LIVRE VII

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LIVRE VII

LIVRE SEPTIÈME. Histoire du saint depuis son exil 404, jusqu'à sa mort arrivée en 407.

 

I. L'orage déchaîné contre le saint évêque de Constantinople, les calomnies dont il était noirci, les injustices sans nombre dont il avait été l'objet, les persécutions exercées contre lui et ses amis pouvaient affliger son âme, mais elles ne pouvaient ni abattre son courage, ni troubler la paix de son coeur. Soumis et résigné à la volonté divine, il adorait en silence les desseins de la Providence. Depuis longtemps il avait fait à Dieu le sacrifice de lui-même, de sa personne, de ses biens, de sa réputation, de sa vie et de sa propre volonté. Il avait prévu les événements de loin; il s'y était préparé par la prière et surtout par la méditation des exemples des saints. Au plus fort de la tempête, quand on le menaçait de toutes parts, quand l'empereur, l'impératrice et toute la cour faisaient retentir le bruit de leur colère, il consolait ses amis et s'efforçait d'affermir leur courage. « Bannissez vos craintes et vos alarmes, leur disait-il, aucun mal ne peut m'arriver que le péché. Si l'impératrice veut m'exiler, qu'elle m'exile; la terre et toute son étendue appartient au Seigneur. Si elle veut me scier en deux, je le veux bien; je mourrai comme le saint prophète Isaïe; si elle me fait jeter dans la mer, j'ai pour me consoler l'exemple de Jonas; si c'est dans une fournaise ardente, je me souviendrai des trois enfants dans celle de Babylone; si elle ordonne que je sois exposé à la dent des bêtes, j'ai l'exemple de Daniel dans la fosse aux lions; me fera-t-elle lapider, c'est le supplice de saint Étienne, le premier des martyrs; si elle veut ma tête, je la lui donne volontiers, animé par l'exemple de Jean-Baptiste; elle prendra mes biens, qu'elle les prenne; je pourrai dire avec Job : Je suis sorti nu du sein de ma mère, je rentrerai nu dans le sein de la terre. Je ne crains pas plus les maux de cette vie, que je ne désire ses biens, je ne crains qu'une chose, c'est de déplaire à Dieu en transgressant mes devoirs. Je pourrais me concilier l'amitié de la cour en trahissant la vérité et l'Église, mais l'Apôtre me le défend : Dieu ne fait acception de personne; si je plaisais au monde, je ne serais plus disciple de Jésus-Christ (1). »

II. Ce fut le vingt juin de l'an 404 que saint Chrysostome quitta Constantinople pour ne plus y revenir. Nous avons dit qu'on le conduisit d'abord à Nicée en Bithynie. Pendant le court séjour qu'il y fit en attendant que l'empereur eût fixé le lieu de son exil, ce saint évêque songeant moins à ses maux qu'aux moyens de procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, s'occupa de l'état de l'Église de Phénicie d'où il avait contribué à bannir l'idolâtrie. Il écrivit à Constance, qu'il y avait envoyé en qualité de missionnaire, de ne pas laisser son zèle s'attiédir à cause des conjonctures présentes : « Le pilote, lui dit-il, ne quitte point son gouvernail parce que la mer est agitée; le médecin n'abandonne pas son malade parce que le mal fait des progrès; l'un et l'autre au contraire redoublent dé soins, de travail et de vigilance. Imitez leur exemple et songez .

 

1. Ad Galat., cap. I.

 

à la belle récompense due Dieu vous prépare. Je vous envoie, ajoute-t-il, un saint religieux que j'ai tiré de sa solitude à Nicée. Il sera polir vous un auxiliaire utile dans l'oeuvre de Dieu. Mandez-moi dans le lieu de mon exil le nombre des églises que vous avez établies, les progrès de la piété dans cette province et tout ce qui concerne la propagation de la foi, non-seulement en Phénicie, mais encore dans l'Arabie et les provinces de la frontière d'Orient. » Quel calme dans l'adversité, quel zèle au milieu des affaires les plus capables de l'éteindre !

III. Cependant les ordres de la cour arrivèrent. Chrysostome connut que Cucuse était le lieu de son exil. Cette bourgade déjà célèbre par le séjour de saint Paul archevêque de Constantinople, exilé et étranglé dans ce lieu pour la foi par les ariens, était située dans l'Arménie au milieu des vallées sauvages et froides du mont Taurus, à quatre-vingts jours de marche de Constantinople. Cette petite ville était pour ainsi dire séparée du reste du monde, sans commerce, sans marché et sans agrément d'aucune sorte; l'hiver y était presque perpétuel et la terre tellement inculte, que ses pauvres habitants pouvaient à peine se procurer les choses de première nécessité. Ce qui ajoutait encore à l'horreur de cette région, c'est qu'elle était sans cesse ravagée par les courses des Isaures, peuples féroces, qui des gorges du mont Taurus où ils étaient cantonnés s'échappaient au moment où on les attendait le moins et portaient de toutes parts le ravage et la mort. Le saint évêque accepta avec résignation les ordres qui fixaient le lieu de son exil. Au moment de son départ, il écrivit à sa chère fille, sainte Olympiade. Dans la lettre qu'il lui adresse, il la prie d'être sans inquiétude sur son voyage : « Mes forces se sont accrues, dit-il, et ma santé s'est améliorée par l'effet de la pureté de l'air que je respire. » Il se loue des soins et des attentions des soldats qui sont empressés autour de lui, qui cherchent à le récréer par leurs bons procédés et qui lui rendent à l'envi mille services au delà même de ses désirs. Il partit de Nicée le 4 juillet, conduit vers Cucuse par une autre troupe de soldats prétoriens qui, loin d'avoir pour lui les égards des premiers, le traitèrent sans pitié et lui firent souffrir dans le voyage toutes sortes d'injures et de supplices. Le saint évêque, dont la santé était assez bonne au moment du départ, fut au bout d'un jour de voyage attaqué d'une fièvre violente, qui aurait dû paratre une raison suffisante de suspendre la marche; mais ses gardes, sans avoir égard à son état de maladie, le firent marcher jour et nuit par une route pénible, dans des lieux dépourvus de tout et par des chaleurs excessives. Chrysostome avoue lui-même que ceux qui sont condamnés aux mines ou à la prison souffrent moins qu'il ne fit dans ce commencement de voyage.

IV. Le respect des provinces le consola et le dédommagea des fatigues et des souffrances qu'il avait à subir. Dès qu'on apprit dans la Cappadoce la nouvelle de son bannissement. et qu'on sut qu'il devait passer par ce pays pour être conduit à Cucuse, de saints personnages, des solitaires, des vierges et des veuves, des personnes de tout état et de toute condition allèrent en foule au-devant de lui avec l'empressement de la foi; partout sur son passage le peuple accourait pour le voir, se prosternait en versant des larmes, célébrait ses louanges et maudissait ses ennemis. Ce spectacle faisait sur Chrysostome une douloureuse impression. « Quand je vois, écrivait-il à Olympiade , ces groupes nombreux d'hommes et de femmes tantôt assis sur le chemin, tantôt sortant des villes pour me voir, pleurant à la vue de ma misère, redoublant leurs larmes et leurs gémissements dès que j'ouvre la bouche pour les consoler, je ne puis défendre mon coeur du sentiment de la tristesse la plus profonde. Leur tendresse me rappelle la vôtre, leurs larmes me rappellent vos larmes. Hélas! me dis-je, si ceux qui ne m'ont jamais vu pleurent de compassion sur moi, dans quelle désolation doivent être mes enfants, ceux dont la tempête m'a si violemment séparé? Mais ayons bon courage, soyons soumis et résignés; souvenons-nous que plus nos maux sont grands, plus la récompense sera magnifique si nous souffrons avec patience et action de grâces. »

V. Ce fut à quelque distance de Césarée que le saint évêque écrivit cette lettre à Olympiade. Il arriva enfin dans cette ville à jamais célèbre par l'éloquence et les travaux apostoliques de saint Basile son évêque. Accablé par la fièvre, épuisé de privations et de fatigues, il y entra comme un homme battu par la tempête entre au port; il commença à respirer un peu, il put boire quelques gouttes d'eau claire, manger un morceau de pain qui n'était ni dur ni moisi, prendre un bain et se reposer dans un lit. Une multitude de personnes pieuses de toutes les classes vinrent lui témoigner la part qu'elles prenaient à ses tribulations. Toutes ces démonstrations firent espérer à Chrysostome qu'il pourrait se reposer tranquillement quelques jours à Césarée et y réparer ses forces abattues; mais il se trompait. La Providence lui réservait de grandes afflictions de la part même de ceux qui devaient l'accueillir avec le plus de charité et verser sur ses plaies l'huile de la commisération et de la douceur.

Sur le siège de la métropole de Cappadoce, à la place qu'avait occupée saint Basile, était assis un évêque nommé Pharètre, bien différent de son prédécesseur non-seulement pour la science, mais encore pour la piété, la justice et la charité chrétienne. Cet homme était ennemi de Chrysostome; depuis longtemps il s'était déclaré contre lui, en approuvant d'avance tout ce qui avait été fait dans le conciliabule de Constantinople. Jaloux de voir les honneurs que le peuple et le clergé de Césarée avaient rendus à l'illustre exilé, il se montra cruel envers lui et se fit l'exécuteur de la vengeance des évêques corrompus qui l'avaient injustement condamné. Nul mieux que Chrysostome ne saurait retracer ses douleurs et tout ce qui lui arriva pendant son passage à Césarée. Laissons-le donc parler lui-même dans sa 14e lettre à Olympiade.

VI. Après avoir consolé cette sainte femme qui s'affligeait à l'excès sur son sort et l'avoir priée de ne point faire connaître les détails de ses souffrances, il ajoute « Ne vous affligez point de ce que je vais vous raconter, réjouissez-vous-en au contraire dans le Seigneur. Les maux et les persécutions que j'ai endurés de la part des personnes de qui je ne devais pas les attendre, sont pour moi des occasions d'obtenir le pardon de mes péchés; ce sont des palmes, des couronnes, des richesses immenses et des trésors d'immortalité. Après être sorti des mains du Galate chargé de nous conduire depuis Nicée, et qui pendant le voyage nous menaçait de la mort à chaque instant, nous arrivâmes à la vue de Césarée. Sur le point d'entrer dans la ville, plusieurs personnes vinrent comme en députation nous dire que l'évêque nous attendait avec impatience, qu'il nous cherchait de tous côtés pour avoir le plaisir de nous embrasser et nous donner toutes les marques d'estime et d'affection possible, que c'était dans cette intention qu'il avait envoyé au-devant de nous cette foule de moines et de vierges. Connaissant les sentiments de Pharètre à mon égard, je fus extraordinairement surpris, mais je ne manifestai à personne mes pensées de défiance. Nous entrâmes enfin dans la ville. J'étais épuisé de fatigue, brûlé de l'ardeur du soleil, dévoré par la violence et l'ardeur de la fièvre et souffrant presque les douleurs de l'agonie. On me logea à l'extrémité de la ville; je songeai à me procurer quelques soulagements; je demandai un médecin, mais point de médecin, point de secours, personne pour m'assister, personne pour refroidir la fournaise embrasée qui me consumait. Enfin Dieu eut pitié de moi : après quelque temps, je vis arriver les clercs, les moines et les vierges, la foule du peuple et les médecins, qui tous s'empressèrent de me soulager et de me rendre quelque service. L'ardeur de la fièvre qui me dévorait et qui me mettait à l'extrémité résista longtemps à leurs efforts; enfin elle s'apaisa un peu, et ,j'éprouvai quelque soulagement. Mais Pharètre ne paraissait pas; il était impatient de me voir partir, sans que j'aie pu savoir pourquoi. Voyant que mon mal avait un peu diminué, je ne pensais qu'à partir pour Cucuse; je désirais y arriver le plus tôt possible, afin de prendre plus à loisir le repos nécessité par les tribulations et les fatigues de mon douloureux voyage. Comme j'étais dans cette disposition, tout à coup on vint annoncer qu'une armée d'lsaures ravageait le territoire de Césarée , et que même ils avaient déjà détruit une petite ville en la livrant au fer et à la flamme. A cette sinistre nouvelle, le capitaine et les soldats qui me conduisaient s'élancent hors des portes de Césarée pour la défendre contre leurs attaques. Tous les habitants sont dans de vives alarmes. Les jeunes hommes courent aux armes et les vieillards eux-mêmes se chargent de la défense des murailles. La nuit se passa dans la terreur. J'étais cependant calme et résigné, mais je ne m'attendais pas à recevoir le contre-coup de la présence des Isaures. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, dès avant le jour, j'aperçus mon réduit environné d'une troupe de moines, s'il faut leur donner ce nom, criant, hurlant, transportés de fureur, menaçant de brûler la maison et de me faire souffrir les dernières violences, si je ne partais pas promptement. C'est en vain qu'on leur parlait de l'état misérable dans lequel j'étais, du danger de tomber entre les mains des ennemis: rien ne pouvait les apaiser. Pins on s'efforçait de les calmer, plus ils insistaient. Leur colère était si grande que mes gardes effrayés accoururent auprès de moi et me prièrent de partir au plus tôt pour nous délivrer de la fureur de ces bêtes, malgré le danger où nous étions de tomber entre les mains des Isaures. Le capitaine, étant revenu de son expédition, voulut apaiser les moines; mais voyant ses efforts inutiles, il envoya vers l'évêque pour le prier de m'accorder quelques jours de repos. Sa prière ne reçut point de réponse, et les moines revinrent le lendemain plus animés, plus furieux que la veille. Dès ce moment, je ne vis plus aucun prêtre de la ville. On disait hautement que tout se faisait du consentement de l'évêque, et les prêtres intimidés se cachèrent; ils n'osaient plus me visiter : pas un d'eux ne me donna cette consolation malgré mes humbles prières. Je pris mon parti, et, quoique je fusse persuadé que je courais à la mort, je me jetai en plein midi dans ma litière, et je sortis de Césarée au milieu des larmes et des gémissements de tout le peuple qui s'apitoyait sur mon sort et maudissait l'auteur d'un traitement si inhumain.

« A peine étais-je sorti de la ville que quelques ecclésiastiques vinrent secrètement et à petits pas m'accompagner et me donner toutes les marques d'une profonde et sincère affliction. Un d'entre eux, qui me portait le plus d'affection, entendant quelques personnes s'écrier : « Où allez-vous? ne voyez-vous pas que vous le conduisez à la mort? » s'approcha de moi et me dit en secret : « Je vous conjure de quitter ces lieux, ne craignez pas de tomber entre les mains des Isaures, pourvu que vous sortiez des nôtres; excepté ici, partout vous serez en sûreté. »

« Cependant, au milieu de la foule, se trouvait une noble dame, Séleucie, épouse du ministre Rufin, dont j'étais connu et qui m'avait déjà rendu de grands services. Touchée de compassion à la vue de ma misère, effrayée des dangers où j'étais, elle me pria de me retirer dans une de ses maisons de campagne, située à cinq milles de Césarée; elle me donna en même temps des guides sûrs, et je m'y retirai, avec les soldats qui me conduisaient. Mais mes maux n'étaient pas finis, et je devais encore être poursuivi dans cette humble retraite.

« Dès que Pharètre fut informé du lieu où j'étais, il lit de terribles menaces à cette pieuse dame qui avait eu la bonté de me recueillir. J'ignorais toutes ces choses; Séleucie ne m'en avait point parlé; au contraire, elle avait commandé à ses gens de prendre un soin tout particulier de mon repos; elle avait même ordonné à son intendant de réunir les laboureurs dans le cas où les moines seraient venus pour troubler ma tranquillité, et de les repousser par la force des armes.

« Le surlendemain, Séleucie, inquiète sur mon sort, sans que je susse rien, me pria de me retirer dans une de ses villas où il y avait une forteresse imprenable, ajoutant que ce lieu était plus convenable et que j'y serais plus tranquille; mais ignorant tout ce qui se passait et content de la maison où j'étais, je refusai d'accéder à ses désirs. Cette conduite pleine de confiance, loin d'apaiser la fureur de Pharètre et des moines, ministres de ses volontés, ne fit. que l'exciter davantage. Séleucie, menacée et violentée par cet évêque, craignant de grands malheurs, se vit contrainte de m'abandonner à mon sort. Mais n'osant pas me découvrir ce honteux mystère, comme elle me l'a avoué depuis, elle se servit du prétexte des barbares pour me renvoyer. Au milieu de la nuit et par ses ordres, le prêtre Évéthius accourut auprès de moi, et m'éveillant à grands cris : « Levez-vous, me dit-il, fuyez ces lieux, hâtez-vous, les barbares sont bientôt ici. »Vous pouvez facilement juger de ma frayeur. Incertain de ce que je devais faire, je lui demandai son avis; il me conseilla de continuer ma route plutôt que de rentrer dans la ville.

« Il était minuit; un brouillard épais couvrait la terre; nous n'avions personne ni pour nous conseiller, ni pour nous guider; tout le monde nous avait abandonnés. Pressé par la crainte, accablé de mes maux, n'attendant plus que la mort, je me levai et commandai qu'on allumât les flambeaux ; mais ce prêtre les lit éteindre aussitôt, de crainte, disait-il, que les barbares, attirés par cette lumière, ne vinssent fondre sur nous.

