Défense II - Livre XI
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LIVRE XI.

 

COMMENT   DIEU  PERMET   LE  PÉCHÉ  SELON LES   PÈRES   GRECS   ET  LATINS  :  CONFIRMATION   PAR LES UNS COMME PAR LES AUTRES, DE  L'EFFICACE DE LA GRACE.

 LIVRE XI.

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XI.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI.

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

CHAPITRE XIX.

CHAPITRE XX.

CHAPITRE XXI.

CHAPITRE XXII.

CHAPITRE XXIII.

CHAPITRE XXIV.

CHAPITRE XXV.

CHAPITRE XXVI.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Sur quel fondement M. Simon accuse saint Augustin de favoriser ceux qui font Dieu auteur du péché : passage de ce Père contre Julien.

 

Pour accuser saint Augustin de faire Dieu auteur du péché, notre critique se fonde principalement sur un passage de ce saint au Livre V contre Julien, chap. III ; et voici comment il en parle : « Il paraît je ne sais quoi de dur dans l'explication qu'il apporte de ces paroles de saint Paul : Tradidit illos Deus, etc., « Dieu les a livrés à leurs désirs, » etc., et de plusieurs autres expressions semblables, tant du Vieux que du Nouveau Testament : il semble insister trop sur le mot de Tradidit, comme si Dieu était en quelque manière la cause de leur abandonnement et de l'aveuglement de leur cœur (1). » Sur ce fondement notre auteur commence à faire des leçons à saint Augustin sur ce qu'il devait accorder ou nier aux pélagiens : « Il pouvait, dit-il, recevoir l'adoucissement que les pélagiens donnaient à cette façon de parler, qui est assurément ordinaire dans l'Ecriture. Lorsqu'ils sont livrés, disait Julien, à leurs désirs, il faut entendre qu'ils y sont laissés par la patience de Dieu, et non poussés au péché par sa puissance : Relicti per divinam patientiam intelligendi sunt, et non per potentiam in peccatum compulsi. Il parlait en cela le langage des anciens Pères, comme on l'a pu voir dans leurs interprétations qu'on a rapportées ci-dessus. Saint Augustin, au contraire, leur a opposé plusieurs passages dont les gnostiques et les manichéens se sont servis contre les catholiques ; mais il n'en tire pas les mêmes conséquences. Peut-être eût-il été mieux de suivre en cela les explications reçues, que d'en inventer de nouvelles. » Avec toutes les dissimulations et les tours ambigus dont il tâche de couvrir

 

1 P. 299.

 

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sa malignité, il résulte deux choses de son discours : l'une, que la doctrine de Julien reprise par saint Augustin était celle des anciens Pères ; et l'autre, que ce saint docteur a inventé de nouvelles explications, par lesquelles sont favorisés ceux qui font Dieu auteur du péché, et « cause de l'aveuglement et de l'abandonnement des hommes (1). » Il porte encore les choses plus loin en d'autres endroits, et il n'oublie rien pour faire d'un si grand docteur, aussi bien que de saint Thomas, un fauteur du luthéranisme.

Il ne s'agit pas ici de déplorer la malignité ou l'aveuglement d'un homme qui, sous prétexte d'insinuer de meilleurs moyens de soutenir la cause de l'Eglise que ceux dont se sont servis ses plus illustres défenseurs, ose donner un patron de l'importance de saint Augustin à ceux qui blasphèment contre Dieu. Laissant à part ces justes plaintes, il faut montrer à M. Simon que saint Augustin n'a rien dit que de vrai, que de nécessaire, rien qui lui soit particulier, et que les autres saints docteurs n'aient été obligés de dire, et avant et après lui.

 

CHAPITRE II.

 

Dix vérités incontestables par lesquelles est éclaircie et démontrée la doctrine de saint Augustin en cette matière : première et seconde vérité : que ce Père avec tous les autres ne reconnaît point d'autre cause du péché que le libre arbitre de la créature, ni d'autre moyen à Dieu pour y agir que de le permettre.

 

Premièrement donc il est certain que saint Augustin convient avec tous les Pères qu'on ne peut dire sans impiété que Dieu soit la cause du mal. Personne n'a mieux démontré que la cause du péché, si le péché en peut avoir, ne peut être que le libre arbitre, et c'est le sujet de tous ses livres contre les manichéens : ce qui est si certain, que ce serait perdre le temps que d'en entreprendre la preuve.

Secondement saint Augustin a conclu de là avec tous les Pères, que Dieu permet seulement le péché. Aucun docteur n'a mieux démontré ni plus inculqué cette vérité, même dans ses livres

 

1 P. 475.

 

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contre les pélagiens. C'est contre les pélagiens qu'est écrite la lettre à Hilaire, où il parle ainsi : « Ne nous induisez pas en tentation, c'est-à-dire ne permettez pas que nous soyons induits en nous abandonnant, » ne nos induci deserendo permittas (1) ; ce qu'il prouve par ce passage de saint Paul : « Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces (2). » C'est contre les pélagiens qu'est écrit le livre du Don de la Persévérance, où il rapporte et approuve cette interprétation de saint Cyprien : « Ne nous induisez pas en tentation; c'est-à-dire ne souffrez pas que nous soyons induits, » ne patiaris nos induci; ce qu'il confirme en ajoutant lui-même : « Que voulons-nous dire en disant : « Ne nous induisez pas en tentation, » Ne nos in feras, si ce n'est : Ne permettez pas que nous y soyons induits, » Ne nos inferri sinas (3)?

 

CHAPITRE III.

 

Troisième vérité, où l’on commence à expliquer les permissions divines : différence de Dieu et de l'homme : que Lieu permet le péché, pouvait l'empêcher.

 

Pour expliquer plus à fond cette doctrine des permissions divines il faut observer en troisième lieu qu'il n'en est pas de Dieu comme des hommes, qui sont souvent contraints de permettre des péchés parce qu'ils ne peuvent les empêcher ; mais ce n'est pas ainsi que Dieu les permet. Qui peut croire, dit saint Augustin, qu'il n'était pas au pouvoir de Dieu d'empêcher la chute des hommes et des anges? Sans doute il le pouvait faire, et peut encore empêcher tous les péchés que font les hommes, et même sans blesser leur libre arbitre, puisque nous avons vu qu'il en est le maître. Saint Chrysostome en convient avec saint Augustin, et l'Orient avec l'Occident, puisqu'ainsi que nous avons remarqué, tout l'Orient lui demande « qu'il fasse bons les mauvais, qu'il fasse demeurer les bons dans leur bonté, et qu'il nous fasse tous vivre sans péché. » Il pourrait donc empêcher tous les péchés et convertir tous les pécheurs, en sorte qu'il n'y eut plus de péché; et s'il ne le fait pas, ce n'est pas qu'il ne le puisse avec une facilité

 

1 Epist. CLVII, al. LXXXIX, n. 5. — 2 I Cor., X, 13.— 3 De dono persev., cap. VI.

 

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toute-puissante; mais c'est que, pour des raisons qui lui sont connues, il ne le veut point.

 

CHAPITRE IV.

 

Quatrième vérité et seconde différence de Dieu et de l'homme : que l’homme pêche en n'empêchant pas le péché lorsqu'il le peut, et Dieu, non : raison profonde de saint Augustin.

 

De là suit une quatrième vérité qui n'est pas moins incontestable, ni moins importante; qu'il y a encore cette différence entre Dieu et l'homme, que l'homme n'est pas innocent, s'il laisse commettre le péché qu'il peut empêcher, et que Dieu, qui le pouvant empêcher sans qu'il lui en coûtât rien que de le vouloir, le laisse multiplier jusqu'à l'excès que nous voyons, est cependant juste et saint, « quoiqu'il fasse, dit saint Augustin, ce que, si l'homme le faisait, il serait injuste (1). » Pourquoi, dit le même Père, si ce n'est que les règles de la justice de Dieu et celles de la justice de l'homme sont bien différentes (2)? Dieu, poursuit-il, doit agir en Dieu, et l'homme en homme. Dieu agit en Dieu, lorsqu'il agit comme une cause première, toute-puissante et universelle, qui fait servir au bien commun ce que les causes particulières veulent et opèrent de bien ou de mal ; mais l'homme, dont la faiblesse ne peut faire dominer le bien, doit empêcher tout le mal qu'il peut.

