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LIVRE SIXIÈME. Histoire du saint depuis le conciliabule du chêne 403, jusqu'à son exil 404.

 

I. Pendant que Chrysostome était tout entier occupé de son troupeau, et que, poussé par les ardeurs de son zèle, il sacrifiait sans réserve au soulagement des pauvres et des malades, à la défense de l'Église, à l'instruction et au salut des peuples, ses talents, son repos, ses forces et sa vie, un violent orage, une persécution cruelle, occasionnée par l'envie, envenimée par l'orgueil, grossie par toutes les passions humaines, éclata contre lui. L'on vit une fois de plus se vérifier ces paroles de l'Esprit-Saint: CEUX QUI VEULENT VIVRE PIEUSEMENT ET SELON DIEU SOUFFRIRONT PERSÉCUTION ; et ces autres paroles : ILS VOUS CHASSERONT DE LEURS ASSEMBLÉES, ET UN JOUR VIENDRA OU QUICONQUE VOUS TUERA CROIRA FAIRE UNE OEUVRE AGRÉABLE A DIEU.

            La tempête ne trouva point Chrysostome endormi ni dépourvu de forces. Depuis longtemps il s'y était préparé par la prière, l'union avec Dieu, la mortification des sens et les sacrifices journaliers qui l'avaient accoutumé à la privation de toutes choses et même à la perte de sa vie. Il soutint la persécution avec une âme ferme et généreuse, comme un véritable héros chrétien, comme un fidèle disciple de Celui qui avait dit : VOUS SEREZ OPPRIMÉS DANS LE MONDE; MAIS AYEZ CONFIANCE, J'AI VAINCU LE MONDE. LE DISCIPLE N'EST PAS AU-DESSUS DU MAÎTRE : S'ILS ONT PERSÉCUTÉ LE MAÎTRE, ILS VOUS PERSÉCUTERONT AUSSI. Mais comment arriva cette tempête, pourquoi et par qui fut-elle excitée; quels en furent les causes, les agents, les circonstances et les suites? La bouche hésite à le dire ; la main se refuse en quelque sorte à retracer cette ignominieuse histoire. Cependant l'intérêt de la gloire de Dieu toujours admirable dans la conduite de sa providence sur les saints, le profit des âmes qui comprendront que Dieu afflige ceux qui l'aiment, et la consolation que peuvent en retirer ceux qui sont persécutés, voilà des motifs assez puissants pour vaincre notre répugnance.

II. Il y avait près de quatre ans que Chrysostome occupait le siège de Constantinople. Cet ouvrier fidèle avait cultivé avec un soin et une vigilance infatigables la vigne chérie que le père de famille lui avait confiée. Son travail assidu, son dévouement aux devoirs de l'épiscopat, avaient été bénis; ses prières ardentes, ses saints désirs et ses bons exemples avaient porté leurs fruits. L'Église de Constantinople était dans l'état le plus florissant. Le clergé était régulier, la simonie était détruite, l'hérésie comprimée, les pauvres et les malades secourus; les moines, les vierges et les veuves donnaient de grands exemples d'édification ; et le peuple fidèle, éclairé par les saintes paroles de son Pontife, marchait à grands pas dans la voie des préceptes divins. Ceux mêmes qui auparavant ne vivaient que pour le monde, qui couraient avec fureur aux jeux du cirque et aux représentations du théâtre, avaient enfin cédé au zèle charitable et à l'éloquence entraînante de leur pasteur, et abandonné ces divertissements coupables pour se rendre à l'envi dans les églises. Les louanges de Dieu étaient chantées le jour et la nuit; les saintes réunions étaient nombreuses, la foi vive et agissante et la piété partout en honneur : Constantinople était transformée.

Tant de sages réformes et de si heureux changements n'avaient pu s'opérer sans contradictions; l'ennemi du salut des hommes voyait avec dépit tant d'âmes échapper à sa domination; il s'efforça donc de renverser l'œuvre de Dieu.

III. Le zèle de Chrysostome lui avait suscité de nombreux ennemis dans toutes les conditions de la société. Parmi les évêques, on pouvait compter entre autres Théophile d'Alexandrie, jaloux de l'influence de Chrysostome et irrité de n'avoir pu empêcher son ordination ; Acace de Bérée, blessé de ce que le saint évêque ne l'avait pas reçu avec magnificence dans son palais (on rapporte que dans sa fureur il était allé jusqu'à dire, en présence de quelques ecclésiastiques de Constantinople : JE PRÉPARE A VOTRE ÉVÊQUE UN PLAT DE MA FAÇON) ; Sévérien de Gabales, qui, poussé par l'ambition, avait essayé, mais en vain, de profiter de l'absence de Chrysostome pour le supplanter; Antiochus de Ptolémaïde, évêque ambitieux, jaloux et remuant; et un abbé des monastères de Syrie, nommé Isaac, esprit brouillon, occupé à courir en divers pays pour calomnier les évêques.

Parmi les prêtres et les diacres, tous ceux qui étaient avares, débauchés, sans règle et sans frein; tous ceux qui se trouvaient blessés de la vie pure et exemplaire de Chrysostome, autant que de son zèle et de la liberté avec laquelle il réprimait leur vie dissolue , manifestaient en mainte occasion leur haine pour le saint évêque. L'histoire cite deux prêtres et cinq diacres, un entre autres appelé Sérapion, qui , dès le commencement, s'opposèrent, même en public et en présence de Chrysostome, aux réformes qu'il voulait introduire.

Plusieurs femmes même prirent parti contre lui, et parmi elles trois veuves du premier rang : Marsa, veuve de Promote; Castricia, veuve de Saturnin, tous deux consuls; et Eugraphia, dont le mari n'est point nommé. Ces dames, toutes-puissantes, possédaient une immense fortune, fruit malheureux des rapines et des concussions, et se servaient de leurs biens-injustement acquis pour la perte de leur salut et de celui d'un grand nombre d'autres. Le zèle du saint pasteur, préconisant l'aumône, insistant sans cesse sur sa nécessité , déclamant avec vigueur coutre les usures, les rapines, les injustices et les hommes avares, les avait blessées jusqu'au fond de l'âme, et avait excité en elles un ressentiment porté jusqu'à la fureur.

IV. Poussées par la haine et le désir de la vengeance, elles cherchaient toutes les occasions de déclamer contre le saint évêque. Admises à la cour, elles entreprirent de gagner l'impératrice Eudoxie. Il ne leur fut pas difficile de réussir. Cette femme, vaine, altière, emportée, voulait allier ensemble le vice et la vertu, les principes de la foi avec les pratiques du monde condamnées par l'Évangile. Esclave de la plus insatiable avarice, au rapport de l'historien Zozime, elle avait rempli la cour de délateurs qui s'emparaient du bien des riches après leur mort au préjudice des enfants ou des autres héritiers légitimes.

Le saint pasteur gémissait sur ces désordres et ces injustices : il priait, il avertissait, il reprenait, comme dit l'Apôtre, à temps et à contre-temps, en public et en particulier, mais toujours avec sagesse et patience. Eudoxie n'aimait pas ses leçons. Les discours de Chrysostome contre l'avarice et la dureté des grands la blessaient vivement, et les ennemis de l'évêque profitaient de toutes les circonstances pour le perdre dans l'esprit de l'impératrice : on commentait ses moindres discours, on exagérait sa doctrine, on empoisonnait ses intentions les plus pures, et l'on donnait souvent à ses paroles un sens qu'elles n'avaient pas. Enfin quelques courtisans firent entendre un jour à l'impératrice que c'était elle que l'évêque voulait désigner en parlant du luxe, de l'orgueil et de la vanité des femmes. Il n'en fallut pas davantage. Eudoxie, trompée par tous ces mensonges calomnieux, et excitée sourdement par Sévérien de Gabales, s'irrita contre Chrysostome, et fit enfin éclater sa colère à l'occasion du fait que nous allons rapporter.

Cette princesse avait voulu s'emparer des biens de Théodoric, riche patricien de Constantinople, ainsi que d'une vigne qui lui convenait, mais qui appartenait à une pauvre veuve de la même ville. Les deux opprimés se voyant menacés dans leurs biens, étaient venus se jeter aux pieds de Chrysostome, pour réclamer son secours contre cette injuste et criante spoliation. Leur démarche ne fut pas sans résultat; le saint pontife, toujours prêt à soutenir l'innocence opprimée, prit en main leur cause; il fit des démarches, éleva la voix, et, après de grands efforts, parvint enfin à sauver ses deux protégés, en sorte que l'impératrice n'osa pas ou ne put s'emparer des biens qui excitaient sa convoitise.

V. Cette résistance de Chrysostome mit le comble à la haine d'Eudoxie et réjouit vivement les ennemis du Saint : évêques, prêtres, diacres, tous les mécontents, profitèrent de la circonstance pour se réunir, pour s'entendre et diriger à la fois contre lui leurs indignes attaques. Bientôt de coupables complots furent formés; il ne manquait plus à ceux qui en étaient les auteurs qu'une occasion d'assouvir leur vengeance, en arrachant le saint évêque à l'amour de son troupeau. Elle ne tarda pas à se présenter: ce fut la présence des solitaires de Nitrie, qui, chassés du désert par Théophile, patriarche d'Alexandrie, étaient venus se réfugier à Constantinople. Reprenons les choses de plus haut.

VI. Théophile, qui avait voulu autrefois placer sur le siége de Constantinople le saint prêtre Isidore, lui avait depuis quelque temps retiré son amitié. Une veuve de qualité avait remis à Isidore une somme de mille pièces d'or, lui faisant jurer par la Table sainte qu'il en achèterait des habits pour les pauvres femmes de la ville, mais sans en donner connaissance à Théophile, de peur, disait-elle, qu'il n'employât cet argent à acheter des pierres pour construire des bâtiments, selon son habitude ou plutôt sa passion. Isidore promit à cette femme d'exécuter fidèlement ses intentions; et, en effet, à peine eut-il l'argent entre les mains, qu'il l'employa à acheter des vêtements aux femmes et aux veuves de la ville.

