, mais devient funeste et indispose.

Mais peut-être dira-t-on: pourquoi une plante si fertile en vices et en malheurs, a-t-elle été produite? N'exprimez pas ainsi, ô hommes, sans réfléchir, toutes les pensées qui vous viennent. Ce n'est pas la plante qui est mauvaise, ce n'est pas le vin qui est vicieux, mais l'abus qu'on en l'ait, parce que ce n'est pas le vin qui produit les fautes, les crimes, c'est la dépravation de la volonté; le vin nous est utile : c'est l'intempérance qui le rend funeste. Si l'Ecriture ne vous montre le vin en usage qu'après le déluge, c'est pour vous apprendre que, même avant l'usage du vin, les hommes étaient tombés dans les dérèglements, dans les excès de la licence; qu'ils avaient montré leur perversité dans un temps où le vin était inconnu; c'est afin que, quand vous verrez le vin en usage, vous n'alliez pas attribuer toutes nos fautes au vin,. mais à la volonté corrompue, qui se pervertit d'elle-même. Faites d'ailleurs une autre réflexion qui prouve l'utilité du vin, et soyez saisis d'une sainte horreur, ô hommes ! le vin est la substance qui sert à opérer le salut des bons, c'est ce que n'ignorent point les initiés à nos mystères. Noé s'appliquant à l'agriculture, dit le texte, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra.

C'est un mal redoutable, mes bien-aimés; oui, un mal redoutable que l'ivresse, qui produit l'aveuglement, qui engloutit la raison. De cet homme doué de raison, de cet homme qui a reçu l'empire sur toutes les créatures, elle fait un captif, enchaîné d'indissolubles liens, un mort que rien ne réveille; elle en fait quelque chose de pire qu'un mort. Le mort n'a d'énergie ni pour le bien, ni pour le mal; mais l'homme ivre, sans énergie pour le bien, n'a que plus d'énergie pour le mal; et le voilà ridicule aux yeux de sa femme, et de ses enfants, et de ses serviteurs. Ses amis, considérant sa honte, rougissent et sont couverts de confusion; ses ennemis, au contraire, se réjouissent et se rient de lui, et le chargent d'opprobres , et s'écrient : Faut-il donc voir vivre, faut-il donc voir respirer cette brute, ce porc ! et ils se servent d'expressions plus honteuses encore. C'est que ceux due frappe l'ivresse sont plus hideux à voir que ceux qui reviennent des combats, les mains souillées de sang, ou qu'on rapporte chez eux, en tumulte; ceux-là, il peut se faire qu'on les vante à cause des trophées, des victoires, des blessures, des membres mutilés; mais pour ceux qu'on voit ivres, on les appelle des misérables, on les accable d'imprécations. Qu'y a-t-il en effet de plus misérable que celui qu'enchaîne l'ivresse; qui, chaque jour, se plonge dans le vin, et corrompt sa pensée et son jugement? De là, le conseil que donnait le Sage: Le principal, dans la vie de l'homme, c'est le pain et l'eau, et le vêtement, et une maison qui cache sa honte. (Eccli, XXIX , 28. ) C'est afin que celui que l'ivresse possède ne soit pas exposé en public, mais caché par les siens; c'est afin qu'il ne soit pas le honteux objet de la risée de tous. Noé s'appliquant à l'agriculture, commença, dit le texte, à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s'enivra.