Telle est donc la raison profonde par laquelle Dieu n'est pas obligé d'empêcher le mal du péché : c'est qu'il peut en tirer un bien, et même un bien infini ; par exemple, du crime des Juifs, le sacrifice de son Fils, dont le mérite et la perfection sont infinis. Comme donc il ne peut s'ôter à lui-même ni le pouvoir d'empêcher le mal, ni celui d'en tirer le bien qu'il veut, il use de l'un et de l'autre par des règles qui ne doivent pas nous être connues ; et il nous suffit de savoir, comme dit encore saint Augustin, « que plus sa justice est haute, plus les règles dont elle se sert sont impénétrables (3). »

 

1 Oper. imper., lib. III, cap. XXIII, XXIV, XXVII. — 2 Ibid., cap. XXVII. — 3 Ibid., cap. XXIV.

 

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CHAPITRE V.

 

Cinquième vérité : une des raisons de permettre le péché est que sans cela la justice de Dieu n'éclaterait pas aidant qu'il veut, et que c'est pour cette raison qu'il endurcit certains pécheurs.

 

Les hommes veulent bien entendre les permissions du péché qui tournent à leur avantage, par exemple du péché des Juifs pour leur donner un Sauveur ; du péché de saint Pierre pour le rendre plus humble; de tous les péchés, quels qu'ils soient, pour faire davantage éclater la grâce. Mais quand on vient à leur dire que Dieu permet leurs péchés pour faire éclater sa justice ; comme cette permission tend à les faire souffrir, leur amour-propre s'y oppose. Il n'en faut pas moins reconnaître cette cinquième vérité, que Dieu permet le péché, parce que sans cette permission il n'y aurait point de justice vengeresse, et qu'on ne connaîtrait pas la sévérité de Dieu, qui est aussi adorable et aussi sainte que sa miséricorde. C'est donc pour faire éclater cette justice qu'il endurcit le pécheur, et qu'il a dit à celui qui est un si grand exemple de cet endurcissement : « Je vous ai suscité, pour faire éclater en vous ma toute-puissance (celle que j'exerce dans la punition des crimes), et pour que mon nom soit renommé par toute la terre (1). » C'est Moïse qui a rapporté le premier cette parole que Dieu adressait à Pharaon, et l'on sait avec quelle force elle a été répétée par l'Apôtre (2).

 

CHAPITRE VI.

 

Sixième vérité établie par saint Augustin comme par tous les autres Pères, qu'endurcir, du côté de Dieu, n'est que soustraire sa grâce. Calomnie de M. Simon contre ce Père.

 

Il est vrai que saint Augustin a été plus obligé que les autres Pères à combattre pour cette justice qui endurcit et qui punit les pécheurs; mais c'est à M. Simon une calomnie de lui imputer pour cela de faire Dieu comme la cause de cet endurcissement et de l'abandonnement des pécheurs, puisqu'au contraire il enseigne

 

1 Exod., IX, 16. — 2 Rom., IX, 17.

 

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que la mauvaise volonté de l'homme ne peut avoir d'autre auteur que l'homme en qui elle se trouve (1) ; » et pour expliquer l'endurcissement, il avance dans la lettre à Sixte une sixième vérité qui sert de principe et de dénouement à toute l'Ecole dans cette matière : « Il endurcit, non en donnant la malice, mais en ne donnant pas la miséricorde : » Obdurat non impertiendo malitiam, sed non impertiendo misericordiam (2). Saint Augustin non content de répéter en cinq cents endroits cette vérité, a fait des discours entiers pour l'établir, et l'on voudrait cependant nous faire accroire qu'il enseigne une autre doctrine que celle des Pères.

 

CHAPITRE VII.

 

Septième vérité également établie par saint Augustin, que l'endurcissement des pécheurs du côté de Dieu est une peine et présuppose un péché précédent : différence du péché auquel on se livre soi-même d'avec ceux auxquels on est livré.

 

Ce ne serait pas une moindre erreur de présupposer que le même Père n'ait pas reconnu comme les autres, cette septième vérité, qui est une suite de la sixième, que si Dieu aveugle , s'il endurcit, s'il abandonne les hommes, c'est en punition de leurs péchés précédents; car c'est ce qu'il ne cesse de répéter. Le savant P. Deschamps prouve par cent passages, que Dieu n'abandonne jamais que ceux qui l'abandonnent les premiers. Cet axiome, qui sert de règle à toute l'Ecole et qui en a servi aux Pères de Trente, Non deserit nisi deseratur, est tiré de saint Augustin en cent endroits ; et pour se convaincre du sentiment de ce Père sur ce sujet, il ne faut que lire le chapitre troisième du Livre cinquième contre Julien, qui est celui dont M. Simon prend occasion de blâmer ce saint, puisqu'il y répète cent fois, que l'aveuglement, l'endurcissement , l'abandonnement ne. peut jamais être que la peine de quelque péché, pœna peccati, pœnœ prœcedentium peccatorum : peine à laquelle on est livré par un jugement caché de Dieu, mais toujours très-juste, parce qu'on y est livré pour les péchés précédents. C'est ce qui est très-clairement expliqué par ce passage de

 

1 Oper. imper., lib. V, cap. XLII. — 2 Epist. CXCIV, al. CV, ad Sixt.

 

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saint Paul : « Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, aux vices de l'impureté et à un sens réprouvé; en sorte qu'ils ont fait des actions déshonnêtes et indignes (1); » d'où saint Augustin conclut « qu'il y a eu un désir qu'ils n'ont pas voulu vaincre, auquel ils n'ont pas été livrés par le jugement de Dieu, mais par lequel ils ont été jugés dignes d'être livrés aux autres mauvais désirs (2). » Les mauvais désirs de cette dernière sorte sont, comme on voit, ces actions déshonnêtes, auxquelles saint Paul dit qu'ils ont été abandonnés. A cette occasion saint Augustin fait une distinction Hue M. Simon n'a pas aperçue, et cette inattention est la cause de son erreur : c'est que parmi les mauvais désirs des pécheurs, c'est-à-dire, comme on a vu, parmi leurs péchés, il y en a où ils sont tombés avec une pleine volonté parce qu'ils n'ont pas voulu les vaincre, vincere noluerunt ; et pour ceux-là, poursuit-il, ils n'y ont pas été livrés par le jugement de Dieu; mais ils commencent eux-mêmes à s'y livrer par leur volonté dépravée. Outre ces péchés auxquels on se livre soi-même, il y en a d'autres auxquels on est livré en punition de ces premiers; c'est-à-dire que lorsqu'on est livré à certains péchés, tels que sont dans cet endroit de saint Paul, les monstres d'impureté où il représente les idolâtres, il y a un premier péché auquel on n'a pas été livré , mais auquel on s'est livré soi-même en ne voulant pas le vaincre, tel qu'a été dans ceux dont parle saint Paul, le péché de n'avoir pas voulu reconnaître Dieu : Non probaverunt Deum habere in notitiâ (3) ; et d'avoir adoré la créature au préjudice du Créateur dont ils connaissaient si bien la divinité par les œuvres, qu'ils étaient inexcusables de ne le pas servir.

Ainsi par tous les péchés auxquels les hommes sont livrés, il faut remonter à celui auquel ils se sont livrés eux-mêmes : non qu'il ne soit vrai qu'ils se livrent encore eux-mêmes aux excès auxquels ils sont livrés, mais à cause qu'il y en a un premier auquel ils se sont livrés avec une franche volonté, avec un consentement et une détermination plus volontaire. Saint Augustin enseigne au fond la même doctrine ; et dans l'ouvrage parfait et dans l'ouvrage imparfait contre Julien, et en beaucoup d'autres

 

1 Rom., I, 24, 28. — 2 In Psal. XXXV. — 3 Rom., I, 28.

 

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endroits. Or il n'en faut pas davantage pour confondre M. Simon, parce que ce premier péché, qui est ici regardé comme le premier, a néanmoins été permis de Dieu, mais par une simple permission qui n'est point proposée ici comme pénale; au lieu que la permission par laquelle on est livré à certains péchés en punition d'autres péchés précédents étant pénale, elle sort pour ainsi parler de la notion de la simple permission, puisqu'elle est la suite de la volonté de punir.

 

CHAPITRE VIII.

 

Huitième vérité : l'endurcissement du côté de Dieu n'est pas une simple permission, et pourquoi.

 

Par là donc est établie, en huitième lieu, la doctrine de la permission du péché. Il y a la simple permission où le péché n'est pas regardé comme une peine ordonnée de Dieu en un certain sens, mais comme le simple effet du choix de l'homme ; et il y a la permission causée par un péché précédent, qui est la pénale , qui par conséquent n'est plus une simple permission, mais une permission avec un dessein exprès de punir celui qui s'étant livré de lui-même avec une détermination plus particulière à un certain mauvais désir, mérite par là d'être livré à tous les autres.

