397-400
Précédente Accueil Remonter Suivante

 

Accueil
Remonter
370-373
374-384
385-394
395-396
397-400
402-405
405-419

CORRESPONDANCE (397-400)

 TOC\o "1-3" \n \h \z \u  

A TRANQUILLIN.

A SAINT AUGUSTIN.

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

AU PRÊTRE EVANGELUS.

AU SÉNATEUR PAMMAQUE.

A RUFIN (1) D'AQUILÉE.

A OCÉANUS.

A THEOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

A RIPARIUS.

A APRONIUS.

AU SÉNATEUR PAMMAQUE ET A OCÉANUS.

 

A TRANQUILLIN.

 

Qu'il faut lire avec prudence Origène, Tertullien, Novatius, Arnobe et Apollinaire. — Que l'ignorance est préférable à une science mauvaise et impie.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 397.

 

Si j'ai autrefois douté que les liens qui unissent les esprits fussent plus forts que ceux qui unissent les corps, j'en suis convaincu présentement par la liaison étroite que la charité de Jésus-Christ a formée entre vous et moi; car votre lettre (je vous le dis avec toute la sincérité possible), toute muette qu'elle est, exprime d'une manière vive et touchante les sentiments d'amitié que vous avez pour moi.

La nouvelle que plusieurs personnes sont tombées dans les erreurs d'Origène, et que mon fils Océanus travaille avec zèle à les détromper, m'afflige et me réjouit tout à la fois : m'afflige de ce que des personnes simples se sont laissé séduire, et me réjouit de ce que ce savant homme veut bien chercher à les retirer de leurs égarements.

Puisque vous voulez que je vous dise mon opinion sur la lecture des ouvrages d'Origène, savoir si l'on doit s'abstenir de les lire, comme le voudrait notre cher frère Faustinus, ou si, comme le veulent quelques autres, on peut les lire en partie; je vous dirai que je crois qu'on peut lire quelquefois Origène à cause de son érudition, comme on lit Tertullien, Novatius, Arnobe, Apollinaire et quelques autres écrivains ecclésiastiques, tant grecs que latins, mais avec cette précaution qu'on n'en prenne que ce qui est bon et qu'on laisse ce qu'il y a de mauvais, d'après l'Apôtre : « Eprouvez tout, et attachez-vous à ce qui est bon. »

Mais quant à ceux, ou qui témoignent trop d'attachement pour lui, ou qui n'en ont de l'éloignement qu'à cause de leurs injustes préventions, je crois qu'on peut leur appliquer ce que dit le prophète : « Malheur à ceux qui appellent mal ce qui est bien et bien ce qui est mal, et qui font doux ce qui est amer et amer ce qui est doux ; » car son érudition ne doit point faire embrasser ce qu'il y a d'impie dans ses dogmes, ni l'impiété de ses dogmes faire rejeter entièrement la lecture de ses Commentaires sur l'Ecriture sainte, qui peuvent avoir (551) quelque chose de bon et d'utile. Que si ses ennemis et ses partisans ne veulent garder aucune mesure et prétendent qu'on doit, sans distinction, ou tout approuver ou tout condamner dans ses ouvrages, je crois, moi, qu'on doit toujours préférer une pieuse ignorance à une science impie et pleine de blasphèmes. Notre saint frère Tatien, diacre, vous salue de tout son coeur.

 

Haut du document

 

A SAINT AUGUSTIN.

 

Jérôme lui recommande le diacre Présidius. — Il parle des chagrins qu'il éprouve.

 

Écrite en 397.

 

Je vous écrivis l'année dernière par notre frère le sous-diacre Astérius, profitant avec joie d'une occasion si favorable pour vous assurer de mon respect (1). Je vous écris aujourd'hui cette lettre par notre saint frère le diacre Présidius, pour me rappeler à votre souvenir et en même temps pour vous recommander le porteur, qui est mon intime ami. Je vous supplie de vouloir bien lui rendre toutes sortes de bons offices, et l'aider dans tous ses besoins. Grâce à Dieu, il ne lui manque rien; mais il souhaite avec passion de se lier avec tous les gens de bien. On ne saurait lui faire un plaisir plus sensible que de lui procurer de pareils amis. Vous pouvez apprendre de lui-même le sujet de son voyage.

Pour moi, quoique retiré dans un monastère, j'ai à supporter divers chagrins et toutes les incommodités d'un long exil; mais je me repose sur celui qui a dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. » C'est par sa grâce et sous sa divine protection que j'espère triompher de la malice du démon. Je vous prie d'assurer le saint évêque Alipius de ma bonne volonté et de mon obéissance. Tous nos frères qui servent ici le Seigneur avec moi vous présentent leurs respects. Je prie Jésus-Christ, notre Dieu, qu'il vous maintienne en bonne santé, et qu'il me conserve toujours une place dans votre souvenir.

 

(1) Cette première lettre de saint Jérôme à saint Augustin n'est pas venue jusqu'à nous.

 

Haut du document

 

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

 

Jérôme persiste dans son attachement à l'Eglise. — Il dit que les fidèles blâment l’indulgence de Théophile pour les Origénistes.

 

Ecrite en 398.

 

Votre béatitude se souvient que, dans le temps même qu'elle gardait un profond silence à mon égard, je n'ai point cessé de lui donner des marques de mon obéissance et de mon respect. Je ne considérais alors que mon devoir, sans faire attention aux ménagements que la charité et la prudence vous obligeaient de garder. Je reconnais maintenant, par la lettre que vous m'adressez, que la lecture due j'ai faite autrefois de l'Évangile ne m'a pas été entièrement inutile, et que, si les importunités de cette femme dont il est parlé ont eu assez de force pour fléchir la dureté de son ;juge, et pour l'obliger même, contre son gré, à lui rendre justice, les fréquentes sollicitations d'un fils ne devaient pas avoir moins d'effet sur l'esprit d'un père plein de tendresse et de bonté comme vous.

Je vous suis infiniment obligé de l'avis que vous me donnez sur l'observation des canons de l'Eglise; car je sais que le « Seigneur châtie celui qu'il aime, et qu'il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » Je vous prie néanmoins d'être persuadé qu'il n'est rien à quoi je m'attache plus inviolablement qu'à conserver les droits de Jésus-Christ; que je ne passe point les bornes que nos pires nous ont prescrites, et que je n'ai point oublié que la foi de l'Église romaine, avec laquelle celle d'Alexandrie tient à honneur d'être unie de communion, a reçu autrefois des louanges de la bouche même de l'apôtre saint Paul.

Quant à l'indulgence que vous montrez pour une hérésie très pernicieuse, dans l'espérance de ramener par là au sein de l'Église ceux qui ne cherchent qu'à l'opprimer, je vous dirai que plusieurs d'entre les fidèles ne l'approuvent pas, et qu'ils appréhendent que la patience avec laquelle vous attendez le retour d'un petit nombre qui pourrait se convertir ne serve à rendre les méchants plus hardis et à fortifier leur parti. Je vous salue en Jésus-Christ.

 

Haut du document

 

AU PRÊTRE EVANGELUS.

 

Du grand-prêtre Melchisédec et de son sacerdoce, figure de Jésus-Christ. — Des divers auteurs grecs qui ont traité cette question. — Santé de Jérôme altérée par excès de travail.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 398.

 

Vous m'avez envoyé un livre (1) sans titre et sans nom d'auteur. Je ne sais si vous l'avez effacé vous-même, ou si l'auteur n'a pas voulu se faire connaître, de peur de s'engager mal à propos dans quelque fâcheuse dispute. J'ai lu cet ouvrage, et j'ai remarqué que l'auteur y traite la fameuse question relative au prêtre Melchisedec, et qu'il apporte plusieurs raisons pour faire voir duc celui qui bénit Abraham était plus qu'un homme et tenait de la nature de Dieu même. Enfin, il pousse sa témérité et son extravagance jusqu'à dire que ce fut le Saint-Esprit qui, sous une forme humaine, alla au-devant de ce grand patriarche. Quant au pain et au vin que ce prétendu Saint-Esprit offrit à Abraham, et au présent que ce patriarche lui fit de la dîme de tout le butin qu’il avait fait sur ses ennemis, cet auteur n’en dit rien.

Vous me demandez mon opinion et sur l’auteur de cet ouvrage, et sur la question qu'il traite. Je vous avoue de bonne foi que j'aurais bien souhaité pouvoir me dispenser de m'expliquer à ce sujet et de m’engager dans une question aussi épineuse ; car quelque parti que je prenne, je m'attirerai une roule de censeurs et d'ennemis. Mais je n'ai pu résister, aux instances que vous me faites à la fin de votre lettre, où vous me conjurez de la manière du monde la plus vive et la plus pressante de ne lias mépriser un pécheur. J'ai donc consulté les ouvrages des anciens, pour savoir ce qu'ils ont dit sur cette matière, et pour vous envoyer en forme de réponse un précis de leurs explications.

J'ai trouvé d'abord qu'Origène parle de Melchisedec assez longuement dans sa première homélie sur la Genèse, et qu'il aboutit enfin à dire que ce grand-prêtre était un ange; ce qu'il prouve à peu près par les mêmes raisons dont votre auteur s'est servi pour faire voir qu'il était le Saint-Esprit. J'ai pris ensuite Didyme,

 

(1) Littéralement : Qui est sans nom et sans maître.

 

partisan d'Origène, et j'ai remarqué qu'il était de l'opinion de son maître. Enfin, j'ai consulté Hippolyte, saint Irénée, Eusèbe de Césarée, Eusèbe d'Emèse, Apollinaire et notre Eustathe, qui, le premier de tous les évêques, a levé l'étendard contre Arius, et j'ai observé qu'après plusieurs détours et différents raisonnements, ils s'accordent tous à dire due Melchisédec était Cllananéen et roi de la ville de Jérusalem, qui d'abord a été appelée « Salem, » ensuite « Jebus, » et enfin « Jérusalem. »

Il ne faut point s'étonner, disent-ils, due l'Écriture nous représente Melchisédec comme un « prêtre du Dieu très haut, » quoiqu'il ne fût point sorti de la famille d'Aaron, et qu'il n'eût reçu la circoncision ni pratiqué les autres cérémonies de la loi , puisque nous voyons qu'Abel, Enoch et Noé ont été agréables au Seigneur et lui ont offert des sacrifices ; et que nous lisons dans le Livre de Joli que ce saint homme faisait les fonctions du sacerdoce, offrant des présents â Dieu et lui immolant tous les jours des victimes et des holocaustes pour la conservation de ses enfants. Ils prétendent même que Job n'était point de la famille, de Lévi, mais de la race d'Esaü, quoique les Hébreux ne soient. pas de ce sentiment.

Or, ajoutent-ils, comme nous voyons une figure du Sauveur dans Noé, qui, lors de son ivresse, et par la honteuse situation où elle l'avait réduit, s'attira les railleries de Cham, le second de ses fils, figure des Juifs ; dans Samson, qui aima Dalila malgré sa pauvreté et son libertinage, et qui , pour nous représenter la Passion de Jésus-Christ, tua plus d'ennemis en mourant qu'il n'avait l'ait durant sa vie; dans les saints, les patriarches et les prophètes, qui presque tous nous ont retracé dans leur vie quelque image du Sauveur, de même nous trouvons dans Melchisédec, qui était Chananéen et non pas Juif, une figure du sacerdoce du Fils de Dieu , dont il est parlé au psaume cent neuvième : « Vous êtes le prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédec. »

Ils expliquent en plusieurs manières ce que c'est que cet «ordre, » et ils le font consister en ce que Melclhisédec est le seul qui ait été et roi et prêtre tout ensemble; qu'il a exercé les fonctions du sacerdoce avant l'établissement de la circoncision , ce qui montre que le sacerdoce a passé des Gentils aux Juifs, et non pas des Juifs (553) aux Gentils; qu'il n'a point été sacré avec l'huile sacerdotale, selon la Loi de Moïse, mais avec une « huile de joie » et par l'onction d'une foi pure; qu'il n'a point immolé de victimes charnelles et sanglantes, ni répandu le sang d'une bête égorgée; mais due pour représenter d'avance le sacrement de Jésus-Christ, il a offert simplement du pain et du vin en sacrifice. Ils allèguent encore plusieurs autres raisons sur lesquelles la brièveté d'une lettre ne me permet pas de m'étendre.

Ils disent aussi due dans l'épître aux Hébreux, reçue par les Grecs et quelques Latins, il est marqué que Melchisédec , qui signifie « roi juste, »  était roi de Salem, c'est-à-dire « roi de paix, »  et qu'il était « sans père, sans mère et sans généalogie. » Ce n'est, pas qu'il n'eût ni père ni mère, puisque Jésus-Christ a un père et une mère selon l'une et l'autre nature; mais c'est que l'Ecriture sainte , sans avoir rien dit de lui, et sans en faire aucune mention dans la suite, nous le représente venant au-devant d'Abraham après la défaite de ses ennemis. Or, l'apôtre saint Paul établit que le sacerdoce d'Aaron, c'est-à-dire du peuple juif, a eu un commencement et une fin; et qu'au contraire le sacerdoce de Melchisédec, c'est-à-dire de Jésus-Christ et de l'Église, est éternel, qu'il n'a ni commencement ni fin, que personne ne l'a institué, et que « le sacerdoce ayant été transféré, il faut nécessairement que la loi soit aussi changée, »  et que « la loi de Dieu sorte de la citadelle de Sion, et la parole du Seigneur de Jérusalem, » et de Sara, qui est libre ; et non point de la montagne de Sina et d'Agar, qui n'est due la servante. « Sur quoi, »  ajoute cet apôtre, « nous aurions beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à expliquer. » Ce n'est pas qu'il fût difficile à saint Paul d'expliquer ce mystère, mais c'est qu'il n'en était pas encore temps, parce qu'il parlait aux Juifs et non pas aux fidèles, avec qui il s'en expliquait sans réserve. Au reste, si saint Paul, ce vaisseau d'élection, est saisi d'étonnement à la vue d'un si grand mystère, et s'il avoue qu'il est au-dessus de ses pensées et de ses expressions, combien plus nous autres, vermisseaux de terre, devons-nous confesser que toutes nos lumières ne sont que ténèbres, et nous contenter de faire entrevoir des choses si grandes et si sublimes, en disant que l’apôtre saint Paul seulement compare le sacerdoce des Gentils avec celui des Juifs, et que. tout son lut est de faire voir due Melchisédec a été prêtre avant, la naissance de Lévi et d'Aaron ; mais un prêtre d'un si grand mérite qu'il bénit d'avance les prêtres des Juifs devant naître d'Abraham. Tout ce que l'apôtre dit ensuite à la louange de Melchisédec, on doit l'appliquer à Jésus-Christ, dont les figures sont devenues des sacrements de l’Eglise, à mesure qu'elles se sont développées.

Voilà ce que j'ai lu dans les auteurs grecs. Je me suis contenté de vous en donner une légère idée, et de renfermer dans les bornes étroites d'une lettre plusieurs explications différentes, de même qu'on a coutume d'indiquer sur une petite carte de géographie de vastes contrées et des pays fort étendus. Mais comme vous m'avez consulté sur cette question avec toute la confiance d'un ami, je veux aussi vous dire en ami tout ce que je sais et vous expliquer encore l'opinion des Hébreux. Je vais même vous rapporter le texte original afin que rien ne manque à votre curiosité. Voici donc ce que porte le texte hébreux . « Et Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, étant prêtre du Dieu très haut, et il le bénit, »  en disant : « Qu'Abraham soit béni du Dieu très haut, qui a créé le ciel et la terre; et que le Dieu très haut soit béni, lui qui vous a mis vos ennemis entre les mains. Et Abraham lui donna la dîme» de tout ce qu'il avait pris.

Les Hébreux prétendent que ce Melchisédec était Sein, fils aîné de Noé, et qu'à la naissance d'Abraham il avait trois cent quatre-vingt-dix ans, dont voici la supputation. Sem, deux ans après le déluge, étant alors âgé de cent ans, engendra Arphaxad, après quoi il vécut encore cinq cents ans, ce qui fait six cents ans en tout. Arphaxad, à l'âge de trente-cinq ans, engendra Salem; celui-ci, étant âgé de trente ans, mit au monde Eber, qui , à l'âge de trente-quatre ans, devint père de Phaleg; et Phaleg, ayant trente ans accomplis, engendra Caïn, qui, à l'âge de trente-deux ans, fut père de Serug. Celui-ci, âgé de trente ans, mit au monde Nachor, qui, à vingt-neuf ans, engendra Tharé ; et Tharé, âgé de soixante-dix ans, engendra Abraham, Nachor et Aram. En faisant la supputation des années de tous ces patriarches, on trouvera qu'elle se monte à trois cents quatre-vingt-dix ans , depuis la naissance de Sem jusqu'à celle (554)  d'Abraham. Or, comme Abraham est mort à Page de cent soixante-quinze ans, il est aisé de juger, en déduisant ce nombre d'années, que Sem a survécu de trente-cinq ans à Abraham, qui était son petit-fils au dixième degré.

Les Hébreux soutiennent encore qu'avant l'établissement du sacerdoce d'Aaron tous les aînés de la race de Noé, dont ils font la généalogie, ont offert des sacrifices à Dieu en qualité de prêtres, et, que c'est en cela que consistait le droit d'aînesse qu'Esaü vendit à son frère Jacob. Ils ajoutent qu'il ne faut point s'étonner que Melchisédec ait été au-devant d'Abraham revenant victorieux, lui offrir du pain et du vin pour le rafraîchir lui et ses soldats, le bénir, comme il le devait faire, parce qu'Abraham était son petit-fils; qu'enfin il ne faut point s'étonner qu'il ait reçu de lui la dîme du butin et des fruits de sa victoire, ou bien qu'il lui ait donné lui-même la dîme de tous ses biens, par une libéralité digne d'un père envers son fils. Car l'on peut avancer, et selon le texte hébreu et selon la version des Septante, qu'il reçut d'Abraham la dîme du butin, ou qu'il donna lui-même à Abraham la dîme de son bien; quoique saint Paul dans son épître aux Hébreux dise expressément que Melchisédec ne donna pas à Abraham la dîme de ses biens, mais que ce fut Abraham qui fit part à Melchisédec du butin qu'il avait fait sur ses ennemis.

