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CORRESPONDANCE (405-419)

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

A SAINT AUGUSTIN.

A SAINT PAULIN.

A UNE VEUVE DES GAULES ET A SA FILLE.

A JULIANUS.

A RUSTICUS.

A ABIGAUS, PRÊTRE ESPAGNOL.

A SAINT AUGUSTIN.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A MARCELLIN ET A ANAPSYCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

A SAINT AUGUSTIN.

A SAINT AUGUSTIN.

A SAINT AUGUSTIN ET A ALYPIUS.

 

A THÉOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.

 

Eloge de la lettre pascale de Théophile. — Maladie de Jérôme. — Mort de sainte Paula.

 

Ecrite en 405.

 

Depuis que votre béatitude m'a envoyé sa lettre pascale (1), j'ai été si accablé de douleur; et les affaires de l'Église, dont j'entends parler diversement, m'ont donné tant d'inquiétude, qu'à peine ai-je pu traduire votre lettre en latin. Car vous savez ce que disent les Anciens: « Que l'éloquence et la tristesse ne sauraient s'allier ensemble , surtout quand aux peines de l'esprit se joignent les infirmités du corps. » En ce moment même, je suis dans l'accès de la fièvre, et il y a déjà cinq jours que je garde le lit. J'ai donc dicté cette lettre à la hâte, pour vous marquer en peu de mots que la traduction de la vôtre m'a infiniment coûté, et que j'ai eu bien de la peine à rendre beauté pour beauté, et à donner au latin l'élégance et la douceur du grec.

Vous commencez, comme les philosophes, par établir des principes généraux, qui vous servent tout à la fois et à instruire tous les hommes en général, et à accabler en particulier celui (2) dont vous avez entrepris de combattre les erreurs. Dans la suite , chose si rare et si difficile , vous savez allier Platon à Démosthènes, et joindre à la force et à la solidité de la philosophie les beautés et les ornements de l'éloquence. Avec quelles couleurs ne dépeignez-vous pas les désordres et l'infamie de l'incontinence? Par quelles louanges au contraire ne relevez-vous pas le mérite et l'éclat de la chasteté? Avec quelle érudition ne décrivez-vous

 

(1) Les lettres pascales étaient destinées a faire connaître quel jour on devait célébrer la Pâque.

(2) Origène, dont Théophile combat les erreurs dans ses lettres pascales.

 

pas la vicissitude des jours et des nuits, le. cours de la lune et du soleil, la construction et la nature de ce vaste univers? Vous n'allez pas puiser vos preuves et vos raisonnements aux sources de la littérature profane, de peur de déroger à la dignité de votre sujet; vous n'appuyez ce que vous dites que sur l'autorité des saintes Écritures. En un mot (car je crains que les louanges que je vous donne ici ne soient suspectes de flatterie ), votre ouvrage est excellent, vous y raisonnez selon les véritables principes de la philosophie, et vous traitez votre sujet sans offenser personne.

Pardonnez-moi donc, je vous prie, d'avoir différé si longtemps à le traduire. Je suis si affligé de la mort de la vénérable Paula, qu'excepté la traduction de votre lettre, il m'a été impossible jusqu'à présent de rien faire sur l'Écriture sainte. Vous savez qu'en perdant cette sainte femme nous avons perdu toute notre consolation. Si je suis si sensible à cette perte , Dieu m'est témoin que ce n'est point pour mon propre intérêt ; je n'ai en vue que celui des serviteurs du Christ, que cette charitable veuve soulageait et prévenait même dans tous leurs besoins.

Votre sainte et vénérable fille Eustochia vous salue; elle est inconsolable de la mort de sa mère. Tout le monastère vous salue. Envoyez-moi les ouvrages dont vous me parlez dans votre lettre; je serais bien aise de les lire ou de les traduire. Je prie le Christ de vous conserver la santé.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Compliments de Jérôme et de ses frères à saint Augustin et Alypius. — Il parle de son commentaire sur le prophète Jonas qu'on avait violemment critiqué.

 

Lettre écrite en 405.

 

J'ai appris avec joie de notre frère Firmus, à qui j'ai eu soin de demander de vos nouvelles, que vous étiez en santé. Mais m'étant informé si vous ne l'aviez point chargé de quelque lettre pour moi (car je comptais en recevoir, et je me croyais même en droit d'en demander), il m'a dit qu'il était parti d'Afrique à votre insu. Je me sers donc de l'occasion que me fournit une personne qui vous est si attachée pour vous assurer de mon respect, et en même temps pour vous prier de me pardonner la liberté que (600) j'ai prise de vous répondre comme j'ai fait. J'en ai une véritable confusion, mais vous l'avez voulu, et ,j'ai été obligé de me rendre malgré moi à vos instances réitérées. Si j'ai tort en cela, permettez-moi de vous dire que vous en avez encore plus de m'avoir attaqué. Mais ne chicanons pas davantage ; aimons-nous en véritables frères, et laissant là toutes nos disputes, ne nous écrivons désormais que pour nous donner des marques d'une sincère amitié.

Tous nos frères qui servent ici le Seigneur avec moi vous saluent de coeur. Je vous prie aussi de saluer de ma part ceux qui portent avec vous le doux joug de Jésus-Christ, et particulièrement le saint évêque Alypius. Que le Christ, notre Dieu tout-puissant vous conserve sain et sauf, et vous fasse penser à moi, saint et vénérable évêque.

Si vous avez lu mon Commentaire sur le prophète Jonas, je crois que vous n'aurez pas approuvé le ridicule procédé de ceux qui ont voulu me faire un procès au sujet du mot courge. Il est vrai que j'ai écrit contre un ami qui m'a attaqué le premier. Mais il est de votre justice de donner le tort à l'agresseur, et non pas à celui qui répond. Exerçons-nous, si vous le voulez, dans le champ des saintes Ecritures ; mais que ce soit sans récrimination aucune.

 

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A SAINT PAULIN.

 

Saint Jérôme avoue qu'il ne relisait pas ses lettres parce qu'il en avait trop à écrire. — Réponse à deux questions de saint Paulin. — Jérôme le remercie du bonnet qu'il lui a envoyé.

 

En 406.

 

Vous m'engagez à vous écrire, mais vous m'effrayez par votre éloquence. Par votre style épistolaire, vous rappelez presque celui de Cicéron. Vous vous plaignez que mes lettres sont trop courtes et d'un style trop négligé; si elles ne sont pas plus longues et mieux écrites, ce n'est pas que je me néglige, c'est que je vous crains et que j'appréhende de les faire plus mal encore en les faisant plus longues. A vous parler franchement, lorsque quelque vaisseau est prêt à faire voile pour l'Italie, on me demande tant de lettres à la fois que, si je voulais écrire à chacun en particulier tout ce que j'ai à dire, je laisserais malgré moi échapper l'occasion d'écrire.

C'est ce qui fait que, sans m'embarrasser ni de la pureté du style ni de l'exactitude de mes copistes, je leur dicte sur-le-champ tout ce qui me vient à l'esprit. J'agis ainsi à votre égard, vous regardant plutôt comme un ami indulgent que comme un censeur rigoureux de mes lettres.

Vous me proposez deux questions dans celle que vous m'avez adressée; la première : Pourquoi Dieu a endurci le coeur de Pharaon; et dans quel sens l'Apôtre a dit : « Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde; » et d'autres passages semblables qui paraissent détruire le libre arbitre? la seconde : Comment on peut appeler « saints » les enfants des fidèles ; c'est-à-dire de ceux qui ont été baptisés , puisque ces enfants ne peuvent être sauvés qu'en recevant et en conservant la grâce du baptême?

Origène répond d'une manière très solide à la première question dans son livre « des Principes », que j'ai traduit depuis peu, à la sollicitation de notre cher Pammaque. Cet ouvrage m'a tellement occupé, que j'ai été obligé de remettre à un autre temps l'explication de Daniel que je vous ai promise. Malgré mon estime et mon amitié pour Pammaque, j'aurais néanmoins différé la traduction qu'il souhaitait de moi; mais tous nos frères de Rome se sont joints à lui pour m'engager à l'entreprendre, et m'ont assuré que plusieurs personnes séduites par les erreurs d'Origène étaient en danger de se perdre. Je n'ai donc pu me dispenser de traduire ces livres, où il y a plus de mal que de bien. J'ai pris soin de n'y rien ajouter et de n'en rien retrancher, et de rendre ma traduction exacte, fidèle et entièrement conforme à l'original. Si vous la voulez lire, vous pouvez l'emprunter de Pammaque, quoiqu'il vous soit facile de lire le texte dans la langue grecque qui vous est familière, et de vous passer ainsi de ma traduction.

Comme je parle ici à un homme savant et également versé dans la science des saintes Ecritures et des lettres humaines, je vous prie de ne me pas croire assez injuste et assez passionné pour condamner tous les ouvrages d'Origène : ce dont Calpurnius Lanarius et ses disciples m'accusent, me reprochant d'avoir changé tout d'un coup d'opinion à l'exemple de Denis le philosophe. J'approuve dans (601) Origène ce qu'il y a de bon, et je ne condamne f que sa mauvaise doctrine; car je suis persuadé que ceux qui appellent mauvais ce qui est bon, et amer ce qui est doux, encourent la même malédiction que ceux qui appellent bon ce qui est mauvais et doux ce qui est amer. Est-il, en effet, un entêtement plus étrange que celui des personnes qui, en voulant louer la doctrine et l'érudition d'un auteur, approuvent et imitent jusqu'à ses blasphèmes?

Quant à la seconde question que vous m'avez proposée, Tertullien la traite dans son livre de la Monogamie, et dit qu'on donne le nom de saints aux enfants des fidèles, parce qu'étant candidats de la foi, ils ne sont jamais souillés par l'idolâtrie. Il faut remarquer à ce sujet que, quoique le nom de « saint » ne puisse convenir qu'aux créatures raisonnables qui servent et adorent Dieu, on ne laisse pas néanmoins de donner ce nom aux vases du tabernacle et à tout ce qui sert à l'autel. C'est une façon de parler ordinaire aux écrivains sacrés d'appeler « saints », ceux qui sont purs ou qui se sont lavés et purifiés de leurs souillures par différentes expiations. C'est dans ce sens que l'Écriture sainte donne au temple le nom de sanctuaire, et qu'en parlant de Bethsabée elle dit qu'elle se sanctifia, c'est-à-dire qu'elle se purifia de son impureté.

Au reste, je vous prie de ne pas m'accuser de vanité ou de mensonge. Dieu est témoin qu'il n'y a que la crainte d'avoir un homme de votre caractère pour juge de mes ouvrages, qui m'ait fait hésiter à vous écrire. Or, vous savez que, quand une fois l'esprit est préoccupé, il est bien difficile qu'il puisse réussir dans ce qu'il entreprend.

J'ai volontiers reçu le bonnet que vous m'avez envoyé. Quelque petit qu'il soit, la charité le rend très grand. C'est une chose fort utile pour un vieillard, qui a besoin de se tenir la tête chaude. Ce présent m'est doublement agréable, et par lui-même et par la personne qui le fait.

 

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A UNE VEUVE DES GAULES ET A SA FILLE.

 

Une riche veuve et sa fille habitaient une ville des Gaules. — Elles ne restaient pas ensemble; et toutes deux logeaient un ou plusieurs clercs. — Le fils de cette veuve était moine; il alla visiter le lieux saints et pria saint Jérôme d'écrire à sa mère et à sa soeur pour les prévenir du scandale qu'elles occasionnaient . — Détails curieux sur les usages et les mœurs de l'époque, sur la coquetterie des femmes. — Singulière conclusion de la lettre.

 

Lettre écrite en 406

 

J'ai appris d'un de nos frères, venu des Gaules, que sa mère qui est veuve et sa sueur, qui est vierge, demeuraient dans la même ville, mais non dans la même maison; qu'elles avaient pris chez elles quelques ecclésiastiques, soit pour leur tenir compagnie, soit pour prendre soin de leurs affaires, et qu'elles causaient plus de scandale en s'attachant ainsi à des étrangers, qu'elles n'avaient fait en se séparant l'une de l'autre. Comme je gémissais de cette conduite, et comme mon silence était plus expressif que mes paroles, il me dit : « Je vous prie, de leur écrire pour les porter à rentrer dans leur devoir, et à vivre bien ensemble, en sorte que la mère reconnaisse sa fille et la fille sa mère. — Vous me donnez là, lui dis-je, une étrange mission ; c'est bien à un inconnu comme moi d'entreprendre de ménager la paix entre deux personnes qui n'ont pas voulu se rendre aux sollicitations et aux remontrances d'un fils et d'un frère. Il semble, à vous entendre parler, que je sois un évêque, tandis que je ne suis qu'un pauvre solitaire, qui, éloigné du commerce des hommes et renfermé dans le fond d'une cellule , n'ai point d'autre occupation que de pleurer les péchés que j'ai commis et d'éviter ceux que je pourrais commettre. Que dirait-on si l'on voyait courir par le monde les écrits d'un homme qui fait profession d'être inconnu à tous les autres ? — Je vous trouve bien craintif, me dit-il alors; qu'est donc devenue cette généreuse liberté avec laquelle on vous a vu comme un autre Lucilius (1) censurer les actions de tout le monde? — C'est cela même, qui m'oblige à prendre le parti de la retraite et du silence ; car ayant vu qu'on me faisait un crime de la liberté que

 

(1) Ce Lucilius était un poète, fort satirique, qui faisait profession de critiquer tout le monde ; comme le remarque Horace, liv. I, serm., sat., 10.

 

je me donnais de reprendre les autres, tandis qu'ils se déchiraient les uns les autres, on m'accusait de n'avoir, comme on dit ordinairement, ni oreilles pour entendre leurs sottises, ni sentiment pour en juger; et comme les murailles même retentissaient des discours injurieux que l'on tenait de moi, « et que ceux qui buvaient du vin me raillaient dans leurs chansons : «  alors, cédant à la malice et à l'indocilité des hommes, j'ai appris à me taire, persuadé qu'il valait mieux » mettre une sentinelle à ma bouche et des gardes à mes lèvres, que de me laisser aller à des discours pleins de malignité, , et de parler mal des autres en voulant les corriger. - Mais, me répliqua-t-il, ce n'est pas être médisant que de dire la vérité, et une correction particulière ne devient pas une censure générale (1), puisqu'il n'arrive presque jamais qu'on tombe dans une faute pareille à celle dont je viens de vous parler. Ne souffrez donc pas, je vous prie, que j'aie fait en vain un si long et pénible voyage; car le Seigneur m'est témoin qu'après le désir que j'ai eu de visiter les lieux saints , le motif le plus pressant qui m'a obligé de l'entreprendre a été pour vous prier d'écrire à ma mère et à ma sueur, afin de remédier au scandale que cause leur division. — Eh bien! lui dis-je, je vais donc faire ce que vous souhaitez de moi, et je le ferai d'autant plus volontiers, que ma lettre passera les mers, et qu'étant adressée à des personnes particulières, il sera difficile que d'autres puissent se plaindre d'y être maltraitées. Mais je vous prie de ne la communiquer à personne. Vous la porterez vous-même, et si votre mère et votre saur en font leur profit, je me réjouirai avec vous; si au contraire elles méprisent mes conseils, comme j'y vois beaucoup d'apparence, vous n'y perdrez que la peine d'avoir fait inutilement un long voyage, et moi celle d'avoir écrit une lettre en vain.

Je vous supplie d'abord, ma soeur et ma fille,

 

(1) Toutes les éditions et quelques manuscrits portent Cum aut rarus aut nullus sit qui sub hujus culpae reatum non cadat. La négation fait ici un sens entièrement contraire à celui de saint Jérôme. Un ancien manuscrit (*) de saint Remi de Reims, que nous avons suivi, établit le véritable sens, en ôtant la négation ; car il porte : Cum aut rarus aut nullus sit qui sub hujus culpae reatum cadat.

 

(*) Ce manuscrit dont parle Guillaume Roussel est perdu. Il a probablement disparu avec d’autres manuscrits fort précieux dans la dévastation de l’abbaye de Saint-Remy, en 1793.

