Défense II - Livre XII
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LIVRE XII.

 

LA  TRADITION  CONSTANTE  DE LA   DOCTRINE  DE  SAINT  AUGUSTIN SUR LA PRÉDESTINATION.

 

LIVRE XII.

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XI.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI.

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

CHAPITRE XIX.

CHAPITRE XX.

CHAPITRE XXI.

CHAPITRE XXII.

CHAPITRE XXIII.

CHAPITRE XXIV.

CHAPITRE XXV.

CHAPITRE XXVI.

CHAPITRE XXVII.

CHAPITRE XXVIII.

CHAPITRE XXIX.

CHAPITRE XXX.

CHAPITRE XXXI.

CHAPITRE XXXII.

CHAPITRE XXXIII.

CHAPITRE XXXIV.

CHAPITRE XXXV.

CHAPITRE XXXVI.

 

CHAPITRE PREMIER

 

Dessein de ce livre : douze propositions pour expliquer la matière de la prédestination et de la grâce.

 

Je crois avoir démontré , comme je l'avais entrepris, que saint Augustin n'avait rien dit sur l'efficace de la grâce et sur la permission du péché, qui ne fut constant, ou par les prières de l'Eglise, ou par d'autres preuves également incontestables et reçues des Grecs comme des Latins avec une même foi, quoique peut-être expliqué plus nettement par les derniers, depuis que ce grand oracle de l'Eglise latine a développé une si profonde matière. Mais comme j'ai promis de faire voir que toute la doctrine de ce Père sur la prédestination et sur la grâce, était aussi comprise dans ces prières et dans la doctrine qu'elles contenaient, il faut encore m'acquitter de cette promesse, en déduisant par ordre douze propositions, dont les unes restent démontrées par le discours précédent, et les autres en sont une suite qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître.

 

CHAPITRE II.

 

Première et seconde proposition.

 

La première, que lorsque Dieu veut inspirer le bien et empêcher le mal, soit en convertissant les pécheurs, ou en affermissant les justes dans la piété, nul cœur humain ne lui résiste. La raison en est qu'on demande à Dieu ce bon effet, comme on a vu dans toutes les prières de l'Eglise : on lui demande, dis-je, l'actuelle conversion, l'actuelle sanctification, l'actuelle persévérance : or il faut que les prières de l'Eglise se trouvent véritables; autrement cet esprit par qui elle prie et qui prie en elle, l'aurait trompée : la

 

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tradition constante de l'Orient et de l'Occident, dès l'origine du christianisme, se trouverait fausse : l'Oraison Dominicale, qui est le modèle de toutes les prières, et que toutes les autres ne font qu'expliquer et étendre, serait fausse elle-même : on demanderait à Dieu ce qu'on ne croirait pas qu'il donnât, ce qui serait une illusion : en un mot, il faudrait changer toutes les prières de l'Eglise.

De là suit encore très-certainement la seconde proposition , qui est que cette grâce qu'on demande à Dieu, afin qu'il opère actuellement la conversion, toutes sortes de bonnes œuvres, et en particulier la persévérance, n'est pas une grâce extraordinaire, insolite, ni qui soit particulière parmi les saints et les élus à quelques personnes distinguées, telle que pouvait être la sainte Vierge, ou saint Jean-Baptiste, ou saint Paul en particulier, ou tous les apôtres, ou tels autres saints qu'on voudrait; mais au contraire c'est une grâce ordinaire dans l'Eglise, commune à tous les états et à tous les saints, tant qu'ils le sont, à tous ceux qui se convertissent, à tous ceux qui commencent le bien, qui le continuent, qui persévèrent jusqu'à la fin ; en un mot, une grâce que tous les fidèles ont besoin de demander pour chaque moment et pour chaque bonne action. La raison en est que l'Eglise la demande actuellement, et apprend à tous les fidèles à la demander de cette sorte, comme il est constant par toutes les oraisons qu'on a rapportées et par tout le corps des prières ecclésiastiques.

 

CHAPITRE III.

 

Troisième proposition : distinction qui doit être présupposée avant la

quatrième proposition.

 

La troisième proposition : Nul chrétienne doit croire qu'il fasse aucun bien par rapport à son salut sans cette grâce, car c'est pour cela que L'Eglise la demande avec tant d'instances, et n'en demande aucune autre ou presque aucune antre. Ce n'est pas en vain que Jésus-Christ même dans l'Oraison Dominicale ne nous apprend point d'autre manière de prier, que celle où l'on demande l'effet. Par là il veut que nous entendions que nous avons un si

 

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grand besoin à chaque action de la grâce qui nous fait faire le bien, que sans elle nous ne le ferions pas comme il faut. C'est pourquoi, après avoir demandé la conversion du pécheur, si elle arrive, nous croyons si bien que ce pécheur a reçu cette grâce convertissante que nous demandions pour lui, que nous sommes sollicités intérieurement à rendre à Dieu de continuelles actions de grâces pour un si grand bienfait, et à reconnaître que c'est lui qui a fait l'ouvrage par cette grâce qui persuade les cœurs les plus durs.

Avant que de venir à la quatrième proposition, il faut faire une distinction et présupposer que parmi les grâces qu'on demande à Dieu, il y en a deux qui portent plus particulièrement le caractère de grâce, dont l'une regarde le commencement qui est la grâce de la conversion, et l'autre regarde la fin qui est le don de persévérance. Ce sont ces deux grâces que saint Augustin établit dans les deux livres de la Prédestination des Saints et du Don de la persévérance, et nous les avons remarquées dans cette prière de la messe de saint Basile : « Faites bons ceux qui sont mauvais, conservez les bons dans leur bonté ; car vous pouvez tout, et nul ne résiste à vos volontés ; » ce qui montre ensemble, et la demande de ces deux grâces, et leur efficace.

 

CHAPITRE IV.

 

Quatrième proposition.

 

La quatrième proposition : La grâce qui donne le commencement, et qui opère la conversion, est purement gratuite, puisque si l'on pouvait de soi-même mériter le commencement, la grâce serait donnée selon les mérites et selon des mérites humains, c'est-à-dire qu'elle ne serait plus grâce.

Mais pour nous réduire uniquement à l'argument de la prière, on prie Dieu de donner la foi par où commence la conversion ; en quoi on ne fait que suivre l'Apôtre qui a fait lui-même ce pieux souhait, qui est une véritable prière : « La paix soit donnée aux frères, et la charité avec la foi par Dieu le Père et par Jésus-Christ

 

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Notre-Seigneur (1) ; » et il ne faut point ici distinguer, comme faisaient les semi-pélagiens, le commencement de la foi d'avec sa perfection. Tout vient de la même grâce , et la prière le prouve. Pour introduire la foi dans le cœur, la première opération est d'ouvrir la porte ; or est-il que saint Paul ordonne « qu'on demande à Dieu qu'il ouvre la porte (2) ; » c'est-à-dire qu'il ouvre le cœur à l'Evangile, comme il l'ouvrit à Lydie, afin qu'elle fût attentive à la prédication de cet Apôtre (3).

 

CHAPITRE V.

 

Cinquième proposition qui regarde le don de prier : remarque sur cette proposition et sur la précédente.

 

La cinquième proposition : La prière qui nous obtient la grâce de la conversion, est elle-même donnée par cette grâce qui persuade et fléchit le cœur. Car nous avons vu qu'on n'en demande point d'autre, quand on demande le don de prier, puisqu'avec la même foi qui nous fait dire : Faites qu'on croie, faites qu'on espère, faites qu'on aime , nous disons encore : Faites qu'on prie, faites qu'on demande ; ce qui a fait dire à saint Augustin, comme on a vu, que Dieu donne, non-seulement le désir et l'affection, « mais encore l'effet de prier , » impertito orationis affectu et effectu (4); d'autant plus que la prière étant un effet de la foi, conformément à cette parole, « Comment invoqueront-ils s'ils ne croient (5)? » celui qui forme dans les cœurs le premier commencement de la foi, est le même qui forme aussi le premier commencement de la prière : en sorte que cette cinquième proposition qui a sa preuve particulière dans les prières de l'Eglise, comme on vient de voir, n'est d'ailleurs qu'une conséquence manifeste de la précédente.

Il ne faut donc pas s'imaginer que nous puissions, par aucun endroit, commencer notre salut, ou nous en attribuer à nous-mêmes la moindre partie (6). Les semi-pélagiens se persuadaient que ce n'était rien donner à un malade que de lui donner la volonté de guérir, et celle d'appeler du moins ou de désirer le

 

1 Ephes., VI, 23. — 2 Coloss., IV, 3. — 3 Act., XVI, 14. — 4 Epist. ad Sixt., CXCIV, al. CV. — 5 Rom., X, 14. — 6 Epist. Hilar. ad August.

 

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médecin. Ils ne songeaient pas que la maladie dont nous mourons est du genre de celles que l'on ne sent pas , et même de celles où l'on se plaît. Si le propre de notre mal est de se faire aimer, le commencement de la guérison est de concevoir une sainte horreur, un saint dégoût de nous-mêmes. Mais quand cela est, la guérison est à demi faite. Par qui faite, sinon par celui à qui nous disons avec Jérémie : « Guérissez-moi, et je serai guéri (1)? » Quand vous aurez commencé à m'appliquer vos remèdes , alors je commencerai à nie porter bien. Pour appeler ce médecin, pour désirer ces remèdes, il faut y croire et croire du moins qu'on a besoin. Mais on a vu que la foi, jusqu'à son premier commencement, est un effet de la grâce que l'Eglise nous fait demander, et qui nous fait actuellement commencer le bien.

Par les deux dernières propositions , la première grâce qui nous fait actuellement commencer à mettre la main à l'œuvre de notre salut, est une grâce efficace et absolument gratuite, puisque rien ne peut précéder la grâce qu'on présuppose la première. Pour maintenant venir à la fin et au don de persévérance, je pose celle qui suit.

 

CHAPITRE VI.

 

Sixième proposition : l’on commence à parler du don de persévérance.

 

La sixième proposition : Ce grand don de persévérance, comme l'appelle le concile de Trente (2) dont il est écrit que « celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (3), » est le plus efficace de tous. Il ne faut pas craindre qu'on le perde ni, comme dit saint Augustin, que celui qui a reçu la persévérance jusqu'à la fin, cesse de persévérer (4). On peut déchoir du don de chasteté, de force, de tempérance; mais on ne déchoit pas d'un don qui emporte de ne pas déchoir. Il en est de même de cette demande du Pater : « Ne permettez pas que nous succombions à la tentation, mais délivrez-nous du mal (5). » Celui qui est exaucé dans cette demande sera très-certainement délivré de tout mal, et par conséquent de celui de ne pas persévérer dans la piété. Il succomberait si Dieu le

 

1 Jerem., XVII, 14.— 2 Sess. VI, cap. XIII et can. 16.— 3 Matth. X, 22. — 4 De don. persev., cap. Ie et VI, etc.— 8 Ibid.

 

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permettait, mais l'effet de cette prière est qu'il ne le permette pas, ce qui emporte infailliblement la persévérance. A quoi il faut ajouter que Dieu veuille nous prendre en bon état, conformément à cette parole : «Il a été promptement ôté du monde, afin que la malice ne le changeât point (1). » Cette grâce n'a point de retour ni de défaillance, et le fidèle qui mourra en état de grâce, ne ressuscitera pas pour en déchoir. Ainsi en toutes manières, le don de persévérance est de tous les dons celui dont l'effet est le plus certain.

 

CHAPITRE VII.

 

Septième proposition qui regarde encore le don de persévérance : comment il peut être mérité et n'en est pas moins gratuit.

 

Septième proposition : Quoique le don de persévérance finale puisse être en quelque façon mérité par les âmes justes, il n'en est pas moins gratuit. Cette proposition a deux parties : la première, qu'on peut mériter en quelque manière le don de persévérance, est clairement de saint Augustin, qui accorde sans difficulté aux semi-pélagiens que « ce don peut être mérité par d'humbles prières : » Suppliciter emereri potest (2) ; mais la seconde partie, qu'il n'en est pas moins gratuit, est aussi certaine, puisque pour mériter par la prière le don de persévérer dans les lionnes œuvres, il faut auparavant avoir reçu gratuitement le don de persévérer dans la prière même : et ainsi ce grand don de persévérance qu'on peut mériter en priant, selon saint Augustin, selon le même saint Augustin est gratuit dans sa source, qui est la prière.

Pour l'entendre, il ne faut que se souvenir de la cinquième proposition, où l'on a vu que tous ceux qui prient ont reçu efficacement le don de prier. Ce don n'est pas mérité, puisque c'est par la vertu de ce don que l'on mérite tout ce qu'on mérite. Ce don enferme la foi, la confiance, l'humilité, qui sont les sources de la prière : toutes choses qu'on a reçues gratuitement par cette grâce qui fléchit les cœurs. Qu'on ne pense donc pas pouvoir mériter par ses prières tout l'effet de ce grand don de persévérance, puisqu'un des effets de ce don est d'avoir le goût, le sentiment, la volonté et,

 

1. Sapient., IV, 11. — 2 De don. persev., cap. VI.

 

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comme on a dit, l'acte même de prier, qu'on ne reçoit que par grâce, impertito orationis affectu et effectu (1).

 

CHAPITRE VIII.

 

Huitième proposition, où l'on établit une préférence gratuite dans la distribution des dons de la grâce.

 

Huitième proposition : Les prières ecclésiastiques induisent du côté de Dieu, en faveur de ceux qui font le bien tendant au salut et surtout de ceux qui le font persévéramment jusqu'à la fin, une préférence gratuite dans la distribution de ses grâces, dont il ne faut point demander de raison. C'est une suite évidente, ou plutôt une explication plus expresse et pour mieux dire une réduction des propositions précédentes. Car pour peser en détail chaque parole , s'il y a une grâce d'où il s'ensuive qu'on fera bien actuellement, comme il est certain qu'il y en a une puisque toute l'Eglise la demande, il est également certain que ceux qui ne font pas le bien ne l'ont pas, et qu'il y a déjà de ce côté-là une préférence en faveur des autres. Si d'ailleurs il est certain, comme on a vu, que tous ceux qui font bien, ou durant un temps, ou toujours et jusqu'à la fin, ont eu une telle grâce et doivent remercier Dieu de l'avoir reçue, il est clair que la préférence qui fait que Dieu la donne plutôt aux uns qu'aux autres s'étend sur tous ceux, ou qui commencent, ou qui continuent et persévèrent à bien faire pour leur salut éternel. Voilà donc la préférence établie ; mais j'ai ajouté qu'elle était gratuite. Car encore que la fidélité qu'on aura eue à quelques mouvements de cette grâce, puisse mériter qu'on ait d'autres mouvements, on ne peut jamais mériter la grâce qui nous donne la fidélité au tout depuis le commencement jusqu'à la fin. De cette sorte le mérite même dans toute la suite est fondé, pour ainsi parler, sur le non-mérite ; d'où il s'ensuit que la préférence dans la grâce qui nous a donné actuellement les mérites est purement gratuite, ne pouvant être donnée ni en vertu des mérites précédents, puisqu'on voit qu'elle en est la source; ni en vue des mérites futurs, puisque le propre effet de cette grâce étant que

 

1 Epist. ad Sixt., jam cit.

 

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tous ceux qui l'ont fassent bien actuellement, si la prévoyance du bien qu'on ferait par elle, lorsqu'elle serait donnée, était le motif de la donner, il la faudrait donner à tout le monde. Ainsi la préférence qui la fait donner à ceux qui l'ont, c'est-à-dire, comme on a vu, à tous ceux qui opèrent le bien du salut, en quelque manière que ce soit, est de pure grâce : d'où passant plus outre, j'ai dit qu'il n'y a point de raison à en demander, non plus que de tout le reste qui est de pure grâce, la nature de la pure grâce étant qu'on ne la puisse devoir qu'à une pure bonté. C'est donc ici qu'il faut dire avec l'Apôtre : « O homme, qui êtes-vous pour répondre à Dieu (1) ? » c'est-à-dire sans difficulté, qui êtes-vous pour l'interroger et lui demander raison de ce qu'il fait ? et comme porte l'original, pour disputer avec lui, antapokrinomenos ? Et encore : « Qui lui a donné quelque chose le premier pour en avoir la récompense? Puisque tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui, et qu'il n'y a qu'à lui rendre gloire dans tous les siècles de tout le bien qu'il fait en nous : » Ipsi gloria in sœcula (2).

