Matthieu 25,1-31

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HOMÉLIE LXXVIII

« ALORS LE ROYAUME DES CIEUX SERA SEMBLABLE A DIX VIERGES, LESQUELLES AYANT PRIS LEURS LAMPES S’EN ALLÈRENT AU DEVANT DE L’ÉPOUX. OR, IL Y EN AVAIT CINQ FOLLES ET CINQ SAGES.- CELLES QUI ÉTAIENT FOLLES, AYANT PPRIS LEURS LAMPES, NE SE POURVURENT POINT D’HUILE. LES SAGES, AU CONTRALRE, PRIRENT DE L’HUILE DANS LEURS VASES AVEC LEURS LAMPES ». ( CHAP. XXV, 1, 2, 3, 4, JUSQU’AU VERSET 34.)

ANALYSE.

1. Parabole des dix vierges. — Ce que signifie l’huile dont il est question dans cette parabole.

2. Combien il est avantageux que nous ignorions l’heure de notre mort, parabole des talents ; comparaison de cette parabole avec celle qui est rapportée au chapitre XIXe de saint Luc.

3. et 4. Combien nous devons ménager le temps de cette vie pour notre salut. — Du compte exact que Dieu nous fera rendre à son jugement. — Que chacun a reçu quelque talent qu’il doit faire profiter. — Du zèle que nous devons avoir pour le salut des autres. — Quelle vigilance nous devons avoir sur nos paroles et à quel usage Dieu nous adonné une langue. — Que nous devons travailler à nous rendre semblables à Jésus-Christ. — Par quels moyens nous le pouvons faire.


 

1. Ces paraboles, mes frères, que le Sauveur nous propose dans ce chapitre, sont fort semblables à celles qu’il nous a proposées dans le chapitre précédent du serviteur prudent et fidèle, et de cet autre qui dissipa le bien de son maître avec des ivrognes, et qui traita outrageusement ceux qui lui étaient soumis. Ces quatre paraboles n’ont toutes que le même but, quoiqu’elles y tendent par des voies différentes. Elles nous portent toutes à pratiquer l’aumône et à. aider nos frères en tout ce qui nous est possible, parce qu’il n’y a point d’autre moyen pour faire notre salut. Il y a cette différence que, dans ces paraboles que nous avons expliquées, Jésus-Christ parle généralement de toutes sortes de secours que nous pouvons et que nous devons donner à nos frères, au lieu que dans celle de ces vierges il marque (1) particulièrement le soin que nous devons avoir de les assister de nos biens. C’est pourquoi cette parabole des vierges a quelque chose de bien plus étonnant que les autres. Car il ne parle dans les autres que de la punition encourue par celui qui frappait et qui outrageait les serviteurs de son maître, et qui dissipait son bien par son intempérance et ses excès; mais dans celle de ces vierges il déclare qu’il punit même celui qui manque, de charité pour ses frères, et qui n’est point libéral envers les pauvres. Car ces vierges avaient toutes de l’huile, mais toutes n’en avaient pas avec cette abondance que Dieu demandait d’elles, et c’est ce qui en fait tomber cinq dans une condamnation si effroyable.

Mais pourquoi, mes frères, Jésus-Christ ne nomme-t-il pas ici d’autres personnes moins considérables? Pourquoi choisit-il particulièrement des vierges? Il avait déjà assez relevé cette vertu lorsqu’il avait dit : « Qu’il y avait des eunuques qui s’étaient rendus tels à cause du royaume des cieux», ajoutant aussitôt : « Que celui qui peut le comprendre le comprenne». (Matth. XIX, 12.) Il n’ignorait pas que les hommes estimaient beaucoup cette vertu, parce qu’elle a de l’éclat par elle-même. Sa grandeur paraît assez en ce que les saints de l’Ancien Testament, qui d’ailleurs étaient si admirables, ne gardaient pas néanmoins cette vertu, et que Jésus-Christ même dans la loi nouvelle ne l’impose point comme nous venons de dire, comme une loi nécessaire et indispensable. Car le Fils de Dieu ne la prescrit point à ses disciples; il se contente seulement de les y porter et de la leur conseiller. C’est pourquoi saint Paul dit: « Pour ce qui regarde les vierges, je n’ai point de précepte exprès du Seigneur ». (I Cor. VII, 25.) Je puis bien louer celui qui veut embrasser cet état, mais je n’y puis contraindre personne ni en faire un commandement exprès.

