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CORRESPONDANCE 385-394

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A ASELLA. RÉFUTATION DES CALOMNIES DE SES ENNEMIS.

A MARCELLA, SUR LES BLASPHÈMES CONTRE LE SAINT-ESPRIT.

A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM.

A EVAGRE, SUR LES DIACRES ET LES PRÊTRES.

A MARCELLA. SUR UN OUVRAGE DE RHÉTICIUS, ÉVÊQUE D'AUTUN.

A MARCELLA. RÉPONSE A SES DÉTRACTEURS.

A PAULA ET A EUSTOCHIA. SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JOB.

A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES.

AU SÉNATEUR PAMMAQUE. — TRAITÉ CONTRE JOVINIEN. — TRADUCTION DU LIVRE DE JOB. — QU'IL FAUT ÉCRIRE POUR TOUS LES HOMMES SANS DISTINCTION.

A DOMNION ET A ROGATIEN. DÉFENSE DE SA TRADUCTION DES DIVERSES PARTIES DE L'ECRITURE.

A CHROMATIUS ET A HELIODORE, SUR LA TRADUCTION DES TROIS LIVRES DE SALOMON.

A SAINT PAULIN. SUR L’ÉTUDE DES LIVRES SACRÉS.

AU PRÊTRE AMANDUS. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTÈRE. — DU MARIAGE.

A LUCINUS RICHE ESPAGNOL.

 

A ASELLA. RÉFUTATION DES CALOMNIES DE SES ENNEMIS.

 

Lettre écrite au moment de son départ de Rome, en 385.

 

Je ne suis pas assez téméraire pour me flatter de pouvoir reconnaître vos bontés. Il n'y a que Dieu qui puisse vous donner une récompense proportionnée à vos mérites. Pour moi, qui suis indigne de l'amitié que vous me témoignez en Jésus-Christ, jamais je n'ai dû croire ni même souhaiter que vous m'en donniez des marques si sensibles. Quoique je passe dans l'esprit de quelques-uns pour un scélérat et pour un homme plongé dans toutes sortes de crimes ( ce qui est encore peu en comparaison de mes péchés), c'est néanmoins bien agir que de juger si favorablement, même ceux qui sont méchants dans votre opinion. Car il est toujours très dangereux de condamner le serviteur d'autrui; et celui qui dénature les bonnes actions des autres obtient difficilement le pardon de sa médisance. Viendra, viendra un jour, un jour où nous gémirons, vous et moi, des tourments auxquels plusieurs seront condamnés.

On me dit un infâme, un fourbe, un menteur, un magicien. Lequel vaut mieux ou d'avoir cru cela, ou de l'avoir supposé contre des innocents, ou même de ne l'avoir pas voulu croire touchant des coupables? Quelques-uns me baisaient les mains tandis qu'ils déchiraient ma réputation de la manière la plus impitoyable. Ils me témoignaient de bouche qu'ils prenaient part à mes peines, et dans le fond du coeur ils se réjouissaient de mes disgrâces; mais le Seigneur, qui lisait dans leur âme, se moquait de leur malice et se réservait de me juger un jour avec eux. L'un blâmait ma démarche et mon rire; l'autre remarquait dans les traits de mon visage je ne sais quoi de choquant; mes manières simples et naturelles paraissaient à d'autres affectées. C'est ainsi que, pendant près de trois ans, j'ai été en butte à leurs sarcasmes et à leurs calomnies.

Je me suis trouvé plusieurs fois avec des vierges; j'ai expliqué souvent à quelques-unes l'Écriture sainte le mieux qu'il m'a été possible. Cette étude nous obligeait d'être souvent ensemble; l'assiduité donnait lieu à la (488) familiarité, et la familiarité faisait naître la confiance. Mais qu'elles-mêmes disent si elles ont remarqué dans ma conduite quelque chose d'indigne d'un chrétien ! Ai-je reçu de l'argent de qui que ce soit? N'ai-je pas toujours rejeté avec mépris tous les présents qu'on a voulu me faire? A-t-on entendu sonner dans mes mains l'or d'autrui? A-t-on remarqué quelque chose d'équivoque dans mes discours ou de passionné dans mes regards ? Mon sexe seul fait tout mon crime ; encore ne me l'objecte-t-on , ce crime, qu'à l'occasion du voyage de Paula et de Melania à Jérusalem. Je pardonne à mes ennemis d'avoir cru celui qui m'a calomnié avec tant d'injustice; mais puisqu' aujourd'hui cet imposteur désavoue tout ce qu'il a inventé contre moi, pourquoi refusent-ils de le croire? C'est le même homme qui, après m'avoir accusé de faux crimes, avoue maintenant que je suis innocent; et certes ce qu'un homme confesse au milieu des tourments, est bien plus croyable que ce qu'il dit en plaisantant. Mais peut-être aime-t-on mieux croire des impostures, parce qu'on trouve plus de plaisir à les entendre et qu'on force même les autres à les publier.

Avant d'avoir connu sainte Paula , tout Rome m'estimait et applaudissait à ma vertu; chacun me jugeait digne du souverain sacerdoce. Le pape Damase, d'heureuse mémoire, faisait le sujet de mes discours; je passais pour un saint, pour un homme véritablement. humble et d'une érudition profonde.

M'a-t-on vu entrer chez quelque femme d'une conduite peu régulière? Me suis-je attaché à la magnificence des habits, à un visage fardé, à l'éclat des pierreries et à l'or? N'y avait-il dans Rome qu'une femme pénitente et mortifiée qui fût capable de me toucher, une femme desséchée par des jeûnes continuels, négligée dans ses habits, devenue presque aveugle à force de pleurer, et qui passait les nuits entières en oraison ? une femme qui n'avait d'autres chansons que les psaumes, d'autre entretien que l’Evangile, d'autre plaisir que la continence, d'autre nourriture que le jeûne; une femme enfin que je n'ai jamais vue manger ? N'y avait-il, encore une fois, que cette femme qui pût avoir de l'attrait pour moi ? Touché de sa chasteté merveilleuse, à peine ai-je commencé à la voir et à lui donner des marques de respect, qu'aussitôt tout mon mérite a disparu, toutes mes vertus se sont évanouies.

O envie qui commences par te déchirer toi-même! ô ruses et artifices du démon qui fait à la sainteté une guerre continuelle ! De toutes les femmes de Rome, Paula et Melania sont les seules qui soient devenues la fable de la ville, elles qui, en abandonnant leurs biens et leurs enfants, ont porté devant tout le monde la croix du Sauveur; comme l'étendard de la piété. Si elles allaient au bain, si elles se servaient des parfums les plus exquis, si elles savaient profiter de leurs richesses et de leur veuvage pour vivre avec plus de liberté et pour entretenir leur luxe et leur vanité , alors on les traiterait avec respect, on les appellerait saintes. Mais, dit-on, elles veulent plaire sous le sac et la cendre; elles veulent aller en enfer avec tous leurs jeûnes et toutes leurs mortifications! Comme si elles ne pouvaient, pas se damner avec les autres, en s'attirant par une vie mondaine l'estime et les applaudissements des hommes ! Si c'étaient des païens ou des Juifs qui condamnassent la vie qu'elles mènent , elles auraient du moins la consolation de voir que leur conduite ne déplairait qu'à ceux à qui Jésus-Christ ne plait pas ; mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ce sont des chrétiens qui, au lieu de prendre soin de leurs propres affaires et d'arracher la poutre qui leur crève les yeux, tâchent de découvrir une paille dans l'oeil de leur prochain, déchirent continuellement la réputation de ceux qui ont pris le parti de la piété, et s'imaginent remédier à leurs maux en censurant la conduite de tout le monde et en grossissant le nombre de ceux qui vivent dans le libertinage.

Vous aimez à prendre un bain tous les jours, mais Paula et Melania croient qu'il ne sert qu'à les salir au lieu de les laver. Vous êtes dégoûtés de francolins, et vous faites gloire d'avoir manqué à l'esturgeon; et moi, je ne me nourris que de fèves. Vous prenez plaisir à entendre les bouffonneries d'une troupe de plaisants qui vous environnent; et moi je me plais à voir couler les larmes que répandent Paula et Melania. Vous souhaitez de posséder ce qui appartient aux autres, et elles méprisent ce qu'elles possèdent. Vous aimez les vins mêlés de miel, et elles trouvent l'eau froide plus agréable. Vous croyez perdre tout ce que vous ne possédez pas, tout ce que vous ne mangez (489) pas, tout ce que vous ne dévorez pas dès à présent; pour elles, sûres des promesses de Dieu, elles tournent du côté du ciel toutes les affections de leur coeur. J'admets pour un moment que leur espérance soit chimérique ; que vous importe? elle est fondée , cette espérance, sur l'assurance qu'elles ont de ressusciter un jour.

Quant à nous, nous avons horreur de la vie que vous menez. Soyez gros et gras, à la bonne heure ; moi , je préfère avoir le visage pâle et décharné. Vous vous imaginez que notre genre de vie n'est propre qu'à faire des malheureux; et pourtant nous vous croyons plus malheureux que nous. Nous nous rendons la pareille, et nous nous regardons les uns et les autres comme des insensés.

Je vous écris ceci, Asella, au moment de m'embarquer, et je vous l'écris les larmes aux yeux et le coeur pénétré de douleur. Je rends grâce à mon Dieu de m'avoir jugé digne de la haine du monde. Obtenez-moi de lui de pouvoir retourner de Babylone à Jérusalem, afin qu'affranchi de la domination de Nabuchodonosor, je puisse passer mes jours sous celle de Jésus, fils de Josedech. Qu'un nouvel Esdras vienne me conduire en mon pays! J'étais bien fou de vouloir chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère, et d'abandonner la montagne de Sinaï pour mendier le secours de l'Égypte. J'avais oublié ce que dit l'Évangile, qu'on ne peut sortir de Jérusalem sans tomber aussitôt entre les mains des voleurs qui dépouillent, blessent et tuent tous ceux qu'ils rencontrent. Quoique le prêtre et le lévite me méprisent, je ne serai pas abandonné du charitable Samaritain , je veux dire de celui que les Juifs appelèrent autrefois Samaritain, et possédé du démon; et qui, après avoir rejeté le nom de possédé, ne refusa pas celui de Samaritain, qui, dans la langue hébraïque, signifie «gardien. »  Quelques-uns m'accusent de magie; comme je suis serviteur de Jésus-Christ, je reconnais en cela la marque et le caractère de ma foi. Les Juifs ont donné à mon divin maître le nom de magicien, et l'apôtre saint Paul a été traité comme un séducteur. Dieu veuille que je ne sois exposé qu'à des «tentations humaines et ordinaires! » Quelle part ai-je encore eue aux souffrances de Jésus-Christ, moi qui combats sous l'étendard de sa croix? L'on m'a imputé des crimes infâmes, mais je sais qu'on arrive au royaume du ciel « à travers la bonne et la mauvaise réputation. »

Je vous prie de saluer de ma part Paula et Eustochia, qui, malgré les propos de mes ennemis, me seront toujours chères dans le Christ. Saluez aussi notre bonne mère Albina, notre soeur Marcella, Marcellina et sainte Félicité dites-leur que nous comparaîtrons un jour devant le tribunal de Jésus-Christ, où notre conscience paraîtra à nu. Souvenez-vous de moi, ma chère soeur Asella, vous qui êtes l’exemple et l'ornement des vierges , et calmez par vos prières les tempêtes de la mer.

 

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A MARCELLA, SUR LES BLASPHÈMES CONTRE LE SAINT-ESPRIT.

 

En 385.

 

La question que vous me proposez est fort courte, et il est très facile d'y répondre. Si c'est par ce passage de l'Évangile : « Quiconque aura parlé contre le Fils de l'Homme, il lui sera pardonné; mais si quelqu'un a parlé contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni en ce siècle ni dans le siècle futur; » si, dis-je, c'est par ce passage que Novatien conclut qu'il n'y a que les chrétiens seuls qui, en renonçant Jésus-Christ, puissent pécher contre le Saint-Esprit; il est certain que les Juifs, qui blasphémaient le Sauveur, n'étaient point coupables de blasphème. Jésus-Christ les avait comparés à ces vignerons impies qui, après avoir tué les Prophètes, avaient formé le dessein de faire aussi mourir leur maître; et leur salut était tellement désespéré qu'il annonçait n'être venu au monde que pour eux. Il faut donc démontrer par l'ensemble de ce passage, que le blasphème qui ne mérite point de pardon ne concerne pas ceux qui, vaincus par la violence des supplices, renoncent Jésus-Christ; mais ceux qui, découvrant visiblement le doigt de Dieu dans les miracles du Sauveur, ne laissaient pas de les calomnier en les attribuant à la puissance du démon. Aussi la réponse du Fils de Dieu aux pharisiens tend à prouver que le démon ne peut chasser le démon, et que le royaume de ce prince des ténèbres n'est point divisé. En effet, comme le démon est sans cesse appliqué à nuire aux hommes, est-il possible qu'il voulût guérir (490) les maladies et se bannir lui-même des corps qu'il possède? Que Novatien prouve donc que quelqu'un de ceux qui ont été contraints par la violence des tourments de sacrifier aux idoles, ait attribué à Béelzébut prince des démons, et non pas au Fils de Dieu, tous les prodiges dont parle l'Evangile; et alors il pourra soutenir que l'aveu de ce chrétien devant les tribunaux est un blasphème contre le Saint-Esprit, et un blasphème qui jamais ne pourra lui être pardonné.

Mais pressons-le un peu plus, et demandons-lui ce que c'est que « parler contre le Fils de l'Homme et blasphémer contre le Saint-Esprit. »  Car je soutiens que, selon son opinion, renier Jésus-Christ dans la persécution, c'est parler contre le Fils de l'homme et non pas blasphémer contre le Saint-Esprit. Lorsqu'un fidèle à qui l'on demande s'il est chrétien, répond qu'il ne l'est pas, il renie Jésus-Christ, c'est-à-dire le Fils de l'Homme, sans offenser le Saint-Esprit. Mais si en renonçant Jésus-Christ on renie en même temps le Saint-Esprit, que cet hérétique nous dise comment, en renonçant le Fils de l'Homme, on ne pèche point contre le Saint-Esprit; ou s'il prétend que par le Saint-Esprit on doit entendre le Père, alors il est certain que celui qui renonce Jésus-Christ ne parle point du Père. Lorsque saint Pierre, étourdi et effrayé par la demande que lui fit une simple servante renia son divin maître, pécha-t-il contre le Fils de l'Homme ou contre le Saint-Esprit ? Si cet hérétique, par une interprétation ridicule, prétend que cet apôtre en disant : « Je ne connais point cet homme, »  ne renonça pas Jésus-Christ, mais qu'il nia seulement qu'il fût un simple mortel, c'est faire passer le Sauveur pour un menteur, puisqu'il avait formellement prédit que saint Pierre le renierait, lui Fils de Dieu. Or, si cet apôtre renonça le Fils de Dieu (péché qui lui coûta tant de larmes, et qu'il effaça ensuite en confessant trois fois la Divinité de celui qu'il avait renoncé par trois fois), il est évident que la raison pour laquelle le péché contre le Saint-Esprit ne peut être remis, c'est qu'il renferme un horrible blasphème, en attribuant à la puissance de Béelzébut des miracles où l'on découvre visiblement la vertu de Dieu. Que Novatien donc nous montre un seul chrétien qui, en renonçant Jésus-Christ, fait appelé Béelzébut; et alors je tomberai d'accord avec lui que ce chrétien ne peut obtenir le pardon d'un crime si énorme. Car autre chose est de céder à la violence des tourments et de nier au milieu des supplices qu'on soit chrétien, et autre chose de dire que Jésus-Christ est un démon. Vous pouvez vous en convaincre vous-même, en lisant un peu attentivement toute la suite du passage sur lequel vous m'avez consulté.