 

CHAPITRE IX.

 

Suite de la même matière, et examen particulier de cette demande : Ne permettez pas que nous succombions, etc.

 

Et si l'on veut trouver cette vérité bien clairement dans les prières de l'Eglise, et dans l'Oraison Dominicale qui en est la source, il n'y a qu'à considérer cette demande de toute l'Eglise : « Ne permettez pas que nous soyons séparés de vous, » qui est la même que celle-ci du Pater : « Ne souffrez pas que nous succombions à la tentation; mais délivrez-nous du mal (3). » Supposé que nous soyons exaucée dans cette prière de ne succomber jamais, et d'être par conséquent durant tout le cours de notre vie et dans toute l'éternité actuellement délivrés du mal, à qui devons-nous une telle grâce? A nos bonnes œuvres précédentes? Mais afin que nous les fassions, il faut qu'auparavant il ait plu à Dieu de ne pas permettre que nous succombions à la tentation de ne les pas faire, et qu'il nous délivre du mal de les négliger. Mais à qui devons-

 

1 Rom., IX, 20. — 2 Rom., XI, 35, 36. — 3 De dono persev., cap. VII.

 

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nous ce bon vouloir de Dieu, de ne permettre pas tout ceci ? A la prière que nous lui faisons de l'avoir pour nous, je l'avoue ; mais ne faut-il pas auparavant que Dieu veuille ne pas permettre que nous succombions à la tentation de ne pas prier, et qu'il nous délivre du mal de perdre le goût et la volonté de prier ? Et y a-t-il aucun endroit de notre vie où nous éprouvions plus sensiblement le besoin de cette grâce qui prend le cœur, que nous l'éprouvons dans la prière? Où est-ce qu'on ressent plus l'effet du délaissement, ou de cette secrète inspiration qui donne la volonté de prier persévéramment, malgré même les sécheresses et tant de tentations de laisser tout là? Ainsi la plus grande et la plus efficace, et en même temps la plus gratuite de toutes les grâces, est la grâce de persévérer dans la prière sans se relâcher jamais; et c'est principalement de cette grâce dont il est écrit : « Qui a donné à Dieu le premier ? » Ainsi cette préférence dont nous parlons, qui doit être si gratuite du côté de Dieu, éclate principalement dans l'inspiration de la prière ; et l'on doit dire de tous ceux à qui il veut inspirer pour récompense de leurs prières la persévérance à bien faire, qu'il leur inspire premièrement par une pure miséricorde la persévérance à prier.

 

CHAPITRE X.

 

Si l'on satisfait à toute la doctrine de la grâce, en reconnaissant seulement une grâce générale donnée ou offerte à tous : erreur de M. Simon.

 

M. Simon s'imagine avoir satisfait à tout ce qu'on doit à la gratuité de la grâce, si l'on me permet ce mot, en reconnaissant une grâce généralement offerte ou donnée à tous les hommes par une pure et gratuite libéralité ; mais c'est en quoi il a montré son ignorance. Je ne nie pas cette grâce, comme on verra dans la suite, ni les grâces dont on abuse et que les hommes rendent si souvent inutiles par leur malice; mais s'il n'en fallait pas reconnaître d'autre, il ne faudrait point reconnaître un certain genre de grâce dont on n'abuse pas, à cause qu'elle est préparée pour empêcher qu'on n'en abuse. On demande pourtant cette grâce ; et toutes les fois qu'on la demande, on a reçu auparavant une grâce qu'on n'a

 

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pas demandée, qui est la grâce qui nous la fait demander : autrement il faudrait aller jusqu'à l'infini, ce qui ne peut être. Car, comme dit excellemment saint Augustin, Dieu nous pouvait accorder la grâce de faire de bonnes œuvres sans nous obliger à les demander (1) ; et s'il veut que nous les demandions, c'est à cause que la demande qu'il nous en fait faire, nous avertit que c'est lui seul qui est la source du bien que nous demandons. Mais en même temps, afin que nous entendions qu'il n'a pas besoin de nos demandes pour être bon et libéral envers nous, il nous accorde beaucoup de biens que nous n'avons jamais songé à lui demander ; et entre autres biens qu'il nous accorde sans que nous l'en ayons prié, il faut mettre dans le premier rang celui de prier, lequel bien certainement n'est pas accordé à la prière. Car encore qu'en commençant de bien prier on puisse obtenir la grâce de prier mieux, on ne doit le commencement de bien prier qu'à une touche particulière, qui dès ce premier commencement nous fait prier comme il faut : de sorte que la gratuité qu'il faut reconnaître dans la grâce ne consiste pas seulement dans une généralité de grâce offerte ou donnée à tout le monde, mais dans une grâce de distinction et de préférence qui nous donne actuellement ce premier bon commencement, dans lequel Dieu nous donne tout, parce que tout est en vertu dans cette semence. De cette sorte l'homme recevant de Dieu, selon la distinction de saint Augustin (2), deux sortes de biens, dont les uns lui sont donnés sans qu'il les demande, comme la prière et dans la prière le commencement de la foi, les autres ne sont donnés qu'à ceux qui les demandent, comme la persévérance : les uns et les autres sont également gratuits, parce que le second qui est accordé à la prière, se réduit enfin au premier qui ne présuppose point la prière, puisque c'est la prière même.

 

CHAPITRE XI.

 

Explication par ces principes de cette parole de saint Paul : Si c'est par grâce, ce n'est donc point par les œuvres.

 

C'est donc ainsi qu'il faut entendre ce que dit saint Paul, « que

 

1 De don. persev., cap. VII. — 2 Ibid., cap. XVI.

 

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la grâce n'est point donnée par les œuvres, autrement la grâce ne serait plus grâce (1) ; » ce qui est la même chose, en d'autres termes, que ce qui a été défini et répété tant de fois contre les pélagiens et les semi-pélagiens, que la grâce n'est point donnée selon les mérites (2). Car les mérites sont les œuvres ; et si la grâce était donnée selon les œuvres, elle serait donnée selon les mérites. Il ne faut pas entendre pour cela qu une certaine suite de la grâce, comme celle qui nous obtient, non-seulement la gloire future, mais encore dans cette vie l'accroissement de la grâce même, ne puisse pas être un fruit de nos bonnes œuvres, c'est-à-dire de nos bons mérites; et quand la grâce nous est donnée, non pas selon nos œuvres, mais selon la foi, comme il arrive dans la justification, saint Augustin demeure d'accord qu'elle est donnée selon les mérites, puisque la foi, dit ce Père, n'est pas sans mérite, neque enim nullum est meritum fidei. Comment donc a-t-on défini si certainement que la grâce n'est pas donnée selon les mérites, si ce n'est à cause que de grâce en grâce, de mérite en mérite, il en faut venir au moment où la grâce de bien commencer actuellement nous est donnée sans mérite, pour être continuée avec la même miséricorde par celui qui a fait en nous le commencement, conformément à cette parole de saint Paul : « Celui qui a commencé en vous la bonne œuvre (de votre salut) la perfectionnera jusqu'au jour (qu'il faudra paraître devant le tribunal) de Jésus-Christ (3) ; » c'est-à-dire vous donnera la persévérance.

On ne peut donc pas s'empêcher de reconnaître, avec saint Augustin, un enchaînement de grâces si bien préparées, que tous ceux qui les ont font bien : donc tous ceux qui ne font pas bien ne les ont pas; et les autres, c'est-à-dire ceux qui font bien, leur sont préférés par une prédilection dont ils lui doivent de continuelles actions de grâces.

 

CHAPITRE XII.

 

Neuvième proposition, où l'on commence à démontrer que la doctrine de saint Augustin , sur la prédestination gratuite, est très-claire.

 

Toute la doctrine de saint Augustin sur la prédestination

 

1 Rom., XI, 6. — 2 Conc. Valent. — 3 Philip., I, 6.

 

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gratuite, est enfermée dans la doctrine précédente. C'est une neuvième proposition qui ne souffre aucune difficulté. Pour l'établir, il ne faut que ce seul principe rapporté à cette occasion par saint Augustin, que tout ce que Dieu donne, il a résolu de toute éternité de le donner : tout ce qu'il exécute dans la dispensation temporelle de sa grâce, il l'a prévu et prédestiné avant tous les temps. Dans cette dispensation et distribution temporelle de la grâce, les prières de l'Eglise nous ont fait voir une préférence gratuite pour tous les saints; c'est-à-dire pour tous ceux qui vivent et qui agissent saintement, ou pour un temps, ou pour toujours. Cette préférence est donc prévue, voulue, ordonnée de toute éternité; et cela même, dit saint Augustin, c'est la prédestination.

Nous avons donc eu raison de dire que la doctrine de la prédestination est entièrement renfermée dans celle de la gratuite dispensation de la grâce; puisque, comme dit saint Augustin, « toute la différence qu'il y a entre la grâce et la prédestination, c'est que la prédestination est la préparation de la grâce, et la grâce le don même que Dieu nous en fait : » Inter gratiam et prœdestinationem hoc tantùm interest (pesez ces mots, hoc tantùm), quod prœdestinatio est gratiœ prœparatio, gratta verò jam ipsa donatio (1) ; d'où ce saint docteur conclut que ces deux choses, la prédestination et la donation actuelle de la grâce, ne diffèrent que comme la cause et l'effet, puisque, dit-il, la prédestination est, comme on a vu, « la préparation de la grâce, et la grâce donnée dans le temps est l'effet de la prédestination. »

Ce Père montre cette vérité par cet autre excellent principe, que Dieu prédestine, non pas les œuvres d'autrui, mais les siennes propres, facta non aliéna sed sua (2); car il prévoit beaucoup de choses qu'il ne fait pas, comme les péchés ; mais il ne prédestine rien qu'il ne fasse, puisqu'il ne prédestine et ne préordonne que les bonnes œuvres qu'il fait par cette grâce que nous avons vu qu'on ne cesse de lui demander. Lors donc qu'il fait en nous ces bonnes œuvres, il dispense cette grâce, et lorsqu'il la prépare, il prévoit « et il prédestine ce qu'il devait faire : » Praedestinatione prœscivit quae fuerat ipse facturus (3).

 

1 Lib. De prœdest. SS. cap. X. — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

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C'est là, en termes formels, le raisonnement du prophète Amos et de l'apôtre saint Jacques dans le concile de Jérusalem. Ce prophète prédit et promet la conversion des gentils, et il ajoute : « Voilà ce que dit le Seigneur qui fait ces choses (1) : » c'est Dieu qui convertira les gentils par ce secours qui change les cœurs : il ne lui est pas plus malaisé de prédire que de promettre ce qu'il doit faire ; et c'est pourquoi saint Jacques conclut : « L'ouvrage de Dieu est connu de lui de toute éternité. » Saint Augustin ne fait pas un autre raisonnement, et ne suppose pas un autre principe. Accordez-lui que c'est Dieu qui tourne les cœurs où il lui plaît (c'est ce que vous ne sauriez lui nier après les prières de l'Eglise; : accordez-lui encore qu'il a connu et qu'il a voulu son propre ouvrage , ce Père n'en veut pas davantage sur la prédestination.

Il n'y a rien de si clair, et saint Augustin présuppose aussi partout que ce qu'il enseigne de la prédestination, est la chose du monde la plus évidente. « Dieu donne, dit-il, la persévérance jusqu'à la fin; il a prévu que cela serait, » c'est-à-dire qu'il donnerait la persévérance; « voilà donc, poursuit-il, ce que c'est que la prédestination (2) ; » ce qu'il explique dans la suite en d'autres termes qui ne sont pas moins évidens, lorsqu'il dit : « C'est une erreur manifeste de penser qu'il ne donne pas la persévérance ; or il a prévu qu'il donnerait toutes les grâces qu'il avait à faire, afin qu'on persévérât, et il les a préparées dans sa prescience : la prédestination n'est rien autre chose. » Un peu après il réduit cette doctrine à cet argument démonstratif: « Lorsque Dieu nous donne tant de choses, dira-t-on qu'il ne les a pas prédestinées ? De là il s'ensuivrait de deux choses l'une, ou qu'il ne les aurait pas données, ou qu'il n'aurait pas su qu'il les donnerait : que s'il est certain qu'il les donne et qu'il ne soit pas moins certain qu'il a prévu qu'il les donnerait, bien certainement il les a prédestinées. » Il conclut par ces paroles : « Si la prédestination que nous défendons n'est pas véritable, Dieu n'a pas prévu les dons qu'il ferait aux hommes : or est-il qu'il les a prévus, donc la prédestination que nous défendons est certaine (3). »

 

1 Act., XV, 15, 17, 18; Amos, IX, 12. — 2 Lib. II De don. persev., cap. VII. — 3 Ibid., cap. XVII.

 

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CHAPITRE XIII.

 

Suite de la même démonstration : quelle prescience est nécessaire dans la prédestination.

 

On voit par là quelle prescience il faut reconnaître dans la prédestination. « C'est, comme dit saint Augustin, une prescience par laquelle Dieu prévoit ce qu'il devait faire, » Prœdestinasse est hoc prœscisse quod fuerat ipse facturus (1). Ce n'est donc pas une prescience de ce que l'homme doit faire, mais de ce que Dieu doit l'aire dans l'homme : non que Dieu ne prévoie aussi ce que l'homme doit faire ; mais c'est que ce qu'il doit faire est une suite de ce que Dieu fait en lui, et qu'il voit le consentement futur de l’homme dans la puissance de la grâce qu'il lui prépare.

C'est enfin pour cette raison que saint Augustin définit la prédestination « la prescience et la préparation de tous les bienfaits de Dieu, par lesquels sont certainement délivrés tous ceux qui le sont. La prédestination des saints n'est, dit-il, autre chose que cela : » Hœc prœdestinatio sanctorum nihil aliud est quàm prœscientia et prœparatio beneficiorum Dei quibus certissime liberantur quicumque liberantur (2). Toute l'Ecole reçoit cette définition de saint Augustin comme constante. Il est donc constant que Dieu a des moyens certains de délivrer l'homme, c'est-à-dire de le sauver. S'il les donnait à tous, tous seraient sauvés ; il ne les donne donc pas à tous, ces moyens certains : car c'est de ceux-là dont il s'agit. Et à qui les donne-t-il? A quelques-uns de ceux qui sont sauvés? Non ; c'est à tous ceux qui le sont : Quibus certissime liberantur quicumque liberantur. Tous donc ont reçu ces bienfaits dont l'effet devait être si certain; et d'où les ont-ils reçus, sinon d'une bonté aussi spéciale que ces bienfaits sont particuliers? Cette bonté est par conséquent aussi gratuite que le sont ces bienfaits mêmes, étant impossible et manifestement absurde que Dieu ne prépare gratuitement et de toute éternité ce qu'il accorde gratuitement dans le temps.

 

1 Lib. II De don. persev., cap. XVII et XVIII. — 2 Ibid., cap. XIV.

 

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CHAPITRE XIV.

 

Dixième proposition, où l'on démontre que la prédestination, comme on vient de l'expliquer par saint Augustin, est de la foi : passage du cardinal Bellarmin.

