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CORRESPONDANCE (402-405)

 

AU SÉNATEUR PAMMAQUE ET A MARCEI.LA.

A SAINT AUGUSTIN.

A SAINT AUGUSTIN.

A SAINT AUGUSTIN.

A PAULA ET A EUSTOCHIA,

AU PRÊTRE RIPARIUS.

 

AU SÉNATEUR PAMMAQUE ET A MARCELLA.

 

581

 

Zèle de Théophile, patriarche d'Alexandrie, contre les origénistes. — Jérôme les prend à partie dans cette lettre. — Sa traduction de la seconde Lettre pascale de ce patriarche. — Condamnation de ces hérétiques par le pape Anastase.

 

Écrite en 402.

 

Je vous adresse encore (1) des publications d'Orient et des richesses d'Alexandrie, que je fais parvenir à Rome au commencement du printemps. « Dieu viendra du côté du Midi, et le saint de la montagne de Pharan, » qui est couverte d'une ombre épaisse. De là vient que l'épouse des cantiques s'écrie dans le transport de sa joie : « Je me suis assise à l'ombre de celui qui était l'objet de tous mes désirs; j'ai goûté de son fruit, et il m'a paru délicieux. » Nous voyons aujourd'hui l'heureux accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : « Il y aura en ce temps-là un autel du Seigneur au milieu de l'Égypte. Où il y a eu abondance de péchés, il y a ensuite surabondance de grâces. » Ceux qui ont reçu et conservé Jésus-Christ dans son enfance le défendent, aujourd'hui qu'il est homme parfait, par le zèle ardent que leur inspire la foi; et comme il s'est autrefois retiré chez eux pour se dérober aux poursuites d'Hérode, il s'y retire encore aujourd'hui pour se mettre à couvert des blasphèmes d'un hérétique. Celui que Démétrius (2) a chassé d'Alexandrie, Théophile le poursuit par toute la terre; ce Théophile auquel saint Luc adresse son livre des Actes des Apôtres, et qui porte (3) dans son nom le caractère de l'amour divin dont son coeur est rempli. Où est maintenant ce serpent tortueux? où est cette vipère venimeuse? où est ce monstre à moitié homme, moitié loup? où est cette hérésie qui faisait retentir ses sifflements par tout le monde,

 

(1) Saint Jérôme veut parler de la seconde Lettre pascale de Théophile, qu'il avait traduite du grec en latin, et dont il leur envoyait un exemplaire.

(2) Démétrius, évêque d'Alexandrie, excommunia Origène, à cause de diverses erreurs dont il prétendait que ses livres étaient remplis : ce qui obligea cet auteur de sortir d'Alexandrie et de se retirer à Tyr.

(3) Théophile est un mot dérivé du grec signifiant « Qui aime Dieu. »

(4) Saint Jérôme fait allusion à ce que Virgile, Aeneid., l. 2, dit de Scylla, fameux promontoire de Sicile : Prima hominis facies utera commissa luporum.

 

qui se vantait de l'évêque Théophile et de moi comme de ses partisans; et qui, semblable à des chiens qui aboient sans cesse, supposait impudemment pour séduire les simples, que nous souscrivions à ses erreurs? Elle a été accablée par l'autorité et l'éloquence de Théophile, et elle parle sous terre à la manière des démons; car elle ignore celui qui, venant du ciel, parle des choses du ciel. Et plût à Dieu que cette race de serpents voulût ou suivre de bonne foi nos sentiments, ou défendre les siens constamment, afin que nous puissions distinguer ceux auxquels nous devons nous attacher d'avec ceux que nous devons éviter!

Mais voici un genre de pénitence tout nouveau. Ils nous haïssent comme leurs plus grands ennemis, et cependant ils n'osent rejeter ouvertement la foi que nous professons. Quelle est cette douleur, je le demande, qui ne se calme ni par le temps, ni par la raison? On voit souvent des ennemis au milieu des épées nues , parmi les corps morts et les ruisseaux de sang, s'embrasser les uns les autres, et faire succéder en un moment la paix à la guerre; il n'y a que ces hérétiques qui ne veulent point se réconcilier avec l’Eglise, parce qu'ils condamnent de coeur ce qu'ils sont obligés de confesser de bouche. Que s'il leur échappe de prononcer quelquefois leurs blasphèmes en public, et qu'ils s'aperçoivent que ceux qui les entendent en frémissent d'horreur et d'indignation , ils disent aussitôt avec une candeur et une simplicité affectées, que c'est pour la première fois qu'ils ont enseigné cette doctrine et qu'ils ne l'ont point apprise de leur maître; et quoique nous ayons leurs écrits entre nos mains, ils nient verbalement ce qu'ils avouent par écrit.

Quelle nécessité d'assiéger la Propontide, de changer si souvent de demeure, de passer d'un pays dans un autre, et de déchirer partout avec rage un pontife illustre du Christ avec tous ses disciples? Si vous ne dites que la vérité, remplacez votre zèle ancien pour l'erreur par l'ardeur de votre foi. Pourquoi ramasser de tous côtés tant de vieilles médisances et de calomnies usées, pour noircir la réputation de ceux contre la foi desquels vous ne pouvez prévaloir? Croyez-vous en être moins hérétiques quand vous nous aurez fait passer dans l'esprit de quelques-uns pour des pécheurs? Votre (582) bouche sera-t-elle moins souillée par l'impiété, quanti vous aurez fait voir que nous avons quelque légère blessure à l'oreille? Croyez-vous pouvoir vous justifier de votre perfidie, et blanchir votre peau qui est aussi noire que celle d'un Ethiopien et aussi tachetée que celle d'un léopard, en faisant remarquer une petite tache que nous aurions sur le corps ? L'évêque Théophile accuse hautement Origène d'être hérétique ; et comme ses disciples n'osent défendre ses écrits, ils disent qu'ils ont été falsifiés par les hérétiques; ce qui est arrivé à plusieurs écrivains dont les ouvrages ont été altérés. C'est ainsi qu'ils tâchent de justifier Origène par les erreurs des autres, et non par la pureté de sa foi.

Mais c'est assez parler de ces hérétiques , qui par la haine aussi injuste qu'implacable qu'ils ont contre nous font assez connaître ce qu'ils ont dans l'âme et découvrent le poison qu'ils ont au fond du coeur. Pour vous qui êtes l'ornement du sénat chrétien, recevez cette année la lettre que je vous envoie, en grec et en latin, de peur que ces hérétiques ne m'accusent encore faussement d'y avoir changé ou ajouté plusieurs choses. Je puis vous assurer que je n'ai rien négligé pour conserver dans la traduction toute l'élégance et la beauté de l'original; je l'ai suivi pied à pied avec une exacte fidélité, afin de ne rien perdre de l'éloquence avec laquelle il est écrit, et de dire les mûmes choses et dans les mîmes termes. C'est à vous à juger si j'ai bien réussi.

Je vous dirai seulement que cette lettre est divisée en quatre parties. Dans la première, l'auteur invite les fidèles à célébrer dignement la fête de Pâques; dans la seconde et dans la troisième, il combat et détruit parfaitement les hérésies d'Apollinaire et d'Origène; enfin dans la quatrième et dernière partie, il exhorte les hérétiques à faire pénitence. Que s'il ne dit pas dans cette lettre tout ce que l'on peut objecter à Origène, c'est qu'il l'avait déjà dit dans la première que je vous envoyai l'année passée, et qu'il a cru qu'il ne devait pas dans celle-ci, dont je vous envoie la traduction, s'étendre beaucoup sur cette matière qu'il ne voulait toucher qu'en passant.

Quant aux erreurs d'Apollinaire, il n'emploie pour les réfuter qu'une simple exposition de notre foi, mais il le fait avec tant de force et d’habileté qu'après avoir désarmé son adversaire, il le perce avec le poignard qu'il lui a arraché des mains. Priez donc le Seigneur que cet ouvrage, qui a tant d'élégance dans le texte grec, n'en ait pas moins dans la version latine; que Rome reçoive avec plaisir une pièce qui a déjà fait l'admiration de tout l'Orient, et que la chaire de l'apôtre saint Pierre confirme par son approbation ce que le siège de l'évangéliste saint Marc vient de publier. Au reste le bruit s'est déjà répandu partout que le saint Pape Anastase, animé du même esprit et du même zèle, a aussi poursuivi ces hérétiques jusque dans les tanières qui leur servent d'asile et de retraite. Ses lettres même nous ont appris que ce qui a été condamné en Orient l'a aussi été en Occident. Je prie le Seigneur de lui donner une longue suite d'années, afin que l'hérésie, qui comme une mauvaise plante commence à repousser, se dessèche peu à peu, et meure enfin par le soin qu'il prend de s'opposer à ses desseins.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Jérôme avant reçu la lettre où saint Augustin lui parle des mensonges officieux, mais incertain s'il en était l'auteur, lui marque qu'il ne lui répondra que quand il sera sûr que la lettre est véritablement de lui. Il parle de Ruffin sous un nom emprunté.

 

Ecrite en 403.

 

Comme notre saint fils le sous-diacre Astérius, mon intime ami, était sur son départ, j'ai reçu la lettre que votre sainteté m'a écrite pour me témoigner qu'elle n'a envoyé aucun écrit à Rome contre moi. On ne m'avait pas dit que vous l'eussiez fait; j'avais seulement vu la copie d'une certaine lettre qui semblait s'adresser à moi, et que notre frère le diacre Sisinnius a apportée ici, par laquelle vous m'exhortez à chanter la palinodie sur une explication d'un certain passage de l'apôtre saint Paul, et d'imiter en cela le poète Stésichorus qui, ayant dit tour à tour et du mal et du bien de la belle Hélène, mérita parles vers qu'il fit à sa louange de recouvrer la vue qu'il avait perdue pour en avoir mal parlé. Pour moi,je vous avouerai franchement que, quoiqu'il me semble avoir reconnu dans cette lettre et votre style et votre manière de raisonner, cependant j'ai cru que je ne devais pas légèrement ajouter foi à une simple copie, de peur de vous donner par ma réponse un (583) juste sujet de vous plaindre de moi , et de m'accuser d'avoir répondu à cette lettre sans être certain que vous en étiez l'auteur. D'ailleurs la longue maladie de la vénérable Paula ne m'a pas permis de vous écrire plus tôt. Occupé à la soulager dans son mal sans pouvoir l'abandonner un seul moment, j'ai presque perdu le souvenir de la lettre en question, soit qu'elle vienne de vous ou de quelque autre qui l'a écrite sous votre nom. Vous savez « qu'un discours à contre-temps est comme de la musique dans le deuil. » Si donc vous êtes auteur de cette lettre, je vous prie de me le mander franchement, ou de m'en envoyer une véritable copie; afin que nous disputions sur l'Écriture sainte sans aigreur, et que je puisse ou corriger mes fautes, ou faire voir que c'est à tort qu'on les a relevées.