J'aurais désiré traiter cette question avec plus d'étendue; mais comme la charité ne me permet pas de quitter quelques-uns de nos amis qui sont venus nous voir, et comme d'ailleurs je ne pouvais me dispenser de vous répondre de suite, j'ai été obligé de faire, au lieu d'une longue dissertation, une réponse fort courte qui ressemble moins à une lettre qu'à un petit commentaire.

 

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A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM.

 

Son genre de vie. — Habitudes laborieuses des habitants.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 535.

 

Ambroise (1), aux dépens duquel Origène, qui est notre Chalcentère et notre Adamante (2), composa ce nombre prodigieux de livres qu'il a mis au ,jour, dit dans une lettre qu'il lui écrivait d'Athènes, qu'il ne se mettait jamais à table en la compagnie de ce grand homme sans faire lire quelque livre durant le repas, ni au lit sans entendre la lecture de l’Ecriture sainte; et que ,jour et nuit la prière succédait à la lecture et la lecture à la prière. Lâches et sensuels que nous sommes , avons-nous jamais rien fait de semblable ? Hélas! après une ou deux heures de lecture nous bâillons d'ennui ; nous nous frottons le front, nous nous plaignons de l'estomac; et, comme si nous avions beaucoup travaillé, nous cherchons à nous délasser dans des occupations toutes mondaines.

 

(1) Cet Ambroise, comme dit Eusèbe, liv. VI, Hist. eccl., c.15 suivait les erreurs des valentiniens, ou des Marcionites, selon saint Jérôme, lib. de Script. Eccl. Origène le convertit à la religion chrétienne.

(2) Chalcentère, selon l'élymologie grecque, veut dire «qui a des entrailles de fer. »  Ammien Marcellin, liv. XXII, donne ce nom à Didyme le grammairien. saint Jérôme est le premier qui l'ait applique à Origène, pour marquer qu'il était infatigable dans le travail. C'est aussi pour cela qu'on l'appelait « Adamantius » c'est-à-dire «qui est de diamant. »

 

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Je ne dis rien de ces festins qui appesantissent l'esprit; de cette démangeaison qu'on a de faire ou de recevoir des visites; de ces conversations où l'on parle sans aucune retenue, où l'on déchire la réputation des absents, où l'on esquisse le portrait de chacun, où l'on s'attaque et l'on se calomnie les uns les autres. Tout le repas se passe dans ces sortes d'entretiens. Quand les convives se sont retirés, on compte la dépense, et alors, ou l'on entre en fureur comme un lion, ou fon se donne mille mouvements inutiles pour amasser de quoi vivre durant plusieurs années, sans penser à ce que dit l'Evangile : « Insensé! on enlèvera ton âme cette nuit; et à qui restera ce que tu as amassé? » On cherche dans les habits non la nécessité, mais le luxe et la vanité. Trouve-t-on quelque chose à gagner? on est toujours sur pied. A-t-on l'ait quelque perte, comme il arrive ordinairement dans les familles? on se chagrine, on languit : le moindre bénéfice nous transporte de joie, la moindre perte nous accable de tristesse. De là vient que le prophète-roi, voyant qu'un même homme changeait à tout moment de visage, disait à Dieu: « Seigneur, effacez leur image dans votre cité. »  Créés à l'image et à la ressemblance d'un Dieu, nous prenons plusieurs formes différentes par le penchant malheureux que nous avons au mal ; et, comme un comédien représente sur le théâtre le personnage tantôt d'un Hercule robuste et vigoureux, tantôt d'une Cybèle faible et chancelante: de même nous, que le monde haïrait si nous n'appartenions pas au monde, nous jouons autant de personnages que nous commettons de crimes différents.

Or, comme nous avons déjà passé la meilleure partie de notre vie dans le trouble et dans l'agitation, et comme nous avons ou essuyé des tempêtes, ou heurté contre des écueils; pourquoi ne pas saisir la première occasion qui se présente de nous retirer dans la solitude, comme dans un port assuré? Là, nous vivons d'un pain grossier, de légumes que nous avons arrosés nous-mêmes, et de lait qui fait les délices de la campagne. Nos repas sont simples, mais ils sont innocents; et en vivant de la sorte, le sommeil n'interrompt point nos oraisons, ni l'excès des viandes nos lectures.

En été, couchés à l'ombre d'un arbre, nous nous en faisons un lieu de retraite; en automne, l'air doux et tempéré qu'on respire, et les feuilles qui jonchent la terre, nous invitent à y prendre notre repos; au printemps, toute la campagne y est couverte de fleurs , et le chant des oiseaux nous l'ait trouver un nouvel agrément dans la psalmodie; en hiver, nous n'avons pas besoin d'acheter du bois; nous veillons et nous dormons chaudement au milieu des frimas et des neiges, et, tout pauvres que nous sommes, nous ne laissons pas de nous bien chauffer. Que Rome donc mette son plaisir et sa vanité dans la multitude de ses habitants , dans la fureur de ses gladiateurs , dans les folies de son cirque, dans la pompe et la magnificence de ses théâtres. Que les solitaires même de cette grande ville se fassent une occupation habituelle de voir les femmes, de se trouver dans leurs assemblées ; pour nous, « nous avons avantage à demeurer attachés à Dieu et à mettre notre espérance dans le Seigneur, » afin de pouvoir dire dans le ciel quelle doit être la récompense de notre pauvreté : « Qu'y a-t-il à désirer pour moi dans le ciel, Seigneur, et qu'ai-je souhaité sur la terre que vous seul? » En effet , nous trouverons dans ce royaume céleste une si grande abondance de biens, que nous nous repentirons d'avoir cherché sur la terre des biens fragiles et périssables.

Mais pour revenir à notre petit bourg de Bethléem et à la demeure de Marie ( car on se fait un plaisir de louer ce qu'on possède ) , quelle idée assez grande puis-je vous inspirer de cet endroit où le Sauveur du monde est né, et de cette crèche où il jeta ses premiers cris? Il vaut mieux ne rien dire d'un lieu si saint, que de n'en point dire assez. Où sont ces vastes galeries , ces lambris dorés, ces maisons magnifiques qui ne sont ornées, pour ainsi dire, que des sueurs des malheureux et des travaux des criminels? Où sont ces superbes palais que des citoyens bâtissent , pour procurer à une créature méprisable le plaisir de se promener dans des appartements richement meublés et d'en considérer la beauté plutôt que celle du ciel; comme si le firmament n'était pas le plus agréable de tous les objets et le plus digne d'attirer nos regards? C'est à Bethléem, c'est dans ce petit coin de la terre que le Créateur du ciel a voulu naître; c'est là qu'il a été enveloppé de langes; c'est là que les bergers l'ont (492) vu, que l'étoile l'a fait connaître, que les mages l'ont adoré. Peut-on douter que ce lieu , tout petit qu'il est , ne soit plus saint que le mont Tarpéien, qui n'a été si souvent frappé de la foudre que parce que Dieu l'avait en aversion? Il est vrai que l'Église de Rome est sainte, qu'on y voit les tombeaux des Apôtres et des martyrs, que c'est là qu'ils ont prêché l'Évangile et rendu témoignage à Jésus-Christ , et que la gloire du nom chrétien s'élève tous les jours sur les ruines même du paganisme. Mais au reste, la magnificence, la pompe, la grandeur de cette ville; l'envie qu'on a de voir et d'être vu, de faire des politesses et d'en recevoir, de louer et de médire, d'écouter et de parler; cette foule de monde qu'on y trouve tous les jours, tout cela est entièrement contraire à la profession et au repos des solitaires. Car si on reçoit de la société, on est obligé de rompre le silence; si on ne veut voir personne, on passe pour un orgueilleux ; si on veut rendre les visites qu'on a reçues, il faut aller à la porte des grands du monde et entrer dans des antichambres dorées, au milieu d'une foule d'esclaves qui vous critiquent en passant.

A Bethléem tout est champêtre, et le silence n'y est interrompu que par la psalmodie. De quelque côté qu'on se tourne, on entend le laboureur chanter alleluia, le moissonneur tout en eau psalmodier pour alléger son travail, et le vigneron réciter quelques psaumes de David en taillant sa vigne. Voilà les airs, et, comme on dit communément, les chansons amoureuses que l'on entend ici. Adieu en Jésus-Christ.

 

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A EVAGRE, SUR LES DIACRES ET LES PRÊTRES.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.

 

Nous lisons dans le prophète Isaïe : « L'imprudent dira des extravagances. » J'apprends qu'un quidam a été assez fou pour préférer les diacres aux prêtres, c'est-à-dire aux évêques. Car lorsque l'apôtre saint Paul enseigne clairement que les prêtres sont les mêmes que les évêques, que veut donc le ministre des tables et des veuves quand il s'élève orgueilleusement au-dessus de ceux qui consacrent par leurs prières le corps et le sang de Jésus-Christ? Voulez-vous une autorité? Écoutez l'apôtre saint Paul, dans son épître aux Philippiens : « Paul et Timothée, serviteurs de Jésus-Christ, à tous les saints en Jésus-Christ qui sont à Philippes, avec les évêques et les diacres. » En voulez-vous encore une autre? Voici comment saint Paul parle, dans les Actes des Apôtres, aux prêtres d'une seule Eglise : « Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour gouverner l'Église de Dieu, qu'il a acquise au prix de son sang. » Mais pour qu'on ne soutienne pas mal à propos qu'il y avait plusieurs évêques dans une seule Eglise, voici un autre endroit qui montre clairement que l'Apôtre ne met aucune différence entre l'évêque et le prêtre: « Je vous ai laissé en Crète, écrit-il à Tite, pour régler tout ce qu'il y a à régler, et pour établir des prêtres en chaque ville, selon l'ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n'aura épousé qu'une femme, dont les enfants seront fidèles, chastes et obéissants. Car il faut que l'évêque soit irréprochable comme le dispensateur de Dieu. » Et dans sa première épître à Timothée : « Ne négligez pas la grâce qui est en vous, qui vous a été donnée , suivant une révélation prophétique, par l'imposition des mains des prêtres. »  Saint Pierre, dans sa première épître, dit encore: « Je m'adresse à vous, prêtres, moi, prêtre comme vous, témoin des souffrances de Jésus-Christ, et devant participer à sa gloire, qui sera un jour révélée; paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillez sur sa conduite, non par une nécessité forcée, mais par une affection toujours volontaire et selon Dieu. » Le texte grec a quelque chose encore de plus expressif, car il porte episkopos, qui signifie « surveillant, »  d'où est dérivé le nom « d'évêque. » L'autorité de si grands hommes vous parait elle faible, écoutez la trompette évangélique, l'enfant du tonnerre, le disciple que Jésus aima et qui, s'étant reposé sur son sein, y puisa, comme à une source, une doctrine céleste. « Le prêtre à Electa, et à ses enfants, que j'aime dans la vérité; » et, dans une autre épître : « Le prêtre à mon cher Caïus, que j'aime dans la vérité. »

Que si dans la suite on en a choisi un pour l'élever au-dessus des autres, cela ne s'est l'ait que contre les schismes qui auraient immanquablement déchiré l'Église de Jésus-Christ. (493) En effet, nous voyons que dans l'église d'Alexandrie, depuis l'évangéliste saint Marc jusqu'au temps des évêques Héraclas et Denis, les prêtres en choisissaient un parmi eux qu'ils mettaient sur un siège plus élevé, et auquel ils donnaient le nom « d'évêque;» à peu près comme une armée élit un général, ou comme les diacres choisissent le plus capable d'entre eux, en lui donnant le nom « d'archidiacre. »  En effet, que fait l'évêque que le prêtre ne fasse aussi, l'ordination? Il ne faut pas s'imaginer que l'Église romaine soit une Eglise différente de l'église universelle. Les Gaulois, les Bretons, les Africains, les Persans, les Indiens, tout l'Orient et tous les peuples barbares n'adorent qu'un même Jésus-Christ et ont une même règle de vérité. Si c'est l'autorité que l'on recherche, l'univers est plus grand qu'une seule ville. Un évêque, de quelque ville du monde qu'il soit évêque, de Rome ou de Guebio, de Constantinople ou de Reggio, d'Alexandrie ou de Tunis, porte partout le même caractère ; c'est la même dignité et le même sacerdoce. Riche ou pauvre, il ne devient ni plus considérable par ses richesses, ni plus méprisable par sa pauvreté. Tous les évêques sont les successeurs des Apôtres.

Mais, me direz-vous, d'où vient donc qu'à Home on n'ordonne point un prêtre, si un diacre ne rend témoignage en sa faveur? Pourquoi m'opposer la coutume d'une seule Eglise?Pourquoi me faire une loi d'un usage particulier, qui est une cause de présomption et d'orgueil? 'l'out ce qui est rare est vivement recherché. On fait plus de cas du thym dans les Indes que du poivre, parce qu'il n'y est pas si commun. Le petit nombre a fait estimer les diacres, et le grand nombre de prêtres les a rendus méprisables. Au reste, dans l'Église de Rome même, les diacres se tiennent debout pendant que les prêtres sont assis; quoique, par un abus qui s'est insensiblement glissé, j'y aie vu un diacre s'asseoir au rang des prêtres, en l'absence de l'évêque, et même donner la bénédiction de la table en leur présence. Mais que ceux qui agissent ainsi apprennent qu'ils font mal ; qu'ils écoutent les Apôtres : « Il n'est pas bon que nous quittions la prédication de la parole de Dieu pour avoir soin des tables; » qu' ils apprennent pourquoi les diacres ont été établis dans l'Église; qu'ils lisent les Actes des Apôtres, et qu'ils se souviennent de leur ordre. Le nom du prêtre marque l'âge, et celui de l'évêque la dignité. Delà vient que, dans les épîtres à Timothée et à Tite, il n'est parlé que de l'ordination des évêques et des diacres, sans aucune mention des prêtres, parce que les prêtres sont compris sous le nom d'évêque. Veut-on élever quelqu'un? on le tire d'un rang intérieur pour un rang supérieur. Si l'on prétend que le prêtre est au-dessous du diacre, qu'on le fasse passer de la prêtrise au diaconat, comme d'un ordre inférieur à un ordre supérieur. Mais puisque l'on passe du diaconat au sacerdoce, il faut qu'on avoue que le prêtre est au-dessus du diacre par sa dignité et par son caractère, quoique peut-être le diacre soit au-dessus du prêtre par ses revenus et par ses richesses. Et afin que nous sachions que les traditions apostoliques sont fondées sur l'Ancien-Testament, les évêques, les prêtres et les diacres sont maintenant dans l'Église ce qu'Aaron, ses enfants et les lévites étaient autrefois dans l'ancienne loi.

 

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A MARCELLA. SUR UN OUVRAGE DE RHÉTICIUS, ÉVÊQUE D'AUTUN.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.