C'est de quoi nous avons un funeste exemple dans la chute des justes. Le premier péché où ils tombent n'est pas un effet ou, pour parler plus correctement, n'est pas une suite de la justice de Dieu qui punit le crime, puisqu'on suppose que celui-ci est le premier; mais quand après ce premier crime, l'homme que Dieu pou voit justement livrer au feu éternel, par une espèce de vengeance encore plus déplorable est livré, en attendant, à des crimes encore plus énormes ; et que d'erreur en erreur et de faute en faute, il tombe enfin dans la profondeur et dans l'abîme du mal où il est abandonné à lui-même, à l'ardeur de ses mauvais désirs, à la tyrannie de l'habitude, en un mot où il est « vendu au péché, » selon l'expression de saint Paul, et qu'il est entièrement « son esclave, » selon celle de Jésus-Christ même; alors , dit saint Augustin, « il est subjugué, il est pris, il est entraîné, il est possédé

 

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par le péché. » Vincitur, capitur, trahitur, possidetur (1). La permission du péché , qui s'appelle dans cet état endurcissement de cœur et aveuglement d'esprit, n'est plus alors une simple permission , mais une permission causée par la volonté de punir ; et il arrive à celui qui a mérité d'être puni de cette sorte , en tombant d'abîme en abîme, de se plonger dans des péchés qui sont tout ensemble, comme dit le même Père, « et de justes supplices des péchés passés et mérites des supplices futurs : » Et peccatorum supplicia prœteritorum et suppliciorum merita futurorum.

 

CHAPITRE IX.

 

Comment le péché peut être peine et qu'alors la permission de Dieu qui le laisse faire, n'est pas une simple permission.

 

Il ne s'agit pas ici d'examiner comment les péchés, qui sont toujours volontaires, peuvent en même temps être une peine, n'y ayant rien de plus opposé qu'un état pénal et un état volontaire. Grégoire de Valence répond qu'il y a toujours  dans le péché quelque chose qu'on ne veut pas, comme le dérèglement et la dépravation de la volonté et les autres choses de cette nature, à raison desquelles, dit-il, le péché peut tenir lieu de peine ; à quoi on peut ajouter avec saint Augustin qu'en péchant volontairement on demeure  nécessairement et inévitablement coupable;  que l'habitude devient une espèce de nécessité, une sorte de contrainte ; et enfin que l'aveuglement qui empêche le criminel de voir son malheur est une peine d'autant plus grande, qu'elle paraît plus volontaire : en un mot que tout ce qui est péché est en même temps malheur, et le plus grand malheur de tous, par conséquent de nature à devenir pénal en ce sens. Quoi qu'il en soit, le fait est constant. Il est constant par le témoignage de l'Apôtre et par cent autres passages de même force, que le péché est la peine du péché; et que Dieu alors ne le permet pas par une simple permission, comme il a permis le péché des anges et du premier homme, mais par un jugement aussi juste qu'il est caché.

 

1 Contr. Jul., lib. V, cap. III.

 

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CHAPITRE X.

 

Neuvième vérité, que Dieu agit par sa puissance dans la permission du péché. Pourquoi saint Augustin ne permet pas à Julien de dire que Dieu le permet par une simple patience, qui est le passage que M. Simon a mal repris.

 

Il est certain, en neuvième lieu, qu'en Dieu permettre le péché n'est pas seulement le laisser faire : autrement les pécheurs feraient en péchant tout ce qu'ils veulent, ce qui est si faux que, non-seulement ils ne peuvent éviter leur damnation, ni s'empêcher de servir malgré eux à faire éclater la gloire et la justice de Dieu ; mais encore dans tout ce qu'ils font par leur volonté dépravée la volonté de Dieu leur fait la loi, et sa puissance les tient tellement en bride, qu'ils ne peuvent ni avancer, ni reculer qu'autant que Dieu veut lâcher ou serrer la main. Il n'y a point de volonté plus puissante dans le mal et en même temps plus livrée à le commettre , que celle de Satan; mais l'exemple de Job fait voir que , dans toutes ses entreprises , il a des bornes qu'il ne peut outre-passer. « Frappe sur ses biens, mais ne touche pas à sa personne : frappe sa personne, mais ne touche pas à sa vie (1). » C'est ce que lui dit la loi souveraine à laquelle il est assujetti; et loin que ce malin esprit puisse attenter comme il lui plaît, sur les hommes, on voit dans l'Evangile que toute une légion de démons ne peut rien sur des pourceaux qu'avec une permission expresse (2). C'est donc une vérité constante, que la puissance de Dieu agit et se mêle dans la permission du péché; et si saint Augustin reprend Julien d'attribuer la permission du péché, « non à la puissance, mais à la patience de Dieu, » per divinam patientiam, c'est à cause que cet hérétique, ennemi de la puissance que Dieu exerce sur la volonté bonne ou mauvaise de la créature , ne voulait ici reconnaître qu'une simple patience, une simple permission, qui est aussi l'erreur de notre critique.

 

1 Job, I, 12 ; II, 6. — 2 Matth., VIII, 32; Marc.,V, 12, 13.

 

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CHAPITRE XI.

 

Preuves de saint Augustin sur la vérité précédente : témoignage exprès de l'Ecriture.

 

Qu'ainsi ne soit : écoutons parler saint Augustin même dans l'endroit que cet auteur a repris, et voyons comment il combat ce terme de patience dans l'écrit de Julien. C'est en montrant que si les faux prophètes se trompent, l'Ecriture dit que Dieu les séduit; c'est-à-dire que par un juste jugement il les livre à l'esprit d'erreur, pour ensuite étendre sa main sur eux et les perdre sans miséricorde ; d'où il conclut que ce n'est donc point une simple patience, mais un acte d'une cause toute-puissante qui veut exercer sa justice (1). Il demande dans le même esprit si c'est par puissance ou par patience que Dieu prononce ces paroles : « Qui séduira Achab, roi d'Israël, afin qu'il marche à Hamoth et qu'il y périsse. » Et il parut un esprit qui dit : « Je le tromperai, et je serai un esprit menteur dans la bouche de tous ses prophètes. Et le Seigneur dit : Tu le tromperas et tu prévaudras : va et fais comme tu dis. » Terrible passage (2) qui nous fait voir que Dieu ne laisse pas seulement agir les mauvais esprits, mais qu'il les envoie et les dirige par sa puissance, afin de punir par leur ministère ceux à qui sont dus de semblables châtiments. Cent passages de cette sorte montrent qu'il emploie sa puissance pour faire servir à sa juste vengeance ces esprits exécuteurs de ses jugements. Ainsi périt ce qui doit périr : ainsi est trompé ce qui le doit être ; et il ne nous reste qu'à nous écrier avec David : « Vos jugements sont un grand abime (3). »

 

CHAPITRE XII.

 

Dixième et dernière vérité : les pécheurs endurcis ne font ni au dehors ni au dedans tout le mal qu'ils voudraient, et en quel sens saint Augustin dit que Dieu incline à un mal plutôt qu'à un autre.

 

Par la profondeur de ces conseils, il arrive, en dixième lieu, que les esprits ou des hommes ou des anges qui sont déjà livrés

 

1 Contr. Jul., lib. V, cap. 13. — 2 III Reg., XXII, 20-22. — 3 Psal.  XXXV, 7.

 

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par eux-mêmes à la malice, et dans la suite sont endurcis dans cette funeste disposition, non-seulement n'opèrent pas au dehors le mal qu'ils prétendent, mais ne font pas même au dedans actuellement tous les péchés qu'ils voudraient. Dieu tient leur volonté en sa main, en sorte qu'elle n'échappe que par où il le permet : d'où il résulte qu'il fait ce qu'il veut, même des volontés dépravées; ce qui fait dire à saint Augustin « qu'il incline la volonté d'un pécheur déjà mauvaise par son propre vice à ce péché plutôt qu'à un autre, par un juste et secret jugement; » et dans le chapitre suivant « qu'il agit dans le cœur des hommes pour incliner, pour tourner leur volonté où il lui plaît, soit au bien selon sa miséricorde, soit au mal selon leur mérite, par un jugement quelquefois connu, quelquefois caché, mais toujours juste (1). »