4. Le mot d'ivresse, mes bien-aimés, dans la sainte Ecriture, ne signifie pas partout ce que nous entendons par ce mot; dans nos saints Livres, ce mot exprime aussi la satiété; peut être donc aurait-on raison de dire, à propos de ce juste, qu'il ne commit pas un excès, qu'il ne s'enivra pas; seulement qu'il prit du vin de manière à se rassasier. Ecoutez, en effet, la parole de David : Ils s'enivreront de l'abondance de votre maison (Psal. XXXV, 9), c'est-à-dire, ils seront rassasiés. D'ailleurs, ceux qui s'abandonnent à l'ivresse n'en ont jamais assez; plus ils absorbent de vin, plus ils sont altérés; ce vin est comme un feu qui les embrase; le plaisir disparaît; mais une soif impossible à étancher les précipite dans le gouffre de l'ivresse qui les y retient captifs. Et il planta, dit le texte, une vigne, et il but du vin, et il s'enivra; et il était nu dans sa tente. Considérez que cela ne lui est pas arrivé dehors, mais dans sa tente ; la divine Ecriture a mis, dans sa tente, afin que la suite vous montre l'affreuse malignité de celui qui osa révéler cet état de nudité. Cham, dit le texte, père de Chanaan; vit la nudité de son père et il sortit, et il l'annonça à ses deux frères, dehors. Peut-être, si d'autres hommes s'étaient trouvés là, il leur aurait annoncé aussi la honte de son père; telle était la perversité de ce fils. C'est pour vous apprendre qu'il était corrompu depuis longtemps, que l'Écriture ne se borne pas à dire: Cham vit la nudité de son père; mais que dit-elle? Et Cham, père de Chanaan, vit. Pourquoi, dites-moi, dans ce passage, nomme-t-elle son fils? C'est pour nous apprendre qu'avec la même intempérance, la même incontinence qui l'avait porté, à l'heure de l'épouvantable bouleversement du monde, à procréer sa postérité, il courut faire outrage à son père : et il sortit, dit le texte, et il l'annonça à ses deux frères, dehors. Voyez, ici, je vous en prie, mes bien-aimés, considérez que les vices ne sont pas dans notre nature, mais dans notre pensée libre, dans notre volonté. En effet, ces trois frères avaient même père, étaient sortis des mêmes flancs; les mêmes soins avaient entouré leur éducation, mais ils ne montrèrent pas le même coeur; celui-ci tomba dans le péché , les autres rendirent à leur père l'honneur qui lui était dû. Peut-être ce Cham exagéra-t-il par ses railleries la honte de son père, en la révélant; il n'entendit pas la parole du Sage: Ne vous glorifiez pas de la honte de votre père. (Ecclés. III, 12.) Mais ses frères ne se conduisirent pas de même; et comment? Quand ils eurent entendu ces paroles, Sem et Japhet, ayant étendu un manteau sur leurs épaules, marchèrent en arrière et couvrirent la nudité de leur père, et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez-vous l'honnêteté de ces deux fils? Ce que l'autre a divulgué, ceux-ci n'osent pas même le regarder; ils marchaient en arrière, pour couvrir tout de suite la nudité de leur père. Voyez, en même temps, avec leur honnêteté, leur douceur ! ils ne grondent pas, ils ne battent pas leur frère; mais, à peine l'ont-ils entendu, qu'ils prennent le soin, tous les deux à la fois, de corriger ce qu'ils, regrettent, et de prouver leur respect à leur père: et ils ne détournèrent pas leur visage, et ils ne virent pas la nudité de leur père. C'est une preuve du profond respect de ces fils, que l'Écriture nous fait voir; non-seulement ils recouvrent, mais ils n'osent pas regarder. Instruisons-nous, par cet exemple, et sachons en ,tirer une double utilité. Imitons les uns; loin de nous les moeurs de l'autre ! car, si ce méchant qui a révélé la nudité d'un corps, s'est jeté sous le coup de la malédiction, est déchu de l'honneur qui l'égalait à ses frères, a été condamné à les servir, quoique ce ne soit pas lui, mais tous les descendants sortis de lui, qui sont devenus des esclaves, quel châtiment ne subiront pas ceux qui révèlent les péchés de leurs frères ; qui, loin de les couvrir, de les excuser, les exposent au grand jour, et se rendent par là coupables de péchés sans nombre? Quand vous divulguez la faute d'un frère, non-seulement vous le rendez plus éhonté, et vous refroidissez peut-être le zèle qui l'aurait porté à rentrer dans la vertu, mais vous rendez ceux qui vous écoutent plus indolents et plus lâches; et ce n'est pas tout : vous êtes cause que Dieu est blasphémé. Or, quel est le supplice réservé à ceux qui provoquent les blasphèmes? C'est ce que nul n'ignore. Donc, loin de nous, je vous en conjure, les moeurs de Cham; imitons, au contraire, l'honnêteté, la pudeur des fils qui recouvrirent la nudité de leur père; faisons de même, couvrons les fautes de nos frères, non pour encourager, par notre conduite, leur indolence, mais pour leur ménager les meilleurs moyens de s'affranchir promptement de leurs vices funestes, et de rentrer dans la vertu. De même qu'il est plus facile de revenir à résipiscence quand on n'a pas un grand nombre de témoins de ses fautes, de même celui dont le front a rougi, qui sait que ses actions mauvaises sont connues de tout le monde, ne renonce pas facilement à ses vices; il est comme dans une vase profonde, où il se précipite emporté par des courants qu'il lui est difficile de surmonter; et ne pouvant revenir à la surface il se désespère, et il abandonne tout espoir, de ressaisir le rivage.