 

d'être persuadées que, si je vous écris, ce n'est pas que je sois prévenu contre vous de quelque soupçon injurieux à votre réputation; c'est seulement (1) pour vous prier de bien vivre ensemble, de peur que votre conduite ne devienne suspecte aux autres. Car si je croyais, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous eussiez des liaisons criminelles , je n'aurais jamais pensé à vous écrire, convaincu que je l'aurais fait inutilement. De plus, s'il m'échappe dans cette lettre quelques traits trop vifs et trop piquants, je vous prie de les regarder, non pas comme une saillie d'une humeur brusque et sévère, mais comme un remède nécessaire à la grandeur de vos maux. Car on applique le fer et le feu aux parties gangrenées; on chasse le poison par d'autres poisons, on calme une douleur médiocre par une plus aiguë. Enfin je vous prie de faire réflexion que, quoique vous ne vous sentiez coupables d'aucun crime, vous ne pouvez néanmoins donner occasion aux mauvais bruits sans compromettre votre réputation. Les noms de mère et de fille sont des noms qui n'inspirent que la piété, et qui engagent à des devoirs réciproques; ce sont des liens que la nature même a formés, et qui après Dieu unissent les hommes ensemble de la manière du monde la plus étroite et la plus tendre. Si vous vous aimez , ce n'est pas un sujet de louanges pour vous; mais c'est un crime si vous vous haïssez. Notre Seigneur Jésus obéissait à ses parents , respectant comme sa mère celle dont il était le père, honorant comme son nourricier celui qu'il nourrissait lui-même, et se souvenant que l'une l'avait porté dans son sein et l’autre entre ses bras. C'est pour cela qu'étant attaché à la croix, il recommanda à son disciple cette mère dont jusqu'alors il avait toujours pris soin lui-même.

Je ne parle plus ici à la mère, qui, étant âgée, faible, abandonnée, peut en quelque façon être excusable. Mais vous qui êtes sa fille, croyez-vous être logée trop à l'étroit dans la maison de celle qui a bien pu vous porter dans son

 

(1) Les éditions et les manuscrits sont peu d'accord sur cet endroit. L'édition de Marianus porte : vestram errare concordiam. Quelques manuscrits ont : vestram narrare concordiam. Erasme croit qu'il faut lire : vestram curare concordiam. Nous avons encore suivi ici le manuscrit de saint Remi, qui porte : vestram me orare concordiam. Cette leçon nous a paru la plus naturelle, quoiqu'elle ne soit pas du goût de Marianus.

 

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sein? Vous y avez été enfermée durant dix mois, et vous ne sauriez demeurer un seul jour dans une même chambre avec votre mère ? Est-ce que vous ne pouvez soutenir ses regards, et que vous n'êtes pas bien aise que vos actions soient éclairées par une personne qui, vous ayant mise au monde, nourrie et élevée jusqu'à présent, tonnait plus à fond les sentiments et les inclinations de votre coeur? Si vous êtes encore vierge , pourquoi appréhender une gardienne vigilante? Si vous vous êtes laissée corrompre, pourquoi ne vous pas marier publiquement? Le mariage serait pour vous comme une seconde planche après le naufrage, et un remède à vos premiers désordres. Ce n'est pas que je croie qu'on doive persévérer dans le crime, et qu'il soit inutile de faire pénitence après qu'on a péché; mais c'est que j'ai de la peine à me persuader qu'on puisse rompre aisément des engagements criminels. Car au reste, si vous retournez avec votre mère après votre chute , il vous sera plus aisé de pleurer avec elle la perte que vous aurez faite en son absence. Que si vous avez encore toute votre innocence , conservez-la soigneusement de peur de la perdre. Pourquoi demeurer dans une maison où vous êtes à tout moment réduite à la dure nécessité ou de vaincre ou d'être vaincue? Quel est l'homme qui puisse dormir tranquillement proche d'une vipère ?Quand bien même il n'en serait pas mordu, il serait toujours inquiet. Il est plus avantageux de n'être point exposé au péril que de l'avoir évité ; car dans le premier cas on est en sécurité, et dans l'autre l'on pense à se sauver; là on goûte une joie tranquille, ici l'on n'échappe qu'avec peine.

Vous me direz peut-être que votre mère mène une vie peu réglée, qu'elle est passionnée pour le monde, qu'elle aime les richesses, qu'elle ignore le jeûne, qu'elle se farde, qu'elle s'ajuste avec coquetterie; qu'elle nuit à votre genre de vie, et qu'enfin il vous est impossible de demeurer avec une personne de ce caractère.

Premièrement si elle est telle que vous la dépeignez, vous mériterez davantage en demeurant avec elle. Souvenez-vous qu'elle vous a longtemps portée dans son sein et nourrie de son lait; que dans votre enfance elle a supporté vos impatiences avec une douceur et une tendresse dignes d'une véritable mère; qu'elle vous a assistée dans vos maladies ; qu'elle a lavé vos langes, et que malgré les ennuis dont elle était accablée et les peines que vous lui donniez, elle a toujours pris soin jusqu'ici de votre éducation. Ne fuyez donc pas la compagnie d'une mère qui, après vous avoir appris à aimer Jésus-Christ, vous a consacrée à ce divin époux. Que si vous ne pouvez pas vous accommoder de ses manières, ni de la vie sensuelle et mondaine qu'elle mène, cherchez quelques autres vierges avec qui vous puissiez mener une vie pure et innocente. Pourquoi abandonner votre mère pour vous attacher à un homme qui peut-être a quitté aussi et sa mère et sa soeur? C'est, me direz-vous, qu'il est d'un naturel doux et complaisant. Mais avez-vous suivi cet homme , où l'avez-vous rencontré depuis que vous vous êtes séparée d'avec votre mère? Si vous l'avez suivi, il est aisé de voir ce qui vous a obligé de vous séparer d'avec elle; si vous l'avez rencontré depuis votre séparation, vous donnez à connaître par là ce qui vous manquait dans la maison de votre mère.

C'est me presser bien vivement, me direz-vous, que de tourner rocs propres armes contre moi. Il est vrai, mais « celui qui marche simplement marelle en assurance. » Si je me sentais coupable (1), je saurais bien me taire; je n'aurais garde de condamner dans les autres un crime que j'aurais commis moi-même, et je ne regarderais pas la paille qui serait dans l'ail de mon frère à travers la poutre qui serait dans le mien. Mais puisque je vis parmi ales frères, éloigné du commerce des hommes, ne voyant les gens du monde et n'en étant vu que très rarement et toujours en présence de témoins, il me semble que vous devriez rougir de ne pas imiter la retenue d'un homme dont vous avez embrassé la profession. Que si vous dites : Je me repose sur le témoignage de ma propre conscience, j'ai pour juge de mes actions Dieu même qui en est le témoin, et je me mets peu en peine de tout ce qu'on peut dire de moi, je vous répondrai avec l'apôtre saint Paul, « qu'il faut avoir soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. »

 

(1) Les éditions portent : Tacerem si me non morderet conscientia. Mais il est aisé de voir que la négation fait ici un mauvais sens. Nous avons donc suivi quelques manuscrits qui portent : Tacerem si me remorderet conscientia. 

 

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Si on vous accuse d'être chrétienne et de garder la continence , moquez-vous de ces sortes de reproches ; si on vous fait un crime d'avoir quitté votre mère pour vivre dans un monastère en la compagnie des vierges, faites-vous un mérite et une gloire de cette accusation. Quand on ne peut accuser une fille consacrée à Dieu de vivre dans le libertinage , et qu'on n'a rien à lui reprocher que son insensibilité à l'égard de ses parents, elle doit mépriser ces reproches; cette insensibilité est une véritable piété, car alors vous préférez à votre mère celui que vous devez préférer à votre propre vie, et si votre mère en usait de la sorte, elle trouverait en vous et une soeur et une fille.

Quoi donc, direz-vous, est-ce un crime que de demeurer avec un homme de bien? C'est là me trainer malgré moi devant les tribunaux, afin que je prouve ce que je ne puis m'empècher de condamner, ou que je m'attire la haine et l'indignation de tout le monde. Un homme de bien ne sépare jamais une fille d'avec sa mère, il honore et respecte l'une et l'autre. Une fille qui vit régulièrement et dont la mère est veuve, fait voir qu'elle a dessein de demeurer vierge. Si cet inconnu est de même âge que vous, il doit respecter votre mère comme si elle était la sienne. S'il est plus âgé que vous, il doit vous aimer comme sa propre fille , et vous exhorter à rendre à votre mère l'obéissance que vous lui devez. Il n'est pas à propos, et pour votre réputation et pour la sienne, qu'il vous témoigne plus d'amitié qu'à votre mère, de peur qu'on ne le soupçonne de ne vous aimer qu'à cause de votre jeunesse. C'est l'avis que j'aurais à vous donner, si vous n'aviez pas un frère qui fait profession de la vie monastique, et si vous ne pouviez pas trouver dans votre famille les secours et les consolations dont vous pouvez avoir besoin. Mais, hélas! pourquoi faut-il qu'un étranger vienne partager votre coeur avec votre mère et votre frère, et surtout avec une mère veuve et un frère religieux? Il serait à souhaiter que vous voulussiez vous acquitter des devoirs de fille et de soeur, mais si c'est trop exiger de vous, et si votre mère a des manières qui vous paraissent insupportables, tâchez du moins de trouver dans votre frère plus d'amitié et de complaisance. Si votre frère est d'une humeur peu traitable, croyez que celle de votre mère est plus douce et plus commode. Mais d'où vient cette pâleur, cette agitation, cette rougeur qui parait sur votre visage? Il n'y a que l'amour d'un mari qui puisse l'emporter sur celui qu'on doit avoir pour une mère et pour un frère.

J'ai encore appris que vous allez vous promener dans les champs et dans des maisons de campagne avec vos parents, vos cousins et d'autres gens de cette sorte. Je veux croire que c'est quelqu'une de vos cousines ou quelque belle-soeur qui vous y mènent pour leur tenir compagnie; car je ne puis me persuader que vous recherchiez la société des hommes, quand bien même ils seraient vos proches parents. Dites-moi donc, je vous prie, vous qui {dites profession d'être vierge, vous trouvez-vous seule avec vos parents à ces réunions, et votre amant n'y va-t-il pas avec vous ? Je ne vous crois pas assez hardie pour oser le produire aux yeux des autres ; car toute votre famille vous honnirait et vous et lui, et chacun vous montrerait au doigt. Votre belle-soeur même, votre cousine et vos autres parentes qui, par complaisance pour vous, l'appellent saint en votre présence, à peine auraient-elles le dos tourné qu'elles se moqueraient de ce singulier mari. Que si vous vous trouvez seule dans ces sortes d'assemblées, comme je le présume, comment pouvez-vous, avec vos habits de couleur foncée , paraître parmi de jeunes esclaves , des femmes mariées ou à marier, des filles coquettes, et de jeunes gens parfumés et à la chevelure artistement arrangée? Un de ces jeunes gens vous donnera la main pour vous aider à marcher, et, vous serrant doucement les doigts, il vous marquera la passion qu'il a pour vous et tâchera de vous en inspirer pour lui. Quand vous serez à table avec ces hommes et ces femmes mariés, vous serez témoin des caresses qu'ils se feront, vous admirerez la richesse et la magnificence de leurs habits, et tout cela fera sur vous de dangereuses impressions. Durant le repas, vous serez comme forcée de manger de la viande; on louera les ouvrages du Créateur pour vous engager à boire du vin; on parlera contre la malpropreté pour vous porter à prendre les bains ; et si, après une longue résistance , vous vous rendez enfin à ces sollicitations, on vous applaudira, on louera votre manière d'agir sincère, simple, aisée, naturelle. Quelqu'un ensuite se mettra à chanter, (605) et n'osant pas envisager les femmes qui ont leurs maris avec elles, il jettera sans cesse les yeux sur vous, qui n'aurez là personne pour éclairer votre conduite ; il vous parlera en chantant, et n'ayant pas la liberté de s'expliquer ouvertement , il vous fera connaître par le mouvement de ses yeux, les sentiments qu'il a pour vous.

Il n'est point de coeur, quelque insensible qu'il soit, qui ne se laisse amollir parmi tant d'objets différents, qui ne sont propres qu'à inspirer l'amour de la volupté, surtout aux vierges, qui ont d'autant plus d'ardeur et de vivacité pour les plaisirs qu'elles s'imaginent que ceux qu'elles n'ont point goûtés sont les plus doux. Nous lisons dans la fable, que des nautoniers attirés par le chant des Sirènes, s'engagèrent parmi des écueils où ils périrent malheureusement , et que lorsqu'Orphée jouait de la lyre, il rendait les bêtes, les arbres et les pierres sensibles.

La bonne chère est presque toujours fatale à l'innocence, et un visage vermeil est la marque d'un coeur corrompu. J'ai appris dans les écoles qu'un homme, dont j'ai vu moi-même la statue en bronze dans une place publique, s'était abandonné à l'amour avec tant de fureur, qu'étant dévoré par les ardeurs de cette violente passion, il avait cessé de vivre avant de cesser d'aimer. Comment donc pourrez-vous , jeune, saine, grasse, vermeille, délicate comme vous êtes, comment pourrez-vous conserver votre innocence en la compagnie de jeunes hommes et de femmes mariées, parmi les délices de la table et la chaleur des bains? Quoique vous ne vous rendiez pas aux sollicitations des autres, vous vous flatterez toujours que c'est votre beauté qui vous les attire. Une âme voluptueuse trouve dans la possession d'une personne vertueuse un assaisonnement à sa passion, et les plaisirs défendus lui paraissent les plus délicats. Malgré la simplicité et la couleur sombre de votre vêtement, vous ne laisser. pas de faire connaître les véritables sentiments de votre coeur en prenant soin que votre robe ne fasse pas le moindre petit pli ; qu'elle ne traîne pas jusqu'à terre, afin de paraître de plus belle taille; qu'elle soit entr'ouverte en certains endroits, pour laisser entrevoir ce qui est dessous, cachant ce qui peut choquer la vue, découvrant avec affectation ce qui peut plaire aux yeux des hommes, portant des souliers noirs et reluisants, dont le seul bruit attire après vous une foule de jeunes gens; vous serrant la gorge avec des noeuds de rubans et les reins avec une riche ceinture, pour faire voir la finesse de votre taille; laissant tomber négligemment vos cheveux sur le front ou sur les oreilles; détachant quelquefois votre mantelet pour faire voir la blancheur de vos épaules, et le rattachant aussitôt, comme s'il vous avait échappé malgré vous, et que vous voulussiez cacher ce que vous avez découvert exprès; marchant dans les rues, le voile baissé, avec une modestie affectée, et ne laissant entrevoir que ce qui peut plaire davantage.

Vous me direz peut-être : « Mais d'où me connaissez-vous? et comment avez-vous pu de si loin observer toutes mes démarches ? » C'est votre frère qui par ses soupirs et ses larmes m'a appris qui vous êtes. Plût à Dieu qu'il ne m'eût pas dit la vérité , et que la seule crainte de l'avenir, plutôt qu'une juste indignation, l'eût fait parler ! Mais, croyez-moi, un homme qui verse des larmes n'est guère capable de déguiser ses sentiments. Il ne peut voir sans douleur que vous lui préfériez un jeune homme, non pas parfumé et vêtu de soie, mais gros et gras, et menant sous un extérieur malpropre et négligé une vie molle et sensuelle. Il lui fait. peine qu'un homme de ce caractère domine chez vous, qu'il ait tout l'argent en maniement , qu'il règle la maison à son gré, qu'il achète tout ce qui est nécessaire, qu'il soit tout à la fois économe et maître; que vos esclaves soient obligés de s'adresser à lui pour recevoir ses ordres, et qu'ils se plaignent hautement que cet homme leur vole tout ce que leur maîtresse ne leur donne pas; car les serviteurs vont toujours se plaignant. On a beau leur donner, pour eux c'est toujours peu; ils ne considèrent que ce qu'on leur donne, et non pas ce qu'on peut leur donner, et ils se consolent par des plaintes et des murmures. L'un donc l'appelle parasite, l'autre imposteur; celui-là, coureur de successions; celui-ci lui applique un nouveau nom. Ils disent hautement qu'il est sans cesse au chevet de votre lit, qu'il J'ait venir les sages-femmes quand vous êtes malade, qu'il chauffe lui-même le linge, qu'il le ploie, et qu'il vous donne l'urinal. Comme on est (606) naturellement porté à croire le mal, tout ce que vos esclaves inventent passent pour une vérité dans le monde. Au reste, vous ne devez point vous étonner que des serviteurs et des servantes fassent ces contes-là de vous , puisque c'est cela même qui donne à votre mère et à votre frère tant de sujet de se plaindre de votre conduite.