 

Je lisais dernièrement les commentaires de Rhéticius, évêque d'Autun (c'est lui que l'empereur Constantin envoya à Rome, sous le pape Silvestre, dans l'affaire des Donatistes(1) ), je lisais, dis-je, ses commentaires sur le Cantique des Cantiques, que les Hébreux appellent. Sirhasirim; et j'y ai trouvé plusieurs passages insipides; mais, ce qui m'a étonné, c'a été de voir un homme de son caractère, et d'ailleurs éloquent, prendre le mot tharsis pour la ville de Tarse, patrie de l'apôtre saint Paul; et l'or d'ophax pour saint Pierre, parce que cet apôtre est appelé Cephas dans l'Évangile. Rhéticius n'avait qu'à consulter l'Écriture

 

(1) Il y a dans le texte: Ob causam montensium, c'est-à-dire, pour l'affaire des montagnards. C'est ainsi que l'on appelait les Donatistes, parce que ceux de leur parti qui étaient à nome tenaient leurs assemblées hors de la ville sur mie montagne, comme le rapportent saint Jérôme dans sa chronique; J. Optat, évêque de Milève, liv. II du schisme des Donatistes; et saint Augustin, ép. 42 et lib. de Hœoes. ch. 69, quelques-uns appellent même les partisans de Donat montagnards, parce qu'ils ont commencé à avoir une église à Rome sur une montagne.

 

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sainte, et il aurait trouvé le mot de tharsis dans Ezéchiel, qui, parlant des quatre animaux mystiques, dit: « Les roues étaient de la couleur de tharsis (1); » et dans le prophète Daniel qui dit du Seigneur: « Son corps ressemblait à tharsis ; » ce que Symmaque a traduit par le mot hyacinthe, et Aquila par celui de crisolite. Nous lisons encore dans les Psaumes : « Vous briserez les vaisseaux de tharsis par le souffle d'un vent impétueux. »  Cette pierre que l'on nomme tharsis ou crisolite, est aussi du nombre de celles où étaient gravés les noms des tribus d'Israël, et que le grand-prêtre portait sur son rational. Enfin dans l'Écriture sainte le mot de tharsis est répété fréquemment.

Que dirai-je de celui d'ophaz? Le même prophète Daniel, après avoir passé trois semaines dans le jeûne et dans la tristesse , la troisième année de l'empire de Cyrus, roi des Perses, ne dit-il pas : « Et ayant levé les yeux je vis tout à coup un homme qui était vêtu de lin, et dont les reins étaient ceints d'une ceinture d'ophaz? » Car il y a parmi les Hébreux plusieurs sortes d'or. C'est pourquoi l'on s'est servi ici du mot d'ophaz, pour ne pas le confondre avec le zaab, qui, selon la Génèse, nait avec l'escarboucle.

Mais si le mot tharsis signifie, suivant plusieurs interprètes, la pierre crisolite ou l'hyacinthe dont Dieu, selon l'Écriture, a quelquefois emprunté les couleurs, pourquoi donc lisons-nous que le prophète Jonas voulait aller à Tharsis? et que Salomon et Josaphat, comme il est rapporté dans le livre des Rois, avaient coutume d'envoyer une flotte à Tharsis pour trafiquer? Il est facile de répondre à cette difficulté. Vous devez savoir que le mot tharsis a diverses significations, et qu'on le prend tantôt pour les Indes, et tantôt pour la mer dont les eaux sont bleues, et qui, frappée des rayons du soleil, reçoit la couleur et le nom de ces pierres précieuses. Cependant Josèphe

 

(1) On a cru devoir laisser dans la traduction de ces deux passages le mot de tharsis, afin de se conformer à saint Jérôme, qui fait voir ici que ce mot se trouve dans l'Écriture, quoique lui-même, après Aquila, l'ail expliqué par le mot crisolite, comme nous le lisons dans notre Vulgate qui porte: Ezecli., lib. 9, « Les roues paraissaient de la couleur d'une pierre de crisolite ; » et Daniel, lib. 6, «Son corps était comme la pierre de crisolite. »

 

croit que les Grecs, en changeant la lettre tan, ont pris tarse pour tharsis.

Il y a dans ces commentaires plusieurs autres explications ridicules. Il est vrai que le style en est châtié et élevé, caractère de l'éloquence gauloise; mais convient-il à un interprète qui doit écrire non pour faire parade de son érudition et de son éloquence, mais seulement pour faire comprendre à ses lecteurs les choses comme il les entend lui-même? N'avait-il pas les dix volumes d'Origène et les écrits des autres interprètes? ne pouvait-il pas consulter quelqu'un qui sût l'hébreu, et lui demander l'explication de ce qu'il n'entendait pas? Non, il a eu assez mauvaise opinion des autres pour croire qu'il n'y aurait personne capable de découvrir ses erreurs.

Ne me demandez donc pas ces commentaires, où je trouve beaucoup plus de choses à chanter qu'à approuver. Vous me direz sans doute que je les ai communiqués à d'autres; c'est vrai, mais la même nourriture ne convient pas à toutes sortes de personnes. Ceux que Jésus-Christ nourrit autrefois de pains d'orge dans le désert étaient plus nombreux que ceux qu’il nourrit de pain de froment. Les Corinthiens, parmi lesquels il s'était commis une impureté que les païens ne commettent pas; les Corinthiens, dis-je, dans cet état, ne reçoivent de l'apure saint Paul que du lait, incapables de supporter une nourriture plus solide. Mais pour les Ephésiens, dont la conduite est irréprochable, le Seigneur lui-même les nourrit d'un pain céleste, et leur découvre le mystère qui a été caché dans tous les siècles. N'ayez souci ni de la dignité ni de l'âge de ceux à qui j'ai fait voir ces commentaires, puisque Daniel tout jeune a jugé des vieillards; et que le prophète Amos, simple berger, n'a pas craint de s'élever contre les princes des prêtres.

 

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A MARCELLA. RÉPONSE A SES DÉTRACTEURS.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 588.

 

Depuis ma dernière lettre dans laquelle je vous expliquais quelques mots hébreux, j'ai appris que certaines gens se plaignaient hautement de ma témérité à corriger quelques endroits de l'Évangile, contrairement à l'autorité (495) des anciens et à la tradition universellement reçue dans toutes les Eglises. Je pourrais fort bien mépriser de semblables plaintes; car, comme dit le proverbe: « C'est perdre son temps que de jouer de la harpe devant les ânes. » Mais pour que, selon leur coutume, ils n'attribuent pas mon silence à une humeur fière et hautaine, je veux bien qu'ils sachent que je ne suis ni assez ignorant ni assez sot (ce en quoi consiste toute leur sainteté, se faisant gloire d'être disciples de pêcheurs, et se flattant d'être saints parce qu'ils sont ignorants,) pour croire qu'il y a quelque chose à corriger dans les paroles du Sauveur, ou que tout n'est point inspiration divine dans l'Evangile. Mon dessein ( qui ne se justifie que trop par les variantes de tous les exemplaires) est de les rétablir dans leur ancienne pureté, en les confrontant avec les originaux grecs, sur lesquels mes censeurs même avouent que les traductions ont été faites. Que s'ils ne veulent pas puiser à une source très pure, qu'ils boivent l'eau bourbeuse des ruisseaux. Curieux de savoir dans quelles forêts l'on trouve le gibier le plus délicat, et sur quelles côtes l'on pêche les meilleurs huîtres , que l'étude de l'Ecriture sainte soit la seule chose qu'ils jugent indigne de leur application. Qu'ils disent ( et c'est en cela seulement que parait leur simplicité), qu'ils disent que Jésus-Christ s'exprime d'une manière commune, et que tant de beaux génies, qui depuis plusieurs siècles ont cherché le véritable sens de ses paroles, l'ont plutôt deviné qu'expliqué. Qu'ils accusent enfin l'apôtre saint Paul d'ignorance, lui à qui l'on reprochait autrefois que son grand savoir l'avait mis hors de son bon sens.

Je m'attends bien à vous voir alarmée de la liberté avec laquelle je vous écris. Vous craindrez qu'elle ne soit un nouveau sujet de disputes; et si vous le pouviez, vous me fermeriez la bouche pour m'empêcher de dire ce que les autres n'ont pas honte de faire. Mais encore, que m'est-il échappé de trop libre? Ai-je fait graver dans des bassins les images des faux dieux? Etant à table avec des femmes chrétiennes, ai-je exposé aux yeux des vierges les infâmes embrassements des Bacchantes et des Satyres? Ai-je jamais parlé de quelqu'un avec trop d'aigreur? Me suis-je élevé contre les pauvres, devenus immensément riches? Ai-je déclamé contre ceux qui courent après les successions? Mon crime n'est-il pas d'avoir dit que les vierges devaient plutôt fréquenter les femmes que les hommes? Voilà ce qui a révolté Rome contre moi ; c'est pour cela qu'on me montre au doigt. « Ceux qui me haïssent sans sujet sont en plus grand nombre que les cheveux de ma tête, et je suis devenu pour eux un sujet de risée » Et vous pensez que je dirai quelque chose encore?

Mais de peur d'être ridicule et de m'entendre dire avec Flaccus : « Vous aviez commencé une grande coupe, d'où vient qu'après avoir bien tourné la roue vous n'avez fait qu'un petit vase? » revenons à nos ânes bipèdes , et au lieu de jouer de la harpe devant eux, sonnons de la trompette à leurs oreilles. Qu'ils soutiennent donc qu'on doit lire dans l'apôtre saint Paul : « Réjouissez-vous dans votre espérance, accommodez-vous au temps. » Pour nous, suivons cette autre leçon : « Réjouissez-vous dans votre espérance, servez le Seigneur. »  Qu'ils disent que, selon saint Paul, on doit admettre les accusations contre un prêtre; attachons-nous, nous autres, au véritable texte de l'Apôtre qui porte : « N'admettez d'accusation contre un prêtre que sur la déposition de deux ou trois témoins ; mais reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent. » Qu'ils approuvent cette leçon: «C'est un discours humain et digne d'être reçu avec une soumission parfaite. »  Pour nous, dussions-nous errer, attachons-nous aux exemplaires grecs et à l'Apôtre, qui a dit en grec . « C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec toute la soumission possible. » Enfin qu'ils se plaisent à soutenir que le Christ monta sur un de ces chevaux qui viennent des Gaules; quant à nous, nous aimons à dire qu'il prit cet ânon dégagé de tout lien, préparé, suivant Zacharie, pour le Sauveur, et qui en servant de monture au Christ, justifia cette prophétie d'Isaïe : « Heureux celui qui sème sur les bords de toutes les eaux, où travaillent le boeuf et l'âne. »

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA. SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JOB.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 391.

 

Si je faisais de petits paniers avec du jonc, ou quelque ouvrage avec des feuilles de palmier, pour manger mon pain à la sueur de mon iront; et si je gagnais ma vie au milieu des sollicitudes d'esprit, personne n'y trouverait à redire, et je ne me verrais point exposé aux traits de la médisance. Mais parce que, selon la parole du Sauveur, je travaille pour avoir une nourriture qui ne périt point, et que je m'applique à rétablir les livres de l'Écriture sainte dans leur ancienne pureté, on me déchire par des calomnies atroces, on me traite de faussaire, moi qui ne pense qu'à rendre le texte de ces livres plus correct, et on m'accuse d'y semer de nouvelles erreurs au lieu de corriger les anciennes. Car les préjugés sont tellement invétérés, que des livres pleins de fautes ne laissent pas que de plaire; et pourvu que les exemplaires soient bien propres, on ne s'inquiète pas si le texte en est altéré.

Au lieu donc d'éventails, de corbeilles et de petits paniers, bagatelles que font et que donnent les solitaires, je vous prie, vous qui seules joignez une humilité profonde à une grande naissance, d'agréer le présent que je vous fais, et qui n'a rien que de spirituel et de solide. Réjouissez-vous de voir dans toute son intégrité et toute sa pureté le livre de Job, qui, chez les Latins, était encore pour ainsi dire couché sur son fumier et rongé de vers. Comme ce grand homme , après les épreuves et la victoire, mérita que Dieu lui rendit au double tout ce qu'il avait possédé , aussi puis-je me vanter de lui avoir rendu en notre langue tout ce qu'il avait perdu dans les anciennes versions.

Je vous avertis donc, comme je le fais dans toutes mes préfaces, vous et tous ceux qui liront cet ouvrage, que, partout où il y a un obèle, c'est une marque que ce qui suit ne se trouve point dans le texte hébreu à la version latine. Outre cela, soutenu par des prières, j'ai corrigé, non sans un travail immense, les éditions latines où nous nous flattions d'avoir l'Écriture dans toute sa pureté, et qui néanmoins étaient tellement défectueuses que le lecteur n'y pouvait rien comprendre. En m'occupant de la sorte dans ma solitude, je crois faire quelque chose de plus utile pour l'Église de Jésus-Christ, que ceux qui sont à la tète des plus grandes affaires.

 

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A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 392.

 

Le saint diacre Héraclius, mon fils en Jésus-Christ, m'a rapporté que vous étiez venu jusqu'à Cissa dans le dessein de me voir; que, quoique né dans la Pannonie et au milieu des terres, vous n'aviez craint ni les tempêtes ni les dangers de la mer Adriatique et de la mer Ionienne ; et que vous auriez exécuté votre projet si nos frères, qui vous aiment tendrement, ne vous avaient pas contraint d'y renoncer. Je vous en remercie et vous en liens compte; c'est l'affection et non pas les effets qu'on doit chercher dans les amis ; ceux-ci se trouvent quelquefois dans les plus grands ennemis, mais celle-là ne peut venir chie d'un fond de charité chrétienne.

Au reste, ne croyez pas que votre infirmité soit une peine du péché. C'est ainsi qu'en jugèrent les Apôtres, lorsque voyant un aveugle de naissance, ils demandèrent à Jésus-Christ: « Est-ce le péché de cet homme ou celui de son père et de sa mère qui est la cause de sa cécité?. Mais le Sauveur leur répondit : « Ni lui ni ses parents n'ont péché; mais c'est afin que les oeuvres et la puissance de Dieu éclatent en lui. »  En effet, combien voyons-nous de païens, de Juifs et d'hérétiques, de gens de toutes sortes de religions, qui se plongent dans de honteuses débauches, qui trempent leurs mains dans le sang de leurs frères, qui sont plus cruels que les loups, plus voraces que les milans, et qui néanmoins sont à couvert des fléaux de la divine justice et n'ont point de part aux calamités publiques; prenant sujet de là de s'élever contre Dieu et de blasphémer contre le ciel? Combien au contraire voyons-nous de saints affligés de maladies, accablés de misères, réduits à la dernière indigence, et qui disent peut-être : « C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur, et que j'ai lavé mes mains dans la compagnie (497) des innocents? » mais qui, rentrant en eux-mêmes, ajoutent aussitôt: «Je ne puis avoir ces sentiments-là, Seigneur, sans condamner la sainte société de vos enfants. »

Si vous croyez que la perte de la vue et les autres maladies qui occupent si souvent les médecins sont une punition du péché et un effet de la colère de Dieu, vous condamnerez donc Isaac, qui voyait si peu que, se trompant, il donna sa bénédiction à celui qu'il ne voulait pas bénir; et Jacob, qui ne put distinguer Éphraïm d'avec Manassès, quoique d'ailleurs par une lumière intérieure et un esprit prophétique, il perçât jusque dans l'avenir, et prévît que le Messie devait naître de la famille royale de Juda. Fut-il un roi plus saint que Josias? il périt dans la bataille qu'il donna au roi d'Égypte. Fut-il rien de plus grand que saint Pierre et saint Paul? ils ont été les victimes de la cruauté de Néron. Mais pour ne rien dire des hommes, le Fils de Dieu même n'a-t-il pas souffert les opprobres et les humiliations de la croix ? Peut-on après cela regarder comme véritablement heureux ceux qui jouissent des prospérités du siècle et qui goûtent les douceurs de la vie présente? La colère de Dieu est grande quand il ne se fâche pas contre les pécheurs. « Je ne me mettrai plus en colère contre vous, » dit-il à Jérusalem par la bouche d'un prophète; « et vous ne serez plus l'objet de mon zèle et de ma jalousie; car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » Un père ne corrige que l'enfant qu'il aime; un maître ne châtie que ceux en qui il remarque beaucoup de vivacité d'esprit; si un médecin abandonne son malade, c'est qu'il en désespère. Si vous dites qu'à l'exemple de Lazare, qui passa toute sa vie dans l'affliction et dans la misère, vous êtes prêt à souffrir tous les maux de la vie présente afin de vous ménager une gloire immortelle dans la vie future, vous n'avez qu'à lire le livre de Job, et vous y verrez quelle l'ut la cause de tous les malheurs qu'éprouva cet homme si saint, si innocent et si juste.