Ceux qui trouvent cette expression de saint Augustin un peu dure peuvent s'en prendre à l'Ecriture, où il s'en trouve si souvent de semblables ou de plus fortes, qu'on est induit quelquefois à les imiter, et surtout lorsqu'il s'agit d'atterrer par quelque chose de fort l'orgueil humain, et d'établir une vérité à laquelle il ne veut pas s'assujettir. Grégoire de Valence, en expliquant le passage dont il s'agit et comment Dieu incline les cœurs, non-seulement au bien, mais encore au mal, remarque qu'il est auteur dans les méchants de tout ce qui précède le péché ; où il faut comprendre , non-seulement la force mouvante, c'est-à-dire le libre arbitre, par lequel il se détermine d'un côté plutôt que d'un autre, mais encore la disposition et présentation des divers objets d'où naissent tous les motifs par lesquels la volonté est ébranlée. Suarez ajoute qu'il n'y a aucun inconvénient à reconnaître qu'une volonté déjà mauvaise par son propre dérèglement et dans une pente ou plutôt dans une détermination actuelle au mal, ne devenant pas plus mauvaise lorsqu'elle se porte à un objet plutôt qu'à un autre, puisse aussi y être appliquée par une secrète opération de Dieu , qui n'ayant par ce moyen aucune part ni au fond ni au degré du mal, est libre à diversifier ces mouvements selon les desseins de sa justice et de sa sagesse éternelle ; d'où saint Thomas a pris occasion de dire que Dieu « pousse au mal (2) » en

 

1 De gratiâ et lib. Arb., cap. XX, XXI. — 2 S. Thom., in Rom., cap. IX.

 

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quelque façon les volontés déjà mauvaises (car il le faut toujours supposer ainsi), en les tournant d'un côté plutôt que d'un autre ; ce qu'il faut néanmoins entendre, non d'une impulsion positive qui cause un mouvement déréglé, mais au sens qu'on incline l'eau à précipiter sa chute en levant la digue, et qu'on détermine son cours d'un côté plutôt que d'un autre par l'ouverture qu'on lui laisse libre, en tenant le reste fermé. On dit même communément qu'on fait tomber une pierre en coupant la corde qui la tenait suspendue; et ce n'est pas seulement un langage populaire, mais encore un langage philosophique de dire que l'on opère en quelque sorte un mouvement, lorsqu'on en lève l'obstacle. Dieu donc, sans pousser les hommes ni au mal en général ni au mal en particulier, tourne la volonté déjà mauvaise et déterminée au mal; à un mal plutôt qu'à un autre, non en lui donnant sa mauvaise pente ni en la déterminant positivement à aucun mal, mais en lui lâchant ou lui tenant la bride : ce qui n'est point, à le bien entendre, la pousser au mal ; mais au contraire, en la retenant d'un certain côté, la laisser tomber de l'autre de son propre poids.

 

CHAPITRE XIII.

 

Dieu fait ce qu'il veut des volontés mauvaises.

 

Ainsi, dit saint Augustin, et par plusieurs « autres manières explicables ou inexplicables, Dieu agit ou par lui-même, ou par les anges bons ou mauvais, » dans les cœurs rebelles (1); et ne permettant de péchés que ceux qui mènent à ses fins cachées, il a des moyens admirables et ineffables d'en faire ce qu'il veut : Miris et ineffabilibus modis. Par là donc les volontés dépravées ne sont pas seulement souffertes par sa patience, mais encore mises sous le joug de sa puissance souveraine et inévitable. C'est là bien certainement une vérité catholique ; et néanmoins nous la voyons si profondément oubliée ou ignorée par M. Simon, qu'il aurait même conseillé à saint Augustin de la supprimer en faveur des pélagiens: mais si elle devait être supprimée, elle n'aurait pas été si expressément et si souvent révélée dans l'Ecriture. Il la faut

 

1 Contr. Jul., lib. V, cap. 3; De gratiâ et lib. arb., cap. XXI.

 

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expliquer aux hommes pour les faire entrer dans les jugements de Dieu , qu'il faut connaître pour les craindre. Rien n'inspire tant d'horreur du péché, que de faire voir qu'il est tout ensemble un désordre et une peine, et quelque chose de pire que l'enfer, puisque c'est ce qui le mérite, ce qui en allume les flammes, et qui en cause la rage et le désespoir plus brûlant que tous les feux. On découvre encore par là ce secret de la justice divine que pour punir les pécheurs, Dieu n'a besoin que d'eux-mêmes. Leur crime est de se chercher eux-mêmes : leur peine est de se trouver et d'être livrés à leurs désirs. Ces saintes et terribles vérités doivent d'autant moins être supprimées, qu'elles font partie de la divine Providence et un moyen pour exécuter ses desseins profonds. L'exemple de la passion de Jésus-Christ en est une preuve. Sans la trahison de Judas, sans la jalousie des pontifes, sans la malice des Juifs, sans la facilité et l'injustice de Pilate, ni l'oblation de Jésus-Christ n'aurait été accomplie au fond, ni elle n'aurait été revêtue des circonstances qui devaient servir à relever la patience et l'humilité du Sauveur. « Mais Dieu qui avait résolu devant tous les siècles que son Christ souffrît, l'a accompli de cette sorte (1). » Il a de même accompli par les violences des persécuteurs la gloire qu'il voulait donner à son Eglise et à ses saints ; et tout cela et les autres choses de cette sorte sont des ressorts incompréhensibles de sa Providence : nul que lui ne pouvant savoir jusqu'où tombent les pécheurs, lorsqu'il leur ôte ce qu'il ne leur doit pas, ni jusqu'où il est capable de pousser le bien qu'il veut tirer de leurs désordres.

 

CHAPITRE XIV.

 

Calomnie de M. Simon et différence infinie de la doctrine de Wiclef, Luther, Calvin et Béze, d'avec celle de saint Augustin : abrégé de ce qu'on a dit de la doctrine de ce Père.

 

Saint Augustin n'en a jamais dit ni voulu dire davantage. M. Simon nous veut faire accroire qu'en enseignant cette doctrine, il favorise les protestants. Il ne sait pas, ou ne veut pas faire semblant de savoir que Luther, Calvin, Bèze et Wiclef avant eux, en

 

1 Act. III, 18.

 

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niant absolument le libre arbitre, ont introduit, même dans les anges rebelles et dans le premier homme, une fatale et inévitable nécessité de pécher, qui ne peut avoir que Dieu pour auteur. Mais au contraire saint Augustin a établi partout, comme on a vu, et même dans les endroits d'où l'on tire occasion de le reprendre, que Dieu n'a pas fait ni n'a pas pu faire les volontés mauvaises : qu'avant que d'être livré à ses mauvais désirs, le pécheur a premièrement un mauvais désir auquel il n'est pas livré par le jugement de Dieu, mais auquel il se livre lui-même par son libre arbitre; et si ensuite il est aveuglé, s'il est endurci, ce n'est pas que Dieu soit cause en aucune sorte de son endurcissement ou de son aveuglement, comme notre auteur l'impute à ce docte Père (1), puisqu'au contraire, selon sa doctrine et celle de toute l'Eglise, le péché étant de nature que l'homme qui le commet n'en peut revenir de lui-même, l'endurcissement et l'aveuglement en sont la suite inévitable, si Dieu n'envoie une grâce qui empêche ce mauvais effet. Personne donc ne fait l'endurcissement, si ce n'est le pécheur lui-même, qui sans la grâce de Dieu y demeureroit toujours.

 

CHAPITRE XV.

 

Belle explication de la doctrine précédente par une comparaison de saint Augustin : l'opération divisante de Dieu : ce que c'est selon ce Père.

