OBSCURITÉ II

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
HOMÉLIE I
HOMÉLIE II
OBSCURITÉ I
OBSCURITÉ II
JEAN, V, 19
MELCHISÉDECH
THÉÂTRE
DERNIERS JOURS
CHARITÉ
JOSEPH
MORT I
MORT II
NATIVITÉ

DEUXIÈME HOMÉLIE. ENCORE SUR L'OBSCURITÉ DE L'ANCIEN TESTAMENT, SUR LA BONTÉ DE DIEU; ET QU'IL NE FAUT PAS S'ACCUSER LES UNS LES AUTRES.

 

ANALYSE.

1. Félicitations aux auditeurs. Que les prophéties restent naturellement obscures jusqu'à leur accomplissement.

2. La traduction : autre cause d'obscurité.

3. Unité de la langue primitive : que la confusion des langues n'est pas impossible à Dieu, mais à l'homme.

4. Problème du langage. Que les plus grands saints ont en besoin de prières. Efficacité de la prière faite en commun

5. Double nature de l'homme.

6. La considération de notre nature, leçon d'humilité.

7. Mélange de la beauté et de la faiblesse dans les ouvrages de Dieu : raison de, ce mélange.

8. Taire ses mauvaises pensées, afin de les étouffer. — S'accuser soi-même au lieu d'accuser autrui.

9. Exemples tirés des deux Testaments.

10. Exhortation à fuir la médisance et à fermer la bouche aux médisants.

 

1. Le bouvier se réjouit, quand il voit son troupeau vigoureux et bien portant; le laboureur se réjouit en voyant grandir les moissons; mais ni le cultivateur n'éprouve autant de joie à la vue de ses champs, ni le bouvier à l'aspect de ses troupeaux, que je conçois , moi, d'allégresse et de contentement, envoyant cette aire auguste se remplir de gerbes spirituelles. Quand tant de pieuses oreilles sont réunies pour recevoir le grain de la parole sacrée, on ne peut manquer de voir bientôt l'épi d'obéissance pulluler et mûrir. Quand on a ouvert le sillon dans une terre grasse et fertile , il n'est pas besoin d'y répandre la semence d'une main bien libérale pour obtenir une abondante récolte : la nature du sol suffit, par elle-même, à multiplier les grains qu'on lui confie. De même lorsqu'on sème dans les âmes religieuses et dociles, épargnât-on même la semence de l'instruction, on verra surgir une riche moisson, grâce à la sagesse des auditeurs qui prévaudra sur le peu de ressources de l'orateur. La même chose est encore vraie de la pêche. Quelque inexpérimentés que puissent être les pêcheurs, s'ils jettent leurs filets dans une anse où les poissons abondent, ils ne restent pas longtemps sans capture, parce que la foule des poissons réunis fait contre-poids à leur inexpérience. Mais, s'il est vrai que dans ce genre de pêche, la multitude du poisson rend souvent la confiance au pêcheur le plus inhabile, à plus forte raison cela sera-t-il vrai pour notre pêche spirituelle. En effet, les poissons ne voient pas plus tôt lancer l'engin dans les flots, qu'ils s'écartent et s'enfuient ; votre conduite, à vous, est toute différente. Voyez-vous quelqu'un se lever et déployer le filet de la prédication; loin de vous éloigner ou de fuir, vous accourez de tous les points afin de vous rapprocher, chacun pousse et coudoie son voisin, afin de se jeter, de tomber avant lui dans le filet. Si jamais nous n'avons retiré notre filet vide, c'est grâce à votre empressement et non à notre expérience. L'autre jour, une langue qui distille un flot d'or pur et raffiné, une bouche d'où le miel découle, nous a bien régalés : je veux parler du bienheureux Paul : mais que dis-je? et quel miel égalerait la douceur de son enseignement spirituel ?

 

463

 

Cependant, puisque votre philosophie ne dédaigne pas même ma pauvreté, ma misère ; puisque, tout en admirant ce qui est sublime, vous ne refusez pas d'entendre le langage de notre faiblesse, je me lève, jaloux d'acquitter la dette que j'ai contractée ce jour-là envers vous, la promesse que la longueur de mon dernier sujet m'a empêché de tenir. Quelle est cette dette? Il faut vous rappeler l'origine de cette obligation, afin que le sujet de mon discours en éclaircisse les développements. Nous recherchions pour quel motif l'Ancien Testament est plus obscur que le Nouveau vous vous en souvenez peut-être : nous en avons déjà donné une raison, à savoir, la férocité de ceux à qui il s'adressait: et nous vous avons produit à l'appui le témoignage de Paul qui dit : « Le même voile reste sur la lecture de l'Ancien Testament, sans être levé, parce qu'il appartient à Jésus-Christ de l'enlever. » Nous avons montré que si le législateur Moïse avait eu un voile, la loi en avait un. autre dans son obscurité : mais ce voile n'est pas plus compromettant pour la loi que l'autre pour le législateur : il atteste seulement la faiblesse de ceux à qui la loi s'adressait. Si Moïse portait un voile, la raison n'en était pas en lui-même, mais chez les Juifs, incapables de soutenir la gloire dont rayonnait son visage. Aussi ôtait-il ce voile pour converser avec Dieu. De même la loi, attendu qu'on ne pouvait pas encore comprendre les dogmes sublimes de la religion parfaite, ceux qui concernent le Christ, ceux d u Nouveau Testament ; attendu que tout cela restait en réserve et comme en dépôt dans l'Ancien Testament; la loi, dis-je, portait un voile, par condescendance pour les Juifs, et pour ménager notre trésor, à nous, afin que ce voile fût enlevé quand le Christ aurait paru et que nous nous serions donnés à lui.

Vous voyez à quel degré d'élévation nous a portés la venue du Christ, qui nous a égalés à Moïse en dignité. Mais peut-être on dira : Pourquoi donc parler aux Juifs, si ce que l'on disait n'était pas clair pour eux? C'était dans l'intérêt de ceux qui devaient venir ensuite. En effet, la dignité de la prophétie consiste, non à rapporter les faits présents, niais à prédire les événements futurs. Or, une prophétie énoncée obscurément s'éclaircit quand elle est réalisée, mais demeure obscure jusque-là. Ainsi donc, les prophéties étaient obscures, à l'époque où elles parurent sous cette forme énigmatique; mais une fois qu'elles furent accomplies, l'événement les rendit plus claires. Vous allez comprendre   qu'une  prophétie ; quoique bien antérieure à l'événement, si elle est énoncée obscurément, reste ambiguë en attendant l'événement : les disciples, eux-mêmes, vont vous rendre cette vérité sensible. « Détruisez ce temple, » disait le Christ aux Juifs (Jean, II,19). Car, attendu qu'ils chassaient ceux qui profanaient le temple par leur trafic, les Juifs lui dirent : « Par quel signe nous montres-tu que tu peux faire ces choses? » A cela il répondit : « Détruisez ce temple et je le relèverai en trois jours. Or il parlait du temple de son corps. » Voilà une prophétie : la croix, la destruction du temple, la résurrection au bout de trois jours: tout cela était encore dans l'avenir. Et voyez quelle allusion frappante il fait à ces deux choses en même temps ! leur audace à eux, sa puissance à lui. Néanmoins ils ne comprirent point ces paroles. Que les Juifs ne les aient pas comprises, cela ne doit pas nous étonner; mais il est dit que les disciples mêmes ne comprirent pas, jusqu'à ce que Jésus ressuscita d'entre les morts : « Et alors ils crurent à l'Ecriture et à la parole qu'avait dite Jésus. »

2. Voyez-vous comment ils eurent besoin des événements réalisés pour l'éclaircissement de la prophétie, et comment les Juifs étaient excusables de ne pas comprendre les prophéties concernant le Christ, avant la venue du Christ? C'est cette venue qui devait les rendre claires et intelligibles. Ecoutez plutôt le Christ lui-même : « Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne seraient pas en faute.» (Jean, XV, 21.) Et comment n'étaient-ils pas en faute, quand les prophéties les avertissaient? C'est que, si elles les avertissaient, elles manquaient de clarté et ne devaient être éclaircies qu'à la venue de celui qu'elles annonçaient. En effet, si dès l'origine elles avaient été intelligibles et claires, il est manifeste qu'ils auraient été en faute dès avant sa venue; mais s'ils n'étaient point alors en faute, il est évident que c'est à cause de l'obscurité, des ténèbres dont les prédictions étaient enveloppées. On ne leur demandait pas de croire au Christ avant que le Christ eût paru.