Mais pour me renfermer dans les bornes d'une lettre, et laisser là tous ces exemples qui me mèneraient trop loin, je me contente de vous rapporter ici une petite histoire qui s'est passée lorsque je n'étais encore qu'un enfant. Saint Athanase, évêque d'Alexandrie, voulant confondre les hérétiques (1), avait prié saint Antoine de venir en cette ville ainsi que Didyme, qui était aveugle, mais d'ailleurs fort savant. Celui-ci alla rendre visite à l'illustre solitaire; et après une longue conversation qui roula toute sur les saintes Ecritures, saint Antoine, charmé de son érudition et de la vivacité de son esprit, lui demanda s'il n'était pas fâché d'avoir perdu la vue. Didyme, confus et un peu déconcerté, ne lui répondit rien d'abord; mais enfin voyant qu'il le pressait, il lui avoua franchement que cette perte lui était très sensible. « Je suis surpris, lui dit alors saint Antoine, de ce que vous, homme sage, vous soyez fâché de n'avoir pas ce qu'ont les fourmis et les moucherons; et qu'au contraire vous ne vous réjouissiez pas de posséder ce que les saints et les apôtres seuls ont mérité d'avoir. » Par là vous devez apprendre, mon cher Castrucius, qu'il vaut mieux être privé de la vue corporelle, que de ces yeux spirituels où la paille du péché ne saurait entrer.

Au reste, quoique vous ne soyez pas venu ici cette année, je ne désespère pas d'avoir un jour le plaisir de vous y voir. Si par vos amitiés vous déterminez Héraclius, porteur de cette lettre, à rester longtemps avec vous, je me consolerai aisément de son absence, pourvu que vous m'en dédommagiez en l'accompagnant ici.

 

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AU SÉNATEUR PAMMAQUE. — TRAITÉ CONTRE JOVINIEN. — TRADUCTION DU LIVRE DE JOB. — QU'IL FAUT ÉCRIRE POUR TOUS LES HOMMES SANS DISTINCTION.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 392.

 

Il sied quelquefois à la modestie chrétienne de ne point écrire à ses amis et de se renfermer en soi-même par un humble silence, plutôt que de se rendre suspect d'ambition, en renouvelant une ancienne amitié. Comme vous j'ai gardé le silence, tant que vous l'avez gardé à mon égard; et je n'ai jamais voulu vous obliger à le rompre, de peur qu'on ne s'imagine que je vous écris, plutôt pour ménager un puissant patron que pour m'entretenir avec un ami. Mais puisque vous m'avez prévenu par des lettres bienveillantes, je tâcherai désormais de vous prévenir moi-même, et de vous envoyer

 

(1) C'est-à-dire les Ariens, qui se vantaient que saint Antoine était de leur opinion.

 

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non pas des réponses, mais des lettres; afin qu'on voie que c'est la modestie seule qui jusqu'ici m'a fait garder le silence, et que c'est par une modestie encore plus grande que je prends aujourd'hui la liberté de le rompre.

Quant à mes traités contre Jovinien, je suis très persuadé que c'est par prudence et par amitié que vous avez tâché d'en retirer les exemplaires. Mais toutes vos précautions ont été inutiles; car quelques personnes venues ici m'en ont lu des extraits, qu'elles m'ont dit avoir faits elles-mêmes à Rome. On avait même déjà répandu mes livres dans toute notre province. Or vous savez ce que dit le poète : « Un mot lâché ne revient jamais. »

Je n'ai pas le bonheur, comme la plupart des écrivains d'aujourd'hui, de pouvoir corriger quand il me plait les bagatelles dont je m'occupe. A peine ai-je fait quelque ouvrage, que mes amis et mes envieux le répandent aussitôt dans le public, avec un égal empressement, quoique par des motifs bien différents; et comme ils le jugent, non d'après son mérite, mais d'après leurs dispositions à mon égard, tout est outré et dans les louanges et dans les reproches. Ainsi tout ce que j'ai pu faire est de vous envoyer l'apologie (1) dont je vous ai parlé. Quand vous l'aurez lue, vous pourrez répondre pour moi aux objections que l'on me fait; ou si vous ne goûtez pas vous-même mes raisons, vous serez obligé d'expliquer autrement que moi ce que dit l'apôtre saint Paul de la virginité et du mariage.

Je ne prétends pas par là vous engager à écrire, persuadé que vous avez encore plus d'ardeur que moi pour l'étude de l'Écriture sainte. Tout ce que je souhaite c'est que vous ameniez mes censeurs à me répondre. Comme ils sont écrivains et qu'ils se piquent d'érudition, ils peuvent m'instruire au lieu de me critiquer. Qu'ils donnent quelque ouvrage au public, et le mien tombera aussitôt.

Lisez, je vous prie, et examinez attentivement les paroles de l'Apôtre, et vous verrez que, pour me soustraire à la censure et à la calomnie, j'ai parlé du mariage avec beaucoup plus de ménagement que lui. Origène, Denis , Pierius Eusèbe de Césarée, Didyme et Apollinaire, ont expliqué fort au long cette épître de saint Paul. Pierius surtout voulant développer

 

(1) Voyez le Traité contre Jovinien, cinquième série; Polémique.

 

le véritable sens de 'Apôtre, et expliquer ce passage : « Je voudrais que tous les hommes fussent en l'état où je suis moi-même, »  ajoute aussitôt: « Saint Paul se déclare ici ouvertement en faveur du célibat. » Qu'ai-je dit qui approche de cela? En quoi donc, je vous prie, ai-je manqué, et que peut-on trouver de trop dur et de trop outré dans mes écrits? Lisez les commentaires de tous les auteurs dont je viens de parler ; cherchez dans les bibliothèques de toutes les Eglises, et vous serez pleinement convaincu de mon innocence.

J'apprends que vous êtes généralement estimé dans Rome; j'apprends que le pontife et le peuple jettent les yeux sur vous. Mériter la dignité du sacerdoce, c'est plus avantageux que de la posséder. Si vous voulez lire les seize livres des prophètes que j'ai traduits de l’hébreu en latin, et si cet ouvrage est de votre goût, cela m'engagera à publier mes autres écrits.

J'ai traduit aussi depuis peu en latin le livre de Job ; vous pourrez en emprunter un exemplaire à Marcella, votre parente. Tachez de le lire en grec et en latin ; comparez l'ancienne édition avec ma traduction, et vous verrez quelle différence il y a entre la vérité et le mensonge. J'avais envoyé au saint évêque Domnion quelques-uns de mes commentaires sur les douze prophètes et sur les quatre livres des Rois. Si vous les lisez, vous verrez combien il est difficile d'entendre l'Écriture et surtout les Prophètes; vous verrez aussi que des passages très purs dans l'original fourmillent d'erreurs dans la traduction par la faute des traducteurs. Au reste, cette éloquence que vous méprisez dans Cicéron pour l'amour du Christ, ne la che; chez pas dans un auteur aussi ordinaire que moi. Un écrivain ecclésiastique, quand même il posséderait toutes les grâces du langage, doit les cacher et les dédaigner, afin de parler non point aux écoles oisives des philosophes ou à un petit nombre de disciples, mais à tous les hommes en général.

 

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A DOMNION ET A ROGATIEN. DÉFENSE DE SA TRADUCTION DES DIVERSES PARTIES DE L'ECRITURE.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 593.

 

Je ne sais pas encore ce qui est le plus difficile, ou de vous faire ce que vous me (499) demandez, ou de m'en dispenser; car d'un côté je ne puis vous refuser, et de l'autre, ce que vous me demandez me paraît si fort au-dessus de mes forces, qu'il faut nécessairement que je succombe sous un si pesant fardeau, même avant que de m'en charger. D'ailleurs je redoute la jalousie de mes envieux, qui croient devoir critiquer tous mes ouvrages, et qui, contre le témoignage de leur propre conscience, déchirent en public tout ce qu'ils lisent en secret. Ils m'obligent par leur injustice à m'écrier avec le prophète-roi: « Seigneur, délivrez mon âme des lèvres injustes et de la langue trompeuse. »  Vous ne cessez depuis trois ans de m'écrire lettres sur lettres pour m'engager à traduire d'hébreu en latin le livre d'Esdras; comme si vous n'aviez pas des exemplaires grecs et latins, ou comme si le sort de mes traductions, dès qu'elles commencent à paraître, n'était pas de passer par la critique publique. Or, comme dit un auteur, c'est être fou que de travailler jour et nuit pour se faire des ennemis.

Je vous prie donc de lire cette traduction en particulier et de ne la pas rendre publique. Il ne faut point forcer à manger des gens dégoûtés, ni s'exposer à la critique de ces esprits superbes, toujours prêts à censurer les autres, incapables eux-mêmes de rien produire. Que si quelques-uns de nos frères veulent bien lire mes ouvrages, vous pouvez leur donner une copie de celui-ci. Mais avertissez-les surtout de transcrire avec le plus d'exactitude et de netteté possibles les noms hébreux dont ce livre est tout rempli; car il serait inutile de l'avoir corrigé avec tant de soin, si les copistes ne le retranscrivaient pas fidèlement.

Au reste, on ne doit point s'étonner que je n'aie traduit qu'un livre d'Esdras, ni désirer avec empressement de voir le troisième et le quatrième, qui sont apocryphes et remplis de chimères ; car Esdras et Nehemias ne font qu'un seul livre selon les Hébreux, et on doit rejeter tout ce qui n'est pas dans leur canon , ni du nombre des vingt-quatre vieillards. Que si quelqu'un oppose à ma traduction celle des septante interprètes, dont tous les exemplaires sont défectueux, comme on peut en juger par la différence qu'il y a entre eux ( car, s'ils ne sont point conformes, ils ne peuvent être vérifiés) , si, dis-je, quelqu'un oppose leur version à la mienne, renvoyez-le aux évangélistes, qui citent plusieurs passages comme de l'Ancien-Testament, et qui néanmoins ne se trouvent point dans les Septante ; tels sont ceux-ci : « II sera appelé Nazaréen. J'ai appelé mon fils d'Égypte. Ils verront celui qu'ils ont percé; » et plusieurs autres dont j'espère parler avec plus d'étendue dans un autre ouvrage. Demandez-lui d'où ces passages sont tirés, et comme il restera muet sur cela, lisez-les vous-même dans les traductions que j'ai données depuis peu au public, et qui sont l'objet de la critique de mes envieux.

Voici encore une raison à laquelle mes ennemis doivent se rendre, pour peu qu'ils soient équitables. S'il est vrai qu'il y ait dans mes traductions quelque chose qui ne se trouve point dans les exemplaires grecs, ou qui n'y soit pas entièrement conforme, pourquoi se déchaîner contre le traducteur? Qu'ils consultent les Hébreux, et que sur leur témoignage ils approuvent ou condamnent mes ouvrages. Mais peut-être se font-ils un plaisir de me calomnier sans sujet, et ne veulent-ils pas imiter le zèle et la reconnaissance des Grecs, qui, après la version des Septante et l'établissement de l'Évangile par toute la terre, ont lu avec soin l'Aucien-Testament traduit par des Juifs et des Ebionites; je veux dire par Aquila, par Symmaque et par Théodotien, et ont autorisé dans leurs Eglises ces traductions qu'Origène nous a données dans ses Hexaples. Avec combien plus de raison les Latins doivent-ils être contents de voir la Grèce, cette fière nation, venir leur emprunter quelque chose? Car premièrement il en coûte beaucoup pour avoir tous les exemplaires grecs; de plus, ceux qui les ont et qui n'entendent pas l'hébreu s'égarent de plus en plus, incapables de distinguer quelle est la plus exacte de toutes ces différentes versions. C'est ce qui est arrivé depuis peu à un des plus savants hommes de la Grèce, qui, s'écartant quelquefois du véritable sens de l'Écriture, tombait aveuglément dans les erreurs de chaque interprète. Pour moi, qui sais quelque peu d'hébreu et qui parle assez bien latin, j'ose me flatter de pouvoir juger des ouvrages des autres et exprimer en notre langue ce que je conçois. Que l'hydre donc siffle tant qu'elle voudra, et que Sinon, ce superbe vainqueur, réduise tout en poussière : le Christ aidant, je ne me tairai jamais ; et dût-on me couper la langue, je ne laisserais pas de bégayer encore. Que ceux qui (500) voudront lire mes ouvrages, les lisent ; que les autres les rejettent avec mépris, si cela leur plaît; qu'ils les examinent avec la dernière sévérité, et qu'ils en critiquent les lettres et les points même. Votre amitié me portera plus à l'étude de l'Ecriture sainte, que leur haine ne m'en détournera.

 

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A CHROMATIUS ET A HELIODORE, SUR LA TRADUCTION DES TROIS LIVRES DE SALOMON.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 393.

 

Que ma lettre réunisse ceux que réunit le sacerdoce, et que le papier ne divise pas ceux qui sont unis par l'amour du Christ. Vous demandez des commentaires sur les prophètes Osée, Amos, Zacharie et même Malachie : je les aurais écrits si ma santé me l'eût permis. Vous m'envoyez de quoi subvenir aux frais des secrétaires et des copistes, afin que je travaille spécialement pour vous.

Mais des demandes m'arrivent en foule de toutes parts, comme si je pouvais travailler à la fois pour les autres et pour vous qui attendez après le résultat de mes travaux, ou comme si, sous le rapport de la reconnaissance, je ne vous devais pas plus qu'à tout autre. C'est pourquoi, bien qu'affaibli par une longue maladie, pour ne pas rester cette année sans rien faire, et pour ne pas garder le silence à votre égard, je vous ai dédié un travail de trois jours, savoir : la traduction des trois livres de Salomon; Misle que les Hébreux appellent Paraboles, et qu'on nomme vulgairement Proverbes; Coeleth, que nous pouvons appeler en grec Ecclésiaste, et en latin Harangue ; sir Hasirim qui dans notre langue signifie Cantique des Cantiques. Le livre de Jesu, fils de Sirach, passe pour être fort remarquable; quant à celui qu'on appelle la Sagesse de Salomon, il porte un faux titre. J'ai vu que le titre du premier n'était pas en hébreu l'Ecclésiastique, comme chez les Latins, mais Proverbes. L'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques lui étaient joints afin de se rapprocher de Salomon non-seulement par le nombre des ouvrages, mais par le même genre de sujets. Le second ne se trouve nulle part chez les Hébreux, aussi a-t-il un parfum d'éloquence grecque; et cependant quelques-uns

des anciens auteurs affirment qu'il est du Juif Philon. C'est comme les livres de Judith, de Tobie et des Machabées que l'Eglise lit à la vérité, mais ne reçoit pas au nombre des livres canoniques. Il en est de même pour ces deux ouvrages que l'Eglise admet pour l'édification du peuple et non pour confirmer l'autorité de ses dogmes. Si quelqu'un aime mieux l'édition des Septante, il a celle que j'ai revue; car je ne compose pas de nouveaux ouvrages pour détruire les anciens.

 

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A SAINT PAULIN. SUR L’ÉTUDE DES LIVRES SACRÉS.