5. C'est pourquoi, je vous en prie, ne publions pas les fautes du prochain. Si on vient à nous les apprendre, ne nous empressons pas d'aller voir cette nudité; faisons comme ces vertueux fils, recouvrons de nos exhortations, de nos conseils, abritons d'une ombre protectrice, et hâtons-nous de relever l'âme qui est tombée; enseignons-lui la grandeur de la divine miséricorde, l'excès de la suprême bonté, afin d'obtenir nous-mêmes, plus encore que ces pieux jeunes gens, la bénédiction du Seigneur, du Dieu qui a fait toutes choses, qui veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (I Tim. II, 4); qui (198) ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezéch XVIII, 23.) Et, dit le texte, ils ne virent pas la nudité de leur père. Voyez comme la loi naturelle leur a suffi, tout d'abord, dès le commencement, pour accomplir les prescriptions consignées plus tard dans la législation écrite pour l'enseignement de la race humaine; pour accomplir cette prescription de la loi : Honorez votre père et votre mère, afin que vous soyez heureux (Exode, XX, 12) ; et: Celui qui aura maudit son père ou sa mère, sera puni de mort. (Ibid. XXI, 17.) Voyez-vous que la loi naturelle a tout d'abord été suffisante?

6. Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. (Gen. IX, 24.) Noé reprit ses sens, dit le texte; qu'ils entendent ces paroles, ceux qui passent les jours entiers dans les festins; qu'ils considèrent la gravité de leur faute; qu'ils apprennent à échapper à la pernicieuse ivresse. Noé reprit ses sens, dit le texte. Qu'est-ce à dire? C'est l'expression que nous employons d'ordinaire quand ceux qui étaient dans le délire reviennent à eux. Noé; après avoir été surpris par le démon, reprit ses sens, et s'affranchit de sa tyrannie, c'est ce que dit ici l'Ecriture; car, sachons-le bien, l'ivresse est un démon volontaire, qui obscurcit l'âme de ténèbres plus épaisses que ne le fait le démon, et qui rend son captif indigne de toute pitié. Souvent, en effet, à la vue d'un démoniaque, nous sommes saisis de pitié, de compassion; nous aimons à lui montrer combien nous plaignons son malheur; nous n'agissons pas de même avec ceux que nous voyons ivres; ils provoquent notre indignation, notre dégoût, qui les repousse; nous les chargeons d'imprécations. Quelle en est la cause, pourquoi? c'est que le démoniaque fait ce qu'il ne veut pas faire, et il a beau se démener, déchirer ses vêtements, prononcer des paroles honteuses, on lui pardonne; quant à l'homme ivre, quoi qu'il fasse, on ne l'excuse pas : serviteurs, amis, voisins, tous l'accablent de reproches; c'est qu'il se livre, de lui-même, volontairement, à cette ignominie; c'est qu'il s'abandonne, parce qu'il se trahit lui-même, à la tyrannie de l'ivresse. Et ce que je dis, ce n'est pas pour accuser cet homme juste. Grand nombre de circonstances se réunissaient pour atténuer sa faute : et d'abord, on ne l'y a pas vu retomber depuis, preuve certaine qu'il pécha faute de savoir, et non par indolence. En effet, s'il fallait attribuer sa faute à la négligence, il se serait plus tard laissé surprendre de nouveau par la même passion; mais c'est ce qui n'est pas arrivé. S'il, se fût rendu coupable de la même faute, une seconde fois, l'Ecriture ne l'aurait point passé sous silence, elle nous l'aurait fait connaître; car l'Ecriture n'a qu'une pensée, n'a qu'un but, c'est de nous- apprendre tout ce qui est arrivé, afin