Pour moi, à Dieu ne plaise que je me mêle de censurer vos ouvrages! Je me contente d'examiner les miens , sans entreprendre de critiquer ceux d'autrui. Au reste vous savez bien que chacun veut suivre ses propres lumières, et qu'il n'appartient qu'à un jeune homme de vouloir par une sotte vanité se faire de la réputation dans le monde en attaquant des personnes d'un mérite reconnu. Comme vous ne me savez pas mauvais gré d'avoir d'autres opinions que les vôtres, aussi ne suis-je pas assez déraisonnable pour vous blâmer de ne pas entrer dans les miennes. Mais voulez-vous savoir en quoi nos amis ont droit de nous reprendre et de nous corriger? C'est lorsque, fermant les yeux sur nos propres défauts, nous ne les ouvrons que pour considérer ceux des autres.

Il ne me reste qu'à vous prier de m'aimer autant que je vous aime. Mais songez qu'un jeune homme ne doit pas provoquer un vieillard à disputer sur l'Écriture sainte. J'ai eu mon temps, et j'ai tâché de fournir ma carrière ; il est juste que je me repose maintenant pendant que vous courrez, et même plus loin que je n'ai fait. Mais, pour que vous ne paraissiez pas citer seul quelque chose de nos poètes, je rappelle le combat de Darés (1) et d'Entellus, et le proverbe qu'un bœuf n'a jamais le pied plus ferme que quand il est bien las. C'est à regret que je vous parle de la sorte. Plût à

 

(1) Darés était un jeune homme qui, avant voulu lutter coutre Entellus, vieux mais vigoureux athlète, fut honteusement vaincu.

 

Dieu que j'eusse le bonheur de vous embrasser et de m'entretenir avec vous, afin d'apprendre quelque chose l'un de l'autre!

Calphurnius Lanarius (1) m'a envoyé un libelle où il me déchire avec son audace ordinaire. J'ai appris aussi qu'il avait eu soin de le faire passer jusqu'en Afrique. J'en ai réfuté une partie en peu de mots, et je vous envoie une copie de la réponse que j'y ai faite. Si j'ai le loisir d'en faire une plus étendue, je ne manquerai pas de vous l'envoyer à la première occasion. Je me suis bien donné. de garde dans ma réponse d'attaquer ses moeurs et de flétrir en quoi que ce soit la réputation qu'elles lui ont acquise. Je me suis contenté de réfuter les impostures et les sottises que son ignorance et son extravagance lui font débiter contre moi. Souvenez-vous de moi, saint et vénérable évêque. Jugez combien je vous aime, puisque je ne veux pas repousser les coups que vous m'avez portés, ni vous attribuer ce que j'aurais peut-être condamné dans un autre. Mon frère, qui est aussi le vôtre, vous salue avec soumission.

 

(1) Saint Jérôme veut parler de Ruffin.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Reproche, de Jérôme à saint Augustin au sujet d’une lettre qui circulait en Italie avant que le  premier l’eût reçue. — Tout en témoignant. beaucoup d’amitié à Augustin, saint. Jérôme lui donne quelques avis, et lui rappelle qu'il a combattu avant lui pour l'Eglise. — Soliloques et Commentaires sur les psaumes de saint Augustin.

 

Ecrite en 405.

 

Vous m'écrivez lettres sur lettres, et vous insistez pour que je réponde à une de vos lettres, dont notre frère, le diacre Sisinnius, comme je l'ai déjà écrit auparavant, m'a apporté une copie qui n'était point signée de votre main. Volis me marquez que vous en aviez d'abord chargé notre frère Profuturus, et ensuite un autre de vos frères; que celui-là n'avait pu faire le voyage de Palestine, parce qu'on l'avait élevé à l'épiscopat lorsqu'il se préparait à partir, et qu'il était mort peu de temps après son élection; et que celui-ci, dont vous ne me dites point le nom, avait changé de dessein, n'osant s'exposer aux périls d'une longue navigation. Si cela est, je ne puis trop admirer comment cette lettre, comme je l'ai ouï dire, se trouve (584) dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et comment elle ne m'est point parvenue à moi, à qui seul elle était adressée. J'en suis d'autant plus surpris que le même Sisinnius m'a dit avoir trouvé cette lettre, il y a environ cinq ans, parmi quelques-uns de vos ouvrages, non en Afrique, non auprès de vous, mais dans une île de la mer Adriatique.

Il ne faut rien cacher à un ami, et on doit lui parler sans réserve comme à un autre soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, dont le nombre est très grand à Jérusalem et dans les saints lieux, me disaient que vous aviez agi en cette circonstance, non avec simplicité, mais pour vous attirer des applaudissements, un pou de gloire, et faire un peu de bruit dans le peuple; afin que vous vous éleviez à mes dépens, que, l'on sût que vous m'aviez provoqué, et que je vous craignais; que vous écriviez comme un docteur, et que je me taisais comme un ignorant, et qu'enfin, j'avais trouvé un homme pour me fermer la bouche. Pour moi, je vous avouerai franchement que ce qui m'a empêché de répondre à cette lettre, c'est que je n'étais pas assuré qu'elle fût de vous, et que je ne vous croyais pas capable de m'attaquer, comme dit le proverbe, avec un glaive enduit de miel. D'ailleurs je craignais qu'on ne m'accusât de répondre avec trop de hauteur à un évêque de ma communion, et de censurer avec trop d'aigreur la lettre de mon critique, et surtout certains endroits qui me paraissent hérétiques. Enfin je craignais de vous donner quelque sujet de vous plaindre avec raison de mon procédé, et de me dire : « Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre et reconnu ma signature, et deviez-vous, sur de légères apparences, outrager un ami, et lui imputer sans fondement ce qu'un autre a fait par malice? »

Je vous prie donc encore une fois, ou de m'envoyer cette même lettre signée de votre main, ou de laisser en repos un vieillard caché au fond de sa cellule. Si, au contraire, vous voulez exercer votre savoir ou en faire parade, cherchez des jeunes gens de naissance, éloquents (il y en a, dit-on, beaucoup à Rome), qui puissent et qui osent discuter avec un évêque sur l'Écriture sainte. Pour moi, autrefois soldat, maintenant vétéran, mon occupation doit être de célébrer vos victoires et celles des autres; car je suis trop cassé pour combattre

de nouveau. Ne me pressez donc pas davantage de faire réponse à votre lettre , de peur que je ne me souvienne de l'histoire de Fabius qui, par sa patience, sut abattre l'orgueil d'Annibal. « Tout s'use, » dit le berger Moeris, dans Virgile, « et l'esprit même s'affaiblit avec le temps. Lorsque j'étais jeune, je passais les journées entières à chanter, mais à présent je ne me souviens plus de tous ces vers, et j'ai même presque entièrement perdu la voix. »  Laissons les auteurs profanes, et venons à l'Écriture sainte. Lorsque Berzellaï de Galaad cède à son fils, encore jeune, les bienfaits du roi David et tous les plaisirs qu'il pouvait goûter auprès de lui, il fait assez connaître que les délices de la vie présente ne doivent point avoir d'attraits pour un vieillard, et qu'il doit même les refuser lorsqu'on les lui offre.

Vous me protestez que vous n'avez composé aucun livre contre moi, et, par conséquent, que vous n'en avez point envoyé à Rome; et que s'il se trouve dans vos ouvrages quelque chose de contraire à mes sentiments, vous n'avez en en cela aucun dessein de me faire de la peine, mais seulement de dire les choses comme vous les pensez. Mais si ce que vous avancez est vrai, permettez-moi, je vous prie, de vous demander comment on a pu m'apporter des copies de la critique que vous avez fuite de mes ouvrages? Si vous n'avez point écrit cette lettre, pourquoi donc court-elle toute l'Italie? et puisque vous la désavouez, pourquoi voulez-vous m'obliger d'y répondre? Au reste, je n'ai pas l'esprit assez mal fait pour trouver mauvais que vous ne soyez pas de mon opinion; mais ce qui blesse l'amitié, et ce qui en viole les lois les plus saintes, c'est de relever, comme vous faites, toutes mes paroles, de me demander compte de mes ouvrages, de vouloir m'obliger à corriger mes écrits, de m'exhorter à chanter la palinodie, et de consentir à ne me rendre la vue, comme à Stésichorus, qu'à cette condition.

Ne paraissons point nous battre l'un l'autre comme des enfants, et ne donnons point sujet à nos amis et à nos envieux de tirer parti de nos différends. Si je vous écris d'une manière un peu forte, c'est que je veux avoir pour vous une amitié sincère et véritablement chrétienne, et ne rien garder dans le coeur qui puisse démentir mes paroles; car, après avoir fatigué depuis ma jeunesse jusqu'à présent avec (585) de saints frères dans le monastère, il me siérait mal d'écrire contre un évêque de ma communion, et un évêque que j'ai aimé avant même de l'avoir connu, qui a fait les premières démarches pour me demander mon amitié, et que je vois avec plaisir naître après moi et me succéder dans la science des saintes Ecritures. Ou désavouez donc cette lettre, si vous n'en êtes pas l'auteur, et ne me pressez pas davantage de répondre à un écrit auquel vous ne prenez point part; ou, si elle est de vous, avouez-le de bonne foi, afin que, si ,j'écris pour ma défense, vous ne puissiez vous en prendre qu'à vous-même, qui m'avez attaqué le premier, et non pas à moi, que vous avez mis dans la nécessité de vous répondre.

Vous ajoutez que, s'il y a quelque chose dans vos écrits qui me fasse de la peine, ou que je veuille corriger, vous êtes tout prêt à vous soumettre à ma censure; vous me priez même de le faire, en m'assurant que vous en serez satisfait. Je vous dis de nouveau ce que je pense, vous provoquez un vieillard, vous harcelez un homme qui se tait, vous paraissez faire ostentation de votre savoir. Mais il me siérait mal, à mon âge, de témoigner quelque chagrin contre une personne dont les intérêts me doivent être chers. Au reste, si l'Évangile et les prophètes ne sont pas à l'abri de la censure des hommes corrompus, devez-vous vous étonner qu'on trouve quelque chose à reprendre dans vos écrits, et surtout dans ceux où vous expliquez l'Écriture sainte, qui est remplie de difficultés? Ce n'est pas que j'aie trouvé dans vos ouvrages quelque chose digne d'être censuré, car je ne les ai jamais lus; ils sont même assez rares ici. Nous n'avons que vos Soliloques et quelques Commentaires que vous avez composés sur les psaumes; et si je voulais en faire la critique, je pourrais aisément vous prouver que, dans l'explication des saintes Ecritures, vous n'êtes nullement d'accord, je ne dis pas avec moi, qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très cher ami; vous êtes mon fils par l'âge, et mon père par votre dignité. Je vous prie surtout, quand vous m'écrirez, de faire en sorte que je reçoive vos lettres le premier.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Défense du titre de l'ouvrage intitulé : Livre des Hommes illustres. — Défense de l'explication d'un passage de l'épître de saint Paul aux Galates. — Nécessité d'une nouvelle traduction du texte hébreu de l'Écriture. —  Réponse aux raisonnements de saint Augustin.