« Nous étions donc en marche sans guide, sans lumière, dans un chemin étroit, plein d'obstacles et d'aspérités. A peine avions-nous fait un demi-mille que tout à coup le mulet qui portait ma litière trébuche et tombe sur ses genoux. Je fus renversé moi-même et avec tant de violence que je crus mourir. Je me relevai; je pouvais à peine marcher. Évéthius me donna la main; pendant longtemps il fut obligé de me conduire, ou plutôt de me soutenir et de me traîner dans les chemins ténébreux et pleins de mauvais pas. Réprésentez-vous dans quel état j'étais, environné de maux, brisé par ma chute, brûlé par la fièvre, ignorant tout ce qui se passait, m'imaginant à chaque instant voir les barbares ou entendre leurs cris, et tremblant de tomber entre leurs mains. Je ne puis pas vous raconter les autres incommodités de mon voyage , les craintes, les fatigues et les privations sans nombre que j'ai éprouvées, les périls que j'ai courus. Grâces à Dieu pour toutes ces choses : je ne puis y penser sans me réjouir, sans tressaillir d'allégresse, comme un homme qui possède un grand trésor. Je vous prie de vous en réjouir aussi avec moi, et de remercier la bonté infinie du Seigneur qui nous a fait la grâce de souffrir pour son saint nom tant. d'injures et d'afflictions. Je vous conjure aussi de ne rien dire à personne, et de fermer la bouche à ceux-mêmes qui en voudraient parler. »

VII. Le saint évêque ne tomba point entre les mains des Isaures; il continua péniblement sa route : la force héroïque de son âme croissait avec la faiblesse de son corps, par la pensée consolante que chaque pas qu'il faisait pour aller au lieu de l'exil, parmi tant de contradictions, de douleurs, de craintes et d'obstacles, lui fournissait l'occasion de cueillir à chaque instant les palmes d'un nouveau martyre. Comme le divin Paul, son protecteur et son modèle, il pouvait dire : J'ai fait de longs voyages; j'ai couru divers périls; périls sur les fleuves, périls de la part des voleurs, périls de la part de ceux de ma nation, périls de la part des gentils, périls au milieu des villes, périls au milieu des déserts, périls de la part des faux frères ; j'ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, de fréquentes veilles, la faim et la soif, beaucoup de jeûnes, le froid et la nudité, mais la grâce de Dieu me suffit; loin de moi de me glorifier en autre chose que dans la croix de Jésus-Christ (1). Ces pensées de la foi soutenaient son courage, le réjouissaient dans ses souffrances et l'aidaient à surmonter toutes les difficultés.

 

1. II. Cor., cap. II.

 

Enfin l'illustre exilé, après avoir passé la Bithynie, la Phrygie, la Galatie, la Cappadoce et une partie de la Cilicie, arriva à Cucuse dans le mois de septembre de la même année, 404. Son pénible voyage avait duré soixante-dix jours.

Quelque pénible qu'il eût été, c'était plutôt un triomphe qu'une humiliation ; partout, sur la route, sa vertu avait reçu du clergé et du peuple des marques d'intérêt et de vénération. Depuis longtemps la nouvelle de son arrivée à Cucuse était répandue; on l'y attendait avec une sainte impatience; il y fut reçu avec tous les égards que méritaient sa vertu et sa dignité. Les hommes les plus distingués de la ville se firent un devoir de lui offrir à l'envi leurs maisons. Chrysostome choisit de préférence celle de Dioscore, homme de condition et distingué par sa piété. Ce seigneur ayant appris que le saint évêque arrivait à Cucuse, avait envoyé son intendant jusqu'à Césarée, pour le prier de vouloir bien accepter sa maison pour demeure de préférence à toute autre. Dès que le saint fut arrivé, Dioscore se retira avec sa famille dans une maison de campagne pour le laisser plus libre, après avoir pourvu toutefois aux choses nécessaires à la vie, et pris en particulier les mesures indispensables contre la rigueur de l'hiver que Chrysostome appréhendait beaucoup. La charité de Dioscore eut à Cucuse de nombreux imitateurs; chacun s'empressait de l'assister dans ses besoins, et quoiqu'il n'y eût point de marché public dans la ville, Chrysostome, loin de manquer du nécessaire dans ce lieu désert, se vit réduit à se plaindre de son abondance et du trop de soin que l'on prenait de lui.

VIII. Adelphius, évêque de Cucuse, surpassa tous les autres par son respect , par sa charité et par les bons offices qu'il rendit au saint exilé. Chaque jour il était auprès de lui, s'intéressant à sa saleté, fournissant, autant qu'il le pouvait, à ses besoins, cherchant à le distraire par sa conversation, et à lui faire oublier qu'il était en exil. Son dévouement pour Chrysostome et le respect que lui inspirait sa sainteté allaient si loin, qu'il le pria un jour de prendre sa place sur le siège épiscopal de Cucuse et de devenir le vrai pasteur de son troupeau. De son côté, Chrysostome avait une grande vénération pour cet évêque, qu'il qualifiait de très-saint; il aimait sa conversation, et il va jusqu'à écrire au prêtre Constance, que les entretiens d'Adelphius étaient pour lui non-seulement une consolation, un secours dans ses maux, mais une source de richesses spirituelles, et il ajoute que par la liaison et les rapports intimes qu'il avait avec lui, il était devenu en quelque sorte un autre homme.

IX. Le séjour de Cucuse, la paix et la tranquillité que Chrysostome y goûta après de si violents orages, furent favorables à sa santé; la fièvre qui le dévorait depuis plies de soixante-dix jours disparut bientôt, et il se fortifia peu à peu.

En arrivant à Cucuse le saint évêque eut un grand sujet de joie et de consolation, ce fut d'y voir arriver celle qui ne l'avait jamais quitté, qui lui avait servi en quelque sorte de mère, qui s'était associée à ses joies et à ses douleurs, et qui, s'arrachant aux douceurs de la patrie, l'avait suivi d'Antioche à Constantinople, malgré la distance, les fatigues et les dangers inséparables d'un si long voyage. C'était Sabinienne, sa tante paternelle et diaconesse de Constantinople. Cette vertueuse femme, très-avancée en âge, distinguée par les illustrations de sa famille, par ses richesses, et surtout par la grande et éminente sainteté de sa vie, qu'elle avait consacrée aux soins des pauvres et des malades, avait eu une grande part aux tribulations du saint évêque. Dans son attachement pour Chrysostome, elle avait toujours espéré que l'orage suscité contre lui se dissiperait, et qu'elle aurait la consolation de mourir sous sa conduite. Mais lorsqu'elle vit ses espérances trompées et son pasteur exilé par la rage des méchants, elle ne put souffrir d'être séparée de lui pour vivre dans une ville où régnaient le schisme et l'impiété. Décidée à mourir ou à le suivre jusqu'aux extrémités de la terre, dans les déserts de la Scythie, comme il en était question, partout enfin où il irait, elle accomplit sa généreuse résolution. Ni sa grande vieillesse, ni sa faiblesse, ni la longueur du voyage, ni la difficulté des chemins, ni les conseils de ses amis qui lui représentaient les dangers auxquels elle s'exposait, ne furent capables de la retenir. Exilée volontaire , elle quitta Constantinople et arriva toute brisée de fatigue, mais pleine de joie, à Cucuse le jour même où Chrysostome y faisait son entrée. Le clergé et le peuple la reçurent avec tout l'honneur et toute l'affection que méritait une si grande vertu; elle fut considérée comme la gloire de son sexe, et toutes les bouches s'ouvrirent pour louer une démarche aussi généreuse et aussi héroïque. La Providence la destinait à de grands sacrifices; hélas! seule des parents de Jean, elle devait être affligée par le spectacle des douleurs de son exil et de sa mort.

X. Cependant, le départ du saint évêque n'avait pas rétabli la paix dans Constantinople. Tandis qu'il se reposait de ses fatigues et écrivait à sa chère fille Olympiade et à Péan, son ami, de cesser les poursuites qu'ils faisaient pour changer le lieu de son exil, il apprit que la ville impériale était pleine de confusion et de trouble. Les impies triomphaient, les hérétiques et les païens se réjouissaient d'être délivrés de celui qui les contenait par son autorité et les inquiétait par les entreprises de son zèle et par sa parole éloquente; les catholiques sincères étaient plongés dans un deuil profond, ils pleuraient comme une famille qui a perdu son chef et son père. L'Église de Constantinople ressemblait à un troupeau qui , après avoir vécu longtemps dans de gras pâturages arrosés de sources d'eaux vives, vient tout à coup à perdre son pasteur, et se trouve, au milieu du désert, exposé à la fureur des bêtes féroces. On pourrait la comparer encore à un vaisseau battu par la tempête, brisé par l'orage et voguant à la merci des vents et des flots, sans mât, sans gouvernail et sans pilote. Arsace, le vieil évêque intrus, Théophile d'Alexandrie, Acace de Bérée, Antiochus de Plolémaïde, Sévérien de Gabales et leurs partisans, soutenus et protégés par la cour, réunissaient tous leurs efforts pour consommer le schisme. Ils cherchaient à justifier leur conduite, renouvelaient contre le saint évêque des calomnies absurdes, citant à tout propos les conciles impies qui l'avaient condamné. Affectant même pour leurs décisions un respect hypocrite, ils prétendaient que la condamnation et l'exil de Jean étaient justement mérités, que tout catholique devait y souscrire avec respect, oublier l'évêque banni et s'empresser de communiquer avec le saint vieillard qui avait été élu canoniquement à sa place. Mais tels n'étaient pas les sentiments des catholiques; Arsace n'était à leurs yeux qu'un pasteur sans mission, assis sur le siège de Constantinople contre les saintes règles de l'Église. La condamnation de Chrysostome était injuste dans le fond et nulle dans les formes, et ils regardaient comme un crime de communiquer avec les partisans du schisme. Aussi fuyaient-ils les églises tenues par les amis d'Arsace, pour s'assembler dans les bains, au milieu des campagnes et dans les bois, où ils célébraient ensemble les divins mystères et entendaient la parole sainte; leur zèle et leur piété n'étaient retenus ni par la difficulté des temps et des lieux, ni par la crainte des menaces et des supplices. Ce fut alors que l'on vit l'accomplissement de ces paroles du Sauveur

Le disciple n'est pas au-dessus du maître, s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi (1).

XI. Dès le départ du saint, sous le spécieux prétexte de rechercher les auteurs de l'embrasement de l'église et du palais sénatorial, on traîna en prison évêques, prêtres et diacres, vierges, veuves, hommes et femmes. La persécution s'étendit peu à peu; les amis du saint furent persécutés à outrance. Les uns périrent dans les supplices, les autres furent incarcérés; quelques-uns condamnés à l'amende, quelques autres envoyés en exil; tous, sous la dénomination de Joannites, eurent une part plus ou moins grande aux souffrances du glorieux martyr. Parmi les amis de Chrysostome on comptait à la cour Studios, gouverneur de Constantinople, qui fit tous ses efforts pour arracher aux poursuites de la justice les malheureux dont l'attachement pour Chrysostome faisait tout le crime. Le saint lui écrivit pour le remercier de son zèle et lui donner en même temps des consolations sur la mort de son frère : « Vous savez, lui dit-il, combien les choses humaines sont fragiles; vous savez qu'elles passent avec la rapidité d'un torrent. Si celui que nous regrettons avait été méchant et livré au crime, il faudrait le pleurer et gémir sur son sort, mais comme il a été vertueux, estimons son sort heureux : il n'est point allé à la mort, mais il est passé du combat au prix, de la lutte à la couronne, d'une mer orageuse à un port tranquille. »

 

1. Joan., cap, IV.

 

XII. Péan, personnage illustre, non moins distingué par ses vertus que par les charges importantes qu'il remplissait, fut aussi persécuté. Le saint évêque, dans les quatre lettres qu'il lui écrivit, le félicite de son zèle et de sa foi; il l'exhorte à gémir sur l'aveuglement des persécuteurs et à se réjouir sur le sort de ceux qui souffrent : « Votre lettre m'a comblé d'une joie sainte et d'une extraordinaire consolation, non point à cause des tristes nouvelles que vous m'annoncez, mais parce qu'après me les avoir annoncées, vous ajoutez qu'il faut se résigner et dire Gloire à Dieu de tout! Cette parole est vraiment un trait qui frappe à mort le démon, qui donne à l'âme paix et sécurité, qui fortifie et dissipe tous les nuages amoncelés par la tristesse. Oui, gloire à Dieu de tout! Répétons-le sans cesse et toutes les tempêtes seront dissipées, la tristesse fuira , le mérite et la récompense seront notre partage. Gloire à Dieu de tout ! Cette parole fut pour Job le bouclier et l'épée qui lui donnèrent la victoire sur le démon, l'arc-en-ciel qui lui annonça la paix; c'est elle aussi qui couronna pour jamais le saint patriarche de l'auréole de l'immortalité. »

XIII. Brison, eunuque de l'impératrice Eudoxie et notaire de l'empereur, celui qui ramena de Préneste le saint évêque lors de son premier exil, ne fut point oublié. Chrysostome se plaint de ne point recevoir de ses lettres « La seule grâce que je vous demande, c'est de m'écrire souvent et de ne pas me priver de cette consolation, sous prétexte que je suis trop éloigné de vous. Vous savez quel plaisir c'est pour moi, au milieu de mes peines, d'apprendre fille vous et vos amis vous portez bien. »

Il écrivit aussi à Léonce, personnage distingué et son intime ami : « J'ai été banni de votre ville, lui dit-il, mais non de votre coeur. Personne ne pourra me ravir cet avantage, et en quelque lieu que j'aille, je porte partout le souvenir de votre amitié. »

Sa lettre à Cratère, gouverneur de Cappadoce, qui fit tous ses efforts pour arrêter la fureur des moines, n'est pas moins remarquable : « Je n'oublierai jamais tout ce que vous avez fait à Césarée pour calmer les troubles affreux excités contre nous, lui écrivit Chrysostome. Je publie ce service devant tout le monde en quelque lieu que j'aille, et je conserve, mon admirable Seigneur, la plus vive reconnaissance pour les soins empressés que vous avez pris de ma personne. »

Parmi les laïques éminents dont l'amitié et le souvenir consolaient Chrysostome, nous pourrions encore citer Gémelle et Théodose, généraux illustres, Théodote et Théodore, hommes consulaires, qui ne cessèrent de lui être attachés.

XIV. Le clergé n'avait pas fait défaut à l'amitié de Chrysostome; malgré la défection d'un grand nombre d'ecclésiastiques gagnés par ses ennemis , il comptait parmi ses partisans et ses défenseurs une multitude de saints évêques et de saints prêtres qui lui témoignèrent leur attachement, soit en s'exposant à la persécution pour sa cause, soit en compatissant à ses malheurs. Tels furent Elpide, vieillard vénérable et évêque de Laodicée, qui prit généreusement la défense de Chrysostome dans le conciliabule assemblé contre lui; Pallade, historien de sa vie, évêque d'Hélénople; Cyriaque, évêque d'Émèse, relégué à Palmyre; Démétrius, exilé chez les Maziques, en Lybie; Eulisius, évêque de Bostre, emprisonné dans le château de Misphas, chez les Sarrazins; Anatole, évêque d'Adana; Anysius, évêque de Thessalonique; Alexandre, évêque de Corinthe, et un grand nombre d'autres. Parmi les prêtres et les diacres, on compte Créthius qui l'accompagna dans le voyage de l'exil, Constance qui alla l'y attendre ; Hypatius qui souffrit de grandes persécutions; le diacre Théodote, à qui le saint écrivit sept lettres dans lesquelles il parle de son zèle, de ses travaux et de l'amitié qui l'avait exposé pour sa cause à tant de tribulations.

XV. L'attachement que plusieurs vertueuses damés témoignèrent à leur pasteur exilé attira aussi sur elles la colère des persécuteurs. Outre la veuve Olympiade qui comparut devant les juges pour avoir à répondre de l'incendie de l'église, et qui condamnée à une forte amende flet néanmoins quelque temps après obligée, à cause des persécutions dont elle était l'objet, de quitter Constantinople et de se retirer à Cyrique, nous citerons encore Procule, sainte veuve, Syrienne de nation, que sa charité pour les pauvres et les malades et son admirable piété avaient fait admettre au rang des diaconesses de Constantinople. Son dévouement pour la cause de Dieu et de l'Église lui mérita de souffrir de grands maux et de grandes persécutions, que partagea avec elle Euthalie, sa compagne, non moins distinguée par sa foi et sa charité. Chrysostome les console par la considération de la vanité des choses humaines qui changent et qui passent, et par l'espérance des récompenses incompréhensibles et éternelles promises à ceux qui souffrent. Chrysostome écrivit aussi plusieurs lettres à Cartérie, qui employait noblement ses grandes richesses à verser d'abondantes aumônes dans le sein des pauvres. L'attachement qu'elle avait pour Chrysostome, l'admiration dont elle était remplie pour ses vertus et sa sainteté, lui inspira la résolution d'entreprendre le voyage de Cucuse. Elle aurait exécuté ce projet, si une longue et douloureuse maladie ne l'avait retenue : sa piété se dédommagea en composant des parfums et des remèdes qu'elle envoya au pontife exilé. Chrysostome la remercie dans une lettre qu'il lui adresse et la prie de lui donner des nouvelles de sa santé.

Trois autres dames souffrirent des persécutions pour la cause de Chrysostome : c'étaient Chalcidie, Asyncritie et Onésycratie. Les deux premières étaient depuis trèslongtemps sous la direction de Chrysostome. Elles auraient fait le voyage de Cucuse sans la rigueur du temps et la crainte des Isaures. Le saint évêque les remercie et leur écrit qu'il n'a pas besoin de les voir à Cucuse pour être assuré de leur sincère affection. Ces saintes femmes vivaient dans la retraite en la compagnie de plusieurs autres. Chrysostome leur écrivait de fréquentes lettres pour les affermir et les consoler. Onésycratie, que quelques historiens ont confondue mal à propos avec Asyncritie, n'était pas moins attachée à la cause du saint pontife. De grands malheurs, entre autres la perte d'une fille unique qu'elle aimait tendrement, étaient venus éprouver sa patience et sa vertu. Chrysostome gémit avec elle et la console par la pensée de l'immortalité. Une autre sainte femme appelée Namée, attachée à Chrysostome et persécutée à son sujet, s'excuse de lui avoir écrit la première; elle lui exprime le désir de le voir; elle regrette d'être retenue par la faiblesse et la maladie. Chrysostome lui répond qu'elle n'est pas coupable pour avoir pris l'initiative, mais bien pour l'avoir fait trop tard, et qu'elle n'a qu'un seul moyen de réparer sa faute, c'est de lui écrire souvent.