que nous connaissions la vérité. On ne la voit pas, par un sentiment d'envie, négliger les vertus des justes, ni avec une com. plaisance partiale, couvrir d'une ombre les fautes des pécheurs; elle expose tout devant nos yeux, afin que nous ayons une règle, une doctrine; afin que, nous aussi, quand nous nous serons laissé surprendre, par suite de notre, négligence, nous devenions plus circonspects, de manière à éviter les rechutes. Car le péché n'est pas aussi grave que la persistance dans le péché. C’est pourquoi, ne vous bornez pas à remarquer que ce juste s'est enivré, remarquez avant tout que; plus tard, il ne lui arriva rien de semblable. Considérez ceux qui, chaque jour, dépensent leur vie dans les cabarets; qui, chaque jour; pour ainsi dire, y meurent; quand ils reprennent leurs sens, ce n'est pas pour eux une raison de fuir le fléau de l'ivresse, ils y retournent, comme à une occupation qu'ils continuent avec un courage viril. Il faut considérer encore que ce juste, qui d'ailleurs ne s'est enivré que faute d'expérience, parce qu'il ignorait la mesure; c'était, après tout, un juste, riche en bonnes oeuvres, qui pouvait par conséquent couvrir et racheter l'accident de cette faute ; mais nous, qui subissons les ravages de tant d'autres passions , si nous ajoutons l'ivresse à tous nos excès, quelle sera notre excuse ? Qui daignera, répondez-moi, je vous en prie; nous pardonner, à nous, que ne corrige aucune expérience? Noé reprit ses sens, dit le texte, après cet assoupissement causé par le vin, et apprit tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. D'où l'apprit-il ? Sans doute, ce furent les frères qui le dirent, non pour accuser leur frère, mais pour apprendre la chose comme elle s'était passée, afin que le coupable reçût le remède que réclamait sa blessure. Et il apprit, dit le texte, tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Qu'est-ce à dire, tout ce que lui avait fait? Cela veut dire une faute si grave (199) qu'elle ne se

peut supporter. Remarquez, en effet, comment, dans l'intérieur de la maison, voyant une chose honteuse, tandis qu'il aurait dû la cacher, il sort, il l'ébruite, il expose aux railleries, aux moqueries, son père, autant que cela dépendait de lui; comme il veut rendre ses frères les complices de sa détestable pensée. S'il devait, à toute force, faire un récit, il aurait dû, au moins, les appeler à l'intérieur, leur parler en secret de cette nudité; mais non : il sort, il révèle cette nudité, et, s'il s'était rencontré là une foule d'étrangers, il les aurait, eux aussi, rendus les témoins de la honte de son père. Delà, ces paroles du texte : Tout ce que lui avait fait, c'est-à-dire l'outrage qu'il avait fait à son père, l'oubli qu'il avait montré du respect que les enfants doivent à leurs parents. Il a divulgué les fautes, il a voulu associer ses frères à cet outrage. Tout ce que lui avait fait son plus jeune fils. Toutefois, ce n'était pas le plus jeune; car il était le second, l'aîné de Japhet; mais quoi qu'il fût, l'aîné pour Japhet, la corruption de son âme le mit après lui; la pétulance de ses passions le fit déchoir; pour n'avoir pas voulu se tenir dans les bornes prescrites, il perdit l'honneur qu'il devait à la nature; et, de même que ce méchant, par la corruption de sa volonté,. perdit ce qu'il tenait de la nature, Japhet acquit, par sa sagesse supérieure, ce que la nature ne lui avait pas donné.