 

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 404.

 

Le diacre Cyprien m'a remis en même temps vos trois lettres , ou plutôt trois petits traités, où vous me proposez, dites-vous, diverses questions , mais dans lesquelles , pour mon compte, je n'ai vu qu'une critique assez vive de mes différents ouvrages. Il faudrait pour y répondre un livre tout entier. Je m'efforcerai cependant, autant qu'il sera en moi, de ne point dépasser les bornes d'une lettre un peu longue, et, quoiqu'il ne m'ait demandé mes lettres que trois jours auparavant, de ne point retarder le départ de celui de nos frères qui doit en être le porteur, et qui a bâte de nous quitter.

Tout étant donc disposé pour son embarquement , je me suis vu dans la nécessité de répondre à vos arguments d'une manière assez confuse, ne pouvant vous écrire à tête reposée, mais étant obligé, au contraire, de dicter ma lettre avec la plus grande précipitation. Cette fâcheuse circonstance ne peut manquer d'occasionner des erreurs et de priver mon oeuvre du relief de doctrine que je comptais lui donner; ainsi parfois la confusion se jette dans une armée vaillante du reste , mais qu'une attaque imprévue a forcée de se débander avant d'avoir eu le temps de se mettre sous les armes.

Quoi qu'il en soit, Jésus-Christ nous servira d'égide, et nous nous appuierons sur cette allocution de saint Paul, écrivant aux Ephésiens « Revêtez-vous des armes divines, pour résister dans les jours mauvais. » Et encore : « Les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de la justice, les pieds chaussés pour marcher dans les voies de l'Évangile de paix, restez fermes : n'oubliez pas surtout le bouclier de la foi; avec son secours vous éteindrez les traits enflammés du malin esprit; abritez votre tête sous le casque du salut, et prenez le glaive du Saint-Esprit, qui est le verbe de Dieu. »  C'est chargé de ces différentes armes que le roi David se disposait à combattre; les cinq pierres (586) polies qu'il ramassa dans le torrent figurent sa pureté et. l'intégrité de ses moeurs, quoiqu'il eût traversé le torrent du siècle et qu'il se fût abreuvé de ses eaux. Aussi, fut-ce, glorieux et marchant la tête levée, qu'il trancha la tête de Goliath avec la propre épée de cet orgueilleux Philistin, et qu'il frappa le blasphémateur au front, à l'endroit même où le téméraire Osias, usurpateur des fonctions sacerdotales, fut frappé de la lèpre, et où chaque saint est entouré d'une auréole, selon cette parole du prophète-roi : « La lumière de votre face luit sur nos fronts, Seigneur. » Nous dirons, nous aussi : « Mon coeur est préparé, mon Dieu ; mon coeur est préparé, je chanterai et j'exécuterai des hymnes en votre gloire. Levez-vous, ma cithare et mon luth; moi aussi je me lèverai dès le point du jour, »  afin que nous voyions s'accomplir en nous la promesse suivante : « Ouvrez la bouche et je la remplirai ;» et cette autre promesse : « Le Seigneur donnera une grande efficacité à sa parole dans la bouche de ses apôtres. »  Je suis convaincu que vous implorez cette faveur, afin que la vérité surgisse de nos débats. Car ce n'est point votre gloire que vous avez en vue, mais bien celle de Jésus-Christ.

Si donc vous triomphez, je ne manquerai pas d'applaudir, pourvu toutefois que mon erreur me soit clairement démontrée. Si au contraire la valeur de mes assertions prévaut, vous aussi vous n'hésiterez pas de rendre hommage à la vérité; « car ce n'est pas aux enfants à amasser des trésors pour leurs pères, mais bien aux pères à en amasser pour leurs enfants. »  Aussi lisons-nous dans les Paralipomènes que les enfants d'Israël s'avancèrent pour combattre avec des dispositions pacifiques, ne songeant au milieu des armes, du sang et des cadavres qu'à faire triompher la paix et non à triompher eux-mêmes. Nous allons essayer de répondre à chacune de vos objections et tâcher de résoudre, le Seigneur aidant, les nombreuses questions que vous m'avez posées. Je ne m'arrête point aux salutations bienveillantes dont j'ai été l'objet de votre part ; je passe également sous le silence les paroles affectueuses destinées à adoucir la rigueur de votre critique : je viens au fait.

Vous me mandez avoir reçu d'un certain de nos frères un livre sans titre, dans lequel je

passe en revue les écrivains ecclésiastiques, tant grecs que latins. Vous me dites que lui ayant demandé (ce sont vos propres expressions) pourquoi ce livre ne portait point de titre, il vous répondit qu'on ne le connaissait point sous un autre nom que sous celui d'Épitaphe. Sur quoi vous approuvez le titre, s'il était seulement question de la vie et des ouvrages des auteurs qui sont morts; mais vu la mention que j'ai faite de ceux qui étaient vivants quand je composai cet ouvrage, et qui même aujourd'hui sont encore pleins de vie, vous êtes surpris que je l'ai intitulé de la sorte. Je m'étonne, connaissant vos lumières, que vous ayez pu vous méprendre sur le titre de ce livre, quand il suffisait pour cela d'une simple lecture. Vous avez lu sans doute ces auteurs grecs et latins qui ont raconté les vies des hommes illustres; ces auteurs cependant ne donnèrent point à ce genre d'ouvrage le titre d'Épitaphe, mais l'intitulèrent Des hommes illustres, c'est-à-dire des grands capitaines, des philosophes, des orateurs, des historiens et des poètes épiques, comiques ou tragiques. L'expression d'épitaphe ne peut concerner en effet que des auteurs morts; ainsi, à l'époque de sa mort, je consacrai une épitaphe à la sainte mémoire du prêtre Népotien. D'où il suit que le livre dont il est question en ce moment doit être intitulé des Hommes illustres, ou avec plus de justesse encore des Écrivains ecclésiastiques, quoiqu'un assez grand nombre de commentateurs ignorants ait absolument voulu que son titre portât des Auteurs, et non des Écrivains ecclésiastiques.

Vous me demandez en second lieu quelle raison j'ai eu de dire dans mes commentaires sur l'épître aux Galates que saint Paul avait eu tort de blâmer dans saint Pierre ce qu'il avait fait lui-même, et de taxer un apôtre d'une dissimulation dont il n'avait pas craint d'user lui-même. Vous soutenez au contraire que la réprimande de Paul n'était nullement gratuite, mais parfaitement fondée en raison; et vous ajoutez que je ne devrais pas enseigner le mensonge, mais exposer les saintes Écritures à la lettre et telles qu'elles ont été écrites.

A cela je répondrai d'abord que, d'après la réserve qui vous caractérise, vous eussiez au moins dû vous remettre en mémoire la petite préface de mes commentaires où il est question (587) de moi de la manière suivante : « Quoi donc! m'accusera-t-on de témérité et de folie parce que je fais une promesse que ce grand homme n'a pu réaliser? Mais il me semble qu'en cela j'ai agi avec d'autant plus de prudence et de circonspection que, sentant l'insuffisance de mes forces, j'ai marché fidèlement sur les traces d'Origène, qui a composé cinq volumes sur l'épître de saint Paul aux Galates, et qui termine son dernier livre des Stromates par une explication succincte de cette même épître. Il a composé en outre différents traités, quelques morceaux détachés qui seuls, à la rigueur, pourraient bien nous suffire. Je ne parlerai pas de Didyme, mon respectable guide, d'Apollinaire de Laodicée, nouvellement hors de l'Église; d'Alexandre, ancien hérétique; d'Eusèbe d'Emèse et de Théodore d'Héraclée, pour lesquels cette épitre a servi de texte à quelques légers travaux. En détachant de ces auteurs quelques morceaux de choix, j'aurais pu réaliser un ensemble qui n'aurait pas été sans intérêt. J'avouerai, dans la simplicité de mon coeur, que je les ai lus, et qu'en ayant fait un dépôt dans ma mémoire, j'ai fondu le tout dans une dictée rapide avec mes propres observations, sans avoir égard ni à la méthode, ni aux expressions, ni au système d'interprétation de ces différents auteurs. La miséricorde du Seigneur aidant , puissions-nous, malgré notre impéritie, puissions-nous n'avoir point gâté ce qu'il y a de bon dans les autres, et avoir fait de telle sorte que les choses qui plaisent dans leur langue naturelle ne perdent pas tout leur prix dans une langue étrangère! ,Si donc vous trouviez quelque chose à reprendre dans mon explication, votre incontestable érudition vous faciliterait les recherches nécessaires , pour vous assurer si le sens de mes phrases était conforme à celui des auteurs grecs; si par cet examen vous aviez acquis la preuve que j'étais avec eux en opposition manifeste, il est clair qu'alors vous auriez eu le droit de me blâmer. Il était d'autant plus naturel d'en user de la sorte que j'avoue tout d'abord dans ma préface que j'ai calqué mon travail sur celui d'Origène, en fondant dans une même dictée ses idées et les miennes, et qu'à la fin de cette préface, que vous avez jugé à propos de censurer, je m'exprime ainsi : « Que si l'on trouve mauvais que j'aie avancé que saint Pierre n'avait point failli, et que saint Paul n'aurait point eu la hardiesse de reprendre avec hauteur cet apôtre qui était au-dessus de lui, il faut qu'on m'explique comment Paul a pu blâmer dans un autre la faute que lui-même avait commise. » Par où je fais assez voir que mon dessein n'a pas été de faire prévaloir l'opinion des Grecs, mais d'exposer ce que j'avais lu dans leurs ouvrages, laissant au libre arbitre du lecteur la faculté d'approuver et de condamner.

Mais pour vous dispenser de faire ce que j'avais exigé de mes lecteurs, vous avez trouvé l'argument suivant : vous avez prétendu que les Gentils qui avaient cru en Jésus-Christ étaient dispensés par cela même d'obéir à la loi, tandis que les Juifs nouvellement convertis y étaient soumis; d'où vous tiriez la conséquence que saint Paul, docteur des Gentils, avait raison de reprendre ceux qui observaient les cérémonies de la loi, et qu'au contraire saint Pierre, docteur des circoncis, avait tort de vouloir obliger les Gentils à l’observance d'une loi qui n'était d'obligation que pour des Juifs. Si donc vous croyez, ou, ce qui vous engage davantage, si vous êtes convaincu que les Juifs ayant foi en Jésus-Christ sont obligés d'observer les cérémonies de la loi, il est de votre devoir comme évêque, dont l'autorité est reconnue de l'univers entier, il est de votre devoir, dis-je, de répandre cette doctrine et d'engager tous vos collègues à la recevoir. Pour moi, confiné dans une pauvre petite chaumière avec des moines, tous pécheurs comme moi, je n'ose pas me prononcer sur ces graves questions; je n'ai qu'un simple aveu à faire, c'est que mon devoir est de lire les ouvrages des anciens, et d'exposer dans mes commentaires, comme tout fidèle interprète a coutume de le faire, leurs différentes explications, afin que chacun puisse décider selon qu'il l'entendra. Vous savez que c'est la méthode suivie dans les lettres humaines et dans les ouvrages sur l'Écriture sainte, et je ne doute point que vous ne la goûtiez.