Alors à quoi bon les prédictions? Afin que, dès l'apparition du Christ, ils trouvassent, sans sortir de chez eux, des maîtres pour les (464) initier; afin qu'ils pussent se convaincre que ce qui se passait n'était point une nouveauté, que l'incarnation n'était point une chose improvisée, mais une chose annoncée de loin et depuis beaucoup d'années, ce qui n'était pas peu propre à les gagner à la foi. Voilà une cause d'obscurité que nous avons fait valoir, dans notre précédent entretien, à l'aide de nombreux témoignages. Pour ne point vous fatiguer en vous répétant les mêmes choses, il faut quitter ce point et passer à une autre raison qui rend l'Ancien Testament, non point obscur ou inintelligible, mais difficile pour nous. Car autre chose est de ne rien comprendre à un texte, et de n'apercevoir que le voile qui le cache; autre chose, d'en trouver le sens, bien qu'avec difficulté.

Quelle est donc cette seconde raison qui rend l'Ancien Testament plus difficile que le Nouveau? C'est que l'Ancien Testament n'est pas écrit dans notre langue nationale ; il est rédigé dans un idiome, on nous le lit clans un autre. Il a été écrit, à l'origine, en hébreu, et c'est par l'intermédiaire de la langue grecque qu'il arrive à notre connaissance : or, la traduction d'une langue dans une autre est une entreprise pleine de difficultés. Ils ne l'ignorent pas, ceux qui sont versés dans plusieurs langues; ils savent qu'il est impossible de faire passer dans un autre langage toute l'énergie de l'expression originale. Voilà une nouvelle cause de la difficulté de l'Ancien Testament. Trois cents ans avant Jésus-Christ, sous Ptolémée, roi d'Égypte, l'Ancien Testament fut traduit en grec : oeuvre bien utile et nécessaire. Car, tant qu'il s'adressait au seul peuple juif, il pouvait rester en langue hébraïque : personne alors ne songeait à ce livre, le reste des hommes étant plongé dans la plus extrême barbarie. Niais aux approches de la venue du Christ, au moment où il allait appeler à lui tout l'univers, non-seulement par les apôtres, mais encore par les prophètes (car les prophètes aussi nous acheminent à la connaissance de la doctrine du Christ), alors Dieu voulut que les prophéties, ces voies, ces avenues jusque-là fermées par l'obstacle d'une langue inconnue, fussent complètement ouvertes au moyen de la traduction, afin que les Gentils, affluant de toutes parts, et suivant sans peine ces chemins, pussent arriver par là jusqu'au roi des prophètes, et adorer le Fils unique de Dieu.

Voilà pourquoi tous les livres de ce Testament ont été traduits avant l'apparition du Christ s'ils étaient restés écrits seulement en hébreu, c'est en vain que David aurait dit : « Demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage, et je mettrai les frontières de la terre en ta possession. » (Ps. II, 8.) Comment cette parole aurait-elle été intelligible pour un Syrien, un Galale, un Macédonien, un Athénien, si l'Écriture était demeurée dans son obscurité primitive ? De même, Isaïe s'écrie « Comme une brebis, il a été conduit pour être égorgé : comme un agneau sans voix devant celui qui le tond (53, 7). » Et ailleurs: « On verra la racine de Jessé, et celui qui se lève pour commander aux nations; en lui les nations espéreront (11, 10.) » Et encore « La terre sera remplie de la connaissance du Seigneur, comme la mer des eaux dont elle est couverte. » (Ibid. V, 9.) David dit encore: « Le Seigneur est monté eu jubilation; le Seigneur, à la voix de la trompette (Ps. XLVI, 6); » et aussi : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que j'aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. » (Ps. CIX, 11.)

3. En conséquence, comme l'Ancien Testament renfermait des prophéties au sujet de la Passion, de la Résurrection, de l'Ascension, de la place assignée à droite, de la seconde venue du Christ, en un mot de tout ce qu'on trouve dans le Nouveau, afin que ces choses ne demeurassent pas ignorées des peuples futurs, et qu'ils ne méconnussent pas la vertu de la prophétie, la grâce de Dieu pourvut à ce que les Écritures fussent traduites avant la venue du Christ, à l'usage non-seulement des Gentils, mais encore de ceux des Juifs qui, dispersés dans toutes les contrées de la terre, auraient oublié la langue hébraïque. Voyez en effet : le Gentil a cru, à la vue des signes destinés aux Juifs. Comment les apôtres, maintenant, auraient-ils pu gagner les Juifs, s'ils n'avaient pu les instruire par la voix d'un de leurs prophètes? Si Paul, entrant dans Athènes, eut besoin d'une inscription gravée sur un. autel et partit de là pour instruire les habitants de cette ville, comptant les réduire plus facilement avec leurs propres armes, ce qui arriva en effet : à bien plus forte raison, quand il parlait aux Juifs, avait-il besoin de l'appui des prophètes pour qu'ils ne l'accusassent pas, eux aussi, de leur (465) prêcher des doctrines étrangères et nouvelles.

Et pourquoi, dira-t-on, n'y avait-il pas une seule langue : cela nous aurait épargné toutes ces difficultés. Il n'y avait qu'une langue autrefois, mon ami; la langage de l'homme était un comme sa nature. A l'origine, il n'y avait point de peuples distincts par leur langue, point d'Indien, de Thrace, de Scythe : tous parlaient le même idiome. Eh bien ! qu'est-il donc arrivé? direz-vous. Il est arrivé que nous nous sommes montrés indignes de ce langage unique, ingrats que nous sommes. Que dites-vous? Nous avons perdu nos droits à un langage? Mais il n'est point d'animal qui n'ait le sien : les brebis bêlent, les- chèvres ont leur cri, le taureau beugle, le cheval hennit, le lion rugit, le loup hurle, le serpent siffle chacune des bêtes a gardé sa voix : moi seul, j'ai été déshérité du langage qui m'appartenait? Bêtes sauvages ou domestiques; animaux apprivoisés ou farouches, tous ont conservé le cri qui leur avait été assigné à l'origine : et moi, leur maître, je suis déchu? leurs prérogatives restent immuables, et moi je me suis vu retirer les présents de Dieu? Et quel crime si énorme ai-je donc commis? N'était-ce pas assez des peines précédemment infligées? Dieu m'avait donné le paradis, et il m'en a chassé. Je menais une vie exempte de peines et de soucis : il m'a condamné aux sueurs et à la fatigue. Sans semer, sans labourer, j'obtenais tout de la terre : il lui a ordonné de produire des ronces et des épines, et il m'a fait retourner dans son sein : il m'a puni de mort; il a puni le sexe féminin en l'assujettissant aux peines et aux douleurs de l'enfantement. Et cela n'a pas suffi pour mon châtiment! Il a fallu encore m'ôter mon langage, me retirer ce privilège, afin que je me détourne de mes parents, de mes frères, comme de sauvages, et que la différence des langues mît obstacle à notre commerce !

