Défense II - Livre XIII
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LIVRE XIII.

 

OU EST TRAITÉ CE PRINCIPE DE SAINT AUGUSTIN, QUE LA GRACE N’EST PAS DONNÉE SELON  LES MÉRITES.

 

 LIVRE XIII.

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XI.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI.

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Remarques préliminaires : le principe enseigné par saint Augustin de la grâce de prédilection et de préférence gratuite, est un peu obscurci par la doctrine de la grâce de congruité ou de convenance.

 

Pour entendre à fond la doctrine de saint Augustin, qui est en ce point celle de toute l'Eglise, il en faut venir au principe fondamental d'où dérive et où aboutit toute la théologie de ce Père, qui est que «la grâce n'est pas donnée selon les mérites, gratiam Dei non secundùm mérita nostra dari. »

Quoique la doctrine précédente soit un des fondements de la foi et qu'elle ait toujours été très-clairement soutenue par les docteurs les plus éminents de l'Ecole, il faut néanmoins avouer qu'elle y avait été un peu obscurcie dans les deux ou trois derniers siècles, et jusqu'au concile de Trente. La source de l'erreur venait de ce principe qu'on avait introduit : « Facienti quod in se est Deus non denegat gratiam : Dieu ne dénie point la grâce à celui qui fait ce qu'il peut. » Car on l'entendait assez communément non pas de celui qui fait ce qu'il peut par la grâce, ce qui, comme on a vu, est très-véritable, mais de celui qui fait ce qu'il peut, même par la nature ; et on s'était imaginé une certaine proportion de congruité ou de convenance entre l'une et l'autre, qui faisait juger convenable , congruum, que Dieu accordât sa grâce à celui qui faisait tout ce qu'il pouvait par les forces de la nature. C'est à peu près en ces termes que s'en explique Durand de Saint-Portien, élève de l'Ordre des frères prêcheurs à l'évêché de Meaux ; homme d'esprit sans difficulté, mais qui, de l'aveu commun de tous les docteurs, donnait trop au raisonnement et à la nature , comme il paraît par l'opinion sur le concours rejetée de toute l'Ecole, et qui se faisait

 

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un plaisir de contredire saint Thomas, quoiqu'il fût le docteur de son Ordre ; ce qui a beaucoup affaibli son autorité non-seulement dans sa Compagnie, mais encore dans toute l'Eglise.

Il faut pourtant avouer qu'en ce point il était d'accord avec une grande partie des scolastiques jusqu'au concile de Trente, et que même depuis ce concile il y a eu encore un faible parti qui a soutenu la maxime. Voici donc comme Molina, qui semble dans ces derniers temps en être le chef, explique la chose dans son livre de la Concorde : « Il faut, dit-il, ajouter aux deux disputes précédentes que, toutes les fois que le libre arbitre tâche par ses forces naturelles, ou qu'il est prêt à faire tout ce qu'il peut de lui-même, tant pour apprendre et embrasser ce qui regarde la foi, que pour la douleur de ses péchés et sa justification, Dieu lui confère la grâce prévenante et les secours pour faire ces choses ainsi qu'il le faut pour son salut (1). Non qu'il soit rendu digne par un tel effort de recevoir de tels secours, ou qu'il les mérite en aucune sorte, mais parce que Jésus-Christ nous a obtenu cela par ses mérites; et parce que, parmi les lois que lui et le Père éternel ont établies sur la distribution gratuite des secours et des dons que le même Jésus-Christ nous a mérités, celle-ci en a été une des plus convenables à la raison, que toutes les fois que par nos forces naturelles nous tâcherions de faire ce qui est en nous, les secours de la grâce par lesquels nous ferions ces choses comme il faut pour le salut, nous seraient présents, prœsto nobis essent, afin que par ce moyen notre salut fût toujours en notre main et qu'il ne tint qu'à nous de nous convertir à Dieu. » Ce qu'il tâche ensuite de prouver par ces paroles de saint Ambroise sur ce passage de l'Epître à Timothée : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, mais, dit-il, à condition qu'ils s'approcheront de lui, » etc.; et par celles d'Oecuménius sur le même endroit. Il allègue aussi saint Thomas, dans sa Somme aux gentils, que « Dieu, autant qu'il est en lui, est prêt à donner sa grâce à tous les hommes (2) ; » ce qu'il conclut en disant que, a comme Dieu prévoit ce que tous ceux qui écoutent l'Evangile tâcheront de faire ou de ne faire pas par leurs propres forces

 

1 Concord. lib. arb., quœst. XIV, art. XIII, disp. 11. — 2 Cap. CLIX, disp. 2, p. 52.

 

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naturelles, c'est assez pour rendre inexcusables ceux qui n'ont pas prêté leur consentement surnaturel à la foi, que Dieu soit prêt, praesto, à les prévenir au même instant qu'il prévoit qu'ils feraient effort de croire par leurs propres forces naturelles. »

Telle est la doctrine de Molina, qui en cela est abandonné par la plupart des docteurs de sa Compagnie, comme dans ce qu'il enseigne que « le libre arbitre peut, avec le concours général de Dieu, produira un consentement à la foi selon la seule substance de l'acte et purement naturel (1). »

Il ajoute « qu'après ce qu'il a dit de la production de l'acte de foi selon la substance de l'acte, il n'y a point de difficulté sur l'espérance (2). » Et conclut de même , quoiqu'avec un peu plus d'ambiguïté et par un plus long circuit, que « avec ce seul concours général, on peut produire par son libre arbitre l’attrition et la contrition selon la substance de l'acte (3). » Ce qu'il finit en répondant, autant qu'il peut, à toutes les objections qu'on oppose à cette doctrine ; en quoi il est réfuté par Vasquez, par Suarez et par les autres savants auteurs de sa Compagnie.