XVI. Mais parmi les filles spirituelles de saint Chrysostome, celles qui furent persécutées avec le plus de violence furent, comme nous l'avons dit, sainte Olympiade, Pentadie et Nicarète. Pentadie appartenait par sa naissance et ses alliances aux premières familles de l'empire. Après la mort du consul Timase, son mari, elle entra dans l'ordre des Veuves et devint diaconesse de Constantinople. Elle se signala par ses austérités et ses vertus. Elle fut la providence des pauvres, la consolation des malades, l'asile des pèlerins et des voyageurs. Nulle, plus qu'elle, n'était connue à Constantinople pour ses aumônes, sa charité inaltérable, sa foi vive, sa piété sincère, son éloignement du schisme et son attachement à Chrysostome; nulle aussi n'éprouva plus qu'elle les effets de la haine des méchants. Cette sainte veuve, qui ne connaissait que l'église, les hôpitaux et sa chambre, fut traînée devant les tribunaux. Les ennemis de Chrysostome déroulèrent devant elle un système de calomnies aussi absurdes qu'atroces; mille faux témoins parurent; des juges iniques s'efforçaient au moyen de l'intimidation et des injures de la contraindre à signer ces calomnies et à parler contre son sentiment; mais, selon les expressions de Chrysostome, cette sainte veuve pleine de courage, s'élançant comme un aigle, prit son essor vers les cieux, et rompant tous les filets des méchants s'éleva à la hauteur d'une sainte liberté. Loin de se laisser surprendre par les honteux artifices de ces hommes pervers, elle sut les convaincre de calomnie, venger l'innocence du pontife exilé et celle de ceux qui étaient dans les fers pour sa cause. Chrysostome ayant appris qu'elle pensait à sortir de Constantinople pour venir partager à Cucuse son exil et ses douleurs, lui écrivit pour la détourner de ce dessein et la conjurer de demeurer à Constantinople pour l'amour de Dieu et dans l'intérêt des fidèles persécutés, dont elle était l'appui et la consolation. Cette lettre de saint Chrysostome à Pentadie nous fait connaître quelles persécutions étaient exercées à Constantinople contre tous ceux qui lui étaient restés fidèles. Des ruisseaux de sang avaient coulé, un grand nombre de personnes de considération avaient enduré des supplices, et même des enfants innocents tourmentés par le fer et le feu avaient expiré sous la main des bourreaux.

Sainte Nicarète, que l'Église a placée sur les autels, fut obligée de quitter Constantinople pour éviter la persécution et ne pas voir les excès monstrueux qui s'y commettaient. Cette illustre dame était née à Nicomédie, elle appartenait aux premières familles de cette ville. Dès sa première jeunesse elle s'était consacrée à Dieu par le voeu de virginité perpétuelle, et était venue à Constantinople pour y demeurer dans un monastère nombreux habité par des vierges. Frappée dans sa fortune, elle supporta cette perte avec beaucoup de grandeur d'âme et trouva même encore dans le peu qui lui restait de quoi subvenir aux besoins des malheureux. La prière, l'oraison, le soin des pauvres et des malades qu'elle nourrissait et à qui elle donnait des remèdes préparés de ses mains, occupaient chacun des instants de sa vie. Elle aimait la retraite et le silence et ne se montrait en public que quand le service des pauvres l'exigeait. Son humilité lui faisait éviter les louanges avec le plus grand soin; sa douceur envers le prochain était inaltérable; son courage ne se démentit jamais au milieu des plus cruelles épreuves; enfin quelque difficiles que fussent les circonstances où elle se trouva, elle fut toujours fidèle à ses saintes résolutions.

Chrysostome admirateur de ses vertus voulut lui donner la conduite des vierges dont l'Église de Constantinople avait soin, mais son humilité lui fit constamment refuser une charge qu'elle croyait au-dessus de ses forces. Elle eut part aux tribulations de son évêque et de son père; exilée volontaire, elle se retira loin d'une ville où régnaient le désordre et la violence et mourut dans une grande vieillesse, sans avoir eu la consolation de voir le calme et la paix se rétablir.

Pendant que ces saints personnages en butte aux humiliations et à la violence défendaient avec un invincible courage la sainte cause de la foi et de la justice, tandis qu'ils protestaient par leur attitude contre la violation des règles de la discipline de l'Église, du fond de son désert le saint exilé soutenait leur ardeur, consolait leur tristesse et applaudissait à leur triomphe. Il léguait à la postérité, par les lettres qu'il leur écrivait, le souvenir admirable de leur zèle et de leurs souffrances. L'antiquité nous en a conservé un grand nombre : nous citerons celle qu'il adressait aux évêques, aux prêtres et aux fidèles incarcérés pour sa cause.

XVII. « Heureuses chaînes, heureuses prisons, s'écrie-t-il, heureux trois fois, mille fois heureux nous-mêmes, illustres captifs du Seigneur! Vous avez gagné l'affection de toute la terre, vous êtes devenus chers à ceux-mêmes qui ne vous ont jamais vus. Oui, la terre et la mer retentissent de vos louanges, partout on publie votre constance, votre fermeté inébranlable, votre résolution inflexible et la grandeur d'âme que vous avez montrée. Quel admirable combat vous avez soutenu, quel courage invincible voles avez déployé! Non , vous n'avez été vaincus ni par l'aspect effrayant du tribunal, ni par les menaces, ni par les supplices divers; la prison, les noires calomnies, la rage des accusateurs, les insultes atroces, le spectacle et la crainte de mille morts, rien n'a été capable de vous ébranler. Vous avez triomphé et voilà pourquoi vos louanges sont partout célébrées non-seulement par la bouche de vos amis, mais encore par celle de vos ennemis qui ne peuvent s'empêcher de vous admirer en secret. Réjouissez-vous parce que vos noms sont écrits dans le ciel parmi ceux des martyrs. Si le Seigneur veut que l'on se réjouisse d'être calomnié à cause de la récompense, quelle ne doit pas être la joie, quelle ne doit pas être la récompense, quand à la calomnie viennent se réunir les chaînes, les prisons, les glaives, les tourments, les blessures, les bannissements et tous les genres d'épreuves!

« Réjouissez-vous donc, frères bien-aimés, réjouissez-vous et tressaillez d'allégresse; soyez fermes, armez-vous de force et de constance, songez aux saints effets produits par votre exemple; comptez si vous pouvez la multitude de ceux que vous avez soutenus, encouragés, affermis dans le bien, non-seulement parmi vos concitoyens, mais parmi les étrangers. Persévérez donc., méditez souvent cette parole de l'apôtre : Les maux de cette vie ne sont rien en comparaison de la gloire et de la récompense qui nous attend (1). Prenez courage et patience, l'épreuve finira et la récompense sera éternelle. Priez aussi constamment pour moi : quoique séparé, de vous depuis si longtemps et par une si grande distance, je suis cependant chaque jour au milieu de vous par la pensée; il me semble que je vous vois, que je vous entends, que je baise respectueusement vos fronts chéris, que j'admire les couronnes triomphales qui ornent vos têtes. J'attends du Seigneur la récompense de l'amour que je vous ai voué à jamais, illustres prisonniers pour la cause de Dieu. Écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, exposez-moi le détail de vos souffrances, c'est une grâce que je vous demande; vos lettres sont pour moi un grand sujet de consolation dans le lieu de mon exil. »

XVIII. Quelque temps après les prisonniers furent

 

1. Ad Rom., cap. VIII.

 

élargis par les soins de Studius, gouverneur de Constantinople, mais leur prison fut remplacée par le bannissement. L'empereur Arcade publia un édit conçu en ces ternies: «Puisqu'il est impossible de découvrir les auteurs de l'incendie, nous ordonnons que les ecclésiastiques seront élargis de la prison, placés dans un vaisseau et bannis de la ville. Que si quelqu'un reçoit encore chez soi des évêques et des ecclésiastiques étrangers, toute la maison sera proscrite; la même peine de proscription est portée contre ceux qui recevront les ecclésiastiques de la ville qui seraient assez hardis pour tenir des assemblées tumultueuses hors des murs.» Les mêmes édits défendaient sous peine d'amende aux esclaves et aux personnes libres de sortir de la ville pour célébrer les divins mystères.

XIX. Sur ces entrefaites mourut Arsace, évêque de Constantinople, après seize mois d'intrusion. Sa mort agita de nouveau les esprits, toutes les ambitions se réveillèrent, les ennemis de Chrysostome se hâtèrent de choisir un évêque capable de les seconder et de continuer l'oeuvre commencée. Leur choix s'arrêta sur Attique, prêtre arménien de naissance, sans génie, sans talent, artificieux et fourbe, obstiné dans les sentiments qu'il avait adoptés, implacable dans ses haine, Attique, pour tout dire en un mot, qui, selon le témoignage de Pallade, avait été le principal ouvrier de la cabale qui avait déposé Chrysostome. Sous son gouvernement les calomnies, les injures, les persécutions, les condamnations, les violences continuèrent. On vit des personnes de tout âge, de tout rang, des vierges, des vieillards et des enfants, frappés dans leur honneur, leur liberté , leurs biens et même leur vie. Le récit de ces persécutions arrachait des larmes au saint exilé : mais il gémissait moins sur le sort des catholiques qu'il estimait heureux de souffrir, que sur les maux épouvantables qui attendaient les persécuteurs et qui bientôt allaient fondre sur eux. Oubliant ses propres infortunes pour ne s'occuper que de celles de ses frères, Chrysostome consolait, exhortait les fidèles; il soutenait les faibles, il animait les forts; il se réjouissait de la persévérance des uns et gémissait sur les défections causées par la crainte des persécutions, l'amour de l'argent ou l'ambition des honneurs.

XX. Pendant que Chrysostome déplorait les malheurs de son peuple et cherchait comme une tendre mère à rassembler autour de lui tous ses enfants poursuivis et persécutés, son cœur fut frappé d'un nouveau coup par les événements qui avaient jeté le trouble dans l'Église d'Antioche, sa patrie. Il apprit dans son exil la mort de Flavien, patriarche de cette ville. Ce saint évêque n'avait pas oublié Chrysostome, son fils spirituel, qui avait été pendant douze années sa bouche, son oracle, l'interprète de ses pensées et en quelque sorte son coadjuteur sur le siège d'Antioche. Plein d'estime pour Chrysostome et pénétré de reconnaissance pour les démarches qu'il avait faites dans le but de le réconcilier avec les évêques d'Occident, il avait embrassé son parti et défendu sa cause avec l'autorité que lui donnaient son grand âge et sa position. Chrysostome se réjouissait de l'avoir pour approbateur de sa conduite et pour protecteur dans sa disgrâce. Il espérait que la prudence et la sainteté reconnues de Flavien contribueraient à calmer l'agitation et à rapprocher les esprits. Mais Dieu ne voulait laisser aucun appui humain au saint exilé. Flavien mourut en 404 quelque temps après l'arrivée de Chrysostome à Cucuse, après avoir gouverné pendant vingt-cinq ans l'Église d'Antioche. Toute la ville pleura sa mort, et par respect pour ses vertus on ne s'occupa qu'à lui donner un successeur digne de lui. Tous les esprits s'arrêtèrent sur un saint prêtre de la ville appelé Constance, ami de Chrysostome, distingué par sa foi vive, son zèle et son ardente charité. C'était un homme d'une sagesse profonde, puissant en paroles et en œuvres, grave et prudent dans sa conduite et si compatissant, qu'il oubliait souvent le soin de prendre sa nourriture pour secourir les affligés. Mais le démon, qui voulait entièrement troubler les églises d'Orient, empêcha l'élection de ce saint prêtre par le ministère même de ceux qui avaient chassé Chrysostome. Craignant l'autorité du patriarche d'Antioche dans la cause de Chrysostome, ils se hâtèrent d'en choisir un favorable à leur parti : ils le trouvèrent dans la personne du prêtre Porphyre. Cet homme, indigne du sacerdoce, était né à Constantinople; il avait fait pendant longtemps les fonctions de diacre dans cette église; mais il n'avait jamais eu l'esprit ecclésiastique. Possédé au contraire de l'esprit du monde, ami de la vanité et du plaisir, on le voyait dans les assemblées bruyantes, parcourant les rues, s'arrêtant, s'amusant à considérer les spectacles des saltimbanques, les farces des comédiens et les courses de chevaux. On dit même qu'il était l'ami des magiciens et des enchanteurs. Avec cette légèreté d'esprit, il était adroit, insinuant, il savait se ménager l'amitié des princes, des hommes de la cour et de certains évêques, non pas dans l'intérêt de l'Église, mais dans celui de ses partisans qu'il faisait ordonner au préjudice de ceux qui étaient dignes du sacerdoce. Il avait joué, comme nous l'avons vu, un grand rôle dans le conciliabule du Chêne assemblé contre Chrysostome, et avait été un de ses plus ardents accusateurs. Cette dernière qualité était, aux yeux de la cour et des persécuteurs, un titre incontestable au siège patriarcal d'Antioche. Porphyre mit en oeuvre toutes ses ressources; appuyé par ses amis, il accusa le prêtre Constance de troubler la ville d'Antioche; il obtint un décret d'exil qui l'obligea de se retirer dans l'île de Chypre. Porphyre, débarrassé de son rival, arrive à Antioche; il écarte ceux du clergé qui lui portent ombrage, entre autres deux amis de Chrysostome, prêtres célèbres, Diaphante et Cyriaque; il met en mouvement la cabale, et enfin il profite de la circonstance où le peuple d'Antioche est occupé à des divertissements au faubourg de Daphné, pour se faire sacrer évêque d'Antioche. Son élévation avait la même origine que celle d'Attique de Constantinople; ses moyens étaient les mêmes, c'était le même esprit; ce furent aussi les mêmes hommes qui le sacrèrent, c'est-à-dire Acace de Bérée, Sévérien de Gabales et Antiochus de Ptolémaïde, ennemis du saint exilé.

Dès que le peuple d'Antioche connut ce qui s'était passé, il se souleva contre une pareille élection ; la multitude armée de torches ardentes et de matières inflammables environna la maison de Porphyre, et cet homme ambitieux eût péri inévitablement dans les flammes, sans le secours que lui apporta l'armée. Porphyre se maintint par la protection d'un vieillard cruel et corrompu qu'il avait fait nommer capitaine du guet de la ville d'Antioche.

Tous les catholiques, honteux de voir un pareil évêque à leur tête, s'abandonnèrent à la désolation. La plus grande partie du clergé et du peuple refusa de communiquer avec Porphyre. On célébra les mystères dans les forêts, les jardins et les champs, et l'on vit se renouveler a Antioche les scènes qui avaient désolé et qui désolaient encore Constantinople : les amendes, les prisons, les exils et les meurtres. Un décret de l'empereur Arcade , sollicité et obtenu par la faction de l'impiété, résume tout et fait connaître la situation de l'église d'Orient.

« Nous ordonnons, dit-il, que les gouverneurs des provinces empêchent les assemblées illicites de ceux qui , sous prétexte d'orthodoxie, méprisent les églises saintes et sacrées et s'assemblent ailleurs. Nous voulons et ordonnons que l'on chasse de l'église sans pardon ceux qui sont séparés de la communion d'Arsace, de Théophile et de Porphyre et qui ont quelque différend sur ce sujet avec ces trois révérends pères de notre sainte religion. »

Les méchants triomphaient, le mal s'étendait de proche en proche ; de Constantinople il avait passé dans les provinces de l'Orient; la cause de Chrysostome n'était plus une cause particulière et personnelle : c'était désormais la cause des évêques fidèles, il s'agissait de la liberté de l'Eglise et de l'épiscopat.

XXI. Quand le pilote a longtemps et inutilement lutté contre les vents et les flots soulevés, si son gouvernail est. brisé, si la tempête, redouble, si le vaisseau est poussé contre les écueils; c'est alors que, tremblant à la vue du danger dont il est menacé , il élève vers le ciel ses yeux et ses mains pour supplier le Seigneur de venir à son aide. Chrysostome et les saints évêques des églises de l'Orient s'étaient opposés, autant qu'ils l'avaient pu, aux entreprises des méchants. Ils avaient lutté avec courage contre les vents de l'orgueil et les flots tumultueux des ambitions effrénées ; leurs efforts avaient échoué contre les écueils de la perfidie et de l'intrigue soutenue par la puissance des princes. Tout l'Orient était dans la confusion, les évêques étaient exilés, les fidèles catholiques étaient poursuivis et persécutés, et les lois elles-mêmes portées par l'empereur non-seulement toléraient, mais  ordonnaient ces injustes violences. Dans cette cruelle extrémité, tous les yeux se dirigèrent vers la ville éternelle, tous les coeurs s'élancèrent vers le père commun des fidèles, vers l'Évêque des évêques, vers celui qui, parla plénitude de la puissance qu'il a reçue de Dieu de paître et de gouverner toute l'Église, pouvait enfin apporter un remède à tant de maux et rétablir la paix. Les évêques d'Orient, et en particulier Chrysostome , regardaient le Vicaire de Jésus-Christ, le successeur de saint Pierre, comme le pilote sacré de l'Église, comme l'asile inviolable des évêques persécutés, et ils se souvenaient de la protection puissante que saint Athanase en avait reçue, lorsqu'il fut chassé de son siège à diverses reprises par les ennemis de la consubstantialité du Verbe.