J'ai grossi l'objection à dessein, afin que, la solution une fois donnée, la victoire soit plus éclatante. Si Dieu voulait, dites-vous, me dépouiller de tous ces avantages, pourquoi m'en a-t-il investi à l'origine? Voulez-vous que je m'arme de cela même, de l'objection pure et simple pour résoudre la difficulté? Il est si facile. en effet de justifier Dieu, qu'il n'y a besoin de rien ajouter aux objections de notre contradicteur, pour réfuter ses accusations. Pourquoi il m'a donné tous ces biens à l’origine, puisqu'il voulait me les retirer? Je le demande comme vous : s'il voulait vous ôter tout cela, pourquoi vous le donnait-il ? C'est donc parce qu'il ne voulait pas vous ôter ces choses, qu'il vous les a données dans le principe. Qu'est-il donc arrivé? Ce n'est pas Dieu qui vous a repris ses dons, c'est vous qui les avez perdus. Admirez la bonté de Celui qui vous les a faits; et accusez votre propre négligence, à vous qui n'avez pas su conserver ce que vous aviez reçu. Il est donc évident que le coupable n'est pas celui qui a confié le dépôt, mais celui qui a laissé le dépôt périr entre ses mains. Dieu a montré son amour pour vous, sa bonté, son désir de vous obliger, et cela sans y être aucunement forcé ni contraint, sans y être sollicité par vos bonnes oeuvres, sans avoir lieu de récompenser vos efforts; dès qu'il vous eut formé, il se bâta de vous conférer cette prérogative, afin de montrer que ce présent n'était pas une rétribution, mais une pure faveur. Que si vous n'avez pas su garder ce qu'il vous avait octroyé, c'est vous-même qu'il faut accuser, et non votre bienfaiteur.

Est-ce tout ce que nous avons à dire pour la justification du Seigneur? Cette raison, sans doute est suffisante ; mais son infinie bonté, son ineffable charité, nous offrent encore bien d'autres considérations à faire valoir. Nous n'avons pas seulement à alléguer que le présent venait de lui, et que la perte vous est imputable; par là, sans doute, l'auteur du bienfait est déchargé de toute accusation, ou plutôt, il mérite l'admiration la plus grande pour ne pas vous avoir refusé un présent qu'il savait que vous deviez perdre. Mais il y a une autre raison bien plus forte à produire. Quelle est-elle? C'est que, cette perte causée par votre propre négligence, il l'a réparée; ou plutôt, il ne vous a pas restitué seulement ce que vous aviez perdu, il vous l'a encore rendu avec usure. Vous aviez perdu le paradis, il vous a donné le ciel. Voyez-vous de combien le profit surpasse la perte, combien ce trésor est supérieur à l'autre ? Il vous a donné le ciel, d'une part, afin de faire éclater sa propre bonté, de l'autre afin d'affliger le diable, en lui montrant que, quelques piéges qu'il puisse tendre à l'espèce humaine, il n'y saurait rien gagner, puisque Dieu ne cesse de nous faire monter en dignité. Vous aviez donc perdu le paradis, et Dieu vous a ouvert le ciel, vous (466) aviez été condamné à une peine temporaire, - et vous avez été gratifiés d'une vie éternelle; la terre avait reçu l'ordre de porter des ronces et des épines, et le fruit de l'Esprit a germé dans votre âme.

4. Examinez maintenant à quel degré de condescendance la bonté divine a daigné s'abaisser. Voyez ceux qui ont perdu quelque objet : quand bien même ils en reçoivent d’autres plus précieux et plus magnifiques, ils sont portés à rechercher toujours celui qu'ils ont perdu, et à ne pas se tenir pour contents, jusqu'à ce qu'ils en soient rentrés en possession. Aussi, quand vous eûtes perdu le paradis, Dieu, non content de vous donner le ciel, vous donna à la fois et le ciel et le paradis. « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis, » dit-il, (Luc, XXIII, 43), afin de consoler votre âme affligée, non-seulement par de nouveaux dons plus magnifiques, mais encore par la restitution de ceux que vous aviez perdus. Maintenant, si vous le voulez, arrivons à notre sujet, et voyons comment nous avons perdu notre langage. Cette histoire n'est pas d'une médiocre importance pour le salut. Car un pareil exemple est propre à nous rendre plus circonspects à l'avenir. Il faudrait ici tout vous dire : comment à l'origine tous les hommes n'avaient qu'un langage; comment ce langage unique fit place à des langues diverses; jusques à quand dura l'unité, et quand la diversité commença; si l'antique idiome disparut, et fut chassé par d'autres, ou s'il subsista, à côté de ceux qui furent introduits postérieurement; pourquoi, pour quels motifs eut lieu la confusion; ensuite dans laquelle de ces nombreuses langues fut écrit l'Ancien Testament (car c'est pour en arriver là que nous remuons tous ces problèmes) , si ce fut dans la langue ancienne et originelle, ou dans les langues qui s'étaient introduites plus tard. Mais ne craignez rien : si nous ne pouvons acquitter pleinement notre dette aujourd'hui, de toute tisanière nous nous libérerons plus tard.

Pourquoi donc, si nous ne devons pas remplir tous nos engagements dès aujourd'hui, 'tous avoir lu en détail le compte que nous avons à régler? C'est afin que l'attente du paiement entretienne perpétuellement notre souvenir dans vos âmes. L'homme qui a prêté une somme d'argent, et qui a une dette à réclamer, celui-là, à table, à la maison, sur la place publique, au lit, partout, songe et rêve à son débiteur; l'amour de l'argent est cause que cette image est toujours présente à l'esprit du créancier, avec celle de son argent. De même, c'est afin que l'espérance d'être soldés nous maintienne toujours présents à votre esprit, à la maison, sur la place, en quelque lieu que vous soyez, que nous avons fait le compte de nos dettes, sans vouloir nous libérer entièrement dans ce jour, afin de laisser en vous, avec la pensée du paiement à venir, une occasion de reporter vers nous votre souvenir. Car c'est pour nous un grand motif de confiance, que la perpétuité de votre attachement, que la fidèle affection d'un peuple pareil et aussi nombreux. Celui qui a l'affection, en effet, peut compter sur les prières

et quel trésor que les prières ! vous allez en juger.

Paul, ce grand Paul, qui fut ravi ait troisième ciel, qui entendit les paroles ineffables, qui sut fouler aux pieds toutes les attaches de la nature, Paul, vivant déjà dans une sûreté parfaite, avait encore besoin des prières des disciples, et disait : « Priez pour moi, afin  que je sois délivré des infidèles. » (Rom. XV, 30, 31.) Et encore : « Priez, afin que la parole me soit donnée, lorsque j'ouvrirai la « bouche. » (Ephés. VI, 19.) Partout vous le voyez demander les prières des disciples, et leur rendre grâces après les avoir obtenues. Et il ne faut pas me dire que c'est par humilité qu'il recourt aux prières des disciples : il en montre le pouvoir en disant : « Celui qui nous a délivrés de si grands périls, et qui, comme nous l'espérons de lui, nous en délivrera encore, surtout vous nous aidant en priant pour nous, afin qu'un grand nombre rendent grâces pour nous du don qui nous a été fait. » (II Cor. I, 11.)