7. Voyez-vous comme il est impossible de rien découvrir, dans la divine Ecriture, qui soit mis au hasard et sans une secrète pensée? Ce que lui avait fait, dit le texte; son, plus jeune fils. Et il dit: Que Chanaan soit maudit, qu'il soit l'esclave de ses frères. (Gen. IX, 25.) Nous voici parvenus à cette question soulevée partout; sans cesse, en effet, nous entendons dire : pourquoi, quand c'est le père qui s'est rendu coupable, qui a révélé la nudité, est-ce le fils qui reçoit la malédiction? Prêtez-moi, je vous en prie, toute votre attention, et recevez l'explication qu'il vous faut. Nous vous dirons ce que nous aura suggéré la divine grâce, pour votre utilité. Et il dit : Que Chanaan soit maudit, qu'il soit l'esclave de ses frères. Ce n'est pas sans raison, ce n'est pas inutilement, que le texte nomme ici le fils de Cham; il y a une pensée cachée. Noé voulait à la fois punir Cham de sa faute, de l'outrage qu'il en avait reçu, et, en même temps, il ne voulait pas affaiblir la bénédiction que Dieu lui avait autrefois donnée. Dieu bénit, dit l'Ecriture, Noé quand il sortit de l'arche, et ses fils avec lui. (Gen. IX, 1.) Donc Noé ne voulut pas maudire celui que Dieu avait une fois béni; il ne s'arrête donc pas à celui qui lui a fait l'outrage, c'est sur le fils de Cham qu'il fait retomber la malédiction. Soit, dira-t-on, cela montre que Cham n'a pas été maudit, parce qu'il avait reçu auparavant la bénédiction de Dieu. Mais pourquoi, quand c'est Cham qui a péché, est-ce Chanaan qui est puni? Eh bien! cela même n'a pas été fait sans raison; car le père n'a pas subi un moindre châtiment que son fils, et il a senti toute la rigueur du châtiment. Vous n'ignorez pas, en effet, vous savez parfaitement combien de fois les pères ont demandé d'être punis, eux mêmes, à la place de leurs fils. Il est plus triste pour eux de voir leurs fils soumis au châtiment, que de le subir eux-mêmes. Voici donc ce qui est arrivé; c'est que, par suite de l'amour naturel que Cham éprouvait pour son fils, il a senti une douleur plus cruelle; c'est que la bénédiction de Dieu est restée intacte, et que le fils, qui a reçu la malédiction, a expié par là ses propres péchés. Car, bien qu'il encoure actuellement la malédiction pour le péché de son père, encore est-il vraisemblable que c'est en même temps pour ses propres fautes qu'il a été puni. Ce n'est pas seulement à cause du péché de son père qu'il a reçu la malédiction, mais probablement c'est parce que lui-même méritait un plus grand châtiment. Car, en ce qui concerne ce principe que les pères ne sont pas punis pour les fils, ni les fils pour les pères, que chacun n'est puni que pour ses propres fautes, c'est ce que vous trouverez en mille endroits des prophètes. Si quelqu'un mange des raisins verts, il en aura lui seul les dents agacées (Jérém. XXI, 39); l'âme qui a péché mourra elle-même (Ezéch. XVIII, 20); et encore : On ne fera point mourir les pères pour les enfants, ni les enfants pour les pères. (Deut. XXIV, 16.) Donc, que personne parmi vous, je vous en prie, n'ose censurer ce que l'Ecriture nous dit aujourd'hui, comme s'il était permis d'ignorer le but que se propose la divine Ecriture ; accueillez Avec de bonnes dispositions ce que dit la parole; admirez l'exactitude merveilleuse de la divine Ecriture, considérez l'énormité du péché. Car, voici ce que le péché a fait d'un frère né de la même mère, sorti des mêmes flancs; le péché en a fait un esclave; il lui a enlevé la liberté ;il l'a (200) assujetti, et c'est de là qu'est sortie la servitude des âges à venir. Et en effet, les hommes d'autrefois n'étaient pas si délicats, n'avaient pas besoin d'une vie si commode, de mains étrangères pour les servir; chacun se servait soi-même; tous étaient égaux en dignité; on ne voyait, au milieu d'eux, aucune inégalité de rang. Quand le péché fit son entrée dans le monde, ce fut pour détruire là liberté, compromettre la dignité naturelle, introduire la servitude; la servitude, ce perpétuel enseignement, cet éternel avertissement à nous adressé, de fuir la servitude du péché, de revenir à l'indépendance de la vertu. Que si l'esclave et le maître veulent retirer de cet exemple un profit durable, qu'ils pensent: l'esclave, de son côté, qu'il doit sa servitude au dérèglement de Cham; le maître, à son tour, qu'assujettissement et servitude n'ont commencé qu'au jour où Cham a montré une volonté dépravée, et perdu la dignité qui le rendait l'égal de ses frères.