Comme donc cette vertu était en effet très-éclatante, et qu’elle devait être en grande estime dans l’esprit des hommes, Jésus-Christ empêche ici qu’on ne croie qu’elle pouvait suffire elle seule, et qu’en la possédant on pouvait ensuite se relâcher dans là pratique des autres vertus. C’est pour ce sujet qu’il rapporte cette parabole étonnante , afin d’apprendre aux vierges que, quand d’ailleurs elles accompagneraient leur virginité de tout ce qu’il y a de plus louable, si elles manquent à témoigner leur charité par les aumônes, elles seront rejetées de Jésus-Christ et reléguées avec les impudiques.

Et certes c’est avec grande raison que Dieu exercera un jugement si sévère contre ces vierges. Car les impudiques sont emportés par l’amour charnel, au lieu que les autres le sont par leur passion pour les richesses. Or, il est visible que la première de ces passions est beaucoup plus violente que la seconde. Plus donc l’ennemi qui attaquait ces vierges était faible, plus elles étaient coupables en y succombant. C’est pour cette raison que Jésus-Christ les appelle « folles », parce qu’ayant vaincu un ennemi beaucoup plus fort, elles se laissent vaincre à un plus faible. « Les lampes » marquent le don même de la virginité qui se conserve par la pureté du corps, et « l’huile »signifie la miséricorde, la charité et le soin qu’on a d’assister les pauvres.

« Comme l’Epoux était longtemps à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent (5) ». Jésus-Christ donne ici à entendre que l’intervalle entre son premier et son second avènement ne serait pas si court que ses disciples le croyaient, et il réfute par ces paroles la pensée que ses apôtres avaient que le règne de Jésus-Christ viendrait bientôt. On voit que souvent il les détrompe de cette attente. Il marque aussi en même temps que la mort n’est qu’un sommeil : «Elles s’assoupirent », dit-il, « et s’endormirent toutes ».

« Mais sur le minuit on entendit un grand cri (6) ». Jésus-Christ rapporte cette circonstance ou pour continuer la parabole, ou pour montrer que la résurrection générale se ferait durant la nuit. Saint Paul marque aussi ce cri, lorsqu’il dit: « Aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange et le son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel ». (I Thess. IV, 16.) Mais que diront ces trompettes et ce grand bruit dont l’Evangile parle? « Voici l’Epoux qui vient, allez au devant de lui. Toutes ces vierges se levèrent aussitôt et préparèrent leurs lampes (7). Mais les folles dirent aux sages: Donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent (8) ». Il leur donne encore une fois le mot de « folles», pour montrer qu’il n’y a rien de plus insensé que d’amasser beaucoup d’argent en cette vie dont nous devons bientôt sortir sans rien emporter avec nous, au lieu que nous n’y devrions (2) travailler qu’à faire l’aumône et à exercer la charité. Mais ces vierges témoignent encore leur folie en ce qu’elles espèrent de trouver alors ce qui leur manque, et qu’elles demandent à contre-temps ce qu’elles ne peuvent obtenir. Leurs propres soeurs les, rebutent. Quoique ces vierges sages fussent très-charitables, quoique ce fût principalement par leur charité qu’elles s’étaient rendues agréables aux yeux de Dieu, et quoiqu’enfin ces vierges insensées ne leur demandassent qu’une partie de leur huile, et non pas tout, et qu’elles leur représentassent leur nécessité d’une manière si touchante, « nos lampes s’éteignent, donnez-nous de votre huile », ces vierges sages néanmoins demeurent sourdes à leurs prières, et elles ne les écoutent point. Ni leur propre inclination à faire l’aumône, ni la facilité de donner ce que leurs soeurs moins sages qu’elles leur demandaient, ni l’extrême besoin où elles les voyaient réduites, rien ne les put porter à leur accorder leur demande.