Je vous conseille donc et vous prie en même temps, de vous réconcilier premièrement avec votre mère; et, si cette réconciliation vous parait impossible, de bien vivre du moins avec votre frère. Que si vous avez horreur de ces noms de mère et de frère, qui sont si capables d'inspirer des sentiments de piété et de tendresse, séparez-vous de celui qu'on dit que vous avez préféré à tous vos parents ; et si vous ne pouvez vous résoudre à cette séparation, vivez du moins ensemble avec plus d'honnêteté et de retenue, afin de ménager la réputation et l'honneur de votre famille. Ne demeurez pas davantage avec lui dans la même maison, ne mangez pas à la même table,de peur de donner occasion à la médisance de dire que vous n'avez aussi qu'un même lit. Vous pouvez même, sans compromettre votre réputation, recevoir de lui les secours et les consolations que vous espérez trouver en sa compagnie ; quoique au reste on ne puisse prendre trop de précaution pour éviter une tache qu'on ne saurait effacer, comme dit Jérémie, « ni avec le nitre ni avec les herbes dont se servent les foulons. » Quand vous souhaiterez donc de le voir et de lui parler, que ce soit en présence de vos amis, de vos affranchis ou de vos esclaves. Lorsqu'on va droit et qu'on ne veut point faire de mal, on ne se cache point aux yeux des hommes. Qu'il entre donc chez vous hardiment et qu'il en sorte de même; car un homme fait connaître par ses yeux, par son silence et par son air l'agitation ou la tranquillité de son âme. Ecoutez les plaintes et les murmures de toute une ville que vous scandalisez par l'irrégularité de votre conduite. Vous avez déjà perdu jusqu'à vos propres noms, on ne connaît plus l'un que par l'autre; et on dit ouvertement que vous êtes sa femme et qu'il est votre mari. Comme ces bruits viennent jusqu'aux oreilles de votre mère et de votre frère, ils consentent à vous partager entre eux deux , et vous prient même d'agréer ce partage, afin que l'infamie de la liaison scandaleuse que vous avez avec cet homme tourne à la gloire de tous les quatre. Demeurez avec votre mère, et lui avec votre frère. Vous pourrez alors sans rougir aimer le camarade de votre frère, et votre mère pourra sans scrupule donner à l'ami de son fils des marques d'amitié que la bienséance ne lui permettait pas de donner à l'ami de sa fille.

Au reste, si vous refusez de prendre le parti que je vous propose, et si vous méprisez avec dédain les avis que je vous donne , souffrez que j'élève ici ma voix avec une généreuse liberté pour vous dire : Pourquoi voulez-vous débaucher l'esclave d'autrui? Pourquoi regardez-vous comme votre serviteur un ministre de Jésus-Christ ? Jetez les yeux sur le peuple, et examinez attentivement la contenance de chacun : dans le temps que celui-ci fait, ses fonctions de lecteur dans l'église , toute l'assemblée a les yeux attachés sur vous; mais, comme si vous étiez déjà sa femme, vous faites gloire de ce qui devrait vous couvrir de confusion. Vous ne pouvez pas même vous contenter de tenir votre infamie secrète, vous donnez encore à l'impudence le nom d'une honnête liberté. « Vous avez pris le front d'une femme débauchée, vous ne savez plus ce que c'est que de rougir. »

Vous ne manquerez pas de dire encore que je suis un méchant esprit, un homme soupçonneux, un médisant de profession, qui prend plaisir à répandre de mauvais bruits. Mais comment pouvez-vous dire que je suis soupçonneux et malveillant, moi qui dès le commencement de cette lettre vous ai déclaré que votre conduite ne m'était aucunement suspecte? N'a-t-on pas plus de sujet de vous accuser d'irrégularité, de dissolution, de libertinage, vous qui, à l'âge de vingt-cinq ans, avez su engager dans vos chaires un jeune homme qui à peine a de la barbe? Voilà sans doute un précepteur bien capable de régler votre conduite par ses conseils, et de vous maintenir dans le devoir par la sévérité de son visage. Il n'y a point d'âge qui ne soit exposé aux traits de la concupiscence, mais ales cheveux blancs servent du moins à nous garantir de l'infamie. Viendra, viendra un temps (car chaque jour s'écoule sans qu'on y fasse attention) où votre jeune homme trouvera une femme plus riche ou plus jeune; car les femmes vieillissent plus vite, (607) surtout celles qui 'vivent avec des hommes. Et quand une fois un retour de raison aura rompu cette aveugle passion, alors, vous voyant et sans biens et sans honneur, vous vous repentirez d'avoir pris un si mauvais parti , et de vous y être attachée avec tant d'opiniâtreté: Peut-être êtes-vous en sécurité de ce côté-là, persuadée que rien au monde n'est capable de rompre des liens qu'une longue habitude et une amitié constante ont serrés.

Mais vous aussi, mère, que votre âge semble mettre à couvert des traits de la médisance, prenez donc garde de vous venger de votre fille d'une manière qui vous rende criminelle. Apprenez-lui par votre exemple à rompre une liaison si préjudiciable à son honneur. Puisque vous avez un fils, une fille et un gendre, ou plutôt un homme qui demeure avec votre fille, pourquoi chercher la compagnie d'un étranger? pourquoi rallumer un feu à demi éteint? Vous feriez bien mieux de souffrir le dérèglement de votre fille que d'autoriser le vôtre par son exemple. Votre fils, moine, n'est-il pas assez capable de vous soutenir et dans les exercices de la vertu et dans les peines de la viduité? Pourquoi donc demeurer avec un étranger dans une maison où votre fils et votre fille ne sauraient vivre ensemble? Vous êtes d'un âge à voir naître des enfants à votre fille; invitez donc l'un et l'autre à venir demeurer avec vous ; votre fille est sortie seule de votre maison; qu'elle y rentre avec cet homme. (Qu'on ne fasse point de procès sur ce mot; j'ai dit cet homme, et non pas son mari ; et par là j'ai voulu marquer le sexe et non pas l'étroite liaison qu'ils ont ensemble. ) Que si, honteuse de son procédé, elle refuse de revenir, et trouve que la maison où elle a pris naissance est trop étroite pour elle , allez, vous et votre fils, demeurer avec elle ; quelque étroite que soit sa maison, elle sera toujours plus agréable pour une mère et pour un frère que pour un étranger, avec qui une fille ne peut, sans exposer sa vertu, demeurer seule, je ne dis pas, dans une même chambre, mais encore sous le même toit. Que l'on voie donc dans une même maison deux hommes et deux femmes. Que si celui que vous avez chez vous ne peut se résoudre à vous quitter, si par ses plaintes et ses murmures il trouble la paix de votre famille, souffrez qu'il vienne demeurer avec les deux autres; regardez-le comme votre frère et votre fils, et tenez-lui lieu de soeur et de mère. Peut-être passera-t-il dans le monde pour être le beau-père de vos enfants ou pour votre gendre; mais il faut que votre fils l'appelle son père nourricier et son frère.

Je vous ai écrit cette lettre à la hâte, comme pour m'exercer sur un sujet propre à l'éloquence et en même temps pour satisfaire à l'empressement de votre fils, qui ne m'en a prié que le matin du jour même qu'il devait partir. J'ai voulu aussi par là faire voir à mes envieux que je puis parler sur-le-champ et sans préparation. Aussi verra-t-on très peu de passages de l'Écriture sainte cités dans cette lettre, quoique j'aie coutume de les employer dans mes ouvrages, où je les sème comme autant de fleurs qui servent à les embellir. C'est donc ici une improvisation que j'ai dictée avec tant de précipitation que mon copiste ne pouvait me suivre, et n'avait pas même le temps de marquer les points ni de faire les abréviations. Je ne dis cela qu'afin que ceux qui condamnent mon caractère dans mes autres ouvrages aient égard au peu de temps que j'ai eu pour composer celui-ci.

 

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A JULIANUS.

 

Julianus, noble et riche Espagnol, ayant perdu sa femme et deux filles, puis la plus forte partie de sa fortune par les ravages des Barbares, saint Jérôme lui cite Job comme modèle de résignation. — Pour l’engager à quitter le monde, il lui cite le sénateur Pammaque et saint Paulin.

 

Lettre écrite en 407.

 

Ausonius, votre frère, mon fils, ne m'étant venu voir qu'au moment de son départ, et m'ayant dit bonjour et adieu en même temps, a cru que ce serait s'en retourner à vide s'il ne vous portait quelque lettre de moi. Quoiqu'il eût déjà son habit de voyage et qu'on lui sellât au même moment un cheval de louage, néanmoins, il m'a forcé de dicter quelque chose. Je l'ai fait, mais avec tant de précipitation que le copiste pouvait à peine me suivre et écrire en abrégé ce que je lui dictais. Je ne vous écris donc aujourd'hui, après un long silence et si précipitamment, que pour vous donner des marques de mon estime et de mon amitié. Cette lettre n'est qu'une « improvisation » où vous ne (608) trouverez ni ordre ni style ; tout y est sans art, et l'amitié seule s'y fait sentir. Je l'ai dictée sur-le-champ, et remise aussitôt à votre frère, qui était pressé de partir. « Un discours hors de saison , »  dit l'Ecriture , « est comme une musique dans un temps de deuil. » C'est pour cela que, négligeant ici tous les ornements de la rhétorique qui flattent si fort la vanité des jeunes gens, je me suis attaché à la solidité de l'Ecriture sainte, où nous trouvons d'infaillibles remèdes à nos maux; où nous voyons Jésus-Christ rendre à une mère affligée l'enfant qu'elle avait perdu, ressusciter Lazare mort depuis quatre jours, et dire à ceux qui pleuraient la mort d'une jeune fille: « Elle n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. »

J'ai appris qu'une mort précipitée, après vous avoir ravi presque en même temps deux filles encore toutes jeunes, vous avait aussi enlevé Faustina, cette chaste et fidèle épouse qui était votre scieur par la foi, et qui seule pouvait vous consoler de la perte de vos enfants. C'est là ce qui s'appelle tomber entre les mains des voleurs en sortant du naufrage, ou, pour me servir des termes d'un prophète : « C'est comme si un homme fuyait un ours, et qu'il rencontrât un lion ; ou que, mettant la main sur la muraille, il trouvât un serpent qui le mordit. » On m'a ajouté que ce malheur avait été suivi de la perte de vos biens; que dans le pillage de la province par les Barbares, vos champs avaient été ravagés, vos troupeaux enlevés, vos esclaves tués ou pris, enfin qu'une seule fille qui vous restait, et que tant d'infortunes rendaient plus chère, était mariée à un jeune homme de grande famille, qui, pour ne rien dire de plus, augmentait vos chagrins au lieu de les adoucir.

Voilà les épreuves où Dieu vous a mis; voilà les combats que vous avez eu à soutenir contre l'ancien ennemi. Ils sont rudes, à la vérité, si vous les envisagez par rapport à votre propre faiblesse; mais si vous jetez les yeux sur un héros qui les a soutenus avec une constance invincible, ils vous paraîtront comme un jeu et comme des combats en peinture. Vous voyez bien que je veux parler du saint homme Job. Le démon, qui l'avait déjà exercé par toutes sortes de disgrâces, lui laissa une femme méchante pour le porter, par son exemple, à blasphémer contre le ciel; et Dieu, pour vous priver de la seule consolation que vous pouviez avoir dans vos malheurs, vous a enlevé la meilleure femme du mon. de. Or, il est bien plus difficile de souffrir malgré soi les emportements d'une méchante femme que de supporter patiemment l'absence d'une épouse qu'on aime. Ce saint homme eut la douleur de ne pouvoir donner à ses enfants d'autre sépulture que les ruines mêmes de sa maison, sous lesquelles ils avaient été écrasés; et déchirant ses habits pour faire voir qu'il était père, il se jeta par terre et adora Dieu en disant: « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et j'y retournerai nu. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté ; il n'est arrivé que ce qu'il lui a plu : que le nom du Seigneur soit béni. » Pour vous, vous avez eu la consolation de rendre les derniers devoirs à votre femme et à vos enfants, parmi une foule de parents et d'amis qui prenaient part à votre douleur. Job se vit en un moment dépouillé de tout ce qu'il possédait ; mais au milieu de tous ces malheurs qui se succédaient tour à tour, il fit toujours paraître une constance inébranlable, semblable en cela à ce sage, dont un auteur profane a dit qu'il resterait impassible sur les ruines de l'univers, quand même il s'écroulerait.

Dieu, ménageant votre faiblesse, et proportionnant la tentation à vos forces, vous a laissé la meilleure partie de votre bien, parce qu'il savait que votre vertu n'est pas à l'épreuve des grandes disgrâces. Job, cet homme si riche, ce père si heureux, se voit tout à coup sans biens et sans enfants; mais, toujours soumis aux ordres du ciel, « il ne pécha point devant le Seigneur, »  et jamais il ne laissa échapper, même au fort de sa misère, « aucune parole indiscrète» contre la divine Providence. Aussi Dieu, se réjouissant de la victoire que son serviteur avait remportée, et regardant sa patience comme son propre triomphe : « As-tu considéré, » disait-il au démon, « mon serviteur Job, qui n'a point de pareil sur la terre? As-tu vu cet homme innocent, ce véritable serviteur de Dieu, qui s’abstient de tout mal, et qui conserve encore toute son innocence ? »  Remarquez ces paroles : « Qui conserve encore toute son innocence ; » parce qu'en effet, il est bien difficile qu'un homme innocent qui se voit accablé de malheurs n'éclate en plaintes et en murmures, et que des châtiments qu'il croit n'avoir pas mérités n'ébranlent sa foi. Le démon répondit (609) au Seigneur : « L'homme donnera toujours peau pour peau, et abandonnera tout pour sauver sa vie; mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. » Cet ennemi artificieux et consommé dans sa malice n'ignorait pas qu'il y a deux sortes de biens, les uns hors de nous, que les philosophes appellent « indifférents, »  et qu'un homme d'une vertu médiocre peut perdre et mépriser sans peine; les autres au dedans de nous-mêmes, et qu'on ne perd jamais sans douleur. C'est pour cela qu'il rejette insolemment le glorieux témoignage que Dieu rendait à son serviteur, prétendant que celui-là ne méritait point de louanges, qui n'avait rien donné de son propre fond, mais seulement tout ce qui était hors de lui, c'est-à-dire qui « pour sa propre chair avait donné la chair et la peau de ses enfants, »  et sacrifié ses biens à la conservation de sa santé. Apprenez de là que, dans toutes les disgrâces par lesquelles Dieu vous a éprouvé jusqu'à présent, vous n'avez encore donné que « peau pour peau, » et que le plus grand effort de votre vertu a été de sacrifier toutes vos richesses pour vous conserver la vie. Mais le Seigneur n'a pas encore « étendu sa main » sur vous, il ne vous a pas « frappé en votre chair ni en vos os. » Ces derniers coups sont néanmoins les plus rudes et les plus sensibles, et il est bien difficile de les souffrir sans se plaindre et sans «maudire Dieu. »  (Le mot benedicere, dont l'Eriture se sert ici, signifie en cet endroit « maudire;» elle se sert encore de la même expression dans le livre des Rois, où il est dit que Naboth fut lapidé pour avoir « maudit Dieu et le roi »). Le Seigneur prévoyant que ce dernier combat tournerait encore à la gloire de son serviteur : « Va, »  dit-il au démon, « je te l'abandonne, mais ne touche point à son âme. » Dieu livre le corps de ce saint homme à la puissance du démon, et il lui défend de « toucher à son âme; » car s'il l'avait attaqué par cette partie où réside l'esprit, les péchés que Job aurait commis dans cet état ne lui auraient point été imputés, mais à celui qui aurait troublé sa raison.

Que les autres donc louent les victoires que vous avez remportées sur le démon ; qu'ils publient avec éloge qu'on vous a vu conserver à la mort de vos filles votre tranquillité ordinaire, quitter quarante jours après vos habits de deuil et en prendre de blancs , pour célébrer avec joie le triomphe d'un martyr et la dédicace de ses reliques, sans paraître touché d'un malheur que toute la ville ressentait pour vous; qu'on ajoute que vous avez regardé la mort de votre femme non pas comme une perte irréparable pour vous, mais comme un voyage qu'elle faisait. Pour moi, je. ne veux point vous séduire ici par des louanges flatteuses et pleines d'adulation; j'aime mieux vous donner cet avis salutaire, et vous dire avec le Sage : « Mon fils, lorsque vous vous engagerez à servir Dieu, préparez-vous à être éprouvé par les tentations. » Et après vous être acquitté de tous vos devoirs, dites : « Je suis un serviteur inutile, j'ai fait ce que j'étais obligé de faire. » Vous m'avez enlevé mes enfants; vous me les aviez donnés, Seigneur; vous m'avez ôté ma femme, vous ne me l'aviez prêtée que pour un temps, et pour me consoler dans les peines de la vie présente; je ne me plains pas de ce que vous m'en avez privé, je vous remercie de me l'avoir prêtée.