XXII. Saint Innocent, natif d'Elbe, était alors depuis deux ans sur le siège de saint Pierre, et édifiait le monde catholique par son zèle ferme et prudent et par le spectacle d'une vertu vraiment apostolique. Ce fut à ce saint Pape que Chrysostome eut recours, mais il fut prévenu par Théophile d'Alexandrie. Ce patriarche, auteur de tout le mal, voulait mettre de son côté l'apparence de la justice. Persuadé de la pleine puissance et de la souveraine autorité du Pape sur toutes les églises, il se hâta d'envoyer à Rome un lecteur avec des lettres par lesquelles il informait saint Innocent I de la déposition de Chrysostome, sans en marquer ni le sujet ni aucune des circonstances. Cette lettre produisit un effet tout contraire à celui qu'il espérait. On soupçonna la justice de sa conduite, on l'accusa de précipitation et de témérité, et surtout on le blâma d'annoncer une affaire aussi grave sans donner de détails sur les circonstances de cette déposition. La cour romaine est patiente, mais surtout elle agit avec une admirable prudence. Innocent retarda sa réponse à Théophile jusqu'à ce qu'il fût plus amplement informé. Trois jours se passèrent ainsi; le lendemain, on vit arriver quatre évêques chargés de trois lettres pour le Pape. Ces évêques étaient : Pansophius de Pisidie, Pappus de Syrie, Démétrius de Galatie et Eugène de Phrygie. Les lettres dont ils étaient porteurs étaient l'une de Chrysostome, l'autre de quarante évêques qui communiquaient avec lui, la troisième de son clergé. Voici le contenu de la lettre du saint exilé à Innocent :

« Au très-pieux, très-révérendissime seigneur et maître, des évêques, salut. Avant de lire le contenu des lettres que j'adresse à votre Sainteté, vous aurez sans doute appris, très-révérendissime Père, les audacieuses choses commises par l'iniquité dans nos provinces; elles sont si graves et si étranges, qu'il n'est aucun lieu de la terre qui n'ait ouï parler d'une si sanglante tragédie. Le bruit qui s'en est répandu a excité partout le deuil et les lamentations. Toutefois, sachant qu'il ne suffit pas de gémir sur les maux, mais qu'il faut les guérir et chercher les moyens d'apaiser cette grande tempête excitée dans l'Église, j'ai cru qu'il était nécessaire de mettre la main à l'oeuvre. C'est pourquoi, à ma demande, les très-vénérables seigneurs Pansophius, Pappus, Démétrius et Eugène n'ont pas hésité à quitter leurs églises, à se confier à la mer et à entreprendre un long voyage. Ces saints évêques, accompagnés des diacres Paul et Cyriaque, prosternés aux pieds de votre Sainteté, vous feront connaître ce qui s'est passé et apprendront de votre bouche les moyens de faire cesser le mal. Que votre Sainteté me permette néanmoins de joindre mon récit à celui qu'ils vous feront de vive voix. » C'est ici que Chrysostome raconte, avec une admirable candeur, les menées de Théophile, les circonstances du conciliabule du Chêne, les accusations portées contre lui, la défection d'une partie de son clergé, gagné par ses ennemis, sa condamnation, son exil, son retour, et enfin son départ pour Cucuse et les troubles excités dans Constantinople. Après cet exposé, Chrysostome ajoute : « Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que ces maux ne sont pas encore finis; au contraire, ils augmentent tous les jours, ils ont passé de Constantinople dans le reste des provinces. Nous sommes devenus la risée des nations, ou plutôt personne, pas même les hommes les plus méchants, ne peut rire de nos misères, tant le mal est grand! Partout les ecclésiastiques se séparent de leurs évêques, les évêques et les peuples sont déjà divisés ou se diviseront bientôt, on ne voit de toutes parts qu'un douloureux enfantement de toutes sortes d'afflictions et un revirement général de toute la terre.

« Je vous conjure donc de faire paraître en cette rencontre la force et la diligence qui vous sont si ordinaires et de vous hâter de guérir les maux de l'Église. Car si on laisse introduire cette coutume pernicieuse, si on souffre qu'un évêque entreprenne sur le diocèse d'un autre , quelque distant qu'il soit; s'il est libre à un évêque de faire comme il l'entend, de déposer, de chasser son collègue selon son caprice, bientôt tout l'univers sera en feu, on ne verra partout que des prélats qui chercheront à se supplanter les uns les autres. C'est pourquoi, très-révérendissime Père, pour éviter ces malheurs, déclarez nul tout ce qui se fait contre moi, en mon absence, par des hommes incompétents, lors même que je ne refusais pas de. comparaître devant un tribunal légitime; ordonnez que ceux qui ont ainsi agi contre les règles de l'Église soient soumis aux peines canoniques; et daignez nous continuer votre amitié. N'ayant été ni convaincu, ni condamné légitimement, n'étant pas coupable, nous vous demandons, très-saint Père, de nous continuer les lettres de votre communion, et toutes ces marques de votre affection, dont nous avons si longtemps joui et qui faisaient notre joie et notre consolation. Que si nos adversaires persistent à nous imputer les crimes pour lesquels, contre toutes les règles, ils nous ont chassé, nous sommes prêt à nous défendre devant un tribunal incorruptible et à prouver notre innocence. Quand vous serez donc pleinement convaincu de la vérité de toutes ces choses par le rapport fidèle que vous en feront nos très-chers et très-religieux frères, nos seigneurs les évêques, nous vous prions de nous rendre tous les offices qui dépendront de votre pouvoir. La grâce que nous recevrons de vous en cette circonstance ne s'arrêtera point à notre personne seulement, mais toutes les églises du monde vous en seront redevables, et Dieu, qui désire la paix des Eglises, vous en donnera la récompense. J'ose en terminant, très-révérendissime et très-saint seigneur et maître, vous souhaiter toutes sortes de prospérités et me recommander à vos instantes prières. »

XXIII. Le Pape se conforma au désir de Chrysostome; dans sa réponse il ne rejetait de sa communion ni l'un ni l'autre parti; il annulait le jugement de Théophile, et il prescrivait un concile d'orientaux et d'occidentaux, auquel on n'admettrait ni amis ni ennemis. Peu de temps après, un prêtre et un diacre de Constantinople arrivèrent à Rome avec des lettres de Théophile adressées au Pape, et les actes d'un concile d'après lesquels il paraissait que trente-six évêques, dont. vint-neuf égyptiens, avaient condamné Chrysostome. Sans aucun égard pour ces accusations qui lui parurent trop peu fondées, le Pape répondit en ces termes : « Mon frère Théophile, nous vous tenons dans notre communion vous et notre frère Jean, comme nous vous l'avons déclaré dans les lettres précédentes, et nous vous répondrons la même chose toutes les fois que vous nous écrirez. Que si on examine légitimement tout ce qui s'est passé par collusion, il est impossible que nous y trouvions une raison suffisante de quitter la communion de Jean. Si donc vous persistez dans votre jugement, présentez-vous au concile qui se tiendra, Dieu aidant, et expliquez les accusations suivant les canons de Nicée; car l'Église romaine n'en tonnait point d'autres. » Ayant ainsi renvoyé les députés de Théophile, le Pape attendit, dans le jeûne et la prière, que Dieu accordât la paix à l'Église. Il adressa cependant à Chrysostome une lettre qui n'est point parvenue jusqu'à nous, et dans laquelle, au rapport de Pallade, il assure le saint exilé de son estime et de toute son amitié, en même temps qu'il l'encourage à supporter les maux qu'il endure pour la cause de la religion et de l'Église. Cette lettre fit grand bruit en Orient, où Démétrius, évêque de Pisimonte en Galatie, un des députés envoyés à Rome par Chrysostome, eut grand soin de la répandre et de la faire publier (1); tant alors était grande l'autorité du pontife romain, tant on était convaincu de sa souveraine suprématie sur toutes les Églises du monde et de la nécessité d'être en communion avec l'Église romaine, sous peine d'être regardé comme hérétique ou schismatique (2) !

XXIV. Les amis de Chrysostome avaient en vain travaillé à changer le lieu de son exil pour le rapprocher de Constantinople. La cour, obsédée par les ennemis du saint évêque, était demeurée sourde à toutes les sollicitations. Chrysostome remercia ses amis de leurs efforts avec grande effusion de cour; il les pria même de cesser leurs poursuites, et accepta avec une humble résignation le lieu, quelque sauvage qu'il fût, où la bonté de Dieu le

 

1. Pallad., in Dialog. — 2 Baron., anno 404.

 

condamnait à passer ses derniers jours. Il demeura un an à Crieuse, se retira en 405 dans la forteresse d'Arabisse, située à vingt lieues de Cucuse, et revint l'année suivante dans son premier exil. Il serait difficile de raconter ici les diverses souffrances qu'il endura pendant ces trois dernières années. Sa santé, qui avait paru se fortifier quelque temps après son arrivée à Cucuse, se trouva bientôt considérablement altérée. Dès le mois d'octobre de l'année 404, la neige couvrait les montagnes, et le froid s'éleva à une rigueur inaccoutumée dans ces déserts. Malgré les soins de Dioscore et de tous ses amis qui, de Constantinople et d'Antioche, fournissaient généreusement à tous ses besoins, il ressentit vivement les atteintes du froid et de la trop grande vivacité de l'air. Il ne pouvait sortir de sa chambre pour respirer, sans en subir de funestes conséquences. Dès cette époque, à part de légers intervalles de convalescence, sa vie ne fut qu'une suite de douleurs et de maladies perpétuelles : sans appétit, vomissant continuellement, éprouvant de violents maux de tète, il passait les nuits dans de fatigantes insomnies. Les hivers surtout de 405 et de 406 le firent cruellement souffrir, au point de le réduire à l'extrémité. Pour comble de malheur, tout le pays était infesté par les courses des Isaures qui le livraient au pillage, à l'incendie et au meurtre. Chrysostome décrit lui-même, dans plusieurs lettres adressées à ses amis, la triste situation dans laquelle il se trouvait.

XXV. « Puisque vous voulez savoir de mes nouvelles, écrivait-il à Olympiade, apprenez que je suis délivré de ma grande maladie, non pas cependant d'une manière si absolue que je n'en ressente encore les restes; j'ai de bons médecins, mais nous manquons ici de remèdes et des autres choses propres à rétablir un corps épuisé. Nous prévoyons même déjà la famine, la peste, et, pour comble de maux, les courses des voleurs qui rendent tous les chemins inaccessibles. C'est pourquoi je vous prie de ne plus envoyer personne ici; car je craindrais que ce ne fût une occasion de faire égorger quelqu'un, et vous savez combien j'en serais affligé. »

Chrysostome fait allusion ici au malheur d'Andronique , serviteur d'Olympiade , qui , en venant par ses ordres à Cucuse , était tombé entre les mains des brigands qui l'avaient dépouillé.

Dans une autre lettre adressée au diacre Théodote, il lui dit : « Je n'ose plus vous attirer ici, tant les maux de l'Arménie sont grands. Quelque part qu'on aille, on voit des ruisseaux de sang, quantité de corps morts, des maisons abattues ou incendiées, des villes ruinées; » et dans une lettre à Polybe : « Les habitants de l'Arménie ressemblent aux lions et aux léopards, qui ne trouvent leur sûreté que dans les déserts. Nous changeons tous les jours de place comme les nomades et les Scythes. Souvent les petits enfants qu'on emporte de nuit, à la hâte, par le grand froid, demeurent morts et glacés dans la neige. » Dans une autre lettre adressée à l'évêque Elpidius, il s'exprime ainsi: « Ce n'est ni le mépris, ni la négligence qui me fait garder envers vous, très-saint évêque, un si long silence; attribuez-le aux malheurs qui nous environnent et dont nous sommes assiégés de toutes parts. Je n'ai ni ne puis avoir aucune demeure fixe : tantôt je suis à Cucuse, tantôt à Arabisse; tantôt je me cache au sein des vallées et des forêts, tantôt au milieu des rochers et des déserts. Tout ici est dans le renversement, la flamme et le fer détruisent les maisons et leurs habitants. Nombre de villes avec tous leurs habitants ont péri; frappés de terreur, nous sommes obligés de changer de gîte à chaque instant; nous souffrons plus que les peines de l'exil et nous n'attendons que la mort. La forteresse qui nous sert de prison n'est pas sûre, elle ne peut se défendre. des assauts des Isaures. En considération de tous ces maux je vous prie, très-pieux et très-révérendissime seigneur, de me pardonner mon retard, et de supplier Dieu qu'il me soutienne au milieu de mes tribulations; vous savez avec quel respect et quelle sincère amitié je vous suis dévoué depuis longtemps. »

XXVI. Au milieu des peines de son exil, Chrysostome semblait s'oublier lui-même pour ne s'occuper que de ses amis. Dans deux cent cinquante lettres qui sont parvenues jusqu'à nous, et qui toutes furent écrites pendant l'exil, il s'intéresse vivement à ce qui les touche, à leur repos et à leur santé , à la tranquillité de leur famille. Par le calme de son âme et la fermeté de sa foi, il rassure leur tendresse alarmée; il les console dans leurs afflictions; il ranime leur courage par le souvenir des biens futurs, et même par l'espérance qu'il leur donne qu'ils le reverront. Au milieu de son désert, il éprouvait le besoin de recevoir de leurs nouvelles; rien n'est plus touchant que l'ardeur avec laquelle il les exhorte dans toutes ses lettres à lui écrire souvent : « J'aurais désiré , dit-il à Hésychius, un de ses amis de Constantinople, que vous m'eussiez prévenu, et qu'en m'écrivant le premier vous m'eussiez donné ce gage d'une amitié vive et ardente; cependant je n'ai pas attendu vos lettres, et je me suis empressé de vous écrire pour vous marquer par là mon tendre attachement. Je vous pardonne très-volontiers voire silence, parce que je suis convaincu que ce n'est point par négligence que vous ne m'avez pas écrit, mais par excès de modestie. Ne craignez donc plus à l'avenir de me témoigner l'amitié due vous avez pour moi en m'écrivant de fréquentes lettres, et en m'apprenant l'état de votre santé. Si vous m'écrivez souvent, quand je serais relégué aux extrémités du monde et dans un lieu encore plus désert, je trouverai dans votre amitié la plus douce consolation; car rien n'est si propre à soutenir l'âme et à la réjouir, que d'aimer et d'être aimé sincèrement : c'est ce que vous savez mieux que personne, puisque personne ne sait mieux aimer que vous. »

« Vous n'ignorez pas, écrivait-il à Marcellin, que je vous mets au nombre de mes amis, accordez-moi la grâce de m'écrire fréquemment, et de me donner des nouvelles de votre santé.»

« Vous n'avez qu'un seul moyen de réparer la faute que vous avez commise en gardant un si long silence, écrivait-il à une dame d'Antioche, appelée Namée; c'est de m'envoyer une foule de lettres. »

Il écrivait à Castus, Valère, Diophante et Cyriace, prêtres d'Antioche : « Plus je recevrai de vos lettres, plus j'éprouverai une consolation sensible dans la terre étrangère que j'habite. En lisant vos lettres, je croirai que vous êtes avec moi, et je me retracerai plus vivement l'idée de votre présence. »

XXVII. Parmi les personnes à qui Chrysostome écrivait du lieu de son exil , il en est une surtout qui plus que les autres était chère à son tueur, c'était sa soeur : « Deux choses m'unissent étroitement à vous, ma soeur chérie, la nature et la grâce. Je vous aime parce que nous avons la même mère; mais surtout je vous révère et je vous aime, parce que, détachée du monde, foulant aux pieds ses vanités, méprisant comme la fumée et la poussière ses honneurs et ses plaisirs, vous vous élancez vers le ciel avec les ailes de la foi et de la piété. Je me réjouis de voir que votre saint élan vers les cieux n'est retardé ni par les soins que vous donnez à votre mari , ni par l'éducation de vos enfants, ni par la sollicitude du ménage, ni par les distractions du siècle. Je me réjouis de voir que tous les liens, toutes les affaires ne peuvent arrêter votre course ardente vers le ciel, et que vous brisez comme des toiles d'araignées tous les obstacles qui pourraient vous retenir. J'avais besoin de vous exprimer ma vive satisfaction de cette conduite; mais surtout j'avais besoin de vous écrire à l'occasion des persécutions que j'ai éprouvées, et. de l'exil auquel je suis condamné. Vous n'aurez pas manqué d'apprendre toutes ces choses, et votre tendresse inquiète a besoin d'être rassurée. Rassurez-vous donc et consolez-vous par la pensée que la vie humaine est un voyage, que la voie des souffrances est le chemin de la vertu, tandis que le vice suit la route des plaisirs. N'ambitionnez pas la prospérité malheureuse des pécheurs, niais gémissez de les voir marcher à leur perte. Ne plaignez pas les gens de bien persécutés; estimez-les heureux, parce que leur patience sera couronnée de gloire et d'immortalité, s'ils souffrent avec résignation; ne soyez pas inquiète sur mon sort, les maux que j'endure ne sont rien à mes yeux, quand je pense à la récompense. Supportez vous-même vos propres maux avec courage; ne vous préoccupez pas trop de moi, mais appliquez-vous à bien élever vos enfants, surtout votre, chère petite Épiphanie. Vous n'ignorez pas l'importance de l'éducation et quelle récompense Dieu accorde aux parents fidèles à ce devoir sacré : c'est par là qu'Abraham et beaucoup d'autres ont acquis une grande renommée, et que Job mérita la couronne. C'est à cela que le bienheureux Paul exhorte sans cesse lés parents : Élevez vos enfants, leur dit-il, dans la crainte et dans l'amour de Dieu.

« Si vous vous conduisez ainsi, sueur chérie., vous vous enrichirez de récompenses immortelles, vous me comblerez d'une joie infinie, j'oublierai tous mes maux, je les regarderai comme rien, je me croirai constamment près de vous et de votre famille, et tout sera pour moi douceur et félicité. »

Quelle âme, quel cœur, quelle foi vive, quel généreux courage brille dans toutes ces lettres! La sueur de Jean eut part à ses douleurs; elle ne devait point revoir son frère; l'histoire se tait sur son compte. Ses amis, les saints prêtres, les saintes veuves Olympiade, Nicarète et Pentadie ne devaient point également revoir le digne pasteur qui les avait si longtemps dirigés dans les sentiers de la foi et de la piété chrétienne.

Quant à Jean, il se trompait lui-même dans l'espoir de son retour : l'Église de Constantinople ne retentira plus des accents de son éloquence, et le tombeau de saint Babylas ne recevra plus ses pieuses visites. Mais avant de raconter les derniers jours d'une si belle vie, disons quelques mots des soins qui l'occupèrent pendant tout, le temps que dura son pénible exil.

XXVIII. Quelque grands que fussent les maux qu'eut a souffrir Chrysostome, sa foi fut toujours aussi vive, sa confiance aussi entière, son amour pour Dieu aussi ardent. Comme le Prophète, il bénissait le Seigneur et il désirait le faire connaître, aimer en tous temps et en tous lieux. Son zèle pour l'honneur de l'Église et le salut des âmes ne l'abandonna pas un seul instant. Ouvrier infatigable, il avait commencé à travailler dès le matin à la vigne du maître; il voulait, jusqu'à la dernière heure, supporter la chaleur et la fatigue.

Les lettres fort nombreuses qu'il écrivit de Cucuse nous le montrent toujours occupé de pensées dignes d'un prêtre fervent et d'un zélé pontife. La matière en est très-variée; c'est un recueil précieux qui nous révèle dans tout son éclat cette âme héroïque que la foi rend triomphante de l'adversité, c'est-à-dire de l'épreuve la plus dangereuse pour une vertu qui ne serait qu'ordinaire.