Que nous apprend, mes frères, un exemple si terrible, sinon que si nous nous perdons une fois nous-mêmes par nos mauvaises oeuvres, nul de nos frères ne pourra nous secourir, non parce qu’il ne le .voudra pas, mais parce qu’il ne le pourra. « Les sages leur répondirent: De peur que ce pie nous avons ne « suffise pas pour nous et pour vous, etc. (9)». Ainsi ces vierges sages s’excusent sur leur impossibilité. C’est ce qu’Abraham marque dans l’évangile de saint Luc : « Il y a », dit-il, « un « grand abîme entre nous et vous, de sorte que ceux qui voudraient passer de nous à vous ne le peuvent faire. (Luc, XVI, 26.) Allez « plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-vous-en ce qu’il vous en faut (9) ». Qui, sont, mes frères, ceux qui vendent cette huile, sinon les pauvres? Et où trouve-t-on ces pauvres ailleurs que dans cette vie? C’est donc en ce monde qu’on doit aller, chercher ces vendeurs et non plus en l’autre. Nous trafiquons heureusement avec eux pendant que dure cette vie, et si l’on nous en ôtait les pauvres, on nous ôterait en même temps un des plus grands moyens de notre salut et une des plus .fermes espérances de gagner le ciel. C’est donc ici qu’il nous faut préparer cette huile, afin que nous la trouvions prête dans nos vases, lorsque nous en aurons besoin. il n’est plus temps d’y penser après notre mort. Il le faut faire dans cette vie. Ne consumez donc plus, mes frères, si inutilement vos biens dans les délices, dans le luxe ou dans le vain amour de la gloire, puisqu’ils vous sont si nécessaires pour en acheter de l’huile.

2. Ces vierges insensées ayant écouté les sages, suivirent le conseil qu’elles leur avaient donné, mais ce fut inutilement. Et l’Evangile rapporte cette circonstance, ou pour suivre simplement l’ordre. de l’histoire, ou pour nous apprendre que, quand nous deviendrions charitables et compatissants après notre mort, cette charité ne nous servirait, plus de rien pour éviter les maux que notre dureté passée nous a mérité. Car nous voyons que ce désir de faire l’aumône ne sert plus de rien à ces vierges folles, parce qu’elles cherchaient ceux qui vendent l’huile, non en ce monde où on les trouve, mais dans l’autre où on ne les trouve plus.

Nous voyons de même qu’il ne servit de rien au mauvais riche d’avoir après sa mort tant de tendresse pour ses frères. Après qu’il eut témoigné durant toute sa vie une dureté si extrême à l’égard d’un pauvre qu’il voyait, couché à sa porte, il témoigne tout d’un coup comme un’ excès de charité pour ceux. qu’il ne voyait pas. Il veut s’efforcer de leur faire éviter les supplices et les flammes où il se voyait plongé. Il prie qu’on les avertisse afin qu’ils prennent garde de ne point tomber « dans ce lieu de peines et de tourments ». Mais comme cette miséricorde fut inutile à ce mauvais riche, elle, le fut de même à ces vierges folles.

« Car pendant qu’elles étaient allées acheter de l’huile l’Epoux vint, et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée (10). Enfin les autres vierges vinrent aussi, et lui dirent : Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous (11). Mais il leur, répondit: Je vous dis en vérité que je ne vous connais point (12) ». Ainsi, après tant de travaux et, tant de peines, après tant de triomphes remportés sur la faiblesse de la nature et sur la violence de ses mouvements déréglés, elles se retirent toutes confuses et voient avec douleur, que leurs lampes s’éteignent d’elles-mêmes. Car il n’y a rien de plus sombre et de plus ténébreux, pour parler ainsi, que la virginité qui n’est point accompagnée de charités et d’aumônes. On appelle même assez souvent ceux qui sont sans compassion et sans charité, des âmes noires et ténébreuses.

Que devint donc alors la gloire de leur (3) virginité, lorsque leur Epoux les rejeta de sa présence et qu’elles ne purent le fléchir en frappant à sa porte et en l’appelant par tant de cris redoublés? Que leur servit d’avoir été vierges, lorsqu’elles ouïrent cette parole de tonnerre: « Retirez-vous, je ne vous connais point». Quand cet Epoux irrité a parlé de la sorte, que reste-t-il à ces vierges autre chose que l’enfer, et tous les tourments que l’on y souffre? Ne peut-on pas dire même que cette parole est plus insupportable que l’enfer? Cependant, mes frères, c’est ce que Jésus-Christ répondra à ces vierges folles. Et c’est ce qu’il témoigne encore ailleurs qu’il dira à tous les « ouvriers d’iniquité ». (Matth. VII, 42.)