Maintenant, en vérité, si nous voulons être sobres et prudents, ces maux que les péchés de nos pères ont introduits dans le monde ne pourront nous atteindre, ils ne seront pour nous que des noms et des histoires. Si , d'une part, notre premier père, par sa désobéissance, a introduit la mort, les travaux et les peines; si, d'autre part, Cham nous a procuré la servitude, voici maintenant que l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ a réduit toutes ces épreuves à n'être qu'un vain bruit, que des sons; pour qu'il en soit ainsi nous n'avons qu'à vouloir. Pour la mort, il n'y a plus de mort; il n'y a plus que le mot qui sert de nom à la mort : parlons mieux, le nom même a disparu. Nous ne disons plus maintenant la mort, mais l'assoupissement et le sommeil. Le Christ disait lui-même : Lazare, notre ami, dort (Jean, XI, 11) ; et Paul écrivant aux habitants de Thessalonique, leur dit : Quant à ceux qui dorment, je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères. (I Thess. IV, 12.) Et de même, la servitude n'est qu'un mot; l'esclave c'est celui qui commet le péché. Et, si vous voulez comprendre que l'avènement du Christ a supprimé la servitude, n'en a plus laissé que le nom, disons mieux, a détruit le nom même, écoutez ce que dit Paul : Que ceux qui ont des maîtres fidèles ne les méprisent pas, parce qu'ils sont leurs frères. (I Tim. VI, 2.) Voyez-vous comment, dès que la vertu arrive, elle ne fait plus que des frères de ceux qui s'appelaient auparavant des esclaves? Que Chanaan, dit Noé, soit l'esclave de ses frères. Tu as abusé, dit-il, de ta dignité; tu n'as pas fait ce que tu devais faire, quand tu étais égal en honneur; voilà pourquoi je veux te corriger par la sujétion. C'est ce qui est arrivé, dès le commencement, à la femme; elle était d'une dignité égale à celle de son mari, elle a abusé de son rang, voilà pourquoi elle a perdu son pouvoir, pourquoi elle a entendu ces paroles: Tu te tourneras vers ton mari, et il te dominera. (Gen. III, 16.) Tu n'as pas su, dit le texte, faire un bon usage du commandement; il vaut mieux pour toi bien obéir au commandement, que mal commander. De même, ce Cham, ici, reçoit le châtiment pour s'amender; dans la personne de son fils, c'est lui-même qui est puni; c'est afin que vous sachiez que, quoi. qu'alors ce fût un vieillard, cependant le châtiment, retombant sur son fils, lui rendit la vie pleine de douleurs et d'amertumes; il pensait que, quand lui-même serait mort, ce fils qui lui survivrait expierait sa faute. Car, pour avoir la preuve que ce fils était, de lui-même, plein de malice, que tous ceux qui sortirent de lui furent des êtres abominables, prompts à commettre le mal, écoutez ce que dit l'Ecriture, sous forme de malédiction : Votre père était Amorrhéen et votre mère Céthéenne (Ezéch. XVI, 3); autre parole d'outrage, dans un autre endroit : Race de Chanaan, et non de Juda. (Dan. XIII, 56.)