La chose était trop éclatante; elle intéressait un trop grand nombre de personnes pour rester longtemps secrète. Théophile l'apprit bientôt par l'entremise des espions qui l'avertissaient de tout ce qui se passait à Alexandrie. Ayant fait venir Isidore, il lui demanda d'un air très-calme ce qu'il en était. Isidore avoua la chose. Théophile en fut irrité au dernier point; mais il dissimula son ressentiment. Sozomène rapporte un second motif de la haine de Théophile contre Isidore, c'est que celui-ci avait refusé de trahir la vérité et la justice pour être utile au patriarche. Deux mois s'étaient écoulés depuis l'entrevue dont nous venons de parler. Le patriarche paraissait avoir oublié Isidore et la distribution des vêtements aux pauvres d'Alexandrie; mais ce calme n'était qu'apparent; Théophile méditait les moyens de se venger. Le moment de les mettre à exécution était venu. Tout à coup il convoque une réunion des prêtres de son Église; et là, en leur présence, il produit un mémoire contre Isidore, contenant l'accusation d'un crime énorme. « il y a dix-huit ans, dit Théophile, que j'ai reçu ce mémoire contre vous; mes occupations me l'avaient fait oublier jusqu'ici; mais je viens de le trouver en cherchant d'autres papiers; répondez à la plainte qu'il contient. » Isidore répondit : « Quand il serait vrai que vous auriez reçu ce mémoire et qu'il vous aurait échappé, celui qui l'avait donné ne pouvait-il pas le redemander?» — « Il s'était embarqué, dit Théophile. » — « Mais, répliqua Isidore, n'est-il pas revenu du moins au bout de deux ou trois ans? S'il est présent, faites-le venir. » Théophile ainsi pressé remit l'affaire à un autre jour. Dans cet intervalle, il acheta un témoin pour accuser Isidore, et lui donna quinze pièces d'or pour déposer contre lui. Isidore fut condamné; mais quelques jours après, le faux témoin craignant la rigueur des lois, ou plutôt pressé par les remords de sa conscience, se rétracta publiquement et déclara qu'il n'avait déposé contre le saint prêtre que parce que le patriarche avait acheté son serment, en lui faisant remettre la somme de quinze pièces d'or. Ce ne fut qu'un cri d'indignation dans toute la ville. Isidore jusque-là était demeuré dans sa maison, occupé à la prière; mais ayant appris ce que nous venons de dire, il craignit que Théophile n'attentât à sa vie même, et s'enfuit sur la montagne de Nitrie où il avait passé sa jeunesse.

Ce désert ou plutôt cette montagne fameuse entre toutes les montagnes d'Égypte, tirait son nom d'un village voisin où l'on amassait du nitre; elle était au delà du lac Moeris, à quarante milles d'Alexandrie. Cinq mille moines y habitaient, répartis de différentes manières entre cinquante maisons, les uns demeurant seuls, les autres deux ou trois ensemble ou en plus grand nombre , car chacun menait la vie qu'il voulait, selon ses forces. Saint Ammone, disciple et ami de saint Antoine, avait le premier habité cette solitude; les vertus et les saintes austérités du fondateur étaient passées dans l'âme de ses disciples. La prière, les louanges de Dieu, le silence, le travail des mains, les jeûnes, les veilles, les mortifications et l'exercice de la charité, occupaient tous les instants de leur journée. Ces solitaires menaient sur la terre la vie des anges dans le ciel. Parmi eux se trouvait un saint vieillard, nommé Hiérax, âgé de quatre-vingt-dix ans et qui avait été disciple de saint Antoine. Au commencement de sa vie cénobitique, cet homme d'une vertu extraordinaire avait passé quatre ans sur une montagne appelée Porphyrite, dans une retraite si rigoureuse, qu'il n'avait joui d'aucune consolation humaine. Depuis vingt-cinq ans il habitait le désert de Nitrie, soupirant après les biens du ciel et espérant finir ses jours dans la solitude. Avec lui se trouvait un prêtre nommé Isaac, disciple de saint Macaire, et très-habile dans la science des divines Écritures, qu'il pouvait réciter de mémoire. Dès l'âge de sept ans il habitait le désert. Sa vertu était si grande, que ces paroles de l'Évangile se vérifiaient en lui : Ils prendront les serpents entre leurs mains sans en être blessés, et s'ils avalent du poison ils n'en ressentiront aucun mal (1).

Un autre Père, qui s'appelait aussi Isaac, n'était pas moins célèbre; il avait formé deux cent dix élèves, dont plusieurs avaient été honorés de l'épiscopat. Sa charité était si grande, qu'il avait fait élever dans le désert un hôpital pour les malades et les étrangers. Mais les religieux les plus illustres de Nitrie étaient l'abbé Ammone, âgé de soixante ans, l'abbé Dioscore , évêque d'Hélénople, et deux autres appelés Eusèbe et Euthyme. Leur

 

1. Marc, cap. XVI.

 

haute stature les avait fait surnommer les grands frères. Ils étaient très-recommandables par leur science, leur foi et leur dévouement à l'Église, qui naguère avaient attiré sur eux les colères et les persécutions de Valens. Ils avaient souffert généreusement l'exil, et toute la ville d'Alexandrie se souvenait encore du collier de fer qu'ils avaient porté dans ce glorieux bannissement.

VII. Pendant que ces pieux solitaires , oubliés du monde, n'étaient occupés qu'à louer Dieu et à faire du bien aux hommes, le saint prêtre Isidore arriva dans le désert où il espérait trouver un abri et finir ses jours en paix. Mais il se trompait : son départ n'avait point éteint la colère de son ennemi, et au lieu de trouver le repos, il attira sur lui-même et sur les saints habitants du désert, tous les funestes effets du ressentiment du patriarche.

Pour se venger du prêtre fugitif et des solitaires qui l'avaient si charitablement accueilli, cet homme emporté, peu maître de sa colère, fécond en ruses et en expédients quand il s'agissait de satisfaire ses mauvaises passions, s'avisa d'accuser d'origénisme les grands frères et les religieux de Nitrie. Une circonstance particulière donnait à cette accusation injuste un certain air d'à-propos et une couleur de vérité.

Quelques années avant ces événements, un petit nombre de solitaires d'Egypte, simples et grossiers, trompés par leur ignorance, s'attachant à l'écorce des expressions de la sainte Écriture et interprétant faussement ces paroles de la Genèse : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (1), étaient tombés dans l'erreur des anthropomorphites. Ils s'étaient imaginés que Dieu avait des yeux, des pieds, des mains, un corps enfin comme les hommes. Les plus instruits voulant les désabuser de cette erreur, il s'élevait souvent entre eux des

 

1. Genèse, cap. 1.

 

discussions, et comme Origène déjà attaqué pour sa doctrine était le plus éloigné de cette grossière explication de l'Écriture, les anthropomorphites traitaient d'origénistes ceux qui voulaient, les désabuser. L'illusion de ces bons religieux était si profonde, qu'un d'entre eux nommé Sérapion, vieillard vénérable, exemplaire par l'austérité et la sainteté de sa vie, ayant été désabusé et convaincu par saint Paphnuce, se prosterna pendant la prière et cria de toutes ses forces : « Hélas! on m'a ôté mon Dieu et je ne sais plus ce que j'adore ! » voulant dire qu'il avait perdu ce fantôme qu'il avait accoutumé de former dans son imagination pour se représenter Dieu dans la prière.

Les moines de Scété, surtout, étaient dans cette erreur; ceux de Nitrie, au contraire, soutenaient que Dieu était incorporel, et c'est la seule chose qui leur valut le nom d'origénistes. Il est vrai que dans le désert de Nitrie on lisait les écrits d'Origène, mais ces saints solitaires n'approuvaient pas ses erreurs; ils étaient bien loin de penser, comme ce docteur, que le règne de Jésus-Christ devait finir; que les démons et les réprouvés seront sauvés, et que les corps ne ressusciteront pas entièrement incorruptibles. A cette époque, selon la distinction que fait saint Augustin, il y avait deux sortes d'origénistes : les sectateurs et les défenseurs d'Origène. Les premiers adoptaient les opinions qui lui sont imputées et ils étaient coupables, parce qu'ils admettaient des erreurs condamnées par l'enseignement de l'Église. Les seconds prétendaient que les livres d'Origène avaient été falsifiés ; que jamais Origène n'avait enseigné ces erreurs, que l'on pouvait facilement se garantir du poison et lire avec beaucoup de fruit les leçons de vertu qu'ils renfermaient. On pouvait alors soutenir ce sentiment, l'Église n'ayant pas encore prononcé, ou du moins ses décisions n'étant point encore connues; plusieurs saints et savants docteurs avaient fait l'éloge de ces livres, et Théophile lui-même, pressé par saint Epiphane de condamner les écrits d'Origène, avait répondu : «Les livres de ce docteur sont une prairie magnifique; je cueille les fleurs médicinales et je laisse les poisons. »

Plus tard, sur les instances réitérées de saint Jérôme et de saint Epiphane, et pour satisfaire les anthropomorphites du désert, il avait condamné les écrits d'Origène et combattu ses erreurs dans les lettres qu'il envoyait chaque année pour annoncer la fête de Pâques aux différentes Églises. Son zèle avait d'abord procédé avec trop de lenteur, et depuis il se montra trop ardent et trop précipité. Le sentiment des moines de Nitrie qui se bornaient pourtant à défendre les écrits d'Origène et surtout la charité avec laquelle ils avaient accueilli saint Isidore, furent aux yeux du violent patriarche un crime irrémissible. Blessé dans son orgueil, poussé par son désir de la vengeance, il ordonna aux religieux de chasser de la montagne et du fond du désert les plus considérables d'entre eux, c'est-à-dire ceux qui gouvernaient et dont nous avons parlé. Ces humbles solitaires, étonnés d'un commandement si rigoureux et ignorant quel en était le motif, vinrent à Alexandrie se jeter aux pieds du patriarche pour apprendre de sa bouche même le sujet de leur condamnation. En les voyant, Théophile se livra à toute sa colère; il apostropha vivement Ammone qui était un vieillard vénérable, et lui jetant son pallium à la tête, il le souffleta jusqu'au sang, en criant comme un furieux: « Scélérat, hérétique, hypocrite, anathématise Origène ! » Les pauvres solitaires n'eurent d'autre parti à prendre que de se retirer. Ils retournèrent paisiblement à leurs solitudes, où ils continuèrent leurs exercices accoutumés, en se rassurant sur le témoignage de leur conscience. En effet, il n'y a aucune preuve qu'ils aient soutenu les erreurs d'Origène, tandis qu'on trouve au contraire des témoignages très-forts en faveur de la pureté de leur foi. Le patriarche ne laissa pas cependant d'assembler un concile des évêques voisins; et sans y faire comparaître les solitaires ni leur donner aucun autre moyen de se défendre, il en excommunia trois des principaux entre lesquels on nomme Ammone et Dioscore; il n'osa cependant prononcer contre la multitude. Il fit venir ensuite du même désert cinq moines étrangers et pleins de cet esprit d'émulation qui dégénère facilement en jalousie entre les reclus de nation différente; il en ordonna un évêque, le second prêtre, les trois autres diacres, et il leur commanda de présenter contre les trois solitaires excommuniés des requêtes que ces faux frères ne firent que souscrire, et que lui-même avait composées. Ayant reçu ces requêtes dans l'église avec un appareil affecté, il se transporta chez le préfet d'Égypte et lui présenta une nouvelle supplique en son propre nom et en celui des moines accusateurs, et conclut à ce que les accusés fussent chassés de toute l'Égypte. Il obtint un ordre et des soldats, et, plus semblable au chef d'une expédition militaire qu'à un évêque, il alla de nuit surprendre les monastères.

Dioscore, évêque de la montagne, fut d'abord chassé après avoir été violemment tiré de son siège par une escouade d'éthiopiens. Ensuite on pilla les cellules et l'on abandonna à la populace le petit ameublement des pauvres de Jésus-Christ. On chercha longtemps les trois autres frères, Euthyme, Eusèbe et Ammone. Ils s'étaient fait descendre dans un puits sur lequel on avait mis une natte qui empêcha de les découvrir. De dépit et de fureur, Théophile fit brûler leurs cellules particulières, où furent en même temps consumés les divines Écritures, les saints mystères et un jeune homme qui n'eut pas le temps de s'échapper. Quand les persécuteurs se furent retirés, les grands frères et les religieux prirent sur eux les peaux de brebis dont les personnes de leur condition avaient coutume de se couvrir, et suivis des prêtres et des diacres de la montagne, ils prirent le chemin de Jérusalem où ils arrivèrent au nombre de trois cents. Le reste fut dispersé en divers endroits.