Quant à cette explication que vous n'approuvez pas, et qu'Origène, imité ensuite par les autres interprètes, a donnée le premier dans son dixième livre des Stromates, où il commente la lettre de saint Paul aux Galates ; ces écrivains s'en sont particulièrement servi pour répondre aux blasphèmes de Porphyre, qui (588) prétendait que saint Paul n'avait pu sans témérité reprendre saint Pierre, le prince des apôtres, le contredire en face, et le convaincre par raison d'avoir mal fait; c'est-à-dire d'avoir commis la même faute que lui-même avait commise. Que dirai-je de Jean (1), évêque de Constantinople, naguère à la tête de cette Eglise et qui a fait sur ce passage un traité fort développé où il se conforme à l'opinion d'Origène et des autres interprètes? Si donc vous m'accusez d'être tombé dans l'erreur, je me console en pensant qu'elle m'est commune avec des autorités si imposantes; et comme je produis de nombreux témoignages en faveur de mon sentiment erroné, veuillez donc me citer au moins un seul partisan du vôtre. Telle est ma réponse relativement au sens que j'ai donné à ce passage de l'épître aux Galates.

De peur cependant que vous ne m'accusiez de n'opposer à vos raisons que le témoignage de plusieurs écrivains, et de me prévaloir de l'autorité de ces grands hommes pour éluder la vérité et pour éviter la discussion, je vais vous citer quelques passages de l'Écriture à l'appui de mon opinion. Dans les Actes des apôtres une voix dit à saint Pierre : « Lève-toi, Pierre, tue et mange; » c'est-à-dire, mange ces différentes espèces de quadrupèdes, de reptiles et d'oiseaux du ciel. Ces paroles signifient figurativement que nul homme n'est impur sous le rapport de sa nature, et que tous sont également invités à se rendre à la foi de Jésus-Christ. Alors Pierre répondit : « Je m'en garderai, Seigneur, car je n'ai jamais rien mangé de ce qui est impur et souillé. »  Mais la même voix du ciel se fit entendre de nouveau et répliqua : «N'appelez pas impur ce que Dieu a purifié. » Cet apôtre se rendit donc à Césarée ; et étant

 

(1) Le texte de l'édition des bénédictins porte : « Qui dudum Constantinopolitanam lrexit ecclesiam. » Le texte de l'édition de Bâle porte : « Qui dudum in pontificali gradu Constantinopolitanam rexit ecclesiam... » Des traducteurs ont traduit dudum par longtemps, et ont écrit : « Qui a gouverne longtemps l'Eglise de Constantinople : » ce qui fait un contresens historique. Car saint Jean-Chrysostôme (c'est lui que saint Jerôme nomme ici), si célèbre par son éloquence et son génie, et par la haine que lui portaient l'impératrice Eudoxie et Théophile, patriarche d'Alexandrie, haine dont il mourut martyr; saint Jean-Chrysostôme, dis-je, ne gouverna l'Église de Constantinople que six à sept ans. Nommé en 307, il fut déposé en 404, au conciliabule de Chalcédoine, connu dans l'histoire sous le nom de brigandage du Chêne. Le Chêne était un faubourg de la gille de Chalcédoine.

 

entré chez Corneille, ouvrant la bouche il lui dit: « En vérité, je vois bien que Dieu n'a point égard aux diverses conditions des personnes; mais qu'en toute nation celui qui le craint et qui pratique la justice est sûr d'en être bien accueilli. »

« Enfin le Saint-Esprit descendit sur eux; et les fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre furent grandement étonnés de voir que la grâce se répandait sur les Gentils. Alors Pierre éleva la voix : Peut-on refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu le Saint-Esprit comme nous? Et il ordonna qu'on les baptisât au nom du Seigneur. Or, les apôtres et les frères qui étaient dans la Judée apprirent que les Gentils eux-mêmes avaient reçu la parole de Dieu. Pierre étant venu à Jérusalem, ceux qui suivaient le dogme de la circoncision lui reprochaient d'avoir été chez des incirconcis et d'avoir mangé avec eux. »  Mais Pierre, leur ayant raconté toutes les circonstances de leur conversion, termina par ces mots : « Puis donc que Dieu leur a accordé la même grâce qu'à nous, qui avons cru à Jésus-Christ notre Seigneur, qui étais-je, moi, pour m'opposer à la volonté de Dieu? Ayant entendu ces paroles, ils cessèrent de murmurer et glorifièrent Dieu, en disant : Dieu a donc aussi favorisé les Gentils du don de pénitence, avant-coureur de la grâce? » Longtemps après saint Paul et saint Barnabé étant venus à Antioche, ils firent rassembler les fidèles, leur racontèrent « combien Dieu avait fait de grandes choses avec eux, et comme il avait opéré la conversion lies Gentils. Certains prédicateurs venus de la Judée disaient au peuple : Si vous n'êtes circoncis selon la pratique de la loi de Moïse, vous ne pouvez être sauvés. Une violente sédition s'étant élevée contre Paul et Barnabé, il l'ut résolu que les accusés et que les accusateurs iraient à Jérusalem vers les apôtres et les prêtres pour les consulter sur cette affaire. Lorsqu'ils y furent arrivés, certains Pharisiens qui s'étaient convertis à la foi se récrièrent, disant : Il faut qu'ils soient circoncis; il faut qu'ils soient tenus d'observer la loi de Moïse. » Une grande contestation s'étant élevée à ce sujet, Pierre, avec la franchise qui le caractérisait, se leva : « Frères, dit-il, vous savez depuis combien de temps Dieu m'a choisi d'entre nous, pour faire entendre aux Gentils les paroles de l'Évangile et (589) les amener à la foi ; et Dieu qui tonnait les coeurs a approuvé leur bonne volonté en leur accordant comme à nous les grâces du Saint-Esprit, et il n'a point établi de distinction entre eux et nous, puisqu'il a purifié leurs coeurs par la foi. Pourquoi donc voulez-vous imposer à nos disciples un joug que ni nous ni nos pères n'avons jamais pu porter? Mais nous croyons que c'est par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ que nous serons sauvés, eux ainsi que nous. Alors toute la multitude garda le silence; » et l'apôtre saint Jacques et tous les autres prêtres s'en tinrent à son opinion.

Ceux qui liront cette lettre ne doivent point trouver ces détails ennuyeux; il est de leur intérêt et du mien que j'y sois entré, pour faire voir qu'avant l'élévation de saint Paul à l'apostolat, saint Pierre n'ignorait pas que ceux qui avaient embrassé l'Évangile n'étaient plus obligés à observer les cérémonies de la loi , puisque lui-même avait été l'auteur du décret relatif à ce point de doctrine. Enfin l'autorité de cet apôtre était si grande que saint Paul dit dans une de ses épîtres : « Au bout de trois ans je retournai à Jérusalem pour visiter Pierre, et je restai quinze jours auprès de lui. » Il ajoute un peu plus bas : « Quatorze ans après, m'étant fait accompagner de Tite et de Barnabé, je me rendis à Jérusalem. Ce fut une révélation qui me détermina à entreprendre ce voyage, et ce fut de concert avec ces derniers que j'exposai l'Évangile comme je le prêche aux Gentils. » Il résulte de là évidemment que saint Paul ne prêchait l'Évangile en toute sécurité que lorsque l'assentiment de Pierre et des apôtres qui étaient avec lui était acquis à ses doctrines. Il ajoute encore : « J'exposai mon Evangile en particulier à ceux qui, parmi les fidèles, paraissaient jouir de quelque considération, afin de ne pas perdre le fruit de mes précédents travaux de propagation, et d'assurer la réussite de ceux qui devaient suivre. » Mais pourquoi exposait-il son évangile plutôt en particulier qu'en public? C'était, ce nous semble, de peur de scandaliser les fidèles d'entre les Juifs qui croyaient qu'avec la foi en notre Sauveur Jésus-Christ on devait encore observer les cérémonies de la loi. A cette époque saint Pierre étant, comme il le dit lui-même, venu à Antioche (quoique les Actes des apôtres ne fassent pas mention de cette circonstance, il suffit du témoignage de saint Paul pour que nous ne puissions la révoquer en doute), ce dernier nous apprend dans une de ses lettres « qu'il lui résista en face, parce qu'il méritait d'être repris. En effet, avant l'arrivée de quelques fidèles qui venaient de se séparer de Jacques, il mangeait avec des Gentils; mais quand il les vit paraître, il se retira secrètement et quitta les Gentils de peur de blesser les circoncis. Les autres Juifs ne craignirent point d'user de la même dissimulation, et Barnabé lui-même s'y laissa entraîner par eux. Mais quand je vis, dit cet apôtre, qu'ils n'entraient pas franchement dans les doctrines évangéliques, je dis à Pierre en présence de tous: Si toi, qui es Juif, tu suis les moeurs des Gentils et non celles des Juifs, pourquoi veux-tu contraindre les Gentils d'en user comme les Juifs, etc. ? » Il n'est donc pas douteux que saint Pierre avait été le premier auteur du règlement que saint Paul accuse ici d'avoir violé, et que la seule cause de cette violation n'était du reste que la crainte que lui inspiraient les Juifs. L'Écriture atteste en effet que cet apôtre mangea d'abord avec les Gentils, et qu'après l'arrivée de ceux qui venaient d'avec Jacques il se retira secrètement et quitta les Gentils, de peur de blesser les circoncis. Il redoutait de la part des Juifs, dont il était l'apôtre, un abandon de la foi de Jésus-Christ, abandon qui pouvait être provoqué par ses relations avec les Gentils; puis, comme un bon pasteur, il craignait de perdre le troupeau confié à sa garde.