Au reste, le nom de Jérusalem étant un mot composé de grec et d'hébreu, ce mélange d'une langue étrangère démontre assez que Salem n'est point la ville de Jérusalem, comme le prétendent Josèphe et tous nos auteurs ; c'est un bourg proche de Scytopolis, qu'on appelle encore aujourd'hui « Salem. »  L'on y voit le palais de Melchisédec, et l'on juge de son ancienne magnificence par la grandeur de ses ruines. Nous lisons aussi dans les derniers chapitres de la Genèse que « Jacob vint à Socoth (c'est-à-dire «les tentes » ), et qu'y ayant bâti une maison et dressé ses tentes , il passa ensuite jusqu'à Salem, qui est une ville des Sichimites, dans le pays de Chanaan. »

Il faut encore remarquer qu'Abraham, ayant poursuivi ses ennemis jusqu'à Dan , appelé aujourd'hui « Paneas, » et revenant victorieux, Melchisédec sortit, non pas de Jérusalem, mais de la capitale des Sichimites, pour aller au-devant de lui. C'est de cette ville qu'il est dit aussi dans l'Évangile : « Jean baptisait à Ennon, près de Salim, parce qu'il y avait là beaucoup d'eau. » Il n'importe que l'on prononce «  Salem » ou « Salim » ; car les Hébreux se servent rarement de voyelles au milieu des mots, et on les prononce différemment, selon la diversité des pays et la fantaisie des lecteurs.

Voilà ce que j'ai appris des plus instruits d'entre les Juifs. Ils sont si éloignés de croire que Melchisédec était. ou le Saint-Esprit ou un ange qu'ils le prennent même pour un homme dont le nom était très connu. Il est vrai que Melchisédec était une des figures du Sauveur. parce que le sacerdoce de Jésus-Christ n'a point de lin ; que ce divin Sauveur étant roi et prêtre tout ensemble, nous sommes, par sa grâce, de la race royale et sacerdotale; qu'il est la pierre angulaire qui a réuni la muraille de séparation, et le bon pasteur qui de deux troupeaux n'en a fait qu'un. Mais faut-il pour cela s'attacher tellement au sens spirituel et anagogique qu'on abandonne la vérité de l'histoire comme font ceux qui disent que Melchisédec n'était point roi, mais un ange sous une forme humaine?

Les Hébreux, au contraire, pour prouver que Melchisédec, roi de Salem, était Sem, fils de Noé, citent ce passage , qui précède immédiatement celui où il est parlé de ce grand-prêtre : « Et le roi de Sodome sortit au-devant de lui (c'est-à-dire d'Abraham), lorsqu'il revenait après la défaite de Chodorlahomor et des autres rois qui étaient avec lui dans la vallée de Savé, appelée aussi la vallée du Roi. Mais Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, »  etc. Puis donc que Salem était une ville royale, et que l'Écriture parle de «la vallée, » ou, comme les Septante ont traduit, « de la campagne, » où demeurait le roi, et que les habitants de la Palestine appellent encore aujourd'hui « Aulonne, » il est clair que celui qui régnait et dans cette ville et sur cette vallée était un véritable homme.

Voilà ce que j'ai appris et ce que j'ai lu touchant Melchisédec. Je vous ai cité mes auteurs, c'est à vous à les apprécier; si vous les rejetez, vous devez aussi rejeter votre interprète mystique qui, malgré son ignorance, a décidé en maître que Melchisédec était le Saint-Esprit, et a vérifié par là l'axiome grec : que la science est timide et l'ignorance présomptueuse. C'est après une longue maladie que j'ai écrit avec (555) peine cette lettre dans le carême. Comme je me disposais à composer un autre ouvrage, j'ai voulu, auparavant consacrer quelques jours à mon Commentaire sur saint Matthieu ; et j'ai repris mes travaux avec un tel zèle que si mes études en ont profité, ma santé en a souffert.

 

Haut du document

 

AU SÉNATEUR PAMMAQUE.

 

Eloge funèbre de Paulina, femme de Pammaque. — Illustre origine de ce sénateur. — Ses aumônes. — Quelques détails sur les moeurs de la société romaine de l'époque. — Hospice fondé par Pammaque en faveur des pauvres malades. — Monastère et hospice établis à Bethléem par Jérôme. — Il vend son patrimoine pour subvenir aux frais. — Affluence des voyageurs à ces deux établissements.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem en 508.

 

Un médecin qui, après avoir guéri une plaie, entreprend de n'y laisser aucune cicatrice et de rendre à la peau sa couleur naturelle, ne fait souvent qu'aigrir le mal. C'est aussi pourquoi je crains de vous écrire sur la mort de votre femme, après un si long délai. Le silence que j'ai gardé pendant. deux ans a été inopportun sans doute, mais en le rompant, je crains d'être encore plus inopportun. Je n'ose toucher la plaie de votre coeur, déjà cicatrisée par le temps et la raison, de peur de renouveler votre douleur par le triste souvenir de la perte que vous avez faite. Car quel homme, si dur et insensible qu'il fût, pût sans verser des larmes entendre seulement prononcer le nom de votre chère Paulina? Qui pourrait voir tranquillement tomber et sécher tout à coup cette rose naissante, ou plutôt ce bouton qui n'avait pas eu le temps de s'épanouir et de paraître dans toute sa beauté? Elle n'est plus, cette femme qu'un mérite rare et distingué nous rendait si chère. Comme rien ne fait mieux apprécier le prix de la santé que la maladie, aussi rien ne nous fait mieux connaître le prix d'un bien que nous possédions que la douleur que nous cause sa perte.

Nous lisons dans l'Evangile que la semence tombée dans la bonne terre ayant porté du fruit, quelques grains rendirent cent pour un, d'autres soixante, et d'autres trente. Je trouve dans cette parabole une figure de trois sortes de récompenses que Jésus-Christ a accordées à trois personnes qui ne sont pas moins unies par la vertu que par le sang. Eustochia cueille les fleurs de la virginité; Paula mène, dans l'état des veuves, une vie pénible et laborieuse, et Paulina a conservé avec soin la chasteté conjugale. C'est en vivant avec ses deux saintes filles dans la pratique de toutes les vertus, que Paula a reçu sur la terre tout ce que Jésus-Christ nous promet dans le ciel.

Mais pour montrer qu'une même famille a été assez heureuse pour produire quatre personnes d'une sainteté peu commune, et que les hommes n'y cèdent point aux femmes en vertu et en mérite, joignons à ces trois chrétiennes un homme semblable au chérubin dont parle Ezéchiel; je veux dire Pammaque, qu'elles aiment comme beau-frère, comme gendre, comme époux (1), ou plutôt comme leur propre frère; car dans les alliances spirituelles on ignore tous ces noms qui sont relatifs- au mariage. Ces quatre personnes sont, pour ainsi dire, comme un char magnifique attelé de quatre chevaux que Jésus-Christ lui-même prend soin de conduire. C'est de ces chevaux que parle le prophète Abacuc lorsqu'il dit : « Vous monterez sur vos chevaux, et ils seront le salut de votre peuple. » Ils courent tous à la victoire, non pas avec une égale vitesse, mais avec le même esprit. Quoiqu'ils ne soient pas de même poil, ils tirent néanmoins avec une égale ardeur le joug auquel ils sont attachés; ils n'attendent pas pour marcher que le cocher se serve du fouet; sa voix seule les anime, et ils hennissent, à l'entendre.

Parlons un peu des maximes des philosophes. Il y a selon les stoïciens quatre sortes de vertus, savoir la prudence, la justice, la force et la tempérance, qui sont tellement inséparables que, si on ne les a toutes ensemble, on n'en a aucune. Chacun de vous en particulier possède toutes ces vertus, et les possède même dans un souverain degré; cependant on vous attribue particulièrement la prudence, à Paula la justice, à Eustochia la force, et à Paulina la tempérance. En effet, est-il rien de plus sage que de mépriser comme vous avez fait toutes les folies du monde, pour suivre Jésus-Christ, la vertu et la sagesse de Dieu? Est-il rien de plus juste que la conduite de Paula , à l'égard de ses enfants, à qui elle a donné tout son bien, afin de leur apprendre, par le mépris des richesses, à quoi ils devaient s'attacher ?

 

(1) Pammaque était beau-frère d’Eustochia, gendre de Paula  et mari de Paulina.

 

556

 

Est-il rien qui égale la force et le courage d'Eustochia, dont la virginité a prévalu contre la vanité et l'orgueil d'une grande naissance, et qui la première a soumis au joug de la charité ce que Rome a de plus noble et de plus illustre? Fut-il jamais une modération plus grande que celle de Paulina? Persuadée de ce que dit l'apôtre saint Paul : « Que le mariage est honorable , »  et que « le lit nuptial est sans tache, » ; d'ailleurs, n'osant aspirer ni au bonheur de sa soeur qui avait embrassé la virginité, ni à la vertu de sa mère qui vivait dans la continence , elle aima mieux assurer son salut en menant une vie commune que de l'exposer en s'élevant à un état trop sublime.

Au reste dès qu'elle fut mariée, elle forma le dessein, et ce dessein l'occupa jour et nuit, de vivre en continence aussitôt que Dieu aurait béni son mariage, et d'engager son mari à prendre le même parti; car elle ne voulait pas abandonner ce cher époux qui marchait avec elle dans la 'voie du salut, et elle était résolue d'attendre qu'il voulût bien suivre son exemple. Comme elle avait fait par plusieurs fausses couches une triste expérience de sa fécondité, elle espéra toujours d'avoir des enfants. Mais en cherchant , malgré son extrême faiblesse, à plaire à sa belle-mère et à calmer l'inquiétude de son époux qui souhaitaient l'un et l'autre avec passion qu'elle leur donnât des héritiers, elle a eu en quelque façon le sort de Rachel; c'est-à-dire qu'au lieu d'un « fils de sa droite et de sa douleur (1), »  elle a enfanté, pour ainsi parler, son mari à la vie monastique qu'elle avait dessein d'embrasser elle-même. J'ai appris, de gens très dignes de foi, que Paulina n'avait jamais eu dessein d'user du mariage, ni de s'assujettir à ce premier commandement que Dieu fit à l'homme : « Croissez, multipliez-vous, et remplissez la terre; » mais qu'elle n'avait désiré des enfants que pour donner des vierges à Jésus-Christ.

Nous lisons aussi dans l'Écriture sainte que la femme de Phinée, sur la nouvt1le que l'Arche du Seigneur était prise, se sentit saisie tout à coup d'une douleur d'entrailles, accoucha

 

(1) Saint Jérôme fait ici allusion à la mort de Rachel, qui mourut en mettant au monde une enfant qu'elle appela pour ce sujet Benoni, c’est-à-dire « le fils de ma douleur ; »  et que Jacob nomma Benjamin, c’est-à-dire « le fils de ma droite. »

 

d'un fils qu'elle nomma « Ichabod» et mourut aussitôt. L'enfant de Rachel fut nommé « Benjamin, »  c'est-à-dire « le fils de ma force et de ma droite; » et celui de la femme de Phinée, qui devait tenir un rang distingué parmi les prêtres du Seigneur, reçut un nom relatif à la prise de l'arche d'alliance par les Philistins. Mais après la mort de Paulina, l’Eglise a enfanté à la vie monastique Pammaque comme un enfant posthume; et ce grand homme, qui compte parmi ses ancêtres et ceux de sa femme une longue suite de sénateurs, s'enrichit aujourd'hui par ses aumônes et s'élève par son humilité.

Saint Paul écrivant aux Corinthiens leur dit « Considérez, mes frères, ceux d'entre vous que Dieu a appelés à la foi; il y en a peu de sages selon la chair, et peu de nobles selon le monde. »  Il était nécessaire que Dieu agit ainsi dans les commencements de l'Église naissante, afin que « le grain de senevé crût peu à peu, jusqu'à devenir un grand arbre, »  et que l'Église, semblable à « une pâte qui s'étend, »  se répandit par la prédication de l'Évangile. Rome voit de nos jours ce que le monde n'avait point encore vu. Autrefois il était rare de voir des gens sages, puissants et nobles selon le monde , embrasser la religion chrétienne; aujourd'hui plusieurs personnes distinguées sous tous ces rapports embrassent la vie monastique. Mon cher Pammaque est de ce nombre, lui qui est supérieur aux autres par sa sagesse, par sa dignité et par sa naissance. Autrefois il tenait le premier rang parmi les grands du monde, aujourd'hui il est le premier et le plus illustre des solitaires.

Voilà les enfants que Paulina nous a donnés morte, et qu'elle avait toujours désirés vivante. « Réjouissez-vous, stérile, vous qui n'enfantiez point; chantez des cantiques de louanges, et poussez des cris de joie, vous qui n'aviez point d'enfants, »  parce que vous avez mis au monde en un moment autant d'enfants qu'il y a de pauvres dans Rome.

On emploie aujourd'hui au soulagement des pauvres ces pierreries qui servaient à relever l'éclat de sa beauté; ces habits de soie et brodés d'or sont changés en des habits de laine

 

(1) Ichabod en hébreu veut dire : , Qu'est devenue la gloire » parce que les Israélites avaient perdu toute leur gloire en perdant l'arche d'alliance.

 

557

 

qui tiennent le corps chaudement, et qui ne le laissent pas à demi nu, comme ces étoffes légères que les femmes ont coutume de porter pour satisfaire leur vanité. On consacre maintenant aux usages de la vertu ce qui servait autrefois à entretenir le luxe et la frivolité. Cet aveugle, qui tendait la main pour recevoir l'aumône, et qui souvent la demandait à celui qui ne pouvait la lui donner, partage aujourd'hui avec Pammaque la riche succession de Paulina. C'est elle qui soutient en quelque façon de ses propres mains ce malheureux estropié qui n'a ni pieds ni jambes pour marcher, et qui est obligé de traîner tout son corps. La porte de sa maison d'où l'on voyait autrefois sortir à tout moment une foule d'adorateurs et de courtisans, est aujourd'hui assiégée sans cesse par une troupe de pauvres. L'un est un hydropique qui porte la mort dans son sein; l'autre un muet, privé de la faculté de demander l'aumône, mais qui la demande d'une manière d'autant plus touchante que la parole lui manque ; ici c'est un enfant que l'on a estropié presque dès le berceau, et qui demande la charité, non pas pour lui, mais pour ceux qui lui ont cruellement ôté l'usage des membres; là, c'est un pauvre tout défiguré par la jaunisse, et qui traîne partout après lui un cadavre vivant.

« Les cent voix de la renommée ne suffiraient pas pour faire l'énumération des maux qu'ils endurent. »

C'est parmi cette foule de pauvres, qui le suivent partout, que Pammaque parait en public. Il console et soulage Jésus-Christ en leur personne, et leurs haillons lui donnent un nouvel éclat. Il tâche de gagner le ciel par les charités qu'il exerce envers les malheureux et l'empressement qu'il a de se voir lui-même au nombre des pauvres. Les autres maris jettent des fleurs sur les tombeaux de leurs femmes, afin d'adoucir, par ces marques de tendresse, la douleur qu'ils ont de les avoir perdues; mais Pammaque répand ses aumônes comme un baume précieux sur les saintes reliques et les vénérables ossements de Paulina; c'est avec ces odeurs qu'il parfume le tombeau où reposent ses cendres, sachant qu'il est écrit que « l'aumône efface le péché, de même que l'eau éteint le feu. »

Saint Cyprien a composé un traité où il s'est fort étendu sur les avantages et le mérite de l'aumône; et Daniel fait assez connaître quelle est l'excellence de cette vertu lorsqu'il conseille à un roi impie d'assurer son salut en donnant l'aumône aux pauvres. Paula est ravie de ce que sa fille a eu pour héritier un homme qui sait faire un si bon usage des biens qu'elle lui a laissés. Elle n'a point de regret de voir passer en des mains étrangères des richesses qu'on emploie à soulager les pauvres, à qui elle les avait destinées; ou plutôt elle est bien aise, qu’en les distribuant selon ses désirs on lui ait épargné le soin et la peine de les distribuer elle-même. Il est vrai que ces biens sont dispensés par d'autres mains que les siennes, mais la dispensation qu'on en fait est toujours la même.

Qui eût jamais cru que Pammaque, qui compte tant de consuls parmi ses ancêtres, et qui est lui-même la gloire et l'ornement de la famille des Furius, dût paraître un jour avec un habit brun parmi des sénateurs couverts de pourpre, sans craindre ni les regards ni les railleries des personnes de son rang? «II est une confusion qui conduit à la mort, et il est une confusion qui conduit à la vie. »  La première vertu d'un solitaire est de mépriser les jugements des hommes, et de se souvenir toujours de ce que dit l'apôtre saint Paul : « Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. »  C'est dans ce sens que le Seigneur dit aux prophètes qu'il « les avait établis comme une ville d'airain et une colonne de fer, et qu'il leur avait donné un front plus dur que le diamant, » afin qu'ils fussent à l'épreuve des injures et des outrages, et que, par leur constance et leur inflexibilité, ils pussent prévaloir contre une populace insolente et audacieuse. Les opprobres et les outrages impressionnent un esprit bien fait moins que la crainte, et quelquefois ceux que la rigueur des supplices n'a pu ébranler se laissent vaincre par la honte.

Le beau spectacle de voir un homme distingué par sa naissance, par ses richesses et par son éloquence, éviter de paraître sur les places publiques en la compagnie des grands du monde ; se mêler à la foule, s'attacher aux pauvres et à des hommes grossiers et se dépouiller de toute sa grandeur pour vivre en simple citoyen ! Mais il trouva dans ses abaissements un nouvel accroissement d'honneur et de gloire, semblable, en quelque manière, à une (558) perle précieuse et à un diamant très fin qui brillent au milieu des ordures et jusque dans la boue. C'est ce que Dieu nous promet dans l'Ecriture : « Je glorifierai, »  disait-il, « ceux qui me glorifient. »  D'autres peuvent appliquer ce passage aux plaisirs de la vie future qui doivent terminer nos maux, et à cette gloire immortelle qui doit succéder aux humiliations passagères de la vie présente et que Dieu accorde à ses saints dans le ciel; pour moi je trouve que les justes jouissent dès ce monde de la gloire que le Seigneur leur promet.