La haine du patriarche d'Alexandrie poursuivit les fugitifs jusque dans le lieu de leur retraite. Il fit un crime aux évêques de la paroisse de leur pitié envers ces malheureux, et il ne leur pardonna qu'à condition qu'ils ne leur donneraient plus d'asile à l'avenir, même dans les églises. «Vous ne deviez pas recevoir ces solitaires dans vos villes sans mon consentement, écrivit-il aux évêques; mais puisque vous l'avez fait par ignorance, je vous le pardonne ; prenez seulement garde à l'avenir de ne les admettre à aucun rang ecclésiastique ni même à aucune communion civile et particulière. » Théophile agit en cette circonstance avec tant d'instance auprès des évêques, il suscita tant d'ennuis à ces solitaires, que les principaux d'entre eux se virent obligés de prendre la route de Constantinople, pour faire connaître à l'empereur l'injustice de la persécution qu'ils souffraient, et se ménager la protection de saint Jean Chrysostome. Ils se présentèrent au saint évêque, qui, voyant à ses pieds cinquante vieillards exténués, amaigris, gémissants, portant sur leur visage et dans tout leur extérieur les marques d'une grande sainteté, en fut touché jusqu'aux larmes. Ils lui racontèrent ce qui s'était passé à Nitrie et le prièrent de leur épargner la triste nécessité de porter leurs plaintes au tribunal séculier, ajoutant qu'ils ne demandaient point d'autre satisfaction ni d'autre grâce que de rentrer dans leurs solitudes et d'y consommer le sacrifice qu'ils avaient commencé de faire au Seigneur.

VIII. Chrysostome avait pour maxime que les chrétiens, et surtout les prêtres et. les évêques devaient être comme des asiles, des ports assurés prêts à recevoir tous les affligés. Il fut donc touché de la misère de ces vieillards qui avaient blanchi et s'étaient consumés au service de Dieu et de l'Église. S'étant assuré plus en détail de la vérité par des clercs d'Alexandrie que Théophile lui-même avait envoyés à Constantinople, il accueillit ces vieillards et les consola, leur recommandant toutefois de garder le silence sur les maux qu'ils avaient soufferts, ajoutant qu'il allait écrire en leur faveur à Théophile, leur évêque. En attendant, et par mesure de prudence, il ne les admit pas dans sa communion; mais il les fit loger dans les bâtiments de l'église Sainte-Anastasie; de pieuses femmes les aidaient de leurs aumônes, ce qui, joint au travail de leurs mains, suffit à leur nourriture et à leur entretien. Sainte Olympiade se signala dans cette circonstance, et sa charité ne fut pas une des moindres causes des persécutions qu'elle eut. à endurer plus tard.

Cependant Chrysostome, pressé par sa charité et espérant adoucir le patriarche d'Alexandrie, se hâta de lui écrire, et lui demanda en grâce, comme son fils et son frère, de vouloir bien user de ménagement; il le pria de se laisser toucher par la misère de ces pauvres solitaires, de les recevoir avec bonté et de leur permettre de rentrer dans leur désert. Pour toute réponse Théophile envoya à Constantinople les cinq moines qu'il avait subornés pour les accuser. Ils présentèrent à Chrysostome un libelle rempli de mensonges et de calomnies contre la doctrine de ces solitaires, et ils agirent si fortement contre les exilés, qu'on les montrait au doigt comme des magiciens.

Les religieux accusés avec tant d'injustice, désespérant de rentrer jamais dans les bonnes grâces de Théophile, se mirent en devoir de défendre leur orthodoxie et de repousser avec vigueur la persécution qu'on leur faisait souffrir. Ils rédigèrent un mémoire qu'ils présentèrent à Chrysostome, où, après avoir protesté de leur foi orthodoxe et déclaré qu'ils étaient prêts à anathématiser toute fausse doctrine, ils formulaient quelques articles contre les violences et la conduite de Théophile. Chrysostome les exhorta par lui-même et par d'autres évêques à se désister de cette procédure à cause des suites fâcheuses qu'elle pourrait avoir. Il écrivit ainsi à Théophile : « Le chagrin où sont vos solitaires de Nitrie résidant à Constantinople les a emportés jusqu'à vous accuser par écrit. Mandez-moi donc votre résolution; je fais tous mes efforts pour procurer la paix et la réconciliation; mais je ne puis les déterminer à quitter la cour. Je crains qu'ils n'adressent leur requête à l'empereur. » Cette lettre si pacifique, loin d'apaiser le patriarche, ne fit que l'irriter davantage. Il excommunia Dioscore, l'évêque du désert, et il écrivit au saint évêque de Constantinople : « Je crois que vous n'ignorez pas la disposition des canons du concile de Nicée, par lesquels il est arrêté qu'un évêque, ne doit point juger des causes hors de son ressort. Si vous ignorez cette disposition, apprenez-la, veuillez vous abstenir de recevoir des mémoires contre moi. Si je dois être ,jugé, c'est par les Égyptiens et non par vous, qui êtes à soixante-quinze journées de distance. »

Chrysostome ayant lu cette lettre, gémit de la dureté du patriarche d'Alexandrie; il continua d'exhorter les deux partis à la paix; mais voyant ses efforts inutiles, il prit la détermination de ne plus s'occuper de cette affaire, et de s'appliquer de plus en plus à instruire et à édifier son peuple. Il n'en fut pas ainsi de Théophile. Excité par la jalousie et par la haine, il mit tout en oeuvre dès ce moment non-seulement pour perdre les grands frères, mais Chrysostome lui-même, qui avait refusé de marcher à sa suite dans les voies de l'injustice et de la persécution.

Pour réussir plus sûrement dans son indigne entreprise, le patriarche d'Alexandrie sut cacher sous le voile du zèle pour la pureté de la foi et de la discipline de l'Église les passions mauvaises qui le dirigeaient. Il savait avec quelle chaleur saint Épiphane, évêque de Salamine, dans File de Chypre, avait combattu les erreurs et les livres d'Origène. Cet évêque jouissait d'une grande réputation de vertu et de science; il avait un génie vaste et profond qui lui donnait un grand ascendant sur une foule de docteurs plus jeunes et non moins célèbres que lui. Théophile, voulant attacher à sa cause un aussi grand et aussi saint homme, lui écrivit en particulier en même temps qu'il lui adressait la lettre synodale de son concile d'Alexandrie. Il le priait d'assembler les évêques de son île et d'envoyer à toutes les Églises d'Orient et à l'évêque même de Constantinople les décisions de son concile, afin qu'Origène fût condamné par tout le monde. «J'ai appris, ajoutait-il malicieusement, que les grands frères Ammone, Eusèbe et Euthyme se sont réfugiés à Constantinople pour tromper quelqu'un de nouveau, s'ils peuvent. Envoyez donc à Constantinople un homme habile et quelques-uns de vos clercs, comme je l'ai fait moi-même, afin de combattre vigoureusement cette erreur. Saint Épiphane ayant assemblé son concile écrivit à Chrysostome pour qu'il en fit autant. Mais bientôt, pressé par Théophile, trompé par les mensonges et les insinuations perfides de cet évêque sur les intentions de Chrysostome, il se décida à faire le voyage de Constantinople malgré son extrême vieillesse.

La sainteté et la science ne mettent pas toujours à l’abri des tromperies. Saint Epiphane ainsi prévenu se conduisit d'une manière injuste et cruelle à l'égard de Chrysostome. Arrivé dans un des faubourgs de Constantinople, il se permit, sans l'agrément de l'évêque diocésain, de célébrer les saints mystères et d'ordonner un diacre. Cette contravention aux canons, qui aurait dû blesser Chrysostome, ne put même l'émouvoir. Il respectait, il aimait saint Épiphane, et il excusa parla raison de l'âge, de la sainteté et de la bonne intention, ce qui était une véritable infraction aux règles ecclésiastiques. Non-seulement il l'excusa, mais il voulut le recevoir avec honneur. Par ses ordres, tout son clergé alla au-devant de lui jusqu'aux portes de la ville; il le fit inviter à prendre un logement dans la maison épiscopale. Epiphane, peu touché de la charité du saint évêque (tant ses préventions l'aveuglaient!) ne répondit qu'avec dureté aux politesses de Chrysostome, et refusa l'hospitalité qu'il lui offrait, ne voulant pas même, disait-il, communiquer avec lui à moins qu'il ne condamnât Origène et ne chassât les grands frères. Chrysostome répondit que l'affaire était grave; qu'elle demandait du temps pour être jugée; qu'il fallait l'examiner sérieusement et avec soin; que les grands frères étaient dans la disposition d'anathématiser toute erreur, et qu'il ne fallait rien précipiter touchant les livres d'Origène avant la décision du concile général. Cette réponse, ferme et modérée, blessa saint Épiphane. Les ennemis de Chrysostome en profitèrent pour conseiller à l'évêque de Salamine une mesure extrême qui l'aurait rendu la fable et la risée de tout l'empire, s'il l'avait exécutée. On le sollicitait de se présenter au milieu de l'église, devant tout le peuple assemblé, d'y condamner à haute voix les livres d'Origène, d'excommunier Dioscore et les grands frères, et de signaler comme un de leurs partisans l'évêque de Constantinople. Le saint vieillard, poussé par un zèle plus ardent qu'éclairé, commençait à donner dans le piége ; déjà il était dans l'église, lorsqu'un diacre, envoyé par l'évêque de Constantinople, lui dit qu'il eût à considérer combien de choses il faisait contre les règles; qu'il avait fait une ordination dans une église dépendante de Constantinople, et y avait célébré le Saint-Sacrifice sans le consentement de l'évêque diocésain, et que sans ce consentement il allait encore parler au peuple; qu'il prît garde qu'une entreprise de cette nature ne causât quelque sédition populaire qui pourrait le mettre en péril de la vie comme auteur du désordre. Épiphane effrayé sortit de l'église et se retira.

IX. Cependant Ammone et les autres moines de Nitrie vinrent trouver saint Épiphane pour essayer de se justifier. Comme il ne les connaissait pas, il leur demanda qui ils étaient. Ammone répondit : « Nous sommes les grands frères, et nous serions bien aises d'apprendre de vous si vous avez jamais vu nos disciples ou nos écrits. » Épiphane ayant dit que non : « Comment donc, reprit Ammone, nous avez-vous jugés hérétiques, sans avoir aucune preuve de nos sentiments? » — « C'est, repartit Épiphane, que je l'ai ouï dire. » Ammone répliqua : « Pour nous, nous avons fait tout le contraire, car nous avons souvent trouvé vos disciples et vos écrits, entre autres l'Anchora; et comme plusieurs voulaient le blâmer et l'accuser d'hérésie, nous en avons pris la défense, de même que nous aurions soutenu les intérêts d'un père. Vous ne deviez donc pas nous condamner sur ouï-dire et sans nous entendre, ni traiter, comme vous faites, ceux qui ne disent que du bien de vous. » Saint Épiphane leur parla plus doucement et les renvoya. Il quitta lui-même Constantinople où ses desseins lui avaient si mal réussi, et s'embarqua pour retourner en Chypre. La mort le saisit en chemin. Ainsi s'accomplit la prédiction que lui avait faite saint Chrysostome dans la chaleur de la dispute, qu'il ne croyait pas qu'il dût retourner dans son évêché. En partant, il dit aux évêques qui le conduisaient ,jusqu'à la mer : « Je vous laisse la ville, le palais et le théâtre; pour moi, je m'en vais, car j'ai hâte, j'ai grande hâte. » Il mourut en 403, après trente-six ans d'épiscopat. L'église honore sa mémoire le 12 mai. Il avait une très-grande érudition, mais sa critique n'est pas toujours sûre. Sa bonté naturelle le rendait crédule et facile à se laisser prévenir.