Maintenant que nous avons fait voir que saint Pierre était parfaitement convaincu de l'inutilité de la loi de Moïse, et que la seule crainte avait pu le déterminer à feindre son observation, voyons si saint Paul, qui s'élève contre lui, n'a pas usé lui-même de cette dissimulation. Voici ce que nous lisons dans les Actes des apôtres : « Paul, après avoir parcouru la Syrie et la Cilicie, et confirmé les Eglises, arriva à Derbés, puis à Lystra. Là, un certain disciple du nom de Timothée s'offrit à lui; il était fils d'une femme veuve convertie à la foi, et d'un père gentil. Les frères qui étaient à Lystra et à Iconium en faisaient l'éloge. Paul, voulant s'en faire accompagner, le circoncit à cause des Juifs qui se trouvaient là, et qui savaient tous que son père était Gentil. »  Pourquoi donc alors, (590) ô grand apôtre, vous qui accusiez saint Pierre de dissimulation, et qui le blâmiez de s'être séparé des Gentils de peur de heurter les Juifs qui venaient de quitter Jacques , pourquoi donc, dis-je, dans la conviction où vous étiez de l'inutilité de la loi, avez-vous fait circoncire Timothée né d'un père Gentil , et Gentil lui-même (car dès lors qu'il n'était pas circoncis, il n'était pas Juif de naissance)? Vous allez me répondre que c'était à cause des Juifs qui se trouvaient près de vous. Mais si la crainte de les scandaliser vous a déterminé à circoncire votre disciple qui s'était séparé des Gentils pour se rattacher à la foi de Jésus, ne trouvez donc pas mauvais que Pierre, qui est votre supérieur par droit d'ancienneté, eût agi de la même manière de peur de blesser les Juifs qui s'étaient convertis.

Dans le même livre des Actes des apôtres, il est dit due« saint Paul, ayant encore passé quelques jours à Corinthe, prit congé des frères, et s'embarqua pour aller en Syrie avec Priscilla et Aquila, et se coupa les cheveux à Cenchrée, à cause d'un voeu qu'il avait fait.

Je comprends que cet apôtre, de peur de scandaliser les Juifs, ait été obligé malgré lui de circoncire Timothée; mais pourquoi avait-il fait voeu de laisser croître ses cheveux, et pourquoi se les fit-il ensuite couper à Cenchrée, comme la loi de Moïse le prescrivait aux Nazaréens qui se consacraient à Dieu?

Mais ce que nous lirons dans la suite de cette histoire est plus concluant encore. « Quand nous fûmes arrivés à Jérusalem, dit saint Luc, les frères nous reçurent avec des démonstrations de joie; et le lendemain Jacques et tous les anciens qui se trouvaient avec lui, ayant approuvé l'Évangile que Paul prêchait, ils lui dirent: Vous voyez, frère, combien de milliers de Juifs ont foi en Jésus-Christ; et cependant ils sont tous zélateurs de la loi. Or, ils ont entendu dire que vous enseigniez à tous les Juifs qui se trouvent chez les Gentils de renier Moïse, en les engageant à ne pas circoncire leurs enfants et à ne pas vivre selon les coutumes adoptées chez les Juifs. Que faut-il donc faire? Il faut les assembler tous, car ils savent que vous êtes arrivé. Faites donc ce que nous vous disons. Nous avons ici quatre hommes qui ont fait un venu, prenez-les avec vous pour vous purifier avec eux, et faites les frais de la cérémonie, afin qu'ils se rasent la tête et qu'ils acquièrent la certitude que tout ce qu'on avait dit sur votre compte était controuvé, et que vous continuez à observer la loi. Paul s'étant fait accompagner de ces hommes, et s'étant purifié avec eux, entra au temple le lendemain, annonça les jours auxquels la purification aurait lieu, et quand l'offrande serait présentée pour chacun d'eux. » Souffrez donc qu'en présence de ce nouveau témoignage je vous demande une seconde fois, grand apôtre, pourquoi vous vous êtes fait couper les cheveux? pourquoi vous vous êtes astreint à aller nu-pieds, comme le font les Juifs dans leurs cérémonies? pourquoi vous avez offert des sacrifices et immolé des victimes selon la loi? Vous me répondrez encore que c'était afin de ne pas scandaliser les Juifs qui avaient embrassé la foi. Vous avez donc feint d'être Juif; et cette feinte, il faut l'avouer, vous fut conseillée par Jacques et les autres prêtres. Cet expédient néanmoins ne vous a point réussi ; car, dans une sédition qui s'éleva contre vous, vous eussiez infailliblement péri, sans l'intervention d'un tribun qui vous arracha des mains des séditieux, et qui vous fit conduire à Césarée sous bonne escorte, de peur que les Juifs ne vous fissent mourir comme un fourbe et un destructeur de leur loi. Vous fûtes ensuite dirigé sur Rome, et c'est dans cette ville que, dans une maison achetée par vous, vous prêchâtes Jésus-Christ aux Juifs et aux Gentils, et où vous re. eûtes la mort par ordre de Néron, afin de rendre un sanglant, mais bien frappant témoignage aux vérités que vous annonciez.

Nous venons de voir que, pour ne point irriter les susceptibilités juives, saint Paul aussi bien que saint Pierre feignirent d'observer les cérémonies de la loi. Comment se fait-il donc alors que saint Paul ait eu la témérité, l'audace de blâmer en autrui ce dont lui-même s'était rendu coupable? Bien d'autres avant moi en ont donné les raisons que leur suggéraient leurs principes; mais ils ne se sont pas constitués, comme vous l'avancez dans votre lettre, les défenseurs d'un mensonge officieux. Ils n'ont vu dans cette conduite qu'une mesure de prudence qu'ils mettent sur le compte de la grande circonspection nécessaire aux apôtres, et sur laquelle ils s'appuient pour réprimer l'impudence du blasphémateur (591)Porphyre qui a fait ressortir perfidement, en les taxant de puérils, les dissentiments qui éclatèrent entre saint Pierre et saint Paul; ajoutant que saint Paul était jaloux du mérite de saint Pierre, qu'il s'en était irrité, et qu'il avait écrit sur un ton de jactance les choses qu'il n'avait pas faites, comme celles qu'il avait faites, au grand détriment de sa modestie en blâmant dans un autre ce qu'il avait fait lui-même. Ces anciens écrivains, du reste, ont expliqué ce passage comme ils l'ont pu. Pour vous, quelle explication avez-vous à en donner? Puisque vous rejetez l'opinion de ces anciens interprètes, vous devez en avoir une meilleure à nous donner.

« Ce n'est pas de moi, me dites-vous dans votre lettre, que vous devez apprendre comment doit être entendu ce passage de ce même saint Paul : « Chez les Juifs, je me suis comporté comme un Juif ; » et comment doivent être entendues les autres paroles de cet apôtre, inspirées plutôt par un sentiment de condescendance, que par une intention de dissimulation. Il agit en cela comme le fait une personne qui, soignant un malade, s'identifie en quelque sorte avec lui, non en faisant semblant d'avoir la fièvre, mais en se mettant elle-même, par un sentiment de compassion, à la place du malade, pour se rendre compte de la manière dont elle voudrait être servie si elle se trouvait dans le même état. Un fait certain, c'est que saint Paul était Juif; et qu'après avoir embrassé la foi de Jésus-Christ, il ne renonça pas tout-à-fait aux cérémonies que Dieu avait prescrites aux Juifs, très judicieusement et en temps opportun. Il s'y conforma donc lors même qu'il se livrait déjà à l'exercice de l'apostolat, afin de montrer par là qu'elles n'étaient point répréhensibles dans ceux même qui, après avoir cru en Jésus-Christ, voudraient les observer selon les prescriptions de la loi et les traditions de leurs pères ; mais qu'il ne fallait pas en faire la base de son salut , parce que le salut figuré par ces cérémonies ne pouvait être réalisé que parle Christ lui-même.

La longue dissertation que vous faites à ce sujet se réduit donc à ceci : que saint Pierre n'avait point erré en tant qu'il avait prétendu que la loi de Moïse pouvait être observée par ceux qui parmi les Juifs étaient soumis à la foi de Jésus-Christ; mais qu'il s'était trompé

quand il avait prêché aux Gentils l'observation des pratiques de la loi, et quand il avait agi ainsi, en prêchant encore plus d'exemple que de préceptes; que, pour Paul, il n'avait point enseigné des principes contraires à ceux qui dirigeaient sa conduite. Mais encore une fois, pourquoi saint Pierre poussait-il les Gentils à l'observation de la loi?

Dans tous les cas, voici la conclusion de la question que nous venons d'agiter, ou plutôt du sentiment que vous soutenez; c'est que les Juifs qui avaient embrassé la foi de Jésus-Christ faisaient bien d'observer les cérémonies de la loi ; c'est-à-dire d'offrir des sacrifices comme saint Paul en avait offert, de circoncire leurs enfants comme cet apôtre avait circoncis Thimothée, d'observer le sabbat comme les Juifs l'avaient observé jusqu'alors. S'il en est ainsi, nous donnons dans les hérésies de Cerinthe et d'Ebion, que nos pères n'ont anathématisés que parce qu'ils mêlèrent les cérémonies de la loi avec la pratique de l'Evangile et qu'ils professèrent la nouvelle religion sans répudier l'ancienne. Mais qu'insisté je tant sur les Ebionites qui affectent de paraître chrétiens, tandis que nous voyons encore aujourd'hui parmi les Juifs, et dans toutes les synagogues de l'Orient, des hérétiques qu'on nomme Minéens, et que les Pharisiens eux-mêmes ont condamnés jusqu'à ce jour; on les appelle encore, et même ils sont plus connus sous le dernier nom de Nazaréens. Ils croient en Jésus-Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie, qu'ils disent être celui qui est ressuscité après avoir souffert sous Ponce-Pilate ; c’est-à-dire qu'ils croient au même Sauveur qu'à celui auquel nous croyons. Mais en voulant être tout à la fois et juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs ni chrétiens. Si donc vous croyez que je doive travailler à guérir la plaie que j'ai faite à l'Eglise, et qui n'est au fond qu'une légère piqûre, travaillez, vous aussi, à guérir la plaie mortelle que vous lui faites par la nouveauté de vos doctrines. Il y a loin, en vérité, entre se conformer dans des commentaires sur l'Ecriture aux différentes opinions des anciens et renouveler dans l'Eglise une abominable Hérésie. Que si nous nous croyons dans l'obligation d'admettre les Juifs avec leurs cérémonies, et de tolérer dans notre Eglise les pratiques qu'ils observaient dans des synagogues de Satan; je (592) ne crains pas de le dire, ils ne deviendront pas, chrétiens, et ils nous feront juifs.