Avant de se consacrer tout-à-fait à Jésus-Christ, Pammaque était connu dans le sénat; mais il y en avait bien d'autres que lui qui portaient les marques attachées à la dignité de proconsul. Ces sortes de dignités ne sont, point rares, le monde en est rempli. Pammaque se voyait élevé aux premières charges de l'empire; mais plusieurs partageaient avec lui cet honneur, et s'il se voyait supérieur aux uns, il était d'ailleurs inférieur aux autres. Il n'est point de poste, quelque éclatant qu'il soit, qui ne perde une partie de son prix et de son éclat dès qu'il est trop commun; et même les gens de bien regardent avec mépris les plus grandes charges, quand elles sont remplies par des personnes sans mérite. De là vient que Cicéron parlant à César dit admirablement qu'ayant voulu élever certaines gens à de hauts emplois, il avait déshonoré les dignités sans faire honneur aux personnes. Aujourd'hui le nom de Pammaque est dans toutes les Eglises, et l'univers, qui jusques ici avait ignoré qu'il fût riche, ne peut sans admiration le regarder dans la pauvreté. Est-il rien de plus grand et de plus honorable que la dignité de consul? Au bout d'une année cependant on s'en voit dépouillé, il faut céder la place à un autre et cesser d'être ce que l'on était. Les lauriers se cachent dans la foule et souvent l'indignité du triomphateur obscurcit la gloire du triomphe. Ces fonctions exercées auparavant par les familles patriciennes, propriété exclusive de la noblesse, dont Marius, ce vainqueur des Numides, des Teutons et des Cimbres, fut jugé indigne à cause de l'obscurité de sa naissance; et que Scipion, tout jeune qu'il était, mérita par son courage; ces fonctions, dis-je, n'appartiennent aujourd'hui qu'aux gens de guerre, et l'on ne voit plus que des hommes rustiques porter la palme triomphale.

Nous avons donc plus reçu que nous n'avons donné ; ce que nous avons quitté n'est presque rien, et ce que nous possédons est d'un prix infini. Jésus-Christ nous donne au centuple ce qu'il nous a promis. C'était sur ces promesses qu'Isaac comptait autrefois, lui qui, préparé à la mort, porta la croix évangélique avant l'Evangile. « Si vous voulez être parfait, »  dit Jésus-Christ , « allez, vendez tout ce due vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. » Les grandes choses sont laissées à la volonté de ceux qui les comprennent. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul ne commande pas la virginité, parce que Jésus-Christ, parlant de ceux qui se sont faits eunuques pour gagner le royaume du ciel, ajoute aussitôt: « Que celui qui peut comprendre, comprenne; » car « cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, si vous voulez être parfait. » On ne vous fait point une loi de cette perfection, on en laisse à votre zèle tout le mérite. Si donc vous voulez être parfait et vous rendre semblable aux prophètes, aux apôtres, à Jésus-Christ même, « vendez, »  non pas une partie de votre bien, de peur de tomber dans l'infidélité par crainte de l'indigence, et de périr malheureusement comme Ananie et Saphire; mais « vendez tout ce que vous avez,, et après que vous l'aurez vendu, «donnez-en le prix aux pauvres, »  et non pas aux riches ou aux orgueilleux. Donnez au pauvre de quoi subvenir à ses nécessités, et non pas au riche de quoi augmenter ses trésors. Quand vous lirez dans l'apôtre saint Paul « qu'on ne doit point lier la bouche au boeuf qui foule le grain; que celui qui travaille est digne du prix de son travail; que ceux qui servent à l'autel doivent avoir part aux oblations de l'autel, »  souvenez-vous en même temps de ce que dit ailleurs le même apôtre: « Que nous devons être contents d'avoir de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir. » Là où vous voyez les plats fumer, des oiseaux de la Colchide cuire doucement; beaucoup d'argent, des chevaux fougueux; de jeunes garçons à la chevelure longue et soignée; des habits précieux, de magnifiques tapis; eh bien! celui à qui il faut donner est plus riche que le donateur. C'est presqu'un sacrilège de ne pas donner aux pauvres ce qui leur appartient.

Mais pour s'élever au comble de la (559) perfection et acquérir une vertu consommée, il ne suffit pas de mépriser les richesses, de distribuer tout son bien, de rejeter ce que l'on

I peut et perdre et trouver en un moment. Cratès de Thèbes, Anthistenès et plusieurs autres philosophes, hommes d'ailleurs très corrompus, l'ont fait. Mais un disciple de Jésus-Christ doit faire plus que ces sages esclaves de la vanité, et qui mendiaient l'estime et les applaudissements des hommes. Si vous ne suivez Jésus-Christ, en vain mépriserez-vous toutes les richesses de la terre. Or, suivre Jésus-Christ, c'est quitter le péché et embrasser la vertu. Voilà ce trésor que l'on trouve dans le champ des saintes Écritures, voilà cette perle précieuse pour laquelle on donne tout ce que l'on possède. Que si vous aimez une captive, je veux dire la sagesse du siècle, si vous vous êtes laissé gagner par les attraits de sa beauté, « coupez-lui les cheveux et les ondes, (1) » retanchez-en ces vains ornements dont l'éloquence a coutume de se parer, lavez-la avec ce maître dont parle un prophète; après cela reposant avec elle, dites : « Elle met sa main gauche sous ma tête, et elle m'embrasse de sa main droite. » Cette captive quittera Moab pour entrer dans Israël, et récompensera par une heureuse fécondité l'attachement que vous aurez pour elle. Jésus-Christ est en nous le principe de cette sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu; il est « notre rédemption, »  il est tout à la fois et notre Rédempteur et le prix de notre salut; il est tout, afin que ceux qui ont tout quitté pour le suivre retrouvent aussi tout en lui, et qu'ils puissent dire avec confiance. « Le Seigneur est mon partage. »

Je m'aperçois bien que vous aimez passionnément l'Écriture sainte. Vous n'imitez pas certains esprits présomptueux qui veulent apprendre aux autres ce qu'ils ignorent eux-mêmes; vous voulez instruire avant que d'enseigner. Le style de vos lettres, simple et naturel, se rapproche de celui des prophètes et des Apôtres; vous n'affectez point une vaine et pompeuse éloquence; vous ne vous étudiez point,

 

(1) Saint Jérôme fait ici allusion à ce que Dieu ordonne dans le Deutéronome, c. 21, v. 11. « Si parmi les prisonniers de guerre vous voyez une femme qui soit belle, et que vous vouliez l'épouser, vous la ferez entrer dans votre maison, où elle se rasera les cheveux et se coupera les ongles... après Cela vous la prendrez pour vous, et elle sera votre femme. »

 

comme un écolier, à finir vos périodes par des expressions brillantes et ampoulées. Toute cette enflure, comme de l'écume, se dissipe en un moment, et, quelque grande quelle soit, elle est toujours contraire au bon sens. Caton disait, que « l'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. » Je crois que vous vous rappelez qu'autrefois nous nous moquions de cette maxime qu'un fameux orateur citait dans son exorde, et que tout le collège retentissait des voix des écoliers qui disaient : « L'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. » Que les arts seraient heureux, dit Quintilien, s'il n'y avait que les gens du métier qui se mêlassent d'en juger. Il faut être poète pour connaître toutes les beautés de la poésie; il faut savoir les différents systèmes des philosophes pour bien entendre leurs écrits. Personne ne juge mieux les ouvrages d'art que les artistes. Quant aux écrivains, ce qu'il y a de plus fâcheux pour eux, c'est qu'ils sont obligés d'abandonner leurs ouvrages au jugement du publie; et tel dans la foule se rend redoutable par sa critique, qui dans un tête-à-tête serait méprisable par sa faiblesse.

Je vous dis cela en passant, afin que, content d'avoir l'approbation des savants et méprisant les vains discours d'une populace ignorante, vous vous appliquiez tous les jours à vous nourrir de l'esprit des prophètes et à vous entretenir, comme les patriarches, de vérités et des mystères de Jésus-Christ. Soit due vous lisiez, soit que vous écriviez, soit crue vous veilliez, soit due vous dormiez, que l'amour divin soit à votre égard comme une trompette qui retentisse sans cesse à vos oreilles et qui excite dans votre coeur de nobles sentiments. Transporté hors de vous-même par la vivacité de cet amour, « cherchez votre bien-aimé dans votre lit, »  et dites avec confiance : « Je dors, et mon coeur veille. » Quand vous l'aurez trouvé, « arrêtez-le et ne le laissez point s'en aller. »  Que s'il vous échappe dans le temps que vous y penserez le moins, ne perdez pas pour cela toute espérance de le retrouver, « allez le chercher dans les places publiques, conjurez les filles de Jérusalem de vous en donner des nouvelles; », vous le trouverez, « parmi les troupeaux des autres pasteurs, couché à l'heure de midi, fatigué, »  enivré d'amour, « tout mouillé de la rosée qui est tombée durant la nuit, »  se

(560) reposant à l'ombre des arbres du jardin, et respirant la douce odeur de toutes sortes de plaides aromatiques. «Donnez-lui là vos mamelles », afin qu'il suce le lait de la science dont vous vous êtes rempli, et « qu'il repose au milieu de son héritage comme une colombe qui a les ailes argentées, et dont les plumes de derrière sont éclatantes comme l'or. » Cet enfant, « qu'on nourrit» de beurre et de lait, et qu'on élève « sur des montagnes très fertiles, deviendra bientôt grand, et ne tardera guère à « dépouiller vos ennemis, à enlever toutes les richesses de Damas et à triompher du roi d'Assyrie. »

On m'a dit que vous aviez fait bâtir un hôpital et planté sur les côtes d'Italie un rejeton de l'arbre d'Abraham (1). Vous vous êtes campé, comme autrefois Enée, sur les bords du Tibre, où cet illustre fugitif fut contraint par la faim à manger les croûtes fatales qui lui servaient de table; là vous avez bâti une « Bethléem (2), » , c'est-à-dire une « maison de pain », où les pauvres, après avoir souffert longtemps la faim, reçoivent sans aucun retard de quoi subvenir à leurs besoins. Courage, mon cher Pammaque, votre vertu n'a rien de la langueur et de la faiblesse des vertus naissantes ; vous voilà déjà au nombre des parfaits ; dès vos premiers pas vous vous êtes élevé au comble de la perfection. C'est imiter le premier des patriarches (3), que de tenir comme vous laites le premier rang parmi les solitaires dans la première ville du monde. Que Lot,dont le nom signifie « qui baisse, »  choisisse le plat pays pour y établir sa demeure ; qu'il prenne la gauche , et, qu'il marche dans ces routes faciles et agréables figurées par la lettre de Pythagore. Pour vous, préparez-vous un tombeau avec Sara dans des lieux escarpés et pierreux. Etablissez votre demeure proche la ville des lettres; et après avoir exterminé les géants, fils d'Enoc, ayez, pour héritier la joie et les ris (4). Abraham était riche en or, en argent, en troupeaux, en terres, en meubles précieux. Il avait une famille si nombreuse qu'en choisissant seulement les jeunes gens, il mit en un moment une armée sur pied, et défit quatre rois qu'il avait poursuivis jusqu'à Dan, et auxquels cinq autres rois n'avaient osé tenir tête. Après avoir souvent exercé l'hospitalité envers toutes sortes d'étrangers, il mérita enfin de recevoir le Seigneur. Il ne faisait pas servir ses hôtes par ses esclaves, de peur qu'ils ne dérobassent quelque chose à sa charité; mais, regardant l'arrivée des étrangers comme une bonne fortune , il leur rendait seul avec Sara tous les devoirs de l'hospitalité, leur lavait les pieds, apportait sur ses épaules un veau gras de son troupeau; se tenait debout comme un esclave pendant que ses hôtes mangeaient , et n'ayant pas encore mangé lui-même, il leur servait les viandes apprêtées par Sara.

L'amitié que j'ai pour vous, mon très cher frère , m'engage à vous parler ainsi , afin qu'après avoir donné tous vos biens à Jésus-Christ vous vous offriez encore vous-même à lui « comme une hostie vivante, sainte et agréable à ses yeux, pour lui rendre un culte raisonnable et spirituel; » et que vous imitiez le Fils de l'Homme, qui « n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, »  et qui a rendu à ses serviteurs et à ses disciples, lui, leur maître et leur Seigneur, les mêmes devoirs que le patriarche Abraham rendait aux étrangers. L'homme peut « donner peau pour peau, et abandonner tout ce qu'il possède pour sauver sa vie ; », mais « frappez sa chair, »  dit le démon au Seigneur, « et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. » Notre ancien ennemi sait qu'il est plus difficile de se refuser aux plaisirs qu'aux richesses. Nous quittons aisément ce qui est hors de nous; mais la guerre que nous livrent les passions est plus à craindre. Nous rompons sans beaucoup de peine les liens

 

(1) saint Jérôme fait allusion à cet arbre dont il est parlé dans la Genèse, c. 18, v. 14, sous lequel Abraham donna à manger aux trois anges qui lui apparurent dans la vallée de Mambré. Ce Père dit dans l’oraison funèbre de sainte Paula que cet arbre était un chêne dont on voyait encore la place de son temps.

(2) Saint Jérôme donne à un hôpital où l'on nourrit les pauvres le nom de Bethleem, qui signifie en hébreu « maison du pain. »

(3) Abraham.

(4) Ce passage est chargé d'allusions, par conséquent peu intelligible. »  Par la ville des lettres » ( Il veut parler de cariathsepher, qui veut dire en hébreu « ville des lettres, » comme il est marqué au chap. des Juges, v. 11. Cette ville n’est pas éloignée d'Hébron, où Sara mourut et fut ensevelie. Saint Jérôme fait allusion à Isaac, qui en hébreu signifie ris, et qui fut héritier de Sara sa mère. Il se sert de toutes ces allusions pour exhorter Pammaque à s'éloigner du monde, à s'appliquer à l’étude, à vaincre ses passions, afin de goûter tranquillement les plaisirs solides que donne la vertu.

 

561

 

qui nous attachent aux objets extérieurs ; mais nous ne saurions, sans nous faire une extrême violence, rompre ceux que la nature a formés. Zachée était riche, et les apôtres étaient pauvres. Celui-là, après avoir rendu à ceux qu'il avait injustement dépouillés quatre fois autant de bien qu'il leur en avait pris, distribua aux pauvres la moitié de ce qu'il lui restait; et, en recevant Jésus-Christ chez lui , il mérita de recevoir en même temps la grâce du salut. Cependant, parce qu'il était petit, et qu'il ne pouvait pas s'élever jusqu'à la perfection apostolique, il n'a pas été mis au nombre des apôtres. Ceux-ci n'ont rien quitté si l'on a égard à ce qu'ils possédaient dans le monde; mais si l'on envisage les dispositions de leur coeur, on peut dire qu'ils ont abandonné le monde et tout ce qui le compose. Si nous offrons à Jésus-Christ. tout ce que nous possédons et tout ce que nous sommes, notre offrande sera très agréable à ses yeux ; mais si, contents d'abandonner les dehors à Dieu, nous réservons le coeur pour le démon, ce partage sera injuste, et on nous dira : « Quoique votre offrande soit bonne, l'injuste partage que vous en faites ne vous rend-il pas criminel? »

Ne vous enorgueillissez pas d'être le premier des sénateurs qui ait embrassé la vie monastique; cet état ne doit vous inspirer que des sentiments d'humilité. Songez que le Fils de Dieu s'est fait homme, et que vos humiliations, quelque profondes qu'elles puissent être, ne sauraient jamais surpasser celles de Jésus-Christ. Marchez pieds nus, portez une tunique commune, mêlez-vous aux pauvres, entrez dans leur cabane, soyez l'oeil des aveugles, la main des faibles, le pied des boiteux, portez vous-même l'eau, fendez du bois, faites du feu: eh bien ! où sont les draines? où sont les crachats? où sont les soufflets? où est la flagellation? où est la croix? où est la mort? Mais quand bien même vous auriez fait tout ce que je viens de dire, vous seriez toujours en cela beaucoup inférieur à Paulina et à Eustochia. Si elles ne vous surpassent pas par leurs actions, du moins la faiblesse de leur sexe donne à leur vertu une distinction que la vôtre n'a point. Je n'étais pas à Rome du vivant de Toxotius (1), votre

 

(1) Toxotius était mari de sainte Paula et père de Paulina, que Pammaque avait épousée.

 

beau-père , et dans le temps que Paula et ses filles voyaient encore le monde; je demeurais alors dans le désert, et plût à Dieu que je n'en fusse jamais sorti! Mais j'ai appris que pour éviter la, boue des rues, elles se faisaient porter par des esclaves; que, pour peu que le chemin fût rude et inégal, elles avaient toutes les peines du monde à y marcher; que les habits de soie leur paraissaient trop lourds, et la chaleur du soleil insupportable. Aujourd'hui, négligées et défigurées, elles s'élèvent par leur courage au-dessus des faiblesses de leur sexe, préparent les lampes, allument le feu, balaient les appartements, apprêtent les légumes, mettent les herbes au pot, dressent la table, versent à boire, servent les viandes, et courent çà et là. Comme elles ont avec elles une nombreuse communauté de vierges , ne pourraient-elles pas se reposer sur les autres de tous ces soins? Mais elles ne veulent pas céder le mérite des exercices extérieurs à des filles sur qui elles ont de si grands avantages par les vertus de l'esprit et du coeur.

En parlant ainsi, je ne doute pas de la vivacité de votre zèle ; mon dessein est de vous exciter à courir et à combattre l'ennemi que vous avez en tête.

Nous avons bâti ici un monastère et un hospice, afin que si Joseph et Marie viennent encore à Bethléem, ils puissent y trouver une retraite. Mais nous sommes tellement accablés de solitaires qui viennent ici en foule de toutes les parties du monde , que nous ne pouvons ni renoncer ni suffire à l’hospitalité. Comme nous n'avons pas eu soin, selon la parabole de l'Évangile, de « supputer la dépense qui était nécessaire pour achever la tour que nous avions dessein de bâtir, » j'ai été obligé d'envoyer mon frère Paulinien en notre patrie pour vendre le reste de notre patrimoine, qui a échappé à la fureur des Barbares; de peur que l'ouvrage que nous avons entrepris en faveur des étrangers, venant à tomber, nous ne soyions exposés aux railleries des envieux et des médisants.