S'il est pénible d'être persécuté par les méchants, il l'est cent fois plus d'être soupçonné et poursuivi par les gens de bien. On comprend donc facilement quelle douleur dut causer à Chrysostome l'opposition de saint Épiphane et de saint Jérôme. Au reste, la conduite de ces deux saints dans toute cette affaire ne doit point paraître étonnante : ils étaient trompés par Théophile. Celui-ci était poussé par la passion; mais saint Épiphane et saint Jérôme agissaient avec droiture, par zèle pour la foi, avec une intention pure. Dieu permit qu'ils méconnussent l'orthodoxie de Chrysostome, afin de purifier de plus en plus par les épreuves le saint évêque, et de lui faire mériter une plus brillante couronne.

X. Après le départ de saint Épiphane, les solitaires de Nitrie fatigués des affaires sans nombre et des persécutions que leur suscitait Théophile, se virent forcés de recourir à la justice de l'empereur. Ils présentèrent à la cour un long mémoire contre Théophile et les moines qui le représentaient à Constantinople. Ils énuméraient centre le patriarche d'Alexandrie une grande quantité d'accusations, et ils prétendaient que les moines de Théophile les calomniaient indignement; ils demandaient justice sur ces deux chefs, et ils priaient l'empereur de faire citer Théophile devant l'évêque de Constantinople et d'examiner les accusations portées contre eux. Leur requête fut octroyée sur ces deux points.

XI. L'empereur cita Théophile à comparaître; il envoya même un officier pour l'amener à Constantinople. Les préfets examinèrent l'accusation formée par les agents de Théophile. Ceux-ci ne pouvant rien prouver, et se voyant pressés par les juges, finirent par avouer la trame ourdie par le patriarche d'Alexandrie, et reconnurent même que c'était lui qui avait dicté leur requête. En conséquence de cet aveu, les juges déclarèrent les moines de Théophile coupables de calomnie; ils furent finis en prison; quelques-uns y moururent, et les autres furent envoyés en exil à Proconèse. La sentence était juste; heureux le prince, heureuse la cour elle-même, si elle avait persévéré jusqu'à la fin dans la voie de la justice! Mais c'est ici surtout que commencent les actes d'iniquité commis contre le saint évêque de Constantinople, et cette suite non interrompue d'odieuses persécutions qui se terminèrent enfin par son exil et sa mort.

XII. Théophile avait appris en frémissant-le sort des solitaires qu'il avait envoyés à Constantinople. Cité à comparaître par ordre de l'empereur, il se hâtait d'arriver, non pour être accusé, mais pour juger. Convaincu de la faiblesse de l'empereur Arcade, soutenu par l'impératrice Eudoxie, qui, croyant avoir été personnifiée dans une homélie de Chrysostome, lui avait écrit de hâter sa marche pour la débarrasser de l'évêque; assuré du concours de Sévérien de Gabales, d'Acace de Bérée, d'Antiochus de Ptolémaïde, de tous les évêques, de tous les prêtres et de tous ceux de la cour à qui le zèle apostolique, la foi vive et la sainteté de Chrysostome causaient de mortels déplaisirs, il venait à Constantinople pour mettre en accusation celui qu'il regardait comme un ennemi déclaré. C'est pourquoi il amenait avec lui un grand nombre d'évêques d'Égypte et même des Indes. Dès qu'il le sut arrivé, Chrysostome le pria de venir loger dans les maisons de l'église avec les trente-six évêques qui l'accompagnaient; mais tous refusèrent unanimement. Théophile logea hors de la ville, dans une des maisons de l'empereur, nommée Placidienne. Il ne voulait pas même voir Chrysostome, ni lui parler, ni prier avec lui, ni lui donner aucune marque de communion. Il en usa ainsi pendant trois semaines qu'il demeura à Constantinople, et il n'approcha pas de l'église, quoique le saint évêque l'invitât continuellement à s'y trouver, à le voir, ou du moins à lui dire le sujet de cette guerre qu'il lui déclarait dès son entrée, et dont le peuple était scandalisé. Le saint poussa plus loin la délicatesse et le respect pour Théophile. L'empereur, pressé par les accusateurs du patriarche d'Alexandrie, ordonna à Chrysostome de le faire comparaître et d'entendre sa cause. Il ne s'agissait de rien moins dans cette accusation que de violences, de meurtres, d'incendies et de plusieurs autres crimes. Chrysostome refusa de se charger de cette affaire par respect pour Théophile, et parce que les canons défendaient de juger les causes des évêques hors de leurs provinces. Il n'ignorait cependant pas que Théophile, quoique patriarche d'Alexandrie, pouvait être jugé par un concile général des évêques d'Orient. Mais soit ménagement charitable pour son collègue, soit crainte de plus grands maux encore , il préférait employer les voies de la douceur et de la conciliation.

XIII. Tels n'étaient pas les sentiments ni les procédés de Théophile. Dès son arrivée à Constantinople, il mit tout en oeuvre pour chasser Chrysostome de son siège et même pour le faire mourir, écrit Pallade. Il s'appliqua tolet d'abord à réveiller et à exciter les passions de tous les ennemis du saint, pour s'en faire des appuis. Il gagna les riches et les courtisans au moyen de l'or qu'il répandait à pleines mains; il attira dans son parti les parasites, les hommes adonnés à la bonne chère, en les invitant à des festins somptueux; il caressa les uns par de douces paroles et flatta les autres en leur promettant des honneurs et des dignités; il irrita les mécontents en les plaignant et en blâmant la conduite de Chrysostome à leur égard. De leur côté, Sévérien de Gabales et Acace secondaient ses projets de toutes leurs forces, et gagnaient à sa cause tous ceux qui étaient faibles, ignorants, vicieux ou coupables. Quand les esprits furent suffisamment préparés, Théophile lit venir deux diacres de l'Église de Constantinople, qui étaient devenus les ennemis de Chrysostome, parce qu'ils avaient été chassés des rangs du clergé, l'un pour homicide et l'autre pour adultère.

Théophile s'apitoya sur leur sort et leur promit de les rétablir dans leur ministère, s'ils voulaient se porter pour accusateurs de leur évêque et signer le mémoire d'accusations qu'il leur présentait. Ces deux hommes, dignes de mort, s'écrie Pallade, acceptèrent avec joie et signèrent le mémoire : c'était un grand pas. Le complot réussissait au delà des espérances de Théophile. Dès qu'il eut reçu le mémoire, il se rendit dans la maison d'Eugraphie, cette dame puissante dont nous avons parlé, et qui était bien connue pour sa haine contre Chrysostome. Là se trouvèrent réunis Sévérien, Acace, Antiochus et tous les principaux ennemis du saint. On délibéra longtemps sur la manière de commencer le procès, et après bien des discours il fut arrêté qu'une requête, demandant un concile pour juger Chrysostome, serait présentée à l'empereur : la chose fut exécutée sur-le-champ. L'or de Théophile ouvrit les portes du palais, gagna les principaux officiers; l'impératrice Eudoxie, personnellement irritée contre le saint évêque, appuya de son ascendant la requête qui fut octroyée par le faible et indifférent empereur.

Le conciliabule ne se tint pas dans Constantinople. Les ennemis de Chrysostome craignaient l'affection que le peuple avait pour son pasteur. Les évêques accusateurs passèrent le Bosphore, et la réunion eut lieu au bourg du Chêne, près de Chalcédoine, où Rufin avait fait bâtir un palais magnifique, un monastère et une église dédiée aux Apôtres saint Pierre et saint Paul. Une autre circonstance les avait déterminés à choisir ce lieu: c'était la haine profonde que Cyrin, évêque de ce bourg, portait à Chrysostome.

XIV. Dès que le concile, où l'on compta trente-six évêques, fut réuni, Théophile manda avec autorité l'archidiacre de Constantinople, nommé Jean, comme si le siège eut déjà été vacant; l'archidiacre obéit, il attira à sa suite la plus grande partie du clergé, et à l'instigation de Théophile, il présenta un mémoire qui renfermait vingt-neuf chefs d'accusation contre Chrysostome. On lui reprochait d'avoir excommunié l'archidiacre Jean lui-même, parce qu'il s'était permis de frapper un serviteur, nommé Eulalius; d'avoir fait traîner en prison un moine, nommé Jean, qui était probablement un des calomniateurs des grands frères; d'avoir injurié les clercs, en composant contre eux le traité spécial dont nous avons parlé, et qui est dirigé contre les clercs gardant chez eux des femmes sous-introduites; d'avoir accusé trois diacres de vol et d'injustice; de n'avoir pas reçu avec honneur le très-saint Acace, évêque de Bérée; d'avoir livré au bras séculier le prêtre Porphyre; d'avoir injurié et frappé une autre personne. On l'accusait de plus de manger seul, de refuser les invitations, d'être fier et orgueilleux, avare; de donner de l'argent aux évêques qu'il ordonnait, afin de se servir d'eux pour persécuter le clergé; d'être entré dans l'église et d'en être sorti sans prier; de s'habiller et de se déshabiller sur le trône pontifical; de manger des pastilles et de conseiller aux fidèles de prendre de l'eau ou des pastilles après la communion; de faire chauffer le bain pour lui seul; d'avoir vendu les marbres que Nectaire, son prédécesseur, avait préparés pour orner l'église d'Anastasie. Il ne manquait plus que de l'accuser de mauvaises moeurs, et c'est ce qui fut fait.

Les ennemis du saint évêque avaient si fort à coeur de le trouver coupable, qu'Acace de Bérée et Antiochus de Ptolémaïde avaient envoyé à Antioche des commissaires, pour faire des recherches sur les années qu'il avait passées dans cette ville; mais leurs recherches furent vaines. Toutes ces accusations étaient, les unes calomnieuses, les autres contradictoires, les autres nulles; quelques-unes étaient vraies, mais pues à l'éloge et à la gloire de Chrysostome qu'à son déshonneur; toutes étaient l'effet de la haine et de l'injustice de ses criminels accusateurs.