Quel est celui d'entre les chrétiens que la doctrine consignée dans ce passage de votre lettre ne révolterait pas? « Saint Paul était Juif, dites-vous, et quand il fut devenu chrétien, il ne se crut pas obligé pour cela de renoncer aux cérémonies des Juifs, cérémonies que Dieu leur avait prescrites avec beaucoup de discernement et en temps opportun. »

« Il se conforma donc à ces pratiques, quoique apôtre de Jésus-Christ, afin de faire voir que ceux qui les observaient, selon les instructions de leurs pères, n'étaient point répréhensibles, encore qu'ils fussent convertis à la foi de Jésus. »  Je vous supplie d'écouter de nouveau en paix les accents de ma douleur: vous dites que saint Paul, quoique apôtre de Jésus-Christ, observait les cérémonies des Juifs, et que la pratique des cérémonies n'avait rien de pernicieux pour ceux qui voulaient les observer selon la tradition de leurs pères. Eh bien! moi, je soutiens le contraire, et le maintiendrai hautement contre le monde entier; oui, l'observation des cérémonies judaïques est pernicieuse et mortelle aux chrétiens. Quiconque les observe, après avoir embrassé la foi du Christ, Juif ou Gentil, il s'engage dans les piéges du démon; car Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui, c'est-à-dire les Juifs et les Gentils ; ce qui ne serait pas véritable si l'on n'en exceptait pas les Juifs. Nous lisons dans l'Évangile : «La loi et les prophètes ont duré jusqu'à Jean-Baptiste. » Et ailleurs : « C'est pourquoi les Juifs désiraient encore plus vivement de le faire mourir, parce que non-seulement il n'observait pas le sabbat, mais qu'il affirmait que Dieu était son père, se faisant ainsi l'égal de Dieu. » Et encore: « Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce; car la loi a été octroyée par Moïse, mais la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ; » c'est-à-dire qu'à la place de la grâce de la loi, apportée par Moïse, et qui n'était que passagère, nous avons recula grâce de l'Évangile, qui est permanente, et au lieu des ombres et des figures de l'Ancien-Testament, la vérité a été apportée par le Christ. C'est ce que Dieu avait prédit par la bouche de Jérémie. «Les temps approchent, dit le Seigneur, où je ferai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Juda, non selon l'alliance que je fis avec leurs pères quand je les pris par la main pour les faire sortir de l'Égypte. »  Observez que ce n'est pas aux Gentils, avec qui Dieu n'avait pas contracté d'alliance, mais aux Juifs gratifiés de la loi par Moïse, que Dieu promet ici la nouvelle alliance de l'Évangile, afin qu'ils cessent de vivre dans la vétusté de la lettre, mais qu'ils vivent dans la nouveauté de l'esprit. Saint Paul, à l'occasion duquel nous agitons cette question, abonde en mon sens dans plusieurs passages dont, pour abréger, je ne citerai qu'un petit nombre. « C'est moi, dit cet apure dans son épître aux Galates, c'est moi, Paul, qui vous dis duc si vous vous faites circoncire, votre croyance en Jésus-Christ ne vous sera d'aucune utilité. » Et encore : « Vous avez démérité de Jésus-Christ, vous êtes déchus de la grâce, vous qui prétendez être justifiés par la loi. »  Et plus bas: « Que si vous cédez à l'influence de l'esprit, vous n'êtes plus sous la loi. »

D'où il résulte que ce n'est point avoir l'esprit de Dieu que d'observer les cérémonies de la loi, non comme le veulent les anciens interprètes, par une condescendance salutaire, main comme vous le prétendez, par un attachement religieux à un culte et à des usages que l'on croit légitimes. Le Seigneur lui-même va nous apprendre de quelle nature étaient les préceptes de l'ancienne loi : « Je leur ai donné, »  dit-il, « des préceptes imparfaits et des ordonnances dans lesquels ils ne trouveront pas la vie. » Je ne prétends point par là condamner la loi, comme l'ont fait Marcion et Manès ; car je pense, comme l'apôtre, qu'elle est sainte et spirituelle; mais mon dessein est de faire voir que la foi étant venue, et les temps ayant été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, au temps de la loi, afin de racheter ceux qui vivaient sous la loi , et pour nous rendre enfants d'adoption; afin que nous ne soyons plus soumis à l'autorité d'un précepteur et comme des enfants en bas âge, mais afin que nous soyons gouvernés par l'héritier de la famille ayant l'âge requis pour être son chef.

Vous ajoutez dans votre lettre : « Saint Paul ne reprit pas saint Pierre de ce qu'il se conformait aux traditions de ses pères, parce que s'il eût voulu le faire il l'eût très bien pu sans user de fourberie, et sans qu'on pût lui imputer à (593) mal. » Je vous le répète encore : Vous qui êtes docteur de l'Église du Christ, prouvez donc ce que vous avancez en le mettant en pratique ; souffrez, par exemple, qu'un Juif devenu chrétien fasse circoncire ses enfants , observe le sabbat, s'abstienne des viandes destinées par Dieu à nous servir de nourriture, afin que ce fût une occasion de lui rendre des actions de grâce; souffrez qu'il immole un agneau, vers le soir, le quatorzième jour du premier mois. Si vous tolériez ces abominations, ce que vous ne ferez pas (car vous êtes chrétien, et tout sacrilège est loin de votre pensée) , vous seriez conséquent. Puis donc que c'est une chose inadmissible, il s'ensuit que vous vous réfutez vous-même, et que vous avouez tacitement qu'il est plus facile de blâmer les opinions d'autrui que d'étayer les siennes sur de bons arguments. Mais de peur que je n'entre pas avec assez de facilité dans votre manière de voir, ou même que je ne vous comprenne pas parfaitement (car les discours prolixes sont souvent obscurs, ce qui l'ait qu'on les blâme moins par cela même qu'on les comprend moins), vous avez soin de revenir souvent sur la même chose, en disant : « Saint Paul n'avait renoncé qu'aux croyances judaïques qui lui semblaient entachées d'erreurs. » Quelles étaient donc ces croyances entachées d'erreurs? Ce qui suit va nous l'apprendre: « Les Juifs ne connaissant pas la justice de Dieu, et voulant y substituer la leur, sont par là même rebelles à la justice de Dieu. Après la Passion et la résurrection de Jésus-Christ, après la publication et l'établissement du sacrement de la grâce selon l'ordre de Melchisédec, ils soutenaient qu'on devait encore célébrer les anciens sacrements, non dans le but de se conformer aux traditions, mais dans celui de mériter le salut. Si cependant l'observation de la loi n'eût pas été méritoire à une certaine époque, les Macchabées ne se seraient pas soumis pour elle à un vain et stérile martyre. Enfin les Juifs étaient coupables en cela qu'ils poursuivaient les prédicateurs de l'Évangile comme ennemis de la loi. Ce sont ces erreurs et plusieurs autres dérèglements que saint Paul condamne dans les croyances des Juifs, et qu'il regarde comme contraires à la conquête du salut par les mérites de Jésus-Christ. »

Vous vous êtes chargé de nous apprendre quelles étaient les erreurs dont s'était abstenu saint Paul, et qu'il avait blâmées dans les croyances des Juifs; montrez-nous maintenant en quoi il jugea à propos de se conformer aux croyances de ses anciens co-religionnaires. Il jugea à propos de s'y conformer, me répondrez-vous, dans les observations de la loi, selon les rites de ses pères, mais non en vue du salut. « Non en vue du salut; » je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par là. Car si la pratique de ces cérémonies ne procure point le salut, pourquoi les observer? Mais si on croit devoir les observer, c'est pour qu'elles concourent au salut, apparemment, puisqu'en les observant aux dépens de sa vie on obtient la gloire du martyre. Elles ne seraient point observées, d'ailleurs, si on n'était persuadé qu'elles peuvent être un élément de salut. Car on ne peut pas dire, comme les philosophes, qu'elles sont indifférentes, qu'elles ne sont ni bien ni mal. La continence est un bien, la luxure est un mal. Mais se promener, digérer cracher, se moucher, etc., sont des actions qui ne sont ni bonnes ni mauvaises; qu'on les fasse ou qu'on ne les fasse pas, on n'en est ni plus ni moins criminel. Mais ce n'est point une chose indifférente que d'observer les cérémonies de la loi; c'est ou un bien ou un mal. Vous dites que c'est un bien; pour moi, j'affirme que c'est un mal , non-seulement pour les Gentils, mais encore pour ceux d'entre les Juifs qui ont embrassé la foi. Ou je me trompe, ou en voulant éviter un précipice vous tombez dans un autre ; car tandis que vous vous mettez en garde contre les blasphèmes de Porphyre, vous inclinez vers l'hérésie d'Ebion, en soutenant que les fidèles d'entre les Juifs étaient dans l'obligation d'observer les cérémonies de la loi. Vous comprenez bien toute la gravité d'une semblable doctrine quand vous vous efforcez d'en atténuer les conséquences funestes, en disant que « dans l'observation de ces sortes de cérémonies, il ne fallait ni croire qu'elles étaient nécessaires au salut, comme faisaient les Juifs, ni user de cette dissimulation et de ces déguisements que saint Paul condamnait dans saint Pierre. » De tout cela, il résulte que saint Pierre a feint d'observer les cérémonies de la loi , tandis que saint Paul, qui condamnait ces détours, les a observées ouvertement. Car vous ajoutez dans votre lettre : « Si l'on prétend que, tout en observant (594) les cérémonies de la loi, saint Paul a feint d'être Juif afin de gagner les Juifs, pourquoi donc n'a-t-il pas aussi sacrifié avec les Gentils, puisque, pour les convertir, il a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi, comme s'il n'en avait point eu lui-même ? En voici la raison : c'est qu'il a observé les anciennes cérémonies parce qu'il était Juif de nation ; mais quand il dit qu'il a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi comme s'il n'en avait point eu lui-même, ce n'est pas qu'il fit semblant d'être ce qu'il n'était point, mais c'est qu'il pensait devoir, par charité, tolérer leurs faiblesses, comme s'il s'était livré aux mêmes superstitions qu'eux, agissant en cela non par la fourberie du menteur, mais par un sentiment de compassion que la charité inspire. » C'est une étrange manière de défendre Paul, que de soutenir que ce fut de propos délibéré et non par feinte qu'il partagea l'erreur des Juifs; qu'il n'imita pas la dissimulation de Pierre, dissimulation provoquée par la crainte de blesser les Juifs; mais que ce fut en toute liberté qu'il se déclara juif. Cette nouvelle concession de l'apôtre le fait aboutir à cette conclusion : que tandis qu'il s'efforçait d'amener les Juifs à la foi de Jésus-Christ, c'est lui-même qui se convertissait à la foi judaïque. Ainsi, pour corriger un homme sensuel de son incontinence, il fallait que saint Paul se laissât aller à la luxure, de même que pour soulager un malheureux et compatir à ses souffrances, il fallait que Paul, comme vous le dites vous-même, eût passé par l'épreuve de la misère. Ils étaient, en effet, bien misérables et bien dignes de compassion ceux qui, par un zèle outré et un attachement opiniâtre à une loi abolie, ont fait un Juif d'un apôtre de Jésus-Christ.

Du reste, nous ne différons pas autant d'avis qu'on pourrait bien le penser. En effet, je soutiens, moi, que saint. Pierre et saint Paul ont observé, on plutôt feint d'observer, les cérémonies de la loi , de peur de heurter les préjuges des Juifs qui avaient embrassé la foi de Jésus-Christ. Vous prétendez, quant à vous, que cette conduite leur a été conseillée par une charitable condescendance et non par une dissimulation artificieuse. Mais que ce soit par crainte ou par mesure de prudence, que m'importe, pourvu que vous m'accordiez qu'ils ont j'ait semblant d'être ce qu'ils n'étaient pas?