En finissant ma lettre, où j'ai parlé de Paula et d'Eustochia, de vous et de Paulina, je m'aperçois que je n'ai rien dit de Blésilla, qui vous était si étroitement unie, et par les liens du sang, et par la pratique de la vertu. J'ai presque oublié de parler de celle qui est morte la (562) première. De cinq que vous étiez, Blésilla et Paulina, sa soeur, sont devant Dieu ; pour vous, vous irez aisément à Jésus-Christ en marchant dans les voies de la perfection entre Paula et Eustochia.

 

Haut du document

 

A RUFIN (1) D'AQUILÉE.

 

Préface du Livre des Principes. — Reproches à Rufin à ce sujet.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 399.

 

Je juge par votre lettre que vous avez fait un long séjour à Rome. Je ne doute point que l'empressement que vous avez eu de revoir vos parents, selon l'esprit, ne vous ait rappelé dans votre patrie; car vous en étiez éloigné par la perte de votre mère, afin de ne pas renouveler une douleur que vous supportiez à peine, étant absent.

Vous vous plaignez que chacun ne consulte que sa passion et son ressentiment, sans vouloir écouter ce que la raison lui suggère; mais Dieu m'est témoin que, quand une fois je me suis raccommodé avec mes amis, je ne garde plus sur le coeur aucune aigreur, et qu'au contraire je prends soin d'éviter tout ce qui peut leur rendre mon amitié suspecte. Mais pouvons-nous empêcher que les autres ne croient avoir raison d'agir comme ils font? Pouvons-nous les empêcher de dire qu'ils ne songent pas tant à faire une injure qu'à repousser celle qu'on leur adresse? Un véritable ami ne doit jamais dissimuler ses sentiments.

L'on m'a envoyé ici une préface sur le Livre des Principes. J'ai reconnu au style que vous en étiez l'auteur. Vous m'y attaquez indirectement, ou plutôt vous vous y déclarez ouvertement contre moi. Je ne sais pas quel a été votre dessein, mais je sais bien ce qu'on en pense; cela saute aux yeux des lecteurs même les plus ignorants. Comme j'ai souvent discouru sur des sujets d'imagination, il me serait facile d'employer ce moyen dans cette occasion, et de vous louer comme vous louez les autres. Mais à Dieu ne plaise que je vous imite en cela, et que je tombe moi-même dans la faute que je vous reproche. Au contraire, j'ai agi avec tant de modération que, me contentant de me justifier

 

(1) Ce Rufin d’Aquilée était devenu l’ennemi personnel de Jérôme qui écrivit contre lui le traité intitulé : Apologie contre les accusations de Rufin.

 

du crime que vous m'imputez, j'ai fait tout mon possible pour épargner un ami qui ne m'avait pas lui-même trop ménagé. Mais si une autre fois vous voulez vous conformer aux sentiments des autres, je vous prie de ne consulter sur cela que vos propres lumières. Car ce que nous recherchons est bon ou mauvais; si c'est bon, nous n'avons besoin de personne pour nous y porter; si c'est mauvais, la multitude de ceux qui s'égarent ne saurait justifier nos égarements. J'ai mieux aimé sur cela me plaindre à vous en ami que de me déclarer contre vous ouvertement, afin de vous faire connaître que je me suis réconcilié avec vous dans toute la droiture et la sincérité du coeur ; et je ne suis pas de caractère à tenir, comme dit Plaute, du pain d'une main, et à présenter une pierre de l'autre.

Mon frère Paulinien n'est pas encore de retour de notre pays. Je pense que vous l'aurez vu à Aquilée chez le saint évêque Chromatius. J'ai aussi envoyé le saint prêtre Ruffin à Milan par la route de Rome, pour quelques affaires particulières, et je l'ai prié de vous faire mes compliments, aussi bien qu'à mes autres amis, « de peur qu'en nous mordant les uns les autres, nous ne nous consumions aussi les uns les autres. » Tâchez donc, vous et tous ceux qui sont dans votre parti, de garder un peu plus de mesure, et de ménager davantage vos amis, de peur que vous ne trouviez des gens qui ne soient pas d'humeur comme moi à souffrir vos prétendues louanges.

 

Haut du document

 

A OCÉANUS.

 

De l'unité et de l'indissolubilité du mariage. — De l'efficacité du baptême. — Que les évêques doivent être sobres, réservés, prudents, travailleurs et instruits.

 

Lettre écrite eu 399.

 

Je n'aurais jamais cru, mon cher Oceanus, que des criminels qui viennent d'obtenir leur grâce fussent capables de blâmer cette indulgence , ni que des gens qui sortent de prison, portant encore sur leur corps les marques des chaînes dont ils viennent d'être dé. livrés, pussent avoir du chagrin de voir les autres en liberté. Cet envieux dont parle l'Evangile, qui ne pouvait souffrir qu'on fit du bien aux autres, entendit ce reproche que lui lit le père de famille: « Votre oeil est-il mauvais (563) parce que je suis bon? Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché pour exercer sa miséricorde envers tous, afin que là où il y a eu une abondance de péché, il y ait surabondance de grâces. » Tous les premiers-nés des Egyptiens furent mis à mort, sans que les Juifs perdissent dans l'Égypte une seule bête de somme.

L'hérésie des Caïnites (1) aujourd'hui reparaît. Cette vipère, écrasée et déjà morte depuis longtemps, commence encore à lever la tête, et tâche, non pas comme elle a voulu faire autrefois, de donner quelque atteinte au sacrement de Jésus-Christ, mais de le détruire entièrement. Car elle prétend qu'il y a des péchés qui ne peuvent être effacés par le sang du Sauveur, et qui font dans le corps et dans l'âme des plaies si profondes que le remède que le Christ nous a donné n'est pas assez efficace pour les guérir. N'est-ce pas là rendre sa mort inutile? car en vain est-il mort, s'il ne peut pas donner la vie aux autres. S'il y a encore des hommes au monde dont Jésus-Christ n'ait pas effacé les pêchés, saint Jean-Baptiste s'est trompé quand il l'a montré en disant : « Voilà l’Agneau de Dieu, voilà celui qui ôte les péchés du monde. »

Ou il faut faire voir que ces gens-là ne sont point de ce monde, puisque le pardon que Jésus-Christ a obtenu pour tous les hommes ne s'est point étendu jusqu'à eux; ou s'ils sont de ce monde, il faut convenir de l'une de ces deux choses: ou que Jésus-Christ peut pardonner toutes sortes de péchés, s'il les a purifiés de ceux dont ils étaient coupables, ou qu'il n'a pu les en délivrer, s'ils en sont encore infectés. Mais à Dieu ne plaise que nous croyons qu'il y ait quelque chose d'impossible à celui qui est tout-puissant ! Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui; l'impuissance du fils nuirait à la gloire du Père et dérogerait à sa puissance. Ce divin Pasteur a rapporté sur ses épaules la brebis égarée. Toutes les épîtres

 

(1) Ces hérétiques, qui vivaient dans le second siècle de l'Église, honoraient d'un culte particulier Caïn, Coré, Dathan, Abiron et le traître Judas. Ce n'est pourtant pas tour cela que saint Jérôme appelle l'opinion qu'il combat ici « l'hérésie des Caïnites; » mais parce que ceux coutre lesquels il écrit soutenaient que nous n'étions pas entièrement purifiés par le baptême, de même que Caïn disait que son péché était trop grand pour que Dieu pût le lui pardonner.

 

l'Apôtre ne nous parlent que de la grâce de Jésus-Christ , et de peur que nous n'eussions encore de trop bas sentiments de cette grâce, s'il se contentait simplement de nous dire qu'elle nous est donnée, il ajoute : « Que Dieu vous comble de plus en plus de sa grâce et de sa paix. »  Dieu nous promet une abondance de grâces, et cependant nous voulons donner des bornes à sa libéralité. Vous savez de quoi il s'agit ; voici le fait.

Carterias, évêque d'Espagne, homme fort avancé en âge et très ancien dans l'épiscopat, ayant été marié avant d'être baptisé, s'est remarié depuis son baptême et après la mort de sa première femme. Vous croyez qu'en cela il a agi contre le précepte de l'Apôtre qui, entre autres vertus, veut que celui qu'on élève à l'épiscopat n'ait été marié qu'une fois. Je m'étonne que vous ne m'apportiez que ce seul exemple, vu que le monde est rempli aujourd'hui d'une infinité de personnes qui se trouvent dans le même cas. Je ne dis rien des prêtres ni des ordres inférieurs, je ne parle que des évêques; le nombre en est si grand que, si,je voulais les nommer tous ici, j'en trouverais plus qu'il n'y eu eut au concile de Rimini (1). Mais il ne serait pas juste d'accuser plusieurs évêques pour en défendre un seul, ni de justifier un coupable par l'exemple de ses complices, quand on ne peut soutenir sa cause par de bonnes raisons.

Je vous dirai donc que lorsque j'étais à Rome, un homme fort éloquent me proposa un dilemme si embarrassant que je ne pouvais y répondre sans m'embarrasser moi-même. Il me demanda d'abord: « Est-ce un péché, ou non, d'épouser une femme?» Comme je ne me défiais de rien, je lui répondis naïvement qu'il n'y avait point de péché. Il me fit ensuite cette autre question: « Sont-ce les péchés ou les bonnes oeuvres que le baptême nous remet?» Je lui répondis avec la même simplicité, que c'étaient les péchés qui nous étaient remis par le baptême.

Je crus m'être tiré d'affaire par cette réponse, mais un moment après je me sentis vivement pressé par la force de son argument, et je commençai à apercevoir le piège qu'il me tendait. S'il n' y a point de péché à se marier,

 

(1) Il se trouva à ce concile près de trois cents évêques. Sévère Sulpice en met plus de quatre cents, mais il s'est trompé.

 

564

 

me dit-il, et si le baptême n'efface que les péchés, il s'ensuit donc qu'il nous laisse tout ce qu'il n'efface point. Je me trouvai alors aussi étourdi que si un puissant et vigoureux athlète m'eût donné un coup de gantelet sur la tète, et je me souvins de ce sophisme de Chrysippe « Si vous mentez, et si l'aveu que vous en faites est véritable et sincère, cet aveu même est un mensonge. »

Etant revenu de mon étourdissement, je lui rétorquai son sophisme de cette sorte : « Dites-moi, je vous prie, le baptême rend-il l'homme nouveau, ou non? »Il eut bien de la peine à m'avouer qu'il le rend nouveau. Ensuite m'avançant pied à pied et comme par degrés, je lui demandai: « Le rend-il entièrement nouveau, ou seulement en partie?» Il me répondit qu'il le rendait entièrement nouveau. Je lui dis ensuite «Il ne reste donc rien du vieil homme après le baptême? » Il me témoigna par un signe de tête qu'il le pensait.

Alors, reprenant toutes les propositions qu'il m'avait accordées, je lui dis : « Si le baptême rend l'homme nouveau, et entièrement nouveau, sans lui rien laisser du vieil homme, on ne peut donc imputer à cet homme tout nouveau ce qu'il y avait auparavant en lui du vieil homme?» D'abord mon sophiste devint muet et ne sut que répondre, mais ensuite il tomba dans le défaut que Cicéron reprochait autrefois à Pison; c'est-à-dire qu'il ne pouvait se taire, quoiqu'il ne sût ce qu'il disait. Cependant la sueur lui monta au visage; il commença à pâlir, ses lèvres tremblèrent, sa langue s'épaissit, sa bouche se dessécha et son front parut tout ridé, moins de vieillesse que d'appréhension. Enfin, après s'être un peu remis, il me dit: « Ne savez-Vous pas que l'Apôtre veut que ceux qu'on élève à l'épiscopat n'aient été mariés qu'une fois, et qu'il leur impose cette loi sans avoir égard au temps qu'ils se sont engagés dans le mariage?» Comme il m'avait d'abord assez vivement pressé par ses arguments, et que je m'apercevais qu'il ne cherchait qu'à m'embarrasser par les questions qu'il me faisait, je commençai à repousser ses traits contre lui-même.

Je lui dis donc: «L'Apôtre veut-il qu'on choisisse pour évêques ceux qui sont baptisés, ou qui ne sont encore que catéchumènes? » Il ne me répondit rien à cela; je lui lis la même question deux ou trois fois, mais il était si interdit et si déconcerté qu'à le voir on l'eût pris pour Niobée, changée en pierre à force de pleurer. Alors me tournant vers ceux qui nous écoutaient, je leur dis : « Pourvu que je lie mon adversaire, je crois qu'il n'importe que je l'aie surpris endormi ou éveillé; si ce n'est qu'il est plus facile de lier un homme lorsqu'il n'est point sur ses gardes que quand il se met en défense. Si l'Apôtre donc, poursuivis-je, n'admet dans les clercs que ceux qui sont baptisés, et non point les catéchumènes, et si celui que l'on ordonne évêque doit être baptisé, on ne doit point lui imputer les fautes qu'il a faites étant catéchumène. » Je lançais tous ces traits contre mon adversaire qui était sans mouvement comme un homme tombé en léthargie; cependant il disait en bâillant, et semblable à un homme qui cuve son vin: voilà ce que dit l'Apôtre, voilà ce qu'enseigne saint Paul. »

On apporte donc les deux épîtres de saint Paul, l'une à Timothée et l'autre à Tite. Dans la première on lut ces paroles : « Si quelqu'un souhaite l'épiscopat, il désire une fonction et une ouvre saintes. Il faut donc que l'évêque soit irrépréhensible, qu'il n'ait épousé qu'une femme, qu'il soit sobre, prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité, capable d'instruire; qu'il ne soit ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, mais équitable et modéré, éloigné des contestations, désintéressé; qu'il gouverne bien sa propre famille, et qu'il maintienne ses enfants dans l'obéissance et dans toute sorte d'honnêteté; car si quelqu'un ne sait pas gouverner sa propre famille, comment pourra-t-il conduire l'Église de Dieu? Que ce ne soit point un néophyte, de peur que s'élevant d'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable. Il faut encore qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l'Église, de peur qu'il ne tombe dans l'opprobre et dans le piège du démon. »

Ayant ouvert ensuite l'épître qu'il adresse à Tite, nous y trouvâmes, dès le commencement, ces avis qu'il lui donne: « Je vous ai laissé en Crète, afin due vous y régliez ce qui reste à y régler, et que vous établissiez des prêtres en chaque ville selon l'ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n'aura épousé qu'une femme, dont les enfants seront fidèles, non accusés de (565) débauche, ni désobéissants; car il faut que l'évêque soit irréprochable, comme étant le dispensateur et l'économe de Dieu; qu'il ne soit ni orgueilleux, ni colère, ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, ni cupide, mais qu'il exerce l'hospitalité, et qu'il aime les gens de bien; qu'il soit sage et bien réglé, juste, saint, tempérant; fortement attaché à la parole de la vérité, telle qu'on la lui a enseignée, afin d'être capable d'exhorter selon la saine doctrine et de convaincre ceux qui s'y opposent. »

Dans ces deux lettres l'Apôtre ordonne qu'on n'élève à l'épiscopat ou à la prêtrise (quoique dans les premiers siècles la prêtrise et l'épiscopat ne fussent qu'une même chose sous deux noms différents, dont l'un marque l'âge et l'autre la dignité), il ordonne, dis-je, qu'on n'y élève que ceux qui n'ont été mariés qu'une fois. Or, il est clair que l'Apôtre ne parle ici que de ceux qui ont reçu le baptême. Si donc toutes les qualités requises pour être évêque se trouvent dans celui qu'on veut ordonner, quoiqu'elles ne s'y fussent pas rencontrées avant son baptême (car il n'est question que de ce qu'il est et non pas de ce qu'il a été), pourquoi le mariage seul, qui n'est point un péché, sera-t-il un obstacle à son ordination?

Vous direz que c'est parce que le mariage n'est point péché qu'il n'a point été remis par le baptême. Mais il est inouï qu'on impute à péché ce qui n'est point péché. Quoi! les dérèglements les plus scandaleux, les plus infâmes débauches, les blasphèmes, les parricides, les incestes, les péchés contre nature, tout cela est remis par le baptême, et il n'y aura que le mariage seul dont il ne pourra effacer les taches? Et ceux qui se seront plongés dans les désordres les plus honteux seront préférables à ceux qui auront contracté un mariage légitime?

Pour moi, je ne vous reproche plus, depuis votre baptême , ni ces commerces scandaleux que vous avez entretenus avec des femmes de mauvaise vie, ni ces crimes abominables qui font horreur à la nature, ni ce sang innocent que vous avez répandu, ni ces plaisirs infâmes dans lesquels vous vous êtes plongé comme un pourceau qui se vautre dans la fange ; et vous aller, me déterrer une femme morte depuis longtemps, avec laquelle je n'ai contracté un mariage légitime que pour m'empêcher de tomber dans les mêmes dérèglements auxquels vous

vous êtes abandonné? Qu'on aille dire cela aux païens, qui sont une moisson qui remplit tous les jours les greniers de l'Église; qu'on le dise aux catéchumènes que nous instruisons des mystères de notre religion, et qui sont les candidats de la foi, afin qu'ils se donnent bien de garde de se remarier et de contracter une alliance légitime avant le baptême (1); qu'ils se plongent au contraire dans les plus infâmes débauches, qu'ils mènent une vie licencieuse, qu'ils fassent une république sur le plan de celle de Platon, où les femmes et les enfants soient en commun ; qu'ils prennent garde même de prononcer seulement le nom d'épouse, de peur qu'après avoir cru en Jésus-Christ, ils n'aient lieu de se repentir de n'avoir pas pris des concubines et des femmes perdues au lieu d'épouses légitimes.