On cita le saint évêque. Théophile lui envoya un clerc avec ordre de lui lire le billet suivant : « Le saint synode assemblé au bourg du Chêne; à Jean: Nous avons reçu contre vous un long mémoire renfermant une infinité de crimes; nous voles ordonnons de comparaître et d'amener avec vous Tyrius et Sérapion dont la présence est indispensable. »

Chrysostome refusa de comparaître. Quarante évêques qui se trouvaient avec lui ne pouvaient revenir de la surprise où les jetaient l'adresse, l'audace et l'iniquité de Théophile. Ils députèrent trois d'entre eux avec deux prêtres et les chargèrent de répondre à l'évêque d'Alexandrie : Qu'on avait encore la lettre où il déclarait que nul évêque ne doit s'ériger en juge hors de ses limites; que s'ils n'avaient pas plus d'égard que lui pour les canons de Nicée, ils l'auraient jugé le premier; que leur concile était plus nombreux et d'un tout autre poids que le sien, puisqu'il n'avait que trente-six évêques d'une seule province, et qu'eux se trouvaient au nombre de quarante de diverses provinces, entre lesquels on comptait sept métropolitains; qu'ils avaient contre lui des mémoires et des preuves manifestes de soixante-dix chefs d'accusation. Saint Chrysostome répondit de son côté que nonobstant l'irrégularité de la procédure, et quoiqu'il dût incontestablement être jugé dans Constantinople, en cas qu'il fût coupable, il ne disputerait pourtant pas sur le lieu du jugement, pourvu qu'on exclût quelques-uns des juges qu'il nomma et qui étaient récusables par toutes les raisons de droit. Il fit la même réponse à un notaire de l'empereur, chargé d'un ordre de ce prince pour le contraindre à se présenter. Quelque respect qu'il eût pour les puissances établies de Dieu, il jugea que dans cette affaire purement ecclésiastique sa soumission serait moins édifiante pour les fidèles que préjudiciable à l'Église. Invité à quatre reprises différentes, il refusa constamment; c'est ce que demandaient ses ennemis. Il ne fut pas question des grands frères. La passion de Théophile était satisfaite, il se réconcilia avec les solitaires et pressa la condamnation du saint évêque. Le synode le déposa et une lettre fut envoyée au clergé de Constantinople et à l'empereur; elle était ainsi conçue

XV. « Comme Jean, accusé de plusieurs crimes, n'a pas voulu se présenter parce qu'il se sentait coupable, il a été déposé selon les lois; mais parce que les libelles contiennent aussi une accusation de lèse-majesté, nous laissons à votre piété le soin de le punir pour ce délit particulier; car ce n'est pas à nous d'en prendre connaissance. » Le faible empereur, obsédé, effrayé par les ennemis de Chrysostome, poussé par l'impératrice irritée, consentit à sa déposition et signa l'arrêt de son exil. Ce fut sur le soir que cet acte d'iniquité fut consommé.

XVI. Dès que le peuple en eut connaissance, il accourut en tumulte de tous les quartiers de la cité pour entourer l'église et la maison de l'évêque, poussant des cris, demandant un concile général et repoussant les officiers qui voulaient se saisir de leur pasteur pour l'envoyer en exil. Pendant deux jours et deux nuits tout entières, l'église fut environnée par la foule et le saint évêque était gardé à vue. Convaincu que la malice de ses ennemis ferait hâter son départ, il voulut une dernière fois adresser la parole à ses chères brebis pour les affermir dans les vérités qu'il leur avait enseignées et leur inspirer les sentiments de soumission et de patience dont son tueur était animé.

XVII. « Une horrible tempête m'environne de toutes parts; les vents sont déchaînés et les flots soulevés me menacent de leur fureur; mais mon coeur est calme au milieu de cette tourmente : placé sur le rocher inébranlable de la foi, je ne crains pas le naufrage. Non, la mer en fureur ne peut renverser ce roc sur lequel je suis assis, et toute la rage des vents et des flots ne peut submerger cette nacelle de Jésus-Christ. Eh! pourquoi donc, craindrais-je ? Qu'est-ce donc qui pourrait me faire trembler? serait-ce la mort? Mais la mort est pour moi un gain. Serait-ce l'exil? Toute la terre est au Seigneur. Redouterais-je la perte des biens? Je suis entré nu dans le monde, j'en sortirai dans le même état. Je méprise les menaces du monde et je me ris de toutes ses caresses. Je redoute la pauvreté aussi peu que je désire les richesses; je ne crains pas la mort et je ne souhaite de vivre que pour votre plus grande utilité. Aussi en vous rappelant les persécutions présentes, je vous exhorte à ne point perdre courage. Nul sur la terre ne pourra nous séparer, car il. est écrit : Ce que Dieu a uni, l'homme ne pourra le séparer. Ne craignez pas pour l'Église, elle a des promesses d'immortalité; les hommes sont-ils donc plus forts que le Seigneur? D'un clin d'oeil il fait trembler la terre; il parle, et ce qui était ébranlé est affermi. L'Église est plus forte que le ciel : Le ciel et la terre passeront et mes paroles ne passeront pas. Et quelles sont ces paroles? Vous êtes Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Si vous n'en croyez point les paroles, croyez du moins les faits. Que de tyrans ont voulu triompher de l'Église! que d'instruments de supplices préparés! que de feux allumés ! que de bêtes féroces déchaînées! que de glaives aiguisés contre elle! Toujours l'Église est sortie victorieuse. Que sont devenus les hommes qui lui ont fait la guerre? On ne parle plus d'eux; leur nom est tombé dans l'oubli. Mais l'Église'? L'Église brille plus que l'astre qui nous éclaire. La gloire de ses ennemis est éclipsée, la gloire de l'Église est immortelle.... Jésus-Christ est avec moi, que pourrais-je craindre? Quand les flots de la mer, quand les chefs des peuples se soulèveraient contre moi, tout cela ne serait pour moi qu'un vain amas de poussière Je n'aurais pas refusé de partir dès aujourd’hui si mon amour pour vous ne m'avait retenu. Je ne cesse de dire : Seigneur, que vôtre volonté soit faite; non la volonté de tel ou tel, mais la vôtre. C'est là ma force, le ferme rocher où je me tiens, le rempart solide qui me défend. Si Dieu le veut, que cela soit. Veut-il que je reste ici? je lui rends grâce; veut-il que j'aille partout ailleurs? je lui rends grâce encore.

« Que rien ne vous trouble; continuez de vaquer â la prière. Le démon a suscité ces mouvements afin d'éteindre votre ardeur pour ce saint exercice; mais il n'a pu réussir et nous vous avons trouvés plus zélés et plus fervents. Demain je me rendrai avec vous à l'église pour prier; ou plutôt partout où je serai, vous y serez avec moi; partout où vous serez, j'y serai avec vous. Nous ne sommes qu'un corps; le corps ne peut être séparé de la tête ni la tête du corps. Nous sommes séparés par les lieux, mais unis par la charité : la mort même ne pourra rompre cette union. Quand mon corps mourrait, mon âme vivra et se souviendra de mon peuple. Pourrais-je vous oublier? Vous êtes mes frères, vous êtes ma vie, vous êtes ma gloire; ma gloire augmente à proportion que vous faites des progrès dans la piété; ma vie est déposée en vous comme les richesses dans un trésor. Je suis prêt à être immolé mille fois pour vous; et ce n'est pas une grâce que je vous accorde, mais une dette que je vous paye, puisque le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. Oui, je suis prêt à être immolé mille fois pour vous, à donner mille têtes, si je les avais. Cette mort serait pour moi le principe de l'immortalité; la persécution présente est ma gloire et mon salut. Est-ce donc pour mes biens ou est-ce pour mes fautes qu'on me persécute, en sorte que je doive m'affliger? Non, mais c'est à cause de l'amour que je vous porte; c'est parce que je ne néglige rien pour que vous soyez à l'abri de tout péril, pour qu'aucun ennemi n'entre dans le bercail, pour que mon troupeau reste entier. La seule cause de mes combats suffit pour m'obtenir la couronne. Que ne dois-je pas souffrir pour vous? Vous êtes mes concitoyens, mes frères, mes enfants, mes membres, le corps dont je suis le chef; vous êtes ma lumière, ou plutôt vous m'êtes plus agréables que la lumière même. Les rayons du soleil me procurent-ils d'aussi grands avantages que mes peuples? Les rayons du soleil me sont utiles dans la vie présente; mon peuple me vaut une couronne dans la vie future. Je parle à des hommes qui m'écoutent; et peut-on être plus zélé que vous pour m'entendre? Vous avez veillé pendant un si grand nombre de jours sans que rien ait pu vous abattre. La longueur du temps, les craintes, les menaces n'ont pu affaiblir votre courage; vous avez tenu ferme contre tout. Que dis-je ! Vous avez tenu ferme; je vous ai vus, ce que je désirais toujours, mépriser les choses de ce monde, quitter la terre, vous transporter dans le ciel, et, dégagés des liens du corps, marcher à grands pas vers la patrie bienheureuse. Voilà mes couronnes, voilà ce qui me console, voilà ce qui me soutient, voilà ma vie, voilà pour moi le principe de l'immortalité, voilà ce qui me fait rendre d'éternelles actions de grâces à Dieu, à qui soient la gloire et l'empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »

XVIII. Cependant les évêques accusateurs envoyaient lettres sur lettres à l'empereur pour presser l'exécution des décrets du concile et de l'arrêt prononcé contre Chrysostome. Mais ils n'osaient paraître à Constantinople, au milieu du peuple soulevé, gardant son pasteur, faisant sentinelle autour de sa demeure, et disposé à le défendre avec vigueur et à repousser la force par la force. L'empereur insistait, il envoyait ses ordres et le saint évêque résistait. « Il avait, disait-il, reçu de Dieu la charge de son Église; Dieu seul, et non les hommes, pouvait la lui ôter. » Enfin après avoir protesté contre la violence qui lui était faite et réclamé le jugement d'un concile général, le saint pasteur craignant que son peuple ne se livrât à des violences, se remit secrètement entre les mains de l'officier qui le conduisit, à l'insu des fidèles, jusqu'au bord de la mer. Là il fut jeté dans un vaisseau qui le porta pendant la nuit sur le rivage de l'Asie; puis on le conduisit dans une maison de campagne située près de Prénête en Bithynie. Arrêtons-nous ici, et tandis que le vaisseau emporte loin de ses brebis le pasteur si tendrement aimé, adorons les desseins de la providence de Dieu; soyons soumis et résignés comme le saint évêque, qui, pendant la traversée, accablé de douleur, pleurant sur son troupeau, répétait ces paroles du saint homme Job : Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a ôté; il a fait ce qui lui a plu: que son saint nova soit béni !

XIX. Cependant le peuple, qui ignorait son départ, veillait encore avec constance et dévouement autour de la demeure de son évêque. Dès que la triste nouvelle est répandue, toute la ville en un instant est en proie à la plus vive agitation : les rues retentissent de plaintes et de gémissements. Théophile, Acace, Antiochus de Ptolémaïde et leur suite arrivèrent dès le matin à Constantinople pour essayer de calmer l'effervescence du peuple; mais on les chargea d'injures et de malédictions; leur vie même eût été en danger sans la garde et la force armée dont ils étaient environnés. Sévérien de Gabales, qui s'était fait admirer par son éloquence un an auparavant, voulut adresser la parole à la multitude, et prouver que Jean avait été justement déposé pour les crimes dont il était accusé. « Du reste, ajouta-t-il, lors même que ces crimes seraient supposés, il méritait d'être déposé pour son orgueil; car Dieu, qui pardonne facilement les autres péchés, poursuit et punit rigoureusement ce vice; il donne sa grâce aux humbles et il résiste aux superbes. »

 

1. Job, cap. I.

 

A ces mots des cris d'indignation poussés par des milliers de citoyens étouffent la voix de l'orateur; le tumulte est à son comble. « Il était innocent! s'écrie-t-on, il était innocent! vous êtes coupables de son sang. Il eut mieux valu ravir au soleil l'éclat de sa lumière, que de condamner au silence la bouche de Jean. Rendez-nous notre pontife et notre père... » Toute la ville retentissait de ces cris. La foule se portait de l'église au forum, du forum au palais, puis revenait à l'église, pleurant, s'agitant, criant et redemandant son évêque.