En tout cela, il prétend suivre le commun sentiment des scolastiques ; et encore que Suarez et Vasquez prennent soin d'en excuser la plupart, il faut avouer de bonne foi qu'il y en a quelques-uns qu'il est malaisé de défendre.

 

1 Cap. CLIX, disp. 7, p. 29, 30. — 2 Ibid., disp. 13, p. 62. — 3 Ibid., disp. 14, p. 62 et seq.

 

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CHAPITRE II.

 

La grâce de prédilection et de préférence, qu'on explique son efficacité soit par la prémotion physique, soit par la prémotion morale, soit par la science moyenne, n'est pas incompatible, comme le prétend M. Simon, avec la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver et de racheter tous les hommes.

 

M. Simon s'est imaginé qu'il détruirait cette grâce de prédilection et de préférence, que l'Ecole nomme efficace, et que saint Augustin a défendue contre les pélagiens et les semi-pélagiens tant pour commencer que pour mener à sa fin l'œuvre du salut, par la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver tout le genre humain, qu'il trouve dans les autres Pères. Où il suppose deux choses : la première, que cette grâce de prédilection est incompatible avec cette volonté générale; la seconde, que c'est aussi pour cette raison que saint Augustin, qui soutient l'une, s'est distingué de tous les Pères, ses prédécesseurs, en excluant l'autre. Mais j'oppose à cette doctrine téméraire deux faits constants : l'un que l'Ecole, loin d'opposer l'efficace de la grâce et la prédilection gratuite avec laquelle elle est donnée, à la volonté générale de sauver tous les hommes, les concilie ensemble ; l'autre, qu'elle concilie pareillement saint Augustin avec tous les autres Pères ; en sorte qu'il n'y a rien de plus contraire à l'esprit de toute l'Ecole, non plus qu'à celui de toute l'Eglise, que d'entreprendre de les commettre.

Quant au premier point où M. Simon fait marcher l'une contre l'autre, comme deux ennemies irréconciliables, la grâce efficace qui est une grâce de prédilection, et la volonté générale de sauver les hommes, il en est démenti par toute l'Ecole. Et d'abord il en peut apprendre le sentiment par ce seul passage du cardinal Duperron : « Le don de continence dont parle saint Paul, n'est pas la possibilité de se contenir, laquelle appartient à la grâce générale que les scolastiques appellent suffisante, et est commune à tous les hommes ; autrement les actes d'incontinence ne seraient point si inexcusables et ne seraient point péchés, étant commis par des personnes qui

 

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n'eussent point pouvoir de ne les commettre pas. Mais il entend par le don de continence, l'acte de se contenir, qui appartient à la grâce efficace, laquelle non-seulement fait pouvoir faire, mais aussi fait faire (1).» Où il faut faire cinq observations décisives en cette matière.

La première, que la distinction de ce savant Cardinal entre la grâce suffisante et efficace ne dépend pas seulement de l'événement, en sorte que la même grâce qui est suffisante devienne efficace par le seul consentement du libre arbitre ; mais que ces grâces sont distinguées chacune par son caractère, le propre du l'une étant qu'elle donne la simple possibilité et fasse seulement pouvoir faire; au lieu que le propre de l'autre est que non-seulement elle fasse pouvoir faire, mais aussi qu'elle fasse faire, qui est aussi, en passant, le vrai caractère que saint Augustin donne à la grâce efficace.

La seconde observation sur les paroles de ce Cardinal, est que cette dernière espèce de grâce, c'est-à-dire la grâce efficace et qui fait faire à ceux qui font constamment, n'est pas donnée à tous les hommes, puisque tous les hommes ne font pas. C'est donc mie grâce de distinction, autrement une grâce de prédilection et de préférence, laquelle aussi dans le discours du cardinal Duperron est opposée à la suffisante, en ce que la suffisante est appelée grâce générale et commune à tous les hommes : ce qu'il ne dit pas, et visiblement qu'il ne peut pas dire de l'autre.

La troisième, que cette grâce qui fait faire à ceux qui font, faisant aussi persévérer ceux qui persévèrent, sauve aussi finalement ceux qui sont sauvés. D'où s'ensuit

La quatrième observation, qu'il y a donc une grâce de distinction, qui est une suite de la volonté particulière de sanctifier et de sauver efficacement quelques hommes, très-compatible avec la grâce commune, qui vient de la volonté générale de les sauver tous.