« Veillez donc parce que vous ne savez ni le jour ni l’heure où le Fils de l’homme doit venir (13) ». Jésus-Christ a soin de redire souvent ces paroles , pour nous apprendre combien il nous est utile d’ignorer le moment de notre mort. Où sont donc ceux qui passent toute leur vie dans la lâcheté et dans la mollesse, et qui ne rougissent pas du nous répondre, lorsque nous les exhortons à faire l’aumône, qu’en mourant ils laisseront leurs biens aux pauvres. Qu’ils écoutent ces paroles et qu’ils se corrigent. On en a souvent vu attendre à leur mort à faire du bien, et mourir si soudainement qu’ils n’ont pu donner aucun ordre pour disposer de leurs biens.

Cette parabole donc regarde la charité qui se fait par les aumônes; mais celle qui suit regarde généralement tous ceux qui ne veulent en rien contribuer au bien de leurs frères, ni de leurs biens, ni de leurs avis, ni de leur autorité, ni de quelque autre manière que ce soit, et qui se tiennent tout renfermés en eux-mêmes.

« Car Dieu agit avec les hommes comme un maître qui, devant faire un long voyage hors de son pays, appela ses serviteurs et leur mit son bien entre les mains (14). Et ayant donné cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un à l’autre, à chacun selon son industrie, il partit aussitôt (15). Celui donc qui avait reçu cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il en gagna cinq autres (46). Celui qui en avait reçu deux, en gagna de même encore deux autres (17). Mais celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un trou dans la terre, et y cacha l’argent de son maître (18). Longtemps après le maître de ces serviteurs étant revenu, leur fit rendre compte (19). Et celui qui avait reçu cinq talents, vint lui en présenter cinq autres en lui disant: Seigneur, vous m’aviez mis cinq talents entre les mains, « en voici cinq autres que j’ai gagnés par-dessus (20). Son maître lui répondit: Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup, entrez dans la joie de votre Seigneur (21). Celui qui avait reçu deux talents vint aussi se présenter et dit: Seigneur, vous m’avez mis deux talents entre les mains, en « voici deux autres que j’ai gagnés par-dessus « (22). Son maître lui répondit: Bien! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur (23). » Pourquoi cette parabole nous représente-t-elle Dieu comme un maître, après que celle des vierges, qui précède, parle de lui comme d’un époux? C’est pour nous apprendre par cette qualité d’époux, l’union très-étroite que Jésus-Christ veut avoir avec les vierges qui quittent tout pour son amour. Car c’est en cela proprement que consiste la virginité. C’est pourquoi saint Paul en parle de la sorte:

« La vierge », dit-il, « qui n’est point mariée, a soin de ce qui regarde le Seigneur, afin qu’elle soit sainte de corps et d’esprit ». (I Cor. VII, 32.) Si l’on objecte que dans saint Luc la parabole est rapportée tout différemment, on pourra répondre que les deux évangélistes ne racontent pas la même parabole. Dans la parabole de saint Luc; un capital égal produit des revenus inégaux. Une mine en rend cinq entre les mains d’un serviteur et dix entre les mains d’un autre. Aussi ces serviteurs ne reçoivent-ils pas des récompenses égales. Dans notre évangéliste, au contraire, le rapport est en proportion de l’argent confié, c’est pourquoi la couronne est égale; elle est inégale chez saint Luc, parce que, je le répète, un même argent a rendu ici plus et là moins.

Mais remarquez, mes frères, dans l’une et dans l’autre des paraboles, que Dieu ne revient pas tout de suite redemander compte de l’argent qu’il avait donné en dépôt, mais qu’il laisse passer beaucoup de temps. On voit aussi dans la parabole de la vigne, qu’après l’avoir donnée aux vignerons, il va faire un grand voyage; voulant nous faire comprendre par toutes ces circonstances avec quelle patience il nous supporte. Il me semble aussi voir dans (4) ces paroles une allusion à la résurrection générale.