Si Paul a échappé à des dangers, grâce aux prières de la multitude, comment ne fonderions-nous pas, nous, un grand espoir sur une pareille assistance? En effet, c'est parce que rions sommes faibles, quand nous prions isolément, et plus forts quand nous sommes réunis, que nous nous unissons pour fléchir Dieu, à un grand nombre d'auxiliaires. De même un roi qui vient de condamner un homme à mort, ne se laisse pas facilement désarmer par l'intercession d'une seule personne ; mais si toute une ville vient le supplier, il cède; celui qu'on menait au supplice échappe à sa peine, grâce au nombre de ceux (467) qui sollicitent pour lui, et il est rendu à la vie. Tel est le pouvoir d'une multitude suppliante. Ici même, si nous nous réunissons tous ensemble, c'est afin d'incliner Dieu plus efficacement à la miséricorde. C'est parce que, comme je l'ai dit, nous sommes faibles quand nous prions seuls, que nous nous joignons par un lien de charité pour apaiser Dieu et le rendre propice à nos demandes. Ce n'est pas sans motif que je parle ainsi, et ce n'est pas seulement pour mon intérêt : c'est pour que toujours vous vous empressiez à nos réunions, pour que vous ne disiez pas : Eh quoi ! ne puis-je pas prier chez moi? Sans doute, vous pouvez prier : mais votre prière a plus de pouvoir, lorsque vous êtes uni aux autres membres, lorsque le corps entier de l'Église élève au ciel sa prière d'un seul coeur, les prêtres étant là pour offrir les voeux de la multitude réunie.

5. Voulez-vous savoir quel pouvoir a la prière faite à l'église? Pierre était un jour enchaîné dans une prison et chargé de liens. « Mais l'Église ne cessait de prier pour lui (Act. XII, 5), » et il fut délivré promptement de sa captivité. Qu'y a-t-il donc de plus puissant que la prière, puisqu'elle a rendu service aux colonnes, aux tours de l'église? Paul et Pierre, en effet, étaient pour l'Église des tours et des colonnes : eh bien ! la prière rompit les liens de l'un, et ouvrit la bouche de l'autre. Mais afin que ce ne soit pas seulement tes événements passés, mais encore les faits quotidiens, qui vous fassent connaître la double vertu de la prière, c'est de la prière même adressée par le peuple que je vais maintenant vous entretenir. Si le premier venu s'avisait de vous recommander de prier en votre particulier pour le salut de votre évêque, chacun de vous s'excuserait comme si ce fardeau surpassait ses forces; mais lorsque, réunis tous ensemble, vous entendez le diacre vous adresser la même invitation et vous dire : « Prions pour l'évêque et pour sa vieillesse, et pour qu'il soit assisté, et pour qu'il marche droit dans la parole de vérité, et pour ceux qui sont ici, et pour ceux qui sont partout, » vous ne refusez pas de vous rendre à cette injonction, et vous offrez au ciel une prière fervente, connaissant le pouvoir de votre réunion. Les initiés savent ce que je dis : car la prière des catéchumènes n'a pas à s'occuper de cela, attendu qu'ils n'ont pas encore assez. de crédit : mais vous, c'est pour l'univers, c'est pour l'Église étendue jusqu'aux extrémités de la terre, c'est pour tous les évêques chargés de l'administrer, que le diacre préposé aux prières vous prescrit d'offrir les vôtres; et vous lui obéissez avec zèle, témoignant par votre obéissance même, combien est grande la vertu d'une prière offerte dans l'église par un peuple unanime. Mais revenons à notre proposition, à savoir qu'il n'y avait primitivement qu'un seul idiome.

Qu'est-ce qui prouve cette unité? « Et toute la terre était une lèvre. » (Gen. XI, 1.) La phrase est obscure. Est-ce que la terre a une lèvre? Aucunement. Que signifie donc ce texte, et de quoi parle-t-il? Il ne parle pas de la terre prise comme une chose inanimée, immobile: c'est l'ensemble de l'espèce humaine qu'il désigne par ce nom, par cette allusion à sa nature propre, à la mère de qui elle est sortie. Car cet être double (c'est l'homme que je veux dire), composé de deux substances, l'une sensible, l'autre immatérielle, à savoir, d'une âme et d'un corps, tient à la fois à la terre et au ciel. Par son essence immatérielle il est allié aux puissances d'en-haut, par sa nature matérielle il est uni aux choses de la terre : c'est véritablement le lien qui joint les deux parties de la création. Fait-il ce qui plaît à Dieu : alors on le nomme spirituel, d'un, nom qui n'est point celui de l'âme, mais rappelle une prérogative encore plus glorieuse , l'influence de l'Esprit-Saint. En effet, notre âme ne suffit point aux bonnes oeuvres, si elle est dénuée de cette assistance. Voulez-vous la preuve de ce que j'avance? et que dis-je, elle ne suffit pas aux bonnes couvres? elle ne suffit pas même à comprendre ce qu'elle entend. «L'homme animal ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu. » (I Cor. II, 14.) De même que le nom « de charnel » est donné à l'homme esclave de la chair, ainsi celui « d'animal » est donné à l'homme qui se remet de tout aux raisonnements humains, et ne reçoit pas l'influence de l'Esprit. Mais, comme je le disais, nous sommes appelés spirituels quand nous faisons de bonnes couvres : au. contraire, quand nous péchons, quand nous commettons des fautes, quand nous manquons à la noblesse de notre nature, alors nous prenons te nom de terre qui est celui de notre nature inférieure.

Ici donc, attendu les accusations qui vont suivre contre les constructeurs de la tour, contre ceux qui se laissèrent aller à l'orgueil, (468) qui présumèrent trop d'eux-mêmes, attendu 1a condamnation qui va être prononcée contre ces hommes, nous sommes désignés en cet endroit par le nom de notre nature inférieure «Toute la terre était une seule lèvre. » Et la preuve que Dieu nous appelle ainsi, lorsque nous avons péché, c'est qu'il donne ce nom à Adam après sa faute : « Tu es terre et tu t'en iras en terre. » Et cependant il n'était pas terre seulement, il avait encore une âme immortelle. Pourquoi donc ce nom? Parce que Adam avait péché. Du moins ce n'est pas ainsi que Dieu l'appela lorsqu'il le forma, écoutez plutôt : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; et qu'ils règnent sur les poissons de la mer et sur les animaux de la terre. Et ils inspireront une crainte et un tremblement qui s'étendra sur toute la terre.» Voyez-vous quelles prérogatives attachées à sa nature, quels honneurs, quelles louanges? Mais cela se passait avant le péché : après le péché tout change : « Tu es terre et tu t'en iras en terre. » Ecoutez encore cette allusion de Malachie, ou plutôt de Dieu par la bouche de son prophète : « Voici que je vous dépêche le prophète Elie. » Et pourquoi donc le dépêche-t-il ? « Pour tourner le coeur du père vers son fils. » (Malach. IV, 5, 6.) C'est à cause du terrible, du formidable jugement qui doit arriver : de peur que le juge ne surprenne certains hommes sans défense contre les accusations et ne les condamne ; afin que cette visite et l'annonce de la venue prochaine rende les hommes plus sages. Comme d'ailleurs on néglige volontiers des avertissements donnés il y a longtemps, ce prophète arrive pour nous rafraîchir la mémoire. Mais il nous faut montrer maintenant comment les pécheurs sont appelés « Terre. »