 

La dixième proposition est que cette doctrine de saint Augustin sur la prédestination est de foi. D'abord saint Augustin l'enseigne ainsi très-expressément par les prières de l'Eglise, lorsqu'après les avoir remarquées et après avoir aussi remarqué que prier est un don de Dieu, il poursuit ainsi : « Ces choses donc que l'Eglise demande à Dieu, et qu'elle n'a jamais cessé de lui demander depuis qu'elle est établie, sont prévues de Dieu comme des choses qu'il devait donner et qu'il avait même déjà données dans la prédestination, comme l'Apôtre le déclare; » d'où il tire cette conséquence : « Celui-là donc pourra croire que la vérité de cette prédestination et de cette grâce n'a pas toujours fait partie de la foi de l'Eglise, qui osera dire que l'Eglise n'a pas toujours prié ou n'a pas toujours prié avec vérité, soit afin que les infidèles crussent, soit afin que les fidèles persévérassent; mais si elle a toujours demandé ces biens comme étant des dons de Dieu, elle n'a jamais pu croire que Dieu les ait pu donner sans les connaître; et par là l'Eglise n'a jamais cessé d'avoir la foi de cette prédestination, qu'il faut maintenant défendre avec une application particulière contre les nouveaux hérétiques (1). »

Il est donc clair comme le soleil que la prédestination que saint Augustin défendait dans les livres d'où sont tirés tous ces passages, c'est-à-dire dans ceux de la Prédestination des Saints et du Don de la persévérance, appartient à la foi selon ce Père, et que c'était cette foi qu'il fallait défendre contre les hérétiques ; et la raison en est premièrement, qu'on ne peut nier sans erreur que les prières où l'Eglise demande les dons qu'on vient d'entendre, ne soient dictées par la foi, en laquelle seule elle prie; et secondement, qu'il n'est pas moins contre la foi de dire « que Dieu n'ait pas prévu et les dons qu'il devait accorder, et ceux à qui il en devait faire la distribution (2) ; » ce qui fait dire à saint Augustin aussi affirmativement

 

1 Lib. II De don. persev., cap. XXIII. — 2 Ibid. cap. XXIV.

 

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qu'on le peut faire : « Ce que je sais, c'est que personne n'a pu sans errer disputer contre la prédestination que nous avons entrepris de défendre (1). »

Le cardinal Bellarmin, après avoir rapporté ces passages de saint Augustin et en même temps remarqué les définitions du Saint-Siège, qui ont déclaré entre autres choses que saint Augustin n'a excédé en rien, conclut que la doctrine de ce saint sur la prédestination n'est pas une doctrine particulière, mais la foi de toute l'Eglise : autrement saint Augustin, et après lui les papes qui le soutiennent, seraient coupables de l'excès le plus outré, puisque ce Père avait donné son sentiment pour un dogme certain de la foi.

 

CHAPITRE XV.

 

Différence de la question dont on dispute dans les Ecoles d'avec celle qu'on vient de traiter : douze sentences de saint Augustin.

 

Par là il faut remarquer la différence entre la question de la prédestination, comme elle s'agite dans les Ecoles parmi les docteurs orthodoxes, et comme elle est établie par saint Augustin contre les ennemis de la grâce. Car ce qu'on dispute dans l'Ecole, c'est à savoir si le décret de donner la gloire à un élu précède ou suit d'un instant, qu'on appelle de nature ou de raison, la connaissance de leurs bonnes œuvres futures et des grâces.qui les leur font opérer ; ce qui n'est qu'une précision peu nécessaire à la piété ; au lieu que saint Augustin sans s'arrêter à ces abstractions dans le fond assez inutiles, entreprend seulement de démontrer qu'étant de la foi par les prières de toute l'Eglise qu'il y a une distribution des bienfaits de Dieu, par où sont menés infailliblement au salut ceux qui les reçoivent, cette distribution ne peut être aussi purement gratuite qu'elle l'est dans l'exécution, qu'elle ne le soit autant et aussi certainement dans la prescience et la prédestination divine : de sorte que l'un et l'autre est également de la foi.

C'est encore ce qui résulte de l’Epître à Vital (2), une des plus doctes et des plus précises de saint Augustin, selon le P. Garnier, puisque ce saint évêque y ayant posé douze sentences, comme il

 

1 Lib. II De don. persev., cap. XVIII. — 2 Epist. CCXVII, al. CVII.

 

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les appelle, qui renferment tout le fondement de la prédestination gratuite, déclare en même temps jusqu'à trois fois « qu'elles appartiennent à la foi catholique, et que tout ce qu'il y a de catholiques les reçoivent (1) ; en quoi tout le monde sait qu'il est suivi par saint Prosper et par les autres saints défenseurs de la grâce chrétienne, et soutenu par les papes, qui ont décidé avec l'applaudissement de toute l'Eglise que la doctrine de ce saint était irrépréhensible, encore qu'il n'y eût rien qui le fût moins que de donner comme de foi ce qui n'en est pas.

 

CHAPITRE XVI.

 

Onzième proposition, où l'on commence à fermer la bouche à ceux qui murmurent contre cette doctrine de saint Augustin.

 

Onzième proposition : Ceux à qui Dieu ne donne pas ces grâces singulières, qui mènent infailliblement ou à la foi, ou même au salut et à la persévérance finale, n'ont point à se plaindre. La raison en est, dit saint Augustin (2), que le Père de famille qui ne les doit à personne, serait en droit selon l'Evangile de répondre à ceux qui se plaindraient : «Mon ami, je ne vous fais point de tort : ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux? et faut-il que votre regard soit mauvais (injuste, jaloux), parce que je suis bon (3)? » Et si ces murmurateurs répondent encore que dans cette parabole il s'agit du plus et du moins, et non pas d'être à la fin privé de tout, comme le sont les réprouvés, le père de famille n'en dira pas moins : Je ne vous fais point de tort, puisque si je vous laisse dans la masse justement damnée de votre origine, vous n'avez point à vous plaindre de la justice que je vous fais; et si je vous en ai tiré par ma pure grâce, et que vous vous soyez replongé vous-même dans cette masse corrompue en suivant la concupiscence, qui en est venue, je vous fais d'autant moins de tort que je ne vous ai pas refusé les grâces absolument nécessaires pour conserver la justice que je vous avais donnée ; ainsi vous n'avez qu'à vous imputer votre perte. Et si ces murmurateurs

 

1 Epist. CCVII, al. CVII, n. 17,25. — 2 Lib. De don. persev., cap. VIII.— 3 Matth., XX, 15.

 

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nous disent encore que cela est difficile à concilier avec la préférence gratuite que nous venons d'établir avec tant de certitude, il faudra enfin leur fermer la bouche avec cette parole de saint Augustin : « Faut-il nier ce qui est certain, à cause qu'on ne peut comprendre ce qui est caché? Ou faudra-t-il dire que ce qu'on voit clairement ne soit pas, à cause qu'on ne trouve pas la raison pourquoi il est (1) ? » Et enfin si l'autorité et la raison de saint Augustin ne leur suffisent pas, que répondront-ils à l'Apôtre, lorsqu'il leur dira : « Qui connaît les desseins du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils? O homme, qui êtes-vous pour disputer contre Dieu? Ne savez-vous pas que ses conseils sont impénétrables, et ses voies incompréhensibles (2). »

 

CHAPITRE XVII.

 

Douzième proposition, où l’on démontre que bien loin que cette doctrine mette les fidèles au désespoir, il n'y en a point pour eux de plus consolante.

 

Douzième et dernière proposition : Loin de désespérer les fidèles ou même de troubler et de ralentir les mouvements de la piété, la doctrine de saint Augustin, qu'on vient d'exposer, est le soutien de la foi et la plus solide consolation des âmes pieuses. Que désire un homme de bien, que d'assurer son salut autant qu'il est possible en cette vie? C'est pour l'assurer que les ennemis de la prédestination gratuite veulent qu'on le remette entre leurs mains et que chacun soit maître absolu de son sort, parce qu'autrement nous ne serions assurés de rien, la disposition que Dieu fait de nous étant incertaine. C'est précisément ce qu'on objectait à saint Augustin (3) ; mais il n'y a rien de plus fort et de plus consolant que sa réponse : «Je m'étonne, dit ce saint docteur, que les hommes aiment mieux se fier à leur propre faiblesse qu'à la fermeté de la promesse de Dieu. Je ne sais pas, dites-vous, ce que Dieu veut faire de moi. Quoi donc! savez-vous mieux ce que vous voulez faire de vous-même, et ne craignez-vous pas cette parole de saint Paul : «Que celui qui croit être ferme, prenne garde à ne pas

 

1 De don. persev., cap. XIV.— 2 Rom., IX, 20 ; XI, 33, 34. — 3  Epist. Hilar. ad August.

 

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tomber (1)?» Puis donc que l'une et l'autre volonté, celle de Dieu et la nôtre, nous sont incertaines, pourquoi l'homme n'aimera-t-il pas mieux abandonner sa foi, son espérance et sa charité à la plus forte qui est celle de Dieu, qu'à la plus faible qui est la sienne propre (2) ? »

L'homme, qui est la faiblesse même, qui sent que sa volonté lui échappe à chaque pas, toujours prêt à s'abattre au premier souffle, ne doit rien tant désirer que de la remettre entre des mains sures, qui daignent la recevoir pour la tenir ferme parmi tant de tentations. C'est ce qu'on fait en la remettant uniquement à la grâce de Dieu. Vous vous contentez, dites-vous, d'une grâce qui soit laissée si absolument en votre puissance, qu'elle ait en bien ou en mal tout l'effet que vous voudrez sans que Dieu s'en mêle plus à fond. Mais l'Eglise ne vous apprend pas à vous contenter d'un tel secours, puisqu'elle vous en fait demander un autre qui assure entièrement votre salut. Vous voudriez du moins pouvoir vous flatter de la pensée que vous ferez quelquefois le bien sans une grâce ainsi préparée; mais l'Eglise ne vous le permet pas, puisqu'après vous avoir appris à la demander, elle vous apprend, si l'effet s'ensuit, à rendre grâces à Dieu de l'avoir reçue; et par là que prétend-elle, sinon que vous mettiez l'espérance de votre salut, à l'exemple de saint Cyprien, en la seule grâce ? Car c'est là, dit ce saint martyr, ce qui fait exaucer nos prières, « lorsqu'elles sont précédées d'une humble reconnaissance de notre faiblesse ; et que donnant tout à Dieu, nous obtenons de sa bonté tout ce que nous demandons dans sa crainte (3). »

Il dit, et saint Augustin le dit après lui, qu'il faut tout donner à Dieu, non pour éteindre la libre coopération du franc arbitre, mais pour nous montrer qu'elle est comprise dans la préparation de la grâce dont nous parlons. « Nous voulons, dit saint Augustin, mais Dieu fait en nous le vouloir : nous agissons, mais Dieu fait en nous notre action selon son bon plaisir (4). » Ainsi, encore une fois, elle est comprise dans celle de Dieu. « Il nous est bon, il nous est utile de le croire et de le dire, cela est vrai, cela est pieux,

 

1 I Cor., X, 12. — 2 Lib. De prœdest. SS., cap. XI, n. 21. — 3 De Orat. Domin. apud August., De don. persev., cap. VI, n. 12. — 4 Ibid.

 

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et rien ne nous convient mieux que de faire devant Dieu cette humble confession et de lui donner tout.

Si quelque chose est capable de mettre dans le cœur du chrétien une douce espérance de son salut, ce sont de tels sentiments. Car comme c'est la confiance qui nous obtient un si grand bien, quelle plus grande confiance l’âme peut-elle témoigner à son Dieu, que celle d'abandonner entre ses mains un aussi grand intérêt que celui de son salut? Celui-là donc qui a le courage de lui remettre une affaire de cette importance, et la seule à dire vrai qu'on ait sur la terre, dès lors a reçu de lui une des marques des plus assurées de sa prédestination, puisque l'objet que Dieu se propose dans le choix de ses élus étant de se les attacher uniquement, et de leur faire établir en lui tout leur repos, le premier sentiment qu'il leur inspire doit être sans doute celui-là. Ce premier gage de son amour les remplit de joie; et leur prière devenant d'autant plus fervente que leur confiance est plus pure et leur abandon plus parfait, ils conçoivent plus d'espérance qu'elle sera exaucée, et ainsi que l'humble demande qu'ils font à Dieu de leur salut éternel aura son effet : ce qu'ils attendent d'autant plus de sa bonté, que c'est encore elle qui leur inspire la confiance de prier ainsi et de se remettre entre ses bras.

Si quelque chose peut attirer le regard de Dieu, c'est la foi et la soumission de ceux qui savent lui faire un tel sacrifice. Dire que cette doctrine, qui est le fruit de la foi de la prédestination, met les hommes au désespoir, « c'est dire, dit saint Augustin », que l'homme désespère de son salut quand il en met l'espérance, non point en lui-même, mais en Dieu, quoique le Prophète crie : « Maudit l'homme qui se fie en l'homme (2) ! » Ceux donc que cette doctrine jette dans le relâchement ou dans la révolte sont, ou des esprits lâches qui veulent donner ce prétexte à leur nonchalance, ou des superbes qui ne savent pas ce que c'est que Dieu, ni avec quelle dépendance il faut paraître devant lui. Mais ceux qui le craignent et qui savent que l'humilité est le seul moyen de fléchir une si haute majesté, travaillent à leur salut avec d'autant plus de soin et d'application, que par l'humble état où ils se mettent

 

1 De don. persev., cap. XVII. — 2 Jerem., XVII, 5.

 

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devant Dieu dans la prière ils doivent plus espérer d'être secourus. Il ne faut donc plus chercher d'autre repos. «Nous vivons, dit saint Augustin, avec plus de sûreté devant Dieu, tutiores vivimus, lorsque nous lui donnons tout que si nous cherchions à nous appuyer tout à fait sur nous-mêmes, ou même en partie sur lui et en partie sur nous (1), » parce qu'il arrive par ce moyen, selon le désir de l'Apôtre, « que l'homme est humilié, et que Dieu est exalté seul, » ut humilietur homo et exaltetur Deus solus  (2).

C'est donc là de toutes les consolations que les enfants de Dieu peuvent recevoir la plus solide et la plus touchante, de n'avoir à glorifier que Dieu seul dans l'ouvrage de leur salut ; et il ne faut pas appréhender que la prédication de cette doctrine mette les hommes au désespoir :  «Quoi! faut-il craindre, dit saint Augustin , que l'homme désespère de lui-même et de son salut, quand on lui montre à mettre en Dieu son espérance, et qu'il cesse d'en désespérer quand on lui dira, superbe et malheureux qu'il est, qu'il n'a qu'à espérer en lui-même (3)? » Ce serait le comble de l'aveuglement et de l'orgueil. Mais si l'on ne peut entendre cette vérité dans la dispute, « si les esprits pesants et faibles ne sont pas encore capables de pénétrer les expositions de l'Ecriture (4) » ils auront, continue saint Augustin, un moyen plus aisé d'entendre une vérité si importante à leur salut. Qu'ils laissent là toutes les disputes, et que seulement ils se rendent attentifs aux prières qu'ils font tous les jours : Sic audirent vel non audirent in hâc quœstione disputationes nostras, ut magis intuerentur orationes suas. C'est là que le Saint-Esprit qui leur dicte leurs prières, leur décidera que c'est de Dieu uniquement qu'il faut tout attendre, puisqu'il faut attendre de lui, autant ce que nous faisons nous-mêmes que ce qu'il fait en nous ; et c'est à ce qu'ils apprendront dans les prières que « l'Eglise a toujours faites et fera toujours depuis son commencement jusqu'à ce que ce siècle finisse : » quas semper habuit et habebit Ecclesia ab exordiis suis donec finiatur hoc sœculum.