Jésus-Christ disait autrefois à un jeune homme qui se vantait d'avoir accompli tous les préceptes de la loi : « Il vous manque encore une chose; si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. » Ce jeune homme qui se flattait d'avoir gardé exactement tous les commandements de Dieu, succombe dès le premier assaut à l'amour des richesses: tant il est vrai que les riches n'entrent qu'avec peine dans le royaume du ciel, et que ceux-là seuls peuvent y entrer qui, se détachant des biens de la terre, s'élèvent au-dessus de tout ce qui est créé. « Allez, dit Jésus-Christ, et vendez », non pas une partie de votre bien, mais « tout ce que vous possédez, et donnez-le, »  non pas à vos amis, à vos parents, à votre femme, à vos enfants; et pour dire encore quelque chose de plus, ne vous en réservez rien du tout par une timide prévoyance, de peur que. vous ne soyez puni comme Ananie et Sapphire; mais « donnez tout aux pauvres, et employez ces richesses d'iniquité à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Ce n'est qu'à ce prix que vous pouvez me suivre; si vous voulez posséder le maître du monde, et dire avec David : « Le Seigneur est mon partage; » il faut que vous soyez (610) un véritable lévite qui ne possède rien sur la terre.

C'est le parti que vous devez prendre, mon cher Julianus, si vous voulez être parfait. Il faut vous élever à la perfection des apôtres, porter votre croix à la suite de Jésus-Christ, ne point regarder derrière vous après avoir mis la main à la charrue , ne point descendre du haut du toit pour prendre vos anciens habits; il faut enfin abandonner votre manteau pour vous dégager des mains d'une maîtresse égyptienne. Elie ne put s'élever au ciel avec le sien, et il fut obligé de laisser au monde des habits qui appartenaient au monde.

Vous me direz peut-être qu'il n'appartient qu'aux apôtres et à ceux qui aspirent à la perfection, de vivre dans un si grand détachement des choses de la terre. Mais pourquoi ne voudriez-vous pas être parfait? Pourquoi refuseriez-vous de tenir le premier rang dans la famille de Jésus-Christ, comme vous le tenez dans le monde? Est-ce parce que vous avez été marié? Saint Pierre l'était aussi, et cependant il quitta sa femme , sa barque et ses filets. Au reste le Seigneur, qui désire le salut de tous les hommes et qui aime mieux la conversion du pécheur que sa mort , vous a ôté ce prétexte spécieux, en vous enlevant votre femme qui, bien loin de vous retenir sur la terre, vous invite maintenant à la suivre dans le ciel. Si vous amassez du bien, que ce soit pour les enfants que vous avez déjà devant Dieu. Ne donnez point à leur soeur la part qui leur est que; faites-la servir à la subsistance des pauvres et à votre propre salut; ce sont là les joyaux et les pierreries que vos filles attendent de vous. Elles souhaitent que vous employiez à revêtir les pauvres ce qu'elles auraient consumé inutilement à entretenir leur luxe et leur vanité. Elles vous demandent la portion de l'héritage qui leur appartient, afin de paraître aux yeux de leur époux avec des ornements conformes à leur qualité, et non point comme des filles nées dans la bassesse et dans l'indigence.

Et ne prétendez pas que votre illustre naissance et vos grands biens soient un obstacle à votre perfection. Jetez les yeux sur le saint homme Pammaque et sur Paulin, ce prêtre d'une foi si vive et si ardente. Ils ne se sont pas contentés d'avoir donné à Dieu tout ce qu'ils possédaient, ils lui ont encore consacré leurs propres personnes : de manière que le démon n'a plus aucun prétexte pour les tourmenter, puisqu'ils n'ont pas donné « peau pour peau» mais qu'ils ont sacrifié au Seigneur « leur chair, leurs os » et leur propre vie. Ces deux grands hommes peuvent vous porter par leurs discours et leurs exemples à un haut degré de perfection. Vous êtes noble, ils le sont aussi; ils sont encore plus nobles dans le Christ; vous êtes riche et considéré, ils le sont aussi, ou plutôt ils ont renoncé aux honneurs et aux biens de la terre pour mener une vie pauvre et obscure; mais c'est cela même qui fait aujourd'hui leur gloire et leur richesse, et jamais ils n'ont été ni plus grands ni plus riches que depuis qu'ils sont devenus pauvres et méprisables aux yeux du monde pour l'amour de Jésus-Christ.

C'est faire un bon usage de vos biens que de les employer à soulager les besoins des serviteurs de Dieu, à secourir les solitaires, à orner les églises; mais ce n'est encore là que le commencement de la perfection. Si vous méprisez les richesses, les philosophes du siècle les ont méprisées comme vous. Un de ceux-là (1), pour ne rien dire des autres, jeta dans la mer le prix de plusieurs terres qu il avait vendues «Allez, dit-il, malheureuses richesses, objet de la cupidité des hommes, je vous perdrai, de peur que vous ne me perdiez. » Quoi! un philosophe, un esclave de la vanité qui ne cherche que l'estime et les applaudissements des hommes, se dépouille sans réserve de toutes ses richesses; et vous vous flatterez d'être arrivé au comble de la perfection en donnant seulement à Dieu une partie de ce que vous possédez? Le Seigneur veut que vous vous immoliez à lui comme une hostie vivante et agréable à ses yeux. Ce n'est point vos biens qu'il cherche , c'est la possession de votre coeur qu'il demande , et c'est dans cette vue qu'il vous éprouve aujourd'hui par tant de disgrâces, de même qu'il éprouva autrefois Israël par toutes sortes de plaies et de châtiments : « Car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » La pauvre veuve de l'Evangile ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie; mais comme

 

(1) Cratès de Thèbes,

 

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elle donnait tout ce qu'elle avait, Dieu qui juge du prix des présents qu'on lui fait, non point par leur valeur, mais par le coeur de ceux qui les lui font, préféra son offrande à celles des riches. Quand même vous distribueriez tous vos biens aux pauvres, vous ne pouvez les répandre que sur un petit nombre de malheureux, et il y en aura toujours une infinité qui ne se ressentiront point de vos bienfaits; car toutes les richesses d'un Darius et d'un Crésus ne suffiraient pas pour subvenir aux nécessités de tous les pauvres qui sont au monde. Mais si vous vous consacrez vous-même au Seigneur , et si, à l'exemple des apôtres, vous renoncez à tout pour suivre Jésus-Christ, vous comprendrez alors ce qui manquait à votre vertu, et combien vous étiez éloigné de la véritable perfection.

Vous n'avez point pleuré la mort de vos filles, et la crainte du Seigneur a arrêté sur vos joues les larmes que la tendresse paternelle fait verser. Mais combien êtes-vous Inférieur en cela à Abraham, qui consentit à immoler lui-même son fils unique, persuadé qu'un enfant à qui Dieu avait promis la possession de toute la terre ne pouvait manquer de vivre après sa mort. Jephthé sacrifia aussi sa propre fille, et c'est par là qu'il s'est rendu digne d'être mis par l’apôtre saint Paul au nombre des justes. Ne vous contentez pas d'offrir à Dieu des biens qu'un voleur, un ennemi, une confiscation peut nous enlever; des biens qui nous échappent souvent dans le temps même que nous les possédons, et qui, semblables aux flots de la mer, passent. tour à tour à de nouveaux maîtres ; des biens enfin que vous serez obligé malgré vous d'abandonner en mourant. Mais offrez-lui des biens qui vous accompagneront jusqu'au tombeau, ou plutôt qui vous suivront jusque dans le ciel. Vous employez vos richesses à bâtir des monastères, et à nourrir un grand nombre de solitaires qui demeurent dans les îles de la Dalmatie; vous feriez encore mieux de vivre et de vous sanctifier en la compagnie des saints, selon ce que dit le Seigneur : « Soyez saints, parce que je suis saint. »

Quoique les apôtres n'aient abandonné que leur barque et leurs filets, néanmoins ils se font un mérite et une gloire d'avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Ils ont même mérité

d'être loués de la bouche de celui qui doit un jour être leur juge, parce qu'en se donnant eux-mêmes ils ont renoncé à tout ce qu'ils possédaient sur la terre. Je ne prétends point par là vous dérober la gloire de vos bonnes oeuvres, ni diminuer le mérite de vos charités et de vos aumônes; mais je ne veux point que vous viviez en solitaire parmi les gens du monde, ni en homme du monde parmi les solitaires; et comme j'ai appris que vous aviez dessein de vous consacrer au service de Dieu, je veux que vous vous donniez à lui sans réserve. Si vos amis et vos parents vous donnent d'autres conseils et veulent vous engager à entretenir une table magnifique et délicate, soyez persuadé qu'ils recherchent leurs plaisirs plutôt que votre salut. Faites réflexion que la bonne chère finira avec la vie, et que la mort vous enlèvera tôt ou tard toutes vos richesses. Après avoir vu mourir, en moins de vingt jours, deux de vos filles, l'une âgée seulement de six ans et l'autre de huit, pouvez-vous vous flatter, vous qui êtes déjà âgé, de vivre encore longtemps? Quelque longue que soit la vie de l'homme, « elle ne va ordinairement, »  dit le prophète-roi, « qu'à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus; tout ce qui est au-delà n'est que peine et douleur. »  Heureux celui qui passe sa vieillesse à servir Jésus-Christ et qui meurt à son service; « il ne craindra point de parler à son ennemi en présence de son juge, » et on lui dira en entrant dans le ciel : Vous avez passé votre vie dans l'affliction, venez goûter ici de solides plaisirs. Dieu ne punit point deux fois une même faute. Ce riche impitoyable, qui vivait dans le luxe et dans la délicatesse, brûle dans les enfers; tandis que le pauvre Lazare, qui était couvert de plaies et d'ulcères que les chiens venaient lécher, et qui vivait à peine des miettes qui tombaient de la table du riche, est dans le sein d'Abraham, où il a la joie d'être reconnu pour l'enfant de ce grand patriarche. Il est bien difficile, ou plutôt il est impossible d'être heureux en ce monde et en l'autre; de goûter dans le ciel les plaisirs de l'esprit après avoir goûté sur la terre les plaisirs des sens ; de voir succéder les délices de la vie future aux douceurs de la vie présente; d'être le premier homme dans ce monde et le premier saint du paradis; de jouir des honneurs du siècle et de la gloire de l'éternité.

Si vous vous étonnez clé ce que quelques-uns tombent au milieu de leur carrière et de ce que moi-même qui vous donne cet avis, je ne suis pas tel que je souhaite que vous soyez, faites réflexion, je vous prie, que c'est Jésus-Christ même et non pas moi qui vous donne ces conseils; que je ne me propose pas ici pour exemple, et que je vous avertis seulement de ce que doivent faire tous ceux qui veulent s'engager au service de Dieu. Un athlète sent redoubler ses forces quand on l'anime au combat, quoique ceux qui l'y excitent soient plus faibles que lui. Ne vous arrêtez point à considérer un Judas qui trahit son divin maître; jetez plutôt les yeux sur Paul, qui reconnaît le Sauveur. Jacob, fils d'un père très riche, se retira en Mésopotamie , seul , dépouillé de tout , et n'ayant qu'un bâton à la main. Quoique élevé par sa mère Rébecca avec beaucoup de délicatesse, il se coucha au milieu du chemin pour se délasser, et prit une pierre pour lui servir d'oreiller. Dans cette situation, il vit une échelle qui allait de la terre jusqu'au ciel, et des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle. Il vit aussi le Seigneur, qui était appuyé sur le haut de cette échelle, pour donner la main à ceux qui étaient tombés et encourager par sa présence ceux qui montaient. C'est pourquoi il appela ce lieu-là « Béthel, » c'est-à-dire « Maison de Dieu, » dans laquelle on monte et descend tous les jours. En effet, les justes même tombent quand ils se négligent, et les pécheurs se rendent dignes, par les larmes de la pénitence, d'être rétablis dans leur premier état. Je ne vous ai parlé ici de cette vision de Jacob que pour animer votre zèle par l'exemple de ceux qui montent à cette échelle mystérieuse, et non pas pour vous alarmer par la chute de ceux qui tombent. Car on ne doit jamais régler sa conduite sur celle des méchants, et nous voyons même que, dans les affaires du monde, on s'attache toujours à suivre l'exemple des plus sages et des plus vertueux.

J'avais dessein de passer les bornes que demande une lettre et que je m'étais prescrites moi-même , persuadé qu'on ne saurait jamais eu dire assez sur un si beau sujet et pour une personne de votre mérite; mais Ausonius me presse de lui remettre ma lettre, et son cheval, par ses hennissements, semble accuser la lenteur de mon esprit. Je vous prie d'avoir

soin de vous bien porter dans le Christ. Vous avez dans votre famille, en la personne de l'illustre Vera (1), pour ne pas parler des autres, un beau modèle de vertu ; elle suit véritablement Jésus-Christ, et supporte courageusement les peines et les ennuis de la vie présente. Suivez donc les exemples de cette vertueuse femme, qui vous sert de guide dans les voies de la perfection.

 

(1) Vera, sœur de Julianus

 

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A RUSTICUS.

 

Citations des psaumes, des prophètes et de l'Evangile, afin d'engager Rusticus, à l'exemple d’Artemia, sa femme, à faire pénitence pour avoir violé la promesse de continence qu'il avait faite. — Ravages des Barbares dans l'empire. — Dangers que court Rusticus.

 

Lettre écrite eu 408.

 

Hedibia servante du Christ et ma chère fille Artemia, votre épouse, ou plutôt votre sceur et votre compagne, m'ont engagé à vous écrire, quoique je ne vous connaisse pas et que vous ne me connaissiez pas non plus. Artemia, peu contente d'assurer son propre salut, songe encore à ménager le vôtre, et elle y travaille dans la Terre-Sainte avec le même zèle que lorsqu'elle demeurait avec vous. Elle veut imiter saint André et saint Philippe, qui, ayant rencontré le Sauveur, allèrent chercher l'un son frère Simon, et l'autre son ami Nathanaël, afin que celui-là méritât d'entendre de la bouche de Jésus-Christ : « Vous êtes Simon, fils de Jean; vous serez appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre, et que celui-ci qui, en notre langue, veut dire « don de Dieu, » reçût de la même bouche ce bel éloge : « Voici un vrai Israélite, sans déguisement et sans feinte. »

Loth voulut aussi autrefois sauver sa femme et ses filles de l'embrasement de Sodome et de Gomorrhe; et demi-brûlé, il s'élança au travers des flammes qui dévoraient ces villes criminelles, afin d'en tirer son épouse qui était encore engagée dans ses anciens égarements. Mais cette femme, troublée par son désespoir, regarda derrière elle, et laissa à la postérité un monument éternel de son infidélité. Au contraire, son mari fut toujours fidèle, et, pour une femme qu'il perdit, il sauva, par l'ardeur de sa foi, toute la ville de Ségor. Laissant la vallée de Sodoine couverte de ténèbres et ensevelie dans une profonde nuit, il gagna le haut des (613) montagnes, et alors il vit le soleil se lever sur Ségor, qui veut dire « petite, »  afin qu'une petite ville fût redevable de son salut à la petite foi de Loth qui n'en avait pas eu assez pour conserver de plus grandes villes. Car un habitant de Gomorrhe, qui jusqu'alors avait été dans l'erreur, ne pouvait pas voir sitôt le soleil de midi, heure à laquelle Abraham, cet ami du Seigneur, reçut Dieu en la personne des anges; Joseph donna à manger à ses frères en Egypte, et l'épouse des Cantiques demande à son époux : « Où reposez-vous, et où faites-vous paître votre troupeau à midi? »

Samuel déplorait autrefois l'aveuglement de Saül, qui ne prenait aucun soin de guérir par la pénitence les plaies qu'il s'était faites par son orgueil. Saint Paul pleurait sur les Corinthiens, qui refusaient de se purifier dans leurs larmes des crimes dont ils s'étaient souillés. Ezéchiel dévora un livre où l'on avait écrit dedans et dehors des cantiques, des plaintes et des malédictions; les cantiques étaient pour les justes, les plaintes pour les âmes pénitentes, et les malédictions pour ceux dont il est écrit «Lorsque l'impie est tombé dans l'abîme du péché, il méprise tout. » C'est de ceux-là que parle Isaïe lorsqu'il dit : « Le Dieu des armées les a invités à avoir recours aux larmes et aux soupirs, à raser leurs cheveux et à se revêtir de cilices; et, au lieu de cela, ils n'ont pensé qu'à se réjouir et à se divertir, à tuer des veaux, à égorger des moutons, et à manger de la chair. Ne pensons, »  disaient-ils, « qu'à boire et à manger, puisque nous mourrons demain. » C'est encore à eux que s'adressent les paroles du prophète Ezéchiel : « Et toi, fils de l'homme, reproche à la maison d'Israël d'avoir parlé de la sorte Nous serons toujours accablés sous le poids de nos dérèglements et de nos iniquités, et nous sécherons dans nos crimes; comment donc pourrons -nous être sauvés? Va leur dire de ma part : Je jure par moi-même, dit le Seigneur; je ne demande point la mort du pécheur, mais seulement qu'il se retire du mauvais chemin. »  Et ailleurs : « Revenez à moi, et quittez vos voies d'iniquité; pourquoi mourez-vous, maison d'Israël ? »

Rien n'est plus criminel aux yeux de Dieu que de vouloir persévérer dans le mal, sous prétexte qu'on désespère de pouvoir devenir meilleur. Et mime ce désespoir ne peut venir que d'un manque de foi; car aloi qui désespère de son salut croit qu'il n'y aura point de jugement; s'il était persuadé du contraire, il craindrait de tomber entre les mains de son juge , et il se préparerait, par la pratique des bonnes oeuvres, à paraître devant lui. Ecoutons ce que dit le Seigneur par la bouche de Jérémie : « Retirez votre pied des chemins raboteux, et prenez garde que votre gorge ne se dessèche par la soif. » Et dans un autre endroit : « Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas? et quand on s'est détourné du droit chemin, n'y revient-on plus? » Il dit encore dans Isaïe : « Si tu reviens à moi touché de tes égarements, tu sera sauvé, et tu connaîtras l'état malheureux où tu étais réduit. » Un malade ne juge jamais mieux des douleurs et des incommodités qu'il a souffertes durant sa maladie que lorsqu'il est rétabli en parfaite santé ; le vice sert à relever le prix de la vertu, et les ténèbres à rehausser l'éclat de la lumière.