XX. L'inquiétude commençait à s'emparer des esprits; on ne savait à quoi aboutirait ce violent tumulte. Cependant la nuit approchait, le ciel était chargé de nuages menaçants, le tonnerre mêlait sa voix à la voix formidable du peuple; la mer était en fureur et de sourds mugissements, précurseurs ordinaires des grandes calamités, se faisaient entendre. Déjà la crainte avait succédé à l'inquiétude, lorsque tout à coup, au milieu des ténèbres, Constantinople est agitée par un affreux tremblement de terre. Les murailles sont ébranlées, les édifices s'écroulent, le palais et la chambre même de l'empereur sont secoués avec violence. Toute la ville, le peuple, les grands et la cour sont dans la consternation; on pousse dans tous les quartiers de la cité des cris de terreur. « C'est un châtiment du ciel, s'écrie-t-on, c'est le commencement de la vengeance divine. Malheur à nous ! malheur à nous si le saint évêque n'est point rappelé. » L'impératrice Eudoxie, épouvantée, court se jeter aux pieds d'Arcade : « C'en est fait, s'écrie-t-elle, nous n'avons plus d'empire, si Jean n'est pas rappelé. » Assurée du consentement de l'empereur, elle écrit cette nuit-là même à Jean : « Que votre sainteté ne croie pas que j'aie su ce qui s'est passé! Je suis innocente de votre sang. Des hommes méchants et corrompus ont formé ce complot. Dieu m'est témoin des larmes que je lui offre en sacrifice. Je me souviens que mes enfants ont été baptisés par vos mains. » Dès que le jour est venu, elle envoie des officiers pour prier Chrysostome de revenir à Constantinople. Craignant que les officiers, qu'elle avait d'abord députés, ne puissent assez tôt le trouver, elle en envoie d'autres, puis d'autres encore; le Bosphore est couvert de vaisseaux qui partent pour le chercher en Asie.

XXI. Brison, eunuque de l'impératrice et notaire de l'empereur, qui faisait hautement profession d'aimer le saint évêque et de le servir en toute occasion, eut l'avantage de le rencontrer à Prénête, où il s'était réfugié. Dès que le peuple est informé de son retour, la mer en un moment disparaît sous les navires et les barques où se jettent avec précipitation les hommes de tout âge, de tout état, des femmes même tenant leurs enfants entre leurs bras. Chrysostome rentre comme en triomphe à Constantinople, accompagné d'une multitude de personnages illustres, parmi lesquels se trouvaient plus de trente évêques.

De retour dans la cité, le saint évêque refusa d'abord de reprendre ses fonctions pastorales avant d'y être autorisé par un concile plus nombreux que celui qui l'avait condamné; mais le peuple n'eut point égard à cette délicatesse qui gênait son empressement. Tous les catholiques transportés d'allégresse se rangèrent autour de lui avec des cierges allumés, et, chantant des cantiques composés dans un enthousiasme soudain, ils l'emmenèrent dans l'église des Apôtres, le contraignirent de monter dans sa chaire et de reprendre le cours de ses divines instructions, dont l'éloquence parut avoir pour eux des charmes tout nouveaux. Ce fut dans cette, circonstance, au milieu des larmes et des cris de joie de tout ce peuple dévoué, que Chrysostome s'écria: « Que dirai-je ? par où commencerai-je? Dieu soit béni! C'est le langage que je vous tenais lors de mon départ, c'est ce que je vous dirai encore en revenant parmi vous, où plutôt je n'ai cessé de le dire dans mon exil. Oui, que le nom du Seigneur soit béni dans tous les siècles! Les circonstances n'ont pas toujours été les mêmes; mais j'ai toujours glorifié de même le Seigneur. Les saisons ont changé, mais l'hiver et l'été n'ont qu'une même fin: la prospérité des champs. Dieu soit béni, qui a permis que je partisse Dieu soit béni, qui veut que je revienne! Dieu soit béni, qui a permis la tempête! Dieu soit béni, qui a calmé l'orage et apaisé les flots! En parlant de la sorte, je veux vous apprendre à bénir Dieu dans tous les événements que permet son adorable Providence. Vous est-il arrivé quelque chose d'heureux? bénissez Dieu et vous maintiendrez votre bonheur. Vous est-il survenu un malheur? bénissez Dieu et vous ferez cesser vos disgrâces. »

Après cet exorde, le saint évêque fait l'éloge de son peuple; il le félicite de l'attachement qu'il lui témoigne, priant en même temps le Seigneur de récompenser son amour et son zèle, en le comblant de toutes sortes de bénédictions et de prospérités. Le peuple était trop heureux de revoir son pasteur et son père, et surtout d'entendre sa voix. Ses applaudissements furent si vifs et si universels, que Chrysostome, ému jusqu'aux larmes, ne put terminer son discours.

XXII. Quelques jours après son rétablissement, il pria l'empereur de faire assembler un concile plus nombreux pour examiner les décrets de celui qui l'avait condamné. Arcade y consentit, et écrivit partout qu'on assemblât les évêques. Le bruit d'un. concile effraya Théophile, qui, craignant de s'y voir convaincu de tout ce que sa conscience lui reprochait, monta pendant la nuit sur une barque sans en donner avis à personne, et se retira en Égypte avec les évêques qu'il avait amenés; en sorte qu'il ne resta à Constantinople d'autres évêques que ceux qui étaient amis de saint Chrysostome. Quoique la fuite de Théophile fùt une entière justification de celui qu'il avait condamné, le saint continua néanmoins de solliciter la convocation d'un concile. L'empereur se rendit à ses instances, et envoya en Égypte pour obliger Théophile et les autres évêques du conciliabule du Chêne de revenir pour rendre raison de ce qu'ils avaient fait. Théophile s'en excusa; mais les évêques de Syrie, qui étaient de sa cabale, savoir Antiochus et Sévérien, revinrent à Constantinople. Le refus de Théophile n'empêcha point saint Chrysostome de continuer à demander la tenue du concile; mais il paraît que tout ce qu'on lui accorda fut qu'un grand nombre d'évêques qui se trouvaient à Constantinople signeraient un acte par lequel ils déclareraient que, nonobstant ce qui s'était passé dans le conciliabule du Chêne, ils reconnaissaient Chrysostome pour légitime évêque de Constantinople.

XXIII. En s'en retournant, Théophile avait abordé dans une petite ville nommée Gères, à deux lieues et demie de Péluse. L'évêque était mort, et les citoyens avaient élu pour son successeur un solitaire nommé Nilammon, qui était parvenu à la perfection des vertus monastiques. Il demeurait hors de la ville dans une cellule où il s'était renfermé, et dont il avait muré la porte avec des pierres. Comme il refusait l'épiscopat, Théophile vint le trouver et lui conseilla de se rendre et de recevoir l'ordination de sa main. Nilammon s'en excusa plusieurs fois, et voyant qu'il ne, pouvait persuader Théophile, il lui dit : « Demain, mon père, vous ferez ce qu'il vous plaira; permettez-moi de disposer aujourd'hui mes affaires. » Théophile revint le lendemain, et pria le solitaire d'ouvrir sa porte. Nilammon répondit : « Mon père, prions auparavant. » « C'est bien dit, » répliqua Théophile, et il se mit en prière. La journée se passa ainsi. Théophile et ceux qui étaient avec lui hors de la cellule, après avoir attendu longtemps, appelèrent Nilammon à haute voix : il ne répondit point. Enfin ils citèrent les pierres, ouvrirent la porte et le trouvèrent mort. On le revêtit d'habits précieux, on l'enterra aux dépens du public, on bâtit une église sur son tombeau, et on célébra tous les ans le jour de sa mort avec grande solennité. L'église en fait encore la mémoire le six de janvier. Exemple admirable d'humilité et de désintéressement, que la bonté de Dieu avait ménagé sans doute pour confondre l'orgueil et l'ambition de Théophile, et dont hélas! il ne profita pas.

XXIV. La manière glorieuse dont Chrysostome avait été rappelé à Constantinople, le ciel qui avait semblé défendre la cause de ce saint pontife opprimé, le repentir de la cour, la fuite honteuse de ses persécuteurs, l'empressement et les acclamations du peuple, tout faisait espérer un rétablissement durable, des jours de paix et de prospérité pour l'Église de cette grande ville. Il n'en fut pas ainsi, et Dieu, soit pour punir les péchés de ses habitants, soit pour éprouver la vertu de Chrysostome et celle des justes, ses amis, soit pour donner au monde le spectacle de la vertu aux prises avec l'adversité, permit aux passions de se déchaîner encore une fois, et aux méchants d'opprimer son serviteur et son pontife. Voici quelle fut l'occasion des persécutions nouvelles qui furent suscitées à Chrysostome et qui l'arrachèrent pour toujours à l'amour de son Église.

XXV. L'an 404, deux mois après son glorieux retour, la ville de Constantinople éleva devant les portes du sénat, assez près de l'entrée de l'église, sur une colonne de porphyre, une statue d'argent en l'honneur de l'impératrice Eudoxie. Le jour de l'inauguration fut solennel; une multitude immense de peuple se trouva réunie aux portes du sénat et sur la place publique. On divertit la foule par des jeux, des danses, des farces et des spectacles, selon la coutume; le préfet de la ville, qui était manichéen et demi-païen , soit qu'il voulût montrer son zèle, soit peut-être par esprit d'opposition à la religion, dépassa de beaucoup tout ce qui s'était fait jusqu'alors en pareilles circonstances; mille superstitions païennes, mille scandales criants se mêlèrent aux jeux et aux divertissements. Les choses allèrent si loin, que le service divin en fut troublé. Le zèle du saint évêque et son respect pour le lieu saint où s'offraient les divins mystères ne lui permirent pas de garder le silence sur un tel désordre. Déjà, dans plusieurs occasions, il avait condamné ces jeux et ces superstitions mêlées de paganisme, et il ne voulait point par son silence rétracter ses premiers enseignements; la circonstance même de l'église et des saints offices, troublés par les cris des spectateurs et par le tumulte qu'occasionnaient les jeux, était un motif de plus qui l'obligeait à parler. Dans un discours qu'il adressa au peuple, il se plaignit vivement de l'injure faite au lieu saint, et du peu de respect que l'on avait montré pour les sacrés mystères; il attaqua fortement les absurdes superstitions qui se pratiquaient , et condamna enfin non-seulement ceux qui assistaient à ces spectacles, mais encore ceux qui les donnaient au peuple.