 

Sa nécessité et son importance. — Eloge de Platon. — Réputation de Tite-Live. — Le Pentateuque. — Le livre des Lois. — Les livres de Salomon. — Les Prophètes. — Les quatre Evangélistes. — Les Actes des Apôtres. — Les épîtres de saint Paul. — L'Apocalypse.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

 

J'ai reçu de notre frère Ambroise, avec vos présents, une lettre qui m'a causé un véritable plaisir; car, quoique votre amitié commence, on aperçoit en vous toute la fidélité d'un vieil ami. En effet, l'amitié n'est jamais plus sincère et plus solide que lorsqu'elle est fondée, non pas sur aucun intérêt temporel, sur la seule présence des amis, sur d'indignes flatteries, sur des complaisances affectées, mais sur la crainte du Seigneur et sur l'amour des saintes Écritures.

Nous lisons dans les anciens historiens qu'il y a eu des hommes qui ont parcouru les provinces, voyagé parmi les nations étrangères et passé les mers, afin de voir de leurs propres yeux des personnages célèbres qu'ils ne connaissaient que par leurs ouvrages. Pythagore, par exemple, alla consulter les sages de Memphis; Platon vint à Tarente écouter Architas, après avoir parcouru, avec beaucoup de peines, l'Égypte et toute cette côte d'Italie appelée autrefois la Grande-Grèce. Quoique maître et puissant à Athènes, où sa doctrine était reçue dans toutes les écoles de l'académie, il se fit voyageur et disciple; aimant mieux écouter les autres avec modestie que de répandre ses opinions par vanité. Enfin tandis qu'il cherchait avec empressement des connaissances qui semblaient se dérober à son zèle et à ses poursuites (501), il fut pris et vendu par des pirates; mais, quoique esclave d'un barbare qui le chargea de chaînes et qui lui fit sentir toutes les rigueurs d'une dure captivité, néanmoins la vertu et la sagesse dont il faisait profession le rendirent supérieur à celui qui l'avait acheté.

Nous lisons aussi que des personnes illustres vinrent à Rome, des extrémités de l'Espagne et des Gaules, attirées non point par la magnificence de cette grande ville, mais par l'immense réputation de Tite-Live, dont les écrits purs et éloquents occupaient les hommes distingués. Il  y eut alors un spectacle extraordinaire et admirable; ce fut de voir dans Rome, cette ville immense et si célèbre, des gens qui venaient y chercher une réputation plus grande que la sienne même.

Apollonius, soit qu'il fut magicien, comme on le croit communément, soit qu'il fût philosophe, comme les disciples de Pythagore le prétendent, parcourut la Perse, le mont Caucase, l'Albanie, la Scythie, les pays des Messagètes et les riches royaumes des Indes; et après avoir passé le Gange, il alla chez les Brachmanes (1) pour entendre Hiarchas (2) qui, assis sur un trône d'or et buvant de l'eau de la fontaine de Tantale, enseignait à un petit nombre d'écoliers les secrets de la nature, le mouvement des astres et le cours journalier du soleil. De là il passa chez les Elamites, les Babyloniens, les Chaldéens, les Mèdes, les Assyriens et les Parthes, visita la Syrie, la Phénicie, l'Arabie, la Palestine; et, de retour à Alexandrie, il alla en Ethiopie voir les Gymnosophistes (3), et cette fameuse table du soleil (4) qui est au milieu des

 

(1) C'est le nom que les Indiens donnaient à leurs sages et à leurs philosophes.

(2) Philostrate, lib. 3, cap. 7, dit qu'il y avait dans l'école de Marchas une statue qui représentait Tantale, tenant à sa main une coupe pleine d’eau, dont ces philosophes buvaient avant de se coucher. Saint Jérôme l'appelle une fontaine, parce que, selon le même auteur, cap. X, cette coupe se remplissait à mesure qu'on la vidait.

(3) C'est ainsi que les Égyptiens appelaient leurs philosophes et leurs sages.

(4) Voici ce que Hérodote, lib. III, nous apprend de celte fameuse table du soleil : « On dit que la table du soleil est une prairie tiers d'une ville, où l'on trouve tous les malins de la chair rôtie de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, que les magistrats de la même ville y font porter pendant la nuit,et que, quand il est jour, il est permis à chacun d'y venir faire bonne chère, les habitants du pays soutiennent que la terre produit ces viandes toutes les nuits, et c'est ce qu'on appelle la table du soleil! »

 

sables. Il trouvait partout quelque chose de nouveau à apprendre, et ne cherchait qu'à faire des progrès dans les sciences et dans la vertu. C'est ce que nous apprend l'histoire de sa vie, que Philostrate a écrit fort au long en huit livres.

Mais pourquoi m'arrêter ici aux exemples des auteurs profanes? Saint Paul, ce vaisseau d'élection, ce docteur des nations, fortifié par la présence de celui qu'il portait au dedans de lui-même, ne disait-il pas avec confiance: « Est-ce que vous voulez. éprouver la puissance de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche? » Après avoir demeuré longtemps à Damas, et parcouru toute l'Arabie, n'alla-t-il pas à Jérusalem pour conférer avec saint Pierre, chez qui il demeura quinze jours, afin de s'instruire durant ce temps-là de l'Évangile qu'il prêchait aux Gentils? Quatorze ans après, ayant quitté Tite et Barnabé, il alla encore à Jérusalem pour rendre compte aux apôtres de l'Évangile qu'il prêchait, afin de profiter de de ce qu'il avait déjà fait ou de ce qu'il lui restait à faire dans le cours de son ministère. En effet, les instructions que l'on donne de vive voix ont je ne sais quelle vertu secrète qui touche et persuade tout à la fois; et lorsqu'elles viennent d'un maître habile, elles font sur l'esprit et le coeur de ceux qui l'entendent de plus vives impressions. De là vient qu'Eschine, étant exilé à Rhodes, et entendant lire la harangue que Démosthène avait composée contre lui, dit en soupirant à ceux qui louaient et admiraient cette pièce : «Que serait-ce, hélas ! si vous aviez entendu cet orateur prononcer lui-même son plaidoyer? »

Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je me pique de savoir quelque chose qui soit digne de vos recherches ou de votre attention ; mais c'est qu'indépendamment de ce que vous espérez de moi, je crois devoir louer votre zèle ardent pour l'étude. Car un esprit docile est toujours digne de louanges, bien qu'il n'ait point de maître pour le former. Je n'examine pas tant ce que je puis l'aire pour vous que ce que vous attendez de moi. Une cire molle, quoique informe, contient en elle-même toutes les figures qu'un habile ouvrier peut lui donner. L'apôtre saint Paul se fait gloire d'avoir appris la loi de Moïse et les prophètes aux pieds de Gamaliel, de sorte que, muni de ces armes spirituelles, il put ensuite dire avec (502) confiance: « Les armes de notre milice ne sont point matérielles, mais puissantes en Dieu pour renverser les remparts qu'on leur oppose: c'est avec ces armes que nous détruisons les raisonnements humains, comme tout ce qui s'élève avec hauteur contre la science de Dieu, et que nous réduisons en servitude tous les esprits, pour les soumettre à l'obéissance de Jésus-Christ, ayant. en main le pouvoir de dompter tous les rebelles. »  Le même apôtre exhorte Timothée, qui dès ses plus tendres années avait été élevé dans l'étude des saintes Ecritures, à s'appliquer sans cesse à cette divine lecture, pour ne pas négliger la grâce qu'il avait revue par l'imposition des mains. Après avoir tracé à Tite le portrait d'un évêque et des vertus qu'il doit posséder, il lui ordonne de n'élever à cette haute dignité que ceux qui joindront à toutes ces vertus la science de l'Ecriture sainte. « Il faut, »  dit-il, « qu'un évêque soit fortement attaché à la parole de vérité, telle qu'on la lui a enseignée, pour exhorter selon la saine doctrine et convaincre ceux qui s'y opposent. »

En effet un ignorant, quelque vertueux qu'il puisse être d'ailleurs, n'est bon que pour lui-même ; et s'il ne s'oppose pas à ceux qui attaquent l’Eglise de Dieu, il lui nuit autant par son ignorance qu'il l'édifie par sa vertu. « Allez demander aux prêtres l'explication de la loi, »  dit Aggée, ou plutôt le Seigneur par la bouche de ce prophète: tant il est vrai qu'un prêtre est obligé, par son ministère, de répondre à toutes les questions qu'on lui adresse sur la loi de Dieu. « Interrogez votre père, et il vous enseignera; interrogez vos anciens et ils vous instruiront. » Et dans le psaume cent dix-huitième : « Je chante votre sainte loi dans le lieu de mon pèlerinage. » David, après le portrait de l'homme juste et l'éloge de ses vertus, le compare à l'arbre de vie qui est dans le paradis, et ajoute : « Il met toute son affection dans la loi du Seigneur, et il la médite jour et nuit. » Daniel, à la fin de sa vision, dit que les justes brillent comme les étoiles, et que les savants sont semblables au tir manient. Vous voyez par là quelle différence il y a entre un homme vertueux, privé de lumières, et un homme qui sait allier la vertu à la science; puisque le prophète compare celui-là aux étoiles, et celui-ci au firmament. On peut néanmoins, en suivant le texte hébreu, entendre l'un et l'autre de ceux qui se distinguent par leur science, car voici son sens: « Les savants brilleront d'un éclat pareil au firmament, et ceux qui apprennent aux autres les voies de la justice brilleront comme des astres durant toute l'éternité. »

Pourquoi saint Paul a-t-il été appelé « vaisseau d'élection? » N'est-ce point parce qu'il était rempli de la loi de Dieu et de la science des saintes Ecritures? Les pharisiens étaient tout surpris d'entendre Jésus-Christ parler des choses de Dieu avec tant de sagesse, et ils admiraient la connaissance de la loi dans saint Pierre et saint Jean,qui n'avaient jamais étudié. Mais le Seigneur, comme parle l'Ecriture, les instruisait lui-même, et le Saint-Esprit leur inspirait, ce que les autres n'apprennent que par de longues méditations et. un travail continuel. Le Fils de Dieu, avant atteint. l'âge de douze ans, alla au temple, et proposa aux anciens quelques difficultés sur la loi, mais avec tant de sagacité, que les questions qu'il leur fit lurent autant d'instructions pour eux. Saint Pierre et saint Jean étaient des hommes ignorants, eux qui pouvaient dire l'un et l'autre: « Si je suis peu habile dans l'art de parler, il n'en est pas de même pour la science. »  Saint Jean n'était-il pas un homme rustique et un pauvre pêcheur? D'où venaient donc, je vous prie, ces belles paroles : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. »  Car ce mot « Verbe» signifie en grec plusieurs sortes de choses; on le prend tantôt pour la « parole, »  tantôt pour la « raison; » quelquefois il veut dire « supputation, »  ou la « cause universelle de tous les êtres. »  Or toutes ces expressions conviennent parfaitement à Jésus-Christ.

Ces grandes vérités ont été inconnues aux Platon et aux Démosthènes. « Je perdrai, »  dit Dieu, « la sagesse des sages et je réprouverai la science des savants. » La véritable sagesse confondra la fausse prudence des hommes. Quoique la prédication de la croix paraisse une folie aux yeux du monde, néanmoins saint Paul prêche la sagesse aux parfaits : « Non la sagesse de ce monde ni des princes de ce monde qui se détruisent, mais la sagesse de Dieu, cette sagesse cachée dans le mystère et prédestinée avant tous les siècles. »  Ce que saint Paul dit ici de la sagesse de Dieu, (503) il faut l'appliquer à Jésus-Christ; car il est la vertu et la sagesse de Dieu. Or cette sagesse est cachée dans le mystère; de là vient que David a intitulé le neuvième psaume : « Pour les secrets du Fils, »  c'est-à-dire, de ce Fils qui a en lui tous les trésors de la science et de la sagesse, et qui, caché dans le mystère, a été prédestiné avant tous les siècles et représenté sous la figure de la loi et des prophètes. C'est pour cela qu'on appelait ceux-ci « voyants, » parce qu'ils voyaient celui qui était caché et inconnu à tous les autres. Abraham vit le jour de ce divin Sauveur, et il s'en réjouit. Le ciel fut ouvert à Ezéchiel, tandis qu'il était fermé à un peuple pécheur. « Otez le voile de dessus mes yeux, » disait David, « afin que je puisse contempler les merveilles de votre loi. »  Comme la loi de Dieu est spirituelle, nous avons besoin de la révélation pour comprendre Dieu et contempler sa gloire face à face.

Saint Jean parle, dans son Apocalypse, d'un livre fermé avec sept sceaux. « Donnez ce livre à un homme qui saura lire, il vous répondra Je ne saurais le lire, parce qu'il est fermé. » Combien en voyons-nous aujourd'hui qui se flattent d'être savants, et qui ne sauraient ouvrir ce livre scellé, à moins qu'il ne leur soit ouvert par celui « qui a la clef de David, laquelle ouvre ce que personne ne peut fermer, et ferme ce que personne ne peut ouvrir. » Nous lisons dans les Actes des Apôtres, que saint Philippe ayant demandé à l'eunuque de la reine d'Éthiopie, qui lisait le prophète Isaïe, s'il entendait bien ce qu'il lisait, cet homme (car c'est ainsi que l'Écriture le désigne) répondit : « Comment puis-je l'entendre si quelqu'un ne m'en donne l'intelligence? » Pour moi ( s'il faut en parler), je n'ose me flatter d'être ni plus saint, ni plus attaché à l'étude de l'Écriture que cet eunuque qui quitta la cour et vint du fond de l'Éthiopie, c'est-à-dire des extrémités du monde, visiter le temple de Jérusalem, et qui était si passionné pour la science de la loi de Dieu et des saintes Ecritures qu'il les lisait même sur son char. Mais quoiqu'il eût le livre entre les mains, qu'il entendît bien les paroles du prophète, et qu'il les répétât souvent, néanmoins il ne savait quel était celui qu'il ado. rait dans ce livre sans le connaître. Saint Philippe, l'ayant abordé, lui fit connaître Jésus-Christ, qui était caché sous les paroles qu'il lisait. Admirez ici les avantages qu'on peut tirer des instructions d'un habile maître. Cet officier dans un même moment croit à Jésus-Christ, reçoit le baptême, entre parmi les fidèles, devient maître de disciple qu'il était, et trouve dans les eaux sacrées de l'Église , quoique peu fréquentées alors, ce qu'il avait inutilement cherché dans le magnifique temple de la synagogue.

Comme les bornes d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre plus au long sur ce sujet, je me contente de vous dire ceci en passant, pour vous faire comprendre que vous avez besoin d'un maître dans l'étude des saintes Ecritures, et que vous ne devez point vous engager sans guide dans des routes si difficiles. Je ne dis rien ici des grammairiens, des orateurs, des philosophes, des géomètres, des astronomes, ni des médecins, dont la science est si utile aux hommes, et dans laquelle on distingue les règles, la méthode et la pratique; je ne parle que des arts mécaniques, où l'on se sert plus de la main que de la langue. Tous ceux qui exercent quelque métier, comme laboureurs, maçons, forgerons, charpentiers, drapiers, tous ces ouvriers ne sauraient jamais se rendre habiles dans leur profession sans le secours d'un maître.

Le médecin s'en tient à son art, le forgeron à sa profession; il n'y a que la science de l'Écriture sainte dans laquelle chacun veut être maître. Ignorants et savants, tous se mêlent d'écrire.