 

Et pour entendre une fois toute la doctrine de saint Augustin sur la manière dont Dieu se mêle dans les actions mauvaises, il ne faut que se souvenir d'un exemple qu'on trouve cent fois dans ses écrits, qui est celui de la lumière et des ténèbres. Dieu n'a pas fait les ténèbres, dit ce Père, il a dit : Que la lumière soit faite, mais on ne lit pas qu'il ait dit que les ténèbres soient faites. Quoiqu'il n'ait pas fait les ténèbres, il a fait deux choses en elles : il les a premièrement « divisées d'avec la lumière, » divisit lucem à tenebris; et ce qui était l'effet de cette séparation, « il les a mises en leur rang, divisit tenebras, et ordinavit eas (2), dit saint Augustin. Ainsi, poursuit ce saint homme, il n'a pas fait la mauvaise volonté ; mais en la divisant d'avec la bonne, il l'assujettit à

 

1 P. 299. — 2 In Psal. VII sub fine; et De dono persev.

 

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l'ordre, et la fait servir à la beauté de l'univers et de l'Eglise. Il faut donc entendre dans Dieu, lorsqu'il agit dans les pécheurs, cette opération divisante, s'il est permis de l'appeler ainsi. C'est que Dieu divise toujours ce qui est bon de ce qui est mauvais ; et ne faisant dans le pécheur que ce qui est bon, ce qui convient, ce qui est juste, il arrange seulement le reste, et le fait servir à ses desseins; « en sorte, dit saint Augustin, qu'il est bien au pouvoir de l'homme de faire un péché ; mais qu'il arrive par sa malice un tel ou un tel effet, cela n'est pas au pouvoir de l'homme, mais en celui de Dieu, qui a divisé les ténèbres et qui sait les mettre en leur rang : » Non est in hominis potestate, sed Dei dividentis tenebras et ordinantis eas (1). Voilà tout ce que Dieu fait dans le péché; et en le faisant, dit ce Père, il demeure toujours bon et toujours juste.

 

CHAPITRE XVI.

 

La calomnie de l'auteur évidemment démontrée par deux conséquences de la doctrine précédente.

 

Je tire de là contre notre auteur deux conséquences, qui ne peuvent être ni plus claires ni plus importantes pour le convaincre : la première, que c'est en vain qu'il attribue à saint Augustin une doctrine particulière, puisque sa doctrine, qui n'est autre que celle qu'on vient d'entendre, ne disant rien qu'il ne faille dire nécessairement et que tout le monde en effet n'ait dit dans le fond, il s'ensuit que ce docte Père n'a pu sans témérité et sans ignorance être accusé de singularité en cette matière. Voilà ma première conséquence, qui ne peut pas être plus certaine; et la seconde est que d'imaginer dans la doctrine de ce Père quelque chose qui favorise les protestants, ce n'est pas seulement, comme je l'ai déjà dit, les autoriser en leur donnant saint Augustin pour protecteur, mais encore visiblement leur faire absolument gagner leur cause, puisque ce Père qu'on veut qui les favorise ne dit rien qu'il ne faille dire, et que tout le monde n'ait dit comme lui; en sorte qu'en se déclarant son ennemi, comme fait ouvertement M. Simon, on l'est de toute l'Eglise.

 

1 De praedest. SS., cap. XVI, n. 33.

 

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CHAPITRE XVII.

 

Deux démonstrations de l'efficace de la grâce par la doctrine précédente : première démonstration, qui est de saint Augustin.

 

A deux conséquences si importantes, j'en ajouterai une troisième qui ne l'est pas moins ; c'est que, sans aller plus loin, l'efficace de la grâce, tant rejetée par notre auteur, demeure prouvée par deux raisons démonstratives. La première est de saint Augustin dans ces paroles : « Si Dieu, dit-il, est assez puissant pour opérer, soit par les anges bons ou mauvais, ou par quelque autre moyen que ce soit, dans le cœur des méchans dont il n'a pas fait la malice, mais qu'ils ont ou tirée d'Adam ou accrue par leur propre volonté, peut-on s'étonner s'il opère par son esprit dans le cœur de ses élus tout le bien qu'il veut, lui qui a auparavant opéré que leurs cœurs de mauvais devinssent bons (1) ? » C'est-à-dire (pour recueillir tout ce qu'il a dit dans le discours précédent, dont ces dernières paroles sont le corollaire) quelle merveille, que celui qui fait ce qu'il veut des volontés déréglées qu'il n'a pas faites, fasse ce qu'il veut de la bonne volonté dont il est l'auteur ! S'il est tout-puissant sur les méchants dont il ne meut les cœurs qu'indirectement et pour ainsi dire qu'à demi ; quelle merveille, qu'il puisse tout sur les cœurs où sa grâce développe toute sa vertu et agit avec une pleine liberté !

 

CHAPITRE XVIII.

 

Seconde démonstration de l'efficace de la grâce par les principes de l'auteur.

 

Cette démonstration est confirmée par une autre que nous tirerons des principes mêmes de M. Simon. Selon lui la véritable interprétation de ces paroles : « Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs » et à des péchés infâmes, est que Dieu a permis qu'ils y soient tombés; mais cette permission étant sans contestation une peine, puisque saint Paul la remarque comme une punition de l'idolâtrie, ceux qui ont persévéré dans l'idolâtrie ne l'auront pas

 

1 De gratiâ et lib. arb., cap. XXI.

 

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évitée et ne seront pas au-dessus de Dieu, qui les veut punir de cette sorte. Ils tomberont donc dans ces péchés affreux, et leur chute sera une suite de cette permission pénale. Quel en a donc été l'effet? Est-ce de pousser les hommes au mal? A Dieu ne plaise! c'est contre la supposition. Est-ce seulement de les laisser faire ou bien ou mal ? Ce n'est pas l'intention de l'Apôtre, qui assure qu'après un premier péché, leur peine doit être une autre chute. Que si Dieu ne fait rien en eux pour les y pousser, cette peine consiste donc à leur soustraire quelque chose dont la privation les laisse entièrement à eux-mêmes, et ce quelque chose c'est la grâce. Il y a ici deux partis à prendre : les uns disent que cette permission qui livre les hommes au mal en punition de leurs péchés précédents, emporte la totale soustraction de la grâce, sans laquelle on ne peut rien. Ce n'est pas là ce que doit dire M. Simon, puisqu'il faut selon ses principes, qu'en cela je crois très-probables, que Dieu veuille toujours sauver et guérir. D'autres disent donc que les grâces que Dieu retire sont certaines grâces, qui préparées et données d'une certaine façon, attirent un consentement infaillible et que faute de les avoir dans le degré que Dieu sait, on tombe dans ces péchés qui sont la peine des autres. Ces grâces sont les efficaces, celles qui fléchissent le cœur. Si l'on ne tâche de les obtenir, si l'on ne veut pas même les connaître, on périt, et de péché en péché on tombe enfin dans l'enfer.

 

CHAPITRE XIX.

 

Suite de la même démonstration de l'efficace de la grâce, par la permission des péchés où Dieu laisse tomber les justes pour les humilier. Passage de saint Jean de Damas.

 

C'est ce qui se confirme encore par une doctrine de tous les Pères et de tous les Spirituels anciens et nouveaux, que je ne puis mieux exprimer que par ces paroles de saint Jean de Damas, dans le chapitre de la Providence : « Dieu, dit-il, permet quelquefois qu'on tombe dans quelque action déshonnête pour guérir un vice plus dangereux; comme celui qui s'enorgueillit de ses vertus ou de ses bonnes œuvres, tombera dans quelque faiblesse,

 

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afin que reconnaissant son infirmité, il s'humilie devant Dieu et confesse ses péchés. » Un peu après : « Il y a un délaissement de permission et de ménagement, où Dieu permet une chute pour l'utilité de celui qui tombe, » ou « pour celle des autres, » ou « pour sa gloire particulière; » et « il y a un délaissement final et de désespoir, quand on se rend incorrigible par sa propre faute, » et « qu'on est livré, comme Judas, à la dernière et entière perte (1). » Laissant maintenant à part ce dernier genre de délaissement, dont il faudra peut-être parler ailleurs, considérons ce délaissement miséricordieux où Dieu permet un péché, non pour perdre, mais pour sauver celui qui le commet. On peut dire de tels péchés que de même que l'Eglise chante du péché d'Adam qu'il a été vraiment nécessaire pour accomplir les desseins que Dieu avait sur le genre humain, ainsi ce péché permis est nécessaire à ces âmes pour parvenir au degré d'humilité et de grâce que Dieu leur prépare par leur chute. C'est donc ici qu'il faut admirer les profonds conseils de Dieu dans la sanctification des âmes. Car si c'est une merveille de sa sagesse d'avoir envoyé à saint Paul un ange de Satan pour empêcher qu'il ne s'élevât de ses grandes révélations (2), et de faire ainsi servir un esprit superbe à établir l'humilité dans cet Apôtre, combien plus est-il étonnant de faire servir à la destruction du péché, non pas le tentateur ni la tentation, mais le péché même ? Pour entendre de quelle sorte s'accomplit ce dessein de Dieu, je demanderai seulement ce qui serait arrivé à cette âme dont nous avons vu que Dieu permet le péché, s'il n'avait pas voulu le permettre? Sans doute il en aurait empêché la chute par une grâce particulière. Il y a donc encore une fois de ces grâces particulières qui sont faites pour empêcher les hommes de tomber effectivement. Ceux qui les ont ne tombent pas, ceux à qui Dieu les retire tombent; et par un conseil de miséricorde, il fait servir cette soustraction de sa grâce à une grâce plus abondante.