Que chacun repasse dans l'amertume de son coeur tous les péchés de sa vie passée et tâche de les effacer par ses larmes, et après qu'il se sera ainsi jugé lui-même et qu'il aura condamné tous ses anciens dérèglements, qu'il prenne garde que ce ne soit à lui que s'adressent ces reproches de Jésus-Christ : « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre oeil, et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l'oeil de votre frère. » Il parait bien que nous imitons dans notre conduite ces scribes et ces pharisiens, « qui avaient grand soin de passer tout ce qu'ils buvaient de peur d'avaler un moucheron, et qui avalaient un chameau. » Nous payons comme eux « la dîme de la menthe et de l'aneth, » pendant que nous négligeons ce qu'il y a de plus important dans la loi de Dieu. Quel rapport y a-t-il entre une épouse légitime et une femme débauchée ? On vous rend responsable de la perte que vous avez faite d'une épouse que la mort vous a enlevée, tandis que l'on couronne l'impudicité. Si celui-ci n'avait pas perdu sa première femme, il n'aurait pas songé à en prendre une autre; mais vous, comment pouvez-vous justifier tant

 

(1) on a suivi l'édition de Marianus qui porte Scortorum et asotorum ritu. Celle d'Erasme ou de Bâle porte: Scortorum et Azotorum ritu, « à la manière des Écossais et des habitants d’Azot. » Les Écossais, selon saint Jérôme, I. 2, contre Jovinien, vivaient comme des bêtes et avaient leurs femmes en commun Scortorum natio, dit-il, uxores proprias non habet... nulla apud eos conjux propria est, sed ut cui libitum fuerit, peculum more lasciviunt. Erasme croit pourtant qu'il faut lire, comme dans l'édition de Marianus, asotorum, du mot grec asotos, qui veut dire « impudique, libertin. »

 

566

 

le commerce criminel que vous avez eu avec des lemmes de mauvaise vie? Apparemment que vous appréhendiez qu'un mariage légitime ne vous empêchât un jour d'être élevé à la cléricature ? Celui-ci ne s'est marié que pour avoir des enfants, et vous, vous ne vous êtes attaché à des femmes perdues que pour n'en point avoir. Celui-ci a cherché le secret pour obéir aux lois de la nature et au commandement du Seigneur, qui dit : « Croissez, multipliez-vous, et remplissez le monde;» et vous, vous n'avez point eu honte de produire vos infamies à la face de toute la terre, et de vivre dans un libertinage déclaré qui vous a rendu l'horreur et l'exécration du public. Celui-ci a caché par pudeur ce que la loi autorise , et vous, vous n'avez point rougi de commettre sous les veux de tout le monde ce que la loi condamne. C'est pour lui que saint Paul a dit : « Que le mariage soit traité avec honnêteté, et que le lit nuptial soit sans tache ; » mais c'est à vous que s'adresse ce que dit le même apôtre : « Dieu condamnera les fornicateurs et les adultères. »  Et ailleurs : « Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra. »

Tous nos péchés, dites-vous, nous sont remis par le baptême, et après cette grâce, nous n'avons plus rien à craindre de la sévérité de notre juge, suivant ce que dit l'Apôtre

« Voilà ce que vous avez été autrefois, mais vous avez été lavé, vous avez été sanctifié, vous avez été justifié au nom de notre Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu. » Vous dites que tous nos péchés nous sont remis par le baptême , cela est vrai , et la foi ne nous permet pas d'en douter; mais je vous demande comment se peut-il faire que ce qui est pur en moi soit souillé par la chose même qui vous purifie de ce qu'il y a en vous.

Je ne prétends pas, me direz-vous. que ce qu'il y avait de pur en vous ait été souillé par le baptême, mais seulement qu'il est demeuré dans le même état qu'il était auparavant; car, s'il y avait quelque chose d'impur, il aurait sans doute été lavé en vous comme en moi. Mais à quoi bon tous ces détours et toutes ces vaines subtilités? Il y a du péché, dites-vous, parce qu'il n'y a point de péché; il y a quelque chose d'impur parce qu'il n'y a rien d'impur; Dieu n'a point remis de péché parce qu'il n'a point trouva, de péché à remettre; donc ce péché reste, parce qu'il n'a point été remis. Je vous expliquerai bientôt quelle est la vertu du baptême, et quelle source de grâces nous trouvons dans cette eau que Jésus-Christ a sanctifiée. Cependant, comme il faut se servir, selon le proverbe, d'un mauvais coin pour fendre un noeud dur, je pourrais. vous dire qu'on peut donner encore un autre sens aux paroles de l'apôtre saint Paul, « qu'il faut que l'évêque n'ait épousé qu'une femme. »

L'apôtre était Juif de nation; les commencements de l'Eglise naissante se sont formés avec des débris du peuple juif. Saint Paul savait que la loi soutenue par l'exemple des patriarches et de Moïse même permettait à ceux de sa nation d'avoir plusieurs femmes en même temps, afin d'avoir un plus grand nombre d'enfants, et que cela était permis aux prêtres comme aux autres. C'est ce qu'il défend ici aux prêtres de Jésus-Christ; il ne veut pas qu'ils aient deux ou trois femmes en même temps, mais qu'ils se contentent d'en avoir une, et qu'ils n'en épousent d'autres qu'après la mort de celle-là.

Mais, de peur que vous ne me reprochiez de prendre plaisir à vous chicaner par des explications forcées et contraires au sens naturel de l'Ecriture, je vais vous en rapporter encore une qu'on donne à ce passage de l'Apôtre, afin que vous ne vous donniez pas seul la liberté d'accommoder non pas votre volonté à la loi, mais la loi à votre volonté. Quelques-uns disent, quoique dans un sens un peu forcé, que par les femmes on doit entendre les églises, et par les hommes les évêques ; et qu'il a été défendu dans le concile de Nicée de transférer un évêque d'une église à une autre, de peur qu'il ne semblât qu'on voulût quitter une épouse chaste parce qu'elle est pauvre, pour s'attacher à une adultère parce qu'elle est plus riche; que quand l'Apôtre dit qu'un « évêque doit avoir des enfants qui ne soient ni débauchés, ni libertins, » cela doit s'entendre de ses pensées, qui doivent toujours être bien réglées; que quand il dit « qu'il doit gouverner sa maison avec sagesse, »  cela s'entend de son corps et de son âme. De même quand il parle des femmes des évêques, cela se doit entendre de leurs églises. C'est dans ce sens que le prophète Isaïe a dit : « Venez, femmes  (1) qui avez été témoins de ce spectacle,

 

(1) Le prophète donne ici le nom de femmes aux villes de Judée.

 

567

 

car ce peuple n'a point d'intelligence. » Là encore : « femmes comblées de richesses, levez-vous, et entendez ma voix. » Et le Sage, dans le livre des Proverbes : « Qui trouvera une femme forte ? Elle est plus rare et plus estimable que les pierres précieuses ; le cœur de son mari met sa confiance en elle. » Et ailleurs « La femme sage bâtit sa maison, et l'insensée détruit de ses mains celle même qui était déjà bâtie. » Ils ajoutent que cette explication ne déroge point à la dignité épiscopale, puisqu'il est écrit de Dieu même : « Israël m'a méprisé, comme une femme méprise son mari, »  et que l'Apôtre dit : « Je vous ai fiancée à cet unique époux qui est Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge très pure. » Or comme dans le grec le mot de femme peut avoir deux sens, il faut le prendre dans tous les endroits que nous venons de citer pour une épouse légitime.

Mais, me direz-vous, cette explication est trop détournée et trop forcée. Expliquez donc vous-même l'Écriture dans son sens naturel, et ne me forcez point à me servir contre vous des règles que vous avez établies vous-même. Voici encore une autre question à laquelle je vous prie de me répondre. Un homme qui, avant d'être baptisé, a une concubine, et qui, après la mort de cette débauchée, reçoit le baptême et contracte ensuite un mariage légitime avec une autre femme; cet homme peut-il être élevé à la cléricature, ou est-il indigne de ce rang? Fous me répondrez sans doute qu'on peut l'admettre dans le clergé, parce que la première femme qu'il a eue n'était qu'une concubine, et non pas une épouse légitime. Ce n'est donc que le contrat de mariage et l'alliance conjugale que l'Apôtre a voulu condamner, et non pas le commerce infime qu'un Homme peut avoir avec une femme? Or, combien voit-on de gens qui ne veulent pas se charger d'une femme parce qu'ils n'ont pas le moyen de l'entretenir, et qui prennent leurs esclaves et élèvent les enfants qu'ils en ont comme s'ils étaient légitimes? Que s'il arrive que l'empereur enrichisse ces gens-là et leur donne quelque emploi, vous les voyez aussitôt obéir au précepte de l'Apôtre et changer malgré eux leur concubinage en un mariage légitime. Mais s'ils restent toujours pauvres et s'ils ne peuvent s'élever aux dignités de l'État, alors on voit changer les lois de l’Eglise avec celles de l'empire. Prenez donc garde qu'on ne puisse expliquer ces paroles de l'Apôtre « que l'évêque doit n'avoir eu qu'une femme, »  du commerce qu'on peut avoir avec toutes sortes de femmes, soit débauchées, soit légitimes, et que ce ne soit pas tant la pluralité des mariages que Paul condamne que la pluralité des femmes. Je vous ai rapporté tous ces différents avis non pas pour donner au passage de l'Apôtre une explication violente et forcée, mais pour vous apprendre à expliquer vous-même l’Ecriture dans son sens naturel, à ne point rendre vain et inutile le baptême du Sauveur, et à ne point anéantir la vertu du mystère de la croix.

Il faut maintenant que je m'acquitte de la promesse que je vous ai faite de relever à la manière des orateurs l'efficacité, la vertu du baptême. Avant que Dieu eut créé le soleil. la lune et les étoiles, le monde n'était qu'une masse informe couverte d'épaisses ténèbres, et qu'un amas confus d'êtres sans ordre, sans distinction et sans aucune des qualités qui frappent nos sens. Le Saint-Esprit, semblable en quelque façon à un cocher qui conduit un chariot, était porté sur les eaux et animait le monde' naissant par sa fécondité divine, qui était une figure de celle qu'il devait communiquer un jour aux eaux sacrées du baptême. Dieu créa ensuite le firmament, et le plaça entre le ciel et la terre; aussi voyons-nous que le mot hébreu « Samaïm » qui signifie « ciel, »  tire son étymologie et sa dénomination des eaux qu'il contient, et qui selon l'Écriture sont là comme en réserve pour louer le Seigneur. Nous lisons aussi dans Ezéchiel que ce prophète vit au-dessus de la tête des chérubins comme une espèce de cristal, qui n'était autre chose que des eaux épaissies et condensées. Les premières créatures qui ont eu vie sur la terre sont sorties des eaux , pour nous marquer que les fidèles en sortant des eaux sacrées du baptême s'élèvent de la terre au ciel. Dieu, en formant l'homme du limon , c'est-à-dire d'une terre détrempée d'eau, porta dans ses mains toutes-puissantes cet élément qu'il destinait pour en faire un des sacrements de son Eglise. Il plante à Eden un jardin délicieux d'où s'élève une fontaine qui se divise en quatre fleuves différents, et qui « sortant » ensuite « du temple, et prenant son cours vers (568) l'Orient, » rend douces et vivifiantes des eaux qui auparavant étaient comme mortes et très amères. Le monde pèche, et il faut un déluge d'eau pour le purifier de ses iniquités. Après le corbeau, cet oiseau de mauvais augure, sorti de l'arche, la colombe, symbole du Saint-Esprit, revient à Noé, qui figurait Jésus-Christ, sur lequel elle devait se reposer lorsqu'il se ferait baptiser dans les eaux du Jourdain; et apportant à son bec une branche d'olivier qui nous sert tout à la fois et de nourriture et de lumière, elle annonce la paix à toute la terre.

Pharaon n'ayant pas voulu permettre au peuple de Dieu de sortir de l'Égypte, est submergé dans les eaux avec toute son armée (1); autre figure du baptême; aussi est-ce de lui qu'il est dit dans les psaumes : « C'est vous qui avez affermi la mer par votre puissance, et brisé les têtes des dragons dans le fond des eaux; c'est vous qui avez écrasé la tête du grand dragon. » De là vient que les basilics et les scorpions se retirent ordinairement dans des lieux secs et arides; et s'il arrive qu'ils approchent de l'eau, ceux qui en boivent deviennent insensés et sont saisis de frayeur dès qu'ils aperçoivent de l'eau. Les eaux de Mara,d'amères qu'elles étaient, deviennent douces par le moyen d’un bois qui était la figure de la croix; et ces eaux ayant perdu leur amertume, arrosent soixante et dix palmiers qui représentaient les apôtres et les disciples de Jésus-Christ, qui a adouci pour eux la sévérité de la loi ancienne par les sacrements de la nouvelle. Abraham et Isaac creusent des puits ; les étrangers s'y opposent; et c'est d’un de ces puits que tire son pont la ville de Bersabée, jusqu'où s'étendait le royaume de Salomon, et où Abraham et Abimélech se jurèrent l'un à l'autre une alliance éternelle. C'est auprès d'un puits que le serviteur d'Abraham rencontre Rebecca et que Jacob salue Rachel et lui donne un baiser. Moïse prend la défense des filles du prêtre de Madian, et, ayant puisé de l'eau, il fait boire leurs troupeaux malgré les bergers qui voulaient les en empêcher.

C'est au milieu des eaux de Salim, qui signifie « paix, » ou «perfection, »  que le précurseur de Jésus-Christ lui prépare un peuple

 

(1) Parce que le péché ou le démon, dont Pharaon était la figure, sont ensevelis dans les eaux du baptême.

 

parfait. Le Sauveur lui-même ne commence à prêcher le royaume du ciel qu'après avoir reçu le baptême, et sanctifié par son attouchement les eaux du Jourdain. C'est avec de l'eau qu'il a fait le premier de ses miracles; c'est sur le bord d'un puits qu'il appelle la Samaritaine, et qu'il l'invite à boire de cette eau vive qui vient du ciel. Il dit en secret à Nicodème : « Si un homme ne renaît de l'eau et de l'Esprit, il n'entrera point dans le royaume de Dieu. »  Comme il a commencé le premier de ses mystères dans les eaux, il accomplit aussi le dernier dans les eaux. Son côté est percé d'un coup de lance, et il en sort du sang et de l'eau, qui représentaient les deux sacrements du baptême et du martyre. Après sa résurrection, il envoie ses apôtres annoncer l'Évangile aux Gentils, et leur ordonne de les baptiser au nom de la Trinité. Les Juifs étant touchés de repentir d'avoir fait mourir le Sauveur, saint Pierre leur ordonne de se faire baptiser pour obtenir le pardon de leurs péchés. « Sion enfante avant d'être en travail, et elle engendre tout un peuple en même temps. »  Paul, le persécuteur de l'Église, ce loup ravissant de la tribu de Benjamin, courbe la tête devant Ananias, simple brebis du troupeau de Jésus-Christ, et il ne recouvre la vue corporelle qu'après avoir été guéri par le baptême de son aveuglement spirituel. L'eunuque de Candace, reine d'Éthiopie, se prépare par la lecture du prophète à recevoir le baptême de Jésus-Christ, et, contre le cours ordinaire de la nature, « l'Éthiopien change de peau, et le léopard la variété de ses couleurs. »

Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean, parce qu'ils ne connaissaient pas le Saint-Esprit, furent rebaptisés de nouveau, de peur qu'on ne crût que l'eau seule, sans la vertu du Saint-Esprit, pouvait sauver les Juifs et les Gentils. « La voix du Seigneur a retenti sur les eaux; le Seigneur s'est fait entendre sur les grandes eaux; c'est le Seigneur qui suspend en l'air un déluge d'eau. Les dents de l'épouse sont comme des troupeaux de brebis tondues, qui sont montées du lavoir, et qui portent toutes un double fruit, sans qu'il y en ait de stériles parmi elles. »  Que s'il n'y en a aucune de stérile, il faut qu'elles aient toutes les mamelles remplies de lait, et elles peuvent dire avec l'Apôtre: « Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que (569) Jésus-Christ soit formé en vous. Et en un autre endroit : « Je ne vous ai nourris que de lait, et non pas de viandes solides. »  C'est du baptême que parle le prophète Méchée lorsqu'il dit : « Le Seigneur détournera les yeux de dessus nos péchés, et nous fera miséricorde ; il ensevelira nos iniquités dans l'eau et jettera tous nos péchés au fond de la mer. » Or, comment se peut-il faire que tous nos, péchés soient ensevelis dans les eaux du baptême, et qu'il n'y ait que le mariage seul qui surnage sans pouvoir y être noyé? « Heureux ceux dont les iniquités leur sont pardonnées et dont les péchés sont couverts; heureux l'homme auquel le Seigneur n'a point imputé de péché ! » Je crois que nous pourrions ajouter : Heureux l'homme auquel Dieu ne fera point un crime d'avoir épousé une femme!

Ecoutons ce que le prophète Ezéchiel, que l’Ecriture appelle « Fils de l'homme, »  dit de la vertu et de la puissance de celui qui, étant Dieu, devait un jour se faire fils de l'homme. « Je vous retirerai d'entre les nations et je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifié de toutes vos souillures, et je vous donnerai un cœur nouveau et un esprit nouveau. » Je vous purifierai, dit-il, de toutes vos souillures. Il n'en excepte aucune. Si donc le baptême purifie ce qui est souillé, comment peut-on croire qu'il souille ce qui est pur ? «Je vous donnerai un coeur nouveau et un esprit nouveau; » car en Jésus-Christ la circoncision ne sert de rien, ni l'incirconcision, mais l'être nouveau que Dieu crée en nous. C'est pour cela que nous chantons à Dieu ce cantique nouveau, et qu'après nous être dépouillés du vieil homme, « nous servons Dieu dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vieillesse de la lettre. C'est là cette pierre nouvelle sur laquelle est écrit un nom nouveau, que nul ne peut lire que celui qui le reçoit. Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, »  dit l'Apôtre, « nous avons été baptisés en sa mort et nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au péché, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son Père, nous marchions aussi dans une nouvelle vie. » Nous lisons partout que tout devient nouveau par le baptême; il n'y a que le seul nom d'épouse qui ne peut avoir part à cette nouveauté, tant il est impur et souillé. « Nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême, et nous sommes ressuscités aussi avec lui par la foi que nous avons que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts par la force de sa puissance. Lorsque nous étions dans la mort de nos péchés et dans l'incirconcision de notre chair, Jésus-Christ nous a fait revivre avec lui, nous pardonnant tous nos péchés, et il a effacé la cédule qui nous était contraire, et l’a entièrement abolie en l'attachant à sa croix. » Tout ce qui était en nous est mort avec Jésus-Christ; la cédule, où tous nos péchés étaient écrits, a été entièrement effacée; il n'y a que le seul nom d'épouse qui ne l'a point été. Je ne finirais jamais si je voulais rapporter ici tous les passages de l’Ecriture qui parlent de l'efficacité du baptême, et établissent la vertu du mystère de notre seconde, ou plutôt de notre première naissance en Jésus-Christ.