Plusieurs de ces lettres ont pour objet d'entretenir des rapports d'amitié avec des personnes qui lui étaient restées fidèlement attachées. Telles sont les lettres qu'il adresse à Brison, à Léonce, à Gemelle de Constantinople, à Cythère et à Cartère de Cappadoce, à Anatole, évêque d'Adana , à Candidien, Marcien, Marcellin et Alipe d'Antioche.

XXIX. Les autres sont des lettres de consolation, comme celle à Studius, préfet de Constantinople, sur la mort de son frère; celle à Malchus sur la mort de sa fille. « Je prends une grande part à votre douleur, écrit-il à Malchus, mais en même temps je vous prie, respectable Seigneur, de ne point vous laisser trop abattre par le chagrin. Non, n'attribuez point à vos péchés la mort de votre fille chérie. C'était un fruit mûr pour le ciel, vous l'avez déposée en sûreté entre les mains de notre père commun. Consolez-vous, elle est entrée au bienheureux port, dans cette vie qui ne finit pas. Arrachée à la fureur des flots de la vie présente, elle est à l'abri de tout danger, debout sur le roc immuable où elle a placé tous ses trésors. Méditez ces paroles de consolation, répétez-les à la très-religieuse dame, mère de cette enfant chérie, et faites-en un médicament salutaire qui puisse adoucir sa douleur; supportez vous-même, avec une sainte résignation, la douleur de son absence, et bénissez la main de Celui qui ne nous afflige que pour augmenter nos mérites et les récompenses promises à l'âme humble et résignée. »

Quelques autres lettres sont écrites en faveur des pauvres. Sa bonté était si connue, que, jusque dans le lieu de son exil, les habitants de Constantinople lui écrivaient pour obtenir sa protection. Nous avons une de ces lettres, écrite à une puissante dame de Constantinople, appelée Théodora. Elle avait, dans un mouvement de colère, chassé de sa maison un de ses serviteurs, et Chrysostome la prie, au nom de cet infortuné, de lui pardonner et de le recevoir de nouveau. « Si vous l'avez chassé injustement, lui dit-il, réparez l'injustice qui lui a été faite par l'effet de la calomnie; si c'est justement, consultez les lois de la douceur et accordez-lui un pardon qui vous sera beaucoup plus avantageux qu'à lui-même. »

Chrysostome ne se contentait pas d'écrire des lettres de consolation ou de condoléance; quoique exilé loin de Constantinople , il se regardait toujours , et avec raison, comme évêque et pasteur; la malice de ses ennemis avait bien pu éloigner sa personne du milieu de son peuple; mais elle n'avait pas pu arracher de son coeur l'amour et la sollicitude qu'il avait pour son troupeau chéri. Du fond de son exil, il veillait sur lui; il s'efforçait d'empcher les ravages du schisme, d'affermir les âmes chancelantes et de prémunir les fidèles contre la séduction. La chute de Pélage, que quelques auteurs pensent être l'hérésiarque de ce nom, fit couler ses larmes. Ce solitaire renommé, et qui n'était pas encore tombé dans ses erreurs, avait défendu la cause du saint évêque. Séduit par les ennemis de Chrysostome, entraîné peut-être par l'ambition, il renia ses antécédents et fit cause commune avec les schismatiques, abandonnant ainsi la cause de la justice avant celle de la foi. Saint Chrysostome écrivant à Olympiade gémit sur cette défection : « Quelle douleur j'ai ressentie du malheur du moine Pélage ! La chute d'un homme aussi pieux, aussi saint, qui se laisse séduire et entraîner, doit nous faire comprendre le mérite de ceux qui combattent et qui sont fermes, comme aussi la grandeur des récompenses qui leur sont réservées. »

Pour prévenir ces malheurs, Chrysostome excitait le zèle des prêtres catholiques; il réprimandait ceux qui remplissaient leurs fonctions avec négligence. Deux prêtres de Constantinople, Théophile et Salluste, étaient dans ce cas : ils n'assistaient pas aux assemblées religieuses; Salluste avait prêché seulement cinq fois depuis le mois de juin jusqu'au mois d'octobre, et Théophile M'avait pas prêché une seule fois dans le même intervalle de temps. Chrysostome s'en plaignit dans une lettre.

« J'ai appris avec grande douleur que vous étiez tombés dans la négligence de vos devoirs; que vous n'assistiez pas aux saints offices et que vous négligiez la prédication depuis mon départ; aucune nouvelle ne pouvait être plus triste pour moi dans le lieu de mon exil. Écrivez-moi donc pour vous justifier, ou du moins, si vous êtes coupables, pour me dire que cela n'arrivera plus. N'affligez pas le coeur de votre ami par une paresse indigne du sacerdoce. Une immense récompense est destinée aux couvres du zèle; mais aussi quel châtiment ne vous est pas réservé si vous les négligez! Songez que le serviteur paresseux de l'Évangile fut condamné et puni sévèrement, non pas pour avoir abusé de son talent, mais pour l'avoir enfoui. Eh! tandis que les évêques et les prêtres sont, les uns persécutés, les autres chassés, les autres conduits en exil, comment oseriez-vous rester dans l'inaction? Consolez, par l'activité de votre zèle, mon âme attristée. Autant j'ai de joie d'apprendre les efforts que l'on fait polir le triomphe de la foi et de l'Église, autant j'éprouve de douleur en apprenant que quelqu'un a manqué à ce devoir. Soutenez donc ce pauvre peuple affligé, ce troupeau de Jésus-Christ persécuté, et méritez par vos efforts la récompense que le père de famille a promise aux ouvriers fidèles et diligents. »

La parole de Chrysostome était puissante sur les cœurs. Il donnait à la fois des leçons et des exemples du zèle le plus généreux. Il était chargé non-seulement de Constantinople, mais encore d'Antioche, depuis l'ordination de Porphyre. Les catholiques et les prêtres fidèles de cette ville n'étaient pas moins persécutés que ceux de Constantinople. Les lettres nombreuses qu'il leur adressait pour les exhorter à soutenir avec courage les persécutions, celles surtout écrites à Castus, Valère, Diophante, Cyriaque et Arabius, prêtres d'Antioche, sont un monument de son zèle et de sa charité.

« De même que l'or jeté souvent dans le feu en devient plus brillant, ainsi les âmes, dit-il, jetées dans le creuset des tribulations, en sortent plus pures et plus saintes. Vous le savez, la tribulation opère la patience, et la patience est la mère de tous les biens; c'est un port à l'abri des tempêtes, c'est un roc inaccessible sur lequel l'âme repose en paix; elle est plus forte que l'aimant, plus inexpugnable que les plus épais remparts; à la patience sont attachées d'immortelles récompenses. »

« Je sais, écrivait-il à Chalcidie d'Antioche, je sais que dès votre jeunesse vous avez été éprouvée par diverses tribulations; celle que vous souffrez en ce moment est plus terrible (lue toutes les autres, mais je vous conjure par la très-ancienne amitié que je vous ai vouée, et qui n'est affaiblie ni par la distance des lieux ni par celle des temps, de supporter avec résignation les maux qui sont venus fondre sur vous. Ne perdez pas courage; plus les vents se déchaînent, plus l'orage gronde, plus aussi vous devez vous armer de force et de constance. Souvenez-vous de ces paroles du saint Apôtre : LES MAUX DE CETTE VIE NE SONT RIEN EN COMPARAISON DE LA GLOIRE ET DE LA RÉCOMPENSE QUI NOUS ATTEND. Il y a dans cette vie deux choses principales, les biens et les maux, et ces deux choses n'ont rien de stable ni de permanent; elles passent avec une égale rapidité : à peine ont-elles paru qu'elles disparaissent comme l'ombre. Imitez le voyageur pressé d'arriver à la patrie. Qu'il traverse des prairies émaillées de fleurs ou qu'il gravisse des collines escarpées, il ne s'arrête ni dans un lieu ni dans un autre; il ne s'occupe ni des fleurs ni des épines, il marche toujours avec courage, il se hâte, désireux qu'il est d'arriver au terme du voyage. Imitez son ardeur : ne vous attachez ni aux joies ni aux plaisirs, mais aussi passez avec courage au milieu des tribulations et des peines, n'ayant qu'un seul but , celui d'arriver à la patrie céleste; c'est la seule chose désirable, la seule digne de nous; tout le reste n'est rien. »

Pour encourager une autre pieuse dame d'Antioche, l'illustre Asyncritie, il lui disait : « Si les marchands, pour obtenir un très-modique bénéfice, traversent les mers et affrontent avec courage la fureur des flots; si le soldat, pour une méprisable solde, souffre la faim, la fatigue des voyages et mille privations dans des pays barbares, s'il expose sa vie avec joie, avec quelle ardeur ne devons-nous pas mépriser les joies, les plaisirs, notre vie même, quand il s'agit d'obtenir les récompenses célestes? Quelle excuse aurons-nous si nous vivons dans la lâcheté et la mollesse? Considérez ces récompenses, armez-vous d'un généreux courage, méprisez les choses de ce monde, les honneurs les plus brillants, la fortune la mieux établie, ne considérez toutes ces choses que comme une fumée qui se dissipe, un vain songe qui s'évanouit, une fleur qui s'épanouit et se flétrit dans le même moment. » C'est ainsi que le saint exilé, poussé par son zèle et sa charité, exhortait à la patience évêques et prêtres, veuves et vierges, solitaires, hommes et femmes de tous les âges et de toutes les conditions. Sa sollicitude s'étendait non-seulement à Constantinople et à Antioche, mais en quelque sorte à toutes les Eglises d'Orient.

XXX. Dans les desseins de la Providence, son exil fut très-utile pour la propagation de la foi, qui était sa constante occupation à Constantinople. Les peines de son exil ne lui firent pas abandonner cette sainte entreprise. Les secours abondants qu'il recevait de ses amis de Constantinople et d'Antioche lui fournissaient les moyens d'envoyer des missionnaires chez les peuples idolâtres, dans la Perse, dans la Phénicie, chez les Arabes et chez les Goths. Dans une lettre à sainte Olympiade, il lui recommande de rendre à l'évêque Maruthas, en mission chez les Perses, tous les services qu'elle pourrait, et il la prie de lui faire connaître les progrès de l'Évangile dans ce pays. Dans une lettre au prêtre Nicolas, missionnaire en Phénicie, il l'exhorte à continuer de convertir les infidèles, par lui-même et par tous ceux qu'il pourrait employer, à chercher de nouveaux ouvriers, afin de remplir ce pays d'hommes généreux et zélés. Quelque temps après il fit partir pour ce pays Jean et Géronce, solitaires du diocèse d'Apamée. « Quand le berger, leur dit-il, voit son troupeau menacé, il s'élance avec courage pour le défendre, armé du bâton, de la pierre et de la fronde. Si Jacob souffrit pendant quatorze ans le froid et le chaud; les veilles et les fatigues; si pendant tout ce temps il se soumit à faire l'office de mercenaire pour veiller à la prospérité de pauvres brebis, pensez un pets au zèle que nous devons avoir, aux travaux que nous devons supporter pour empêcher tant d'âmes de périr. Ne craignez donc pas les maux dont vous êtes menacés, bravez les obstacles et les tempêtes, armez-vous d'un saint courage, conduisez avec vous tous les ouvriers dévoués que vous pourrez trouver et partez sans différer. Ne craignez pas; les bâtiments, les chaussures, la nourriture, rien ne vous manquera. J'ai pourvu à tous vos besoins. Vous pourrez vaquer là aux saints exercices de la piété comme dans votre désert; là vous trouverez aussi le jeûne, les veilles et les sacrifices, et de plus le salut d'un nombre infini d'âmes, les récompenses attachées au péril que vous affrontez, des couronnes immortelles. Ecrivez-moi les progrès de la foi, faites-moi connaître vos travaux et vos combats, afin que je puisse m'en réjouir dans le Seigneur. » Chrysostome envoya quelque temps après le prêtre Rufin et Constantius d'Antioche, que Porphyre avait fait exiler.

Le saint évêque était instruit de tout ce qui se passait dans les pays idolâtres; il s'intéressait vivement aux progrès de la foi, à l'extinction du schisme et de l'hérésie; il ne cessait d'exhorter ses missionnaires à s'armer de zèle et de courage et de faire briller à leurs yeux les récompenses éternelles. « Nous ne rendrons pas compte des maux que l'on nous fait souffrir, au contraire, nous en recevrons la récompense; mais aussi nos maux ne pourront justifier notre lâcheté. Paul, au fond d'une obscure prison et chargé de chaînes, accomplissait les oeuvres du zèle; les trois enfants dans la fournaise et Jonas même dans le ventre de la baleine, faisaient monter vers le ciel leurs voeux et leurs prières. »

XXXI. Parmi les missionnaires que Chrysostome envoya en Phénicie, nous remarquons un saint religieux, solitaire dans les montagnes d'Antioche, ancien ami du saint évêque et intrépide défenseur de sa cause: c'est saint Aphraate. On connaît déjà le zèle de ce saint homme, sa noble indépendance, la sainte liberté de sa parole, l'ardeur avec laquelle il combattait l'hérésie et sa génereuse réponse à l'empereur Valens. Lié par une sainte amitié à Chrysostome et à tous ceux qui étaient persécutés pour la foi, il ne l'avait jamais perdu de vue depuis son départ d'Antioche; et tandis que les grands et les riches avaient abandonné l'exilé, Aphraate était resté fidèle. Nous sommes heureux de retrouver à Cucuse, auprès du saint évêque, cet ami dévoué; il était venu apporter à Chrysostome, de la part de Diogène d'Antioche, homme recommandable par sa fortune et ses vertus, une somme d'argent considérable. Mais les secours de ce genre affluaient de toutes parts à Cucuse en si grande abondance, que Chrysostome refusa tout d'abord le don qui était offert. Aphraate, poussé par son amitié, ne lui permit pas de refuser ce qu'il avait apporté de si loin et avec tant de périls. Voyant que ses instances ne réussissaient point, il lui déclara qu'il ne se chargerait pas de ses lettres et qu'il demeurerait à ses côtés jusqu'à ce qu'il l'eût obligé d'accepter. Le saint évêque n'eut pas d'autre parti à prendre; mais en acceptant, il fit demander à Diogène la permission d'envoyer ce secours aux missionnaires qui travaillaient en Phénicie.

Quoique les historiens de la vie de saint Aphraate ne parlent pas de cette circonstance, nous avons cru devoir la rapporter, parce que les traits d'un dévouement aussi généreux sont rares, et qu'ils font honneur en même temps au désintéressement de Chrysostorrie, à la bonté de son coeur et à son zèle pour la propagation de la foi.

XXXII. Cependant le pape saint Innocent Ier, touché des maux de l'Église d'Orient et voulant y apporter un remède efficace, avait réuni en concile les évêques d'Occident. Il fut décidé qu'on assemblerait à Thessalonique un nouveau concile, composé des évêques d'Orient et d'Occident. Les pères prièrent l'empereur Honorius d'en écrire à son frère Arcade; la lettre d'Honorius était ainsi conçue :

« C'est la troisième fois que j'écris à votre Clémence, pour la prier de réparer ce qui s'est fait par cabale contre Jean, évêque de Constantinople; mais il me semble que mes lettres ont été sans effet. Je vous écris donc encore par ces évêques et ces prêtres, ayant fort à coeur la paix de l'Église, d'où dépend celle de notre empire, afin qu'il vous plaise d'ordonner que les évêques d'Orient s'assemblent à Thessalonique; car ceux de notre Occident ont choisi des hommes inébranlables contre la malice et l'imposture, et ont envoyé aux cinq évêques deux prêtres et un diacre de la grande Église romaine. Recevez-les avec toute sorte d'honneurs, afin que, si on leur fait voir que l'évêque Jean a été condamné justement, ils me persuadent de renoncer à sa communion, on qu'ils me détournent de celle des Orientaux, s'ils les convainquent d'avoir agi par malice. Car, pour les sentiments des Occidentaux à l'égard de l'évêque Jean, vous les verrez par ces deux lettres que j'ai choisies entre celles qu'ils m'ont écrites, et qui valent toutes les autres, savoir : celles du pape et de l'évêque d'Aquilée. Mais je vous prie surtout de faire en sorte que Théophile d'Alexandrie assiste au concile, fût-ce malgré lui ; car on l'accuse d'être le principal auteur de tous ces maux. »

XXXIII. Chargés de cette lettre , de celles du pape saint. Innocent et des évêques d'Italie , les députés de l'Occident, accompagnés des quatre évêques Cyriaque, Démétrius, Pallade et Enclysius, partirent pour Constantinople dans les voitures fournies par l'empereur. Leurs instructions portaient que Jean ne devait pas être mis en jugement avant d'être rétabli dans son Église. On espérait par cette résolution voir bientôt renaître la paix et l'harmonie; mais le démon, par le moyen de ses ministres, fit échouer ce projet. Les députés du pape, avant d'arriver à Constantinople, devaient passer à Thessalonique pour remettre des lettres au saint évêque Anysius, ami de Chrysostome comme tous les évêques de Macédoine. Mais au moment où leur vaisseau longeait les côtes de la Grèce pour aborder à Athènes, ils furent arrêtés par un tribun militaire, qui, les ayant remis entre les mains d'un centurion, les empêcha, d'arriver à Thessalonique. On les jette dans deux vaisseaux qui à l'instant font voile vers Constantinople. Poussés par un vent favorable, ils traversent la mer Égée, les détroits de l'Hellespont, et ils arrivent le troisième jour de leur départ en vue de cette ville. Pendant la traversée, on leur avait refusé toute nourriture. lis espéraient arriver bientôt à Constantinople et remettre à Arcade la lettre d'Honorius, mais leur espérance fut vaine. La cour, poussée par la cabale, avait tiré ses plans. Au moment où le vaisseau était sur le point d'aborder, on le fait retourner en arrière, il se dirige vers les côtes de la Thrace, et les députés sont enfermés dans une forteresse maritime nommée Athyra. C'est là que séparés les uns des autres, sans nourriture, sans amis, sans ressources, on leur fit subir toutes sortes de traitements inhumains. Les lettres du pape, du concile et de l'empereur disparurent, et tous les efforts du pape et des évêques d'Occident, pour le rétablissement de la paix, n'eurent d'autre résultat que d'attirer sur les évêques et les prêtres fidèles un redoublement de persécution. Tous les amis de Chrysostome furent proscrits et exilés dans les contrées les plus sauvages et aux confins de l'empire.