XXVI. L'occasion ne pouvait être plus favorable pour les ennemis du saint évêque. Les hommes dignes de mort, selon l'expression de Pallade , étaient confondus par le rétablissement de l'évêque Jean, mais ils n'étaient pas convertis. Leur haine était d'autant plus animée que d'un côté elle avait échoué dans ses projets, et que de l'autre elle se voyait contrainte de se cacher et de se taire. Elle ne se cacha plus; ravis de trouver une occasion aussi favorable, les persécuteurs de Chrysostome se hâtèrent d'en profiter. Le discours contre les divertissements et les jeux célébrés lors de l'inauguration de la statue de l'impératrice fut l'objet des commentaires les plus odieux ; on accusa Chrysostome d'orgueil et d'intolérance; on lui reprocha d'être l'ennemi du peuple; et surtout le préfet manichéen ne manqua pas de représenter le saint évêque sous les couleurs les plus noires et les plus fausses aux yeux de l'empereur, de l'impératrice et de toute la cour. Il le dépeignit comme un homme enivré de son ascendant sur l'esprit de l'aveugle multitude; et tellement ennemi du prince et surtout de l'impératrice Eudoxie, qu'il ne pouvait souffrir que l'on rendît à sa statue les honneurs les plus justes et les mieux mérités. Ces calomnies atroces, ces insinuations perfides, confirmées et répandues par les ennemis du saint, produisirent tout l'effet qu'ils en attendaient. Elles furent accueillies par le trop faible Arcade et par sa cour, et irritèrent au dernier point l'impératrice. La perte de Chrysostome fut de nouveau résolue.

L'historien Socrate rapporte que Chrysostome , connaissant les dispositions de la cour et la colère d'Eudoxie, parla plus ouvertement qu'auparavant, et qu'il commença un discours contre les femmes par ces mots : Hérodiade est encore furieuse, elle danse encore, elle demande encore une fois la tête de Jean; mais les meilleurs critiques rejettent cette assertion donnée par les ennemis de Chrysostome, comme indigne du caractère et de la modération évangélique du saint pontife.

XXVII. Quoi qu'il en soit, les ennemis de Chrysostome, trouvant la cour favorable à leurs désirs, supplièrent l'impératrice d'assembler un nouveau concile dans l'intérêt de l'Église de Constantinople. Acace de Bérée et Léon d'Ancyre furent les premiers qui accoururent; ils furent bientôt suivis de tous ceux qui s'étaient trouvés au conciliabule du Chêne lors du premier exil du saint patriarche. Théophile d'Alexandrie ne paraissait pas, et cependant sa haine, ses fourberies et même sa science étaient nécessaires dans une circonstance aussi difficile. On lui envoya un courrier avec ces mots : « Ou venez encore une fois en cette ville pour nous servir de chef et diriger de nouvelles poursuites contre Jean; ou, si la crainte du peuple vous en empêche, indiquez-nous la manière de commencer et de conduire à bonne fin notre importante entreprise. » Théophile prit le second parti. Il n'osa point venir à Constantinople par la crainte qu'il avait du peuple irrité contre lui; mais, désirant ardemment satisfaire sa haine contre Chrysostome, il envoya trois évêques à qui il donna ses instructions détaillées et secrètes, qui n'étaient autre chose que des piéges habilement tendus dans le but de faire réussir cette odieuse conspiration.

Pendant que ces choses se passaient, l'irritation des esprits, fomentée par les ennemis du saint, allait toujours croissant. On avait tellement prévenu l'empereur contre Chrysostome, qu'il trouva mauvais que les évêques, venus de toutes parts à Constantinople, communiquassent avec le patriarche. Il alla même si loin, qu'il refusa d'assister aux saints mystères le jour de Noël, disant qu'il ne communiquerait point avec Jean avant qu'il se fût justifié des crimes dont il était accusé.

Le concile s'assembla; il était composé d'un grand nombre d'évêques venus de la Syrie, de la Cappadoce, du Pont, de la Phrygie et des autres provinces voisines. Les auteurs de la première scène s'y trouvaient réunis, plus animés, plus méchants que jamais. Ils proposèrent au concile les anciens chefs d'accusation contre le saint évêque; mais voyant Chrysostome disposé à défendre sa cause et à fournir les preuves de son innocence, convaincus du reste de la faiblesse et de la fausseté des accusations intentées contre lui et craignant d'être couverts de confusion, ils eurent recours au stratagème inventé par Théophile d'Alexandrie. Ils prétendirent qu'ils n'avaient pas à examiner tous les crimes dont on l'accusait, que le concile n'avait à s'occuper que d'un seul article, savoir, que son rétablissement n'était pas canonique; qu'il n'était pas recevable à se justifier, et que, d'après un canon du concile d'Antioche , il avait encouru la peine de déposition par cela même qu'il était remonté sur son siège sans y avoir été rétabli par l'autorité d'un concile. Les canons qu'ils citaient étaient ainsi conçus : Si un évêque ou un prêtre justement ou injustement déposé rentre dans son église de son propre chef, sans y être autorisé par un concile, nous voulons qu'il ne soit plus admis à faire entendre sa défense, mais qu'il soit rigoureusement expulsé. A ces mots, la voix de l'orateur fut couverte d'applaudissements, et les ennemis de Chrysostome triomphants s'écrièrent : Voilà la règle tracée par nos pères; malheur à nous si nous osons la transgresser! La vérité cependant et l'innocence persécutée ne restèrent pas sans défenseurs. Elpide, évêque de Laodicée , vieillard vénérable par ses vertus et ses cheveux blancs, ainsi qu'un grand nombre de pieux et savants évêques, répondirent que Chrysostome n'avait pas été déposé juridiquement, mais chassé par la force et la violence; que, loin de remonter sur son siège de sa propre autorité, toutes les puissances , le clergé et le peuple , l'avaient forcé de reprendre ses fonctions; que d'ailleurs les canons allégués étaient sans autorité, puisqu'ils étaient l'oeuvre d'un concile hérétique auquel les ennemis de Jean ne voudraient pas souscrire. Quarante évêques, amis de Chrysostome , applaudirent à cette réponse victorieuse, mais l'exil de Jean était résolu ; et les canons qui avaient servi à persécuter le défenseur intrépide de la foi, saint Athanase, devaient aussi frapper celui qui, par sa foi, son zèle et sa vigueur apostolique, marchait sur ses traces. Après quelques discussions inutiles, la sentence de déposition fut portée contre Chrysostome. Antiochus et les ennemis du saint présentèrent sa condamnation à l'empereur Arcade, ajoutant que Jean était convaincu, et qu'il fallait l'éloigner de Constantinople avant la fête de Pâques qu'on allait célébrer. C'est ainsi que se termina ce concile inique, réuni par la haine et dirigé par la passion. Les ennemis de Chrysostome, en se réunissant contre lui, eussent pu dire ces paroles Que notre force soit toute notre justice; faisons tomber le juste dans nos pièges; sa vue nous est insupportable, parce que sa vie n'est point semblable à la nôtre et qu’il suit une conduite toute différente. Mais nous pouvons aussi avec l'auteur sacré nous écrier : Insensés qu'ils étaient, ils ignoraient que si Dieu permet l'affliction des justes, c'est pour les glorifier en faisant éclater davantage leur vertu, et que, si leur corps n'est pas à l'abri des chaînes et des supplices , leur âme est dans les mains de Dieu comme dans un port paisible, pleine de repos et de sécurité (1).

 

1. Sapien., cap. I.

 

XXVIII. La sentence de déposition était portée contre le saint évêque : l'empereur, pressé par l'impératrice et les ennemis de Chrysostome, qui se plaignaient hautement et à dessein de voir sans exécution les décisions du concile, ordonna, un peu avant la fête de Pâques, à Chrysostome de sortir de l'église et de quitter son clergé, puisqu'il avait été condamné par deux conciles. roi reçu de Dieu cette église pour procurer le salut du peuple, répondit Chrysostome; je ne puis l'abandonner. Mais comme la ville est à vous, si vous voulez que je la quitte, chassez-moi de force, afin que j'aie une excuse légitime. Ceci se passait pendant le carême de l'an 404. Le jour du samedi saint, on lui envoya un nouvel ordre de sortir de l'église; mais il fit la même réponse que la première fois et continua ses prières et ses fonctions accoutumées en la société des évêques ses amis. Arcade, par respect pour la sainteté de ce jour et dans la crainte d'un soulèvement de la part du peuple, envoya chercher Acace de Bérée et Antiochus de Ptolémaïde : Que faut-il faire? leur dit-il; prenez garde que vous ne m'ayez donné un mauvais conseil. Les évêques répondirent de la même manière que les pontifes des Juifs: Seigneur, que la déposition de Jean retombe sur notre tête !... Cependant les quarante-deux évêques qui étaient demeurés unis à saint Chrysostome, croyant devoir faire un dernier effort, allèrent trouver l'empereur et l'impératrice dans les églises des Martyrs, hors des murs de Constantinople. Là, prosternés à leurs pieds et fondant en larmes, ils supplièrent leurs majestés d'épargner l'Église de Jésus-Christ et de lui rendre son pasteur, principalement à cause de la fête de Pâques et de ceux qui étaient prêts à recevoir, ce jour-là, le Sacrement de la régénération. Leur démarche et leurs prières furent inutiles. Ce que voyant, l'un d'eux (c'était Paul de Cartéïa) menaça l'impératrice de la colère de Dieu : « Eudoxie, lui dit-il, craignez Dieu, redoutez ses châtiments; ayez pitié de vos enfants et ne profanez pas la fête de Jésus-Christ par l'effusion du sang! » Ensuite ils se retirèrent accablés de douleur, et retournèrent dans leurs églises pour y célébrer la fête de Pâques. Cependant les prêtres de Constantinople qui étaient restés fidèles à leur évêque assemblèrent le peuple dans un bain public pour y célébrer la veille de Pâques, comme à l'ordinaire, par la prière, la lecture des saintes Écritures et le baptême des catéchumènes. Antiochus, Acace et Sévérien l'ayant appris, demandèrent qu'on empêchât cette assemblée. le maître des offices leur dit : « Il est nuit; le peuple est fort irrité; il pourrait arriver du désordre.» Acace lui répondit : « Les églises sont désertes; nous craignons que l'empereur en y venant et ne trouvant personne, ne s'aperçoive de l'affection du peuple pour Jean et ne nous regarde comme des envieux, surtout après que nous lui avons dit que personne ne suivait volontiers cet homme, qui n'est point sociable.» Le maître des offices, après avoir protesté contre eux de ce qui pouvait arriver, leur donna un capitaine païen, nommé Lucius, chef d'une compagnie de gens de guerre, avec ordre d'inviter doucement le peuple à venir dans l'église. Le capitaine y alla; mais il ne fut point écouté et revint trouver Acace et les siens, leur représentant combien était grande l'effervescence du peuple. Ils le prièrent instamment de retourner, joignant à leurs prières l'or et les promesses, et insistant pour qu'il amenât le peuple à l'église par la douceur ou qu'il le dissipât par la force. Accompagné de quelques clercs de l'évêque Acace, Lucius retourna vers la multitude, après neuf heures du soir. Quatre cents nouveaux soldats de Thrace, fort insolents, le suivaient l'épée à la main. Ils fondirent tout d'un coup sur ce peuple, et dispersèrent la foule en brandissant devant elle leurs épées nues. Leur chef marcha jusque dans les eaux sacrées pour empêcher que l'on n'administrât le baptême, et poussa le diacre si rudement qu'il renversa le saint chrême. Il frappa les prêtres à coups de bâton, sans respect pour leur grand âge; le baptistère même fut souillé par l'effusion du sang. Les femmes, déjà prêtes à recevoir le baptême, s'enfuyaient confusément avec les hommes, de crainte d'être tuées ou déshonorées, sans avoir le temps de se couvrir autant que la bienséance le demandait; plusieurs d'entre elles furent grièvement blessées. On entendait leurs cris et ceux des enfants; les prêtres et les diacres étaient chassés, vêtus encore de leurs ornements. L'autel était investi de gens armés; les soldats, dont la plupart n'étaient point baptisés, entrèrent jusque dans les lieux où reposaient les saints mystères, virent tout ce qu'il a de plus secret et le profanèrent en y touchant, et le sang précieux de Jésus-Christ fut répandu sur leurs habits. On mit en prison une partie des prêtres et des diacres; on chassa de la ville les laïques constitués en dignité; on afficha plusieurs édits contenant diverses menaces contre ceux qui ne renonceraient point à la communion de Jean. Les prisons furent remplies; mais on y chantait des hymnes et des cantiques; on y offrait les saints mystères, en sorte qu'elles devenaient des temples, tandis que l'on entendait dans les églises le bruit des jurements, des fouets et des tortures, par lesquelles on intimidait les fidèles pour les obliger à anathématiser Jean. Mais plus les ennemis du saint faisaient d'efforts, plus les assemblées de ceux qui l'aimaient étaient nombreuses. Elles se tenaient tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, dans les vallons, dans les bois et les campagnes, mais principalement dans un lieu qui était environné d'une clôture de bois polir servir de cirque.