Mais avant de finir (car je m'aperçois bien que j'ai déjà passé les bornes d'une lettre), je suis bien aise de vous expliquer en peu de mots les endroits de l'Apôtre que nous avons cités, où il marque les qualités que doit avoir celui qu'on veut élever à l'épiscopat, afin que nous ne nous arrêtions pas seulement à ce qu'il dit de l'unité du mariage, mais que nous examinions encore les autres qualités qu'il demande d'un évêque. Je prie cependant le lecteur d'être persuadé que je n'écris ceci que pour le bien et l'utilité de l'Eglise, et non point pour censurer les mœurs et la conduite des évêques de ce temps. Car comme les orateurs et les philosophes ne donnent aucune atteinte à la réputation de Platon et de Démosthène lorsqu'ils parlent des qualités qui sont nécessaires pour être un parfait orateur ou un excellent philosophe, se contentant de déterminer les choses sans toucher aux personnes ; de même lorsque je décris les qualités que doit avoir un véritable évêque, et que j'explique ce que l’Ecriture sainte dit là-dessus, je n'ai en vue que de mettre devant leurs yeux un miroir dans lequel ils puissent se considérer eux-mêmes, laissant à la liberté et à la conscience de chacun de s'y voir tel qu'il est, et d'entrer dans des sentiments ou de douleur s'il reconnaît en soi quelque difformité, ou de ;joie s'il n'y remarque rien que de beau et de parfait.

« Si quelqu'un désire l'épiscopat, » dit l'apôtre (570) saint Paul, « il désire une fonction sainte. » Il dit une fonction et non pas une dignité; le travail et non pas les plaisirs; une fonction qui le rende plus humble, et non pas une dignité qui lui inspire l'orgueil et le rende, plus superbe. « Il faut donc, »  poursuit-il, « que l'évêque soit irrépréhensible. » C'est ce qu'il répète dans l'épître à Tite, lorsqu'il dit : « Il faut que l'évêque soit irréprochable. » Il comprend dans cette seule parole toutes les vertus ensemble, et il exige une chose qui est presque au-dessus des forces de la nature; car s'il n'y a point de péché jusqu'à une parole inutile, qui ne soit digne de répréhension, quel est l'homme qui puisse mener une vie irréprochable et exempte de tout péché ? Ce que l'Apôtre demande donc est que celui qu'on veut élever à l'épiscopat soit tel que ceux qui sont sous sa conduite puissent imiter ses exemples, et le suivre comme les brebis suivent le pasteur. Les rhéteurs nous apprennent que deux choses sont nécessaires pour l'aire un parfait orateur : les bonnes moeurs et l'éloquence; c'est-à-dire que la vertu doit précéder la doctrine, et qu'il faut commencer par bien vivre avant d'enseigner. Car dès qu'on fait le contraire de ce que l'on enseigne aux autres , l'on perd toute l'autorité dont on a besoin pour les instruire.

« Il faut, »  ajoute l'Apôtre, « que celui qu'on choisit pour évêque n'ait été marié qu'une fois. »  Nous avons assez parlé de cette condition; j'ajouterai seulement que si elle doit s'étendre jusqu'au temps qui a précédé le baptême, il faut dire la même chose de toutes les autres qualités que saint Paul demande dans un évêque: car il n'est pas à croire que celle-ci seule doive s'entendre du temps qui a précédé le baptême, et que toutes les autres ne s'entendent que du temps qui le suit.        

« Qu'il soit sobre ou vigilant , »  car le mot grec signifie l'un et l'autre. « Qu’il soit prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité , capable d'instruire. » L'ancienne loi interdisait aux prêtres qui servaient dans le temple du Seigneur l'usage du vin et de tout ce qui peut enivrer, « de peur que leurs coeurs ne fussent appesantis par l'excès des viandes et du vin , »  et que les fumées qu'elles font monter à la tête ne les empêchassent de s’acquitter dignement des fonctions de leur ministère. Lorsque l'Apôtre ajoute que l'évêque doit être « prudent, »  il condamne ceux qui donnent le nom de simplicité et de franchise aux folies et extravagances de certains prêtres; car quand le cerveau est une fois blessé, tous les membres se sentent de son dérangement et de sa faiblesse.

L'évêque doit encore être «grave et modeste. »  Cette qualité que saint Paul demande dans un évêque n'est qu'une extension de celle « d'irrépréhensible, »  et ne sert qu'à la mettre dans un plus grand jour. Être « irrépréhensible, »  c'est être sans défauts; être « grave et modeste, »  c'est être vertueux. Nous pourrions encore donner à ce mot une autre explication, et l'entendre dans le sens de ces paroles de Cicéron, qui dit. « Que l'art des arts est de garder dans tout ce que l'on fait les règles de la bienséance. »  Il est des gens qui ne savent ce que c'est que de demeurer dans les bornes de la bienséance, et qui portent leur folie et leur extravagance jusqu'à se rendre ridicules par les airs qu'ils affectent, soit dans leurs gestes, soit dans leur démarche, soit dans leurs habits, soit dans leur conversation, et qui, croyant savoir en quoi consiste cette bienséance que demande l'Apôtre, veulent être toujours proprement vêtus. entretenir une table délicatement servie; ne faisant pas réflexion que cette propreté si étudiée les déshonore plus qu'une négligence sans affectation. Quant à la science que l'Apôtre demande dans un évêque , l'ancienne loi en faisait une obligation indispensable aux prêtres, et saint Paul s'en explique encore plus au long dans son épître à Tite. En effet, quelque pure et quelque innocente que fût la vie d'un évêque, s'il n'était pas capable d'instruire son peuple, il nuirait autant à l'église par son silence et son ignorance qu'il l'édifierait par sa vertu et par ses exemples. Il faut que le pasteur se serve de la houlette, et que les chiens aboient pour écarter les loups de son troupeau.

« Il ne doit point être sujet au vin , ni violent et prompt à frapper. »Saint Paul oppose ici les vices aux vertus. Il a parlé d'abord des bonnes qualités qu'un évêque doit avoir; il parle maintenant des défauts dont il doit être exempt. Il n'appartient qu'à ceux qui aiment la débauche et la bonne chère d'être sujets au vin; car quand une fois le corps est échauffé par les vapeurs du vin, il se porte bientôt à de honteux excès qui blessent la pudeur. Le vin fait naître (571) l'intempérance, l'intempérance nous porte à la volupté, et la volupté est une source de corruption. Celui qui vit dans l'intempérance «est mort, quoiqu'il paraisse vivant, »  et par conséquent celui qui s'enivre est comme un homme mort et déjà enseveli dans le tombeau.

Noé s'étant enivré en une heure de temps fit voir ce que la pudeur oblige de cacher, et ce qu'il n'avait jamais découvert durant les six cents ans qu'il avait passés sans boire de vin. Lot dans son ivresse commet un inceste sans le savoir ; et, pur des abominations de Sodome, il se laisse vaincre par le vin. L'évêque qui est «violent et prompt à frapper », trouve sa condamnation dans la patience de celui «qui a enduré les coups de fouet, et qui, étant chargé d'injures, n'a point répondu par des injures. »

« Qu'il soit modéré. » Saint Paul oppose une vertu à deux vices, savoir la modération à l'ivrognerie et à la colère. « Qu'il soit éloigné des contestations, qu'il ne soit point intéressé. »  Il n'est rien de plus opposé à la modestie et à l'honnêteté, que la fierté mal entendue de certains esprits rustiques, qui l'ont consister leur autorité à criailler sans cesse, qui sont toujours prêts à quereller, et qui ne traitent leurs frères qu'avec une domination tyrannique, un air méprisant, des paroles dures et impérieuses. Samuel nous apprend quel doit être le désintéressement d'un évêque, lorsqu'il prend les Israélites à témoins de celui qu'il a toujours fait paraître dans l'exercice de son ministère. Nous en trouvons encore un bel exemple dans la pauvreté que les apôtres ont toujours pratiquée; se contentant de recevoir des fidèles ce qui était précisément nécessaire pour leur subsistance, et se faisant gloire de ne rien avoir et de ne rien désirer que ce qu'il leur fallait pour vivre et pour se vêtir. Ce que saint Paul appelle avarice dans son épître à Timothée, il le nomme, dans celle qu'il écrit à Tite, « un gain honteux et un sordide intérêt. »

« Qu'il gouverne bien sa propre famille, » non pas en travaillant à amasser des richesses, en ne refusant rien à sa délicatesse, en couvrant sa table de plats bien ciselés, et en y faisant servir des faisans rôtis à petit feu , dont la chaleur tempérée pénètre jusqu'aux os sans rompre les viandes; mais en commençant par faire observer dans sa famille ce qu'il doit enseigner à son peuple.

« Qu'il maintienne ses enfants dans l'obéissance et dans la probité, » de peur qu'ils n'imitent les dérèglements des enfants d'Heli « qui dormaient avec des femmes à l'entrée du temple , »  et qui, croyant que la religion leur permettait de voler impunément, prenaient parmi les offrandes que l'on présentait au Seigneur ce qu'il y avait de plus délicat et de plus succulent.

« Que ce ne soit point un néophyte, de peur que s'élevant par l'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable. »  Je ne saurais comprendre jusqu'où va l'aveuglement des hommes qui condamnent le mariage contracté avant le baptême, et qui font un crime d'une chose qui a été détruite dans ce sacrement, ou plutôt qui a été vivifiée en Jésus-Christ ; tandis que personne n'observe un commandement aussi clair et aussi précis que celui-ci. Tel était hier catéchumène qui aujourd'hui est évêque ; tel paraissait hier dans l'amphithéâtre qui préside aujourd'hui dans l'Église; tel assistait hier au soir aux jeux du Cirque que l'on voit ce matin à l'autel, parmi les ministres du Seigneur. Tel était autrefois protecteur de baladins et de comédiens qui aujourd'hui consacre des Vierges à Jésus-Christ. L'Apôtre ignorait-il nos détours et nos vaines subtilités? Il dit: « Il faut que celui qu'on choisit pour évêque n'ait épousé qu'une femme ; » mais il dit aussi : « Il faut qu'il soit irrépréhensible, sobre, prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité, capable d'instruire; qu'il ne soit ni sujet au vin , ni violent et prompt à frapper, qu'il soit éloigné des contestations, désintéressé, et que ce ne soit point un néophyte. » Nous fermons les yeux sur tout cela, et nous ne les ouvrons que pour examiner ce que l'Apôtre dit du mariage.

Quant à ce qu'il ajoute : « De peur que s'élevant par l'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable , »  quelle expérience ne faisons-nous pas tous les jours de cette importante vérité? Un homme qu'on élève tout d'un coup à l'épiscopat ne sait ce que c'est que d'être humble, de s'accommoder à la grossièreté d'un homme simple, d'employer la douceur et les caresses pour gagner les âmes à Dieu, de se mépriser et de s'anéantir soi-même. On le fait passer d'une dignité à une autre sans qu'il ait jamais pensé à jeûner, (572) à pleurer ses dérèglements, à condamner les désordres de sa vie passée , à se corriger de ses vices par de continuelles réflexions sur lui-même, à soulager les nécessités des pauvres. Il va de dignité en dignité, c'est-à-dire d'orgueil en orgueil. Or personne ne doute que l'orgueil est la cause de la ruine et de la condamnation du diable. Voilà l'écueil de ceux qui tout à coup deviennent maîtres avant d'avoir été disciples.

Il faut encore « qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l'Église. »  L'Apôtre finit par où il a commencé. Un homme qui mène une vie irréprochable est universellement estimé et des siens et des étrangers « qui sont hors de l'Église;» on doit entendre les Juifs, les hérétiques et les païens. La réputation d'un évêque doit donc être si bien établie que ceux même qui décrient sa religion ne puissent trouver à redire à sa conduite. Mais combien en voit-on aujourd'hui qui, semblables à ceux qui disputent dans le Cirque le prix de la course des chevaux , tâchent de gagner à force d'argent les suffrages et les applaudissements du peuple? ou qui sont si universellement haïs qu'ils ne peuvent obtenir, même par argent, ce que les comédiens obtiennent si aisément par leurs bouffonneries?

Voilà, mon cher fils Océanus, ce qui doit faire le sujet de vos plus sérieuses réflexions. Voilà les règles que doivent observer ceux qui tiennent le premier rang dans l'Église; c'est par là qu'ils doivent juger du mérite de ceux qu'ils veulent élever à l'épiscopat; sans entreprendre d'expliquer la loi du Christ à leur fantaisie, et selon les différentes impressions de haine, de vengeance oui envie qu’ils éprouvent.

Jugez vous-même quel doit être le mérite d'un homme auquel ses ennemis n'ont rien autre chose à reprocher que les liens d'un mariage légitime et contracté avant le baptême. « Celui qui a dit: Ne commettez point d'adultère, a dit aussi : Ne tuez point. Si donc nous tuons, quoique nous ne commettions point d'adultère, nous sommes violateurs de la loi. Car quiconque, ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme l'ayant toute violée. »  Ainsi, quand ils nous viennent objecter qu'il n'est pas permis d'élever au sacerdoce un homme qui a été marié une première fois avant son baptême , demandons-leur s'il est plus permis d'y élever des gens qui n'ont pas même gardé depuis leur baptême tout ce qui est ordonné par l'Apôtre. Ils nous font un crime des choses les plus permises, tandis qu'ils passent sous silence celles qui sont défendues.

 

Haut du document

 

A THEOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

 

Jérôme félicite Théophile d'avoir enfin condamné les origénistes.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 399.

 

J'ai reçu depuis peu les lettres que votre béatitude a bien voulu m'adresser, dans lesquelles, après m'avoir fait d'obligeants reproches du silence que je garde depuis longtemps, elle m'exhorte à lui écrire à mon ordinaire. Ainsi, quoique vous ne m'ayez point écrit par nos saints frères Priscus et Eubulus, cependant, comme je suis témoin du courage et du zèle avec lesquels l'amour qu'ils ont pour la pureté de la foi leur a fait parcourir toute la Palestine et chasser dans leurs trous ces basilics qui s'étaient répandus de toutes parts; je ne puis m'empêcher de vous marquer, en peu de mots, que tout le monde vous applaudit, et que les peuples se réjouissent de voir l'étendard de la croix élevé par vos soins dans Alexandrie., et de la victoire que vous avez remportée sur l'hérésie. Plein d'ardeur pour la foi, vous avez fait connaître que le silence que vous aviez gardé jusqu'à présent était l'effet d'une sagesse consommée, et non pas d'une lâche condescendance. Car à parler franchement, cette patience excessive avec laquelle vous avez souffert les hérétiques nous a l'ait une vraie peine; parce que, ne pouvant pas pénétrer les raisons que vous aviez de les ménager de la sorte, nous ne souhaitions rien avec plus de passion et d'empressement que de les voir exterminer entièrement. Mais, à ce que je vois, vous avez voulu tenir la main levée et suspendre le coup pour quelque temps, afin de frapper ensuite plus rudement.

Quant à cette personne qu'on a reçue à la communion, vous ne devez point en savoir mauvais gré à l'évêque de cette ville, puisqu'à cet égard vos lettres étaient muettes : ç'aurait été d'ailleurs une témérité à lui de porter jugement (573) sur une affaire dont il n'était pas informé. Au reste, je ne crois pas qu'il ose se mettre en opposition avec vous en quoi que ce soit, ni même qu'il en ait le dessein.

 

Haut du document

 

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

 

Stupéfaction des hérétiques. — Lettre de Théophile au pape Anastase, sur la condamnation des origénistes.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 400.

 

Les lettres que j'ai reçues de votre béatitude m'ont l'ait un double plaisir; car, outre qu'elles m'ont procuré le bonheur de voir les saints et vénérables personnages Agathon, évêque, et Athanase, diacre, qui en étaient les porteurs, elles m'ont encore appris avec quel zèle vous avez soutenu les intérêts de la foi contre la plus abominable de toutes les hérésies. La voix de votre béatitude s'est fait entendre par toute la terre, et pendant que les églises retentissent de chants d'allégresse, l'hérésie, qui est le venin du diable, demeure dans un morne silence; on n'entend plus les sifflements de cet ancien serpent, parce qu'ayant été mis en pièces et ne pouvant plus supporter la clarté du soleil, il est réduit à se cacher au fond de sa caverne.

Avant de recevoir vos lettres, j'avais déjà écrit sur ce sujet en Occident, pour découvrir aux Latins une partie des artifices des hérétiques. Je crois que c'est par une disposition particulière de la divine providence que vous avez écrit dans le même temps que moi au pape Anastase, pour appuyer et fortifier mon opinion sans le savoir. Mais puisque vous m'avez donné avis de ce que vous avez fait pour les intérêts de la religion, je vais redoubler de zèle pour travailler de concert avec vous, non-seulement dans ce pays, mais encore dans les lieux les plus éloignés, à ramener ceux qui, par simplicité et par ignorance, sont tombés dans l'erreur. Ne craignons point de nous exposer par là à l’envie et à la haine de quelques hommes; car nous ne devons point chercher à plaire aux hommes, ruais à Dieu seul. Il faut avouer cependant que les hérétiques ont encore plus d'opiniâtreté pour défendre leur hérésie, que nous n'avons d'ardeur et de zèle pour l'attaquer.

Si vous avez fait quelques règlements dans votre Synode, je vous prie de me les envoyer, afin qu'appuyé de l'autorité d'un si grand évêque, je puisse me déclarer pour la cause de Jésus-Christ avec plus de hardiesse et de confiance. Le prêtre Vincent est arrivé de Rome ici deux jours avant que j'aie écrit cette lettre; il vous salue avec beaucoup de respect, et publie partout que c'est à vos lettres, après Jésus-Christ, que Rome et toute. l'Italie doivent leur salut et leur délivrance. Continuez donc, pape très saint et très bon, et ne laissez échapper aucune occasion d'écrire aux évêques d'Occident, pour les porter à employer, comme vous le dites vous-même dans votre lettre, le tranchant de la faux pour couper toutes les mauvaises herbes qui pourraient naître dans le champ de l'Église.