 

1 De don. persev., cap. VI, n.  12. — 2 De prœdest. SS., cap. V, n. 9. — 3 De don. persev., cap. XXII. — 4 Ibid., cap. XXIII, n. 63.

 

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CHAPITRE XVIII.

 

Suite des consolations de la doctrine précédente : prédestination de Jésus-Christ.

 

Les fidèles, à qui Dieu propose une si solide consolation, n'en doivent point chercher d'autres, ni souhaiter de devoir leur salut à une autre cause qu'à la bonté et à l'éternelle prédilection de celui dont il est écrit que « ce n'est pas nous qui l'avons aimé, mais que c'est lui qui nous a aimés le premier (1) ; » ce qui les doit d'autant plus toucher, que cette grâce qui se trouve dans tous les élus a précédé dans leur chef. Je ne m'étonne donc pas que M. Simon, qui est l'ennemi de la prédestination, se déclare premièrement avec tout l'acharnement que nous avons vu contre celle de Jésus-Christ : mais nous lui dirons malgré qu'il en ait, avec saint Augustin, que « le modèle le plus éclatant de la prédestination et de la grâce est le Sauveur même. Par quel mérite ou des œuvres ou de la foi, la nature humaine qui est en lui, a-t-elle obtenu d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire d'être unie au Verbe en unité de personne (2)?» Saint Augustin conclut de ce principe que nous sommes faits les membres de Jésus-Christ par la même grâce qui l'a fait être notre chef : « que celui-là nous fait croire en Jésus-Christ qui nous a fait Jésus-Christ, en qui nous croyons; » par conséquent que la même grâce qui l'a fait Christ nous a faits chrétiens, et que ce qui a mis en lui la source des grâces l'a dérivée sur nous, à chacun selon sa mesure : d'où il s'ensuit que notre prédestination est aussi gratuite que la sienne. C'est notre consolation d'être aimés, d'être choisis, d'être prévenus à notre manière, comme l'a été Jésus-Christ. Il a été promis, et les élus ont été promis : Dieu a promis de faire naître son Fils unique d'Abraham (3) ; et lorsqu'il a promis au même Abraham de le faire le père de tous les croyants, il lui a promis en même temps tous les enfants de la foi et de la promesse (4). Il est écrit que « ce qu'il a promis, il est

 

1 I Joan., IV, 10. — 2 De prœdest. SS., cap. XV ; De don. persev., cap. XXIV; Oper. imper., lib. I, n. 138, 140, 141. — 3 Rom., IV, 16. — 4 De prœdest. SS., cap. X.

 

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puissant pour le faire (1). » Saint Paul ne dit pas : Ce qu'il a promis, il est puissant pour le prévoir ; mais il dit : « Ce qu'il a promis, il est puissant pour le faire. » Il fait donc la foi dans les enfants de la promesse : il en fait jusqu'au premier commencement, puisque c'est cela même qu'il a promis, lorsqu'il a promis aux enfants de la foi de leur donner la naissance, c'est-à-dire de leur donner leur être depuis leur conception en Jésus-Christ. Il a promis la persévérance de ces mêmes enfants de la foi, lorsqu'il a dit : « Je mettrai ma crainte dans leur cœur, afin qu'ils ne me quittent pas (2) ; » et cela qu'est-ce autre chose, dit saint Augustin, sinon en d'autres paroles, que « sa crainte qu'il leur donnera sera si grande, qu'ils lui seront attachés persévéramment(3) ? » Ce qu'il a promis, il l'a fait : il a fait la persévérance comme il a fait le commencement. « Comme il a fait, dit saint Augustin, qu'on vînt à lui, il a fait qu'on ne s'en retirât jamais (4) » L'un et l'autre est l'effet de la même grâce, et cette grâce est l'effet de la prédestination; c'est-à-dire de ce regard de prédilection qui fait la consolation des chrétiens et dont ils reçoivent un gage, lorsque Dieu leur inspire avec la prière la volonté de remettre entre ses mains tout l'ouvrage de leur salut, de la manière qui a été dite.

 

CHAPITRE XIX.

 

Prières des particuliers, conformes et de même esprit que les prières commîmes de l'Eglise : exemples tirés de l'Eglise orientale : premier exemple : prière des quarante martyrs.

 

Pour confirmer ce qu'on vient de voir touchant l'esprit d'oraison qui paraît dans les prières de l'Eglise, il sera hon d'ajouter ici quelques prières des particuliers, par où l'on verra que chaque fidèle prie dans le même esprit que tout le corps ; c'est-à-dire qu'il croit devoir demander à Dieu, non un simple pouvoir, mais l'effet même.

Et afin de nous attacher principalement aux saints de l'Eglise orientale, qui sont ceux qu'on voudrait pouvoir nous opposer,

 

1 Rom. IV, 21; De prœdest. SS., cap. XXI. — 2 Jerem., XXXII, 40. — 3 De don. persev., cap. II. — 4 Ibid., cap. VII.

 

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nous produirons avant toutes choses la prière des saints quarante martyrs de Sébaste, en Arménie, qui est ainsi rapportée par saint Basile : « Ils faisaient, dit ce saint docteur, d'une même voix cette prière : Nous sommes entrés quarante dans ce combat : qu'il y en ait quarante qui soient couronnés; qu'il n'en manque pas un seul à ce nombre (1) » (que vous avez consacré par tant de mystères). On sait la suite de l'histoire, et qu'un des quarante ne pouvant souffrir la rigueur du froid, alla expirer dans un bain d'eau chaude que l'on avait préparé pour ceux qui renonceraient à la foi ; mais « les vœux de ces saints, dit saint Basile, ne furent pas inutiles pour cela, » puisque la place de ce malheureux fut incontinent remplie par un ministre de la justice, préposé à garder ces saints, qui touché d'une céleste vision, s'écria : «Je suis chrétien! » remplit le nombre désiré et consola les martyrs de la triste défection d'un des compagnons de leur martyre.

On voit ici trois vérités : la première, que c'est de Dieu que ces saints attendent leur persévérance actuelle, et qu'ils lui en demandent l'effet.

La seconde est, dans la défection de ce malheureux, quoiqu'arrivée bien certainement par sa faute, un secret jugement de Dieu, qu'il n'est pas permis d'approfondir, mais seulement de considérer que Dieu avait des moyens pour le faire persévérer comme les autres : c'est ce qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître. Pourquoi il ne les a pas employés, c'est sur quoi personne n'a rien à lui demander.

La troisième vérité est que Dieu qui donne la persévérance par une grâce toute-puissante, donne par une grâce semblable le premier commencement de la conversion. C'est ce qui paraît dans cet officier, qui fut tout à coup converti pur un effet manifeste de la prière «les saints martyrs. Dieu ne la pouvait exaucer sans exciter le cœur de cet infidèle par une grâce choisie et préparée, pour lui mettre en un instant la toi dans le cœur. Ainsi parla même grâce qui rend les uns persévérants, l'autre est rendu chrétien : ces grâces sont préparées, c'est-à-dire prédestinées de toute éternité : elles ne le sont point par les mérites, puisque ce

 

1 Tom  I, hom. XX De XI. Mart.

 

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converti n'en avait aucun. C'est pourquoi saint Basile dit qu'il est converti « comme un saint Paul, devenu comme lui prédicateur de l'Evangile, dont il était un moment auparavant le persécuteur : appelé d'en haut comme lui, non par les hommes, ni par leur moyen et leur entremise. » Dieu qui lui a donné sans aucun mérite la grâce de se convertir, aurait pu donner sans mérite à celui qui perdit la foi la grâce du ne la pas perdre; car il sut bien la donner au jeune Méliton qui parla vigueur de son âge ayant survécu aux autres martyrs, fut laissé, pendant qu'on enlevait les corps, sur le lieu de leur martyre avec un reste de vie, qui faisait espérer aux tyrans que la tentation de la conserver le porterait à se rendre. Mais Dieu qui, pour accomplir les désirs de ses serviteurs, lui avait destiné la grâce de persévérer, suscita l'esprit de sa mère pour l'encourager jusqu'à la mort ; en sorte qu'ayant reçu avec son dernier soupir les derniers témoignages de sa foi, elle le jeta sur le chariot où étaient entassés les autres corps des saints. Tous ces actes du libre arbitre, et de la mère et du fils , furent inspirés par la grâce que les martyrs avoient demandée ; et Dieu montra par cet exemple qu'encore que le malheur de ceux qui tombent ne doive être imputé qu'à leur faute, il n'en faut pas moins attribuer à la grâce tout le bien des persévérants, aussi bien que des commençons, parce qu'encore que ce bien soit un effet de leur libre arbitre, c'est une grâce particulière qui leur en inspire le bon usage.

 

CHAPITRE XX.

 

Prière de plusieurs autres martyrs. C'est ce qui paraît partout dans les Actes des martyrs. Sans cesse au milieu de leurs tourments, on leur entend dire : « O Jésus-Christ, aidez-nous : c'est vous qui nous donnerez la patience : ne nous abandonnez pas ». » Ils sentaient que leurs forces auraient défailli parmi tant d'insupportables douleurs, pour peu que Dieu les eût laissés à eux-mêmes. C'est pourquoi ils lui demandent l'effet et l'actuelle persévérance ; et pour montrer, s'ils persévéraient, qu'ils croyaient l'avoir reçu par la grâce qu'ils demandaient,

 

1 Ad. Mart., edit. D. Ruin.; Act. Tarach., p. 423.

 

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ils en rendaient continuellement de particulières actions de grâces. En entrant dans la prison, ils offraient à Dieu leur louange avec actions de grâces « de ce qu'ils avoient persévéré jusqu'alors dans la foi et la religion catholique (1). » Un autre disait : « Je vous rends grâces, mon Seigneur Jésus, de ce que vous m'avez donné cette patience. » C'est de l'effet et de la patience actuelle qu'ils rendent grâces. Un autre disait : « J'ai Jésus-Christ en moi, je te méprise (2). »—« Reconnais, disait un autre , que Jésus-Christ m'aide, et que c'est par là que je te méprise comme un vil esclave (3). » Taraque disait et répétait : « Je résiste aux inventions de ta cruauté : je te surmonte par Jésus-Christ qui me rend fort ; » et encore : « Je ne respire que la mort ; mais dans cette patience , ma gloire est en Dieu (4) » Ainsi ils reconnaissaient en deux manières la grâce qui les faisait vaincre : l'une en la demandant, et l'autre en rendant grâces de l'avoir reçue. Euplius joignait l'un et l'autre : « Je vous rends grâces, Seigneur, conservez-moi, puisque c'est pour vous que je souffre : aidez-nous, Seigneur, jusqu'à la fin et ne délaissez pas vos serviteurs, afin qu'ils vous glorifient aux siècles des siècles (5). » Voilà d'où ils attendaient la persévérance, parce qu'ils savaient que c'était de là qu'ils avoient reçu le commencement. Lorsque, pour tirer de leur bouche le nom de leurs docteurs, qu'ils ne voulaient pas découvrir pour ne leur point attirer de semblables peines, on leur demandait qui les avait induits à cette doctrine, ils répondaient : « Celui-là nous l'a donnée qui l'a aussi donnée à saint Paul, lorsque de persécuteur des Eglises, par sa grâce il en est devenu le docteur (6). » Par quelle grâce , sinon par celle dont l'effet était infaillible ? Ainsi la grâce efficace, que M. Simon ne peut souffrir dans saint Augustin , était celle que demandaient les martyrs et dans laquelle ils mettaient leur confiance.

 

1 Act. Pionii, p. 140. — 2 Act. Tarach., jam cit. — 3 Act.  Theod., p. 397. — 4 Act. Tarach., jam cit. — 5 Act. Eupl., p. 488. — 6 Act. Lucin., p. 165.

 

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CHAPITRE XXI.

 

Prière de saint Ephrem.

 

Après les prières des martyrs, on n'en trouve point de plus saintes parmi les Orientaux que celles de saint Ephrem le Syrien, dont les Pères du quatrième siècle ont célébré les louanges. Ce qui fait le plus à notre sujet, c'est que demandant à Dieu en cent manières différentes, « qu'il mette des bornes dans son cœur à ses désirs, afin que sans jamais se détourner ni à droite, ni à gauche (1)» il marche persévéramment dans ses voies; il reconnaît encore que cette prière lui est donnée comme tout le reste par la grâce : « Votre grâce, Seigneur, m'a donné la confiance de vous parler (2). » Voilà un aveu bien clair que la prière est un don de Dieu : «Donnez-moi la componction et les larmes, afin que je pleure nuit et jour mes péchés avec humilité et charité, et pureté de cœur. » Donner la componction, c'est donner l'esprit de prière et ouvrir la source des larmes. Il ne faut donc pas s'étonner s'il dit ailleurs « que Dieu donne la grâce gratuitement, encore qu'il l'accorde aux larmes; » c'est, comme on voit, qu'il donne les larmes mêmes, et qu'il croit donner gratuitement ce qu'on achète avec ses dons. Un peu après : « Que ma prière, ô Seigneur, approche de vous; faites fructifier en moi votre céleste semence, qui me fasse offrir à votre bonté des gerbes pleines de confession et de componction ; faites que je crie avec actions de grâces : Gloire soit donnée à celui qui m'a donné de quoi lui offrir. » Par où l'on voit que Dieu a donné la prière même et l'action de grâces; et c'est pourquoi il dit encore : « Je ne cesserai, mon Seigneur, de célébrer les louanges de votre grâce : je ne cesserai de vous chanter des cantiques spirituels : je suis attiré à vous, mon Sauveur, par le désir de vous posséder : votre grâce pousse mon esprit à vous suivre par une secrète et merveilleuse douceur : que mon cœur soit une terre fertile, qui recevant votre bonne semence et arrosée de votre grâce, comme d'une céleste rosée, moissonne comme un très-bon fruit la componction, l'adoration, la sanctification (de votre saint

 

1 Conf. Ephr., tom. I, p. 266, 267. — 2 Ibid., p. 63, col. 2.

 

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nom), dons qui vous sont toujours agréables (1). » La componction, la prière, l'adoration, les saints cantiques viennent à l’âme par l'infusion de la grâce et de la douceur admirable dont elle prévient les cœurs. C'est ce qui lui fait ajouter : « Quand votre grâce a voulu, elle a dissipé mes ténèbres pour faire retentir mon âme de douces louanges (2). » Il ne faut donc pas s'étonner s'il demande avec tant de foi les bonnes œuvres comme un don particulier de la grâce, puisqu'il reconnaît qu'il tient de Dieu la grâce de la prière, qui les lui fait demander : il attribue à Dieu jusqu'au premier commencement de la conversion, lorsqu'il dit : « Convertissez-moi, Seigneur, avec la brebis perdue et trouvée; et comme vous l'avez portée sur vos épaules, tirez mon âme avec votre main, et offrez-la à votre Père (3). » L'âme n'a donc rien d'elle-même que son égarement et sa perte. « Qui pourrait, Seigneur, supporter les conseils et les efforts de notre ennemi, qui ne cesse d'affliger mon âme de pensées et d'actes pour la faire succomber, si elle était destituée de votre secours? » Mais pour montrer quel est le secours qu'il se croit obligé de demander, il ajoute : « Et parce que le temps de ma vie s'est passé en vanités et en mauvaises pensées, donnez-moi un remède efficace par lequel je sois pleinement guéri de mes plaies cachées; et fortifiez-moi, afin que du moins à la dernière heure où ma vie très-inutile est parvenue sans rien faire, je travaille soigneusement dans votre vigne (4). » — « Car, ô mon Sauveur, dit-il ailleurs, si vous ne donnez durant cette vie à ce misérable pécheur un esprit saint et des larmes, pour effacer ses péchés par les lumières que vous ferez luire dans son cœur, il ne pourra soutenir votre présence (5). »

Dans toutes ses grâces qu'il demandait, il se fondait toujours sur la toute-puissance de Dieu : « Prions, disait-il, parce que Dieu peut ce qui est impossible à l'homme (6). » Ainsi il reconnaissait que tout ce qu'il demandait à Dieu pour le faire marcher dans ses voies, était l'effet de la toute-puissance de Dieu et d'une grâce à qui rien ne résiste

Il ne laissait pas avec tout cela de dire souvent que Dieu

 

1 Beatitud., tom. I, p. 187. — 2 De comp., Serm. I, p.   142. — 3 Beatitud. p. 187. — 4 Ibid. — 5 De comp., Serm. I, p. 142. — 5 Medit, p. 255.