 

1 De fid. orthod., lib. II, cap. 29. — 2 II Cor., XII, 7.

 

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CHAPITRE XX.

 

Permission du péché de saint l'une, et conséquences qu'en ont tirées les anciens docteurs de l'Eglise grecque : premièrement Origène : deux vérités ignées par ce grand auteur, la première que la permission de Dieu en cette occasion n'est pas une simple permission.

 

Nous avons un grand exemple do cette sorte de délaissement en la personne de saint Pierre, et il est bon de considérer ce qu'en disent les Pères grecs, à qui M. Simon nous renvoie toujours. Origène, qu'on accuse ordinairement de n'être pas favorable à la grâce, enseigne à cette occasion deux vérités où toute la doctrine de la grâce est renfermée : la première, que le délaissement de cet apôtre ou la permission de le laisser tomber, n'est pas une simple permission ou un simple délaissement, mais une permission et un délaissement fait avec dessein, premièrement de le punir, et ensuite de le guérir de son orgueil. « Il a, dit-il, été délaissé à cause de son audacieuse promesse, et parce que sans songer à la fragilité humaine, il a proféré non-seulement avec témérité, mais presque avec impiété ce grand mot : « Je ne serai point scandalisé, quand tous les autres le seraient. » Il n'est pas délaissé médiocrement, ni pour une petite faute, ad modicum, en sorte qu'il reniât une seule fois seulement ; mais il est encore davantage délaissé, abundantiùs derelinquitur, en sorte qu'il reniât jusqu'à trois fois, pour être convaincu de la témérité de sa promesse (1)  »

Ce n'est pas en vain qu'on marque tant ce triple reniement de saint Pierre. Car si l'on y prend garde de près, cet apôtre s'opposa trois fois à la parole de son Maître : la première, devant le souper sacré, ou en tout cas avant que Notre-Seigneur fût sorti de la maison où il le fit, lorsqu'ayant répondu à saint Pierre qui lui demandait où il allait, « qu'il ne pouvait l'y suivre encore, » cet apôtre lui soutint « qu'il le pouvait, » et apprit dès lors de son Maître, qu'il le renierait trois fois (2).

Après que sorti de la maison avec ses disciples, il s'acheminait

 

1 Tract, XXXV in Matth., p. 114. — 2 Joan., XIII, 36, 37.

 

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avec eux vers la montagne des Olives, il leur déclara que « tous (sans exception) seraient scandalisés en lui (1), » saint Pierre lui résista une seconde fois, en lui répondant : « Quand tous les autres seraient scandalisés, que pour lui il ne le serait jamais (2). »

Ce fut donc là la seconde faute plus grande que la première, puisque dans cette première faute s'étant contenté de présumer de lui-même, ici il s'élève encore au-dessus des autres, comme le plus courageux, lui qui par l'événement devait paraître le plus faible. Alors donc pour l'humilier, Jésus-Christ lui dit : Vous vous élevez au-dessus des autres, « et moi je vous dis à vous : » Ego dico tibi, en y ajoutant cet Amen, qui était dans tous ses discours le caractère de l'affirmation la plus positive : « Je vous dis à vous » personnellement « et en vérité, que dans cette nuit, » sans plus tarder, « avant que le coq ait achevé de chanter, vous me renierez trois fois. » Ce fut sa troisième et dernière faute, qui mit le comble à sa présomption, « d'insister toujours davantage, » comme le remarque saint Marc : At ille ampliùs loquebatur (3); en sorte que plus le Maître lui annonçait expressément sa chute future avec des circonstances si particulières, plus le téméraire disciple s'échauffait à lui vanter son courage.

Il était donc du conseil de Dieu qu'ayant fait monter sa présomption jusqu'au comble, comme par trois différons degrés, quoi qu'il en soit, à plusieurs reprises, Dieu lui laissât éprouver sa faiblesse par trois reniements ; et afin qu'on remarquât mieux dans la diversité de ses reniements un ordre particulier de la justice divine, Origène nous fait observer que « le premier fut tout simplement » par une simple négation, et en disant seulement : « Je ne sais ce que vous voulez dire (4) : le second avec serment (5), » et le troisième, non-seulement « avec serment, » mais encore avec imprécation « et détestation, » avec exécration « et anathème (6). » Qu'on dispute maintenant contre Dieu, et qu'on lui soutienne qu'il a eu part au péché dont le progrès permis de lui dans ces circonstances, marque une si expresse dispensation de sa justice et de sa sagesse; malgré tous ces vains raisonnements, il demeurera

 

1 Matth., XXVI, 31 ; Marc,XIV, 27. — 2 Ibid., 29, 33. — 3 Marc., ibid., 31. — 4 Matth., XXVI, 70. — 5 Ibid., 72. — 6 Ibid., 74 ; Marc., XIV, 70, 71.

 

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pour certain qu'il y a une proportion entre la présomption et la chute de saint Pierre, entre les premiers péchés de cet apôtre et ceux qui en ont dû faire la peine, puisqu'il est tombé aussi bas qu'il a voit voulu s'élever, et qu'il a été autant enfoncé dans le renoncement qu'il s'est laissé emporter à la présomption.

Jésus-Christ pouvait le laisser périr dans sa chute ; et quand il laisse périr tant d'autres pécheurs qu'il livre premièrement à leurs mauvais désirs, et ensuite par le funeste accomplissement de ces désirs à la damnation éternelle, il n'y a qu'à adorer sa justice. Mais outre cette rigoureuse justice, il en a une toute pleine de miséricorde, qu'il fait servir à la correction des pécheurs et à l'instruction de son Eglise. C'est celle dont il a usé, parce qu'il lui a plu, envers l'apôtre saint Pierre, « nous apprenant, poursuit Origène, à ne jamais rien promettre sur nos dispositions comme si nous pouvions de nous-mêmes confesser le nom de Jésus-Christ, ou accomplir quelqu'autre de ses préceptes, mais à profiter au contraire de cet avertissement de saint Paul : « Ne présumez pas, mais craignez (1). »

 

CHAPITRE XXI.

 

Seconde vérité enseignée par Origène, que saint Pierre tomba par la soustraction d'an secours efficace.

 

De là suit dans le discours de ce grand auteur une seconde vérité, qui est que dans le dessein que Dieu avait de punir saint Pierre par sa chute, pour en même temps le corriger par cette punition, cet apôtre fut délaissé (1), c'est-à-dire destitué d'un certain secours. Il ne faut donc pas, encore un coup, regarder sa chute comme la suite d'une permission qui ne fut qu'un simple délaissement, où il n'intervint rien de la part de Dieu. Il y intervint au contraire une soustraction d'un certain secours, avec lequel il était certain que saint Pierre ne tomberoif pas, mais dont il fut justement privé en punition de sa présomption. Ce secours nous est exprimé dans ces paroles d'Origène : « Après qu'il eut ouï dire à Noire-Seigneur que tous seraient scandalisés, au lieu

 

1 Rom., XI, 20. — 2 Tract. XXXV, in Matth. p. 114.

 

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de répondre comme il fit, que quand tous les autres le seraient il ne le serait pas, il devait prier et dire : Quand tous les autres seraient scandalisés, soyez eu moi afin que je ne me scandalise pas, et donnez-moi singulièrement cette grâce, que dans le temps que tous vos disciples tomberont dans le scandale, non-seulement je ne tombe point dans le reniement, mais encore que dès le commencement je ne sois pas scandalisé. » On voit ici quel secours saint Pierre devait demander, et que c'était un secours qui le rendît si fidèle à Jésus-Christ, qu'en effet il ne tombât point; par conséquent un secours de ceux qu'on nomme efficaces, parce qu'ils ne manquent jamais d'avoir leur effet. « Car s'il l'avait demandé, poursuit Origène (s'il avait demandé de ne tomber pas), peut-être qu'en éloignant les servantes et les serviteurs, qui donnèrent lieu à son reniement, il n'aurait pas renié; » c'est-à-dire que Dieu était assez puissant pour lui ôter toute occasion de mal faire, et même pour affermir tellement sa volonté dans le bien, que dès le commencement il ne tombât en aucune sorte dans le scandale.