 

Haut du document

 

A RIPARIUS.

 

Jérôme parle des persécutions que lui suscitent les hérétiques. — Il abandonne momentanément sa retraite de Bethléem.

 

Ecrite en 400.

 

J'apprends par vos lettres, et par ce que m'ont dit plusieurs personnes, que vous combattez avec beaucoup de zèle pour les intérêts de Jésus-Christ contre les ennemis de la foi catholique; mais que les vents vous sont contraires, et que ceux qui devraient être les défenseurs de la vérité se sont malheureusement engagés dans le parti de l'erreur. Vous savez cependant que, par un secret jugement de Dieu, et sans que les hommes s'en soient mêlé en aucune manière (1), Catilina a été chassé non-seulement de la ville, mais encore de toute la Palestine. Il est vrai que nous avons le chagrin de voir que plusieurs des conspirateurs sont restés à Joppé avec Lentulus (2) ; pour nous, nous avons cru qu'il était plus à propos de changer de demeure, que de nous voir exposés à changer de foi ; et, quelque commode, quelque agréable que soit notre maison, nous avons mieux aimé l'abandonner que de nous souiller par la communion des hérétiques, auxquels il a fallu céder dans la conjoncture présente, ou nous voir réduits à nous battre, non pas à

 

(1) Guillaume Roussel pense qu'il est ici question de Burin, auquel Jérôme donne souvent des noms empruntés ; dom Martiannay ne le croit pas.

(2) Il fait allusion a ce que dit Salluste, que Catilina étant sorti de Rome durant la nuit, laissa Cethegus et Lentulus à Rome pour maintenir les conjurés dans ses intérêts.

 

574

 

coups de langue, mais à coups d'épée (1). Je crois que le bruit public vous a déjà appris tout ce que nous avons souffert, et la vengeance que le bras tout-puissant de Jésus-Christ a exercée sur nos ennemis. Je vous conjure donc de poursuivre l'ouvrage que vous avez entrepris, et de ne pas souffrir que, dans le lieu où vous êtes, l'Eglise de Jésus-Christ soit sans défenseur. Tout le monde sait que ce n'est point par les forces du corps qu'il faut combattre en cette occasion, mais par la seule charité qui est toujours invincible, et dont vous êtes rempli. Nos frères qui sont ici vous saluent de tout leur coeur. Je crois que notre frère, le saint diacre Alentius, vous aura fait un récit exact de tout ce qui s'est passé. Je vous supplie, mon très saint, très vénérable frère, de ne me point oublier, et je prie le Christ notre Seigneur de vous conserver en santé.

 

Haut du document

A APRONIUS.

 

Jérôme loue Apronius de son zèle pour la foi; il l'engage à venir à Jérusalem.

 

En 400. (2)

 

Je ne sais par quel artifice du démon tous vos travaux et les soins du saint prêtre Innocentius sont demeurés jusqu'à présent inutiles, et tous nos désirs sans effet. Cependant je rends grâce à Dieu de ce que vous êtes en bonne santé, et de ce que tous les efforts du démon n'ont pas affaibli votre foi. Rien ne me fait plus de plaisir que d'apprendre que mes enfants combattent pour le Christ. Je prie celui en qui nous mettons toute notre confiance d'augmenter en nous ce zèle, afin que nous soyons toujours prêts de répandre notre sang pour la défense de la foi. J'ai appris avec chagrin que votre belle maison a été renversée de fond en comble. Je ne sais à quoi attribuer ce désastre ; celui qui me l'a annoncé m'a dit qu'il

 

(1) Saint Jérôme parla de la sorte, parce que Rufin l'avait menacé de le tuer, comme il le dit lui-même dans son apologie.

(2) Erasme (édition de Bâle) doute que cette lettre soit de saint Jérôme, surtout à cause du style. Du reste, dom Martiannay, Guillaime Roussel et Erasme me paraissent n’avoir pas saisi la pensée de saint Jérôme dans cette lettre. Ils sont ici d'accord, ce qui ne leur arrive pas souvent, et ils se trompent en pensant que par ces paroles « si notre maison a été détruite, etc. etc., »  Jérôme veut parler de son monastère. Dans ce cas la lettre n’offrirait aucun sens. Jérôme prend part au désastre éprouvé par Apronius, et en parle comme s'il lui était personnel. La fin de cette phrase d'ailleurs si notre maison, etc., etc., est un éloge habilement fait de la piété d'Apronius.

 

n'en savait rien. Tout ce que nous pouvons faire est de prendre part à la douleur de nos amis communs, et qui le sont aussi en Jésus-Christ; et de le prier pour eux, lui qui est le seul Seigneur et qui peut tout. Il faut avouer cependant que nous avions bien mérité cette punition, pour avoir attiré chez nous des gens qui étaient les ennemis de Dieu. Je crois que vous ne pouvez prendre un meilleur parti que d'abandonner toutes choses pour venir en Orient et particulièrement à Jérusalem; car tout y est fort calme. Quoique les hérétiques aient le coeur encore tout rempli de venin, cependant ils n'osent ouvrir la bouche pour publier leurs erreurs; mais ils sont sourds comme l'aspic qui se bouche les oreilles. Je vous prie de saluer nos saints frères de ma part. Si notre maison a été détruite par les hérétiques, et dépouillée de ses biens temporels; grâce au Seigneur, elle est très riche en biens spirituels. Il vaut mieux ne manger que du pain, que de perdre la foi (1).

 

(1) L'édition de Vérone donne à cette lettre et à celle de Riparius la date 417. Cette chronologie nous a paru fautive, nous n'avons pas cru devoir la suivre.

 

Haut du document

 

AU SÉNATEUR PAMMAQUE ET A OCÉANUS.

 

Réponse de Jérôme à ceux qui l'accusent d'être partisan d'Origène. — Il respectait ses maîtres, sans toutefois adopter leurs erreurs. — Il rappelle que, malgré ses cheveux blancs, il s'était fait écolier de Didyme d'Alexandrie. — Ses dépenses pour se procurer tous les ouvrages d'Origène; ses éludes continuelles et opiniâtres sur l'hébreu. — Il reconnaît qu’Origène s'efforce de concilier la philosophie platonicienne avec les dogmes du christianisme, et il l’en blâme. — Détails sur la philosophie origéniste et sur les menées de ses partisans. — Eloge de la science d'Origène, mais critique de ses erreurs.

 

Ecrite en 400.

 

Les lettres que vous m'avez envoyées me font tout à la fois honneur et injure : car on vante mon esprit, et on attaque ma foi. Ces attaques se sont répandues à Rome et à Alexandrie; il y a presque partout des gens qui ont coutume de se prévaloir de mon nom, et qui m'aiment tant qu'ils ne peuvent être hérétiques sans moi. Mais je laisserai les personnes pour répondre seulement aux accusations. Car il n'est pas nécessaire à ma cause de rendre injure pour injure, calomnie pour calomnie, puisqu'il nous est défendu de rendre le mal pour le mal, que nous devons au contraire le vaincre par le bien; nous rassasier d'opprobres et présenter la joue (575) gauche à celui qui nous a frappés sur la droite.

On me reproche d'avoir autrefois loué Origène. Si je ne me trompe, je l'ai loué en deux endroits . dans la préface au Pape Damase sur les homélies du Cantique des cantiques, et dans celle du livre des noms hébreux. Y parle-t-on des dogmes de l'Église? y est-il question du Père, du Fils et du Saint-Esprit? de la résurrection de la chair? de l'état de l'âme et de sa nature? On y loue simplement l'interprétation claire et l'érudition d'Origène : est-il question de foi, de dogmes? point. Il s'agit seulement de morale et d'explications allégoriques. J'ai loué l'interprète et non le dogmatiseur ; son habileté et non sa foi; le philosophe et non l'Apôtre. Veut-on connaître mon opinion sur Origène? j qu'on lise mes commentaires sur l'Ecclésiaste, qu'on parcoure tues trois livres sur l'Épître aux Éphésiens, et l'on verra que j'ai été toujours opposé à ses opinions. Qu'est-ce à dire ? prend-on les erreurs et les blasphèmes d'un écrivain parce qu'on loue sa science? Le bienheureux Cyprien avait adopté Tertullien pour maître, comme le prouve ses ouvrages; et bien qu'il se plaise avec ce génie ardent, il n'adopte cependant pas les erreurs de Montan et de Maxilla. Apollinaire a écrit avec beaucoup de force et de solidité contre Porphyre, et Eusèbe a très bien réussi dans son Histoire ecclésiastique ; néanmoins celui-là a erré sur l'Incarnation du verbe, et a, pour ainsi dire (1), tronqué ce mystère ; et celui-ci se déclare ouvertement pour l'impiété d'Arius. « Malheur à ceux, dit le prophète Isaïe, qui disent que le mal est bien, et que le bien est mal; qui font passer pour doux ce qui est amer, et pour amer ce qui est doux! » Nous ne devons ni blâmer les vertus de nos ennemis, ni louer les vices de nos amis. C'est la nature des choses et non la position des personnes, qui doit être la règle de nos jugements. Quoiqu'on reproche à Lucilius d'être dur et incorrect , on ne laisse pas de louer sa manière facile et enjouée.

Lorsque j'étais jeune, j'avais une passion inconcevable pour l'étude , je me suis instruit moi-même. J'ai souvent écouté, à Antioche, Apollinaire de Laodicée; je suivis ses leçons, il m'apprit l'Écriture sainte; tuais je n'embrassai point les opinions particulières qu'il avait sur le sens qu'on doit lui donner. Mes cheveux

 

(1) Parce qu'il disait que Jésus-Christ n'avait point d’âme.

 

commentaient à blanchir et semblaient convenir plus à un maître qu'à un disciple, j'allai cependant à Alexandrie, et j'y entendis Didyme. J'avoue que j'ai beaucoup profité sous lui; ce que je ne savais pas, je l'ai appris, et ce que je savais je ne l'ai pas oublié avec lui. Au moment où l'on croyait que j'avais cessé d'apprendre, je vins à Jérusalem et à Bethléem. Combien m'en coûta-t-il et d'argent et de peines pour étudier sous Barabbanus qui venait toutes les nuits m'apprendre l'hébreu? car il craignait les Juifs, et il me rappelait un autre Nicodème (1). Je fais souvent mention dans mes ouvrages de tous ces maîtres qui m'ont appris les saintes Écritures. Comme Apollinaire et Didyme ont des opinions différentes, il faut qu'ils disputent l'un et l'autre à qui me mettra dans son parti, puisque je les reconnais tous les deux pour mes maîtres. S'il est permis de haïr les hommes et de détester quelque peuple en particulier, je puis dire qu'il n'y a point de nation sous le ciel pour laquelle j'ai plus d'aversion que pour les Juifs, parce qu'ils persécutent encore aujourd'hui notre seigneur Jésus-Christ dans leurs synagogues diaboliques. Qu'on m'accuse après cela d'avoir en un Juif pour maître. On a bien osé produire contre moi les lettres que j'ai écrites à Didyme comme à mon maître. Le grand crime pour un disciple d'avoir reconnu pour son maître un véritable savant et un vieillard! Voyons donc cette lettre mise si longtemps en réserve pour la calomnie. Que contient-elle, à l'exception des compliments et du respect?

Rien de plus ridicule et de plus frivole que ces sortes d'accusations. Montrez-moi plutôt en quel endroit de mes ouvrages j'ai soutenu les hérésies ou loué les erreurs d'Origène? Cet écrivain ayant appliqué au Fils et au Saint-Esprit ce que le prophète Isaïe dit des deux Séraphins qui se criaient l'un à l'autre : « Saint, saint, saint est le Seigneur; » n'ai-je pas rejeté celte interprétation avec horreur, et appliqué ce passage à l'Ancien et au Nouveau-Testament? Mon livre est entre les mains de tout le monde, et il y a plus de vingt ans que je l'ai donné au public. Dans tous mes ouvrages, et particulièrement dans mes commentaires,je ne laisse échapper aucune occasion de combattre ses erreurs.

 

(1) saint Jérôme fait allusion à ce passage de saint Jean, ch. 5, «un pharisien nommé Nicodème vint la nuit trouver Jésus. »

 

On me reproche qu'il n'y a personne au monde qui ait pris plus de soin que moi d'amasser tous les livres d'Origène ; mais plût à Dieu que j'eusse les ouvrages de tous les écrivains ecclésiastiques, afin de suppléer, par une lecture continuelle, à la lenteur et à la stérilité de mon esprit ! Oui j'avoue que j'ai eu soin de réunir tous les écrits d'Origène, et c'est parce que j'ai lu tous ses ouvrages que je n'adopte pas ses erreurs. On peut s'en rapporter à mon témoignage et à l'expérience que j'en ai faite. Chrétien, je parle ici à des chrétiens; la doctrine de cet auteur est une doctrine empoisonnée; tantôt elle s'écarte du véritable sens des saintes Écritures, et tantôt elle les dénature. J'ai lu, dis-je, j'ai lu Origène; si c'est un crime, je le confesse; j'ai épuisé ma bourse pour faire venir d'Alexandrie tous ses ouvrages. Si vous me croyez, je dis que je n'ai jamais été origéniste ; si vous ne me voulez pas croire, je vous proteste que je ne le suis plus. Que si après cela vous vous défiez encore de ma sincérité, vous me forcerez enfin, pour me justifier, d'écrire contre votre favori, afin de vous convaincre par là que je n'ai jamais été de son opinion , puisque je ne puis pas vous le persuader autrement.

Mais on me croit plus volontiers quand je dis que je suis dans l'erreur que lorsque j'assure que j'y ai renoncé. Je n'en suis point surpris; en voici la raison : c'est que mes adversaires s'imaginent que je suis dans leurs sentiments, et que ce qui m'empêche de me déclarer ouvertement est que je ne veux pas découvrir leurs mystères à ceux qu'ils appellent des animaux et des hommes de boue. Car c'est une règle établie parlai eux, qu'il ne faut pas semer des perles devant des pourceaux, ni donner les choses saintes aux chiens, selon ce que dit David : « J'ai caché vos paroles au fond de mon coeur, afin que je ne pèche point devant vous. »  Et ailleurs, l'homme juste « parle sans déguisement et sans dissimulation à son prochain, » c'est-à-dire à ceux qui lui sont unis par une même foi. D'où ils concluent qu'on doit déguiser la vérité à ceux qui ne font pas profession de leurs dogmes, et qui, n'étant encore que des enfants à la mamelle, sont incapables de digérer une nourriture plus solide. Or, que le parjure et le mensonge entrent dans leurs mystères et soient le lien de leur société, c'est ce qui se voit par le sixième livre (1) des Stromates d'Origène, où il cherche à concilier notre croyance avec les principes de Platon.

Que ferai-je donc? Crierai-je que je suis de leur opinion, ils ne me croiront pas; l'affirmerai-je avec serment? ils riront, en disant : En fait de serment, nous sommes pressés maîtres Ce que je ferai, et c'est ce qu'ils craignent je dévoilerai leurs mystères, et je ferai connaître l'astuce avec laquelle ils nous jouent Et puisqu'ils ne me croient pas sur serment, qu'ils me croient au moins lorsque je les accuse. Ce qu'ils appréhendent surtout, c'est qu'on ne se serve de leurs écrits contre leur maître? Ce qu'ils ont d'abord assuré avec serment, ils n'ont point honte de le désavouer ensuite par un nouveau parjure. De là, ces détours et ces faux-fuyants pour se dispenser de souscrire à la condamnation d'Origène. Je ne puis, dit l'un, condamner un homme que personne n'a condamné. Les évêques, dit l'autre, n'ont fait aucun règlement sur cela. C'est ainsi qu'ils en appellent au témoignage de tout le genre humain, afin de se dispenser de signer. Comment voulez-vous, dit un autre, avec encore plus d'assurance, que je condamne une doctrine que le concile de Nicée a respectée? Si ce concile, certainement, avait trouvé matière à censure dans les opinions d'Origène, il n'aurait pas manqué de le condamner aussi bien qu'Arius. Plaisante logique! comme si on se servait d'un même remède pour guérir toute sorte de maladies; comme s'il fallait nier la divinité du Saint-Esprit, parce que ce concile n'en a pas parlé. Il s'agissait alors d'Arius et non pas d'Origène; de la divinité du Fils, et non pas de celle du Saint-Esprit. Les hérétiques niaient la consubstantialité du Fils, et le concile en a fait un dogme de foi: personne ne disputait sur la divinité du Saint-Esprit, le concile n'en a rien dit. Au reste, la condamnation d'Arius retombe indirectement sur Origène, qui est comme la source de l'arianisme; car en condamnant ceux qui nient que le Fils soit consubstantiel à son Père, le concile condamne tout à la fois et Origène et Arius. Selon le raisonnement de nos adversaires, on ne devrait condamner ni Valentin, ni Marcion, ni les cataphryges, ni les

 

(1) Nous n'avons plus cet ouvrage. Il était intitulé stromates, c'est-à-dire tapisseries, parce qu'Origène y traitait de plusieurs matières différentes.

 

577

 

manichéens, parce que le concile de Nicée ne parle point de ces hérétiques qui existaient néanmoins avant lui.

Mais les presse-t-on vivement, et se trouvent-ils réduits à la dure nécessité ou de signer la condamnation d'Origène, ou de se voir retranchés de la communion de l’Eglise ; on ne saurait raconter les ruses qu'ils emploient pour se tirer d'affaire. Ils tournent sur tous les mots, ils les rangent et les dérangent à leur fantaisie; ils leur donnent un double sens, afin qu'au moyen des termes ambigus dont ils se servent pour exprimer notre croyance et la leur, les hérétiques puissent expliquer d'une manière et les catholiques d'une autre. Ce fut par de semblables artifices que l'oracle de Delphes, qu'on appelle aussi le « Louche, » se joua et de Crésus et de Pyrrhus à des époques différentes. Voici quelques exemples de leurs subtilités.