Il est remarquable encore que dans cette parabole des talents il n’y a ni vignerons ni vigne, mais que tous sont ouvriers; car il ne parle pas ici seulement aux princes des Juifs, ou au peuple, mais généralement à tous. Et considérez, mes frères, que lorsque ces serviteurs s’approchent de leur maître pour lui offrir ce qu’ils ont gagné dans leur trafic, ils reconnaissent tous avec une grande franchise, et ce qui vient d’eux, et ce qui vient de leur maître. L’un lui dit humblement qu’il a reçu cinq talents, et l’autre deux, et ils avouent tous deux par cette humble reconnaissance que c’est de lui qu’ils ont reçu le moyen d’agir. Ils lui témoignent tous qu’ils ne sont pas ingrats, et ils lui attribuent ce qu’ils ont comme venant uniquement de lui.

Que leur répond donc leur maître : « Bien! serviteur bon et fidèle ». Car c’est être « bon que d’être attentif et appliqué à faire du bien à ses frères: « Bien ! serviteur bon et fidèle, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup. Entrez dans la joie de votre Seigneur » : Ce seul mot renferme tout le bonheur de l’autre vie. Mais ce serviteur paresseux et lâche ne lui parle pas comme les deux autres.

« Celui qui n’avait reçu qu’un talent vint ensuite et dit : Seigneur, je sais que vous êtes un homme rude et sévère, que vous moissonnez où vous n’avez point semé, et que vous recueillez où vous n’avez rien mis (24). C’est pourquoi, comme je vous appréhendais, j’ai été cacher votre talent dans la terre. Le voici.: Je vous rends ce qui est à vous (25). Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux : Vous saviez que je moissonne où je n’ai point semé, et que je recueille où je n’ai rien mis (26). Vous deviez donc mettre mon argent entre les mains des banquiers, afin qu’à mon arrivée je retirasse avec usure ce qui est à moi (27) ». C’est-à-dire : Ne deviez-vous pas parler, avertir et conseiller vos frères? Ils .ne me croient pas, dites-vous. Mais que vous importe qu’ils vous croient ou qu’ils ne vous croient pas? Peut-on rien voir de plus doux que cette conduite? Il n’en est pas ainsi chez les hommes, mais celui qui a été chargé de prêter l’argent est obligé aussi d’en exiger l’intérêt.

3. Dieu exige moins de ses serviteurs : « Vous deviez », dit-il, « mettre mon argent entre les mains des banquiers », et me laisser à moi seul le soin de l’exiger avec usure, comme j’eusse fait à mon arrivée. Ce mot « d’usure » se doit prendre pour la pratique des bonnes oeuvres. Vous deviez donc faire ce qui était le plus aisé, et vous reposer sur moi du plus difficile. Mais puisque vous ne l’avez pas fait «Qu’on lui ôte le talent qu’il a, et qu’on le donne à celui qui a dix talents (28). Car on donnera à tous ceux qui ont déjà, et ils seront comblés de richesses, mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a (29) ». C’est-à-dire, celui qui a reçu de Dieu le don de science pour l’utilité des autres, et qui ne s’en sert pas, le perdra entièrement. Au lieu que celui qui dispense sagement et avec soin ce qu’il sait, fera croître encore ce don que l’autre étouffe et détruit par sa paresse. Mais le malheur de ce serviteur paresseux et négligent ne se termine pas là et cette première parole est aussitôt suivie d’une sentence terrible.

« Qu’on précipite donc dans les ténèbres extérieures ce serviteur inutile : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (30) ». Remarquez donc ici, mes frères, que ce ne sont pas seulement les voleurs et les usurpateurs du bien d’autrui, ni ceux qui commettent des violences, qui seront condamnés par Jésus-Christ aux flammes éternelles de l’enfer, mais encore ceux qui sont lâches pour faire le bien.