Quant à l'argument que vous m'opposez, et qui consiste à dire que, puisque Paul s'était fait Juif avec les Juifs , il aurait dû se faire Gentil avec les Gentils, il est tout en ma faveur; car, de même qu'il n'a pas été vraiment Juif, de même il n'a pas été Gentil dans toute l'acception du mot. Il se conforma aux croyances des Gentils en cela seulement qu'il admit les circoncis au nombre des fidèles; qu'il leur permit de manger indifféremment toutes sortes de viandes dont l'usage était interdit chez les Juifs; mais non, comme vous vous l'imaginez, le culte des idoles. Car dans la religion du Christ la circoncision ou l'incirconcision sont parfaitement indifférentes; mais ce qui doit être observé, ce sont les commandements de Dieu.

Je vous supplie, quoi qu'il en soit, je vous conjure même de m'excuser d'avoir défendu mon opinion avec tant de chaleur; mais si j'ai passé au-delà de certaines bornes qu'une respectueuse déférence me défendait de franchir, vous ne devez vous en prendre qu'à vous-même, qui m'avez forcé de vous répondre, en m'arrachant les yeux avec Stésichore. Ne me regardez. pas comme un professeur de mensonge, moi qui suis le Christ disant : « Je suis la voie, la vérité et la vie. »  Il est impossible qu'un ami zélé de la vérité consente jamais à s'avilir sous le joug du mensonge. Vous vous garderez d'irriter contre moi les masses ignorantes qui vous reconnaissent pour leur évêque et vous écoutent prêcher avec un respect religieux, mais qui font peu de cas d'un vieillard comme moi, qui s'avance vers la décrépitude, et pour qui désormais l'obscurité du monastère et la solitude des champs sont les seules choses dignes d'envie; cherchez ailleurs des néophytes à instruire et à censurer. Nous sommes séparés par une si grande étendue de terre et de mer que c'est à peine si vos enseignements peuvent arriver jusqu'à moi; et lors même que vous m'écririez, les lettres que vous m'adresseriez deviendraient publiques à Rome et dans toute l'Italie avant de venir jusqu'à moi.

Quant à la demande que vous me faites dans vos autres lettres , à savoir pourquoi je ne nie suis pas servi, dans ma dernière traduction, d'astérisques et de petites virgules en tête de chaque ligne , comme j'avais fait dans la première , permettez-moi de vous dire que vous semblez n'avoir pas compris votre propre (595) question; car la première traduction dont vous parlez est celle des Septante, où l'on a marqué par des obèles, c'est-à-dire par de petites virgules, ce que leur version renferme de plus que le texte hébreu, et par des astérisques ou de petites étoiles ce qu'Origène a pris de la version de Théodotien pour l'ajouter à celle des Septante. C'est cette version que j'ai traduite du grec en latin; mais pour l'autre, je l'ai faite sur le texte hébreu, en m'attachant plutôt au véritable sens de l'Ecriture qu'à l'arrangement des mots. Je suis surpris, d'ailleurs, que vous refusiez de vous servir de la traduction d'un chrétien, tandis que vous ne faites aucune difficulté de lire celle des Septante, quoiqu'elle ne soit point dans sa pureté originelle et qu'Origène l'ait corrigée, ou plutôt altérée par ses obèles et ses astérisques, et surtout par ce qu'il y a ajouté et qu'il a pris à une version faite depuis la Passion du Sauveur par un interprète juif et un blasphémateur du nom de Jésus-Christ. Voulez-vous ne vous attacher qu'à la partie des Septante conforme aux interprétations des Anciens? Passez, ou plutôt effacez dans vos exemplaires tout ce que vous y trouverez marqué par des astérisques. Si vous le faites, vous condamnez implicitement les exemplaires dont se servent toutes les autres Eglises, parce qu'à peine en trouvera-t-on un ou deux sans les additions que je viens de signaler.

Vous ajoutez que je ne devais pas entreprendre une nouvelle traduction après celle qu'ont faite les anciens, et voici le dilemme que vous développez à cette occasion : « ou le texte que les Septante ont traduit est obscur, ou il est clair ; s'il est obscur, il est à croire que, comme eux, vous n'éviterez pas toutes les erreurs; s'il est clair, ils n'ont point dû errer. » Je réponds à votre objection. Les commentaires des anciens écrivains sur les saintes Ecritures sont ou clairs, ou obscurs. S'ils sont obscurs , comment avez-vous osé entreprendre d'écrire après eux sur des matières qu'ils n'ont pu débrouiller? S'ils sont clairs, en Nain vous Nous êtes efforcé d'éclaircir ce qui n'a pu leur échapper, particulièrement dans l'explication des psaumes, sur lesquels ils nous ont laissé plusieurs volumes ; ainsi, parmi les Grecs, Origène, Eusèbe de Césarée, Théodore d'Héraclée , Astère de Scitopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie , sans compter plusieurs autres qui ont écrit sur quelques psaumes détachés (car il s'agit ici du livre entier des psaumes) ; et, parmi les Latins, saint Hilaire, évêque de Poitiers ; Eusèbe, évêque de Verceil, tous deux traducteurs des commentaires d'Origène et d'Eusèbe. Notre saint Ambroise a aussi imité Origène en quelques endroits de ses ouvrages. Or, dites-moi pourquoi vous avez cru devoir, malgré de si imposantes autorités, vous écarter de leur sens dans vos commentaires sur les psaumes? S'ils sont obscurs, il est présumable que vous vous êtes trompé; s'ils sont clairs, il n'est pas probable que de si habiles interprètes soient tombés dans l'erreur. Dans les deux cas, vos commentaires sont parfaitement inutiles; mais d'après ce principe, que nous nous hâtons de rejeter, personne, après ces Anciens, n'oserait écrire, et il suffirait qu'un sujet ait été traité par un autre pour qu'il fût interdit de le prendre en sous-ordre. Vous devez donc sur ce point, vous devez à votre impartialité d'être aussi indulgent pour les autres que vous l'avez été pour vous-même. Je n'ai point eu dessein de décréditer les anciennes versions , puisqu'au contraire je les ai corrigées et transportées du grec en latin pour ceux qui, n'entendent que notre langue. Je n'ai eu en vue, dans ma traduction, que de rétablir les endroits que les Juifs ont omis ou corrompus et de faire connaître aux Latins ce que porte le texte hébreu. Si on ne veut point la lire, on peut la laisser de côté; on ne force personne. Ceux qui ne la goûtent pas sont parfaitement libres de savourer leur vin vieux et de faire fi de mon vin nouveau ; je me suis contenté d'éclaircir les anciennes versions, et de mettre dans un nouveau jour les passages obscurs.

Quant aux règles à suivre dans la traduction des saintes Ecritures, je les ai expliquées dans le livre que j'ai composé Sur la meilleure manière de traduire, et dans toutes les préfaces qui sont à la tête des traductions que j'ai faites des livres sacrés. Je crois devoir y renvoyer le lecteur. Que si vous ne mettez pas à l'index le Nouveau-Testament, que f ai revu et corrigé, parce que plusieurs personnes qui savent le grec sont capables d'en juger, vous devrez aussi me faire la justice de croire que je n'ai pas été moins exact dans la traduction de l'Ancien-Testament ; que je n'y ai rien mis du mien, et qu'elle est entièrement conforme au texte (596) hébreu. Si vous en doutez, vous pouvez consulter sur cela ceux qui savent la langue hébraïque. Mais que décider, me répondrez-vous, si les interprètes consultés refusent de s'en expliquer ou bien tentent de nous induire en erreur? Quoi ! parmi tous les Juifs, il ne s'en trouverait pas un seul qui consentirait à s'enquérir de la fidélité de ma traduction? un seul qui entendrait la langue hébraïque? Toute la terre conspirerait-elle contre moi, comme ces Juifs dont vous me parlez, et qui dans une petite ville se sont déchaînés contre ma version? C'est le conte que vous me faites dans une de vos lettres. « Un évêque de nos confrères, dites-vous, ayant ordonné qu'on lut votre traduction dans l'assemblée des fidèles dont il a la conduite, on s'émut très fort que vous eussiez traduit un certain endroit du prophète Jonas d'une manière toute différente de celle à laquelle le peuple était accoutumé et qui était passé en usage. Il se fit un si grand tumulte parmi le peuple, surtout parmi les Grecs, qui vous accusaient tout haut d'avoir falsifié ce passage, que l'évêque de la ville, presque entièrement habitée par des Juifs, fut obligé de les consulter ; et ils lui affirmèrent, soit par ignorance, soit par malice, que les exemplaires grecs et latins étaient sur ce point conformes au texte hébreu. Ils y mirent tant d'insistance qu'il se vit dans la nécessité de corriger cet endroit comme entaché de falsification, afin de retenir son peuple, qui avait été sur le point de l'abandonner. Je juge par là que vous avez bien pu vous tromper en quelques endroits. »

Vous dites que j'ai mal traduit un certain endroit du prophète Jonas, et qu'un mot auquel les oreilles n'étaient point accoutumées ayant ameuté le peuple, l'évêque s'était vu sur le point d'être chassé de son siège. Mais vous ne me marquez point quel est cet endroit que j'ai mal traduit, et par là vous m'ôtez le moyen de me défendre et de vous donner des explications. Voudriez-vous renouveler cette dispute de mots qui roulait sur le mot courge, et qu'occasionna, il y a plusieurs années, un individu se disant de la famille de Cornelius ou d'Asinius Pollion, et qui me reprocha d'avoir mis dans ma traduction le mot lierre au lieu de courge. Comme j'ai répondu fort au long à cette accusation dans mon commentaire sur le prophète Jonas, je me contenterai d'exposer ici que dans l'endroit où les Septante ont mis le

mot courge, et Aquila, avec les autres interprètes, celui de cisson, qui veut dire lierre, il y a dans le texte hébreu cicaion, que les Syriens transforment communément en celui de ciceia. C'est une plante dont les feuilles sont larges comme celles de la vigne; elle croît et s'élève en peu de temps à la hauteur d'un arbrisseau ; sa tige se soutient d'elle-même, et n'a pas besoin qu'on l'appuie, comme la courage et le lierre, avec des perches et des échalas. Si donc, en m'attachant à la lettre, j'avais mis dans ma traduction le mot cicaion, personne ne m'aurait compris; si j'avais rendu ce mot par celui de courge, j'aurais dit ce qui n'était point dans l'hébreu. J'ai donc cru devoir le traduire par ce mot de lierre, afin de me conformer aux autres interprètes. Que si les Juifs de votre pays, soit par malice, soit par ignorance, vous ont assuré , comme vous me l'apprenez, que les exemplaires grecs et latins étaient en cela conformes au texte hébreu, soyez con. vaincu ou qu'ils sont très ignorants dans la langue hébraïque, ou qu'ils vous ont trompé, afin de se divertir aux dépens des partisans de la courge.