On voit donc par la soustraction de quel secours saint Pierre est tombé dans le scandale et dans le reniement, c'est par la soustraction d'un secours qui l'aurait effectivement empêché de renier : car Origène ne lui en fait point demander d'autre. Il y a donc selon cet auteur un secours, quel qu'il soit, qui est infailliblement suivi de son effet, et dont la soustraction est aussi infailliblement suivie de la chute : autrement ces desseins particuliers d'un Dieu qui veut permettre la chute des siens pour les corriger et qui en effet a déterminé de les corriger par cette voie, ne tiendraient rien de cette immobilité qui doit accompagner ses conseils. Origène le reconnaît, et saint Augustin n'en a jamais demandé davantage.

 

CHAPITRE XXII.

 

La même vérité enseignée par Origène en la personne de David.

 

Ce n'est pas une fois seulement, ni par le seul exemple de saint Pierre, qu'Origène a établi cette vérité. Ecoutons comment il parle de David dans ses Homélies sur Ezéchiel, que nous avons de la

 

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traduction de saint Jérôme; ce que j'observe, afin qu'on ne doute pas de la vérité de ce passage : « Devant Urie, il ne se trouve en David aucun péché. C'était un homme heureux et sans reproche devant Dieu; mais parce que dans le témoignage que sa conscience lui rendait de son innocence, il avait dit ce qu'il ne devait pas : « Exaucez, Seigneur, ma justice, etc.; vous m'avez éprouvé par le feu, et il ne s'est point trouvé de péché en moi, » etc., il a été tenté et privé de secours, afin qu'il connût ce que peut l'infirmité humaine. Car aussitôt que le secours de Dieu se fut retiré, cet homme si chaste, cet homme si admirable dans sa pudeur, qui avait ouï de la bouche du grand prêtre : « Si ceux qui sont avec vous ont gardé la continence » (vous pouvez manger de ces pains dans lesquels était la figure de l'Eucharistie), cet homme donc qui avait été jugé digne par sa pureté de manger l'Eucharistie, n'a pu persévérer, mais est tombé dans le crime opposé à la vertu de continence, dans laquelle il s'applaudissait. Si quelqu'un donc qui se sentira continent et pur, se glorifie en lui-même sans se souvenir de cette parole de l'Apôtre : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu, pourquoi vous glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu ? » Il est délaissé ; et dans ce délaissement il apprend par expérience que dans le bien que sa conscience lui faisait trouver en lui-même, ce n'était pas tant lui qui était cause de lui-même (et du bien qu'il faisait) que Dieu qui est la si m ace de toute vertu (1). » Qu'on me montre de quel secours David a été privé. Si c'est généralement de tout secours, on tombe dans l'inconvénient de laisser David dans une tentation pressante, et tout ensemble dans l'impuissance absolue de garder le commandement de la continence. Il faut donc reconnaître que le secours dont il a été privé est ce secours spécial qui empêche qu'on ne tombe actuellement; et puisque dans le dessein d'humilier David, il fallait en quelque sorte qu'il tombât, on ne peut s'empêcher d'avouer que sa chute devait suivre effectivement de la soustraction de ce secours; ce qui en démontre si clairement le besoin el l'efficace, qu'on n'en trouvera rien de plus clair dans saint Augustin.

 

1 Hom. IX In Ezech.

 

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CHAPITRE XXIII.

 

Les mêmes vérités enseignées par saint Chrysostome : passage sur saint Matthieu.

 

On ne peut douter que saint Chrysostome n'ait parlé dans le même sens de la chute de saint Pierre. On sait que ce Père prend beaucoup de choses d'Origène, sans le nommer. Il ne fait presque dans le fond que le copier sur l'évangile de saint Matthieu et sur celui de saint Jean, lorsqu'il dit : « Au lieu qu'il devait prier (saint Pierre) et dire à Notre-Seigneur : Aidez-nous pour n'être point séparés de vous ; il s'attribue tout avec arrogance ; et un peu après il dit (absolument) : Je ne vous renierai pas, au lieu de dire : Je ne le ferai pas, si je suis soutenu par votre secours ». » Ce qui montre que le secours dont il parle est, comme dans Origène, un secours qui l'eût soutenu effectivement, en sorte qu'il ne tombât point. C'est donc là selon saint Chrysostome, comme selon Origène, la grande faute de saint Pierre d'avoir présumé au lieu de prier ; « et c'est pourquoi, dit ce Père, Dieu a permis qu'il tombât afin qu'il apprit à croire une autre fois à ce que dirait Jésus-Christ, et afin aussi que les autres apprissent, par cet exemple, à reconnaître la faiblesse humaine et la vérité «le Dieu. » Et pour expliquer plus à fond en quoi consistait cette permission de tomber : « C'est, dit-il, que Dieu l'a fort dénué de son secours; et il l’en a fort dénué, parce qu'il était fort arrogant et fort opiniâtre. » Et un peu après : « Nous apprenons de là une grande vérité   qui est que la volonté de l'homme ne suffit pas sans le secours divin; et qu'aussi nous ne gagnons rien par ce secours, si la volonté répugne. Pierre est l'exemple de l'un et Judas de l'autre; car ce dernier ayant reçu un grand secours, il n'en a tiré aucun profit, parce qu'il n'a pas voulu et n'a pas concouru autant qu'il était en lui avec la grâce; et le premier, c'est-à-dire Pierre, malgré sa ferveur est tombé, parce qu'il n'a eu aucun secours, » medemias soetheias apelause. Je voudrais bien demander à M. Simon lorsqu’il entend dire à saint Chrysostome que saint Pierre n’a eu aucun

 

1 Hom. XXXVIII  in Matth.; in Joan., LXXII.

 

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secours, s'il se veut ranger du parti de ceux qui enseignent qu'en effet il n'en eut aucun absolument, ou si c'est seulement qu'il n'en eut aucun de ceux qui par la manière dont ils sont donnés sont toujours suivis de l'effet. Le premier ne se peut penser d'un juste tel qu'était saint Pierre, que Jésus-Christ avait rangé au nombre de ceux dont il avait dit : « Vous êtes purs (1) » Car ainsi on verrait un juste destitué de tout le secours de la grâce contre toute la tradition, et contre le décret d'Innocent X. Il faut donc prendre le parti de dire que saint Pierre peut bien avoir eu de ces secours qui n'ont pas même été déniés à Judas; mais qu'il fut destitué de toute cette sorte de secours qui opère certainement son effet, et que c'est dans la soustraction d'un secours de cette sorte que consiste la permission de tomber dont il s'agit, ou plutôt que c'en est l'effet juste et terrible.

 

CHAPITRE XXIV.

 

Si la présomption de saint Pierre lui fit perdre la justice : il tomba par la soustraction d'une grâce efficace.

 

Que si l'on dit que saint Pierre avait cessé d'être juste, dès qu'il avait osé contredire une si expresse prédiction de son Maître, c'est ce qu'on ne peut accorder avec la parole que Jésus-Christ prononça après les présomptueuses réponses de cet apôtre. Car il dit encore depuis à ses apôtres, et à saint Pierre comme aux autres : « Vous êtes déjà purs, » Jam vos mundi estis (2). Et dans la suite il leur parle à tous , non comme à des gens qui devaient recouvrer la grâce perdue, mais comme à ceux qui n'avoient qu'à y demeurer : « Demeurez , dit-il, en moi. Si vous demeurez en moi, demeurez dans mon amour (3). » Ils y étaient donc, et saint Pierre comme les autres ; ce qui nous doit faire croire qu'il y avait plus d'ignorance et de téméraire ferveur mie de malice dans la réponse de cet apôtre; et, quoi qu'il en soit, ce n'est pas l'esprit de saint Chrysostome, non plus que celui d'Origène qu'il a imité, de représenter saint Pierre comme destitué de tout secours, puisqu'ils inculquent, comme on a vu, avec tant de force qu'il devait et

 

1 Joan., XIII, 10. — 2 Joan., XV, 3.— 3 Ibid., 4.

 

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pouvait prier; et c'est en ceci que paraît l'effet terrible de la permission divine, puisque pouvant prier , il ne l'a pas fait. Sans doute s il avait eu ce puissant instinct qui fait qu'on prie actuellement ; s il avait eu « cet esprit de componction et de prière (1), » dont il est parlé dans le Prophète, qui fait dire à saint Paul que «l'Esprit prie pour nous avec des gémissements inexplicables (2), » c'est-à-dire qu'il nous fait prier de celte sorte; et encore : « Qu'il crie en nos cœurs, Abba, Pater (3); » c'est-à-dire qu'il nous fait crier à notre Père céleste, et le prier avec instance : si, dis-je, il avait eu alors cet esprit et cet instinct d'oraison, il aurait prié, il aurait demandé à Dieu ce puissant secours qu'Origène et saint Chrysostome voulaient, comme on a vu, qu'il demandât, et avec lequel on ne tombe pas ; mais s'il l'a voit demandé comme il fallait, il l'aurait obtenu et ne serait pas tombé. Il n'aurait donc pas reçu par sa chute la punition et l'instruction que Dieu lui avait préparée par cette voie. Mais Dieu ne voulant pas qu'il la perdit, a voulu permettre sa chute ; c'est-à-dire qu'il a voulu le destituer par un juste jugement de tout ce secours, par lequel il aurait effectivement demandé et obtenu ce qu'il fallait qu'il demandât et qu'il obtînt pour ne pas tomber. Destitué de ce secours, la permission de pécher a eu la suite que Dieu savait et le bon effet qu'il en voulait tirer.