Ecoutons, mes frères, ces paroles effrayantes, et pendant que nous en avons encore le temps, travaillons sérieusement à notre salut. Prenons de l’huile dans nos lampes, et faisons fructifier le talent que Dieu nous a donné en dépôt: Si nous vivons ici dans la paresse et dans la .négligence , personne n’aura alors compassion de notre misère ni de nos larmes. Nous voyons que celui qui osa se présenter à ces noces saintes de l’Evangile avec un vêtement sale, se condamna lui-même par son silence, et que néanmoins cet arrêt qu’il porta contre lui-même ne lui servit de rien, et qu’il n’empêcha pas qu’on ne le jetât dans les ténèbres extérieures. Nous venons encore de le voir, le serviteur paresseux a beau rendre tout l’argent qu’il avait reçu, il n’évite pas néanmoins la juste colère de son maître. On voit aussi que les vierges folles viennent frapper à la porte de l’Epoux, et qu’on ne leur ouvre pas. (6)

Il faut donc que la vue et que la méditation de ces vérités terribles nous porte à assister nos frères de nos biens, de nos soins, de notre autorité et de tout ce qui nous sera possible. Car il faut par ce mot de « talent » entendre tout ce par quoi chacun peut contribuer à l’avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l’aidant de son argent, soit en l’assistant de ses conseils, soit en lui rendant tous Les au,tres services qu’il est capable de lui rendre.

Et que personne ne dise en lui-même: Que puis-je faire n’ayant reçu qu’un seul talent? Un seul talent peut vous suffire pour témoigner votre fidélité envers votre maître, et pour vous rendre agréable aux yeux de Dieu. Vous n’êtes pas plus pauvre que cette veuve de l’Evangile qui n’avait que deux petites pièces de monnaie. Vous n’êtes pas plus grossier que ne l’était saint Pierre ou que saint Jean, qui étaient des hommes sans lettres et qui sont devenus néanmoins les princes du ciel, par cette charité catholique et universelle qu’ils ont eue pour toute la terre.

Rien n’est si agréable à Dieu que de sacrifier sa vie à l’utilité publique de tous ses frères. C’est pour cela que Dieu nous a honorés de la raison, qu’il nous a donné l-a parole, qu’il nous a inspiré une âme, qu’il a formé nos pieds et nos mains, qu’il a répandu la force dans tout notre corps, afin que nous pussions user de toutes ces choses pour le bien de tous les hommes. Car la parole ne nous sert pas seulement pour chanter à Dieu des cantiques de louanges, et pour lui rendre grâces de ces dons : elle nous sert encore pour instruire nos frères, et pour leur donner de saints avis. Si nous sommes fidèles en ce point, nous imiterons Jésus-Christ notre maître, en ne disant aux hommes que ce que Dieu lui-même nous dit dans le coeur. Si au contraire nous y sommes infidèles, nous imiterons le démon.

Saint Pierre ayant autrefois confessé que Jésus était le Christ, il fut appelé « heureux », parce qu’il n’avait dit que ce que le Père céleste lui avait appris: mais lorsqu’il parla avec tant de force contre les souffrances et contré la croix, il en fut repris du Sauveur, parce que les sentiments qu’il témoignait au dehors ne pouvaient lui être inspirés que du démon. Si cet apôtre mérita une si sévère réprimande pour avoir seulement dit une parole d’ignorance, quelle excuse pouvons-nous prétendre nous autres en péchant si volontairement, et avec une connaissance si claire de tout le mal que nous faisons?

Ne disons donc, mes frères, que des paroles qui paraissent être visiblement des paroles de Jésus-Christ. Car je parle comme Jésus-Christ, non-seulement lorsque je dis en guérissant un malade: « Levez-vous et marchez », mais encore lorsque je bénis ceux qui me maudissent et que je prie pour ceux qui m’outragent. Je me souviens de vous avoir déjà dit que notre langue est comme une main qui va jusqu’au trône de Dieu. Mais je passe encore plus avant aujourd’hui, et je dis que notre langue est la langue même de Jésus-Christ. Car nous serons comme sa langue et sa bouche, lorsque toutes nos paroles seront réglées par la circonspection et par la sagesse.

Faisons donc, mes frères, que notre langue ne dise que ce que Jésus-Christ veut qu’elle dise. C’est-à-dire des paroles pleines de douceur, d’humilité et de charité. C’est ainsi qu’il répondait lui-même à ceux qui le déchiraient par les injures les plus atroces, lorsqu’il disait : « Je ne suis point possédé du démon ». (Jean, VIII, 19.) Et ailleurs: « Si j’ai mal parlé faites-le-moi voir». (Ibid. XVIII, 23.) Si vous gardez cette modération dans vos réponses, si vous avez pour but dans toutes vos paroles l’édification du prochain, votre langue deviendra semblable à celle de Jésus-Christ. Ce n’est pas de moi-même que je parle de la sorte, c’est Dieu qui nous l’assure par ses prophètes: « Celui », dit-il, « qui élève le pauvre, et qui le met en honneur, deviendra ma langue et ma bouche ». (Jérém. XV, 19.)