 

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gratifiait ceux qui en sont dignes ; et il ne croyait pas, en parlant ainsi, déroger à la pureté de la grâce, parce qu'il savait « qu'on ne pouvait plaire à la grâce que par la puissance de la grâce (1). » Loin de croire qu'un autre que Dieu nous put faire dignes de lui, il disait : « Si vous désirez quelque chose, demandez-le à Dieu; et lorsque vous trouverez quelque bien en vous, rendez-lui-en grâces, parce que c'est lui qui vous l'a donné (2). »

Voilà dans un homme, dont la sainteté a été l'admiration du quatrième siècle, une image de la piété de l'Eglise orientale, tant d'années avant que saint Augustin eut écrit sur cette matière. Qui sera le présomptueux qui, considérant cette suite de bienfaits divins que les serviteurs de Jésus-Christ se croient obligés de lui demander pour être conduits efficacement à leur salut, pourra croire qu'on peut mériter cet enchaînement de grâces, pendant qu'on voit au contraire parmi ces grâces la première conversion du cœur et l'instinct des saintes prières par lesquelles on peut mériter quelque chose ? Saint Ephrem connaissait donc cette grâce qui fait la séparation gratuite des élus d'avec les réprouvés. Sans doute il n'ignorait pas qu'elle n'eût été prévue et préordonnée : il ne pouvait donc pas ne pas reconnaître la prédestination gratuite que saint Augustin a prêchée, et c'est en ce sens qu'il reconnaît devant Dieu « qu'il est introduit dans son royaume par sa seule grâce et par sa seule miséricorde (3), » parce que c'est aussi à elle seule qu'il doit la préparation de tous les secours par lesquels il devait être conduit heureusement et infailliblement à cette fin.

Ce n'est pas que ce saint ne reconnaisse, comme fait aussi saint Augustin, qu'on rejette souvent la grâce ; et c'est aussi ce qui lui fait demander une grâce qui empêche de la rejeter : « Seigneur, dit-il, si j'ai quelquefois rejeté et si je rejette encore votre grâce comme un homme terrestre, vous toutefois qui avez rempli de votre bénédiction les cruches ( de Cana ), assouvissez la soif que j'ai de votre grâce : faites, malgré mon indignité et mes résistances , que j'en sois effectivement rempli (4). »

 

1 Medit., p. 131. — 2 Tom. II, Paraen., cap. XV, p. 280. —  3 De comp., Serm. II, p. 143. — 4 Conf. Ephr., p. 266.

 

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CHAPITRE XXII.

 

Prière de Barlaam et de Josaphat dans saint Jean de Damas.

 

Cette doctrine dans laquelle consistoit le fond de la piété, passait d'âge en âge. Au septième siècle, saint Jean de Damas faisait prier ainsi son Barlaam, lorsqu'il donna la communion à son Josaphat : « Regardez cette brebis raisonnable qui approche de vos saints autels par mon ministère : convertissez cette vigne plantée par votre Esprit-Saint, et faites-la fructifier en fruits de justice: fortifiez ce jeune homme, arrachez-le au démon par votre bon esprit : apprenez-lui à faire votre volonté, et ne lui retirez pas votre secours. » Ce jeune homme disait aussi : « Je suis faible et incapable de faire le bien, mais vous pouvez me sauver : vous, qui tenez tout en votre puissance, ne permettez pas que je marche dans les voies de la chair, mais apprenez-moi à faire votre volonté (1). » Quand le solitaire dit : Apprenez-moi, et que Josaphat le répète, ils ne parlent pas de l'instruction extérieure qui avait déjà été faite ; mais de la doctrine du dedans, par laquelle actuellement on est véritablement enseigné de Dieu, selon la parole de Jésus-Christ : Erunt omnes docibiles Dei, selon le grec : Docti à Deo, ou docti Dei, didaktoi tou Theou (2), les disciples de Dieu au dedans par l'actuel accomplissement de sa volonté. C'est pourquoi ces deux saints disaient : « Apprenez-nous à faire votre volonté (3). » C'est toujours l'effet qu'on demande, et on demande par conséquent une grâce qui le donne efficacement; ce qu'on explique par les mots suivants: « Quand vous inspirez des forces, les faibles deviennent forts, puisque c'est vous seul qui donnez un secours invincible. Fortifiez-moi. afin que je demeure dans la foi jusqu'à la fin de ma vie, » etc. Tout cela faisait voir d'où l'on attendait la persévérance, et par quelle grâce.

Dans une tentation qui semblait poussera bout la vertu : « O Dieu, disait Josaphat, espérance des désespérés et refuge unique de ceux qui sont destitués de secours, ne permettez pas que

 

1 Joan. Damasc., Hist., p. 613. — 2 Joan., VI, 45  — 3 Joan.  Damasc    Hist., p. 260.

 

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l'iniquité me corrompe, ni que je souille ce corps que j'ai promis de vous garder pur (1). » Après qu'il eut dit Amen et qu'il eut fini sa Prière, « il sentit, dit l'historien, une consolation céleste   et les mauvaises pensées furent dissipées en un moment. » L'action de grâces suivait aussi forte que la demande. « O Dieu, disait ce jeune prince, en apprenant la conversion inespérée de son père   qui racontera votre miséricorde et votre puissance ? Vous êtes celui qui changez les pierres en étangs et les rochers en ruisseaux Cette roche, c'est-à-dire le cœur de mon père, est devenue une cire molle quand il vous a plu; et qui en doute, puisque vous pouvez faire naître de ces pierres des enfants d'Abraham? Etendez donc sur votre serviteur cette main ouvrière et invisible qui fait tout : achevez de le délivrer, et faites-lui sentir très-efficacement que vous êtes le seul Dieu et le seul roi (2) » Lorsqu'il ajoute : « Je vous rends grâces, » d’un si soudain changement, « ô Dieu amateur des hommes (3) ; » et encore : « Je vous rends grâces de ce que vous n avez pas méprisé mes prières ni rejeté mes larmes, et de ce qu'il vous a plu de retirer mon père, votre serviteur, de ses péchés, et de le tirer à vous, qui êtes le Sauveur de tous (4) » Il montre que secours il avait besoin de demander pour obtenir un si grand effet, et en un mot qu'il ne le fallait ni moins grand ni moins efficace.

 

CHAPITRE XXIII.

 

Prières dans les hymnes : hymne de Synésius, évêque de Cyrène.

 

Parmi les prières des saints, il faut mettre dans les première rangs les hymnes qu'ils ont composées à la louange de Dieu. L'Eglise d'Occident a adopté celles de saint Ambroise, de Prudence et de beaucoup d'autres, où nous voyons à chaque vers qu'on demande à Dieu, non le pouvoir, mais l'effet et le secours qui l'attire, comme on voit dans l'hymne de Tierce, où l'on invoque le Saint-Esprit, afin « que la bouche, tous les sens, toute la force de l’âme retentissent d'actions de grâces, que la charité

 

1 Joan. Damasc, Hist., p. 633. — 2 Ibid., p. 612. — 3 Ibid., p. 643. — 4 Ibid., 645.

 

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s'allume en nous, et que l'ardeur s'en répande sur le prochain ; » ce qu'on termine en disant: « O Père, accordez-le-nous, » etc. On n'a qu'à ouvrir le Bréviaire pour trouver dans toutes les hymnes ces prières, où l'on demande l'effet actuel; mais les saints d'Orient ne sont pas moins attachés à ces demandes que ceux d'Occident. Synèse, évêque de Cyrène, a composé au quatrième siècle des hymnes sacrées, dans lesquelles on trouve, avec le tendre d'Anacréon, la sublimité d'Alcée et de Pindare. Mais sans nous arrêter là, il s'agit d'entendre dire à ce poète céleste : « Découvrez-moi la lumière de la sagesse : donnez-moi la grâce d'une vie tranquille : ôtez de mes membres les maladies et l'emportement désordonné de mes passions : chassez ces chiens dévorants de mon âme, de mes prières, de mes actions : donnez à votre suppliant une vie innocente, une vie intellectuelle; gardez mon corps sain et mon esprit pur : donnez-moi les fruits des bonnes œuvres : donnez-moi des paroles véritables et tout ce qui nourrit l'espérance : accordez, Père céleste, à mon âme d'être unie à la lumière primitive, et qu'y étant une fois unie, elle ne se replonge jamais dans ces ordures terrestres (1); » c'est-à-dire, en d'autres termes: Donnez-moi le commencement, donnez-moi la fin : « Afin, dit-il, que je sois uni à la source de l’âme, donnez, mon Dieu, une telle vie, une vie irrépréhensible à votre poète (2). »

Mais de peur qu'on ne nous réponde qu'en demandant le commencement il avait déjà commencé, puisqu'il priait, il reconnait la prière même comme un don de Dieu : « Accordez, dit-il, à mon âme que soigneusement gardée (comme sous la clef) par votre main paternelle, elle vous offre saintement des hymnes intellectuelles avec la sainte assemblée qui règne avec nous (3)». » Et encore: « Donnez-moi pour compagnie un de vos saints auges, bénin dispensateur des prières conçues dans mon âme par une Lumière divine (4) » C'est le secret delà grâce de savoir connaître que lorsque Dieu veut nous exaucer, il inspire premièrement les prières qu'il veut entendre; et ensuite, quand on lui demande, comme fait ce philosophe chrétien, qu'il nous délivre des vices

 

1 Hymn. II, 318; Hymn. III, 320, 329. — 2 Hymn. V, 342.— 3 Hymn. III, 334. — 4 Hymn., IV 340.

 

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et qu'il nous inspire la vertu, on impute tout à sa grâce jusqu'au premier commencement.

 

CHAPITRE XXIV.

 

Hymne de saint Clément d'Alexandrie, et sa doctrine conforme en tout à celle de saint Augustin.

 

Saint Clément d'Alexandrie est celui qui a donné à Synèse, au commencement du troisième siècle, le modèle des hymnes sacrées, dans celle qu'il a composée pour Jésus-Christ à la fin de son Pédagogue. Il la commence par cette prière qui conclut ce livre : « Prions, dit-il, le Verbe en cette manière : Regardez vos enfants d'un œil propice, divin Pédagogue (conducteur des âmes simples et enfantines). Fils et Père, qui n'êtes qu'un Seigneur, donnez à ceux qui vous obéissent d'être remplis de la ressemblance de votre image, et de vous trouver selon leur pouvoir un Dieu bénin et un juge favorable : faites que tous tant que nous sommes, qui vivons dans votre paix, étant transférés à votre Cité immortelle, après avoir traversé les flots que met le péché entre elle et nous (en attendant), nous nous assemblions en tranquillité par votre Esprit-Saint, pour vous louer et vous rendre grâces nuit e jour jusqu'à la fin de notre vie ; » après quoi il parle ainsi : « Et parce que c'est le Verbe notre Conducteur qui nous a menés à son Eglise, et nous a unis à lui (comme ses membres, ainsi qu'il venait de dire), nous ferons bien, pendant que nous sommes ici assemblés dans un même lieu, de lui en rendre grâces, et de lui offrir des louanges convenables à ses instructions et à sa conduite (1). » Son hymne suit ces paroles, et il l'entonne en cette sorte : « Frein des âmes dociles, aile des oiseaux qui n'errent point, vrai gouvernail des enfants remplis de simplicité, assemblez-les pour louer d'une bouche sainte et sincère Jésus-Christ, le Conducteur des âmes simples et enfantines. » On voit trois vérités dans tout ce discours de saint Clément d'Alexandrie : la première, que comme les autres, il demande à Dieu l'effet ; la seconde, qu'il rend grâces de l'avoir reçu; la troisième, que cet effet

 

1 Paedag., lib. III, p. 195.

 

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qu'il demande et dont il rend grâces est premièrement la bonne vie qui nous rend semblables à Dieu, et secondement les saintes prières, le- louanges, les actions de grâces, puisqu'il veut que Dieu et son Saint-Esprit mettent dans le cœur des fidèles la volonté de s'assembler pour les faire. Car c'est ainsi qu'il les assemble; et par ce mouvement qu'il leur imprime, il commence à former en eux la prière, puisque chacun prie déjà en particulier aussitôt qu'il se sent ébranlé pour aller prier en commun.

Et puisque nous sommes tombés sur cette belle prière, pour en mieux prendre l'esprit, nous rapporterons un passage de son auteur sur la prière et la grâce. C'est dans son livre VII des Tapisseries, où il dit que l'homme spirituel, dont il y fait la peinture, gnostiko; (c'est toujours ainsi qu'il appelle le parfait chrétien), demande à Dieu les vrais biens, c'est-à-dire les biens de l’âme (1). Voilà ce qu'il dit en général et qui comprend tout, et autant le commencement comme la fin. Pour s'expliquer plus en particulier, il ajoute que « L'action de grâces et la demande qu'on fait à Dieu de la conversion du prochain, est le propre exercice du spirituel (2). » On demande donc la conversion du prochain, c'est-à-dire, comme le démontre saint Augustin, l'actuel commencement de la bonne vie comme un don venu de Dieu. « On demande, dit encore saint Clément d'Alexandrie, que ceux qui nous haïssent soient amenés à la pénitence (3). » C'est par où saint Augustin prouvait encore que Dieu prévenait les hommes dans le péché, pour leur inspirer le désir d'en sortir (4). C'est par où la pénitence commence. Nous verrons bientôt comment on demande la suite; mais pour montrer L'efficace de la grâce de la conversion, saint Clément ajoute « que comme Dieu peut tout, le spirituel obtient tout ce qu'il veut. » Par conséquent la conversion est regardée en ce lieu comme l'ouvrage d'une grâce toute-puissante : le fidèle qui la demande pour un pécheur croit l'avoir reçue pour lui même, et ne croit pas être converti par une autre grâce que par celle qu'il demande pour les autres. Pour venir à la persévérance, saint Clément ajoute « que l'homme spirituel demande la stabilité

 

1 Strom., lib. VII, p. 518. — 2 Ibid., p. 519. — 3 Ibid., p. 534. — 4  Enchirid., cap. XXXII ; De don. persev., cap. XIX.

 

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des biens qu'il possède avec une bonne disposition pour obtenir ce qui lui manque, et la perpétuité de ce qu'il a encore à recevoir (1). A quoi il ajoute ces paroles qui comprennent tout : « Il demande que les vrais biens, qui sont ceux de l’âme, soient en lui et y demeurent (2), » ce qui enferme le commencement et la fin; et un peu après : « Celui qui se convertit de la gentilité (parla grâce qu'on vient de voir), demande la foi : celui qui s'élève, qui s'avance à la spiritualité, demande la perfection de la charité; et celui qui est parvenu au degré suprême, demande l'accroissement et la persévérance dans la contemplation, comme les hommes vulgaires demandent la perpétuité de la santé. » Que demande cet homme vulgaire, sinon qu'en effet il se porte toujours bien? Le spirituel demande de même l'effet d'une perpétuelle santé, ce que ce Père exprime par ces paroles : « Il demande (le vrai chrétien) de ne jamais déchoir de la vertu (3); » et il ajoute que « les deux extrêmes (le commencement et la fin) la foi et la charité ne s'enseignent pas : » non qu'en effet on ne les enseigne, puisqu'il les enseigne lui-même dans tout cet endroit; mais parce que selon sa doctrine précédente, il les faut plutôt encore demander à Lieu que les enseigner aux hommes, à qui elles sont inspirées d'en haut, comme il a dit.