XXIX. Pendant que ces choses se passaient, on attenta plusieurs fois à la vie de saint Chrysostome; ce qui donna aux plus zélés de ses partisans l'idée de faire la garde nuit et jour autour de la maison épiscopale. Mais leur dévouement même servit de prétexte aux évêques ennemis du saint pour le perdre. Cinq jours après la Pentecôte, qui, cette année 404, était le 5 de juin, quatre d'entre eux représentèrent à l'empereur que le peuple ne serait jamais en paix tant que Jean resterait dans la ville; qu'il ne devait pas craindre de blesser l'humanité ni le respect dû à l'Église, en faisant ce qu'ils lui conseillaient; qu'ils s'étaient engagés publiquement à prendre sur leurs têtes la déposition de Jean, et qu'ils s'y engageaient encore; enfin, qu'il ne fallait pas les perdre tous, pour épargner un seul homme. Arcade, abusé parleurs artifices, envoya donc, le 20 du même mois, le secrétaire Patrice pour recommander au saint de sortir de l'église.

Saint Chrysostome, voyant un ordre si précis, descendit de la maison épiscopale avec les évêques ses amis, et leur dit : «Venez, prions et prenons congé de l'ange de cette église ! a En même temps, une personne de qualité, et qui craignait Dieu, lui conseilla de sortir secrètement, de peur qu'il -n'arrivât quelque malheur, parce qu'il y avait danger que, le peuple, qui était fort ému, n'en vînt aux mains avec les soldais: Il prit donc congé de quelques évégnes, et leur donna le baiser avec larmes; car il ne put donner à tous cette marque d'amitié. Il dit aux autres dans le sanctuaire :  « Demeurez unis, je vais un peu me reposer. » Puis étant passé dans la chapelle du baptistères il fit appeler sainte Olympiade, Pentadie et Procule, toutes trais diaconesses, et leur dit : « Ma fin approche, à ce qu'il paraît; j'ai achevé ma carrière, et peut-être ne verrez-vous plus mon visage. Ce que je demande de vous, c'est que vous continuiez à servir l'Église avec la même ardeur et le même soin, et que, quand quelqu'un aura été ordonné malgré lui, sans l'avoir brigué et du consentement de tous, vous baissiez la tête devant lui comme devant moi, car l'Église ne petit être sans évêque. Et comme vous voulez que Dieu vous fasse miséricorde, souvenez-vous de moi dans vos prières. » Comme ces saintes veuves embrassaient ses pieds en fondant en larmes, il fit signe à un des plus sages de ses prêtres de les emmener hors du baptistère, de peur qu'elles ne troublassent le peuple. Ayant ainsi fait ses adieux, il sortit de l'église du côté de l'Orient, tandis qu'à l'Occident, devant le grand portail, on tenait son cheval tout prêt pour le départ : ainsi l'avait-il ordonné pour donner le change au peuple qui l'y attendait. On lui fit passer le détroit sur une barque, et on. le conduisit en Bithynie, où il resta à Nicée jusqu'au quatrième jour de juillet.

XXX. Quand le peuple se fut aperçu du départ de son pasteur, il fit éclater sa douleur et sa colère par des pleurs, des cris et des menaces; toute la ville fut bientôt pleine de trouble et de tumulte. Les uns coururent à la mer, comme pour empêcher le départ du saint évêque, les autres se dispersèrent dans les rues ou stationnèrent sur les places; ceux qu'on avait enfermés dans l'église en brisèrent les portes. Chrétiens et païens, juifs et hérétiques, amis et ennemis de Chrysostome se trouvaient en présence, mêlés et confondus : les uns faisant éclater leur joie, les autres exprimant leur douleur, toits animés les uns contre les autres et disposés à faire triompher leur cause par la force. Un conflit était inévitable; il arriva. La lutte s'engagea dans la rue et jusque dans l'église dont le parvis fut inondé de sang. Le combat durait encore lorsque tout à coup, sans qu'on put savoir comment, le siège pontifical, placé au milieu de la grande église et du haut duquel Chrysostome annonçait la parole sainte, lança des flammes de toutes parts; un incendie terrible le consumait. Le feu gagna les lambris et la couverture, et bientôt toute l'église fut réduite en cendres avec les bâtiments attenants, excepté une petite sacristie où l'on conservait les vases sacrés. De l'église, la flamme, poussée par un grand vent du Nord, traversa la place sans faire de mal au peuple ni endommager aucun des édifices qu'elle rencontra sur son chemin, et alla s'attacher au palais où s'assemblait le Sénat situé au midi de l'église. Dans l'espace de trois heures à peine, tout ce vaste et magnifique édifice fut réduit en cendres, sans qu'on ait pu arrêter le ravage des flammes. Ce malheur, arrivé dans une pareille conjoncture, attira vivement l'attention des esprits et donna lieu aux divers partis de l'interpréter diversement selon les sentiments dont ils étaient animés. Les amis de Chrysostome regardèrent cet événement comme un châtiment du ciel; mais la cour et les persécuteurs voulurent en rendre coupables Chrysostome et ses amis.

XXXI. L'occasion parut favorable à Optat, gouverneur de Constantinople, pour assouvir la haine qu'il portait aux chrétiens. Cet homme, poussé par sa cruauté naturelle, et plus encore par son fanatisme en faveur de la religion païenne, mit tout en oeuvre pour découvrir parmi les catholiques les prétendus auteurs de l'incendie. On vit bientôt les satellites du pouvoir parcourir la ville, faire des enquêtes et chercher des témoignages sans parvenir à trouver aucun indice sérieux. Le prêtre Tigrius, le lecteur Eutrope, sainte Olympiade et sainte Nicorette, Procule, Pentadie, Bassiane, Chalcidie, Asyncritie et un grand nombre d'autres saints personnages furent mis en accusation. Le lecteur Eutrope fut saisi et mis à la question, afin de le forcer à découvrir les auteurs de l'incendie. L'historien Pallade rapporte qu'il fut battu à coups de bâton et de nerf de boeuf, qu'il eut le visage déchiré, les côtés ouverts et brûlés avec des torches ardentes, et qu'ayant soutenu avec une admirable constance les torturés les plus horribles il expira sans avoir rien confessé. Le saint prêtre Tigrius ne fut pas plus épargné. On le dépouilla de ses habits, on le frappa avec fureur, il fut étendu sur le chevalet avec tant de violence, que ses membres furent disloqués. Sainte Olympiade et les autres veuves Consacrées à Dieu eurent une large part aux persécutions suscitées contre saint Chrysostome; l'on n'épargna ni les moines ni les vierges. Toutefois, la cause de ces violences fut moins le crime d'incendie dont on voulait charger les catholiques, que le refus constant qu'ils firent de communiquer avec Arsace, frère du patriarche Nectaire, que les schismatiques élurent pour évêque de Constantinople sept jours après le départ du saint exilé.

XXXII. Il est impossible de décrire les scènes qui se passèrent alors dans la ville impériale : l'agitation et le désordre régnant de toutes parts; les calomnies des tins, les gémissements des autres, les prisons encombrées; la joie des impies, des païens et des juifs, le triomphe des schismatiques et les violences qu'ils exercèrent contre les fidèles; les églises abandonnées par les catholiques, profanées par les hommes irréligieux; les saints offices négligés, la tribune sacrée silencieuse, et les âmes pieuses forcées de se réunir dans le cirque ou au milieu des campagnes pour y prier. Les pauvres restaient sans ressources, les malades sans consolation, les faibles sans appui, un peuple tout entier sans guide et sans pasteur. Laissons pour un instant à leur douleur immense les vierges et les veuves, les évêques, les prêtres fidèles, les moines et tous les amis du saint évêque; détournons nos oreilles de leurs gémissements et de leurs cris; laissons-les répéter à haute voix : Il eût mieux valu que le soleil perdît sa lumière, que de condamner au silence la bouche de Jean. C'est alors que l'on vit se réaliser cette parole d'un prophète : La langue de l'enfant s'est attachée à son palais ; les petits ont demandé du pain, et il n'y avait personne pour le leur rompre. Ceux qui se nourrissaient des viandes les plus délicates sont morts de faim dans les rues : Seigneur, souvenez-vous de ce qui nous est arrivé; considérez et regardez l'opprobre oit nous sommes. Notre héritage est passé à ceux d'un autre pays, et nos maisons à des étrangers; nous sommes devenus comme des orphelins qui n'ont plus de père; nos mères sont comme des femmes veuves. Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous nous convertirons; renouvelez nos jours comme ils étaient au commencement (1) .

XXXIII. Tels étaient les sentiments de tous les coeurs catholiques à la vue de la désolation de Constantinople. Mille prières suppliantes, mille pieux gémissements montaient à chaque moment vous le ciel en faveur du saint pontife persécuté et exilé. On ignorait encore ce qu'il était devenu, et déjà Chrysostome, arraché à l'amour de son peuple, brisé par une douleur amère, mais calme et résigné, avait quitté Nicée pour commencer la dernière période de sa vie, celle de son exil, de ses souffrances et de sa mort.

Nous allons le suivre au milieu du désert où se passa

 

1. Jérémie Threnor., cap. IV.

 

son exil. C'est là que nous le verrons confirmer plus particulièrement par son exemple les leçons de zèle, de charité et de patience qu'il avait données pendant les jours de sa prospérité.

 

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