XXXIV. Chrysostome, ayant appris dans son exil ce qui se passait et les efforts que l'on tentait en sa faveur, écrivit plusieurs lettres aux évêques d'Occident pour les remercier; entre autres il écrivit à Vénérius de Milan, à Chromace d'Aquilée, à saint Gaudence de Bresce, à Aurélius de Carthage, et à Hesychius de Salone. Il disait à ce dernier: « Quoique relégué aux extrémités du monde et séparé de votre Révérence par des espaces immenses, je vous suis cependant présent au moyen des ailes de l'amitié qui m'unit à vous et qui sait franchir aisément les plus longues distances. Je vous embrasse avec affection sincère, je vous remercie des efforts que vous faites pour pacifier les Églises d'Orient; je vous prie de les continuer jusqu'à ce que le calme succède à la tempête et la paix à la guerre.

« Vous n'avez sans doute pas besoin de mon exhortation, puisque avant de recevoir ma lettre vous avez tenté de si généreux efforts, mais j'ai besoin moi-même de vous exhorter parce que les maux subsistent toujours. Prenez donc courage, je vous en prie, ne cédez pas à l'orage, et tant que subsiste le mal, appliquez-y les remèdes convenables ; plus vous avez eu de combats à livrer, de travaux à subir, plus aussi votre récompense sera grande devant Dieu. » Il écrivit dans le même sens aux autres évêques dont nous avons parlé. La reconnaissance pour les services rendus, le vif attachement qu'il éprouvait pour son peuple, comme aussi le zèle ardent qui consumait son cour si dévoué aux intérêts de l'Église, se montrent également dans les lettres qu'il écrivit aux prêtres et aux évêques d'Orient persécutés à son occasion; nous remarquons surtout ces beaux sentiments dans sa seconde lettre à saint Innocent Ier, écrite la troisième aimée de son exil; nous ne pouvons nous dispenser de la rapporter tout entière.

 

AU SEIGNEUR DES SEIGNEURS, AU TRÈS-PIEUX, TRÈS-RÉVÉREND INNOCENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

« Si notre corps est enchaîné dans un coin obscur de la terre, notre âme, portée sur les ailes de la charité, vole dans tous les pays et jusqu'aux extrémités de l'univers. La grande distance des lieux n'est point capable de m'éloigner de votre piété, et il ne se passe aucun jour que vous ne me soyez présent. Oui, chaque jour j'admire la générosité de votre âme, la sincérité de votre affection et votre inébranlable fermeté; à chaque instant je me rappelle les consolations ineffables dont vous m'avez comblé, et ce souvenir sera pour moi un souvenir éternel. Votre vigilance, très-pieux seigneur et père, s'accroît à mesure que les flots s'élèvent, que les écueils sont plus cachés et que la tempête gronde avec plus de force : ni la distance des lieux, ni le longueur du temps, ni la difficulté des affaires, ne peuvent ralentir votre zèle.

C'est cette considération qui m'engage à vous témoigner ma vive reconnaissance, et à vous dire que ce serait pour moi une grande consolation si je pouvais vous écrire plus souvent. Mais la distance qui nous sépare, le manque d'occasions favorables et sûres, les ravages des barbares qui ferment tous les chemins m'en empêchent. Je vous prie donc, très-pieux Père, d'attribuer le trop long silence que j'ai gardé non pas à la négligence, mais à l’impossibilité; votre piété ne m'accusera pas, mais plutôt elle me plaindra. Loin qu'il y ait négligence de ma part, je voudrais au contraire à chaque instant vous témoigner ma reconnaissance pour les bontés plus que paternelles que vous avez eues à mon égard. Votre piété a fait tout ce qu'il était possible de faire jusqu'ici; et si le succès avait répondu à vos désirs, tous les troubles se

raient apaisés, les fautes corrigées, les scandales réparés; les Eglises jouiraient d'une profonde tranquillité; et au lieu devoir les lois méprisées et les saintes règles de nos pères foulées aux pieds, nous verrions au contraire régner partout l'ordre et une admirable régularité. Mais puisque la malice des hommes a rendu inutiles vos efforts et augmenté encore les troubles et les maux de l'Église au delà de tout ce que l'on peut dire, je conjure votre vigilance de ne point se laisser abattre, de ne point abandonner les hommes méchants à leur perversité, mais de travailler avec courage à guérir nos maux quelque incurables qu'ils paraissent. Rien n'est plus digne de votre zèle. Il  s'agit des intérêts de l'Église universelle; il s'agit de relever les églises renversées, de rendre les peuples à l'unité, de ramener des évêques exilés et de remettre en vigueur les sacrées constitutions de nos pères foulées aux pieds. C'est pourquoi je vous prie, je vous supplie, Père très-saint, de considérer la fureur de la tempête et d'agir avec vigueur pour la calmer. Vous y réussirez, j'en ai la douce confiance. Mais quand même cela n'arriverait pas, vous n'en auriez pas moins de mérite aux yeux du Seigneur; les efforts de votre charité combleraient de consolations infinies ceux qui gémissent sous le poids de l'injustice. Je ne me plains pas des maux que j'endure les maladies, la faim, la guerre, les massacres, l'horreur de la solitude, la terreur inspirée par le glaive des barbares, les mille morts suspendues sur ma tète, rien ne me trouble; votre affection constante, l'amitié sincère et bienveillante que vous me témoignez me fait oublier mes maux et mes périls; elle me console au delà de toute expression. Votre affection est pour moi un mur de défense, un asile inviolable, un port tranquille, un trésor de biens, une source de consolations infinies et de véritable bonheur. Que l'on me chasse encore de Cucuse, que l'on m'exile dans un lieu plus désert encore, rien ne m'épouvante; partout je serai heureux, si je puis me rendre le témoignage que je possède votre affection paternelle. »

Cette lettre, où se peignent si bien l'âme et le coeur de Chrysostome, fut écrite dans l'année 406. Les événements dont nous avons parlé, c'est-à-dire l'injure et les violences faites aux ambassadeurs du pape et des évêques d'Occident, étaient connues de Chrysostome. Il eut la douleur de voir la persécution se ranimer à Constantinople, à Antioche et dans tout l'empire. Les évêques, les prêtres, les pieux fidèles se virent de nouveau en proie aux calomnies, aux injures, aux violences, aux proscriptions et à l'exil. Plus les évêques d'Occident faisaient d'efforts pour pacifier les églises, plus aussi les évêques mercenaires de l'Orient s'agitaient pour faire échouer toute entreprise de paix. Certains catholiques se lassaient, d'autres se plaignaient, quelques-uns se scandalisaient de voir l'oppression des bons et le triomphe des méchants; un certain nombre de fidèles, trompés et séduits par les schismatiques, abandonnaient la bonne cause pour communiquer avec Attique , Théophile et Porphyre.

XXXV. Le saint exilé gémissait sur tous ces malheurs, et ce fut pour consoler les uns, instruire et soutenir les autres, que malgré le délabrement de sa santé, ses craintes perpétuelles et les misères de l'exil, il composa un Traité divin; en vingt-quatre chapitres et qui a pour titre : QUE PERSONNE NE PEUT NUIRE A CELUI QUI NE SE NUIT PAS A LUI-MÊME. Il le composa autant pour se fortifier lui-même dans la tribulation qu'on lui faisait souffrir, que pour fournir à ses amis des motifs de consolation. Il l'envoya à sainte olympiade vers le commencement de l'année 407. Nous voudrions pouvoir le traduire tout entier aussi bien que celui qui a pour titre CONTRE CEUX QUI SE SONT SCANDALISÉS DES MALHEURS ET DES ADVERSITÉS DONT LE PEUPLE ET LES PRÊTRES SONT AFFLIGÉS; mais ce serait trop retarder le récit; nous nous contenterons d'en donner une faible analyse, renvoyant le lecteur à l'original lui-même, dans la persuasion que ces traités sont utiles pour tous les temps, qu'ils conviennent à toutes sortes de personnes, et que rien n'est plus propre à remplir d'une joie spirituelle les personnes les plus accablées d'afflictions. Toute la substance du traité repose sur cette pensée, que le seul mal véritable est le péché, que lui seul porte atteinte à l'âme, que ce que nous appelons maux ou disgrâces, c'est-à-dire la pauvreté, les maladies, les pertes de biens, les calomnies, la prison, l'exil, la mort même ne peuvent nuire à un homme juste, parce que rien de tout cela n'est capable de porter atteinte à la vertu. Il établit sa proposition par les exemples de l'Écriture.

« Quel mal fut-ce pour Abel d'être immolé par la main de son frère et de subir une mort violente et prématurée? Ne fut-ce pas pour lui, au contraire, une occasion qui lui procura une couronne éclatante? Quel mal firent à Jacob la haine et les violentes menaces de son frère , sa fuite, l'exil qu'il subit, la servitude et la faine extrême qu'il souffrit? Joseph, pour avoir été calomnié, vendu, exilé, incarcéré, exposé à la mort, en fut-il moins célèbre? Moïse perdit-il quelque chose pour avoir été trahi et en quelque sorte mille fois lapidé par son peuple? Les prophètes ne furent-ils pas illustrés par les maux que les Juifs leur firent endurer? Les machinations infinies du démon nuisirent-elles au saint homme Job, la fournaise ardente, aux trois enfants de Babylone?

Daniel ne perdit-il pas la liberté et la vie? Élie ne fut-il pas poursuivi, chassé, errant dans les déserts et dévoré par la faim? David ne fut-il pas poursuivi par Saül, attaqué par son fils et accablé de toutes sortes de maux? Jean-Baptiste fut décapité, les Apôtres périrent de divers supplices, et les saints martyrs n'ont-ils pas perdu la vie au milieu des bûchers, par le tranchant du glaive., soirs la dent des lions et au milieu des plus affreuses tortures? Tous ces grands hommes, tous ces saints, ne sont-ils pas devenus plus illustres à proportion des calomnies, des injures dont ils étaient accablés et des tortures qu'ils ont endurées ?

« L'Apôtre ne se réjouit-il pas dans ses souffrances, ne dit-il pas : Loin de moi de me glorifier en autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Et quand il veut célébrer la gloire et l'amour de Jésus-Christ, notre Seigneur et commun Maître, laissant de côté le ciel, la terre, la mer et toutes les autres créatures qui sont a notre usage, prenant la croix entre ses mains, ne s'écrie-t-il pas : DIEU A FAIT ÉCLATER SON AMOUR ENVERS NOUS EN CE QUE, LORS MÊME QUE NOUS ÉTIONS ENCORE PÉCHEURS, JÉSUS-CHRIST EST MORT POUR NOUS. Et quand l'Apôtre saint Jean veut nous parler de l'amour de Dieu pour nous, ne croyez pas qu'il va parler des miracles, des prodiges opérés; il les laisse, et, montrant la croix,

Il s'écrie : DIEU A TANT AIMÉ LE MONDE QU'IL NOUS A DONNÉ SON FILS; et saint Paul ajoute : IL N'A POINT ÉPARGNÉ SON FILS, IL L'A LIVRÉ A LA MORT POUR NOUS SAUVER TOUS.

« Les afflictions ne peuvent donc nuire à personne, elles sont honorables, elles sont même nécessaires. La vie est une arène, un gymnase de patience; c'est un combat, c'est une fournaise ardente. Dieu nous jette dans cette fournaise de l'adversité, c'est afin de nous purifier, d'exciter les lâches, de rendre plus fortes les âmes généreuses, et en même temps de séparer la paille du bon grain. Laissons agir la Providence, contions-nous en sa bonté, ne lui demandons pas raison de sa conduite, pas plus qu'un malade ne demande raison au médecin qui le blesse pour le guérir. Ne soyons pas étonnés des maux que nous voyons dans l'Église; souvenons-nous qu'il y a toujours eu des martyrs de la vérité. Nos souffrances glorifient le Seigneur; elles soutiendront les justes; elles ramèneront les pécheurs; les païens eux-mêmes en ressentiront les bons résultats. Méditez toutes ces choses, frères bien-aimés; considérez les exemples des saints; et animés par cette considération, demeurez fermes et immobiles dans l'attente des biens qui nous sont préparés; ces richesses, ces récompenses seront non pas égales à vos travaux et à vos souffrances, mais infiniment supérieures. Vous recevrez non pas des couronnes périssables, mais des joies et des couronnes immortelles. »

En donnant ce faible aperçu des deux lettres de Chrysostome à ses amis persécutés, nous regrettons de ne pouvoir les reproduire tout entières. C'est le cri du combat, c'est la voix du général qui excite ses soldats, c'est la parole ardente d'une âme toute de foi, embrasée du zèle le plus pur, brûlant d'amour pour Dieu et pour son Église, et heureuse de souffrir: c'est, en un mot, la plus belle apologie connue des persécutions et des souffrances. L'âme de Chrysostome se répand, sa parole vive et pleine de foi fait passer dans les coeurs la sainte ardeur dont il est animé; on le suit , on le comprend , on l'admire, on l'aime, et en terminant on est forcé de s'écrier : HEU REUX CEUX QUI SOUFFRENT PERSÉCUTION, PARCE QUE LE ROYAUME DES CIEUX LEUR APPARTIENT!

XXXVI. Ce cri de la foi, poussé du fond du désert par le saint exilé, avait ranimé le courage et l'ardeur des combattants. Les fidèles de Constantinople, diacres, prêtres et évêques, continuèrent à vivre séparés de la communion des persécuteurs simoniaques , intrus et schismatiques. Le Pape saint Innocent, informé de la déplorable situation de l'Église, avait écrit une lettre au clergé et au peuple de Constantinople. Dans cette lettre, le Père commun des fidèles les console, après avoir gémi sur les désordres et les scènes de scandale qui avaient lieu en Orient. Il déplore l'injustice commise envers Jean, leur évêque et son frère dans l'épiscopat. Il les exhorte à accroître leurs mérites par la patience, et leur fait connaître que bientôt les troubles seront apaisés par l'autorité d'un concile œcuménique. « Attendons un peu, leur dit-il en finissant, et, abrités sous le mur de la patience, espérons de la bonté de Dieu la complète réparation de toutes les injustices. »

Les paroles bénies du Pontife romain étaient aussi venues dans le désert consoler l'illustre exilé. Le saint Pape lui écrivit par le diacre Cyriaque, qu'un juste avait droit d'espérer que son innocence serait enfin mise au grand jour, qu'il devait attendre cette faveur de la bonté de Dieu; qu'en attendant ce moment désiré, il fallait garder son âme en paix, appuyée sur le bon témoignage de sa conscience. « Souvenez-vous de l'exemple des saints qui ont souffert les persécutions; vous savez qu'il n'en est presque aucun qui n'ait été éprouvé par diverses tribulations. Que votre charité donc, très-vénérable frère, se console et se fortifie au milieu de toutes ces épreuves. Les maux que vous endurez vous seront infiniment profitables, et votre âme ainsi purifiée sera conduite au port par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vous regarde et vous considère du haut du ciel. »

XXXVII. La voix du chef de l'Église réjouissait le coeur de Chrysostome. Il espérait que par son autorité les troubles qui divisaient les Églises d'Orient, et qui en particulier désolaient son troupeau chéri, seraient bientôt apaisés ; que les saints évêques exilés pour sa cause seraient rétablis, et que les pieux fidèles qui versaient chaque jour des larmes amères sur son éloignement pourraient enfin soles sa conduite servir en paix le Seigneur et opérer leur salut. Ces douces espérances, il les exprimait encore à sa chère fille Olympiade dans une des dernières lettres qu'il écrivait en 407. « Consolez-vous, lui disait-il, et attendez avec confiance l'heureuse fin de mon exil; ce n'est pas seulement pour vous réjouir que je vous parle ainsi, mais c'est parce que j'ai presque la certitude de mon retour. Je puis me tromper; mais il me semble que s'il n'était pas dans les desseins du Seigneur que je revoie Constantinople, les persécutions que j'ai subies, les voyages pénibles, la faim, la soif, le froid, la chaleur, les maladies de toutes sortes, le manque des choses nécessaires, les craintes, les douleurs, les maux enfin si multipliés que j'ai soufferts m'auraient fait mourir depuis longtemps; et cependant il n'en est pas ainsi, ma santé s'est fortifiée et je me porte mieux que les années précédentes. »

Telles étaient les espérances de Chrysostome; mais, hélas! ces espérances ne devaient pas être réalisées. Dieu permettait sans doute cette illusion afin de lui donner un adoucissement dans ses maux, ou pour le tenir dans une sainte humilité à sa dernière heure.

XXXVIII. Au moment même où le saint exilé écrivait de la forteresse d'Arabisse ces lignes pleines d'espérance à sa chère fille Olympiade, ses ennemis obstinés, Sévérien de Gabales, Atticus de Constantinople, Porphyre d'Antioche et quelques autres , ourdissaient de nouvelles trames contre lui. Il était difficile qu'il en fût autrement. Jamais Chrysostome, même à Antioche et à Constantinople, n'avait été plus illustre; son nom était répété jusqu'aux extrémités de la terre; le récit de ses persécutions, le bruit de ses vertus, retentissaient de toutes parts; le monde enfin était partagé à son occasion : d'un côté, le Pape et la cour romaine, les évêques, les prêtres, les solitaires et les vierges fidèles, la justice, la charité, le zèle, l'amour de l'Église et le dévouement sans bornes; de l'autre, des hommes sans aveu, de viles courtisans, des évêques et des prêtres mondains, poussés par l'envie, agités par l'ambition et parvenus aux honneurs par la cabale et l'intrigue. Cucuse et Arabisse étaient immortalisées. C'est de là que Chrysostome écrivait des lettres qui le mettaient en rapport avec tout ce que l'empire possédait d'hommes vertueux et illustres; c'est là qu'affluaient de tous les lieux de la terre, de Phénicie, de Syrie, de Cilicie, de Constantinople et d'Antioche, les personnages les plus recommandables. Les uns venaient se jeter aux pieds du saint exilé, recevoir de sa bouche des avis et des consolations et se recommander à ses saintes prières; les autres, frappés de sa renommée, ne voulaient pas mourir sans avoir vu un homme aussi illustre; quelques-uns fixaient leur demeure à Cucuse ou dans les environs, se condamnaient à une espèce d'exil volontaire pour être plus rapprochés du saint évêque et jouir de sa conversation; ceux même qui étaient empêchés de venir lui envoyaient leurs domestiques chargés de secours et de présents. C'est à lui qu'avaient recours les évêques, les prêtres et les fidèles persécutés par les deux prélats intrus d'Antioche et de Constantinople. C'est de Gueuse et d'Arabisse enfin que partaient les lettres de direction et d'encouragement adressées aux solitaires et aux prêtres qui évangélisaient l'Arménie, la Gothie, la Phénicie, l'Arabie et la Perse, comme aussi les aumônes nombreuses destinées à soulager les misères des peuples ravagés par la guerre et la peste.