Maintenant il est bon d'apprendre, après le châtiment reçu par celui qui divulgua la nudité de son père, quelle récompense obtinrent les fils qui lui montrèrent un respect si profond : Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, dit Noé, et que Chanaan soit son esclave. (Gen. IX, 26.) Ici, peut-être, dira-t-on . Noé, en prononçant ces mots, ne bénit pas Sem; au contraire, il le bénit de la manière la plus efficace. En effet, quand on rend à Dieu des actions de grâces, lorsqu'on bénit Dieu, le Seigneur, à son tour, accorde plus largement sa bénédiction à ceux qui donnent l'occasion de le bénir lui-même. Ainsi Noé, bénissant Dieu, l'a rendu débiteur d'une bénédiction plus grande; il a été, en faveur de Sem, l'auteur d'une rétribution plus considérable que si lui-même l'eût béni en son propre nom. De même que le Seigneur, béni à cause de nous, devient pour nous tout à fait clément et propice; de même, (201) réciproquement, quand il est blasphémé à cause de nous, il prononce contre nous une condamnation plus sévère , parce que nous avons été l'occasion des blasphèmes. Faisons donc tous nos efforts, je vous en conjure, pour vivre avec tant de sagesse, pour montrer une vertu si pure, que tous ceux qui nous verront offrent au Seigneur notre Dieu. des louanges et des bénédictions. Dans sa bonté, dans sa clémence, le Seigneur veut être glorifié par nous; ce n'est pas qu'il en reçoive le moindre accroissement de gloire; il n'a besoin de rien, mais il veut que nous lui fournissions nous-mêmes l'occasion de nous montrer plus de bienveillance. Que le Seigneur, le Dieu de Sem, soit béni, et que Chanaan soit son esclave. Voyez-vous comme le père annonce le châtiment, qui, toutefois, est plutôt une correction qu'un châtiment; il était père, c'était un père tendre; il ne voulait pas un châtiment égal à la faute, mais de nature à réprimer plus tard les progrès de la malignité. Voilà. pourquoi, dit-il, je te condamne à la servitude, afin que tu conserves à chaque instant, toujours, le souvenir de ce que tu as fait. Ensuite il dit : Que Dieu multiplie la postérité de Japhet, et qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Chanaan soit son esclave. (Ibid. 27.) Ici encore, la bénédiction la plus abondante , et qui renferme peut-être un trésor caché : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet. Ce n'est pas se tromper que d'appeler ces bénédictions de l'homme juste des prophéties. Car, s'il est vrai que le père de Noé ne lui a pas donné au hasard et sans dessein, ce nom de Noé; s'il est vrai que ce nom était la prophétie du déluge à venir, à bien plus forte raison, cet homme juste n'a pas prononcé ces bénédictions sans une secrète pensée. Je crois, en effet, que la bénédiction des deux frères signifie la vocation des deux peuples; quand il bénit Sem, il bénit les Juifs; de Sem est sorti Abraham, et le peuple juif qui s'est multiplié ; quand il bénit Japhet, il annonce la vocation des Gentils. Remarquez les paroles de la bénédiction : Que Dieu multiplie, dit-il, la postérité de Japhet, et qu'il habite dans les tentes de Sem. C'est ce dont nous voyons l'accomplissement, dans la vocation des nations. En effet, Noé, disant : Que Dieu multiplie, indique toutes les nations; et en disant : Qu'il habite sous les tentes de Sem, il indique les nations commençant à jouir des biens préparés pour les Juifs. Et que Chanaan soit son esclave.