Une vieille femme qui bavarde sans cesse, un vieillard qui radote, un sophiste qui ne sait se taire, tous se piquent d'entendre la sainte Ecriture. Chacun la commente de son côté, et prétend l'enseigner avant de l'avoir apprise. Les uns, prenant un air de pédant et un ton de professeur, agitent, dans un cercle de femmes, les questions les plus difficiles; quelques-uns n'ont point honte d'apprendre des femmes même ce qu'ils doivent enseigner aux autres. Ils portent même leur impudence plus loin; car, enorgueillis de leur facilité à s'exprimer, ils viennent effrontément montrer aux autres ce qu'ils n'entendent pas eux-mêmes. Je ne parle point de ceux qui, comme moi, s'appliquent à l'étude de l’Ecriture sainte, après avoir étudié les lettres humaines; s'ils plaisent à leurs auditeurs par un style élégant et recherché, ils prétendent (504) qu'on doit recevoir tout ce qu'ils disent, 1 comme s'il sortait de la bouche de Dieu même; et sans se mettre en peine d'expliquer le véritable sens des prophètes et des apôtres, ils font violence aux passages de l'Ecriture pour la concilier avec leurs propres idées, comme si c'était quelque chose de grand, ou plutôt comme si ce n'était pas une faute très grave de l'altérer et de lui donner un sens forcé. C'est ainsi que certains auteurs, accommodant à leurs idées les vers d'Homère et de Virgile, en ont composé des ouvrages qu'on appelle Centons. On pourrait, d'après cela, faire de Virgile un chrétien, tout païen qu'il était, parce qu'il a dit : « Déjà la Vierge est de retour, et l'âge d'or revient aussi. C'est le ciel qui nous a donné l'enfant qui vient de naître (1). »

On pourrait mettre ces paroles dans la bouche de l'Eternel : « Mon Fils, vous êtes seul et ma force et ma puissance (2). »

On pourrait dire du Sauveur, parlant du haut de la croix où il était attaché : « Il parle de la sorte et cependant il reste immobile (3). »

Que toutes ces applications sont puériles! Ne faut-il pas être un charlatan pour entreprendre d'enseigner aux autres ce qu'on ignore, ou plutôt (car je rie puis m'empêcher de traiter ici des hommes de ce caractère avec toute l'indignation qu'ils méritent) pour ne pas se convaincre soi-même de sa propre ignorance?

Quoi donc? est-ce qu'il n'y a aucune difficulté dans le livre de la Genèse, qui comprend l’histoire de la création du monde, de la formation de l'homme, de la division de la terre, de la confusion des langues, et de l'entrée des Hébreux en Egypte? N'en trouve-t-on point dans l'Exode, où il est parlé des dix plaies dont le Seigneur frappa Pharaon, du Décalogue et, des commandements de Dieu, qui renferment tant de mystères? Le Lévitique est-il si aisé

 

(1) Ces vers sont de la Sibylle de Cumes, qui prédisait par là la naissance du Sauveur: Virgile s'en est servi pour célébrer la naissance de Pollio, arrivée au moment où Asinus Pollio, son père, venait de faire la paix entre Auguste et Marc-Antoine. Par le nom de Vierge, le poète entend la justice ou Astrée, fille de Jupiter et de Thémis. Mais ceux dont parle ici saint Jérôme appliquaient ces paroles à la sainte Vierge, mère de Jésus-Christ

(2) C'est ainsi que Virgile fait parler Vénus à son fils Cupidon.

(3) Le poète parle d'Anchise, qui refusait de suivre son lits Enée et de se dérober aux malheurs de sa patrie.

 

à comprendre? Le nombre des sacrifices, les habits du grand-prêtre, les différents emplois des Lévites, les syllabes même de ce livre divin, tout y est mystère. Le livre des Nombres n'est-il pas tout mystérieux, soit dans le dénombrement du peuple, soit dans la prophétie de Balaam, soit dans les quarante-deux campements que les Israélites firent dans le désert? Le Deutéronome, une seconde loi et figure de l'Evangile, ne renferme-t-il pas ce qui a été dit dans les autres livres, de manière cependant qu'il semble être un livre tout nouveau? Ce sont là les cinq livres de Moïse, qu'on appelle le Pentateuque, et qui sont comme les cinq paroles que l'apôtre saint Paul se fait gloire de prononcer dans l'assemblée des fidèles.

Combien de mystères Job, ce beau modèle de patience, n'a-t-il pas renfermés dans le livre qui porte son nom (1) ? Le commencement et la fin de ce livre sont en prose, et le reste en vers. L'auteur y observe exactement toutes les règles de la dialectique, proposant d'abord le sujet de son discours, le prouvant ensuite par des raisonnements, le fortifiant par des autorités et tirant enfin des conclusions. Toutes les expressions sont vives et pathétiques, et il parle surtout de la résurrection des morts d'une manière si claire et si positive que jamais personne ne s'en est mieux expliqué. «Je sais, »  dit-il, « que mon rédempteur est vivant, et que je ressusciterai de la terre au dernier jour, que je verrai mon Dieu dans ma chair; que je le verrai, dis-je, moi-même, et non un autre, et que je le contemplerai de mes propres yeux. C'est là l'espérance que j'ai, et qui repose toujours dans mon coeur. »

Venons à Josué, fils de Navé, figure de Jésus-Christ, non-seulement par ses actions, mais encore par son nom. Il passe le Jourdain, il se rend maître du pays ennemi, il le divise entre les Israélites victorieux, et, par le partage qu'il fait des villes, des bourgs, des montagnes, des fleuves, des torrents et des frontières de la Palestine, il nous représente une image du royaume

 

(1) Saint Jérôme explique lui-même cet endroit dans sa préface sur le livre de job; car il dit que les deux premiers chapitres de ce livre sont en prose ; que, depuis le troisième verset du troisième chapitre jusqu'au septième verset du chapitre quarante-deuxième, ce sont des vers composés de dactyles et de spondées; et que le reste du quarante-deuxième chapitre, par où le livre finit, est en prose.

 

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spirituel de l'Église, et de la Jérusalem céleste.

Tous les gouverneurs du peuple d'Israël, dont il est parlé dans les livres des Juges, sont autant de figures des choses futures. Nous voyons dans Ruth, qui était Moabite, l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : « Seigneur, envoyez l'agneau dominateur de la terre, de la pierre du désert, à la montagne de la fille de Sion. »

Les livres (1) de Samuel nous montrent, dans la mort d'Héli et de Saül, une figure de l'abolition de l'ancienne loi, et nous représentent en la personne du grand-prêtre Sadoch et du roi David l'établissement d'un nouveau sacerdoce et d'un nouvel empire. Le troisième et le quatrième livre des Rois, que les Hébreux appellent « Malachim, »  contiennent l'histoire des rois de Juda, depuis Salomon jusqu'à Jéchonias, et des Rois d'Israël, depuis Jéroboam fils de Nabat, jusqu'à Osée, qui fut mené captif à Babylone.

Si vous vous arrêtez à l'histoire, le récit en est très simple; si, au contraire, vous vous arrêtez à l'esprit caché sous la lettre, vous v verrez et le petit nombre de fidèles, et les guerres des hérétiques contre l'Église.

Les douze prophètes contenus en un seul volume renferment un bien autre sens que le sens littéral.

Osée parle souvent d'Ephraïm, de Samarie, de Joseph, de Jezraël, de la prostituée et de ses enfants, de la femme adultère enfermée dans la chambre de son mari, restée longtemps seule et attendant son retour vêtue d'habits de deuil.

Joël, fils de Phatuel, nous montre les terres des douze tribus ravagées par les chenilles, les vers, la nielle et les sauterelles ; puis, après la ruine de l'ancien peuple, la descente du Saint-Esprit sur les serviteurs et les servantes de Dieu, c'est-à-dire la descente du Saint-Esprit sur les cent vingt croyants réunis dans le cénacle de Sion. Or ce nombre de cent vingt, si l'on compte en multipliant depuis un jusqu'à quinze, amène le nombre de quinze degrés renfermé mystérieusement dans le livre des psaumes.

Amos, berger, paysan, qui cueillait des

 

(1) C'est ce que nous appelons les deux premiers livres des Rois.

 

mures sauvages, ne peut être connu en quelques lignes; car qui peut nous mettre dans le secret de trois ou quatre crimes de Damas, de Gaza, de Tyr, de l'Idumée, des fils d'Ammon, de Moab, et en dernier lieu de Juda et d'Israël ? Ce prophète s'adresse à des vaches grasses de la montagne de Samarie et à la grande et petite maison dont il prédit la ruine. Il voit tantôt celui qui produit les sauterelles; tantôt le Seigneur se tenant sur une muraille crépie, ou de diamant; tantôt un crochet servant à faire tomber les fruits, figure énergique des supplices que les pécheurs se préparent, et de la faim qui domine en ce monde, non la faim du pain ni la soif de l'eau, mais la soif de la parole de Dieu.

Abdias, qui veut dire « esclave de Dieu, » s'élève contre Edom, cet homme de terre et de sang, et il frappe moralement cet incessant ennemi de Jacob.

Jonas, qui signifie une belle colombe, représentant par son naufrage la Passion du Sauveur, appelle, sous le nom de Ninive, le monde à la pénitence et annonce le salut aux nations.

Michée de Morasthi, cohéritier de Jésus-Christ, prédit à la fille du voleur ( Jérusalem) son pillage; il en fait en quelque sorte le siège, pour avoir frappé à la joue le prince d'Israël.

Nahum, consolateur de l'univers, apostrophe la ville de sang (Ninive), et, après sa ruine qu'il annonce, il s'écrie : « Voilà, sur la montagne, les pieds de celui qui apporte la bonne nouvelle et annonce la paix. »

Habacuk, lutteur fort et vigoureux, se tient sur ses gardes, et fixe sa lance sur la muraille pour contempler le Christ sur la croix et dire « Sa gloire a couvert les cieux, et la terre est remplie de ses louanges; sa splendeur est éclatante comme la lumière, sa force est dans ses mains; c'est là que réside sa puissance. »

Sophonias, méditateur et connaisseur des secrets de Dieu, entend un grand cri à la porte aux poissons, un gémissement à la seconde porte, et le bruit du carnage sur les collines. Il exhorte les habitants, qui devaient être pilés comme dans un mortier, à pousser des hurlements; « car, » dit-il, « toute la race de Chanaan est réduite au silence, et tous les hommes couverts d'argent ont péri. »

Aggée, c'est-à-dire « solennel et joyeux, »  qui a semé dans les larmes pour recueillir dans (506) la joie, rétablit le temple et fait aussi parler Dieu le Père : « Encore un peu de temps et j'ébranlerai le ciel et la terre, la mer et l'espace, et je remuerai tous les peuples, et le Désiré de toutes les nations viendra. »

Zacharie, qui signifie «souvenir du Seigneur, »  offre plusieurs prophéties; il voit Jésus revêtu d'habits sales, une pierre qui a sept yeux, un chandelier d'or à sept branches, et deux oliviers à droite et à gauche; des chevaux roux, blancs, tachetés; les chariots d'Ephraïm dispersés, un cheval chassé de Jérusalem; puis il présage la venue d'un roi pauvre, monté sur le poulain d'une ânesse qui est sous le joug.

Malachie, ce dernier de tous les prophètes, parlant ostensiblement de la réprobation des Juifs et de la vocation des Gentils, dit : « Ma volonté n'est point pour vous, »  dit le Seigneur Dieu des armées, « et je ne recevrai point de présents de votre main; car, depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, mon nom est grand parmi les nations, et l'on m'offre en tous lieux des sacrifices purs. »

Qui peut comprendre ou expliquer Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel ? Quant, au premier, il me parait plutôt rapporter l'Évangile que faire une prophétie.

Le second voit une baguette de coudrier, une chaudière enflammée du côté de l'aquilon, et un léopard dépouillé de ses couleurs; et il fait quatre sortes de vers au moyen de l'alphabet.

Le troisième a de si grandes obscurités à son commencement et à sa fin, que les Hébreux ne pouvaient le lire, avec le commencement de la Genèse, avant l'âge de trente ans.

Le quatrième, ce dernier des quatre grands prophètes, qui a la connaissance des temps et de toute l'histoire du monde, prédit d'une manière claire qu'une pierre, se détachant d'elle-même d'une montagne, renversera tous les royaumes de la terre.

David, notre Simonide, notre Pindare, notre Alcée, notre Horace, notre Catulle et notre Serenus, chante la gloire de Jésus-Christ sur la lyre, et sa résurrection sur un instrument à dix cordes.

Salomon, le pacifique, le bien-aimé du Seigneur, nous trace des règles de conduite, nous instruit de la nature des choses, célèbre l'union de Jésus-Christ avec l'Église, et chante l'épithalame de ces noces sacrées.

Le livre des Paralipomènes, abrégé de l'Ancien-Testament, est d'une si haute importance qu'il y aurait folie à vouloir sans lui connaître l'Écriture; car, par les noms et la liaison même des mots, on éclaircit quelques points d'histoire omis dans le livre des Rois, ou les nombreuses questions de l'Évangile.

Esdras et Nehemias, suscités parle Seigneur dans l'intérêt du peuple, sont renfermés dans un volume qui traite de la restauration du temple et du rétablissement des murailles de la ville. Le dénombrement de tout le peuple qui revient en foule dans sou pays, des prêtres, des Lévites, des prosélytes, et des travaux publics distribués à chaque famille, offre un sens littéral et un sens spirituel.

Emporté par l'amour de l'étude des saintes Écritures, j'ai dépassé, comme vous le voyer, les bornes d'une lettre, et cependant je n'ai pas encore fait ce que j'ai voulu. J'ai seulement indiqué ce que nous devons connaître et ce que nous devons désirer, afin que nous puissions dire aussi avec David : « Mon âme désire de méditer votre loi en tout temps. » Au reste, ce mot de Socrate nous convient: « Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. »

Je parlerai aussi, mais en peu de mots, du Nouveau-Testament. Mathieu, Marc, Luc et Jean sont le chariot du Seigneur et de véritables chérubins, c'est-à-dire la plénitude de la science. « Tout leur corps, »  comme dit le prophète Ezéchiel , « est plein d'yeux ; ils brillent comme des étincelles, ils éclatent en l'air comme la foudre, ils ont les pieds droits et tendant à s'élever, ils ont des ailes par-derrière et volent partout, ils se tiennent réciproquement, sont attachés l'un à l'autre, et entraînés comme une roue par une autre roue; ils s'avancent partout où les emporte l'inspiration du Saint-Esprit. »

L'apôtre saint Paul a écrit à sept Eglises (car beaucoup n'admettent pas sa lettre aux Hébreux). Il instruit Timothée et Tite, et demande à Philémon la grâce d'un esclave fugitif. Mais je crois qu'il vaut mieux ne rien dire de cet apôtre, que de n'en pas parler assez.

Les Actes des Apôtres ne semblent d'abord qu'une histoire fort simple, celle du commencement de l'Église; mais si nous remarquons que son auteur est Luc, médecin, qui s'est illustré par son Evangile, nous verrons que (507) toutes ses paroles sont un remède pour les âmes malades.

Les apôtres saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint Jude, ont écrit sept lettres aussi mystérieuses que concises, brèves et longues tout à la fois, brèves en paroles, mais pleines d'idées : de sorte qu'il y a peu de personnes qui les comprennent bien.

L'Apocalypse de saint Jean compte autant de mystères que de mots, c'est même peu dire de cet ouvrage; et l'éloge est ici au-dessous du livre, dont chaque parole renferme un sens différent.

Je vous le demande, très cher frère, vivre au milieu de ces livres, les méditer, les connaître et ne chercher qu'eux, cela ne vous semble-t-il pas constituer, sur la terre, un avant-goût du bonheur du ciel ?