XXXIX. Les ennemis de Chrysostome ne pouvaient être indifférents à tant de zèle et à tant de dévouement. Sa réputation les troublait en excitant en eux les sombres mouvements de l'envie; tout exilé qu'il était, son zèle et sa puissance les faisaient trembler. « Voyez, disaient-ils, combien ce mort est terrible, puisqu'il épouvante encore les vivants et les vainqueurs, et qu'il leur donne plus de terreur que les fantômes n'en donnent aux petits enfants. » Les mouvements des évêques, les démarches que l'on faisait à Rome, et surtout l'arrivée des députés du concile d'Occident, les décidèrent à mettre le comble à leur iniquité. Pour se débarrasser une bonne fois dit saint évêque, ils vinrent trouver l'empereur Arcade. « Jamais, lui dirent-ils, ni l'Église, ni l'Empire n'auront de tranquillité, tant que Jean sera environné de ses amis, tant que Gueuse et Arabisse seront un centre où afflueront les visiteurs. Ces lieux sont trop rapprochés de Constantinople et d'Antioche. Changez donc le lieu de son exil, et ordonnez qu'il soit transporté aux extrémités les plus sauvages et les plus inconnues de votre empire. » Le faible Arcade approuva leur demande, et l'arrêt d'exil ou plutôt l'arrêt de mort fut de nouveau porté contre Chrysostome.

L'Empire ne manquait pas de lieux déserts, de pays barbares, mais aucun ne parut plus propre au dessein des persécuteurs que Pityonte. Cette petite ville ignorée était située à l'extrémité de l'empire romain, dans la Colchide, sur les bords septentrionaux du Pont Euxin, à la frontière des Sarmates, peuples les plus barbares d'entre les Scythes. Pour y arriver depuis Constantinople, il fallait traverser le Pont-Euxin dans toute son étendue, ou, si l'on prenait le chemin de terre, il fallait parcourir un espace de plus de 600 lieues, franchir des fleuves, des déserts, des rochers et des montagnes inaccessibles. Quoique Pityonte fût plus rapprochée d'Antioche de cent lieues, le voyage pour se rendre à la première de ces villes n'en était pas moins impossible, parce qu'il fallait traverser mille déserts et mille contrées habitées par des peuples dont l'histoire connaît à peine les noms.

XL. Chrysostome reçut, avec son calme ordinaire, l'arrêt qui le condamnait à un nouvel exil. Soumis humblement aux volontés du Seigneur, il se consolait dans ses souffrances. « MON COEUR, écrivait-il à Olympiade, COUTE UNE JOIE INEXPRIMABLE DANS LES SOUFFRANCES; IL Y TROUVE UN TRÉSOR CACHÉ. VOUS DEVEZ VOUS EN RÉJOUIR AVEC MOI ET BÉNIR LE SEIGNEUR QUI M'ACCORDE DANS UN TEL DEGRÉ LA GRÂCE DE SOUFFRIR POUR LUI. »

XLI. Deux officiers, chargés de le conduire, arrivèrent à Cucuse. Ils avaient été choisis par les persécuteurs du saint évêque. Dans la crainte que ces deux soldats ne se laissassent aller à des sentiments de compassion à la vue de Chrysostome, et par égard pour sa réputation et sa sainteté, on leur avait promis de l'avancement s'ils parvenaient, à force de violences et de mauvais traitements, à le faire mourir en chemin. Ils n'exécutèrent que trop bien les ordres qu'ils avaient reçus. Leur inhumanité alla si loin, que l'un des deux officiers, voyant Chrysostome affaibli et presque mourant, ne put s'empêcher de lui faire ses excuses, disant qu'ils avaient reçu des ordres; mais l'autre était si brutal, qu'il s'irritait des ménagements de son compagnon, traitait le Saint sans pitié et le faisait marcher sans relâche le jour et la nuit. C'était pour ce soldat impitoyable un plaisir de le faire voyager par les ardeurs brûlantes du soleil, espérant que le saint évêque étant chauve en serait très-incommodé; quelquefois même il se faisait un jeu de l'exposer à la fureur des orages et à une pluie torrentielle. Bien plus, ajoutant l'injure à la cruauté, il s'amusait à voir le saint exilé mouillé jusqu'à la moelle des os, tout ruisselant de pluie et de sueur et se traînant à peine. Tout ce qui peut soutenir les forces dans un long voyage, lui était interdit : une nourriture confortable, les bains si nécessaires dans ces contrées, quelques jours de repos, un logement convenable. Ses guides ne lui permettaient pas de s'arrêter un seul instant dans les lieux où il eût pu trouver des marques de sympathie et quelque soulagement dans ses maux. Ils choisissaient, pour faire halte, les endroits les plus sauvages, les villages les plus pauvres, où l'on trouvait à peine un morceau de pain et quelque masure abandonnée pour y passer deux ou trois heures de la nuit.

XLII. Ce cruel voyage durait depuis trois mois. L'illustre persécuté parvint à Comane, petite ville dans la province du Pont; mais ses forces étaient épuisées. Sans pitié pour lui, sans égard pour sa faiblesse, les gardes le firent passer outre, et parcoururent encore un espace de six milles; mais arrivés dans un réduit dépendant d'une église dédiée à saint Basilisque, évêque de Comane , et martyrisé autrefois avec saint Lucien d'Antioche durant la persécution de Maximien, il fut impossible de continuer la route. Force fut à ses bourreaux de déposer le saint évêque dans l'oratoire du prêtre à qui était confiée la garde des saintes reliques. C'était là que devait se terminer le voyage de Chrysostome; là aussi devaient finir ses maux, son exil et son martyre; là il devait échapper à la rage de ses persécuteurs pour prendre non plus la route de l'exil, mais le chemin de la patrie.

La nuit même de son arrivée dans cette église, pendant que ses gardes réparaient leurs forces pour recommencer le lendemain leurs cruels traitements, et que Chrysostome abandonné à lui-même se recommandait à la bonté, du Seigneur , tout à coup le saint martyr Basilisque lui apparut et lui adressant la parole : PRENEZ COURAGE, MON FRÈRE JEAN, lui dit-il, DEMAIN NOUS SERONS ENSEMBLE. Cette vision le remplit de joie et de consolation; il comprit que la fin de ses maux était arrivée. Dès le lendemain, il pria ses guides de le laisser dans ce lieu jusqu'à onze heures du matin; mais sa prière ne fut point exaucée. Ce fut même pour eux un motif d'accélérer le départ; on l'obligea donc encore de faire trente stades de chemin; mais soit que le mal se fût extraordinairement accru, soit que les gardes se fussent égarés dans la route, soit que Dieu eût touché le coeur de ces barbares afin de donner à son serviteur la consolation de mourir auprès du martyr qui lui avait donné, la nuit précédente, la nouvelle de sa liberté, il fallut revenir au même lieu d'où l'on était parti.

Le saint évêque connaissant que sa fin était proche, voulut donner des marques publiques de sa joie. Il quitta ses habits; il se revêtit, comme aux jours solennels, d'une tunique blanche comme la neige; il prit une chaussure de même couleur, comme pour se préparer aux noces de l'Agneau céleste. Ayant distribué aux assistants le peu de bien qui lui restait, sans oublier les deux soldats qui le conduisaient, il reçut, étant encore à jeun, la communion des sacrés symboles de Notre-Seigneur, c'est-à-dire la sainte Eucharistie. Puis ayant fait sa prière en présence de tous les assistants, il la termina par ces paroles qui résument toute la piété chrétienne, et. qui lui étaient familières : DIEU SOIT GLORIFIÉ DE TOUT; puis ayant dit AMEN, et formé sur lui le signe de la Croix, il étendit doucement les pieds et remit tranquillement son âme entre les mains de Dieu. Il était âgé de soixante ans; sa mort arriva le 14 septembre de l'année 407. Nous nous abstenons ici de toute réflexion. Les faits parlent assez d'eux-mêmes; que le lecteur les médite. Prosterné en esprit dans l'église de saint Basilisque auprès du lit de mort du saint évêque, qu'il s'écrie comme cette voix qui venait du ciel : HEUREUX CEUX QUI MEURENT DANS LE SEIGNEUR; DÈS MAINTENANT ILS SE REPOSERONT DE LEURS TRAVAUX, CAR LEURS OUVRES LES SUIVENT !

XLIII. Dieu tonnait l'iniquité, il pourrait l'empêcher s'il le voulait; mais il ne le fait pas pour des raisons tirées de sa sagesse, de sa puissance et de sa bonté. La sagesse a créé l'homme libre, elle le laisse libre; sa puissance sait tirer la lumière des ténèbres et le bien du mal, et sa bonté permet le triomphe de l'iniquité, afin d'augmenter le mérite de ses saints et de leur préparer une plus magnifique récompense. Si sa justice punissait toujours le crime en cette vie, elle enlèverait à la vertu une partie de son mérite en gênant la liberté; si elle ne punissait jamais, elle ferait douter de la Providence. Que Dieu donc parle ou qu'il se taise; qu'il fasse éclater la foudre ou qu'il répande sur la terre la douce rosée du ciel; qu'il contienne ses vengeances ou qu'il fasse tomber ses fléaux, il est toujours sage, toujours juste, toujours bon, toujours adorable. Les coups mêmes dont il frappe les pécheurs en cette vie sont des grâces de miséricorde qu'il leur fait pour les ramener à lui.

XLIV. Pendant que les tristes événements dont nous avons parlé se passaient à Constantinople et dans les provinces, les pieux fidèles, les prêtres et les saints évêques persécutés, effrayés de tant d'iniquités, tremblant à la pensée des justices divines, levaient vers le ciel leurs yeux et leurs mains, conjurant le Seigneur, non pas de frapper les coupables, mais de les convertir et de les épargner. Leurs humbles prières ne furent point écoutées : Dieu, qui est le juste vengeur de l'innocence opprimée, voulut faire voir que ceux qui se réjouissent du succès de leurs cabales ont une courte et vaine satisfaction, et que, s'il abandonne quelquefois ses saints à la fureur de leurs ennemis quand il veut les purifier par les souffrances, il se réserve aussi le droit de châtier dès cette vie même ceux qui croient sa justice endormie et qui se flattent de l'espérance d'une malheureuse impunité. C'est ce qui arriva; quelque temps après le départ de Chrysostome, la colère de Dieu éclata. Le 30 septembre, le ciel se couvrit tout à coup de nuages menaçants. Bientôt l'éclair sillonna les nues, le tonnerre se fit entendre d'une manière inaccoutumée, la fondre frappait, brisait, consumait tout ce qu'elle rencontrait, une grêle affreuse ravagea Constantinople et les campagnes environnantes; les habitants se crurent à la veille du même malheur qui avait éclaté lors du premier exil de Chrysostome.

Cette tempête affreuse fut considérée comme un châtiment du ciel par les amis du saint exilé; ses ennemis ne virent dans cet événement qu'un effet naturel, un orage semblable à tous ceux qui sont si fréquents sur les eûtes du Bosphore; mais ils ne tardèrent pas à ouvrir les yeux en apprenant la manière tragique dont périrent les principaux persécuteurs. Dès le G octobre suivant, l'impératrice Eudoxie mourut dans les douleurs de l'enfantement, 407. Sa mort fut tellement regardée comme un châtiment de Dieu que, au rapport de l'historien Nicéphore, le peuple croyait encore longtemps après que cette princesse, en punition des troubles qu'elle avait excités dans l'Église, était en mouvement perpétuel dans sa tombe et l'agitait de secousses effrayantes. Cette princesse a joué un assez grand rôle dans cette histoire pour que nous n'ayons pas besoin de dire que l'avarice, la vanité poussée à l'excès, un orgueil démesuré firent tous les malheurs de l'Église et les siens propres : malheureuse de n'avoir pas voulu comprendre que Dieu ne l'avait élevée à la suprême puissance que dans l'intérêt du salut des peuples, plus malheureuse encore d'avoir méconnu les règles de la justice et d'avoir poursuivi de sa haine profonde le saint Pontife qui était le défenseur le plus ardent des droits de l'Église, l'ami des peuples et le plus ferme appui du trône impérial.

Sévérien de Gabales, Acace de Bérée et Antiochus de Ptolémaïde furent bientôt frappés par la mort. Parmi les acteurs de cette cabale, plusieurs furent affligés d'horribles maladies; plusieurs moururent d'une manière étrange. L'un tomba d'un escalier et resta sur la place; l'autre mourut inopinément en exhalant une odeur insupportable. Un troisième eut les entrailles brûlées, le ventre ulcéré et tout le corps rongé de vers, avec une horrible infection.

Enfin le ciel parut ne `vouloir épargner aucun des coupables. Tel eut la goutte précisément au doigt dont il avait souscrit l'inique proscription. Tel, qui avait donné carrière à sa langue effrénée., perdit tout à coup la parole et resta huit mois sur un lit sans pouvoir porter la main à sa bouche. Tel se rompit la jambe en tombant de cheval et mourut sur-le-champ. Plusieurs enfin eurent des accès de frénésie, et croyant voir des bêtes féroces, des barbares armés, des gouffres embrasés ouverts sous leurs pieds, ils poussaient le jour et la nuit des cris effroyables.

XLV. Saint Nil, un des plus illustres solitaires de son temps, donna tous ces fléaux pour autant de châtiments de la persécution exercée contre le saint évêque. Il en écrivit par deux fois à l'empereur. «Comment prétendez-vous, disait-il, voir Constantinople délivrée des maux qui l'affligent, après qu'on en a chassé la colonne de l'Église, la lumière de la vérité, le plus digne organe du Verbe de Dieu, je veux dire le bienheureux évêque Jean? Vous me dites d'interposer le secours de l'oraison; mais comment prierais-je pour une ville en butte à la juste indignation du Tout-Puissant, moi qui suis consumé de tristesse, moi qui ai l'esprit comme aliéné par les affreux excès que l'on continue d'y commettre? Prince, commencez par faire pénitence d'avoir privé cette église des instructions de son incomparable pasteur, et d'avoir cru légèrement sur son compte, je ne dirai point quelques évêques, mais quelques hommes revêtus de l'épiscopat qu'ils profanaient par la fougue de leur passion insensée. »

XLVI. Théophile d'Alexandrie, auteur principal du trouble et des persécutions, suivit de près ses complices dans la tombe. Il mourut le 15 octobre 412, après vingt-sept ans et trois mois d'épiscopat. Ce patriarche était né avec de grandes qualités, il avait beaucoup d'adresse et de courage et jugeait parfaitement les hommes à la simple vue. Il était insinuant, d'une éloquence remarquable, et très-habile dans les sciences philosophiques et mathématiques; mais toutes ces grandes qualités étaient obscurcies par l'orgueil et l'ambition, par l'esprit de chicane, par un caractère trop entreprenant et si emporté, qu'il n'était en quelque sorte pas maître de ses mouvements.

Son épiscopat fut laborieux; il combattit l'idolâtrie, renversa les temples, et en particulier celui de Sérapis à Alexandrie. Il s'employa à la réconciliation des évêques d'Orient et d'Occident; à l'occasion de Flavien, il assista en 394 à un concile de Constantinople, où il fut chargé par Théodose de composer le cycle pascal; à l'occasion des livres d'Origène, il eut beaucoup de part à la dispute qui s'éleva entre Jean de Jérusalem, le prêtre Rufin, qui les soutenaient, et saint Jérôme et saint Épiphane, qui les attaquaient; mais dans cette dispute il fut tantôt pour et tantôt contre. On a dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de Théophile; la postérité ne l'absoudra jamais des massacres et des incendies du désert de Nitrie, de sa liaison avec Porphyre d'Antioche rejeté par le pape et les évêques d'Occident, et surtout de la persécution qu'il suscita contre saint Chrysostome.

L'histoire rapporte qu'il reconnut ses excès après la mort de saint Chrysostome; qu'il écrivit à Atticus de Constantinople de ménager les catholiques. On dit encore que, sur le point de mourir, il fit apporter l'image de saint Chrysostome; qu'il la reçut avec respect comme pour témoigner qu'il se réconciliait avec la mémoire de ce saint évêque. Ce fait, rapporté par saint Jean Damascène, n'est pas incontestable; ce qui est certain, c'est qu'à ses derniers moments Théophile se représentant la longue pénitence de saint Arsène, s'écria en fondant en larmes: QUE VOUS ÊTES HEUREUX, ILLUSTRE ARSÈNE, D'AVOIR TOUJOURS EU LE MOMENT DE LA MORT DEVANT LES YEUX !

XLVII. La course mortelle de Chrysostome était terminée, et avec elle avaient fini les travaux, les craintes, les exils, les privations et les souffrances. A la nouvelle de sa mort, on vit arriver de toutes parts une si grande multitude de vierges, de prêtres, de solitaires, de personnes de tout âge et de toute condition, que l'on regarda comme une espèce de miracle ce concours prodigieux de fidèles venus de la Cilicie, du Pont, de l'Arménie et de diverses autres provinces, pour assister à ses funérailles. Les vierges venaient rendre ce dernier devoir au saint évêque, qui avait si fort relevé par ses éloges l'excellence de leur état angélique; les solitaires honoraient en lui le protecteur, le panégyriste de l'ordre monastique, celui qui l'avait rendu recommandable par ses leçons et ses exemples; les prêtres voyaient en lui l'honneur du sacerdoce et le défenseur intrépide des libertés de l'Église; tous les fidèles enfin avaient pour but d'honorer le prédicateur éloquent de l'Évangile, l'ardent propagateur de la foi, l'ami du pauvre et de l'affligé, un évêque admirable, un vrai saint et un martyr.