6. Après avoir dit : « Pour tourner le coeur du père vers le fils, » il ajoute : « De peur  que, venant, je ne frappe toute la terre » or, ce sont les pécheurs qu'il frappe. Voyez-vous que les pécheurs sont appelés « Terre? » Ailleurs le prophète, parlant du Christ, s'exprime ainsi : « Il aura les reins ceints de justice, et les flancs enveloppés de vérité. » (Isaïe, XI, 5.) Non que Dieu ait des reins, des flancs la Divinité est incorporelle. Mais le prophète nous fait voir par là l'incorruptibilité, l'infaillibilité du juge : et comment il n'y a autour de lui ni calomniateurs, ni hommes hostiles, comment, il est inaccessible et à la corruption et à l'erreur. Dans les tribunaux de la terre on voit frapper des innocents, et des coupables échapper, car la justice est souvent séduite. Mais quand arrivera le juge équitable et infaillible, celui dont les reins sont ceints de justice et les flancs enveloppés de vérité, tous recevront exacte justice.

« Et il frappa la terre avec la parole de sa bouche » (Ib. 4.). Et pour vous faire entendre qu'il veut parler non de la terre, mais des pécheurs, il ajoute : « Et avec le souffle qui passe par ses lèvres il exterminera les impies. » Voyez-vous qu'ici encore par le mot « terre, » il désigne les pécheurs? En conséquence, quand vous entendez lire que « Toute la terre était une seule lèvre, » il faut vous représenter encore l'espèce humaine : c'est un moyen de nous rappeler notre néant : c'est un grand avantage, en effet, que de considérer de quelle famille on sort, et de savoir de quoi l'on est formé. La considération de notre nature, voilà une suffisante leçon d'humilité; c'en est assez pour étouffer toutes nos passions et faire le calme dans notre coeur. De là ce conseil d'un sage : « Fais attention à toi-même Eccl. XXIX, 27); » songe à ta nature, à ta constitution, cela suffit pour rabattre à jamais ta présomption. Aussi Abraham, ce juste, avait-il toujours cette pensée dans l'esprit, et ne se laissait-il jamais emporter à l'orgueil. Celui qui conversait avec Dieu (tel était le crédit dont il jouissait), celui à la vertu duquel Dieu même rendit hommage, ne craignait pas de dire : « Je suis terre et cendre. » (Genèse, XVIII, 27.)

Un autre, voulant réprimer l'enflure du cœur humain, ne cherche pas pour cela de longs discours, il se borne à nous rappeler notre nature, et il nous réprimande fortement en ces termes : « Pourquoi se glorifier quand on est terre et cendre? » (Eccli. X, 9.) Vous me parlez des enseignements de la mort ? Niais humiliez cet homme pendant qu'il est en vie. Il ne sait pas maintenant qu'il est terre et cendre. Il voit la beauté de son corps, il voit sa puissance, les hommages de ses flatteurs, l'assiduité de ses parasites. Il est revêtu d'habits magnifiques, environné de tout l'appareil du pouvoir; tout cela lui fait illusion et le porte à oublier sa nature. Nous savons que nous sommes terre et cendre ; oui, nous qui sommes dans notre bon sens ; mais lui, il ne s'attend pas à la démonstration que la mort lui (469) réserve, il ne va pas voir les bières, les cercueils de ses ancêtres, il voit. le présent, il ne songe pas à l'avenir. Dès maintenant, instruisez-le qu'il n'est que terre et cendre. Attendez, reprend le Sage . ce n'est pas tout ce que j'enseigne, je veux le rabaisser encore bien davantage, afin qu'il apprenne, lui le présomptueux, à connaître sa bassesse; afin que, dès son vivant, il reçoive un remède. Après ces mots « Pourquoi se glorifier, quand on est cendre? » il ajoute : « Dans sa vie même ses entrailles sont réduites à rien. »

Qu'est-ce à dire? Peut-être cet endroit n'est-il pas clair. Il parle de ces entrailles, de ce ventre plein d'ordures, d'impureté, de puanteur, non pour accuser notre nature , mais pour nous inspirer l'humilité : « Dans sa vie « même ses entrailles sont réduites à rien. » Voyez-vous la bassesse, la fragilité de notre essence? N'attendez pas le dernier jour pour vous convaincre de votre faiblesse. Scrutez l'homme, pendant qu'il est en vie, pénétrez par la pensée dans ses entrailles, et vous verrez tout son néant. Mais ne vous découragez pas : Dieu, n'a pas agi ainsi par haine, mais par ménagement pour nous, afin de nous fournir de grandes raisons d'humilité. Si un homme, bien qu'étant terre et cendre, a osé dire . « Je monterai dans le ciel (Isaïe, XIV, 13), » où son coeur ne se serait-il pas laissé emporter, s'il n'avait été retenu par le frein de sa nature? Ainsi donc, lorsque vous verrez un homme enflé d'orgueil, portant la tête haute , fronçant le sourcil, monté sur un char, menaçant, jetant en prison, envoyant à la mort, persécutant, dites-lui : « Pourquoi u se glorifier quand on est terre et cendre ? Dans sa vie même, ses entrailles sont réduites à rien. »

Cela ne s'applique pas seulement au simple particulier, ruais à celui-là même qui siège sur un trône royal. Ne considérez point sa robe de pourpre, son diadème, ses vêtements dorés mais scrutez sa nature, et vous verrez qu'elle ne le distingue en rien du vulgaire : ou plutôt, si vous le voulez, passez en revue toutes ces choses, robe de pourpre, diadème, habits dorés, et le reste de l'appareil , et vous verrez que la terre encore est la matière de tout cela. « Toute gloire humaine est comme la fleur du foin.» Voilà que tous ces ornements paraissent à leur tour encore plus vils que la terre. Voyez-vous comme notre orgueil est humilié ? Comment toute notre présomption est rabattue parla simple considération de notre nature ? Il suffit de réfléchir à ce que nous sommes, de quoi nous sommes formés, et voilà toute la vanité de nos pensées à terre. Car si Dieu nous a composés de deux substances, c'est afin que la bassesse de la chair rabaisse celui qui se laisse emporter par l'orgueil; et afin que, d'autre part, si nous venons à concevoir quelque pensée indigne des privilèges que Dieu nous a conférés, la noblesse qui est le caractère de l'âme réveille en nous l'ambition d'égaler les puissances célestes.