Je ne veux pas que vous soyez blessé de la simplicité et comme de la familiarité du style de l'Ecriture sainte, familiarité qui vient ou de la faute ou peut-être du système des interprètes, qui ont l'ait leur traduction pour la mettre à la portée des intelligences ordinaires, et pour la faire comprendre, quoique d'une manière différente, du savant comme de l'ignorant.

Quant à moi, je ne suis ni assez vain ni assez inconsidéré pour me vanter de connaître à fond les livres sacrés, et pour cueillir les fruits d'un arbre qui a ses racines dans le ciel; mais j'avoue en avoir la volonté. Je me préfère à celui qui reste oisif, je ne fais pas le professeur, je m'offre seulement comme camarade d'étude. « On donne à celui qui demande, on ouvre à celui qui frappe, et celui qui cherche trouve, »  dit l'évangile de saint Mathieu.

Apprenons donc, sur la terre, la science qui nous restera dans le ciel. Je vous recevrai à bras ouverts ; et tout ce que vous chercherez, quoique je me laisse peut-être, comme Hermagoras, emporter à ma vanité, je tâcherai de l'apprendre avec vous.

Votre cher frère Eusèbe, qui est ici, a ajouté à la joie que m'a causée votre lettre par ce qu'il m'a dit de la douceur de vos moeurs, de votre mépris pour le siècle, de la constance de votre amitié, et de votre amour pour Jésus-Christ. Quant à votre prudence et à votre éloquence, votre lettre me les faisait assez connaître; hâtez-vous, je vous prie, et, au lieu de lever l'ancre, coupez plutôt le câble qui retient votre vaisseau, Celui qui a renonce au siècle et est décidé à vendre les biens qu'il méprise ne doit pas chercher à les bien vendre; tout ce que vous perdrez, regardez-le comme un bénéfice. Les anciens ont dit : « Ce que l'avare possède lui fait défaut aussi bien que ce qu'il ne possède pas. »

« Le croyant a tout un monde de richesses, l'incroyant manque même d'une obole. » Vivons comme n'ayant rien et possédant tout. La nourriture et le vêtement sont les richesses des chrétiens. Si vous êtes maître de votre bien, vendez-le, sinon abandonnez-le. Laissez votre manteau à celui qui veut prendre votre tunique.

Pourquoi différer de jour en jour l'exécution de votre dessein? Appréhendez-vous que Jésus-Christ n'ait pas de quoi nourrir les pauvres, si vous n'avez soin de vendre peu a peu tout ce que vous possédez? On donne tout à Dieu quand on se donne soi-même. Les Apôtres n'abandonnèrent que leur barque et leurs filets. Les deux petites pièces de monnaie que la veuve de l'Evangile mit dans le tronc furent plus agréables aux yeux de Dieu que les richesses d'un Crésus. Celui-là méprise facilement tout qui pense toujours à la mort.

 

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AU PRÊTRE AMANDUS. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTÈRE. — DU MARIAGE.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

 

Répondre brièvement et dans une seule lettre à des questions sur lesquelles il y a beaucoup à dire, impossible. — Ces paroles de saint Mathieu : « N'ayez souci du lendemain, car à chaque jour suffit sa peine. » D'après le style de l'Écriture sainte, le lendemain signifie le temps à venir, comme dans la Genèse où Jacob dit à Laban : « Mon innocence me justifiera un jour devant vous. » Cette réponse n'est-elle pas celle des deux tribus de Ruben et de Gad, et de la demi-tribu de Manassès au grand-prêtre Phinées, envoyé par les enfants d'Israël pour leur demander pourquoi ils avaient élevé un autel: «Nous l'avons fait, »  lui dirent-ils, «pour empêcher » qu'un jour on ne dispute à nos enfants le droit de servir Dieu. » Vous trouverez sur ce sujet plusieurs autres passages dans l'Ancien-Testament.

 

(1) le texte de l'Écriture porte dans l'un et l'autre de ces passages: cras , demain,

 

508

 

En nous défendant de penser à l'avenir, le Christ nous permet, pour s'accommoder à notre faiblesse, de penser au présent. « A chaque jour, »  ajoute le Sauveur, « suffit sa peine; » c'est-à-dire penser aux maux présents est assez. S'occuper des choses futures, qui sont fort incertaines ou qui nous échappent tout à coup dans le temps même que nous commençons à les posséder, est donc inutile. Car le mot grec kakia, que le traducteur latin a exprimé par celui de malitia, signifie et malice et affliction, que les Grecs appellent kakôsis, et c'est dans ce dernier sens qu'on devait traduire ce passage. Que si l'on veut que kakia signifie malice, et non point affliction et accablement, on doit l'expliquer conformément à ce passage de saint Jean: « Tout le monde est sous l'empire du diable, »  et à ce que nous disons dans l'oraison Dominicale : « Délivrez-nous du mal. » Ainsi il faudra entendre ces paroles, « à chaque jour suffit sa peine, »  dans ce sens que c'est assez pour nous d'avoir à souffrir les afflictions de la vie présente.

Vous me demandez ensuite l'explication de ces paroles de la première épître de saint Paul aux Corinthiens : « Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps. »  Pour comprendre ce passage, il faut voir ce qui précède. »  « Le corps », dit cet apôtre, « n'est point pour la fornication, mais pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps. Car comme Dieu a ressuscité le Seigneur, il nous ressuscitera de même par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ? Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses propres membres pour les faire devenir membres d'une prostituée? A Dieu ne plaise! Ne savez-vous pas que celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car ceux qui étaient deux ne seront plus qu'une même chair, dit l'Ecriture. Mais celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps, etc. »

Saint Paul parlait contre l'amour déréglé des plaisirs, et après avoir dit : « Les viandes sont pour le ventre, le ventre est pour les viandes, et un jour Dieu détruira l'un et l'autre, »  son

sujet le conduit naturellement à parler de la fornication; car la bonne chère est la source de l'impureté. L'excès du vin et des viandes échauffe le sang et révolte la nature. Les vices se suivent et se succèdent d'après l'harmonie qui existe entre les membres du corps. Tous les péchés donc, tels que le larcin, l'homicide, le vol, le parjure et les autres crimes de cette nature, laissent toujours après eux un fond d'amertume; et l'avantage qu'on espère en retirer n'est pas capable d'étouffer les remords de la conscience.

L'impureté seule nous tourmente sans cesse. Au moment même où nous regrettons de nous y être abandonnés, nous éprouvons encore les révoltes de la chair, de manière que le désir de notre conversion est souvent pour nous une occasion de chute et de péché.

Voici encore un autre sens qu'on peut donner à ces paroles de l'apôtre saint Paul: « Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps. » Tout le mal que nous faisons n'est préjudiciable qu'au prochain; il n'y a que la fornication seule qui corrompt le corps de celui qui la commet. Un impudique pèche contre son propre corps, en profanant le temple de Jésus-Christ, et le faisant devenir le corps d'une prostituée; et lorsqu'il se joint à elle il devient avec elle une même chair, selon cette parole du Seigneur: « C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et demeurera avec sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une seule chair. »

Ajoutons une troisième explication d'après les auteurs grecs sur ce passage de saint Paul. Il y a bien de la différence entre pécher par le corps et pécher dans le corps. Le larcin, l'homicide et tous les autres péchés sont extérieurs et hors de nous. La fornication seule nous corrompt personnellement; nous la commettons dans notre propre corps contre nous-mêmes, et non point par le corps contre les autres; car la préposition par signifie l'instrument avec lequel on fait quelque chose, et la préposition dans marque le sujet sur lequel on agit et qui est le terme de l'action. Quelques auteurs expliquent autrement ce passage, en disant que, selon l'Ecriture sainte, le corps est la femme de l'homme, et que celui qui commet la fornication pèche contre son corps, c'est-à-dire contre sa femme, parce qu'il la corrompt par son (509) impureté , et qu'il l'engage malgré elle dans le crime en la joignant à une prostituée.

La troisième et dernière difficulté que vous me proposez est sur ces paroles de la même épître aux Corinthiens : « Jésus-Christ doit régner jusqu'à ce que le Père ait mis tous les hommes sous ses pieds. Car l'Écriture dit que Dieu lui a mis tout sous les pieds et lui a tout assujetti. Or la mort sera le dernier ennemi détruit. Quand l'Écriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable qu'il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses. Lors donc que toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui-même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous. »

Je suis surpris que vous me demandiez la solution de cette difficulté, puisqu'elle se trouve fort au long dans le onzième livre de l'ouvrage de saint Hilaire de Poitiers contre les Ariens. Il faut pourtant en parler. Ce qui choque dans ce passage, c'est que saint Paul dit que le Fils de Dieu sera assujetti à son Père. Mais est-il plus humiliant pour lui d'être assujetti à son Père (ce qui souvent est une marque de tendresse, selon cette parole du prophète-roi : « Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu» ) que d'être crucifié comme un homme maudit de Dieu, suivant ce que dit l'Écriture : « Maudit celui qui est pendu au bois? »

Jésus-Christ donc pour nous sauver de la malédiction, l'ayant acceptée lui-même, doit-on s'étonner qu'il s'assujettisse à son Père afin de nous y assujettir avec lui, comme dit l'Évangile : « Personne ne vient à mon Père que par moi; » Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi? » Le Fils de Dieu est assujetti à son Père en la personne de tous les fidèles; car tous ceux qui croient en lui, ou plutôt tous les hommes sont les membres de son corps. Mais il ne lui est pas assujetti en la personne des infidèles; c'est-à-dire des Juifs, des païens et des hérétiques, parce que cette partie de son corps n'est point soumise à la foi.

Mais lorsqu'à la fin du monde tous les membres verront régner leur corps, c'est-à-dire Jésus-Christ, alors ils s'assujettiront à lui afin que tout le corps de Jésus-Christ soit assujetti à Dieu et au Père, et que Dieu soit tout en tous. Il ne dit pas que le Père soit tout en tous, mais que « Dieu soit tout en tous, »  ce qui convient à toute la Trinité, c'est-à-dire tant au Père qu'au Fils et au Saint-Esprit, en sorte que l'humanité soit assujettie à la divinité. Par le mot d'humanité, j'entends toute la nature humaine, et non pas cette douceur et cette affabilité que les Grecs expriment par le mot philanthropia.

Jésus-Christ, dans cette vie du temps, n'est pas tout en tous; il n'est qu'en partie dans chacun des saints. Par exemple, il est dans Salomon par la sagesse, dans David par la douceur, dans Job par la patience, dans Daniel par la connaissance de l'avenir, dans saint Pierre par la foi, dans Phinées et dans saint Paul par le zèle, dans saint Jean par la virginité, et ainsi des autres. Mais à la consommation des siècles, il sera tout en tous, c'est-à-dire que chaque saint possèdera toutes les vertus, et que Jésus-Christ sera dans chaque individu.

J'ai trouvé dans votre lettre cette petite note «Il faut lui demander (c'est de moi qu'on parle) si une femme qui a quitté son mari, parce qu'il avait commis un adultère et d'autres crimes abominables, et qui ensuite a été mariée à un autre malgré elle, peut, sans faire pénitence, avoir part à la communion de l'Église du vivant du premier mari qu'elle a abandonné. » En lisant ce billet je me suis souvenu de ce que dit le prophète-roi : « Ne souffrez point que mon coeur se laisse aller à des paroles de malice pour chercher des excuses à mes péchés. » Nous nous flattons toujours dans nos désordres et nous tâchons de justifier, par les prétendues nécessités de la nature, les péchés où nous porte notre corruption.

Un jeune homme dit : Je ne puis résister aux mouvements d'une chair rebelle qui me fait une guerre continuelle; l'ardeur de l'âge et la vivacité des passions m'assujettissent à l'amour des plaisirs; mon sexe même me fait sentir que je ne saurais m'en passer.

Un assassin dira: Je me voyais réduit à la dernière misère; je n'avais ni de quoi vivre ni de quoi me couvrir, et je me suis vu dans la nécessité d'ôter la vie à un autre pour m'empêcher de mourir moi-même de faim et de froid.

Répondez donc à cette femme qui veut bien me consulter sur son état, et parlez-lui non pas selon mon sentiment, mais selon la règle que saint Paul nous prescrit : « Ignorez-vous, mes frères, »  dit cet apôtre, « (je parle à ceux qui sont instruits de la loi) que la loi ne domine sur l'homme que pour autant de temps qu'elle est  (510) en vigueur? Ainsi, une femme mariée est liée par la loi du mariage à son mari tant qu'il est vivant; mais lorsqu'il est mort, elle est dégagée de la loi qui la liait à son mari. Si donc elle épouse un autre homme du vivant de son mari, elle sera considérée comme adultère. »  Et dans un autre endroit: «La femme est liée à la loi du mariage tant que son mari est vivant; mais si son mari meurt, elle est libre; qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. »  L'apôtre saint Paul , voulant donc prévenir tous les prétextes spécieux dont on a coutume de se servir pour justifier de pareils divorces, dit expressément qu'une femme est adultère si elle épouse un autre homme du vivant de son mari.

Qu'on ne dise point que son prétendu mari l'a enlevée par force; qu'elle a été obligée de se rendre aux sollicitations d'une mère, à l'autorité d'un père, aux conseils de tous ses parents qui l'ont forcée à prendre ce parti; qu'elle se voyait exposée aux mépris de ses esclaves, et qu'enfin elle avait le chagrin de voir dissiper son bien. Tout cela ne la justifie point ; car tant que son mari est vivant, fût-il un adultère, un homme coupable des plus grandes abominations, plongé dans toutes sortes de crimes et abandonné de sa femme à cause de son libertinage et de ses désordres, il est toujours son mari, et il ne lui est pas permis d'en épouser un autre.

Or, ce n'est point de lui-même que saint Paul parle de la sorte ; il ne l'ait que suivre les maximes de Jésus-Christ qui parle en lui, et qui dit dans l'Evangile : « Quiconque aura quitté sa femme, si ce n'est en cas d'adultère, la fait devenir adultère, et quiconque épouse celle que son mari aura quittée, commet un adultère. »  Remarquez ce que dit le Christ : « Quiconque épouse une femme que son mari aura quittée, commet un adultère. »  Soit qu'une femme ait quitté son mari, ou que son mari l'ait abandonnée, quiconque l'épouse commet un adultère.

Mais je ne comprends pas qu'on l'a mariée à un autre malgré elle. Est-ce que celui-ci l'a enlevée par force? Mais pourquoi ne l'a-t-elle pas abandonné depuis? Elle n'a qu'à consulter les livres de Moïse, et elle verra que dans l'ancienne loi on faisait mourir, comme coupable d'adultère, une fille qui, étant promise en mariage, s'était laissé déshonorer dans la ville sans crier; et qu'au contraire, si on l'avait prise par force dans les champs, on la regardait comme innocente et on ne punissait de mort que celui qui lui avait fait violence. Si donc cette femme, qui dit qu'on l'a mariée malgré elle à un autre, veut participer à la sainte table et ne point passer pour adultère, elle doit faire pénitence et rompre tout commerce avec son prétendu mari, qui est plutôt son adultère que son époux. Que si cette séparation lui parait dure et qu'elle ne puisse se résoudre à quitter un homme qu'elle aime et à renoncer pour l'amour de Jésus-Christ à des plaisirs criminels, qu'elle écoute ce que dit l'apôtre saint Paul dans son épître aux Corinthiens : « Vous ne pouvez pas boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. » Et dans un autre endroit : « Quel commerce entre la lumière et les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? » On prendra peut-être pour une nouveauté ce que je vais dire; ce n'est pourtant point une opinion nouvelle, mais très ancienne, puisqu'elle est appuyée sur l'autorité de l'Ancien Testament ; c'est que si cette femme abandonne son second mari, il ne lui est pas permis de reprendre le premier; car il est écrit dans le Deutéronome : « Si un homme, ayant épousé une femme et vécu avec elle, en conçoit ensuite du dégoût à cause de quelque défaut honteux, il fera un écrit de divorce, et, l'ayant mis entre les mains de celte femme, il la renverra hors de sa maison. Que si en étant sortie et ayant épousé un second mari, celui-ci conçoit aussi de l'aversion pour elle et qu'il la renvoie encore de sa maison après lui avoir donné un écrit de divorce, ou s'il vient même à mourir, le premier mari ne pourra plus la reprendre pour sa femme, parce qu'elle a été souillée et qu'elle est devenue abominable devant le Seigneur. Ne souffrez pas qu'un tel péché se commette dans la terre dont le Seigneur votre Dieu vous a mis en possession. »

Je vous supplie donc de consoler la femme dont il est question, et de l'exhorter à rentrer dans les voies du salut. Quand une chair est gangrénée, on est obligé d'y appliquer le fer et le feu; et lorsqu'un médecin, par une intelligente cruauté, coupe les chairs pour les guérir et cause du mal pour faire du bien, ce n'est point à la médecine, c'est à la plaie qu'il faut s'en prendre.