Pallade, l'un de ses amis, qui avait souffert le bannissement pour sa cause et qui nous a donné l'histoire de sa vie, se tenait comme assuré qu'il serait un jour honoré en qualité de martyr dans l'Église, parce que non-seulement ceux-là sont martyrs qui subissent la mort pour la foi sous la main des bourreaux, mais encore ceux qui meurent pour la défense des vertus chrétiennes, quelles qu'elles soient.

Les funérailles se firent avec une grande solennité. Tous les pieux fidèles accourus de si loin, et qui représentaient par leur diversité les nombreux amis de Chrysostome répandus dans l'empire, mais surtout à Antioche et à Constantinople, versaient des larmes de joie et de douleur; ils se réjouissaient de la fin de ses combats et de la récompense éternelle que Dieu donnait à ce saint défenseur de la justice ; mais ils versaient des larmes amères en voyant ce corps frappé par la mort, ces yeux éteints et cette bouche éloquente condamnée désormais au silence. lis déplorèrent de voir ce saint évêque mort après tant de souffrances sur le chemin d'un nouvel exil, loin de sa patrie et au milieu des solitudes d'un désert. Le corps inanimé du saint évêque fut porté en triomphe avec une solennité toute religieuse auprès du tombeau de saint Basilisque; c'est là qu'il fut déposé, afin qu'étant associé à sa gloire dans le ciel, il eût aussi part au culte et aux honneurs qu'on lui rendait sur la terre. Ainsi mourut, ainsi fut enseveli à côté des martyrs cet illustre et saint pontife, qui s'était immolé pour Dieu et pour sa gloire. La nouvelle de sa mort porta dans l'empire et dans l'Église le deuil et la consternation. Les évêques et les prêtres le pleurèrent; par sa mort ils perdaient une grande lumière, un défenseur, un modèle et un ami.

Les pauvres, les affligés et les faibles le pleurèrent; ils perdaient leur consolateur et leur père.

Les solitaires, les vierges et les veuves le pleurèrent; on les vit se revêtir d'habits de deuil, se couvrir la tête de cendres, car eux aussi avaient perdu un guide sûr, un père tendre et dévoué. L'Église le pleura; elle perdait en lui un de ses plus grands pontifes, un intrépide et zélé défenseur de la foi.

Les méchants se réjouirent de sa mort; mais qu'importe la joie et le triomphe des méchants? Leur joie est éphémère, leur triomphe ne dure qu'un jour. Chrysostome n'était plus en leur pouvoir, il avait combattu un bon combat, sa course était finie, il avait gardé sa foi pure, il était allé recevoir la couronne de Justice, il avait passé sur la terre en faisant le bien.

XLVIII. Le saint évêque, dont le monde entier pleurait la perte, prêchant un jour à Antioche et expliquant les qualités que doit avoir la charité selon saint Paul, s'écriait : « La mort est un terme à la haine et aux vengeances. Il n'est personne, quelque cruel qu'il soit, quelque féroce qu'on le suppose, qui ne se réconcilie avec la mort. Fût-il aussi dur que le fer, aussi insensible que la pierre, ennemi déclaré et implacable, dès qu'il voit son adversaire frappé par la mort, sa fureur tombe, son coeur est accessible à la pitié; il mêle ses larmes à celles des assistants, et souvent dans les funérailles il est impossible de discerner les ennemis des amis, tant il est vrai que les hommes ont du respect pour la nature qui leur est commune et que tout le monde cède à l'autorité inviolable de ses lois. » Les paroles du saint évêque ne trouvèrent pas leur application en sa personne. Sa mort ne toucha pas le coeur de ses persécuteurs, leur haine n'était pas satisfaite par les calomnies, les outrages et les souffrances sans nombre dont ils l'avaient accablé pendant plus de quatre années consécutives de persécution et d'exil; ne pouvant puis le faire souffrir, ils le poursuivirent au delà du tombeau en cherchant à imprimer à sa mémoire la tache d'une éternelle flétrissure. Hélas! à quels excès n'est pas capable de porter une passion malheureuse, cachée sous le voile d'un faux zèle pour la religion et la discipline de l'Église ! Nous voudrions pouvoir passer sous silence de honteux scandales, mais nous les devons à la vérité de l'histoire; ils pourront du reste servir non-seulement à la gloire du saint évêque dont nous écrivons la vie, mais encore à notre propre instruction. Ceux qui les liront adoreront les secrets desseins de Dieu, ils comprendront la faiblesse humaine, ils gémiront sur l'aveuglement des passions et surtout ils craindront de s'en laisser eux-mêmes dominer.

Dans cette nouvelle persécution contre Chrysostome nous retrouvons de son côté les mêmes défenseurs et contre lui les mêmes adversaires. Sévérien de Gabales, Acace de Bérée, Antiochus de Ptolémaïde, Cyrin de Chalcédoine, Théophile d'Alexandrie, Porphyre d'Antioche et Atticus de Constantinople.

Ces hommes et leurs adhérents, poussés par l'aveuglement de la passion, voulant en quelque sorte justifier leur conduite passée et rendre à jamais abominable la mémoire du saint évêque de Constantinople, refusèrent de placer son nom dans les diptyques sacrés, c'est-à-dire dans le canon ou la liste de recommandation qu'on récitait au saint sacrifice de la Messe en l'honneur de ceux qui étaient morts dans la communion de l'Église catholique. Leur fureur alla plus loin : pour répondre aux vives réclamations des évêques d'Occident, d'Illyrie et d'Orient, Théophile d'Alexandrie publia contre la mémoire du saint évêque un pamphlet rempli de calomnies si atroces, d'injures si grossières, que l'on est tenté de croire que c'est un écrit supposé par les ennemis mêmes de Théophile. Il l'appelle un homme souillé, corrompu, insensé, impie, emporté par la fureur de son esprit tyrannique. C'est l'ennemi de l'humanité, le prince des sacrilèges, un hypocrite, un démon impur, plus méchant que le roi de Babylone, plus criminel que Balthasar! Et tout à coup Théophile, prenant un ton de prophète, s'écrie: Tu SERAS PRÉSENTEMENT COUVERT DE DÉSHONNEUR, ET DIEU TE RÉSERVE UN CHATLHENT ÉTERNEL. LE SEIGNEUR A DIT A HAUTE VOIX : PRENEZ JEAN ET JETEZ-LE DANS LES TÉNÈBRES EXTÉRIEURES. INVENTEZ DE NOUVEAUX SUPPLICES, PARCE QUE L'ÉNORMITÉ DE SON CRIME EST AU-DESSUS DES SUPPLICES ORDINAIRES.

XLIX. C'était trop d'injures et d'iniquité, les persécuteurs avaient mis le comble à la mesure; la voix de Dieu et de l'Église se fit entendre. Le pape saint Innocent, selon le récit de quelques historiens, excommunia l'empereur Arcade et tous les évêques du parti de Théophile; il les obligea à rétablir la mémoire de Chrysostome. Bientôt, comme nous l'avons dit, la mort vint éclaircir les rangs des coupables. L'empereur Arcade mourut huit mois après Chrysostome, à l'âge de trente-un ans, 408. Ce faible empereur, cet indigne fils du grand Théodose, ce disciple infidèle de saint Arsène, emporta dans la tombe la tache honteuse et ineffaçable d'avoir persécuté un des plus grands saints et des plus illustres docteurs de l'Église.

L. La mort des principaux chefs apaisa un peu les esprits. L'inflexible justice de la cour romaine força les plus obstinés. Alexandre, patriarche d'Antioche, successeur de Porphyre, rétablit hautement dans leurs sièges Elpide, évêque de Laodicée, Pappus de Syrie et plusieurs autres amis de Chrysostome; il mit le nom du saint dans les diptyques et exhorta les autres évêques d'Orient à imiter son exemple. Il écrivit même à saint Cyrille d'Alexandrie, neveu de Théophile et son successeur, de se défaire des préjugés qu'il avait reçus de son oncle et de rendre à la mémoire de Chrysostome l'honneur qui lui était dû. Acace de Bérée le suivit dans cette réconciliation. Atticus de Constantinople, après avoir longtemps contesté, se voyant poursuivi par le peuple qui demandait qu'on récitât le nom de son ancien pasteur dans le canon du Saint-Sacrifice, se rendit enfin; il fit sa paix avec le pape et les évêques d'Occident, et s'employa même auprès de saint Cyrille pour l'amener à en faire autant. Le patriarche d'Alexandrie résista pendant quelque temps, mais il céda aux vives instances ou plutôt aux avertissements rigoureux que lui adressa saint Isidore de Péluse, qui, tout évêque égyptien qu'il était, avait toujours soutenu la cause de saint Chrysostome. Dès lors la paix lut rétablie dans toute l'Église, et la mémoire de saint Chrysostome fut en bénédiction.

Mais ce n'était pas assez pour la réparation des scandales et la glorification du saint pontife : Chrysostome avait été calomnié, injurié, exilé par les princes et les grands, par quelques membres du clergé et une partie du peuple; il avait été chassé indignement de son église et du milieu de ses enfants; Dieu voulut, pour rétablir sa mémoire, qu'il rentrât dans Constantinople au milieu des honneurs les plus signalés, et que son retour fût plus magnifique que son départ n'avait été ignominieux. Ce fut alors la réalisation de cette parole de l'Évangile CELUI QUI S'HUMILIE SERA ÉLEVÉ.

LI. Depuis la mort de Chrysostome de grands événements s'étaient passés à Constantinople. L'empereur Arcade était mort, et Théodose le Jeune, son fils, lui avait succédé sur le trône d'Orient. Ce jeune prince était doué de grandes qualités, d'un caractère doux et humain, patient, charitable, humble et mortifié, et d'une piété extraordinaire. Il jeûnait souvent les mercredis et les vendredis, se levait de grand matin, lisait les divines Écritures et s'appliquait à la prière et au chant des psaumes. Cependant, malgré ces grandes qualités qui font les saints, on peut dire qu'il manquait de celles qui font les grands princes. Heureusement pour lui et pour le bien de l'empire se trouvait à ses côtés une femme admirable par son infatigable activité, admirable par la fermeté de son caractère, par les ressources de son esprit et plus admirable encore par la sainteté de sa vie, qui lui a mérité les honneurs que l'on rend aux saints. Cette femme, soeur de l'empereur, était sainte Pulchérie. Petite-fille du grand Théodose, elle avait hérité seule de son génie, et seule, sous le nom de Théodose, son frère, elle gouvernait l'empire.

Nestorius, prêtre d'Antioche, avait succédé sur le siège de Constantinople à Atticus qui, dès l'année 425, était allé rendre compte à Dieu de son intrusion. Nestorius étant tombé dans l'hérésie fut déposé en 431 dans le concile d'Éphèse et remplacé par un prêtre nommé Maximien. Celui-ci mourut en 434 et on élut à sa place Proclus, évêque de Cyzique. Ce pieux évêque, disciple et ami de Chrysostome, devait avoir la gloire de faire la translation de ses reliques. Pendant les trente-trois ans qui s'étaient écoulés depuis la mort du saint, non-seulement son souvenir ne s'était pas effacé dans Constantinople, mais la vénération que l'on avait pour lui s'était accrue de plus en plus. Déjà en 428, première année de Nestorius, on avait solennellement célébré la fête de saint Chrysostome dans la ville et à la cour. Proclus, dès la première année de son pontificat, prononça un discours à la louange du saint, et chaque année il ne manquait pas à ce qu'il regardait comme un devoir de justice, d'amitié et de piété. Enfin arriva le jour marqué dans les desseins de Dieu pour la glorification de son serviteur, pour la consolation des pieux fidèles et la réparation complète de toutes les injustices.

LII. Non-seulement l'empereur Théodose, les princesses Pulchérie, Arcadie et Marine, enfants spirituels de Chrysostome , approuvèrent la translation du corps du bienheureux évêque Jean, mais toute la famille impériaie, dans le dessein de réparer les fautes d'Arcade et d'Eudoxie, voulut faire les frais de cette translation et contribuer à lui donner un éclat proportionné à la sainteté de celui qui en était l'objet, capable d'expier tous les torts et de faire cesser tous les dissentiments. Par ordre de Théodose, une députation choisie parmi les sénateurs et les officiers de l'empire partit de Constantinople pour se rendre à Comane. Après avoir remis à l'évêque du lieu et aux habitants de la ville les lettres que leur adressait Théodose, ordonnant la translation du corps, les députés se mirent en devoir d'exécuter le mandat qu'ils avaient reçu.

LIII. Le tombeau fut ouvert, mais au moment où l'on voulut prendre la châsse d'or qui renfermait les saintes reliques, Dieu signala la sainteté de son serviteur par un miracle : les hommes pensaient peut-être faire une grâce au saint exilé en transférant ses restes sacrés, mais Dieu voulut montrer que les saints n'ont pas besoin de nous, que les honneurs que nous leur rendons, que les prières que nous leur adressons n'ajoutent rien à leur bonheur essentiel, et que tout ce que nous faisons en leur honneur est plus dans notre intérêt que dans le leur. La châsse fut trop pesante, elle demeura immobile, malgré les efforts de ceux qui, pendant plusieurs jours et à diverses reprises, cherchèrent à la soulever. Le saint paraissait ne vouloir point quitter l'exil où il reposait en paix depuis tant d'années. Les députés en écrivirent à l'empereur. Ce prince religieux, frappé du prodige, fit à l'instant venir Proclus. Éclairé par les sages avis et les conseils de ce pieux évêque, il comprit les desseins du ciel. L'injuste arrêt d'Arcade, son père, avait banni Chrysostome de Constantinople; pour réparer l'injustice et le ramener dans la ville, il fallait une prière de sa part. C'est pourquoi il adressa sur-le-champ une lettre dans laquelle il supplie humblement le saint d'avoir pitié de l'empire, de se souvenir de Constantinople et en particulier de l'empereur lui-même, qui est son fils spirituel par le baptême. Il le conjure d'oublier les injures et

 

1. Nicephore, liv. XIV.

 

toutes les injustices de son père, et de ne pas affliger par ses refus une ville qui ne respire qu'après le bonheur de posséder comme le plus précieux des trésors ses saintes reliques.

LIV. C'était en effet la réparation que la justice de Dieu demandait. Dès que l'envoyé de l'empereur fut arrivé à Comane, on déposa la lettre suppliante sur la poitrine du saint exilé , et tout le peuple passa la nuit en prières. Dieu fut touché par les larmes de l'humilité et du repentir, et dès le lendemain la châsse fut enlevée sans difficulté.

LV. Les prêtres chargèrent le fardeau sacré sur leurs épaules et le saint cortège se mit en marche. La nouvelle de cette translation s'était répandue dans tout l'empire. Les prêtres, les solitaires, les vierges, les fidèles de tout âge et de tout rang accouraient de toutes parts sur le chemin, portant dans leurs mains des torches ardentes, chantant des hymnes et des cantiques, et faisant retentir les airs de leurs solennelles acclamations. Ce ne fut à travers les provinces qu'une marche triomphale et telle que jusqu'alors on n'en avait pas vu.

LVI. Dès que le corps saint fut arrivé à Chalcédoine, toute la ville de Constantinople, suivie des peuples d'alentour, s'élança à la rencontre de son ancien pasteur. De l'embouchure du Bosphore à la Propontide, la mer disparut sous la multitude des bateaux qui en sillonnaient les ondes et fut illuminée par des milliers de torches et de flambeaux. La galère impériale reçut le sacré dépôt. Dès qu'il fut abordé au rivage, le char de l'empereur le transporta dans l'église des saints apôtres au milieu des cris de joie, des larmes et des bénédictions de tout un peuple attendri. L'empereur et les princesses étaient. prosternés humblement; puis Théodose, revêtu du manteau impérial et de tous les insignes de sa dignité, s'approcha de la châsse sacrée. Pendant longtemps son front., sa bouche, ses yeux, son visage, y restèrent collés et immobiles. On l'entendit prier avec ferveur et demander pardon pour son père Arcade et surtout pour sa mère Eudoxie. Tout le peuple fondait en larmes. Quand l'empereur se fut relevé, Proclus plaça le corps sur le siège patriarcal, et en ce moment un cri spontané se fit entendre : TRÈS-SAINT PÈRE, s'écriait-on, REPRENEZ POSSESSION DE VOTRE TRÔNE. On dit qu'alors les lèvres du saint, fermées jusque-là, se rouvrirent, et qu'une voix se fit entendre et prononça ces mots : QUE LA PAIX SOIT AVEC VOUS.

LVII. Le saint corps fut placé dans l'enceinte de l'autel pour lui donner rang parmi ceux des saints apôtres et des martyrs, et chaque année l'Église d'Orient et d'Occident célèbre avec une pompe solennelle la fête de saint Jean Chrysostome; elle rappelle sans cesse à ses enfants son humilité profonde, son zèle ardent, sa charité parfaite, son dévouement sans bornes, sa fidélité inébranlable et son détachement de la terre, sa pauvreté d'autant plus admirable qu'elle était volontaire, enfin l'héroïque patience par laquelle il couronna une si belle vie.

La naissance de saint Chrysostome fut illustre, sa pénitence exemplaire, son éloquence victorieuse, son sacerdoce plein de bénédictions, son épiscopat digne d'un apôtre, son exil une véritable liberté, sa mort un martyre et son retour un triomphe.

Il est appelé par différents saints et différents auteurs UNE DES COLONNES DE L'ÉGLISE, LE FLAMBEAU DE LA VÉRITÉ, LA TROMPETTE DE JÉSUS-CHRIST, LE SAGE INTERPRÈTE DES SECRETS DE DIEU, UN ASTRE BRILLANT, LE SOLEIL DE TOUT L'UNIVERS. Saint Augustin lui donne le titre de DOCTEUR ILLUSTRE, TRÈS-ÉCLAIRÉ DANS LA FOI, ÉLEVÉ PAR SON GÉNIE, PROFOND PAR SA SCIENCE ET DONT LA RÉPUTATION ÉTAIT ÉTENDUE PAR TOUTE LA TERRE.

LVIII. Comme la charité dont il fut sur la terre le modèle parfait, Chrysostome vivra éternellement dans le sein de Celui qui est charité (1). Les États et les empires passeront, le ciel et la terre passeront, mais le nom de SAINT JEAN CHRYSOSTOME est immortel, sa gloire et sa récompense ne périront jamais.

 

1. I. Ep S. Joan., IV.

 

 

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