7. Mais la considération de notre nature n'est pas bonne seulement pour détruire l'orgueil : qu'une autre passion vienne à nous troubler, avarice, amour coupable et désordonné, cela suffit pour en réprimer les ravages. — Par conséquent, lorsque vous voyez une belle femme, aux yeux brillants et doux, aux joues fraîches, au visage empreint d'un charme inexprimable, si elle enflamme vos désirs et excite votre convoitise, songez que c'est de la terre que vous admirez, que c'est de la cendre qui vous enflamme, et le délire sortira de votre âme; dépouillez-la de cette peau qui recouvre son visage, et alors vous verrez le néant de ses charmes. Ne vous arrêtez point à l'apparence, pénétrez plus avant par la peusée, et vous ne trouverez pas autre chose que des os, des nerfs et des veines. Mais ce n'est pas assez. Il faut vous la représenter changée; vieillie, malade, les yeux enfoncés, les joues creuses, et toute cette fleur fanée. Songez à ce que vous admirez, et rougissez de votre goût. Vous admirez de la boue, de la cendre; une poussière vous embrase. Ce n'est pas pour accuser notre nature que je parle ainsi : à Dieu ne plaise ! Ce n'est pas pour la maltraiter, pour la ravaler. C'est pour fournir des remèdes aux malades. Si Dieu l'a faite ce qu'elle est, aussi vile, c'est pour faire éclater et sa propre puissance, et sa sollicitude à notre égard. Il a voulu, d'une part, nous inspirer l'humilité par l'imperfection de notre nature, et réprimer ainsi toutes nos convoitises; de l'autre, montrer sa sagesse, capable de tirer de la fange une pareille beauté: de sorte que, au moment même où je mets si bas notre essence, je dévoile l'industrie du Créateur. En effet, si un sculpteur nous paraît surtout admirable, non quand il expose à nos yeux une belle statue d'or, mais- quand il façonne avec l'argile une (470) image parfaite et accomplie : ainsi rien n'est plus propre à nous faire admirer et louer l'habileté du souverain Artiste, que la beauté imprimée par lui à la cendre, à la boue, que l'art ineffable qui éclate dans la création de nos corps.

Et ce qu'il a fait pour son corps, il l'a fait également pour toute la création. Employant souvent les plus viles essences, il y a mis le signe manifeste de sa propre sagesse, et en même temps il y a mêlé un témoignage de leur originelle infirmité : de telle sorte que tant d'art et de beauté vous fasse admirer le Créateur, et qu'en même temps cette infirmité, cette imperfection de nature vous préserve d'adorer son ouvrage. C'est une belle chose que le soleil dans son éclat; toute la terre en est illuminée; mais la nuit venue, il disparaît. « Qu'y a-t-il de plus brillant que le soleil ? est-il écrit. Et pourtant lui-même disparaît.» (Eccli. XVII, 30.) Et cela peut arriver même pendant le jour. S'il est advenu plus d'une fois que le soleil a disparu en plein jour, c'est afin que vous admiriez en lui l'art du Créateur, sans pourtant adorer un ouvrage sujet à ces défaillances. Vous voyez le ciel, ce corps immense : qu'il est grand, beau, resplendissant, supérieur en éclat à nos propres corps? Mais il n'a pas d'âme. 'Voyez-vous à la fois, la marque de l'artiste, et le signe de l'infirmité ? Voyez-vous comment vous êtes préservé des deux côtés? Dieu a fait de belles choses, afin que vous ne le soupçonniez pas d'impuissance mais pour que vous n'adoriez pas les créatures comme des dieux, il les a rendues faibles par un côté. N'oubliez jamais cela.

Si nous expliquons les Ecritures, ce n'est pas seulement pour que vous compreniez les Ecritures, c'est encore afin que vous redressiez votre conduite. Si vous ne le faites point, nos lectures sont inutiles, nos explications superflues. Comme un athlète qui fréquente la palestre, se frotte d'huile et se fait styler par les mains d'un maître, pourrait s'épargner cette peine si, au moment de la lutte, il doit faire honte à l'enseignement qu'il a reçu : de même vous qui venez ici, apprendre à lutter par tous les moyens contre le diable, si le moment des combats doit être pour vous celui de la chute, pour peu que vous voyiez un beau visage, ou que l'orgueil s'empare de vous, ou que quelque autre mauvaise pensée vous assiège, c'est inutilement que vous êtes venus ici. Souvenez-vous donc de ce qui vous a été dit, non contre notre nature, mais contre les dérèglements de la passion. Ce n'est pas la nature, c'est la passion que nous avons accusée. Par là réprimez en vous la colère, modérez la concupiscence, déracinez l'orgueil.

« Et toute la terre était une seule lèvre, n et il n'y avait qu'un langage pour tous. Nous voici revenus à notre problème. Il ne s'agissait pas, en effet, de la terre, mais de ce fait que tous les hommes avaient le même langage. Mais d'où vient cette expression : « Une seule lèvre? » pour désigner le langage. C'est l'usage de l'Ecriture de nommer ainsi les paroles, le langage. Ce point encore est à éclaircir à cause des hérétiques, de ceux qui accusent la création divine, qui prétendent que le corps est mauvais. L'Ecriture emploie les noms des membres du corps pour désigner les mouvements coupables de la pensée. Par exemple : « Ils ont aiguisé leur langue comme celle d'un serpent; leur langue est une épée tranchante. » (Ps. CXXXIX, 4 et LVI, 5.) Quelques-uns croient que c'est de la langue qu'il s'agit. A. Dieu ne plaise ! il ne s'agit pas de la langue, ouvrage de Dieu, mais de ces paroles meurtrières , homicides , qui blessent plus cruellement que le glaive. « Leur langue est une épée tranchante. Des lèvres trompeuses sont dans leur coeur, et dans leur coeur elles ont dit du mal. » Il n'est pas question ici d'un organe, mais de propos perfides. De même, dans notre passage « Et toute la terre était une seule lèvre, » ne signifie pas que tous les hommes n'avaient qu'une lèvre : « lèvre, » ici, veut dire langage. Car après ces mots : «toute la terre était une seule lèvre, » viennent aussitôt ceux-ci : « Et il n'y avait » qu'un langage pour tous. De même quand l'Ecriture dit : « Leur gosier est un sépulcre ouvert (Ps. V, 11.) », elle n'a pas en vue le gosier, mais les mauvaises paroles, les doctrines de mort auxquelles il livre passage. Car un tombeau est un réceptacle d'ossements et de cadavres. Telles sont, par exemple les bouches de ces hommes qui accusent le Créateur; telles encore les bouches de ceux qui profèrent des paroles obscènes, des invectives, de ceux qui font sortir de leur gosier des propos coupables et empestés.

8. C'est de parfums qu'il faut le remplir, mon cher auditeur, et non de miasmes; il faut en faire un trésor royal, et non un sépulcre (471) de Satan. Si c'est un sépulcre, du moins, fermez-le, afin que la puanteur n'en sorte pas. Vous avez de mauvaises pensées: ne les proférez pas; laissez-les dormir au fond de vous-mêmes, et bientôt elles seront étouffées. Nous sommes mortels, nous concevons souvent bien des pensées coupables, déréglées, impures ; du moins ne permettons pas à ces pensées de se faire jour en paroles, afin que, refoulées, elles languissent et meurent. — Si l'on jette dans une fosse des bêtes féroces d'espèce différente, et qu'ensuite on referme la fosse, elles sont bien vite étouffées; mais pour peu qu'on laisse un faible jour, une issue, on les ranime, on les sauve, on ne fait que les irriter davantage; il en est de même pour les mauvaises pensées. Une fois qu'elles ont pris naissance en nous, si nous avons soin de leur fermer toute issue vers le dehors, nous en avons bientôt raison ; si au contraire nous les laissons s'échapper en paroles, nous les fortifions en leur permettant de respirer par ce canai, et nous tombons de l'habitude des mauvaises paroles dans le gouffre des actions criminelles. Voilà pourquoi le prophète, au lieu de dire simplement:'« Un sépulcre, » a dit : « Un sépulcre ouvert. » C'est la faute dont je parlais tout à l'heure. Non-seulement celui qui profère des paroles honteuses se déshonore lui-même, mais il fait encore le plus grand tort à son prochain, à tous ceux qui le fréquentent. Et de même que, si nous ouvrions les sépulcres, nous remplirions les villes de pestilence; de même si nous laissons les bouches impures s'ouvrir, elles infecteront tous ceux qui seront à leur portée. Il faut donc mettre à la bouche une porte, un verrou et un levier.