 

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511

A LUCINUS RICHE ESPAGNOL.

 

Eloge de la vertu de Lucinus. — Jérôme l'exhorte a se détacher des richesses, et l'invite à venir à Jérusalem. — Grand nombre d'étrangers qui y viennent. — Il remercie Lucinus de ses présents.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

 

Votre lettre est arrivée au moment où je n'espérais plus recevoir de vos nouvelles; elle m'a été d'autant plus agréable que je m'y attendais moins, et elle a réveillé toute mon affection endormie par un long silence. Quoique je ne vous aie jamais vu, j'ai souhaité ardemment de me voir uni avec vous par les liens de l'amitié, et j'ai dit en moi-même :«Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je m'envolerai et trouverai mon repos, »  en trouvant celui que j'aime.

Ce que Jésus-Christ a dit autrefois : que « plusieurs viendraient d'Orient et d'Occident, et se reposeraient dans le sein d'Abraham, » est aujourd'hui accompli à votre égard. Je crois voir dans la foi de Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italique, une image de la foi de mon cher Lucinus. L'apôtre saint Paul, écrivant aux Romains, leur dit : « Lorsque je ferai le. voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant, et que vous me conduirez en ce pays-là. »  Quand cet apôtre passe tant de mers pour venir en Espagne, il prouve ce qu'il espérait de cette province. Après avoir jeté en peu de temps les fondements de l'Évangile dans le pays qui s'étend depuis Jérusalem jusqu'à l'Illyrie, il entre dans Rome enchaîné pour délivrer ceux qui gémissaient sous les chaînes de l'erreur et des superstitions païennes. Il demeure deux ans entiers dans un logis qu'il avait loué, afin de nous préparer une demeure éternelle dans l'un et l'autre Testament. « Ce pêcheur d'hommes » vous a pris comme une belle dorade dans son filet apostolique, et vous a tiré sur le rivage parmi une infinité d'autres poissons. Vous avez abandonné les eaux amères et les gouffres salés de la mer; vous avez quitté les cavernes des montagnes ; et, méprisant ce monstrueux Leviathan qui règne dans les eaux, vous vous êtes retiré avec Jésus-Christ dans le désert, afin de pouvoir dire, comme le prophète-roi : « Sur une terre déserte , sans route et sans eau , je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. »  Et ailleurs : « Je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude, où j'attendais celui qui m'a délivré de l'effroi de la tempête. »

Maintenant donc que vous êtes sorti de Sodome, et que vous vous hâtez de gagner le haut de la montagne, je vous conjure avec toute l'affection d'un père, de ne point regarder derrière vous. Vous avez mis la main à la charrue ; vous avez touché le bord de la robe du Sauveur, et ses cheveux, encore tout mouillés de la rosée tombée pendant la nuit, je vous prie de ne les quitter jamais.

Élevé au faite des vertus, ne descendez point pour prendre les habits dont vous vous êtes dépouillé; ne quittez point le champ où vous êtes pour retourner en votre maison; ne vous laissez point enchanter, à l'exemple de Lot, par ces jardins délicieux, arrosés non comme la Terre-Sainte, des pluies du ciel, mais des eaux du Jourdain, qui, malgré leur pureté, deviennent bourbeuses en se mêlant avec les eaux de la mer Noire. Plusieurs commencent bien, mais peu arrivent à perfection. « Lorsqu'on court dans la carrière, tous courent : mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix. » Quant à nous, l'apôtre saint Paul nous dit : « Courez de manière à remporter le prix. » Celui qui préside à nos combats n'est point susceptible de jalousie ; il ne cherche point à humilier les uns par le triomphe des autres, et il ne souhaite rien tant que de voir tous ses athlètes digues de la couronne.

Mon cœur est plein de joie, et je verse des larmes comme si j'étais pénétré de la douleur la plus vive. Semblable à Ruth, je ne m'exprime que parles pleurs que l'amitié me, fait répandre. Zachée, chef des publicains, se convertit en un moment et mérite de recevoir le Christ dans sa maison. Marthe et Marie le reçoivent chez elles et lui préparent à manger. Une femme de mauvaise vie lui lave les pieds avec ses larmes ; et, répandant sur lui le parfum de ses bonnes oeuvres, elle embaume son corps d'avance et prévient le temps de sa sépulture. Simon le lépreux invite ce divin maître et ses disciples à venir manger chez lui, et Jésus-Christ y va.

Dieu dit à Abraham : « Quittez votre pays, vos parents et la maison de votre père, et (512) venez en la terre que je vous montrerai. »  Abraham, quittant aussitôt la Chaldée et la Mésopotamie, va chercher ce qu'il ne connaît point, de peur de perdre ce qu'il a trouvé ; persuadé qu'il ne pouvait tout à la fois et demeurer dans son pays et posséder le Seigneur. Aussi fut-il appelé « hébreu, » nom mystérieux qui veut dire « passager, »  et que les Grecs expriment par le mot «perates, » parce que les vertus qu'il avait pratiquées ,jusqu'alors, ne satisfaisant pas son zèle, et oubliant ce qu'il avait déjà fait, il ne pensait qu'à ce qu'il lui restait à faire, comme dit le prophète : « Ils iront de vertu en vertu. » Cet illustre patriarche vous apprend par son exemple à ne point chercher vos propres intérêts, mais ceux d'autrui, et à regarder comme vos frères, vos proches et vos parents, ceux qui vous sont unis en Jésus-Christ. « Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père. »

Vous avez une femme qui autrefois vous était unie selon la chair, et qui aujourd'hui est votre compagne selon l'esprit. Vous ne la regardez plus comme votre femme, mais comme votre su;ur. Elevée au-dessus des faiblesses de son sexe , elle a le courage d'un homme ; inférieure à vous autrefois, elle vous égale aujourd'hui « par la pratique des mêmes vertus. » Attachés l'un et l'autre à un même joug, vous travaillez de concert à vous avancer vers le royaume du ciel.

Lorsqu'on est trop économe et que l'on compte souvent ses revenus, on n'est guère disposé à s'en dépouiller. Joseph ne put s'échapper des mains de l'Egyptienne qu'en abandonnant son manteau. Ce jeune homme qui suivait Jésus-Christ couvert seulement d'un linceul, voyant que les soldats l'avaient saisi par là, il le leur laissa entre les mains et s'enfuit tout nu. Elie, se voyant enlevé au ciel dans un chariot de feu , laissa tomber à terre son manteau qui n'était que de peau de brebis. Elisée offrit à Dieu, en sacrifice, les boeufs et les charrues dont il se servait pour labourer la terre. « Celui qui touche la poix, » dit un sage, « en sera souillé. » Quand on est uniquement occupé des choses du monde et du soin d'augmenter ses revenus, on ne conserve jamais assez de liberté d'esprit pour penser aux choses de Dieu. « Car quelle union peut-il v avoir entre la justice et l'iniquité? quel commerce entre la lumière et

les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? quelle société entre le fidèle et l'infidèle? » «Vous ne pouvez, » dit le Seigneur, «servir tout à la fois Dieu et l'argent. » Renoncer aux richesses, c'est la vertu des commençants, et non pas des parfaits. Cratès de Thèbes et Antisthène ont porté leur détachement jusque-là. C'est aux chrétiens et aux apôtres à se donner à Dieu sans réserve et à sacrifier au Seigneur tout ce qu'ils possèdent, à l'exemple de cette pauvre veuve qui jeta dans le tronc deux petites pièces malgré sa propre indigence. Aussi méritèrent-ils d'entendre de la bouche de Jésus Christ même : « Vous serez assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. »

Vous pensez bien vous-même que mon dessein est de vous inviter à venir demeurer dans la Terre-Sainte. Vous avez employé vos richesses à soulager les nécessités des malheureux, afin de pouvoir trouver un jour dans leur abondance une ressource à votre misère. Vous vous êtes servi de ces richesses injustes pour vous ménager des amis qui puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels. Cet usage que vous avez l'ait de vos biens est digne de louanges, et égale les vertus de ces siècles apostoliques où les fidèles, après avoir vendu leurs héritages, en apportaient le prix aux pieds des apôtres, pour faire voir que l'avarice n'est digne que d'être foulée aux pieds. Mais le Seigneur ne cherche pas tant les richesses des fidèles que leur coeur. « L'homme riche, »  dit le sage, « rachète sa vie par ses propres richesses, »  c'est-à-dire par des biens qui ne sont point mal acquis, comme le même auteur dit ailleurs: « Honorez le Seigneur pour les biens que vous avez acquis par des voies justes et par votre propre travail. »  On peut encore entendre par ces richesses que le sage appelle « propres » des trésors cachés, que les voleurs ne sauraient découvrir ni enlever par violence. Ce sens me parait le plus naturel.

Mes ouvrages ne sont point dignes de votre curiosité; ce n'est que par bonté que vous me témoignez avoir envie de les lire. Quoi qu'il en soit, je les ai donnés à vos envoyés pour les transcrire ; j'ai vu moi-même la copie qu'ils en ont faite, et je les ai avertis souvent d'avoir soin de les collationner et de corriger exactement sur l'original; car pour moi, je suis si occupé à recevoir les passants et les étrangers, qu'il m'a (513) été impossible de relire tant de volumes. Vos envoyés même sont témoins que lors de leur départ d'ici, c'est-à-dire pendant le carême, j'étais à peine rétabli d'une longue maladie que j'ai faite. Si donc vous y trouvez quelque faute qui vous empêche d'en comprendre le sens, ne vous en prenez point à moi, mais à vos envoyés aussi bien qu'à l'ignorance des copistes, qui écrivent les choses comme ils les entendent, et qui, voulant se mêler de corriger les fautes des autres, démontrent eux-mêmes leur ineptie.

Au reste, il n'est pas vrai, comme on vous l'a dit, que j'ai traduit les livres de Josèphe et les traités de saint Papias et de saint Polycarpe; je n'ai ni le temps ni la capacité pour traduire des ouvrages si excellents, et pour leur conserver, dans une langue étrangère, leurs beautés naturelles. J'ai traduit quelques traités d'Origène et de Dydime afin de faire connaître aux Latins , du moins en partie, les opinions des Grecs. J'ai fait transcrire par vos copistes le Canon de la Vérité hébraïque (1), excepté l'Octateuque (2), auquel je travaille actuellement. Je ne doute point que vous n'ayez la version des Septante ; il y a déjà plusieurs années que je l'ai corrigée avec beaucoup d'exactitude pour ceux qui aiment l'étude de l'Ecriture sainte. J'ai aussi rétabli le Nouveau-Testament sur l'autorité du texte grec; car comme on juge des versions de l'Ancien-Testament par rapport aux exemplaires hébreux, aussi doit-on juger des versions du nouveau par rapport au texte grec.

Vous me demandez si l'on doit jeûner le samedi et communier tous les jours, selon la pratique des Eglises de Rome et d'Espagne. Vous pouvez sur cela consulter les ouvrages d'Hippolyte, auteur habile, et de plusieurs autres écrivains qui ont réuni dans leurs écrits les opinions de différents auteurs. Pour moi, je crois que quand les traditions ecclésiastiques ne donnent aucune atteinte aux règles de la foi, nous devons les observer de la même manière que nous les avons reçues de nos prédécesseurs.

 

(1) Ce sont les vingt-deux livres de l'Ancien-Testament, que saint Jérôme a traduits d'hébreu en latin, et dans le même ordre que les juifs leur donnent dans leur Canon. On avait toujours cru que cet excellent ouvrage était perdu; mais D. Jean Martianay l'a donné au public dans le premier volume des ouvrages de saint Jérôme.

(2) C'est-à-dire les huit premiers livres de l’Ancien-Testament.

 

Les pratiques d'une Eglise particulière ne préjudicient point à celles qui s'observent dans une autre. Plût à Dieu que nous pussions jeûner en tout temps, de même que saint Paul et les fidèles qui étaient avec lui (ainsi que nous le lisons dans les Actes des Apôtres) jeûnaient les jours de la Pentecôte et le dimanche ! On ne doit pas pour cela les accuser d'avoir été manichéens; car ils ne devaient pas préférer la nourriture du corps à celle de l'âme. Pourvu aussi qu'on ne se sente, coupable d'aucun crime et qu'on ne s'expose pas à recevoir sa condamnation, on peut communier tous les jours, comme dit le prophète : « Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux; » afin de pouvoir chanter avec lui: « Mon coeur a émis au dehors une bonne parole. »  Ce n'est pas que je croie qu'on doive jeûner le dimanche, et depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte. Chaque province peut avoir sur cela des pratiques particulières, et suivre les traditions des anciens comme des lois apostoliques.

J'ai reçu les deux petits manteaux et l'habit de peau que vous avez bien voulu m'envoyer, pour mon usage ou pour en faire présent à quelque serviteur de Dieu. Pour moi, je vous envoie, et à votre sueur aussi (1), quatre petits cilices, qui marquent la pauvreté et la pénitence; ils conviennent à l'état que vous avez embrassé. J'y ai joint un livre (2), que j'ai composé depuis peu, et dans lequel j'ai expliqué d'une manière historique les visions prophétiques d'Isaïe, qui sont très obscures. J'espère que, toutes les fois que vous lirez mes ouvrages, vous vous souviendrez d'un ami qui vous aime tendrement; et que vous penserez à vous embarquer pour la Terre-Sainte, voyage que vous avez différé jusqu'à présent. Mais comme « la voie de l'homme ne dépend point de lui, et que c'est le Seigneur qui conduit ses pas ; » si par hasard vous trouviez quelque obstacle à votre dessein, ce qu'à Dieu ne plaise, je vous prie de faire en sorte que la distance des lieux ne sépare point

 

(1) C'est-à-dire votre femme, parce que Lucinus la regardait comme sa propre saur.

(2) Saint Jérôme veut parler d'un commentaire qu'il fit sur les dix visions prophétiques d'Isaïe, depuis le treizième chapitre jusqu'au vingt-quatrième, et qu'il explique dans un sens littéral et prophétique. Ce commentaire fait le cinquième livre de ses grands commentaires sur Isaïe. Il l'entreprit à la sollicitation d'un évêque nommé Amable, à qui il le dédia.

 

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ceux que la charité a unis, et qu'il y ait entre nous un commerce de lettres qui, malgré notre absence, me rende toujours présent mon cher Lucinus.

 

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