Voici encore sur ce sujet en un autre endroit quelque chose de bien distinct : « Le spirituel demande premièrement la rémission de ses péchés, ensuite de ne pécher plus, et enfin de pouvoir bien faire (4) ; » c'est-à-dire de le vouloir avec tant de force, qu'il en vienne enfin à l'effet de ne pécher pas et de persévérer dans la vertu, comme il l'explique dans toute la suite des passages qu'on vient d'entendre.

Il est certain que saint Augustin ne prétend rien davantage. Qui donne tout à la prière avec saint Clément Alexandrin , c'est-à-dire qui lui donne le commencement, le progrès, l'accomplissement actuel, selon saint Augustin, donne tout à la grâce ; mais qui donne tout à la grâce, donne tout à la prédestination, puisque pour l'admettre, comme ce saint la voulait, il ne faut ajouter à la prédication de la grâce, qui donne tous ces bons

 

1 Strom., lib. VII, p. 520.— 2 Ib.,p. 521. — 3 Ib., p. 523.— 4 Ib., lib.VI, p. 529.

 

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effets, que la prescience d'un si grand don et la volonté éternelle de le préparer, ce que personne ne niait.

 

CHAPITRE XXV.

 

Prières d'Origène : conformité de sa doctrine avec celle de saint Augustin.

 

Je rapporterai maintenant quelques prières d'Origène, où il ne fait pas moins voir l'efficace de la grâce que son maître Clément Alexandrin.

Et d'abord on peut se souvenir de la prière qu'il aurait voulu que saint Pierre eût faite pour prévenir sa chute : « Seigneur, donnez-moi la grâce de ne tomber pas (1), » et le reste que nous avons rapporté ailleurs, dont nous avons conclu la nécessité de reconnaître un secours qui aurait effectivement empêché la chute de cet apôtre (2). Mais voyons d'autres prières d'Origène.

Il y en a une dans la première Homélie sur Ezéchiel, qu'il adresse à l'ange qui présidait au baptême en lui disant : « Venez, ange saint, recevez cet homme que la parole a converti de son ancienne erreur; et le prenant en votre garde, comme un bon médecin, traitez-le bien comme un malade et instruisez-le : c'est dans l'Eglise un petit enfant qui veut rajeunir dans sa vieillesse ; recevez-le en lui donnant le baptême de la régénération, et amenez avec vous les autres anges, compagnons de votre ministère, afin que tous ensemble vous instruisiez dans la foi ceux que l'erreur a déçus (3) » Comment veut-on que cet ange donne le baptême, dont il n'est pas le ministre, si ce n'est en imprimant sous L'ordre de Dieu Les pensées qui préparent l'homme, et lui obtenant tout ensemble la grâce qui l'amènera actuellement au baptême?

Voici encore quelque chose de plus fort dans une prière qu'Origène met à la bouche du chrétien : « Quelque parfait qu'on soit dans la foi, si votre puissance manque, la foi sera réputée pour rien ; quand on serait parlait en pudicité, si l'on n'a pas la pudicité qui vient de vous, ce n'est rien; si quelqu'un est parfait dans la justice et dans toutes les autres vertus, et qu'il n'ait pas la justice et

 

1 1  Tract.  XXXV in Joan. — 2 Ci-dessus, liv. XI, chap. XX et suiv. — 3 Hom. I in Ezech., p. 391.

 

 

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toutes les autres vertus qui viennent de vous, tout cela est réputé pour néant. Ainsi que le sage ne se glorifie pas dans sa sagesse, ni le fort dans sa force; car ce qui peut donner de la gloire n’est pas nôtre, mais est un don de Dieu : c'est de lui que vient la sagesse, c’est de lui que vient la force et ton, le reste (1). » Et il avait dit auparavant « que ce qui était écrit de la sagesse (quelle venait de Dieu comme il est porté en cent endroits, et entre autres très-expressément dans l’Epître de saint Jacques) devait être appliqué à la foi (2). » Qui donc ne sent pas dans cette prière d'Origène qu'on demande à Dieu la foi, la chasteté, la justice et toutes les vertus, et cela, non-seulement dans le pouvoir, mais encore réellement dans l'effet, ne sent rien. Mais il faut encore aller à de plus évidentes démonstrations dans les livres contre Celse.

 

CHAPITRE XXVI.

 

Autres prières d'Origène, et sa doctrine sur l'efficace de la grâce dans le livre contre Celse.

 

Quoique je n'y trouve pas des prières aussi expresses pour demander tous les effets de la grâce que celles qu'on vient d'entendre, j'y en trouve qui nous découvrent le même fond, surtout en y ajoutant le reste de la doctrine de ce grand ouvrage, par exemple lorsqu'il y dit, après avoir achevé le quatrième livre : « Je prie Dieu qu'il nous donne par son Fils, qui est sa parole, sa sagesse, sa vérité et sa justice, que le cinquième (livre) ait un bon commencement et une bonne fin pour l'utilité du lecteur, par la descente de son Verbe dans son âme (3). » Et dans le commencement du huitième livre : « Je prie Dieu et son Verbe de venir à mon secours dans le dessein que je me propose de réfuter puissamment les mensonges de Celse : je le prie donc, encore un coup, de me donner un puissant et véritable discours, et son Verbe puissant et fort dans la guerre contre la malice. » C'est ainsi que devait prier un homme qui écrivait pour la défense de la religion persécutée. Jésus-Christ a promis à ceux qui parleraient pour elle, une bouche

 

1 In Matth., cap. XIII. — 2 Jacob, I, 5. — 3 Contr. Cels., lib. IV, in fin., p. 230. — 4 Ibid., p. 380.

 

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et une sagesse à laquelle leurs ennemis ne résisteront pas. C'est cette force que demandent Origène. C'est Dieu qui envoie du ciel les bonnes pensées dont on compose un bon livre; mais elles viennent inutilement si l'on n'en fait un bon choix, et si l'on ne choisit encore des expressions convenables. Qu'y a-t-il qu'on fasse plus par son libre arbitre, que ce choix des sentiments et des expressions? Et toutefois c'est ce qu'Origène demandait à Dieu, lorsqu'il demandent la grâce de faire un bon livre, un livre utile et puissant pour convaincre l'erreur. Il demandait l'application et l'attention nécessaires pour cet ouvrage, quoiqu'il n'y ait rien qui dépende plus du libre arbitre que cela; et dans de semblables ouvrages qu'il se proposait encore, il se promettait de ne rien dire que « ce que lui suggérerait le Père de la vérité (1). »

Il ne faut pas toujours répéter que c'est l'effet qu'on demande, en demandant de telles grâces. Les paroles d'Origène le montrent assez; et c'est pourquoi en général il prouve la grâce qui donne l'effet par la conversion actuelle du monde, si soudainement changé par la prédication de l'Evangile, encore qu'elle ne fût soutenue ni par l'art de la rhétorique, ni par la dialectique, ni par aucun artifice de la Grèce (2). Il infère d'un si grand effet qu'il y avait dans la parole de Jésus-Christ et des apôtres, « une puissance cachée, une divinité, une vertu, » qui opérait dans les cœurs un si merveilleux et si soudain « assujettissement » à la vérité : ce qui, dit-il, est l'effet de cette promesse de Jésus-Christ : « Je vous ferai des pêcheurs d'hommes (3), » et il n'a pu l'accomplir que « par une puissance divine, » à laquelle il rapporte aussi cet oracle de David : « Dieu donnera la parole à ceux qui évangélisent avec beaucoup de vertu (4) »

Et pour montrer l'efficace invincible de la parole et de la grâce qui l'accompagnait, il dit qu'elle est de « nature à n'être pas empêchée, » et c'est pourquoi, continue-t-il, « elle a tout vaincu malgré la résistance universelle des puissances, dans les villes et dans les bourgs, parce qu'elle est plus forte que tous ses adversaires. »

 

1 Contr. Cels., lib. VIII in fine. — 2 Lib. II, p. 48, 49.— 3 Matth., IV, 19. — 4 Psal. LXVII, 12.

 

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Pour prouver la même efficace, il enseigne que Dieu a ouvert dans les hommes, « non les oreilles sensibles; mais, dit-il, ces excellentes oreilles ta kreittona ota, que le Sage appelle des oreilles écoutantes, » que Dieu donne à qui il lui plaît : Aurem audientem Dominus fecit (1) ; « ces oreilles, dit Origène, où est reçue cette voix qui n'est ouïe que de ceux que Dieu veut qui l'entendent. »

Cette voix continue-t-il, est si efficace, que par elle Jésus-Christ « a surmonté tous les obstacles qu'on opposait » à sa doctrine ; « ce qu'il faisait pendant sa vie, et ce qu'il fait encore à présent, parce qu'il est la puissance et la sagesse de Dieu (2). » Et pour montrer qu'il ne faut attribuer qu'à une grâce toute-puissante ces effets de la prédication, il compare à Jésus-Christ un Simon et un Dosithée, « qui sont demeurés sans suite et à qui dans toute la terre il n'est resté aucun disciple, encore qu'on ne fût pas obligé de soutenir la mort pour maintenir leur doctrine (3); » au lieu que les disciples de Jésus-Christ exposés pour soutenir son Evangile aux dernières extrémités, sont demeurés fermes, et sa grâce a surmonté tous les obstacles.

Il faut toujours se souvenir que ces obstacles à la doctrine de Jésus-Christ étaient dans le libre arbitre de l'homme, dont il fal-loit par conséquent qu'il se rendît maître par la puissance de sa grâce, et aussi à cause qu'il a voulu que la loi cessât et que l'Evangile fût établi : « La loi a été ôtée entièrement : les chrétiens, malgré tous les obstacles, se sont accrus jusqu'à une si prodigieuse multitude : il leur a donné la confiance de parler sans crainte, parresian : et parce qu’il plaisait à Dieu que les Gentils profitassent de la prédication, tous les desseins des hommes qui lui résistaient sont demeurés inutiles; et plus les rois se sont efforcés à opprimer les fidèles, plus le nombre s'en est augmenté de jour en jour (4). »

 

1 Prov., XX, 12; Contr. Cels., lib. II, p. 105. — 2 Contr. Cels., lib. II, p. 110. — 3 Ibid., lib. IV, p. 282. — 4 Ibid.

 

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CHAPITRE XXVII.

 

Dieu fait ce qu'il veut dans les bons et dam les mauvais : beau passage d’Origène, pour montrer que Dieu tenait en bride les persécuteurs.

 

La puissance de Dieu à régir et à conduire où il veut le libre arbitre de l'homme s'est montrée si grande dans la prédication de l'Evangile, qu'elle agissait non-seulement sur les chrétiens, mais encore sur les infidèles : « Dieu, dit-il, tient en bride dans les temps qu'il faut les persécuteurs du nom chrétien : quand il veut, ils ne font mourir qu'un petit nombre de chrétiens, Dieu ne leur permettant pas d'exterminer entièrement la race fidèle. Car il fallait qu'elle subsistât et qu'elle remplît tout l'univers ; et pour donner aux fidèles plus infirmes le temps de respirer, il a dissipé tous les conseils de leurs ennemis : en sorte que ni les rois, ni les gouverneurs des provinces, ni les peuples n'ont pu s'emporter contre eux au delà de ce que Dieu leur permettait (1). » C'est pourquoi, ajoute Origène, toutes les fois que le tentateur reçoit par la permission de Dieu la puissance de nous persécuter, nous sommes persécutés, et toutes les fois que Dieu ne veut pas que nous souffrions de tels maux, par une merveille surprenante nous vivons en paix au milieu du monde ennemi, et nous mettons notre confiance en celui qui dit : « Ayez courage, j'ai vaincu le monde (2). » La suite de ce passage n'est pas moins belle; mais on ne peut pas tout rapporter, et ceci suffit pour démontrer, par un auteur qu'on accuse de trop donner au libre arbitre, que Dieu peut tout pour le contenir et qu'il opère ce qu'il lui plaît, non-seulement dans ses fidèles pour leur faire faire le bien, mais encore dans ses ennemis pour les empêcher de faire le mal qu'ils voudraient.

 

CHAPITRE XXVIII.

 

Grande puissance de la doctrine et de la grâce de Jésus-Christ, comment démontrée et expliquée par Origène.

 

Ce docte auteur nous fait voir encore la grande puissance de la

 

1 Contr. Cels., lib. III, p. 116. — 2 Ibid., 109. VIII, p. 424; Joan. XVI, 33.

 

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doctrine et de la grâce de Jésus-Christ, lorsqu'il enseigne que « la prédication prévaudra un jour sur toute la nature raisonnable, et changera l'aine en sa propre perfection ; » dont il rend cette raison : « Qu'il n'y a point dans les âmes de maladies incurables, ni aucun vice que le Verbe ne puisse guérir; car il n'y a point de malignité ni de mauvaise disposition si puissante en l'homme, que le Verbe ne soit encore plus puissant, en appliquant, à chacun selon qu'il plait à Dieu, le remède dont l'effet et le succès est d'ôter les vices (1). »

Ce qu'il y a de plus remarqua! île dans ce passage, c'est qu'il y fait mention expresse du libre arbitre de l'homme; ce qui ne sert qu'à montrer que lorsqu'il est prévenu de cette manière que Dieu sait, il n'empêche point l'effet de la grâce; et comme dit saint Augustin, que lorsque Dieu veut guérir, nul libre arbitre ne lui résiste. Origène n'en a pas dit moins ; et le principe d'où il infère cette conséquence est qu'il y a dans le Verbe une vertu médicinale infinie, « par laquelle il a guéri, dès qu'il a été dans le monde, non-seulement la lèpre vulgaire par un attouchement sensible, mais encore une autre lèpre, » c'est-à-dire celle des vices, « par un attouchement vraiment divin (2), » sans doute aussi efficace et d'un secours aussi infaillible, que celui dont il guérissait la lèpre du corps.

Il a appliqué aux hommes ce divin remède par la prédication de ses apôtres, dans laquelle il y avait une « démonstration de la vérité qui leur était divinement donnée, et qui les rendait dignes de croyance par l'esprit et par la puissance qui accompagnaient leur parole. C'est pourquoi elle courait vite et rapidement, ou plutôt le Verbe de Dieu changeait par eux plusieurs hommes, qui étaient nés dans le péché et pleins de mauvaises habitudes, que les hommes n'auraient pas changées par quelque supplice que ce fût; mais le Verbe de Dieu les a changées, les formant et les refaisant, ou les refondant selon son bon plaisir (3). » Voilà encore une fois ce qu'enseigne sur l'efficace de la grâce un homme que M. Simon oppose à saint Augustin, comme le défenseur du libre arbitre. Que ce soit lui qui parle ainsi selon son propre sentiment

 

1 Orig., lib. VIII, p. 186. — 2 Ibid., I, p. 37. — 3 Ibid., lib. III, 152.

 

 

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ou comme quelques-uns l'aiment mieux, que ce soit l'esprit de l'Eglise et de la tradition qui l'entraînent pour ainsi parler à dire des choses au-dessus de son propre esprit, la preuve de la vérité n'en est pas moins constante, et peut-être est-elle encore plus forte dans cette dernière présupposition.

 

CHAPITRE XXIX.

 

Que cette grâce reconnue par Origène est prévenante, et quel rapport elle a avec la prière.