Ezéchiel, animé du même esprit que ces prophètes, tient aussi le même langage : « Convertissez-vous, »  dit-il, « ô maison d'Israël! et faites pénitence de toutes vos iniquités, et vous ne trouverez plus votre supplice dans votre impiété. Ecartez loin de vous toutes ces actions criminelles par lesquelles vous m'avez offensé, et faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau. Et pourquoi mourez-vous, maison d'Israël? car je ne veux point la mort du pécheur, »  dit le Seigneur. C'est pour cela qu’il ajoute ensuite: « Je jure par moi-même, dit le Seigneur, je ne veux point la mort du pécheur, je veux seulement qu'il se convertisse, qu'il se retire de sa mauvaise voie, et qu'il vive, »  de peur qu'une âme incrédule ne perde l'espérance des biens qui lui sont promis, et que, voyant sa perte assurée, elle ne néglige de remédier à des maux qu'elle croit incurables. C'est pourquoi le Seigneur dit : « Je jure par moi-même, »  afin que si nous refusons d'ajouter foi aux promesses d'un Dieu, nous croyons du moins au serment par lequel il s'engage à ménager notre salut. De là vient cette prière qu'un juste faisait à Dieu : « Convertissez-nous, ô Dieu notre Sauveur! et détournez votre colère de dessus nous. » Et ailleurs : « C'était, Seigneur, par un pur effet de votre volonté que vous m'aviez affermi dans l'état florissant où j'étais; mais aussitôt que vous avez détourné votre visage (614) de moi, je me suis senti tout troublé. » Car, dès que j'ai préféré la beauté de la vertu à la laideur du vice, vous avez fortifié ma faiblesse par votre grâce. Je vous entends dire encore : « Je poursuivrai mes ennemis et les atteindrai, et je ne m'en retournerai point qu'ils ne soient entièrement défaits. »  Poursuivez-moi donc, de peur que je ne vous échappe, moi qui vous fuyais auparavant , et qui étais du nombre de vos ennemis. Ne cessez point de courir après moi, jusqu'à ce qu'abandonnant les voies criminelles par où je marche, je retourne à mon premier époux, « qui me donnait du linge, de l'huile, et de la pure farine, et qui me nourrissait de viandes très délicates. » C'était lui qui avait fermé et bouché ces sentiers dangereux où je m'égarais, afin de m'obliger de revenir à celui qui dit dans l'Évangile : « Je suis la voie, la vérité et la vie. »

Écoutez ce que dit le prophète-roi : « Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec joie; ils allaient et marchaient en pleurant, jetant leur semence sur la terre ; mais ils reviendront comblés de joie, et porteront les gerbes qu'ils auront recueillies. » Dites avec ce prophète : « Je laverai toutes les nuits mon lit de mes pleurs, et j'arroserai ma couche de mes larmes. » Et encore : « Comme le cerf soupire avec ardeur après les sources des eaux, ainsi pion lime soupire après vous, ô mon Dieu! qui êtes une fontaine d'eau vive (1). Quand viendrai-je, et quand paraîtrai-je devant la face de Dieu? lies larmes ont été mon pain jour et nuit. » Et dans un autre endroit: « O Dieu, ô mon Dieu! je veille et je soupire vers vous dès que la lumière commence à paraître. Mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, et en combien de manières ma chair se sent-elle aussi pressée de cette ardeur? Dans cette terre déserte sans route et sans eau, je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. » C'est-à-dire : quoique mon âme brûlât d'une soif ardente pour vous, cependant, appesanti par le poids de ma propre chair, je ne vous ai cherché qu'avec peine, et je n'ai pu me présenter à vos yeux dans votre sanctuaire qu'après avoir établi ma demeure

 

(1) On a suivi ici les éditions et les manuscrits qui portent : At te Deum fontem vivam. Il y a dans notre Vulgate : Ad te Deum fortem, vivum : Mon âme a une soif ardente pour le le Dieu fort, pour le Dieu vivant.

 

dans une terre d'où le vice est banni, où les puissances ennemies ne sauraient passer, et où les eaux sales et corrompues de la concupiscence ne coulent jamais.

Le Sauveur pleura aussi sur la ville de Jérusalem, parce qu'elle n'avait pas fait pénitence de ses péchés. Saint Pierre lava dans l'amertume de ses larmes le crime qu'il avait commis en reniant trois fois son divin maître, accomplissant par là ce que dit le prophète-roi « Mes yeux ont versé des ruisseaux de larmes. » Jérémie, plaignant aussi l'endurcissement d'un peuple qui ne voulait point faire pénitence, disait : « qui donnera de l'eau à ma tête, et une fontaine de larmes à mes yeux, pour pleurer ce peuple jour et nuit?» Et voulant démontrer quel était le sujet de ses larmes et de ses gémissements, il ajoute ensuite: « Ne pleurez point un homme mort, et ne faites point pour lui le deuil ordinaire ; mais pleurez avec beaucoup de larmes celui qui sort de cette ville parce qu'il n'y reviendra plus. » Il ne faut donc pleurer ni les Gentils ni les Juifs, qui ne sont point membres de l'Église, et qui sont morts pour toujours, selon cette parole du Seigneur : «Laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts. » Mais on doit pleurer ceux qui sortent du sein de l'Église par une vie criminelle et qui ne veulent plus y rentrer par la pénitence. C'est pourquoi le prophète s'adressant aux ecclésiastiques, qui sont les murailles et les tours de l'Église : « Versez des larmes, »  leur dit-il, « murailles de Sion; réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, et pleurez avec ceux qui pleurent, »  afin d'exciter par vos larmes les pécheurs à rompre la dureté de leur coeur et à pleurer leurs péchés, de peur qu'en persévérant dans le crime ils n'entendent ces justes reproches du Seigneur : « Pour moi, je vous avais plantés comme une vigne propre à porter beaucoup de fruit, et où je n'avais mis que de bon plant; comment donc êtes-vous devenus pour moi semblables à une vigne étrangère qui ne produit que des fruits amers? Ils ont dit au bois, »  continue le même prophète, « vous êtes mon père ; et à la pierre : Vous m'avez donné la vie. Ils m'ont tourné le dos et non le visage. » C'est-à-dire : Ils n'ont pas voulu revenir à moi par la pénitence; mais, toujours endurcis dans leurs crimes, ils m'ont tourné le dos avec mépris. De là vient que le (615) Seigneur dit à ce prophète : « N'avez-vous pas vu ce que m'ont fait les habitants d'Israël? ils sont allés sur toutes les hautes montagnes et sous tous les arbres chargés de feuillages, et ils s'y sont abandonnés à de honteux excès; et, après avoir commis tant d'abomination, je leur ai dit : Revenez à moi, et ils ne sont point revenus. »

Quelle est la bonté de Dieu de nous inviter, après tant de crimes, à rentrer dans les voies du salut! et quelle est la dureté de notre coeur de ne vouloir pas revenir à lui, et changer de vie ! « Si une femme, »  dit le Seigneur, «quitte son mari pour en épouser un autre, et qu'ensuite elle revienne à lui, la voudra-t-il recevoir, et ne la gardera-t-il pas avec horreur?» Le texte hébreu ajoute ces paroles , qu'on ne trouve ni dans le grec ni dans le latin : « Et vous, vous m'avez quitté, cependant revenez, et je vous recevrai, dit le Seigneur. » Le prophète Isaïe dit dans le même sens, et presque dans les mêmes termes: « Revenez à moi, enfants d'Israël, vous qui vous égarez dans de grands et pernicieux desseins; revenez à moi, et je vous délivrerai. Je suis votre Dieu, et vous n'en avez point d'autre que moi; il n'y a que moi de juste, et je suis le seul qui puisse vous racheter. Vous qui demeurez aux extrémités de la terre, revenez et vous serez sauvés. Souvenez-vous de ce que je vous dis; gémissez et faites pénitence, vous qui êtes dans l'erreur; convertissez-vous du fond du coeur, et rappelez dans votre mémoire ce qui s'est passé depuis le commencement des siècles, parce que je suis votre Dieu, et qu'il n'y en a point d'autre que moi. » Le prophète Joël dit aussi : « Revenez à moi de tout votre coeur, par vos jeûnes, par vos larmes et par vos gémissements. Brisez vos cœurs au lieu de déchirer vos habits, car Dieu est bon et miséricordieux, et il se repent du dessein qu'il avait de vous châtier. »

Apprenons du prophète Osée combien sont grandes les miséricordes du Seigneur, et combien est excessive et ineffable sa bonté. « Que ferai-je pour toi, Ephraïm? Comment te protégerai-je, Israël? Que ferai-je pour toi, dis-je? Je te traiterai comme j'ai fait à Adama et à Seboïm (1); mais non, je suis changé à ton

 

(1) C'étaient deux villes de la Pentapole, qui furent consumées par le feu du ciel avec Sodome et Gomorrhe.

 

égard; j'ai abandonné le dessein que j'avais de te punir, et je ne suivrai point les mouvements de ma colère. » « Il n'y a personne, » dit David, « qui se souvienne de vous dans la mort, et quel est celui qui vous louera dans l'enfer?» II dit encore dans un autre endroit : « Je vous ai fait connaître mon péché, et je ne vous ai point caché mon injustice. J'ai dit: Je parlerai contre moi-même, et je déclarerai mon iniquité au Seigneur; et vous m'avez remis aussitôt l'impiété de mon coeur. C'est pour cette raison que tout homme saint vous priera dans un temps favorable, et quelque grand que soit le débordement des eaux, elles ne viendront point jusqu'à lui. » Avec quelle abondance doivent couler des larmes que l'on compare à un déluge? Celui qui pleure de la sorte, et qui peut dire avec Jérémie : « Que la prunelle de mon oeil ne cesse point de pleurer; » celui-là, dis-je, verra accomplir en lui ce que dit le prophète-roi: « La miséricorde et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont donné le baiser;» afin que si la justice et la vérité vous ont alarmé, la miséricorde et la paix vous engagent à travailler à votre salut.

David nous donne, dans le psaume cinquantième, une juste idée de la pénitence que doit faire le pécheur. Ce roi pénitent y pleure l'adultère qu'il avait commis avec Bethsabée, femme d'Urie. Le prophète Nathan lui ayant reproché son crime, il répondit : « J'ai péché, »  et aussitôt il mérita d'entendre ces paroles consolantes : « Le Seigneur vous a aussi remis votre péché. »  Ce prince, coupable tout à la fois et d'homicide et d'adultère, disait à Dieu, les yeux baignés de larmes : « Ayez pitié de moi, mon Dieu, selon votre grande miséricorde, et effacez mon iniquité selon la multitude de vos bontés. »  En effet, la grandeur de son crime avait besoin d'une grande miséricorde; aussi ajoute-t-il ensuite : « Lavez-moi de plus en plus de mon iniquité, et purifiez-moi de mon péché, parce que je connais mon iniquité, et que j'ai toujours mon péché devant les yeux. J'ai péché devant vous seul, »  puisqu'étant roi je ne craignais personne, « et j'ai fait le mal en votre présence, de sorte que vous serez reconnu juste et véritable dans vos paroles, et que vous demeurerez victorieux lorsqu'on jugera de votre conduite. » Car « Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché, (616) afin d'exercer sa miséricorde envers tous. » David sut si bien profiter de sa pénitence que, devenu maître de pécheur et de pénitent qu'il était, il ajoute : « J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se convertiront à vous. » Comme Dieu « ne voit devant lui que gloire et que sujets de louanges, »  aussi un pécheur qui confesse ses crimes, et qui dit avec le prophète « Mes plaies ont été remplies de corruption et de pourriture, à cause de mon extrême folie; » ce pécheur, dis-je, voit succéder à la difformité de ses plaies la beauté d'une parfaite guérison. « Celui, »  au contraire, « qui cache son iniquité ne prospèrera point. »

Achab, ce roi si impie, fit mourir Naboth afin de s'emparer de sa vigne. Elie lui reprocha son crime, aussi bien qu'à Jezabel, qui lui était moins unie par les liens du mariage que par le penchant naturel qu'elle avait à la cruauté. « Vous avez tué Naboth, »  lui dit ce prophète, « et de plus vous vous êtes emparé de sa vigne; mais voici ce que dit le Seigneur

en ce même lieu où les chiens ont léché le sang de Naboth, ils lècheront aussi votre sang, et mangeront Jezabel devant les murs de Jezraël. » Achab, ayant entendu ces paroles, se couvrit d'un sac, jeûna et dormit avec le cilice. Alors le Seigneur, adressant sa parole à Elie, lui dit: « Puisque Achab a tremblé en ma présence, je ne ferai point tomber sur lui, tant qu'il vivra, les maux dont je l'ai menacé. » Achab et Jezabel étaient également coupables; mais Achab ayant fait pénitence de son péché, Dieu différa son supplice et ne le punit que dans ses descendants, au lieu que Jezabel, obstinée et endurcie dans son crime, en reçut la punition sur-le-champ.

Jésus-Christ dit aussi dans l'Evangile : « Les Ninivites s'élèveront, au jour du jugement, contre ce peuple, et le condamneront, parce qu'ils ont l'ait pénitence à la prédication de Jonas. » Et ailleurs : « Je suis venu, non pas pour appeler les justes, mais pour appeler les pécheurs à la pénitence. »  On trouve dans la boue la pièce de monnaie qu'on avait perdue. Un berger laissant nonante et neuf de ses brebis dans la solitude, en va chercher une seule qui s'était égarée, et la rapporte sur ses épaules ; et les anges se réjouissent dans le riel de la conversion d'un seul pécheur qui fait pénitence. Heureuses les âmes pénitentes qui réjouissent

les anges et causent tant de joie dans ce royaume dont il est dit: « Faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. »  Il n'y a point de milieu entre la vie et la mort; ce sont deux extrémités entièrement opposées, mais la pénitence sait les unir ensemble. L'enfant prodigue ayant dépensé tout ce qu'il avait, et se voyant éloigné de la maison paternelle , pouvait à peine se rassasier de ce que mangeaient les pourceaux. Il revint donc chez son père, qui ordonna qu'on tuât le veau gras, qu'on donnât une robe à son fils et qu'on lui mit un anneau au doigt. On lui donne la robe de Jésus-Christ qu'il avait souillée, afin qu'on pût lui dire avec le sage : « Ayez soin que vos vêtements soient toujours blancs. »  Il reçoit le sceau et le caractère des enfants de Dieu, afin qu'il puisse s'écrier : « Mon père, j'ai péché contre le, ciel et contre vous. » Enfin on lui donne un baiser pour marque de sa réconciliation, afin qu'il puisse dire avec le prophète-roi : « La lumière de votre visage est gravée sur nous, Seigneur. »

« Si le juste vient à commettre quelque crime, sa justice ne le mettra point à couvert du châtiment; et si le pécheur se convertit, son iniquité ne lui sera point imputée. » Les dispositions présentes où Dieu nous trouve sont la règle de ses jugements, et il n'a point égard à ce que nous avons été, mais à ce que nous sommes, pourvu néanmoins que nous ayons renoncé à nos anciens dérèglements pour mener une vie nouvelle. « Le juste tombera sept fois et se relèvera. » S'il tombe, comment peut-il être juste? S'il est juste, comment peut-il tomber? En voici la raison; c'est qu'on ne perd point le nom de juste pourvu qu'on ait le soin de se relever toujours par la pénitence. Quand bien même on tomberait dans le péché, « non-seulement sept fois, mais septante fois sept fois, » si on se convertissait par une pénitence sincère, on obtiendrait le pardon de ses crimes. « Celui à qui on remet davantage aime aussi davantage. » Une femme débauchée, qui était la figure de l'Eglise des nations, lavant les pieds du Sauveur avec ses larmes, et les essuyant avec ses cheveux, mérita d'entendre de sa bouche ces paroles consolantes : « Vos péchés vous sont remis. »  Le pharisien perdit par son orgueil tout le mérite de ses bonnes actions, et le publicain attira la grâce du salut par son (617) humilité et par l'aveu sincère de ses crimes.