 

CHAPITRE XXV.

 

Passage de saint Chrysostome sur saint Jean, et qu'on en tire les mêmes vérités que du précédent sur saint Matthieu.

 

C'est ce qu'on peut recueillir des réflexions de saint Chrysostome sur saint Matthieu. Celles de ce savant Père sur saint Jean ne sont pas moins fortes. On y apprend que saint Pierre, pour avoir osé soutenir qu'il pouvait ce que son Maître l'assurait qu'il ne pouvait pas, mérita « qu'il permît sa chute. Car il voulut lui faire connaître par expérience, que son amour ne lui servait de rien sans la grâce (4); » c'est-à-dire qu'il marquait en vain tant d'amour, si la grâce ne continuait à lui inspirer cette affection et ne joignait la fermeté à la ferveur. « Il permit donc qu'il tombât

 

1 Zachar., XII, 10. — 2 Rom., VIII, 26. — 3 Galat., IV, 6. — 4 Hom. LXXII.

 

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mais pour son utilité ; non en le poussant, ni en le jetant dans le reniement, mais en le laissant dénué, afin qu'il apprît sa faiblesse. »

C'est ici que ce grand évêque, pour nous donner toute l'instruction qu'on peut tirer de cette chute, en pèse les circonstances en cette manière. « Voyez-en, dit-il, la grandeur. Car cet apôtre n'est pas tombé une fois ni deux , mais il s'est tellement oublié lui-même, qu'il a répété jusqu'à trois fois, presque en un instant, la parole de reniement, afin qu'étant destiné à gouverner toute la terre, il apprît avant toutes choses à se connaître lui-même. » On lui a donc laissé expérimenter sa faiblesse, continue ce Père ; « et ce malheur, ajoute-t-il, lui est arrivé, non à cause de sa froideur, mais pour avoir été destitué du secours d'en haut : » sans doute de ce secours qui aurait prévenu sa chute , et qui aurait entièrement affermi ses pas.

Cette vérité est confirmée par cette autre parole de Notre-Seigneur : « Simon, j'ai prié pour vous, afin que votre foi ne défaillît pas (1). » Aussi saint Chrysostome la rapporte-t-il en cette occasion ; et il remarque doctement à son ordinaire que ce mot ne défaillit pas, ne veut pas dire que la foi de Pierre ne dût souffrir aucune défaillance, puisqu'elle en souffrit une si grande dans son reniement ; mais que Jésus-Christ, en disant : « J'ai prié que ta foi ne défaillit pas , » voulait faire entendre qu'elle « ne défaudrait pas finalement, » comme saint Chrysostome l'explique sur saint Jean, eis telos, ou qu'elle ne périrait pas tout à fait, teleon, comme il le tourne sur saint Matthieu. En effet, dit ce docte Père , c'est par les soins de Jésus-Christ qu'il est arrivé que la foi de Pierre n'a pas péri. C'est ce qu'il dit sur saint Matthieu et sur saint Jean : « J'ai prié, dit-il, que votre foi ne défaillit pas ; c'est-à-dire qu'elle ne périt pas finalement et sans ressource ; ce qu'il disait, continue ce Père, pour lui apprendre l'humilité, et convaincre la nature humaine qu'elle n'était rien par elle-même (2). »

Cet excellent interprète ne pouvait apporter aucun passage qui

fit plus à son sujet que celui-ci. Car si Jésus-Christ eût voulu

prier que la foi de Pierre ne fût jamais vacillante , pas même un

seul moment, comme il a voulu prier qu'elle ne défaillit pas à

 

1 Luc, XXII, 32. — 2 Hom. LXXXIII.

 

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perpétuité, de même qu'il a trouvé des moyens de la rendre invincible après son retour, qui doute qu'il n'en eût trouvé avec autant de facilité pour ne la laisser jamais s'affaiblir, pour peu que ce fût? Il pouvait même prévenir les téméraires sentiments de cet apôtre, et lui en inspirer de plus modestes ; car il peut tout sur les cœurs ; et puisqu'il ne l'a pas fait, qui ne voit qu'il a jugé par sa profonde sagesse qu'il tirerait plus de gloire, et en même temps plus d'utilité pour saint Pierre et pour l'Eglise , de la chute passagère de cet apôtre que de sa perpétuelle et inaltérable persévérance?

Cent passages de saint Augustin sur la permission de la chute de saint Pierre, font voir qu'il l'a regardée des mêmes yeux qu'Origène et saint Chrysostome; et pour entrer plus profondément et plus généralement tout ensemble dans ces merveilleuses permissions de Dieu, de même qu'il a remarqué que c'est une conduite ordinaire de sa sagesse de punir le péché par le péché même, il a encore enseigné que c'en est une, qui n'est pas moins admirable, de guérir aussi le péché par le péché ; ce qu'il explique à l'occasion de ce passage du Psaume : « J'ai dit, dans mon abondance : Je ne serai jamais ébranlé (1) : » j'ai présumé de mes forces; « mais vous avez détourné votre face, » en m'abandonnant à moi-même, « et je suis tombé dans le trouble ; » ma faiblesse m'a précipité dans le péché, et par là vous avez guéri ma présomption. « Dieu vous délaisse pour quelque temps, continue ce Père, dans vos superbes pensées, afin que vous sachiez que le bien qui était en vous, n'est pas de vous, mais de Dieu, et que vous cessiez de vous enorgueillir (2). »

 

CHAPITRE XXVI.

 

Passage de saint Grégoire sur lu chute de saint Pierre : conclusion de la doctrine précédente.

 

A ces raisons alléguées par Origène et par saint Chrysostome pour la permission du péché de saint Pierre, qui sont partout celles de saint Augustin, nous en pouvons ajouter une de saint Grégoire le Grand. « Il nous faut ici considérer, dit-il, pourquoi

 

1 Psal. XXIX, 7, 8. — 2 De natura et grat., cap. XXVII, XXVIII.

 

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Dieu, qui est tout-puissant (et qui pouvait empêcher saint Pierre de pécher), a permis que cet apôtre , qu'il avait résolu de préposer au gouvernement de toute l'Eglise, ait tremblé à la vue d'une servante et qu'il ait renié son Maître ; mais nous savons que cela s'est fait par une merveilleuse dispensation de la bonté divine, afin que celui qui devait être le pasteur de l'Eglise , apprit par sa propre faute combien il fallait avoir de compassion de celles des autres (1) ; » ce qui suppose deux choses : l'une, que Dieu pouvait empêcher la chute de saint Pierre ; et l'autre, qui est une suite de celle-là, que ce n'est pas par une simple patience qu'il ne l'a pas fait, mais par une expresse disposition de sa providence.

Il se faut donc bien garder, comme nous l'avons déjà dit, de prendre ces permissions pour de simples délaissements où la puissance de Dieu n'intervienne pas. Au contraire, puisqu'elles sont une suite des conseils de sa sagesse, de sa justice et de sa bonté, dont sa puissance est l'exécutrice, il est constant que Dieu y agit par permission , à la vérité, mais en même temps par puissance. Le malheur de saint Pierre en est une preuve. Comme Dieu le tenait secrètement par la main et le modérait dans sa chute, dont même il voulait tirer son salut, il tomba autant de fois et aussi bas qu'il fallut pour l'humilier. Jésus-Christ ne le laissa pas dans l'abîme; lorsqu'il fut au point où il l'attendait, dès aussitôt il lança le regard qui le fit fondre en larmes. Pierre fuit; et par un effet de la sagesse et de la puissance qui se sont mêlées dans son crime sans y avoir part, il apprit à se connaître lui-même.

 

1 Hom. XXI in Evang.

 

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