Nous croyons, disent-ils, que les corps ressusciteront un jour. S'ils parlaient ainsi sans arrière-pensée, leur foi serait orthodoxe. Mais comme il y a des corps célestes et des corps terrestres, et que nous donnons nous-mêmes une espèce de corps à l'air que nous respirons, ils se servent du mot de « corps, »  au lieu de celui de « chair, »  afin que parle mot de « corps» les orthodoxes entendent la chair, et les hérétiques une substance spirituelle. Voilà leur premier subterfuge; si on le découvre, ils préparent d'autres ruses. Ils se disent innocents, nous appellent malveillants, et, comme de naïfs croyants, ils disent : Nous croyons à la résurrection de la chair. De cette profession de foi la foule ignorante se contente, d'autant plus qu'elle croit elle-même au symbole. Leur faites-vous d'autres questions? Il y a tumulte dans l'assemblée; leurs partisans s'écrient : «N'avez-vous pas entendu leur confession de foi? Que voulez-vous de plus? » Mors les sentiments du peuple changeant tout à coup, ils passent pour des hommes de bonne foi, et non pour des imposteurs.

Que si, sans vous déconcerter, vous continuez à leur demander, en touchant la peau de votre main, s'ils croient que nous ressusciterons avec cette chair que nous voyons, que nous touchons, cette chair qui marche et qui parle d'abord ils se mettent à rire, et ensuite ils témoignent par un mouvement de tête que telle est leur opinion. Mais leur demandons-nous si après la résurrection nous aurons des cheveux, des dents, une poitrine, un ventre, des mains, des pieds, et tous les autres membres sans qu'il nous en manque aucun; alors, ils éclatent de rire, et nous répondent avec ironie que nous aurons aussi besoin de barbiers, de gâteaux, de médecins et de cordonniers.

Ils nous demandent à leur tour si nous ressusciterons avec les parties qui distinguent les deux sexes; si les hommes auront le menton hérissé de barbe, et si les femmes auront la peau du visage douce et unie; en un mot, si les corps seront distingués par toutes les parties qui constituent les sexes. Leur accordons-nous cette question; ils nous demandent aussitôt si chaque membre servirai aux fonctions et aux usages qui lui sont propres. Ils avouent que le corps ressuscitera, et cependant ils soutiennent que nous ne ressusciterons point avec toutes les parties dont le corps est composé.

Ce n'est point le moment de m'élever contre cette pernicieuse doctrine. La magnifique abondance de Cicéron, l'impétuosité de Démosthène ne suffiraient pas si je voulais dévoiler les ruses des hérétiques; car leurs femmes ont coutume de palper leur sein, leur ventre , leurs reins et leurs cuisses, et de dire : « A quoi bon la résurrection, si ce fragile corps ressuscite? Puisque nous devons être semblables aux anges, nous en aurons aussi la nature. »  Ils dédaignent sans doute de ressusciter avec la chair et les os avec lesquels le Christ a ressuscité.

Mais élevé dans l’étude des philosophes païens, j'admets que j'aie erré dans ma jeunesse, que j'aie ignoré, au commencement de ma foi , les dogmes chrétiens , que j'aie pensé voir dans les Apôtres ce que j'avais lu dans Pythagore, dans Platon et Empédocle. Pourquoi , moi encore enfant dans le Christ et suçant l'erreur, pourquoi alors me suiviez-vous? Pourquoi apprendre une doctrine erronée de celui qui ne connaissait pas encore la véritable? Après le naufrage, une planche de salut est l'aveu simple de nos fautes.

Vous avez imité mon erreur, imitez mon repentir. Jeunes, nous avons erré; vieux, corrigeons-nous. Unissons nos gémissements, mêlons nos larmes, pleurons et convertissons-nous au Seigneur qui nous a créés. N'attendons point le repentir du démon. Cette présomption est vaine et conduit au fond de l'abîme. C'est (578)  ici, ou qu'on cherche la vie, ou qu'on la perd.

Si je n'ai jamais suivi Origène, c'est en vain que vous cherchez à me diffamer; si j'ai été son disciple, imitez-moi repentant. Vous m'avez cru quand j'ai avoué, croyez-moi quand je nie. Si vous connaissiez ses erreurs, dites-vous, pourquoi l'avoir loué dans vos ouvrages? Et je le louerais aujourd'hui si vous-même ne louiez ses erreurs ; son génie ne me déplairait pas si ses impiétés ne plaisaient à quelques-uns. L'Apôtre recommande de lire tout et de retenir ce qui est bon (1). Lactance, dans ses livres, et surtout dans ses lettres à Demetrianus, nie la divinité du Saint-Esprit , et par une erreur commune aux Juifs, dit qu'il doit être rapporté ou au Père, ou au Fils, et qu'il est figuré par la sainteté de l'une ou l'autre personne. Qui peut m'empêcher de lire ses Institutions, livre de verve écrit contre les païens, parce que son opinion précitée plus haut mérite anathème? Apollinaire a écrit contre Porphyre des ouvrages très remarquables. J'approuve le travail de l'auteur, quoique je méprise ses visions et ses erreurs en beaucoup de choses. Avouez qu'Origène s'est aussi trompé en plusieurs choses, et je garderai désormais le silence. Dites qu'il a mal pensé du Fils, et encore plus mal du Saint-Esprit ; qu'il a avec impiété attribué au ciel la perte des âmes, qu'il confesse seulement en parole la résurrection de la chair , qu'il la détruit du reste eu avançant qu'après plusieurs siècles et lors de la résurrection générale il y aura égalité entre l'ange Gabriel et le diable, entre Paul et Caïphe, entre les vierges et les prostituées.

Quand vous aurez rejeté ces assertions, quand vous les aurez marquées d'un trait et les aurez séparées de la foi de l'Église, je lirai le reste avec sécurité. Je ne craindrai plus le poison lorsque j'aurai bu d'avance le contre-poison. Il ne me nuira point de dire qu'Origène a surpassé tous les écrivains dans ses ouvrages , et qu'il s'est surpassé lui-même dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques. Je ne reculerai pas devant la dénomination de docteur des Eglises que, jeune homme, je lui ai donnée autrefois; car je ne devais sans doute pas condamner

 

(1) Il y a dans salut Paul : « Eprouvez tout, et approuvez ce qui est bon. »

 

celui dont j'étais prié de traduire les ouvrages, et dire dans une préface : « Cet auteur que je traduis est hérétique. Prends garde, lecteur, ne lis pas, fuis cette vipère; ou si tu veux lire, apprends que les ouvrages que j'ai traduits ont été altérés par des méchants et des hérétiques , bien que tu ne doives rien craindre, car j'ai rétabli les textes corrompus. » N'est-ce pas dire en d'autres termes : Moi, traducteur, je suis catholique, et l'auteur que je traduis est hérétique. Quant à vous, pendant que, tout en méprisant les précautions oratoires, vous avouez assez simplement, assez naïvement et sans malice qu'il y a hérésie dans le livre des Principes, et que vous attribuez cette altération à d'autres, vous inspirez aux lecteurs l'idée d'étudier toute la vie de l'auteur, et de décider, d'après l'examen de ses autres ouvrages, la question posée. Mais je suis un homme artificieux , moi qui ai corrigé ses ouvrages, omettant ce que j'ai jugé convenable, dissimulant ses erreurs pour ne point le rendre odieux. Les médecins disent qu'il ne faut pas traiter les grandes maladies, mais s'en remettre à la nature, de peur que le remède n'aigrisse le mal.

Il y a environ cent cinquante ans qu'Origène est mort à Tyr. Qui d'entre les Latins a jamais osé traduire ses livres de la Résurrection et des Principes? Qui a voulu se déshonorer soi-même par la traduction des ces infâmes ouvrages? Je ne suis ni plus éloquent que Hilaire, ni plus fidèle que Victorin (1), qui ont traduit les traités d'Origène comme s'ils eussent été leurs propres ouvrages , et non comme de simples interprètes. Saint Ambroise a compilé dernièrement son Hexameron , mais de manière à suivre l'opinion d'Hippolyte et de Basile plus que celle de l'auteur. Moi-même, dont vous vous dites les imitateurs, pour qui vous avez des yeux de chèvre (2), tandis que pour les autres vous avez des yeux de taupe, si j'avais été mal disposé pour Origène, j'aurais traduit ces mêmes livres dont j'ai parlé plus haut pour faire connaître ses erreurs aux Latins. Mais je ne l'ai jamais. fait, et je n'ai pas voulu consentir aux demandes de plusieurs personnes à ce

 

(1) Victoria, évêque de Petawium, dont Jérôme parle dans sa lettre à Vigilantius.

(2) La chèvre, et surtout la chèvre sauvage, a la vue très perçante; la taupe a es yeux très petits.

 

579

 

sujet, car je n'ai point l'habitude de m'élever contre les erreurs de ceux dont j'admire le génie. Origène lui-même , s'il vivait encore , se fâcherait contre vous, ses partisans, et dirait avec Jacob : « Vous m'avez rendu odieux à tout le monde. » Quelqu'un veut-il louer Origène, qu'il le loue comme moi. Grand homme dès sa jeunesse, véritable fils d'un martyr (1) , il tint l'école ecclésiastique d'Alexandrie après le prêtre Clément, homme très érudit. Il évita les plaisirs avec tant de soin qu'il se mutila lui-même, conduit par un zèle qui n'était pas selon la science. Il foula aux pieds l'avarice, il apprit par coeur l'Écriture sainte, et il passa les jours et les nuits à l'étudier et à la commenter. Il composa plus de mille Traités qu'il prononça dans l'église, et en outre d'innombrables Commentaires qu'il appelle tomes et que je passe sous silence pour ne pas paraître dresser le catalogue de ses ouvrages. Qui de nous peut lire autant qu'il a écrit? Qui n'admirera un esprit si ardent pour l'étude de l'Écriture? Que si quelque Juda zélé m'oppose ses erreurs, qu'il apprenne que l'immortel Homère sommeille quelquefois, et que le sommeil est permis dans un ouvrage de longue haleine. N'imitons point les défauts de ceux dont nous ne pouvons imiter les vertus. Ont erré dans la foi d'autres écrivains, tant grecs que latins, dont il n'est pas nécessaire de rapporter les noms de peur de paraître défendre Origène, non par son propre mérite, mais par les fautes des autres. Cela n'est point, direz-vous, justifier Origène, mais accuser les autres. Vous auriez raison si je n'avouais qu'Origène a erré, et si je croyais qu'il fallût écouter l'apôtre Paul ou un auge du ciel en quelque chose de contraire à la foi; mais puisque j'avoue de bonne foi ses erreurs, je puis le lire comme les autres, parce qu'il n'a erré que comme: les autres. Mais vous dites : « Si sou erreur est commune à beaucoup de gens, pourquoi l'attaquez-vous seul? » Parce que vous le louez comme un apôtre. Aimez-le moins, et nous le haïrons moins. Vous ne faites ressortir les fautes dans les autres que pour justifier ses erreurs; vous le prônez tellement que vous dites qu'il n'a erré en rien. Quoique vous soyez partisans des nouveaux

 

(1) Origène était fils de Léonide, qui souffrit le martyre sous l’empereur Sévère, en 204.

 

dogmes, ménagez les oreilles romaines, respectez la foi qui a été louée par l'Apôtre. Pourquoi après quatre cents ans vous efforcer d'enseigner ce que nous ignorions auparavant? Pourquoi avancer ce que Pierre et Paul n'ont pas voulu publier? Jusqu'à ce jour, le monde sans cette doctrine n'a-t-il pas été chrétien ? Vieux, je conserverai la foi dans laquelle suis né.

Nos adversaires nous appellent pelusioles (1), et nous regardent comme des hommes plongés dans la boue et attachés à la chair, parce que nous ne donnons pas dans leur prétendue spiritualité. Pour eux, ils se regardent comme des enfants de la Jérusalem céleste. Je ne méprise point la chair avec laquelle Jésus-Christ est né et ressuscité. Je ne méprise point la boue dont a été formé ce vase très pur qui règne dans le ciel. Mais je m'étonne que des gens qui se déchaînent si fort contre la chair vivent néanmoins selon la chair, et accordent à leur ennemie tout ce qui peut flatter sa délicatesse. Peut-être veulent-ils en cela pratiquer ce que dit l'Écriture : « Aimez vos ennemis, et l'ailes du bien à ceux qui vous persécutent. » J'aime une chair chaste, une chair vierge, une chair mortifiée par le jeune; j'aime la substance, et non pas les couvres de la chair ; j'aime cette chair qui sait qu'elle doit être jugée, cette chair qui sait qu'elle doit être fouettée, déchirée, brûlée pour l'amour du Christ.

Nos adversaires prétendent que quelques hérétiques et des malveillants ont corrompu les livres d'Origène ; voici une preuve qui fait voir combien cette prétention est ridicule. Qui fut jamais plus prudent, plus savant, plus éloquent qu'Eusèbe et Didyme, qui ont pris si hautement le parti d'Origène? Cependant Eusèbe, dans les six livres de l'apologie qu'il a faite pour justifier la doctrine d'Origène, avoue que cet auteur est de même sentiment que lui; et quoique Didyme tâche d'excuser ses erreurs , il confesse néanmoins qu'elles sont de lui. Il explique ses écrits, mais il ne les désavoue pas, et il ne défend pas comme des vérités les erreurs qu'on prétend que les hérétiques y ont ajoutées. Est-il possible qu'Origène soit le seul dont les ouvrages aient été universellement

 

(1) C'est-à-dire boueux (qu’on me passe le mot) du mot grec pelos , qui signifie boue. Les origénistes, par cette appellation, désignaient les autres chrétiens qui disaient que nous devons ressusciter avec les mêmes corps que nous

 

580

 

corrompus, et qu'en un même jour (1), comme par ordre de Mithridate, on ait retranché de ses écrits toutes les vérités catholiques? Si on a corrompu quelqu'un de ses livres, comment a-t-on pu corrompre ses autres ouvrages qu'il a publiés à diverses époques et dans des lieux différents? Origène lui-même, écrivant à Fabien évêque de Rome, lui témoigne le regret qu'il a d'avoir avancé dans ses écrits de semblables propositions, et il s'en prend à Ambroise (2), qui avait eu la témérité de publier ce qu'il avait écrit en particulier. Osent-ils bien soutenir après cela que ce qu'il y a de mauvais dans les livres d'Origène a été corrompu ou supposé?

Au reste, je les remercie de ce qu'en disant que Pamphile a fait l'éloge d'Origène ils me jugent digne de partager avec cet illustre martyr la calomnie qu'ils lui imposent. Car s'ils prétendent que les ennemis d'Origène ont corrompu ses ouvrages afin de le décrier dans le monde, pourquoi ne me sera-t-il pas permis de dire que les amis et les partisans d'Origène ont composé un livre sous le nom de Pamphile pour sauver la réputation de cet auteur par le témoignage d'un martyr? Puisque vous corrigez bien dans les livres d'Origène ce qu'il n'a point écrit, pourquoi vous étonnez-vous qu'on fasse paraître sous le nom de Pamphile un livre dont il n'est point l'auteur? Comme les ouvrages d'Origène sont entre les mains de tout le monde, on peut aisément vous convaincre de fausseté; mais comme le livre qui porte le nom de Pamphile est le seul qui ait paru sous son nom, il est facile à la calomnie de le lui attribuer. Montrez-moi quelque autre ouvrage dont Pamphile soit l'auteur; vous n'en trouverez jamais. Celui dont vous parlez est le seul qui ait paru sous son nom. Comment donc puis-je connaître que Pamphile en est l'auteur? Sera-ce par son style? Je ne croirai jamais que ce savant homme ait consacré ses premiers ouvrages à défendre une si mauvaise cause. Le seul titre même d'apologie que porte ce livre fait assez voir qu'on imputait des erreurs à Origène; car on ne prend la défense que de ceux qui sont accusés de quelque crime.

Voici encore un fait qu'on ne peut contester

 

(1) Saint Jérôme fait allusion à l'ordre que Mithridate donna d'égorger en un même jour tous les Romains qui se trouveraient dans ses États.

(2) Ami et disciple d'Origène.

 

sans être fou ou impudent. Ce livre qu'on attribue à Pamphile contient près de mille lignes tirées du commencement du sixième livre de l'apologie d'Origène faite par Eusèbe. Dans le reste de l'ouvrage l'auteur cite plusieurs passages pour prouver qu'Origène était catholique. Or Eusèbe et Pamphile étaient si étroitement unis ensemble, qu'on eût dit qu'ils n'avaient qu'un même esprit et qu'un même coeur, et que l'un (1) prit le nom de l'autre. Comment donc n'ont-ils pu s'accorder au sujet d'Origène, Eusèbe prouvant dans tout son ouvrage qu'il était arien et Pamphile faisant voir qu'il a été le défenseur du Concile de Nicée, qu'on a tenu longtemps après lui? De là il résulte que cet ouvrage est de Didyme ou de quelque autre. J'admets néanmoins que ce livre soit de Pamphile, mais de Pamphile qui n'était pas encore martyr; car il doit l'avoir composé avant son martyre. Et comment donc, me direz-vous, a-t-il été jugé digne du martyre? Pour effacer son erreur par le martyre, pour expier une seule faute par l'effusion de son sang. Combien de martyrs, avant d'être frappés par le bourreau, ont dormi avec le péché? Prendrons-nous pour cela la défense du péché, parce que plusieurs ont été pécheurs avant d'être martyrs?

Voilà, mes frères bien aimés, ce que j'ai dicté à la hâte pour répondre à votre lettre. C'est malgré moi que j'ai écrit contre celui que j'avais loué auparavant; mais j'ai mieux aimé compromettre ma réputation que ma foi. Mes adversaires ont tant fait que si je me tais, je passe pour coupable, et si je réponds, pour leur ennemi : deux extrémités fâcheuses, mais des deux je choisirai la moins fâcheuse. On peut renouer une amitié rompue, mais on ne doit jamais pardonner un blasphème. Je vous laisse à juger combien la traduction du livre des Principes doit m'avoir coûté, puisqu'on ne peut rien changer dans le grec sans défigurer tout l'ouvrage au lieu de le traduire ; et que d'ailleurs il est impossible de conserver dans la traduction toutes les beautés de l'original, en s'attachant scrupuleusement à la lettre.

 

(1) Eusèbe avait pris le nom de Pamphile, et se faisait appeler Eusèbe de Pamphile.

 

Haut du document

 

 

Précédente Accueil Remonter Suivante