Dieu dit parla bouche du prophète Jérémie Quand j'aurai prononcé l'arrêt contre un peuple ou contre un royaume, pour le détruire et pour le perdre sans ressource; si cette nation fait pénitence des péchés pour lesquels je l'avais menacée, je me repentirai aussi moi-même du mal que j'avais résolu de lui faire. Quand je me serai aussi déclaré en faveur d'une nation ou d'un royaume pour l'établir et pour l'affermir, si ce royaume ou cette nation pèche devant mes yeux, et si elle n'écoute point ma voix, je me repentirai aussi du bien que j'avais résolu de lui faire. »  Il ajoute aussitôt après : « Je vous prépare, plusieurs maux, je forme contre vous des pensées et des résolutions. Que chacun change de vie, faites que vos voies soient droites, et vos oeuvres justes. Et ils m'ont répondu : Nous avons perdu toute espérance ; nous nous laisserons aller à l'égarement de nos pensées, et chacun de nous se livrera à la malignité et à la corruption de son coeur. » Le juste Siméon dit dans l'Évangile : « Cet enfant a été posé pour la ruine et pour la résurrection de plusieurs; » c'est-à-dire, pour la ruine des pécheurs et pour la résurrection de ceux qui font pénitence. L'apôtre saint Paul écrivant aux Corinthiens : « Il court un bruit, leur dit-il, qu'il y a de l'impureté parmi vous, et une impureté telle qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblable parmi les païens mêmes ; savoir, qu'un d'entre vous abuse de la femme de son propre père. Et après cela vous êtes encore pleins d'orgueil, au lieu que vous auriez dû être dans les pleurs, et retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse. » Mais de crainte que ce pécheur, accablé par un excès de tristesse, ne se perdit sans ressource, le même apôtre dans sa seconde épître tâche de le ramener à son devoir par la douceur, et prie les fidèles de Corinthe de lui donner des marques de leur charité, afin de rétablir par la pénitence celui qui s'était perdu par son crime.

« Il n'y a point d'homme qui soit exempt de péché, quand bien même il ne vivrait qu'un seul jour; car ses années sont comptées. Les astres même ne sont pas purs aux yeux de Dieu, et il pense mal de ses anges. »  Si le péché trouve place dans le ciel, combien doit-il s'étendre sur la terre? Si des créatures qui ne sont point assujetties aux mouvements du corps, ni aux impressions des sens, ont néanmoins paru coupables aux yeux de Dieu, combien le devons-nous être, nous qui sommes environnés d'une chair faible et fragile, et qui disons avec l'Apôtre:« Malheureux que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Car il n'y a rien de bon dans notre chair, » et nous ne faisons pas ce que nous voulons ; nous faisons au contraire ce que nous ne voulons pas, la chair étant comme forcée de s'opposer aux désirs et aux inclinations de l'esprit. Au reste, si l'Écriture donne à quelques personnes le nom de justes, et de justes aux yeux de Dieu, le mot de « justice » doit se prendre dans le sens que je lui ai donné en expliquant ces paroles du sage (1) : « Le juste tombe et se relève sept fois; » et celles-ci du prophète Ezéchiel : « Dès que le pécheur se convertira, son iniquité ne lui sera point imputée. » En effet nous voyons que l'Évangile donne le nom de juste à Zacharie, père de saint Jean, quoiqu'il se soit rendu coupable devant Dieu par son peu de foi, et qu'il ait perdu l'usage de la parole en punition de son incrédulité. Job , dès le commencement du livre qui porte son nom, est appelé juste, innocent, pacifique; mais dans la suite Dieu lui reproche ses péchés, et Job les confesse lui-même. Si Abraham, Isaac et Jacob ont été sujets au péché, si les prophètes et les apôtres n'en ont pas été exempts, si l'on a trouvé de la paille parmi le plus pur froment, que doit-on attendre de nous, de qui il est écrit : « Quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le blé, dit le Seigneur?» Cependant la paille est destinée au feu. L'ivraie est mêlée durant cette vie avec le bon grain; mais celui qui porte le van viendra nettoyer son aire, et serrant le blé dans son grenier, il jettera les mauvaises graines au feu.

Je viens de parcourir toute l'Écriture sainte comme une riante prairie, et j'y ai ramassé tout ce que je vous ai dit, comme autant de belles fleurs dont j'ai voulu faire une couronne de pénitence. Mettez-la sur votre tête, cette couronne, et prenant l'essor avec les ailes de

 

(1) Les éditions portent : Septies in die cadit Justus : «Le juste tombe sept fois le jour. » Mais ces paroles in die ne sont point dans les manuscrits. Aussi ne se trouvent-elles ni dans aucun texte original, ni dans aucune version de l'Ecriture sainte.

 

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la colombe, allez chercher le lieu de votre repos, et vous réconcilier avec Dieu, qui est le meilleur et le plus indulgent de tous les pères. Celle qui autrefois était votre épouse, et qui maintenant est votre soeur et votre compagne, m'a appris que, suivant le précepte de l'Apôtre, vous aviez fait veau d'un commun consentement de vivre ensemble dans la continence, afin de vous appliquer à la prière; mais elle m'a dit en même temps que vous n'aviez pas été ferme dans votre résolution, ou plutôt, pour vous parler nettement, que vous étiez tombé tout-à-fait. Que pour elle le Seigneur lui avait dit comme à Moïse : « Pour vous, demeurez ici avec moi ; » et qu'elle avait dit au Seigneur, avec le prophète-roi : « Il a affermi mes pieds sur la pierre. » Elle m'a dit encore que votre maison, qui n'était pas établie sur le fondement solide de la foi, avait été renversée par les tempêtes que le démon avait excitées; mais que le Seigneur avait affermi la sienne, et qu'elle voulait bien vous y recevoir, afin qu'ayant été autrefois unis selon la chair, vous puissiez maintenant vous unir ensemble selon l'esprit; car « celui qui demeure attaché au Seigneur devient un même esprit avec lui. »  Il parait que lorsque vous fûtes obligés de vous séparer pour échapper à la fureur des Barbares et au danger de tomber dans l'esclavage , vous lui auriez promis avec serment de la suivre bientôt dans la Terre-Sainte, afin d'y travailler à votre salut, dont il semblait que vous n'aviez aucun souci.

Acquittez-vous donc d'une promesse que vous avez faite à Dieu. Comme la vie de l'homme est incertaine, craignez qu'une mort précipitée ne vous enlève avant d'avoir dégagé votre parole. Imitez celle que vous auriez dû instruire vous-même. Quelle honte pour vous de voir qu'un sexe qui n'a que la faiblesse en partage triomphe de tous les attraits du siècle, tandis que le vôtre, qui se pique de fermeté et de courage, se rend esclave de ses vanités. Quoi! vous voyez une femme à la tête d'une si grande entreprise, et vous refusez de suivre celle dont la conversion est déjà un gage assuré de votre foi? Que si les débris de votre maison vous arrêtent encore, si vous voulez être témoin de la mort de vos amis et de vos concitoyens, si vous voulez voir la ruine et la désolation des villes et des villages, servez-vous du moins de la pénitence comme d'une planche pour vous sauver du naufrage de votre province, et pour vous mettre à couvert de la cruauté des Barbares et des malheurs de la captivité. Souvenez-vous d'une épouse qui demande votre salut à Dieu par des gémissements continuels, et qui ne désespère pas de l'obtenir. Tandis que vous êtes errant dans votre pays, mais ce n'est plus votre pays , puisque les Barbares s'en sont rendus maîtres; Arteni, qui désire vous sauver par sa foi, si vous ne pouvez pas le faire par vos propres mérites, se souvient de vous, et tâche de vous attirer par ses prières en ces lieux que Jésus-Christ a rendus respectables à toute la terre, par sa naissance, par sa mort et par sa résurrection. Le paralytique de l'Évangile était couché sur son lit , si perclus de tous ses membres qu'il ne pouvait remuer ni les pieds pour marcher, ni les mains pour prier; mais d'autres le présentèrent à Jésus-Christ, qui lui rendit la santé, et alors il reporta lui-même le lit sur lequel on l'avait apporté. C est ainsi que votre chère épouse, qui vous voit des yeux de la foi tout absent que vous êtes , vous présente au Sauveur, en lui disant, avec la femme chananéenne : « Ma fille est misérablement tourmentée par le démon. » Car, comme les âmes ne sont d'aucun sexe, je crois qu'on peut appeler votre âme la fille de la sienne, puisque, vous regardant comme un enfant incapable de digérer une viande solide, elle vous invite à venir sucer le lait, qui est la nourriture des enfants, afin que vous puissiez dire avec le prophète-roi . « J'ai erré comme une brebis égarée; cherchez votre serviteur, puisque je n'ai point oublié vos commandements. »

 

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A ABIGAUS, PRÊTRE ESPAGNOL.

 

Saint Jérôme engage par des citations Abigaüs à supporter sa cécité avec résignation et à en profiter pour son salut.

 

Lettre écrite en 408.

 

Quoique je me sente coupable de plusieurs péchés, et que, prosterné aux pieds de Dieu, je lui dise tous les jours dans mes prières : « Ne vous souvenez point des fautes de ma jeunesse, ni de celles que j'ai commises par ignorance; » cependant, comme j'ai appris de saint Paul que (619) celui qui s'enfle d'orgueil tombe dans la même condamnation que le démon, »  et de saint Pierre, que « Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles, »  il n'y a rien que j'aie évité avec tant de soin que l'orgueil et ces airs de fierté qui nous rendent odieux au Seigneur. Car je sais que mon maître, mon Seigneur et mon Dieu a dit dans le temps de ses humiliations : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ; » et par la bouche du roi-prophète : « Seigneur, souvenez-vous de David, et de l'extrême douceur avec laquelle il a souffert la persécution des hommes. » Je sais qu'il est encore écrit ailleurs : « Le coeur de l'homme s'humilie avant d'être élevé, et il s'élève avant de tomber. » Ne croyez donc pas, je vous prie, que j'aie négligé de répondre à vos lettres, et ne me rendez pas responsable de l'infidélité ou de la négligence de ceux qui ne me les ont point rendues. Pourquoi ne répondrais-je pas à vos honnêtetés et à votre amitié, moi qui ai coutume de rechercher celle de tous les gens de bien, et qui n'épargne rien pour m'en faire aimer, persuadé de ce que dit le Sage : « Il vaut mieux être deux ensemble que d'être seul; car si l'un tombe, l’autre le soutient. Un triple cordon se rompt difficilement. Et le frère qui aide son frère sera élevé. » Ne craignez donc point de m'écrire, et le plus souvent que vous pourrez, afin de me dédommager de votre absence par vos lettres.

N'ayez point de regret d'avoir perdu un avantage que possèdent les fourmis, les mouches et les serpents, je veux dire les yeux du corps; réjouissez-vous, au contraire, d'avoir cet oeil, dont il est, dit dans les Cantiques : « Ma soeur, mon épouse, vous m'avez blessé avec un de vos yeux; » cet oeil avec lequel on voit Dieu, et dont Moïse voulait parler lorsqu'il disait : « Il faut que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois. »  Nous lisons même que quelques philosophes se sont arraché les yeux (1), afin que leur esprit, dégagé de tous les objets sensibles, pût former des idées plus nettes et plus pures. De là cette parole d'un prophète : « La mort est entrée par nos fenêtres. » De là ce que dit Jésus-Christ à ses apôtres : « Quiconque regardera une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l'adultère dans son

 

(1) C'est ce que, Cicéron dit de Démocrite.

 

coeur. » De là il leur ordonne de lever les yeux et de considérer les moissons jaunes prêtes à être récoltées.

Vous me priez de vous aider par mes conseils à vous affranchir de la servitude de Nabuchodonosor (1), de Rapsacès, de Nabuzardan et d'Holoferne. Si vous étiez encore leur esclave, vous n'auriez pas recours à moi. En recherchant l'amitié d'un homme que vous croyez être serviteur de Jésus-Christ, vous faites assez connaître que vous avez rompu leurs chaînes; qu'à l'exemple de Zorobabel, d'Esdras, de Néhémias et du grand-prêtre Jésus, fils de Josedech, vous avec commencé à relever les ruines de Jérusalem, et que « vous ne mettez pas votre argent dans un sac percé, » mais que vous travaillez à vous amasser un trésor dans le ciel.

Quoique ma chère fille Théodora, veuve de Lucinius, d'heureuse mémoire, n'ait pas besoin de recommandation, je vous prie néanmoins de la soutenir dans le nouveau genre de vie qu'elle a embrassé, afin qu'elle puisse arriver à la Terre-Sainte, malgré les peines et les fatigues qu'il y a à essuyer dans le désert. Faites-lui comprendre que, pour être parfaitement vertueux, il ne suffit pas d'être sorti de l'Egypte ; mais qu'il faut aller à travers une foule d'ennemis jusqu'à la montagne de Nabo (2) et au fleuve du Jourdain; qu'il faut recevoir en Galgala une seconde circoncision, et voir égorger Adonizedech (3) ; qu'il faut voir tomber au bruit des trompettes les murailles de Haï, d'Azur et de Jéricho. Nos frères qui demeurent ici avec moi vous saluent; je vous prie aussi de saluer de ma part tous ceux qui veulent bien penser à moi.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Sur l'opiniâtreté des hérétiques. — Compliments à saint Augustin et à ses amis Alypius et Evodius. — Allusion historique obscure.

 

Lettre écrite en 410.

 

Il y a des gens qui, après avoir eu le cou

 

(1) C'est-à-dire de la servitude des passions, qui nous sont représentées par ces ennemis du peuple de Dieu.

(2) Moïse mourut sur cette montagne. Elle est dans le pays des Moabites au-dessus du Jourdain, et vis-à-vis de Jéricho.

(3) il était roi de Jérusalem. Josué le fit mourir avec cinq autres rois qu'il avait vaincus. Quelques manuscrits portent «Adonib sec; » mais celui-ci ne fut défait qu'après la mort de Josué, et on se contenta de lui couper les doigts des pieds et des mains sans le faire mourir. C'est donc une faute de copiste.

 

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rompu et les jambes cassées, ne peuvent néanmoins se résoudre à se soumettre, toujours attachés à leurs anciennes erreurs, quoiqu'ils n'aient pas la liberté de les enseigner. Nos frères qui sont ici vous saluent avec beaucoup de respect, et particulièrement vos saintes et vénérables filles (1). Je vous prie de vouloir bien aussi saluer de ma part vos frères Alypius et Evodius (2). Jérusalem (3) est tombée sous la puissance de Nabuchodonosor, et cependant elle ne veut point écouter les conseils de Jérémie; elle désire au contraire se retirer en Egypte, pour mourir dans Taphnès, et expirer sous le joug d'une éternelle servitude.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Mort du sénateur Pammaque. — De Marcella. — Siège de Rome par Marie. — Massacre d'un grand nombre d'habitants. — Douleur de saint Jérôme. — Il commente le prophète Ezéchiel, le plus difficile des prophètes.

 

En 410.