Nous avons suffisamment .montré qu'il n'y avait qu'une langue à l'origine : il nous reste à dire d'où vient qu'un si grand nombre aient été plus tard introduites. Mais d'abord appliquons-nous à un sujet plus important pour la conduite : apprenons à notre langue à porter un frein et à fie pas exprimer indistinctement tout ce qui nous passe par l'esprit; à ne pas médire de nos frères, à ne pas mordre; à ne pas déchirer le prochain. Ceux qui mordent le corps sont moins redoutables que ceux qui mordent par les paroles. Ceux-là blessent le corps avec leurs dents; ceux-ci par leurs propos, blessent l’âme et font d'incurables plaies. Mais plus la morsure est cruelle, plus le châtiment et le supplice seront rigoureux. D'ailleurs, ce n'est pas seulement pour cela que le médisant se verra refuser miséricorde, c'est encore parce qu'il n'aura aucun prétexte, vrai ou faux, à produire pour justifier sa méchanceté. Les autres péchés ont des excuses, mauvaises sans doute, mais enfin, ils en ont; par exemple, le fornicateur satisfait sa concupiscence, le voleur remédie à sa pauvreté, l'homicide contente sa colère, le médisant n'a rien à dire pour sa justification. En effet, quel profit se procure-t-il? dites-moi; quel appétit satisfait-il? Le seul principe de sa faute, c'est une jalousie sans excuse, mauvaise ou bonne. — Voilà pourquoi il perd tout titre à l’indulgence. Vous voulez accuser? Je vais vous donner une bonne occasion. Vous voulez médire? Eh bien! dites du mal de vos péchés. « Dis le premier tes péchés, » est-il écrit, « afin que tu sois justifié. » (Isaïe, XLIII, 26.) —  Voyez-vous ce genre de médisance couronné, loué, justifié ? Et ailleurs: « Le juste s'accuse lui-même le premier (Prov. XVIII, 17) ; » lui-même et non autrui. Si vous accusez autrui, vous êtes châtié; si vous vous accusez vous-même, vous êtes couronné. Et pour vous faire bien entendre combien il v a de gloire à accuser ses propres fautes, le Sage dit : « Le juste s'accuse lui-même tout le premier. » Mais s'il est juste, comment est-il accusateur? et s'il est accusateur, comment est-il juste? Le juste ne tombe pas sous le coup de l'accusation. Si le Sage parle ainsi, c'est pour vous apprendre que le pécheur lui-même devient juste, du moment où il accuse ses fautes. Qu'est-ce à dire, Tout le premier? Ecoutez-moi bien.

Dans les jugements il y a deux parties, 1e plaignant et le prévenu; l'accusateur et l'accusé; le suspect et celui qui est hors de cause et la parole est donnée d'abord à l'accusateur, à celui qui est hors de cause. Ici c'est le con . traire. Vous, le coupable, emparez-vous du premier tour de parole, afin d'être justifié n'attendez pas l'accusateur. Bien que votif, ayez rang de prévenu, néanmoins, avant que l'autre partie élève la voix contre vous, hâtez-vous d'accuser vous-même vos fautes. C’est un glaive qu'une langue acérée : ne nous en servons pas pour blesser les autres, mais pour amputer nos chairs malades. Voulez-vous vous convaincre que les justes avaient coutume de médire d'eux-mêmes, et non des autres? Ecoutez Paul qui s'écrie: « Je rends grâces à Celui qui m'a fortifié, au Christ, de ce qu'il m'a estimé fidèle en m'établissant dans son (472) ministère, moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur et téméraire. » Voyez-vous comment il médit de lui-même? Et encore: « Le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier. Et ailleurs enfin: Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu. » (I Tim. I, 12-15; I Cor. XV, 9.)

9. Voyez-vous de quelle façon il s'accuse partout lui-même ? C'est qu'il sait ce que rapporte ce genre d'accusation, et qu'elle produit la justice. Sachant donc qu'il faut s'accuser, il ne se ménage pas les accusations: mais voit-il les autres faire le procès aux défauts d'autrui, considérez avec quelle sévérité il leur ferme la bouche : « C'est pourquoi ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées des coeurs. » (I Cor. IV, 5.) Laissez le jugement à celui qui tonnait les secrets du coeur. Peut-être croyez-vous connaître ceux du prochain: votre jugement est en défaut. « Qui sait les choses de l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui? » (I Cor. II, 11.) Combien parmi ceux qu'on ravale et qu'on méprise brilleront d'un éclat plus vif que le soleil? Combien parmi les grands et les illustres, seront reconnus pour être de la cendre et des sépulcres blanchis? Vous avez entendu comment Paul médit de lui-même, comment il ne cesse de rappeler, d'exagérer, de grossir des péchés pour lesquels il ne devait pas être accusé? Il était, cela est vrai, blasphémateur, persécuteur et téméraire avant le baptême mais le baptême avait effacé ces péchés. Néanmoins il les rappelle, non qu'il dût en rendre compte, mais pour montrer la bonté de Dieu, qui l'avait métamorphosé à ce point, qui, d'un persécuteur, avait tait un apôtre. Que si Paul rappelait ses fautes effacées, à plus forte raison (levons-nous rappeler celles qui ont suivi notre baptême. En effet, quel recours, quelle excuse nous restera-t-il si, tandis que Paul ne cesse do faire mention des péchés qui ne lui sont plus imputables, nous passons sous silence, nous, ceux-là mêmes dont nous avons à rendre compte, et si nous négligeons nos propres fautes, pour nous enquérir curieusement de celles d'autrui. Ecoutez Pierre disant: « Eloignez-vous de moi, parce que je suis un homme pécheur. » Ecoutez comment Matthieu, lui aussi, incrimine sa vie passée, se déclare publicain, et ne rougit pas de divulguer la conduite qu'il avait tenue d'abord. N'ayant aucun reproche à s'adresser depuis le baptême, ces hommes remontaient plus hala, afin de nous apprendre à ne pas nous occuper des misères d'autrui, et à songer aux nôtres, à les repousser constamment dans notre esprit.

Car il n'y a pas, non, il y a pas, pour le rachat des péchés, un remède comparable à cette mention, à cette accusation perpétuelle. C'est par là que le publicain put se décharger de ces fautes innombrables qui lui faisaient dire « Seigneur, soyez-moi propice, à moi , pécheur. » Par là, le pharisien se priva de toute justification, lui qui, au lieu de se représenter ses péchés, accusait l'univers, en disant: « Je ne suis pas comme le resté des hommes qui sont voleurs et injustes, ni comme ce publicain. » De là aussi ce conseil de Paul : « Que chacun éprouve ses propres oeuvres, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans un autre. » (Galat. VI, 4.) — Voulez-vous voir comment, dans l'Ancien Testament même, les justes s'accusent? Ecoutez leurs paroles : elles s'accordent parfaitement avec les précédentes. On lit chez David : « Mes iniquités ont dépassé ma tête : comme un lourd fardeau, elles se sont appesanties sur moi. » (Ps. XXXVII, 5.) Isaïe s'écrie : « Hélas ! Malheur à moi, homme, ayant les lèvres impures. » (VI, 5.)