8. Avez-vous bien compris quelle récompense les uns ont reçue pour leur sagesse; de quelle honte l'autre a été couvert par son dérèglement ? Conservons toujours ces récits dans notre pensée, imitons les uns, fuyons la perversité, le dérèglement de l'autre. Or, Noé vécut, dit le texte, trois cent cinquante ans après le déluge, et tout le temps de sa vie ayant été de neuf cent cinquante ans, il mourut. (Gen. ibid., 28, 29.) N'allez pas croire que ce soit sans raison que la divine Ecriture ajoute ces détails. Voyez ici une nouvelle preuve de la continence de l'homme juste. Dans une telle abondance de biens, dans un repos parfait, pendant un si grand nombre d'années après là sortie de l'arche, il ne pensa plus à procréer des enfants. L'Ecriture, en effet, ne nomme pas d'autres enfants avec ces trois fils. Considérez encore l'excès de l'intempérance de Cham, qui avait sous les yeux un père d'une telle continence, sans devenir lui-même plus chaste, qui, au contraire, agissait d'une manière toute différente. Aussi, c'est avec raison que toute sa postérité a été condamnée à la servitude, frein nécessaire de la volonté pervertie. L'Ecriture énumère ensuite la postérité sortie de ces fils, et dit : Cham engendra Chus; et plus loin Chus engendra Hemrod qui montra le premier géant sur la terre; ce fut un géant, chasseur devant le Seigneur. (Gen. X, 6, 8, 9.) Quelques interprètes pensent qu'ici, devant le Seigneur, signifie la même chose que s'élevant contre Dieu. Quant à moi, je n'admets pas cette insinuation dans la divine Ecriture ; elle dit simplement qu'il était fort et courageux. Cette expression, devant le Seigneur Dieu, revient à dire, établi par Dieu, parce qu'il avait reçu la bénédiction de Dieu; ou, si vous voulez, parce qu'il était une occasion d'admirer le Dieu qui avait fait ce géant, et qui l'avait montré sur la terre. Celai-ci reproduisit les moeurs de son aïeul, abusa de ses forces naturelles, inventa une nouvelle servitude, et entreprit de devenir un chef de peuple, un roi. Pas de sujets, pas de roi voilà bien la vraie liberté; mais la servitude la plus lourde est celle qui surgit au sein de la liberté, qui maîtrise des hommes libres. Voyez les ravages de l'ambition, voyez la force du corps dépassant ses limites, jamais satisfaite, aspirant à la gloire. Ce n'était pas pour protéger et défendre qu'il se faisait des sujets; mais il construisait des villes pour dominer sur des (202) ennemis. De cette contrée, dit le texte, sortit Assur, et il bâtit Ninive. Faites ici encore une remarque : C'est que la malignité de ceux qui nous ont précédés ne nous cause aucun préjudice; ces hommes dont je parle, les Ninivites, se concilièrent, par leur repentir, la miséricorde de Dieu et le forcèrent à révoquer sa sentence. Ils eurent cependant pour auteur de leur race ce Cham, qui outragea son père, et après lui, parmi leurs ancêtres, Nemrod, tyran superbe, d'où sortit Assur. On dit que dans cette suite d'ascendants se trouvèrent des gens adonnés à la mollesse, aux voluptés, aux dissolutions, à la corruption, à l'ivresse, aux rires insensés, aux moqueries, aux plaisirs frivoles des méchants; mais, parce que les Ninivites firent sincèrement pénitence, la malignité de leurs pères ne leur fut en rien funeste, et ils se concilièrent la faveur du Ciel à tel point, qu'aujourd'hui encore on célèbre la perfection de leur repentir.

Sachons donc, nous aussi, les imiter, puisque, ni la malignité de ceux qui sont nés avant nous ne peut nous nuire, si nous voulons pratiquer la sagesse; ni leurs vertus nous servir en rien, si nous cédons à l'indolence. Attachons-nous donc, de toutes nos forces, à la vertu, montrons de la sagesse, de la prudence, afin d'obtenir la même bénédiction que Sem et Japhet, afin d'échapper à la servitude de Chanaan, afin d'être affranchis du péché, afin qu'ayant conquis la vraie liberté, nous soyons admis au partage des biens ineffables, par la grâce et parla bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ , à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, la puissance, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

Traduit par M. C. PORTELETTE.

 

 

 

 

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