 

Je désirais, ô Eustochia! vierge du Christ, je désirais entamer l'explication d'Ezéchiel (d'après la promesse que je vous avais faite, ainsi qu'à Paula, votre mère, de glorieuse mémoire), et mettre, comme on dit, la dernière main à mon ouvrage sur les prophètes; lorsque tout à coup j'appris la mort de Pammaque et de Marcella, le siège de Rome et le sommeil éternel d'un grand nombre de nos frères et de nos sueurs. Alors je fus si consterné et si stupéfait que je ne pus m'occuper, jours et nuits, que du salut général; il me semblait que la captivité de nos saints m'était commune, et il m'était comme impossible de proférer une parole avant d'avoir obtenu des nouvelles plus certaines. En attendant, je restais suspendu entre la crainte et l'espérance, et je souffrais cruellement des blessures de nos frères.

Et alors donc que la lumière du monde la plus

 

(1) Eustochia et la jeune Paula.

(2) Alypius était grand ami de saint Augustin et évêque de Tagaste. Evodius était évêque d'Uzale.

(3) Cet endroit est une énigme dont il est assez difficile de pénétrer le sens. Erasme, Marianus et quelques autres écrivains croient que saint Jérôme veut parler de Jean de Jérusalem, qui, après la condamnation d'Origène, lâchait toujours de défendre ses erreurs. Mais les théologiens de Louvain, et Erasme même dans l'édition des ouvrages de saint Augustin, croient que saint Jérôme veut parler de la prise de Rome par Alaric, Baronius est aussi de ce sentiment.

 

éclatante s'éteignait, que la tête de l'empire romain tombait abattue, ou plutôt que l'univers entier périssait dans la chute d'une seule ville, « je restais silencieux et humilié; et je me taisais loin des hommes de bien, et ma douleur se renouvelait. Mon cœur s'échauffait dans ma poitrine, et dans ma méditation j'étais brûlé de mille feux. » Mais je n'ai point oublié cette sentence : « Quand l'âme souffre , les longs développements se résolvent en des sons importuns. » Cependant , comme vous ne cessez de me solliciter, et que toute blessure , quelque profonde qu'elle soit, finit par se cicatriser; que d'ailleurs l'infâme Scorpion (1), notre persécuteur, est maintenant enseveli entre Encelade et Porphyre, sur le rivage de Sicile; que l'hydre à plusieurs tètes ne darde plus contre nous ses langues venimeuses; que le temps est venu, non pas de répondre aux arguments captieux des hérétiques, mais bien de s'appliquer à l'exposition des saintes Ecritures, je vais commencer l'interprétation du prophète Ezéchiel, dont la tradition des Hébreux signale les grandes difficultés. Chez ce peuple, en effet, personne, à moins qu'il n'eût atteint l'âge où l'on conférait les fonctions sacerdotales, personne n'était admis à lire le commencement de la Genèse, le Cantique des Cantiques, le commencement et la fin des prophéties d'Ezéchiel; et cela, afin que la vie de l'homme tout entière pût l'amener graduellement à la science parfaite et à l'intelligence des choses mystiques. La miséricorde du Seigneur aidant, si nous pouvons conduire à bonne fin cet ouvrage, nous passerons à Jérémie, au grand prophète qui fait retentir, sous la figure de Jérusalem, dans ses Lamentations d'un quadruple dialecte, les quatre plages opposées de ce vaste univers.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Que tout finit en ce monde, même nome. — Rome esclave des Barbares. —  Nobles Romains dénués de tout en Palestine. — Continuation du commentaire sur le prophète Ezéchiel.

 

En 410.

 

Rien de long qui n'ait une fin; et cependant la longue suite des âges écoulés ne doit point être comptée pour l'achèvement d'une oeuvre quelconque. Tout auteur échouera, à moins

 

(1) Il s’agit sans doute ici de la mort de Rufin.

 

621

 

qu'il n'ait amassé d'avance les matériaux des bons ouvrages, de ces ouvrages qui ont une prétention d'avenir, qui visent à une espèce d'éternité et qui ne voient dans le temps nulle borne à leur durée. Mais tenons-nous-en à ces vérités élémentaires : tout ce qui naît meurt; tout ce qui arrive à son apogée décline. Et encore : Il n'est aucune oeuvre de l'homme qui n'atteigne la vieillesse. Qui aurait jamais pensé que Rome, cette Rome qui dominait par la victoire dans toutes les parties de l'univers, s'écroulerait ; qu'elle serait tout à la fois et la mère et le tombeau de tous les peuples; qu'elle deviendrait esclave à son tour , celle qui comptait au nombre de ses esclaves l'Orient, l'Egypte et l'Afrique? Qui aurait jamais cru que l'obscure Bethléhem verrait à ses portes d'illustres mendiants, jadis comblés de toutes sortes de richesses?

Puisque nous ne pouvons les secourir, plaignons-les du moins du fond de notre coeur et mêlons nos larmes à leurs larmes. Courbés sous le faix de nos saints travaux, tout en ne pouvant nous défendre d'une profonde émotion en voyant ceux qui pleurent, et tout en gémissant sur ceux qui pleurent , nous avons poursuivi nos commentaires sur Ezéchiel, et nous sommes presque arrivés au but, et nous désirons fortement pouvoir terminer nos travaux sur les saintes Ecritures; il ne s'agit point tant en effet de parler de projets, que de les exécuter. Ainsi donc , encouragé par vos invitations réitérées, ô Eustochia ! vierge du Christ, je reprends mon travail interrompu, et je défère à vos voeux en me hâtant de terminer ce troisième volume; mais avant de commencer, je me recommande à votre bienveillance, ainsi qu'à la bienveillance de ceux qui daigneront me lire; vous priant d'avoir plutôt égard à mes bons désirs qu'à mes forces réelles; celles-ci participent de la fragilité de l'homme , ceux-là dépendent de la sainte volonté du Seigneur.

 

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A MARCELLIN ET A ANAPSYCHIA.

 

De l’origine des âmes. — Jérôme renvoie à ses traités contre  Rufin et saint Augustin. — Commentaire sur le prophète Ezéchiel. — Irruption des Barbares en orient. — Leurs ravages. — Jérôme leur échappe avec peine.

 

Lettre écrite en 411.

 

J'ai enfin revu d'Afrique les lettres que vous m'écrivez tous les deux en commun, et je ne me repens plus de la liberté que ,j'ai prise de vous écrire tant de fois, nonobstant le silence que vous avez toujours gardé à mon égard; puisque j'ai enfin mérité une réponse de vous, et que j'ai eu la joie d'apprendre par vous-mêmes, et non par d'autres, que vous êtes en parfaite santé.

Je me souviens de la question que vous m'avez proposée touchant l'origine des âmes, quoiqu'elle soit pourtant une des plus importantes qui se soit agitée dans l'Eglise. Il s'agit de voir si les âmes descendent du ciel dans les corps, selon le sentiment du philosophe Pythagore, de tous les Platoniciens et d'Origène; ou si elles sont une portion de la propre substance de Dieu, comme le pensent les Stoïciens, Manés et les Priscillianistes, qui ont répandu leurs erreurs dans l'Espagne; ou si elles ont été toutes créées au commencement du monde et renfermées dans les trésors de Dieu, pour être ensuite distribuées dans les corps, selon l'imagination folle et ridicule de quelques catholiques; ou si Dieu en crée chaque jour plusieurs pour les mettre dans les corps au même instant qu'ils sont formés, suivant ce qui est marqué dans l'Evangile : « Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment; » ou enfin si, selon le sentiment de Tertullien, d'Apollinaire et de la plus grande partie des Occidentaux, elles passent des pères dans les enfants, en sorte que dans les hommes, aussi bien que dans les bêtes, l'âme soit engendrée par une autre âme, comme le corps l'est par un autre corps. Sur quoi je me souviens d'avoir déjà dit mon opinion dans les livres que j'ai faits contre Rufin, pour répondre au libelle qu'il adressa au pape Anastase, d'heureuse mémoire, où, voulant se jouer de la simplicité de ses lecteurs par une profession de foi équivoque et artificieuse, pour ne pas dire extravagante, il se joue de sa propre foi, ou pour mieux dire découvre sa perfidie et s'expose aux railleries de tout le monde. Je crois que ces livres sont entre les mains d'Oceanus ; car il y a déjà longtemps que je les ai donnés au public, pour répondre aux calomnies que Rufin a répandues contre moi dans plusieurs de ses ouvrages. Au reste, vous avez auprès de vous le très saint et très savant évêque Augustin, qui pourra vous instruire de vive voix sur (622) cette matière, et dont le sentiment sera toujours le mien.

J'ai voulu faire dernièrement un commentaire sur le prophète Ezéchiel, et donner aux curieux un ouvrage que je leur ai tant de fois promis; mais comme je commençais à le dicter, la nouvelle des ravages que les Barbares avaient faits en Occident, et particulièrement à honte, me troubla si fort et renversa tellement toutes mes idées que j'en oubliai, comme dit le proverbe, jusqu'à mon propre nom. Depuis cela je suis demeuré longtemps dans le silence, sachant qu'il était temps de pleurer et non pas d'écrire. J'ai néanmoins repris cet ouvrage au commencement de cette année, et j'en avais déjà fait trois livres lorsque je me suis vu obligé de l'interrompre, à cause d'une irruption imprévue qu'ont faite ces peuples barbares dont Virgile a dit: « Les Barcéens qui ravagent tout et qui mettent tout à feu et à sang, »  et dont l'Écriture sainte a voulu parler lorsqu'elle a dit d'Ismaël : « Il dressera ses pavillons vis-à-vis de tous ses frères. » Ces Barbares, dis-je, semblables à un torrent qui entraîne avec soi tout ce qu'il rencontre, ont ravagé avec tant de fureur l'Égypte, la Palestine, la Syrie et la Phénicie, qu'il s'en est peu fallu que je ne sois tombé entre leurs mains; il n'y a que la miséricorde de Jésus-Christ qui m'en ait préservé. Que si la guerre, selon le plus éloquent des orateurs, fait cesser l'exercice des lois et la jurisprudence, à combien plus forte raison doit-elle interrompre l'étude de l'Écriture sainte, qui a besoin d'un grand nombre de livres et d'un profond silence, et qui demande beaucoup de soin et d'application dans ceux qui transcrivent ces sortes d'ouvrages, et surtout un grand repos et une entière sécurité pour ceux qui les dictent.

J'ai envoyé deux de ces livres à ma sainte fille Fabiola (1), de qui vous pouvez les emprunter si vous voulez les lire. Je n'ai pas eu le temps d'en faire transcrire davantage. Quand vous les aurez lus, vous pourrez aisément juger par ces commencements, et pour ainsi dire par ce vestibule, quel sera l'édifice entier quand il sera achevé; car j'espère que le Seigneur, qui par sa miséricorde m'a aidé dans le commencement

 

(1) Cette Fabiola n'est pas l'illustre Fabiola a laquelle saint Jérémie a adressé plusieurs lettres et dont il a fait l'éloge funèbre.

 

de cet ouvrage, qui est très difficile, m'aidera encore dans les pénultièmes chapitres, où le prophète décrit les combats de Gog et de Magog, et dans les derniers, où il parle de la construction, de la grandeur et des différents ornements du sacré et ineffable temple du Seigneur.

Notre saint frère Oceanus, auquel vous souhaitez que je vous recommande, est un homme d'un si grand mérite, d'un caractère si honnête et si obligeant, et il est d'ailleurs si versé dans la connaissance de la loi de Dieu, qu'il peut aisément, sans qu'il soit nécessaire que je l'en prie, vous expliquer toutes les difficultés que vous aurez à lui proposer, et vous dire ce que j'en pense moi-même. Je prie notre Seigneur Jésus-Christ de vous donner une longue suite d'années, et de vous conserver en santé.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Isaïe est non-seulement prophète, mais encore évangéliste et apôtre. — Il annonce les miracles du Christ; il annonce toute sa passion ; il l'annonce enfin comme le Sauveur du monde. — Commentaire d'Origène sur ce prophète, d'Eusèbe, de Didyme et d'Apollinaire.

 

En 411.

 

A peine les vingt livres d'explications sur les douze prophètes et les commentaires sur Daniel sont-ils terminés, que vous m'engagez, Eustochia, vierge du Christ, à passer au commentaire sur Isaïe, et à faire pour vous ce que j'avais promis à votre sainte mère Paula vivante: promesse du reste que je me rappelle avoir faite à votre frère Pamniaque, homme si instruit. Et quoique vous occupiez tous deux la même place dans mon affection, vous l'emportez par votre présence; c'est pourquoi je vous rends à vous et à lui ce que je dois, obéissant aux préceptes du Christ qui dit : « Etudiez l'Écriture, cherchez et vous trouverez, de peur d'entendre avec les Juifs: « Vous errez, ne connaissant pas l'Écriture et la vertu de Dieu;» car si, selon le saint apôtre, le Christ est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, celui qui ne tonnait pas l'Écriture ignore donc là vertu et la sagesse de Dieu. L'ignorance de l'Écriture est l'ignorance du Christ; c'est pourquoi soutenu par le secours de vos prières, vous qui méditez jour et nuit la loi de Dieu. qui êtes le temple du (623) Saint-Esprit, j'imiterai le père de famille qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles, et l'épouse disant dans le Cantique des Cantiques : « Je vous ai conservé, mon bien-aimé, des choses anciennes et nouvelles ; » et je commenterai Isaïe de manière à montrer en lui, non-seulement le prophète, mais l'évangéliste et l'Apôtre ; car il dit de lui-même et des autres évangélistes « combien sont beaux les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles, de ceux qui annoncent la paix. » Et Dieu lui parle comme à un apôtre: « Qui enverrai-je, et qui ira vers ce peuple? » Et il répond : « Me voilà, envoyez-moi. »

Personne ne pensera que je veuille renfermer le commentaire de ce volume en peu de mois; car il contient tous les sacrements du Christ, et il annonce sa naissance d'une vierge, ses oeuvres et ses prodiges, sa mort, sa sépulture, sa résurrection ; et il est préconisé comme le Sauveur de toutes les nations.

Que dirai-je de la physique, de la morale et de la logique? Toutes les écritures sont là, tout ce que la langue humaine peut prononcer, tout ce que l'intelligence peut concevoir, ce volume le renferme. Celui qui l'a écrit atteste lui-même ses mystères : « Vous aurez une vision de toutes choses, comme les mots d'un livre fermé; on le donnera à celui qui est instruit, et on lui dira. «Lis, »  et il répondra : «Je ne sais pas lire. »  Aussi que ce livre soit donné ou au peuple des nations ignorant les écritures, il répondra: « Je ne puis lire, parce que je n'ai point appris les écritures » ; ou aux Scribes et aux Pharisiens qui se vantent de les connaître, ils répondront : « Nous ne pouvons lire, parce que le lire est fermé. »

Il a été fermé pour eux parce qu'ils n'ont point reçu celui que le père a désigné, celui qui a la clef de David « qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre » ; mais les prophètes, comme Montan le rêve avec ses femmes folles, n'ont point parlé vaguement, de sorte qu'ils n'auraient point eu la conscience de leurs paroles; et alors qu'ils instruisaient les autres, ils auraient ignoré ce qu'ils disaient. De ceux-là l’Apôtre dit : « Ignorant ce qu'ils disent, et les choses qu'ils affirment »; mais les prophètes savaient très bien, suivant ces paroles des proverbes de Salomon : « Le sage comprend les paroles qu'il prononce, et il portera la science sur ses lèvres» ; car les prophètes étaient des sages, ce que nous ne pouvons nier, Moïse consommé en toute sagesse parlait à Dieu, et Dieu lui répondait. Et il est dit de Daniel au prince de Tyr, « êtes-vous plus sage que Daniel? Et David était sage qui se glorifiait dans les psaumes: « Vous m'avez révélé les secrets de votre sagesse. » Comment donc ignoraient-ils comme les animaux ce qu'ils disaient? Nous lisons dans un autre endroit de l'Apôtre : « L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes, »  afin de l'avoir à leur disposition quand ils se taisent, quand ils parlent.

Si cela paraît faible à quelqu'un, qu'il écoute le même apôtre : « Que deux ou trois prophètes parlent , que les autres jugent. » Par quel motif peuvent-ils, lorsque l'esprit qui parle par les prophètes est en leur pouvoir, ou se taire, ou parler? Si donc ils comprenaient les choses qu'ils disaient, ces choses sont pleines de sagesse ou de raison. L'air, frappé par la voix ne parvenait pas à leurs oreilles; mais Dieu parlait à l'esprit des prophètes, d'après ce que dit un autre prophète: « l'ange qui parlait en moi. »……….d'où après la vérité de l'histoire, il faut tout recevoir spirituellement, ainsi il faut comprendre et la Judée,et Jérusalem, et Babylone,et les Philistins, et Moab, et Damas, et l'Egypte, et le retrait de la mer, et l'Idumée, et l'Arabie, et la vallée de la vision, et enfin Tyr et la vision des quadrupèdes, afin que nous cherchions un sens à toutes ces choses comme si l'apôtre Paul, habile architecte, posait le fondement qui n'est autre que le Christ Jésus. C'est un travail énorme et important de vouloir commenter tout Isaïe, sur lequel nos ancêtres se sont fatigués, je parle des Grecs. Chez les Latins il y a un silence absolu, excepté le martyr Victorin de sainte mémoire qui pouvait dire avec l'Apôtre, si je suis inhabile à parler, je suis versé dans la science.