Les trois enfants, dans la fournaise, ceux qui avaient livré leurs corps au supplice à cause de Dieu, se comptaient eux-mêmes parmi les derniers des pécheurs: « Nous avons péché, nous avons enfreint la loi (Dan. III, 29), » disaient-ils : et pourtant quoi de plus glorieux, quoi de plus pur que ces victimes ! Eussent-ils commis quelques péchés, il eût suffi de cette flamme pour les effacer. Mais ils ne considéraient pas leurs bonnes couvres, ils ne songeaient qu'à leurs fautes. lie même Daniel, après la fosse aux lions, après les innombrables supplices qu'il eut à endurer, continuait à s'accuser lui-même ; mais aucun de ces hommes n'incriminait le prochain. Pourquoi? Parce que celui qui médit d'autrui , irrite le Seigneur; tandis que celui qui médit de soi-même, se le rend propice et miséricordieux; le juste devient plus juste ; le pécheur est mis hors d'accusation et devient digne de pardon.

Instruits de ces vérités, ne nous enquérons  (473) point des défauts d'autrui, mais des nôtres; scrutons notre conscience, passons en revue toute notre existence, interrogeons-nous sur chacun de nos péchés ; et loin (le dire du mal des autres, n'écoutons pas ceux qui voudraient en dire. En effet., à cela aussi un grief , un châtiment redoutable est attaché: « Tu n'accueille« ras pas un propos léger, » est-il écrit. (Exod. XXIII, 1.) On ne vous dit pas : Tu ne croiras pas un propos léger, mais: Tu ne l'accueilleras pas bouche-toi les oreilles, ferme tout passage à la médisance; montre que tu n'es pas moins que l'accusé, toi qui entends l'accusation, armé et en guerre contre celui qui la prononce. Imite le Prophète qui dit: « Celui qui médisait en secret de son prochain , je le chassais. » (Ps. C, 5.) Il ne dit pas : Je ne croyais pas mais je ne le laissais pas même parler, je le chassais , comme un ennemi dangereux.

10. Mais on voit des gens qui se rassurent en tenant ce langage ridicule : Seigneur, ne m'imputez point à péché ce que je n'ai fait qu'entendre. A quoi bon cette apologie? A quoi bon cette excuse? Taisez-vous, et vous êtes déchargé de tout grief; ne dites rien, et vous n'avez rien à craindre. Pourquoi vous créer des embarras, et avec Dieu et avec les hommes ? pourquoi vous exposer à être accusé? pourquoi ajouter à votre fardeau ? Ne vous suffit-il pas d'avoir à répondre de vos propres fautes? faufil que vous vous chargiez encore des péchés d'autrui ? Votre excuse est superfine : ce n'est pas d'avoir entendu que vous rendrez compte, vous êtes responsable de la médisance elle-même. En effet, quand vous ne gardez pas le silence après avoir entendu, vous n'êtes pas punissable seulement pour avoir entendu, vous l'êtes encore comme si vous aviez médit. « D'après vos discours vous serez justifié, » est-il écrit, « et d'après vos discours vous serez condamné. » (Matt. XXII, 37.)

Si je parle ainsi , si j'insiste sur ce point, ce n'est pas dans l'intérêt de ceux dont on médit, mais dans celui des médisants. Celui qu'on diffame n'éprouve aucun dommage, aucun préjudice :au contraire, s'il est calomnié, un dédommagement lui est réservé ; si le propos est vrai, ce n'est pas votre médisance qui lui fait tort : car ce n'est pas sur vos invectives que le juge le jugera. Et même disons-le, au risque d'étonner, il en retirera un grand profit, s'il sait les endurer courageusement, comme le publicain, par exemple; le médisant au contraire, que ses propos soient vrais ou faux, se fait le plus grand tort. Qu'il est perdu, s'il calomnie, c'est ce qu'il n'est pas besoin de démontrer; ruais que même s'il dit la vérité, il rend le juge plus sévère pour lui, en étalant les infirmités du prochain, en causant des scandales, en dévoilant à tous les yeux ce qu'il faudrait cacher, en proclamant les péchés d'autrui, c'est ce dont tout le monde aussi est peut-être convaincu. En effet, si celui qui a scandalisé une seule personne doit être châtié sans rémission, celui qui en scandalise des milliers pas ses mauvais propos, quel châtiment n'encourra-t-il pas? Le pharisien ne mentait pas, il disait la vérité, en appelant publicain le publicain, néanmoins il fut puni.

Pénétrés de cette pensée , mes chers frères , fuyons la médisance: il n'y a pas de péché plus grave, ni qui se commette plus aisément. Comment cela? Parce que rien n'est plus facile que d'enfreindre la loi en ce point; parce que, si l'on n'y prend garde, on s'y laisse promptement entraîner. Pour les autres péchés il faut du temps, de l'argent, de la persistance, des complices, et souvent le temps qui s'écoule en empêche la consommation. Par exemple, quelqu'un a résolu de tuer, de voler, de commettre une injustice; il lui faut beaucoup de travail pour arriver à ses fins, et souvent, grâce à ce retard, il guérit de sa colère, revient de sa passion. criminelle, réprime sa volonté corrompue, renonce à exécuter son projet : il n'en est pas de même pour la médisance: si nous n'avons pas tout notre sang-froid, nous nous y laissons facilement emporter; et nous n'avons besoin ni de temps, ni de délais, ni d'argent, ni d'efforts pour médire : c'est assez de le vouloir, et voilà notre volonté réalisée. Car le ministère de la langue suffit à cela.

Ainsi donc puisque ce mal est si facile à faire, ce péché si obstiné à nous circonvenir, puisque la punition, le châtiment en sont si rigoureux , et le profit nul, ni grand, ni petit, évitons soigneusement cette infirmité, et soignons les misères d'autrui au lieu de les divulguer. Répétons aux pécheurs cette recommandation divine : « Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui seul (Matth. XVIII , 15) ; » ainsi plus le reproche sera tenu secret, plus la guérison sera facile. Ne mordons point , et ne suçons point les plaies d'autrui : n'imitons pas les mouches, mais les abeilles. Les mouches se posent sur les plaies (474) et mordent: les abeilles volent sur les fleurs. Aussi les unes font des rayons, tandis que les autres causent des maladies aux corps sur lesquels elles se posent: les unes sont un objet de dégoût, les autres un objet d'amour et de louanges. Et nous aussi , par conséquent, préparons notre âme à voler vers la prairie de la vertu des saints, enivrons-nous du parfum de leurs bonnes couvres, et ne mordons point les plaies du prochain; que si nous voyons d'autres personnes tomber dans cette faute, fermons-leur la bouche, dressons devant elles l'épouvantail du supplice, et rappelons-leur les liens qui les unissent à leurs frères. Si elles ne veulent pas céder, appelons-les mouches, afin qu'au moins la honte de s'entendre nommer ainsi les arrache à leur détestable habitude , et que, revenues de cette occupation perverse, elles s'appliquent de tous leurs soins à sonder leurs propres infirmités. De cette manière, ceux qui ont failli se relèveront au souvenir de leurs fautes non divulguées; ceux qui se représenteront constamment leurs propres misères s'en déchargeront facilement, parce que le souvenir de leurs péchés précédents les rendra plus lents à en commettre de nouveaux: enfin , ceux qui auront toujours devant les yeux, le mérite des saints, contracteront un grand empressement à les imiter; et quand nous aurons ainsi redressé tout le corps de l'Eglise, nous pourrons, avec tous ceux qui sont ici , entrer clans le royaume des cieux, auquel puissions-nous tous parvenir, par la grâce et, la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec lequel gloire au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

 

Traduit par M. X***

Haut du document

 

 Précédente Accueil Remonter Suivante