Quelle plus grande gloire vous peut-il donc arriver, mes frères, que de ,voir votre bouche devenir la ,bouche de Dieu; votre langue la langue de Jésus-Christ, et votre âme le temple de l’Esprit-Saint? Si on rendait votre bouche d’un or très-pur, et qu’on l’enrichît d’un grand nombre de diamants de grand prix, que Serait-ce que cet ornement en comparaison de ce qu’elle est, lorsque l’humilité et la douceur forment et tempèrent toutes vos paroles? Qu’y a-t-il de plus aimable qu’une bouche qui est éternellement fermée aux malédictions et aux injures, et qui est toujours ouvert pour bénir ceux même qui nous outragent?

4. Que si vous n’avez pas assez de force pour (6) bénir celui qui vous maudit, gardez au moins le silence, et pratiquez ce bien en attendant que vous puissiez faire davantage. Ce premier degré vous conduira plus loin, et ce silence si chrétien vous accoutumera peu à peu à parler dans ces rencontres, comme Jésus-Christ a fait en de semblables occasions. Mais ne croyez point que j’exige trop de vous. Le maître que nous servons est un Dieu de grâce, et cette douceur dont je parle est un don de sa bonté. Ce qui m’est pénible et ce que je ne puis souffrir, c’est de voir des personnes qui ont une bouche et une langue de démons, et qui ne se plaisent qu’à la déshonorer par des discours infâmes, après qu’elle a été consacrée par la participation de nos saints mystères, et par l’attouchement de la chair si sainte et si pure du Sauveur.

Pensez donc à ces vérités, mes frères. Travaillez à vous rendre semblables à Jésus-Christ. Quand vous serez en cet état, il ne sera plus possible à l’ennemi de vous nuire, ni d’oser même vous regarder. Il reconnaît trop dans vous les marques et les caractères de son Roi; et il tremble devant ces armes qui l’ont percé et l’ont renversé par terre. Ces armes sont l’humilité et la douceur. C’est par elles qu’il a été confondu sur cette .montagne, où il osa transporter le Sauveur pour reconnaître s’il était le Christ. La modération du Fils de Dieu le terrassa, sa douceur le foudroya, et son humilité divine triompha de l’orgueil et de l’insolence de cet imposteur.

Servez-vous donc de ces mêmes armes. Lorsque vous verrez les hommes imiter le démon, et vous attaquer comme lui, tâchez de le vaincre de la même manière que Jésus-Christ l’a vaincu. Le Fils de Dieu vous a donné la grâce et la force de l’aimer dans ses actions, et de lui devenir semblables. Que ce que je vous dis ne vous fasse point trembler : tremblez plutôt si vous avez négligé de vous rendre conformes au Fils de Dieu. Parlez comme lui, et vous deviendrez semblables à lui, autant qu’un homme le peut devenir. C’est pourquoi j’ose assurer que celui qui parle humblement et avec modestie, fait plus que celui qui prophétiserait et qui prédirait l’avenir; puisque ce dernier don est tout extérieur, et que notre vertu n’y a point de part, au lieu que l’autre vient du règlement et de la pureté de notre coeur. Appliquez-vous donc à régler et à former votre bouche de telle sorte qu’elle devienne semblable à celle de Jésus-Christ. Le Sauveur est assez puissant pour faire cette merveille si vous le voulez. Il en sait le moyen, et il l’exécutera si vous ne vous y opposez point par votre mollesse.

Vous me demanderez peut-être comment on peut orner ainsi sa bouche, avec quelles couleurs on peut l’embellir. Il n’est point besoin pour cela, mes frères, de blanc ou de rouge. La seule vertu, la douceur, l’humilité, lui donnent tous ces ornements et tout cet éclat dont nous parIons. Le démon aussi a sa manière d’orner la bouche de ceux qu’il anime. Et il est bon de connaître ses marques afin de les éviter. Quelles sont ces noires couleurs dont il pare ceux qu’il possède? Ce sont les malédictions, les blasphèmes, les injures, les contradictions et les parjures. Car celui qui parle en démon est la bouche du démon.