Car sur ce prophète d'après quatre éditions, Origène a écrit jusqu'à la vision des quadrupèdes près de trente volumes; le vingt-sixième. volume manque. On lui attribue encore sur la vision deux autres livres à Grata qui sont regardés comme l'aux, et vingt-cinq homélies que nous pouvons appeler choisies. Eusèbe, selon l'explication historique de Samphilis, a publié (624) aussi quinze volumes, et Didyme avec lequel nous avions dernièrement des relations d'amitié, depuis l'endroit où il est écrit : « Consolez, prêtres, consolez mon peuple, parlez au coeur de Jérusalem » jusqu'à la fin du volume, a écrit dix-huit tomes; mais Apollinaire, selon sa coutume, expose tout de manière à parcourir tout en général, en ne s'arrêtant qu'à de certains intervalles, de sorte qu'on ne croit pas tant lire des commentaires que des indications de chapitre. D'après cela, vous pouvez remarquer qu'il est difficile que nos Latins, dont les oreilles sont délicates, qui dédaignent de comprendre les Ecritures, et sont seulement sensibles au charme de l'éloquence, me pardonnent si je parle avec prolixité.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Sur son commentaire du prophète Isaïe.

 

Lettre écrite en 411.

 

J'ai fini le premier livre d'Isaïe, ce que j'ai fait rapidement et comme j'ai pu, et non comme je l'aurais voulu. Je me suis appliqué à rendre le sens littéral plutôt qu'à faire des phrases.

Tout ce qu'il y a en moi de vigueur et d'amour, je l'offre à Dieu.

Joignez-vous donc à Moïse, Eustochia, vierge de Jésus-Christ, et élevez avec lui les mains vers le Seigneur pendant que je travaille à l'explication de l'Écriture , afin qu'après être sorti de l’Egypte et avoir traversé la mer Rouge nous soyons vainqueurs d'Amalec (ce mot signifie dévorant). Nous pourrons chanter ainsi avec vous : « Béni soit le Seigneur, mon Dieu, qui forme mes mains aux combats et mes doigts à la guerre. »

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Sur la vision du prophète Isaïe. — Difficulté d'expliquer, cette vision.

 

En 411.

 

Je ne suis point effrayé de l'étendue des volumes que renferme le commentaire du prophète Isaïe. Quand il faut passer quelque chose, c'est au détriment de l'intelligence. C'est pourquoi j'ai placé à chaque livre de courtes préfaces qui seront seulement pour le nombre et

l'ordre. Je vous prie, Eustochia, vierge de Jésus-Christ, de m'aider par vos prières dans l'explication d'une vision fort difficile, dans laquelle on voit Dieu tout-puissant, dans toute sa majesté, entouré de deux Séraphins, criant: Saint, saint, saint, Seigneur, Dieu des armées, toute la terre est remplie de sa gloire; et où le voile du temple ébranlé fut déchiré, et la mai. son de Judas remplie des ténèbres de l'erreur; et auprès de cette gloire divine le prophète disant qu'il a des lèvres impures , qu'il habite au milieu d'un peuple blasphémateur, et criant d'une voix impie: « Crucifiez-le, crucifiez-le, nous n'avons d'autre roi que César; » et un Séraphin envoyé vers Isaïe pour lui purifier les lèvres avec un charbon de feu pris à l'autel; et cependant le peuple restait impur.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Que les lecteurs frivoles sont en majorité et les lecteurs sérieux en minorité. — Que Platon est difficile à comprendre. — Que le mérite seul prévaut devant le Christ.

 

Lettre écrite en 412.

 

Il n'y a point d'écrivain si sot qui ne trouve un sot lecteur, et le nombre de ceux qui parcourent les contes frivoles est beaucoup plus considérable que le nombre de ceux qui lisent les livres de Platon ; car, dans l'un, il y a distraction et amusement, dans l'autre, difficulté et travail. Enfin , celui qui a interprété Tullius avance ne pas comprendre Timée, discutant sur l'harmonie du monde, le cours et le nombre des astres. Mais des troupes d'enfants chantent en riant dans les écoles le Testament de Grunhius Corocotta Sorcillus. Que Lucius Lavinius se réjouisse de ses témoins , ou plutôt de ses partisans, et qu'il l'emporte par le nombre, parce que peut-être il a vaincu par l’esprit. Pour moi le témoignage d'un petit nombre me suffit, et je me contente des éloges de quelques amis qui, en parcourant mes ouvrages, sont conduits par l'amitié et le zèle de l'Écriture. Je crois qu d yen a quelques-uns qui s'efforcent de dénaturer ces paroles que je vous adresse, ô Eustochia, ne faisant pas attention que Holda, Anne, Debbora, ont prophétisé, au milieu du silence des hommes ; et que, dans la servitude du Christ, ce n'est pas la différence des sexes, mais le mérite qui prévaut.

 

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A LA VIERGE EUSTOCHIA.

 

Maladies fréquentes de Jérôme. — Il parle de sa mort prochaine; il n'a souci que du jugement de Dieu.

 

Lettre écrite en 413.

 

Le Seigneur qui regarde la terre et qui la fait trembler, qui touche les montagnes et qui les fait fumer, qui dit dans le cantique du Deutéronome : « Je tuerai et je donnerai la vie, je frapperai et je guérirai , » a fait aussi, par de fréquentes maladies, trembler ma chair, cette chair dont il est dit : «Vous êtes terre, et vous retournerez en terre. »

Et il me rappelle souvent à moi, qui oublie la fragilité de la rature humaine , que je suis homme d'abord, vieux, et sur le point de mourir. C'est à ce sujet que l'Ecclésiaste dit: « De quoi vous glorifiez-vous, terre et poussière? » Le Seigneur, qui m'avait frappé de maladie, m'a guéri avec une incroyable promptitude; il l'avait l'ait plutôt pour m'effrayer que pour me châtier. C'est pourquoi , sachant à qui appartient tout ce qui a vie, et que peut-être ma mort n'est différée que pour terminer le travail entrepris sur les prophètes, je m'y livre tout entier. Et comme enfermé dans une caverne, je contemple, non sans gémissements et sans douleur, les naufrages et les révolutions de ce monde; n'ayant aucun souci des choses présentes, mais des futures, ne redoutant ni le bruit ni les propos des hommes, mais redoutant le jugement de Dieu.

Et vous, Eustochia, vierge du Christ, qui m'avez secouru de vos prières dans ma maladie, demandez pour moi la grâce du Christ afin d'avoir l'esprit qui animait les prophètes en prédisant l'avenir: afin de pouvoir m'élever à la hauteur de leurs mystères, connaître la Parole de Dieu , que l'âme comprend et non le corps, et pouvoir dire avec le prophète : « Seigneur, donnez-moi la connaissance de la science, afin de savoir quand il faut parler. »

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Compliments à saint Augustin. — Rareté en orient des copistes latins. — Vol des manuscrits de saint Jérôme.

 

En 416.

 

J'ai reçu votre cher fils et mon très cher frère, le prêtre Orose, avec toutes les marques d'estime et d'amitié que je devais et à son propre mérite et à votre recommandation. Mais il est arrivé ici dans un fâcheux moment, où j'ai cru qu'il était plus à propos de me taire que de parler, ce que je ne pouvais faire d'ailleurs sans interrompre mes études et perdre mon temps à des écrits remplis d'aigreur, et qu'Appius appelle « l'éloquence des chiens. » C'est ce qui m'a empêché de répondre aux deux livres que vous avez eu la bonté de m'envoyer, et où vous montrez beaucoup d'érudition et d'éloquence. Quand je parle d'y faire réponse, ce n'est pas que j'y trouve matière à critique, mais c'est que, selon l'apôtre saint Paul, « chacun abonde en son sens, l'un d'une manière et l'autre d'une autre. »  Au reste vous avez épuisé le sujet en ramassant et en expliquant tout ce qu'un sublime génie est capable de tirer du fond des saintes Ecritures. Souffrez un peu, je vous prie, que je vous loue à cette occasion. Lorsque nos envieux, et particulièrement les hérétiques, sauront que nous sommes partagés, vous et moi, sur le sens des Ecritures, ils ne manqueront pas de dire que l'aigreur et la passion ont fait naître nos disputes; mais pour moi j'aurai toujours de l'amitié, du respect, de l'estime et de l'admiration pour vous, et je soutiendrai vos sentiments comme les miens propres; aussi vous ai-je cité avec éloge dans un dialogue contre les Pélagiens, que j'ai donné depuis peu au public. Au lieu donc de nous amuser à disputer, travaillons de concert à exterminer ces pernicieux hérétiques, qui, par une patience affectée, l'ont semblant de désavouer leurs erreurs, afin de pouvoir les débiter plus librement, et qui ne prennent tant de soin de cacher le venin de leur hérésie, que pour éviter la honte de la voir bannir d'entre les fidèles, et expirer sous les anathèmes de l'Église.

Vos saintes et vénérables filles, Eustochia et Paula (1), marchent toujours dans les sentiers de la vertu d'une manière digne de leur naissance et des salutaires avis que vous leur avez donnés. Elles vous présentent leurs très humbles respects, aussi bien que tous les frères qui servent ici le Seigneur avec nous. Nous avons envoyé à Ravenne, dès l'année passée, le saint prêtre Firmus, pour prendre soin de leurs affaires; il doit passer de là en Sicile et en

 

(1) Paula la jeune.

 

Afrique, où je crois qu'il est déjà arrivé. Je vous prie de saluer de ma part votre sainte communauté, et de faire tenir au saint prêtre Firmus les lettres que je lui écris, si elles tombent entre vos mains. Je vous demande toujours quelque part à votre souvenir, et prie notre Seigneur Jésus-Christ de vous conserver en santé.

Nous avons ici très peu de copistes capables de transcrire les livres latins; c'est ce qui m'empêche de faire ce que vous souhaitez de moi, surtout à l'égard de La version des Septante, qui est remplie d'obèles et d'astérisques; car on m'a volé une partie de ce que j'avais déjà fait.

 

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A SAINT AUGUSTIN.

 

Eloge du zèle de saint augustin dans la grande discussion du pélagianisme.

 

En 418.

 

J'ai toujours eu pour votre béatitude le respect qui lui est dû, me faisant un plaisir et un devoir d'aimer et de respecter une personne dont le coeur est la demeure de Jésus-Christ. Mais aujourd'hui ces sentiments d'estime et de vénération que j'ai pour vous sont devenus encore plus vifs qu'ils n'étaient (si néanmoins cela est possible)., de telle sorte que je ne puis être un moment saris parler de vous, et sans faire l'éloge de votre zèle et de la fermeté avec laquelle vous vous êtes opposé aux pernicieux desseins des ennemis de l'Église. Vous avez mieux aimé, autant qu'il a été en votre pouvoir, vous sauver seul du milieu de Sodome que de demeurer avec ceux qui périssaient, et de vous voir enveloppé dans leur ruine. Tasse le ciel que ce beau zèle que vous avez pour les intérêts de Jésus-Christ, ne se refroidisse jamais ! Tout Rome vous applaudit. Les catholiques vous regardent comme le réparateur de la foi ancienne, et ce qui relève encore davantage votre gloire, tous les hérétiques vous détestent. Ils ne me haïssent pas moins , et s'ils n'ont pas le pouvoir de nous tuer l'un et l'autre , ils en ont du moins la volonté. Je prie notre Seigneur Jésus-Christ qu'il vous conserve, et je conjure votre béatitude de ne me point oublier.

 

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A SAINT AUGUSTIN ET A ALYPIUS.

 

Mort de la vierge Eustochia. — Celestius, disciple de Pélage. — Livre d'Arian, diacre de Tolède. — Saint Jérôme se propose de le réfuter.

 

En 419.

 

Le saint prêtre Innocentius, qui vous rendra cette lettre, ne se chargea point de celle que je voulais vous écrire l'an dernier, parce qu'il ne croyait pas retourner en Afrique. Je remercie Dieu de ce contre-temps, puisque, malgré le silence que j'ai gardé depuis ce temps-là, vous n'avez pas laissé de m'honorer de vos lettres. Pour moi je suis ravi de trouver quelque occasion de vous écrire, et je n'en laisse échapper aucune. Dieu m'est témoin que, si je pouvais, je prendrais des ailes de colombe pour satisfaire à l'empressement que j'ai de vous embrasser. C'est ce que j'ai toujours ardemment souhaité, tant je fais de cas de votre vertu; mais je le souhaite aujourd'hui avec plus de force que jamais, pour me réjouir avec vous de la victoire que vous avez remportée sur l'hérésie de Celestius (1), que vous avez entièrement étouffée par votre zèle et par vos soins. Plusieurs sont tellement infectés de cette erreur, que, malgré leur défaite et leur condamnation, ils en conservent toujours le venin au fond du coeur. Mais tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de nous haïr, persuadés qu'ils sont que c'est nous qui les avons empêchés de répandre leur hérésie.

Vous me demandez si j'ai répondu au livre d'Arian, prétendu diacre de Tolède (2), que l'on nourrit grassement en récompense des mauvais écrits qu'il fournit aux autres pour soutenir leurs blasphèmes; or vous saurer, qu'il n'y a pas longtemps que notre saint frère le prêtre Eusèbe m'en a envoyé une copie; mais depuis que je l'ai reçue, j'ai été si accablé de maladies, et si touché de la mort de votre sainte et vénérable fille Eustochia, que j'ai cru en quelque façon devoir mépriser cet ouvrage. Car l'auteur

 

(1) Disciple de Pélage.

(2) Il y a de l'apparence que cet Anian est celui dont Paul Orose parle dans son Apologétique, lorsqu'il représente Pélage comme un autre Goliath, suivi de son écuyer qui porte ses armes : Stat immanissimus superbiâ Goliath... habens post se armigerum suum, qui etsi ipse non dimicat, cuncta tamen oeris et ferri suffragia subministrat. Cependant quelques-uns croient que c'était Pélage lui-même qui avait écrit contre saint Jérôme sous ce nom supposé.

 

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suit la doctrine corrompue de ses maîtres, et, excepté quelques passages qu'il a pillés, et dont il se sert avec assez d'habileté, il n'y dit rien de nouveau. Nous y gagnons néanmoins beaucoup, parce qu'en tâchant de répondre à ma lettre, il s'explique plus clairement, il découvre ouvertement ses blasphèmes, et avoue dans cet ouvrage tout ce qu'il avait nié dans le malheureux synode de Diospolis (1). Il n'est pas difficile de réfuter ses visions et ses impertinences, et, pourvu que le Seigneur me donne des jours et que je puisse trouver des copistes, j'espère y répondre en deux ou trois nuits, non pas pour combattre une hérésie qui est déjà éteinte, mais pour confondre l'ignorance et les blasphèmes de cet auteur. Il serait néanmoins plus à propos que votre sainteté voulût

 

(1) saint Jérôme parle ainsi du concile de Diospolis, parce que l'étage y fut absous, ayant trompé par ses réponses équivoques les évêques qui le composaient.

 

bien se charger elle-même de cette réponse ; car je crains qu'en voulant défendre les ouvrages que j'ai composés contre cet hérétique, je ne sois obligé de les louer.

Vos chers enfants, Albina (1), Pinien et Mélania, vous présentent leurs très humbles respects. Le saint prêtre Innocentius, passant par Bethléhem, a bien voulu se charger de cette lettre. Votre nièce Paula (2) vous salue avec bien du respect, et vous prie, dans sa douleur, de vous souvenir d'elle. Je vous conjure aussi, mes saints et vénérables pères, de ne me pas oublier, et je prie le Seigneur de vous conserver en santé.

 

(1) Cette Albina dont saint Jérôme parle ici n'est pas la même que celle dont il fait mention dans la lettre 45 à Principia, et qui était mère de Marcella. Celle-ci était fille de l'ancienne Mélania, et mère de la jeune Mélania dont saint Jérôme parle ici, et que Pinien avait épousée.

(2) saint Jérôme veut parler de la jeune Paula, fille de Leta et de Toxotius, petite fille de sainte Paula et nièce d'Eustochia. C'était la mort récente de cette chère et illustre tante qui lui causait la douleur dont parle ici saint Jérôme.

 

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