 

Il ne reste plus qu'à démontrer que cette grâce qu'on voit déjà si efficace est encore prévenante; mais c'est de quoi Origène ne nous permet pas de douter, lorsqu'il dit « que la nature humaine n'est pas suffisante à chercher Dieu en quelque façon que ce soit, et à le nommer même, si elle n'est aidée de celui-là même qu'elle cherche (1).» Nous cherchons donc, mais inutilement, si celui que nous cherchons ne nous aide, c'est-à-dire ne nous cherche le premier; ce qui fait dire au même Origène, dans son livre de la Prière, que la grâce nous prévient, lorsqu'en .étant venu à l'explication de cette demande de l'Oraison Dominicale : « Votre volonté soit faite, en la terre comme au ciel, » il parle ainsi : « Si nous sommes encore terre à cause de nos péchés, nous prions que l'efficace de la divine volonté s'étende jusqu'à nous pour nous corriger, de même qu'elle a prévenu ceux qui avant nous ont été faits et sont ciel (par leur attachement aux choses célestes) ; que si nous avons déjà (en quelque sorte) cessé d'être terre, et que Dieu nous répute ciel, nous prions que, dans ce qui reste encore de plus mauvais, la volonté de Dieu soit accomplie dans la terre comme dans Le ciel, afin que tout ce qu'il y a de terrestre devienne ciel : en sorte que la terre ne soit plus, mais que tout soit ciel en nous (2). » On voit donc, non-seulement que la grâce fait tout en nous par son efficace, mais encore en particulier qu'elle a prévenu ceux dont les désirs sont déjà attachés au ciel, et qu'elle ne cesse d'opérer qu'ils s'y attachent encore davantage.

Cette force de la grâce prévenante paraît encore dans ce bel

 

1 Orig., lib. VII, p. 360.— 2 Explicat. Orat. Domin., n. 15, p. 85.

 

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endroit sur saint Luc : « Qui de nous n'a pas été insensé? Et maintenant par la divine miséricorde nous avons l'intelligence et désirons Dieu avec ardeur. Qui de nous n'a pas été incrédule? Et maintenant par Jésus-Christ nous avons et suivons la justice. Qui de nous n'a pas été errant et vagabond? Et maintenant par l'avènement de notre Sauveur nous sommes imperturbables et ne souffrons plus d'agitations, mais nous marchons dans la bonne voie par celui qui dit : « Je suis la voie (1). » Nous sommes donc prévenus, puisqu'on nous prend dans l'erreur et dans le péché, pour nous transférer à la grâce.

Il confirme ce qu'il avance par l'exemple des catéchumènes : « Qui, dit-il, ô catéchumènes, vous a assemblés dans l'Eglise? Qui vous a fait quitter vos maisons pour cette sainte assemblée? Nous n'avons point été vous chercher de porte en porte; mais le Père tout-puissant par sa vertu invisible a excité cette ardeur dans ceux qu'il en a crus dignes, et vous a entraînés ici comme par force, malgré les doutes qui s'élevoient dans vos esprits (2). »

Il ne faut point s'étonner de ce mot de dignes; car nous verrons, et bientôt, et par Origène même, que ceux qui sont dignes, c'est Dieu qui les a faits dignes auparavant (3), et dès ici, nous voyons que ceux qu'il suppose dignes ne l'étaient pas au commencement, puisqu'ils étaient dans l'égarement et dans l'incrédulité.

S'il y a quelque chose en nous par où nous puissions nous rendre dignes de Dieu, c'est sans doute la prière : « Mais, dit Origène, elle n'est point en nous comme de nous-mêmes; c'est le Saint-Esprit qui, voyant que nous ne savons ce que nous devons demander, commence en nous la prière que notre esprit suit : semblable à un maître qui. voulant instruire un enfant, prononce la première lettre qu'il faut répéter après lui. » Ainsi agit ce Maître céleste dans la prière : « il commence et nous suivons : il nous présente les gémissements par où nous apprenons nous-mêmes à gémir, » et il ne dédaigne pas « d'être notre guide dans le voyage (1); » c'est-à-dire, bien assurément, que c'est lui qui

 

1 Hom. VII, tom. II, p. 138. — 2 Ibid. — 3 Contr. Cels., lib. III. — 4 Ad Rom., cap. VIII, lib. VII, p. 370, 371.

 

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marche devant et qui nous conduit, ce qui est aussi ce qu'Origène avait entrepris de prouver.

Il donne tant à la prière, dans l'endroit où nous avons vu que l'Evangile prévaudra un jour par toute la terre, qu'en invitant les Romains à s'y soumettre, il les assure qu'en le faisant « ils seront victorieux par la prière, et que protégés par la puissance de Dieu, ils n'auront plus de guerre (1) : » ce qui ne se peut, sans que Dieu tourne les cœurs à la paix; d'où il prend occasion de leur adresser ces paroles : « Vous ne devez pas mépriser la milice des chrétiens qui gardant à Dieu leurs mains pures, combattent par leurs prières contre ceux qui s'opposent aux justes desseins de l'empereur et de ses soldats, afin que Dieu les détruise ; c'est pourquoi, poursuit-il, renversant par nos prières les démons qui émeuvent les guerres et excitent les violateurs des serments et les perturbateurs de la paix, nous rendons un plus grand service à l'empereur que ceux qui portent les armes sous ses ordres (2). » Par où il montre toujours que tout cède à la puissance de Dieu qu'on invoque par la prière, puisqu'elle tient en bride les démons, et empêche leurs instigations de prévaloir sur la volonté des hommes.

 

CHAPITRE XXX.

 

Prière de saint Grégoire de Nazianze, rapportée par saint Augustin : et celle de Guillaume, abbé de Saint-Arnoul de Metz.

 

La prière de saint Grégoire de Nazianze, dont je vais parler après Saint Augustin, n’est pas une prière directe; mais elle n'en l'ait pas voir pour cela moins clairement l'efficace de la prière et de la grâce. Ce grand homme parle en cette sorte aux ennemis de la Divinité du Saint Esprit :« Confessez que la Trinité est d'une seule nature, et nous prierons le Saint-Esprit qu'il vous donne de l'appeler Dieu. Il vous le donnera, j'en suis certain; celui qui vous a donné le premier, vous donnera le second (3). » S'il vous donne de le croire Dieu, il vous donnera de l'appeler tel ou, comme l'interprète

 

1 Lib. VIII, p. 424. — 2 Ibid., p. 427. — 3 August., lib. De don. persev., n. 49 ; Greg. Naz., Orat. XLIV, p. 710.

 

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saint Augustin, « s'il vous donne de le croire, il vous donnera de le confesser (1). »

Il paraît par ce passage qu'on demande à Dieu la conversion actuelle des hérétiques, et non-seulement le commencement, mais encore la perfection; d'où saint Augustin conclut que ce Père, comme les autres et comme saint Cyprien, a tout donné à la grâce. Pour montrer l'uniformité et la continuité de la doctrine, joignons à ces prières des anciens docteurs de l'Eglise orientale cette prière d'un saint abbé latin du XIe siècle : c'est le vénérable Guillaume , abbé de Saint-Arnoul de Metz, dont l'humble et savant P. Mabillon nous a rapporté dans le premier tome de ses Analectes cette oraison qu'il faisait le jour de Saint-Augustin avant la messe : « Je vous prie, Seigneur, de me donner, par les intercessions et les mérites de ce saint, ce que je ne pourrais obtenir par les miens, qui est que sur la divinité et l'humanité de Jésus-Christ, je pense ce qu'il a pensé, je sache ce qu'il a su, j'entende ce qu'il a entendu, je croie ce qu'il a cru, j'aime ce qu'il a aimé, je prêche ce qu'il a prêché. » Et un peu après : a Je vous prie, ne permettez pas que je sois saisi de frayeur au jour de ma mort, mais faites plutôt que je vive de sorte qu'il me soit utile et profitable de désirer d'être dégagé de ce corps mortel, et d'être avec Jésus-Christ. » Et enfin ; « Tout est, Seigneur, en votre puissance et personne ne peut résister à votre volonté : si vous vous résolvez de nous sauver, aussitôt nous serons délivrés (2).  » Toutes ces paroles portent et sont prononcées pour expliquer que le fruit que ce saint abbé tiroit de sa dévotion pour saint Augustin, était principalement celui de mettre, selon sa doctrine et à son exemple , toute l'espérance de son salut en cette grâce qui peut tout et donne tout. Il faudrait transcrire tous les écrits des saints, si l'on voulait rapporter toutes les prières semblables.

 

1 August., lib. De don. persev. n. 49. — 2 Mab., Anal., tom. I, p. 281.

 

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CHAPITRE XXXI.

 

Que saint Augustin prouve par la doctrine précédente que les anciens docteurs ont reconnu la prédestination : ce qu'il répond aux passages où ils l'attribuaient à la prescience.

 

Saint Augustin, qui a vu dans les anciens docteurs de l'Eglise cette doctrine sur la prévention efficace et toute-puissante de la grâce (1) dans chaque action de piété, depuis le commencement jusqu'à la fin de la vie, en a conclu que ces saints, par exemple saint Cyprien, saint Grégoire de Nazianze, saint Ambroise avoient enseigné la même doctrine que lui sur la prédestination : car encore qu'ils ne la nommassent pas dans les passages qu'il en rapportait, c'était assez dans le fond qu'ils reconnussent cette grâce qui donnait l'effet, et non-seulement le commencement, mais encore la persévérance, pour conclure qu'ils donnaient tout à la prédestination dès qu'ils donnaient tout à la grâce.

Sur ce fondement il ne s'étonna jamais de ce qu'on lui objectait des anciens. On lui disait qu'ils mettaient une prédestination fondée sur la prescience; mais il répondait que cela était très-véritable (2). Lui-même, dans cette célèbre définition de la prédestination qui n'est ignorée de personne , faisait marcher la prescience la première : « La prédestination est, disait-il, la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont certainement délivrés tous ceux qui le sont (3). » C’est donc premièrement une prescience, et c'est dans la suite la préparation d'une grâce actuellement et certainement délivrante à L'égard de tous les élus. Selon cette définition il n'excluait pas de la prédestination la prescience de nos bonnes œuvres, pourvu qu'on vît que nos bonnes œuvres étaient aussi celles de Dieu par l'effet certain de la grâce qu'il préparent pour les faire; et c'est pourquoi, en un autre endroit, il enseigne que « prédestiner , » en Dieu, « n'est autre chose que de prévoir ce qu'il veut taire » dans les hommes : ce qui emporte la prescience de leurs bonnes œuvres, mais comme enfermées dans la préparation de sa grâce, et en cette qualité œuvres de Dieu de

 

1 August., De don. persev., cap. XIX, XX. — 2 Ibid., cap. XVIII. — 3 Ibid.

 

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la façon particulière qu'on vient d'expliquer. C'est ce qu'il explique encore ailleurs plus clairement par ces mots : « En Dieu prédestiner, dit-il, n'est autre chose que d'avoir disposé ses œuvres futures dans sa prescience, qui ne peut ni se tromper, ni être changée (1). » Quand il dispose ses œuvres futures, il dispose en même temps les nôtres qui y sont comprises ; et ainsi la prescience de nos œuvres, comme opérées de Dieu même par des moyens infaillibles, fait la première partie de la prédestination.

Il prouve même par un passage de saint Paul, que la prédestination est appelée prescience (2) : « Dieu, dit l'Apôtre, n'a pas rejeté son peuple qu'il a connu dans sa prescience (3). » Saint Augustin démontre par toute la suite que ce peuple prévu de Dieu, est le peuple prédestiné qu'il a prévu qu'il formerait par l'effet certain de sa grâce ; et ce Père conclut de là « que si quelques interprètes de l'Ecriture, en parlant de la vocation des élus, l'ont appelée une prescience, ils ont entendu par là la prédestination elle-même , et ont mieux aimé se servir du terme de prescience parce qu'il était plus intelligible, et que d'ailleurs il ne répugnait pas, mais plutôt qu'il convenait parfaitement à la doctrine de la prédestination de la grâce (4). »

Voilà donc un beau dénouement de saint Augustin sur la doctrine des anciens. Un grand nombre d'eux, et Clément Alexandrin autant et plus que les autres, ont dit que « la prédestination était fondée sur la prescience (5), » et encore sur la prescience de nos bonnes œuvres futures. Si c'est une prescience de nos bonnes œuvres que nous devions faire, sans que Dieu nous y inclinât par des moyens infaillibles, ils sont contraires à saint Augustin; mais si c'est une prescience de nos bonnes œuvres comme faites par des moyens infaillibles préparés de Dieu, c'est précisément et rien plus ce que demande ce Père. Or est-il que visiblement ils entendent que nos bonnes œuvres sont prévues de Dieu comme devant être faites par des moyens infaillibles préparés de Dieu, comme il a été démontré par leurs prières et par celles de l'Eglise ; par conséquent la prescience qu'ils ont établie, loin de répugner à saint

 

1 De don. persev., cap. XVII. — 2 Ibid., cap. XVIII. — 3 Rom., XI, 2. — 4 De don. persev., cap, XVII. — 6 Lib. V Stromat., p. 470.

 

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Augustin et à la prédestination qu'il a établie, y est parlai t.'nient conforme.

 

CHAPITRE XXXII.

 

Que la coopération du libre arbitre avec la grâce, que demandent les an-riens docteurs, n'empêche pas la parfaite conformité de leur doctrine avec celle de saint Augustin.

 

On objecte qu'ils ont dit souvent, et saint Clément d'Alexandrie entre les autres (1), qu'il fallait coopérer par le libre arbitre avec cette grâce, et que comme libres nous devions être sauvés de nous-mêmes. Il est vrai, il l'a dit ainsi dans les endroits mêmes que j'ai cités, et il l'a dû dire ; et saint Augustin l'a dit aussi, lorsqu'il répète cent fois que dans les touches les plus efficaces de la grâce, c'est à notre propre volonté à consentir ou à ne consentir pas. Mais il a dit en même temps que c'est en cela que paraît la toute-puissance de la grâce, qu'elle incline le libre arbitre où il lui plait en le laissant libre arbitre ; ce qu'il prouve principalemen! par la prière, puisqu'on y demande à Dieu l'effet même du libre arbitre et son exercice comme une chose qu'il doit opérer par des moyens infaillibles. Or est-il que les autres docteurs disent précisément la même chose, et font des prières où ces moyens infaillibles de fléchir les cœurs, que saint Augustin enseignait, sont expressément contenus, puisqu'ils y sont demandés, comme on l'a vu par tous les exemples des prières tant publiques que particulières, et en dernier lieu par celles de saint Clément d'Alexandrie. Par conséquent ils sont tous d'accord avec saint Augustin, et ce Père a raison de dire que la prière les concilie tous dans une seule et même doctrine.

 

CHAPITRE XXXIII.

 

En quel sens on dit que la grâce est donnée à ceux qui en sont dignes, et qu’en cela les anciens ne disent rien autre chose que ce qu'a dit saint Augustin.