Quelle espérance donc pouvons-nous avoir que Dieu nous pardonne, ou plutôt quels tourments n’avons-nous pas sujet de craindre, si nous souffrons que notre bouche devienne l’organe du démon, après qu’elle a été sanctifiée parla chair même du Sauveur du monde? Ne commettons pas un crime si détestable, et tâchons de conduire notre langue de telle sorte qu’elle soit toujours prête à imiter le langage de Jésus-Christ.. C’est alors que nous serons aimés de lui, et que nous nous présenterons devant son tribunal terrible avec une entière confiance. Si nous n’apprenons ici ce langage d’humilité, Jésus-Christ ne vous entendra point alors. Comme un juge romain n’écouterait point votre cause si vous ne lui parliez latin; Jésus-Christ de même ne vous écoutera point lorsqu’il sera assis sur son tribunal, si vous ne parlez sa langue.

Apprenons, mes frères, ce langage si divin. Que le monde parle comme le monde. Parlons comme notre Roi. Parlons nous autres comme Dieu même a parlé. Si la mort de quelque personne vous afflige, prenez garde que la violence de la douleur ne vous arrache des paroles indignes d’un chrétien. Pleurez alors comme Jésus-Christ, puisqu’il a pleuré lui-même la mort de Lazare, et le crime de Judas. Si vous êtes menacé de quelques grands maux, et que la crainte vous saisisse, étudiez-vous alors à parler comme Jésus-Christ: car il a été lui-même dans la frayeur et dans le trouble, ayant pris sur lui volontairement ce qui nous arrive malgré nous. Dites comme lui : (7)

« Toutefois, mon Père, que tout ce que vous « voulez soit fait, et non pas ce que je veux n. (Matth. XXVI, 39.) Si vous pleurez, pleurez avec modération comme Jésus-Christ. Si vos ennemis ont conjuré votre perte, et que la tristesse vous abatte, imitez Jésus-Christ qui a bien voulu souffrir que ses adversaires conspirassent contre sa vie , et qui a dit dans un excès d’ennui

« Mon âme est triste jusqu’à mourir ». (Matth. XXVI, 35.) lI a voulu vous donner en sa personne un parfait modèle pour tous les états et tous les événements de cette vie, afin que vous vous teniez toujours dans les bornes qu’il vous a marquées, et que vous suiviez les règles qu’il vous a prescrites.

C’est ainsi que vous deviendrez la bouche du Fils de Dieu. C’est ainsi que vivant encore sur la terre, vous parlerez la langue du ciel, et que dans vos tristesses, dans vos émotions, et dans vos douleurs, vous marcherez sur ses pas, et vous vous conduirez par l’exemple de Jésus-Christ. Combien y en a-t-il d’entre nous qui désireraient d’être assez heureux pour voir le visage du Sauveur du monde? Et cependant nous pouvons si nous le voulons, non-seulement le voir, mais même le devenir.

Ne différons donc pas davantage un si grand bien. Jésus-Christ honorera plutôt d’un baiser adorable de sa bouche, ceux qui auront été humbles et doux, que les prophètes mêmes, puisqu’il a dit : « Que plusieurs lui diraient « en ce jour terrible: Seigneur, n’avons-nous « pas prophétisé en votre nom »? (Matth. VII, 22); et qu’il leur répondra : « Je ne vous connais point». (Num. XI, 3.) Il aimait au contraire tellement la bouche de Moïse, qui était le plus humble et le plus doux de tous les hommes, qu’il lui parlait familièrement comme un ami parle à son ami. Si donc votre bouche est semblable à celle de Jésus-Christ, vous ne commanderez pas seulement comme lui aux démons, mais vous commanderez encore aux flammes de l’enfer, et vous direz à cet abîme de feu ce qu’il dit à la mer agitée : « Tais-toi, calme-toi ». Vous passerez ainsi avec une grande confiance de la terre au ciel, pour y jouir éternellement des biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui avec le Père et le Saint-Esprit est la gloire et la force dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il (8)

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