Je finis en vous conjurant de ménager un vieillard satisfait de son obscurité tranquille; de ne point forcer un vétéran , qui a servi si longtemps, de se remettre sous les armes et de s'exposer à de nouveaux dangers. C'est à vous, qui êtes jeune et élevé à la dignité épiscopale, c'est à vous d'instruire les peuples, de porter à Rome les richesses et les nouvelles productions d'Afrique. Pour moi, il me suffit de converser, tout bas et dans un petit coin de mon monastère , avec quelques pauvres solitaires.

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA,

 

Sur la traduction latine que Jérôme avait faite du livre d’Esther.

 

Ecrite en 404.

 

Il est certain que le livre d'Esther a été entièrement défiguré par les différentes versions qu'on en a laites; je l'ai traduit littéralement, après l'avoir tiré des archives des Hébreux. Ce livre, tel que nous l'avons dans la Vulgate, est tout rempli de lacunes ou de morceaux étrangers et hors d'oeuvre, où l'on a fait parler (597) les personnes d'après leur situation et les circonstances où elles se trouvent; de même qu'on a coutume, dans les écoles, de proposer aux écoliers quelque sujet sur lequel ils font parler celui, par exemple, qui a commis une injustice, ou celui qui l'a reçue. Pour vous, qui avez étudié l'hébreu, et qui êtes capable de juger du mérite d'une traduction, prenez le livre d'Esther en hébreu, et examinez ma version mot à mot, afin de vous convaincre que je n'y ai rien ajouté, et que j'ai traduit cette histoire, d'hébreu en latin, avec beaucoup d'exactitude et de fidélité. Je ne suis point touché ni des louanges que peuvent me donner les hommes, ni des reproches qu'ils me peuvent adresser uniquement occupé du soin de plaire à Dieu, je ne crains point leurs menaces ; car Dieu « brise les os de ceux qui cherchent à plaire aux hommes, » et, selon l'apôtre saint Paul, ceux qui agissent ainsi ne peuvent être serviteurs du Christ.

 

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AU PRÊTRE RIPARIUS.

 

Des erreurs de Vigilantius, prêtre de l'église de Barcelonne. — Jérôme établit que les honneurs rendus aux cendres des morts ne constituent pas l'idolâtrie. — Il prouve par des exemples que sou indignation contre Vigilantius est juste. — Il joue sur le nom de Vigilantius.

 

Ecrite en 404.

 

Ayant reçu vos lettres, ne pas y répondre, c'est de l'orgueil; y répondre, c'est de la témérité ; car vous m'interrogez sur des choses qu'on ne peut ni avancer ni entendre sans sacrilège. Vous dites que Vigilantius, dont le nom est une contre-vérité (car Dormitantius lui conviendrait avec plus de raison), ouvre de nouveau sa bouche impure, blasphème contre les reliques des saints martyrs, nous appelle, nous qui les honorons, cendriers et idolâtres, parce que nous respectons les ossements des morts. Oh! le misérable homme est digne qu'on répande sur son aveuglement des torrents de larmes, puisqu'en parlant de la sorte, il ne voit pas qu'il est lui-même un Samaritain et un Juif, qui, s'attachant à la lettre qui tue et non pas à l'esprit qui vivifie, regarde les corps morts comme quelque chose d'impur, et s'imagine que les vases même de la maison où il meurt quelqu'un contractent quelque impureté.

Pour nous, nous n'adorons ni les reliques des martyrs, ni le soleil, ni la lune, ni les anges, ni les archanges, ni les chérubins, ni les séraphins, « ni aucuns noms qui peuvent être dans le siècle présent ou le siècle futur, » de peur de rendre à la créature le culte souverain au lieu de le rendre au Créateur qui est béni dans tous les siècles. Mais nous honorons les reliques des martyrs, afin d'adorer celui pour lequel ils ont souffert le martyre. Nous honorons les serviteurs, afin que l'honneur que nous leur rendons retourne au Seigneur qui dit : « Celui qui vous reçoit me reçoit. »

Est-ce que les reliques de saint Pierre et saint Paul sont impures ? Est-ce que le corps de Moïse est impur, lui qui, selon la vérité hébraïque (1), a été enseveli par le Seigneur même? Toutes les fois que nous entrons dans les basiliques des apôtres , des prophètes et des martyrs, sont-ce des temples d'idoles que nous honorons? Les cierges que nous allumons devant leurs tombeaux sont-ils des marques d'idolâtrie? Je dis plus, afin de confondre cet homme extravagant, de guérir ou de démonter entièrement sa pauvre tête, et d'empêcher qu'il ne séduise les simples par ses dogmes sacrilèges. Le corps du Seigneur dans le tombeau était-il impur? Les anges qui, revêtus d'habits blancs, parurent dans son sépulcre, faisaient-ils la garde autour d'un cadavre souillé? Fallait-il qu'après plusieurs siècles Dormitantius vint nous débiter ses rêveries, ou plutôt vomir ses blasphèmes? Fallait-il qu'à l'exemple du persécuteur Julien, il vint détruire les basiliques des martyrs, ou les changer en temples des faux dieux?

Je m'étonne que le saint évêque dans le diocèse duquel on dit qu'il exerce les fonctions de prêtre souffre ses emportements. Je m'étonne qu'il ne se serve pas de la verge apostolique et de la «verge de fer » pour briser ce vase inutile, et qu'il ne « livre pas cet homme au démon pour mortifier sa chair, afin de sauver son âme. » Je m'étonne qu'il ne se souvienne pas de ce chie dit l'Ecriture « Lorsque vous voyiez un larron, vous couriez aussitôt avec lui, et vous vous rendiez le compagnon des adultères. » Et ailleurs: « Je mettais à mort dès le matin tous les pécheurs de la terre,

 

(1) c'est-à-dire selon le texte hébreu ; car la version des Septante porte que moïse, fut enseveli par les Juifs.

 

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afin de bannir de la ville du Seigneur tous ceux qui commettent l'iniquité. »  Et encore : « Seigneur, n'ai-je pas haï ceux qui vous haïssaient, et ne séchais-je pas d'ennui en voyant vos ennemis? Je les haïssais d'une haine complète.

Si les ossements des morts souillent ceux qui les touchent, comment Elisée, dans le tombeau, a-t-il pu ressusciter un mort? continent son corps, qui selon Vigilantius était impur, a-t-il pu donner la vie? Les Israélites souillèrent donc leur camp, lorsqu'ils portèrent dans le désert le corps de Joseph et ceux des patriarches, et qu'ils transportèrent ces cendres impures dans la Terre-Sainte. On doit aussi regarder Joseph, qui était la figure de Jésus-Christ, comme un scélérat, puisqu'il lit transporter avec tant de pompe les os de Jacob à Hébron, afin de mettre le corps impur de son père dans le tombeau de son grand-père et de son aïeul, dont les corps étaient impurs de même, et de joindre ce mort avec les morts?

O langue digne d'être coupée! ô tête sans cervelle ! Cet homme extravagant aurait bien besoin de se mettre entre les mains des médecins, afin d'apprendre à se taire , puisqu'il ne saurait parler à propos. J'ai vu autrefois cet homme abominable, et je me servis alors de plusieurs passages de l'Écriture, comme d'autant de liens, pour lier ce furieux; car c'est ainsi qu'Hippocrate veut qu'on traite les fous. Mais il se retira, il s'éloigna, il s'enfuit, il courut avec impétuosité, et s'étant retiré entre la mer Adriatique et les Alpes Cotiennes, il se mit à crier et à déclamer contre moi; car tout ce qu'un l'ou peut dire se réduit à des criailleries et à des invectives.

Peut-être trouverez-vous mauvais de ce que je me déchaîne de la sorte contre lui en son absence. Je vous avouerai ma douleur. Je ne puis entendre patiemment de si grands blasphèmes ; car je connais l'indignation de Phinées, l'inflexibilité d'Elie, le zèle de Simon le Cananéen, la sévérité de Pierre faisant mourir Ananie et Sapphire, la fermeté de Paul qui condamna pour toujours le magicien Elymas, résistant aux voies du seigneur. Il n'y a pas ici inhumanité, mais amour de Dieu. De là vient que nous lisons dans l'Écriture : « Si votre frère, ou votre ami, ou votre femme qui vous est si chère, veulent vous corrompre et vous détourner des sentiers de la vérité , tuez-les de votre propre main, répandez leur sang, et vous ôterez ainsi le mal du milieu d'Israël. »

Je le répète encore une fois; si les reliques des martyrs sont impures, pourquoi donc les apôtres ont-ils porté avec tant de pompe le corps impur de saint Etienne dans le tombeau ? Pourquoi « lui ont-ils fait des funérailles av un si grand deuil? » Pourquoi le sujet de leurs larmes est-il devenu le sujet de notre joie?

Cet hérétique, dites-vous, a les veilles exécration; il agit en cela contrairement au nom qu'il porte. Il s'appelle Vigilantius et il ne pense qu'à dormir, sans avoir égard à ce que dit le Sauveur : « Quoi? vous n'avez pu veiller une heure avec moi? Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation. L'esprit est prompt, mais la chair est faible; » ni à ce que dit le prophète dans un autre endroit : « Je me levais au milieu de la nuit pour vous louer sur les jugements de votre loi, pleine de justice. L'Évangile nous apprend encore que Jésus-Christ a passé des nuits entières en oraison; et nous lisons que les apôtres ont chanté des psaumes toute la nuit dans leurs prisons, et que leurs prières ont ébranlé la terre, converti leurs geôliers, jeté l'effroi dans les villes et le trouble dans le coeur des magistrats. Saint Paul dit aussi : « Persévérez et veillez dans la prière. »  Et dans un autre endroit : « J'ai veillé souvent. »  Que Vigilantius donc dorme, et que l'ange exterminateur vienne l'étouffer comme les Egyptiens durant son sommeil. Pour nous, disons avec David : « Celui qui garde Israël ne s'assoupira et ne s'endormira point, »  afin que « celui qui veille et qui est saint » vienne vers nous. Que si quelquefois il s'endort pour nous punir de nos péchés, disons-lui : « Levez-vous, Seigneur; pourquoi paraissez-vous comme en. dormi ? » Et lorsque notre nacelle sera battue de la tempête, réveillons-le en criant: «Maître, sauvez-nous, nous périssons. »

J'en dirais davantage si je ne craignais de passer le bornes d'une lettre; c'est ce qui m'oblige à finir. Je vous aurais néanmoins écrit plus au long, si vous m'aviez envoyé les sottises que ce personnage débite dans son livre (1), et si je savais ce qui mérite d'être réfuté. Je n'ai fait ici que battre l'air, et je me suis moins

 

(1),Voyez cinquième série, Polémique, Traité contre Vigilantius.

 

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arrêté à combattre ses erreurs qu'à expliquer notre croyance. Au reste, si vous voulez que. j'écrive plus au long contre lui, envoyez-moi ses visions et ses folies, afin qu'il entende Jean-Baptiste prêchant : « La cognée est déjà à la racine de l'arbre ; car tout arbre qui ne produit point de bon fruit, sera coupé et jeté au feu. »

 

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