 

On objecte enfin que les anciens disent, et saint Clément d'Alexandrie comme les autres, encore dans les endroits que j'ai

 

1 Lib. VI, p. 477 ; lib. VII, p. 519.

 

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allégués, que dans la distribution de la grâce Dieu la donne à ceux « qu'il en trouve dignes » ou, ce qui est la même chose, à ceux « qu'il y trouve propres et disposés à la recevoir (1) ; » ce qui semble dire qu'elle est prévenue par les mérites des hommes, contre la doctrine expresse de saint Augustin. Mais ce Père a encore dénoué cette difficulté. L'inconvénient, dit-il, n'est pas d'assurer que Dieu donne la grâce à ceux qui en sont dignes et qui y sont propres, mais à ne savoir pas par où ils le sont (2). Dieu donne la vie éternelle à ceux qui en sont dignes : cela est certain et de la foi, car il ne la donne qu'au mérite; mais il reste à examiner qui les en fait dignes. Si vous dites que c'est une grâce si divinement préparée qu'elle les convertit actuellement, et les rend actuellement féconds en bonnes œuvres, saint Augustin est content et n'en veut pas davantage. Or est-il, encore une fois, que tous les docteurs ont reconnu cette grâce et l'ont demandée, et chacun en particulier et tous avec toute l'Eglise, comme on a vu; et saint Clément d'Alexandrie, qui vient de nous dire que Dieu accorde la grâce à ceux « qu'il y trouve propres et disposés à la recevoir (3), » nous a dit que cette bonne disposition est une des choses qu'on demande à Dieu. Origène, son disciple, a enseigné la même doctrine, lorsqu'il dit que Dieu se donne à la vérité à ceux qui « sont dignes de lui, mais en même temps aussi qu'il les en rend dignes (4). » Saint Ephrem dit. souvent que Dieu aime ceux qui en sont dignes. Nous avons vu qu'il dit aussi que c'est la grâce qui les en fait dignes. Ils ne sont pas contraires à saint Augustin, et il a dit avec eux sans difficulté que Dieu distribue sa grâce à ceux qu'il en juge dignes. « Mais il reste, dit-il, à examiner comment ils en ont été faits dignes : les uns disent que c'est par leur propre volonté, et nous disons que c'est par la grâce et la prédestination divine (5) » C'est ce qu'il dit ailleurs en d'autres termes : « La vie éternelle est une grâce (6), » cela est certain , puisque ce sont là les propres paroles de saint Paul ; mais il ne laisse pas d'être véritable que Dieu ne la donne qu'à ceux qui la méritent, c'est-à-dire en d'autres

 

1 Clem. Aelxand., Stromat., lib. VII, p. 519, 526. — 2 De prœdest. SS., cap. IX, p. 622. — 3 Clem. Alexand., ibid., p. 520 .— 4 Lib. III Contr. Cels., p. 141. — 5  De praedest. SS., cap. X. — 6 Epist., ad Sixt., jam cit.

 

 

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paroles à ceux qui en sont dignes. Mais si elle est donnée au mérite, comment donc est-elle une grâce, « sinon à cause que les mérites auxquels elle est donnée nous sont eux-mêmes donnés?» Voilà donc comment on est digne ; voilà comment on mérite d'une dignité et d'un mérite qui sont eux-mêmes donnés par celui qui donne tout.

Conformément à cette doctrine l'Eglise dans ses prières, où nous avons vu que sa foi nous est déclarée, n'hésite pas à reconnaître que nous sommes dignes de la grâce de Dieu, mais c'est en disant que lui-même nous en rend dignes : « Nous vous prions, Seigneur, que cette hostie salutaire nous fasse dignes de votre protection : » tuà nos protectione dignos efficiat. Ailleurs : « Faites-nous dignes de votre grâce, des dons célestes, de la participation de vos saints mystères, etc. Rendez-nous propres à en recevoir l'effet, » etc. Voilà ce qu'on trouve en cent endroits dans les prières de l'Eglise latine. L'Eglise grecque répond à ce sentiment: « Faites-nous dignes, dit-elle, de chanter l'hymne des séraphins, d'approcher de votre autel : faites-nous-y propres (1). » Et dans la messe de Saint-Jacques : « Faites-nous dignes du sacerdoce, faites-nous dignes de dire : « Notre Père, qui êtes dans les cieux (2), » etc. Dans celle de Saint-Marc,dans celle de Saint-Basile (3), la même chose de mot à mot ; et encore : « Rendez-nous propres au sacerdoce : rendez-moi propre à me présenter à votre autel. » Dans celle de Saint-Chrysostome (4), les mêmes paroles;  et encore : « Faites-nous dignes de vous offrir ce sacrifice :  faites-nous propres à vous invoquer en tout temps et en tout lieu ; » par où l'on demande en termes formels la grâce de prier ; et enfin : « Nous vous rendons grâces de nous avoir faits dignes d'approcher de votre autel (5). » Nous sommes donc dignes ; mais c'est Dieu qui nous le fait. Je dis plus : « Nous nous faisons digne», » mais c'est Dieu qui nous aco «de la grâce de nous faire dignes ; ce que la messe de Saint-Basile explique en cette sorte : « O Dieu qui nous avez remplis des délices (de votre table), accordez-nous que nous nous en rendions dignes (6). » Il ne faut donc plus opposer l'Eglise grecque à la latine, les Pères grecs à saint Augustin et

 

1 P. 3, 11. — 2 P. 31, 38. — 3 P. 56, 46, 47. — 4 P. 72. — 5 P. 78. — 6 P. 58.

 

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aux Latins : les deux églises sont comme deux chœurs parfaitement accordants où, en différent langage, mais avec un même esprit, on célèbre également la prévention et l'efficace de la grâce.

 

CHAPITRE XXXIV.

 

En quel sens saint Augustin a condamné la proposition de Pélage : La grâce est donnée aux dignes.

 

Il est vrai que saint Augustin blâme dans la bouche de Pélage cette façon de parler : « La grâce est donnée à ceux qui en sont dignes, » comme contraire à la prévention gratuite de la grâce ; mais cet hérésiarque avançait indistinctement la proposition « de toutes les grâces : donare Deum ei qui fuerit dignus omnes gratias : Dieu donne toutes les grâces à celui qui en est digne (1). » Ce n'était pas ainsi qu'il fallait parler. « Le mérite de la volonté précède, dit saint Augustin , quelques dons de Dieu, mais non pas tous (2). » Ainsi il fallait user de distinction, et non pas insinuer, comme Pélage, qu'on pouvait se rendre digne de toutes les grâces. Quand saint Paul dit : « J'ai bien combattu, etc.; et la couronne de justice m'est réservée, que Dieu, ce juste Juge, me rendra. » — « Sans doute, dit saint Augustin, cette couronne est donnée à un homme qui en était digne, et ne pouvait être donnée (par ce juste Juge) à quelqu'un qui ne le fût pas (3). » Et encore après : « La récompense était due à un apôtre qui en était digne (4) : » ce qu'il répète cent fois ; mais pour cela il ne s'ensuit pas que, comme disait Pélage, toutes les grâces, ou que la grâce indéfiniment et absolument ne fût donnée qu'à ceux qui en étaient dignes, puisque, « s'il y en avait qui fussent données à ceux qui en étaient dignes, comme la couronne de justice à saint Paul, la grâce lui avait été donnée auparavant, encore qu'il en fût indigne, » lui ayant été donnée pendant qu'il était encore persécuteur.

 

1 De gestis Pelag., cap. XIV, n. 33. — 2 Enchirid., n. 32. — 3 Ibid., n. 35. — 4 Ibid., n. 36.

 

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CHAPITRE XXXV.

 

En quel sens on prévient Dieu, et on en est prévenu.

 

Selon cette règle, il est constant qu'on prévient Dieu par rapport à certaines grâces; et ce n'est pas là une question, puisque même le Psalmiste a dit : « Prévenons sa face par une humble confession (1) » de nos péchés ou de ses louanges. Quand on demande, quand on frappe, quand on cherche, selon la parole de Jésus-Christ (2), afin qu'il nous soit donné, qu'il nous soit ouvert, que nous trouvions, il est sans cloute qu'on prévient Dieu ; mais il n'en est pas moins assuré qu'on en est aussi prévenu. Car premièrement, il ne faut pas croire que Dieu ne donne ses grâces qu'à ceux qui l'en prient. Il est libéral par lui-même, dit saint Clément d'Alexandrie (3), et « il prévient les prières. » Or le cas où il les prévient le plus clairement, c'est sans doute lorsqu'il les inspire. La prière est un bien de l’âme, c'est-à-dire « un de ces vrais biens » dont Dieu est l'auteur, selon ce Père, comme on a vu. « La foi même est celle qui prie, » dit-il encore; or c'est Dieu qui donne la foi, et c'est à lui qu'il nous a dit que « nous devions la demander. » Saint Augustin ne parle pas autrement. C'est Dieu, dit encore saint Clément (4), « qui envoie du ciel l'intelligence, que David aussi lui demande, en lui disant : « Je suis votre serviteur, faites que j'entende ; » d'où ce Père conclut aussi, que «l'intelligence vient de Dieu (5). » La foi en vient donc, puisque c'est de la foi que vient toute l'intelligence du chrétien. Enfin nous avons vu dans le même Père qu'on demande à Dieu la justice; or nul ne la demande ni ne la désire que celui qui en a déjà un commencement ; mais ce commencement ne lui peut venir que de celui à qui il demande le reste. Ainsi la prière est une preuve que Dieu est auteur de tout bien, et de la prière même dont aussi nous avons vu qu'on attribue à la grâce l'effet actuel.

Ainsi à divers égards nous prévenons Dieu, et nous en sommes prévenus. Selon ce que nous sentons, c'est nous qui prévenons

 

1 Psal. XCIV, 2. — 2 Matth., VII, 7.— 3 Lib. VI, p. 520, 521.— 4 Ibid., p. 465. — 5 Ibid., p. 499.

 

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Dieu : selon ce que nous enseigne la foi, Dieu nous prévient par ces occultes dispositions qu'il met dans les cœurs. C'est pourquoi les anciens, qui ont précédé saint Augustin, ont raison de dire , tantôt que Dieu nous prévient et tantôt que nous le prévenons ; et tout cela n'est autre chose que ce que le même saint Augustin a développé plus distinctement par ces paroles : « Il faut tout donner à Dieu, parce que c'est lui qui prépare la volonté pour lui donner son secours, et qui continue à l'aider encore après l'avoir préparée : et prœparat adjuvandam, et adjuvat prœparatam; car la bonne volonté de l'homme précède plusieurs dons de Dieu, mais non pas tous : et il la faut mettre elle-même parmi les dons qu'elle ne précède pas ; car nous lisons l'un et l'autre : Sa miséricorde nous prévient (1), et sa miséricorde me suit (2). Il prévient celui qui ne veut pas encore le bien, afin qu'il le veuille, et quand il le veut, Dieu le suit, afin qu'il ne le veuille pas inutilement. Car pourquoi est-ce qu'on nous avertit de prier pour nos ennemis, qui sans doute n'ont pas encore la bonne volonté ( puisqu'ils nous haïssent), si ce n'est afin que Dieu commence à l'opérer en eux? Et pourquoi nous avertit-on de demander afin de recevoir, si ce n'est afin qu'en effet Dieu nous donne ce que nous voulons, après nous avoir donné un bon vouloir ? Nous prions donc pour nos ennemis , afin que la miséricorde de Dieu les prévienne, comme elle nous a prévenus, et nous prions pour nous-mêmes, qui avons déjà été prévenus, que la miséricorde de Dieu nous suive sans nous abandonner jamais (3). »

 

CHAPITRE XXXVI.

 

Que par les solutions qu'on vient de voir, saint Augustin démontre la parfaite conformité de la doctrine des anciens avec la sienne, qui ètoit celle de l'Eglise.

 

Par ces solides dénouements de saint Augustin aux passages qu'on lui objectait des anciens Pères, il conciliait leurs sentiments avec les siens, qui étaient ceux de l'Eglise, et il faisait voir qu'ils enseignaient la prédestination comme lui (4). Saint Cyprien

 

1 Psal. LVIII, 11. — 2 Psal. XXII, 6. — 3 Enchirid., cap. XXXII. —  4 De domo persev., cap. XIX.

 

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l'enseignait, lorsqu'il disait que « Dieu donnait le commencement de la foi, qu'il donnait la persévérance, qu'il lui fallait tout donner et ne nous glorifier de rien du tout, parce que nous n'avions rien à nous (1), » à cause que tout le bien, et celui même que nous faisons, nous venait de Dieu. Saint Ambroise l'enseignait, lorsqu'il disait, « que nous n'avions pas notre cœur ni nos pensées en notre puissance (2) : que s'il voulait il ferait dévots les indévots , parce qu'il appelle qui il veut, et qu'il fait religieux qui il lui plait (3). » Le même saint Ambroise n'enseignait pas moins clairement cette vérité sur ces paroles de saint Luc : Il m'a semblé bon (d'écrire l'Evangile), lorsqu'il disait : « Ce n'était point par la volonté humaine qu'il parlait ainsi, mais comme il plaisait à Jésus-Christ, qui parlait en lui, et qui opère en nous que ce qui est bon en soi nous paroisse tel. Car il appelle ceux pour qui il est touché de compassion. Ainsi celui qui suit Jésus-Christ, lorsqu'on lui demande pourquoi il a voulu être chrétien, peut répondre (comme saint Luc) : Il m'a semblé bon; et lorsqu'il parle en cette sorte, il ne nie pas qu'il n'ait aussi semblé bon à Dieu, parce que c'est Dieu qui prépare la volonté des hommes , et que c'est une grâce de Dieu que Dieu soit honoré par un saint (4). »

Parmi les Orientaux, saint Grégoire de Nazianze enseignait encore, dit saint Augustin (5), cette même vérité de la prédestination et de la grâce, lorsqu'il demandait, ainsi que nous avons vu, pour les ennemis de la Divinité du Saint-Esprit, « qu'ils crussent et qu'ils confessassent la vérité. »

Saint Augustin démontre que ces saints docteurs enseignaient tout ce qu'il faut croire sur la prédestination, et la même chose que lui. C'est ce qu'il prouve en résumant les passages qu'on vient de voir, et en faisant le précis de cette sorte : « Tous ces grands docteurs donnant tout à Dieu, » et disant toutes les choses qu'on vient d'entendre, à savoir « que notre cœur n'est pas en notre puissance, que Dieu fait dévots et religieux qui il lui plaît, » que c’est un effet de sa grâce que nous voulions ce qu'il veut, que

 

1 De don. persev., cap. XIX. — 2 Ambr., De fug. saec., cap. I. — 3 Id.,in  Luc, cap. VII, n. 27. — 4  In Praem., August., ibid. — 5 Ibid.. Greg. Naz., Orat. XLIV, in Pent., ci-dessus, cap. XXX.

 

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nous l'honorions, que nous recevions Jésus-Christ, que nous croyions à la Trinité, et que nous confessions notre croyance ; tous ces docteurs, dit-il, ont sans doute confessé la grâce que je défends; « mais en la confessant, poursuit-il, dira-t-on qu'ils ont nié la prescience que les plus ignorants reconnaissent ? Mais s'ils connaissaient que Dieu donne la grâce et s'ils ne pouvaient pas ignorer qu'il ne l'eût prévue, et ceux à qui il l'avait destinée, sans doute ils reconnaissaient la prédestination qui a été prêchée par les apôtres, et que nous défendons avec une attention particulière contre les nouveaux hérétiques. »

Il n'y a rien de plus clair ni de plus démonstratif que cette preuve de saint Augustin ; et c'est pourquoi il conclut (1) « que c'est être trop contentieux » que de douter le moins du monde de la prédestination qu'il enseignait, c'est-à-dire d'une prédestination entièrement gratuite, selon la définition que ce Père en avait donnée. Car cette prédestination, comme on a vu, n'étant autre chose que « la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont délivrés très-assurément tous ceux qui le doivent être, » puisque déjà il est certain par la foi que cette suite des bienfaits de Dieu ne peut pas tomber sous le mérite, et qu'il ne reste autre chose que d'en reconnaitre la prescience et la préparation dans l'éternité, sur laquelle il n'y a aucune dispute, il s'ensuit que la querelle qu'on peut faire à saint Augustin n'est que chicane ; et que sur le seul fondement des prières ecclésiastiques, sans encore entamer les autres preuves, la doctrine de ce saint, qu'on vient d'exposer sur l'efficace de la grâce et la prédestination gratuite, non-seulement est incontestable en elle-même, mais encore évidemment et inévitablement établie du commun accord de l'Orient et de l'Occident, qui est ce qu'il fallait démontrer.

 

1 De don. persev., cap. XXI, n. 56.

 

 

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