Et la cinquième, qui est ici la plus importante, que cette distinction est attribuée en général aux scolastiques, c'est-à-dire qu'elle est reconnue pour être de toute l'Ecole, ce Cardinal ayant

 

1 Répl., liv. II, 3e observ., chap. XII, p. 688.

 

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pris en habile controversiste ce qui est commun à toute l'Ecole, qui est d'enseigner une grâce qui donne le pouvoir et une autre qui donne l'effet actuellement, sans entrer dans les moyens dont cela se fait, parce que l'Ecole se divisant en cet endroit-là, un homme qui disputait contre les ennemis de l'Eglise ne devait leur opposer que ce dont on est d'accord parmi nos docteurs. D'où il s'ensuit qu'il reconnaît la doctrine qui concilie la volonté générale de sauver les hommes, avec la grâce de distinction et de préférence, comme la doctrine commune de l'Ecole ; à quoi il faut ajouter qu'il reconnaît en particulier ce qui regarde la grâce efficace comme venant de saint Paul.

Il resterait à M. Simon de dire que ce Cardinal n'a pas su les sentiments de l'Ecole, dont il se pare en cet endroit ; mais il ne pouvait pas montrer plus clairement son ignorance. En effet il y a trois sentiments sur l'efficace de la grâce : le premier de ceux des thomistes qui la constituent dans la prémotion ou prédétermination physique ; le second de ceux qui la mettent dans mie espèce de prémotion ou détermination morale, sans y ajouter autre chose ; et le troisième de ceux qui, sans rejeter ces déterminations morales , prétendent premièrement qu'elles ne sont pas nécessaires pour l’efficace de la grâce, et secondement qu'il n'est pas possible de l'établir solidement sur une autre présupposition que celle de la science conditionnelle.

Voilà les trois explications que l'Ecole apporte de l'efficace de la grâce. Or est-il que dans toutes les trois, la grâce de distinction et de préférence est également reconnue et conciliée avec la volonté générale de sauver les hommes; la preuve en sera aisée en les parcourant.

Celle qui semble le plus opposée à la volonté générale, est celle des prédéterminants ou des thomistes, défenseurs de la prémotion ou prédétermination physique. Mais pour voir qu'elle concilie la grâce de distinction, qui selon eux est la grâce prédéterminante, avec la volonté générale de sauver les hommes et une grâce suffisante et commune à tous, il ne faut qu'entendre Alvarez, le plus zélé défenseur de cette grâce. Et sur cela voici d'abord deux conclusions de ce docteur : Première conclusion : « Si l'on parle des

 

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secours extérieurs, comme sont la rédemption de Jésus-Christ, ses sacrements, ses miracles, etc., Dieu donne à tous des secours suffisants pour le salut ; il les propose et les offre à tous autant qu'il est en lui, quoiqu'en effet quelques-uns ne les reçoivent pas (1). » Deuxième conclusion : « Dieu donne en temps et lieu un secours surnaturel intérieur et suffisant pour accomplir les préceptes de la loi naturelle, lesquels, supposé le péché originel, on ne peut accomplir par les seules forces de la nature. » Dans la troisième conclusion, où il s'agit «du secours suffisant surnaturel et intérieur pour produire les actes surnaturels, » il ajoute que « tous ceux qui viennent à l'âge de raison reçoivent médiatement ou immédiatement, en temps et lieu, un secours suffisant de cette sorte (2). » Ce qu'il prouve par deux passages de saint Thomas, d'où il conclut dans la suite que « toutes les fois qu'on est privé du secours de Dieu, c'est toujours en punition d'un péché précédent, du moins de l'originel (3). » Ces passages qu'il allègue de saint Thomas sont premièrement celui où ce saint docteur parle en ces termes : « Parce qu'il est au pouvoir du libre arbitre d'empêcher ou n'empêcher pas la réception de la grâce, on a raison d'imputer à faute l'empêchement qu'on y met : car, poursuit ce saint docteur, Dieu, autant qu'il est en lui, est disposé à donner la grâce à tous les hommes, car il veut que tous les hommes soient sauvés, comme il est dit I Tim. I, 1. Mais ceux-là seuls sont privés de la grâce, qui y mettent en eux-mêmes un empêchement : de même que lorsque le soleil illumine le monde, on impute à la faute de celui qui ferme les yeux le mal qui lui en arrive (4). » L'autre passage de saint Thomas allégué par Alvarez, est celui de son commentaire sur ces paroles de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; » où ce saint docteur établit encore la volonté générale. Alvarez infère de là une grâce suffisante préparée à tous ; et dans la réponse au premier argument il répète encore que «Dieu autant qu'il est en lui. donne à tous un secours suffisant et même efficace pour le salut et pour toute opération de piété, parce qu'il ne tient pas à lui que les hommes ne le reçoivent (5). »

 

1 Lib. XI De Auxil., disp.   CXI, n. 5. — 2 Ibid., n. 7. — 3 Ibid., disp. CXIII, n. 8. — 4 Lib. III Contra Gentes, cap  CLIX. — 5 Ibid., n. 10.

 

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Dans la personne de ce seul thomiste on entend tous les autres, qu'il rapporte aussi pour son sentiment avec saint Thomas, leur commun maître ; et on voit que, même dans la présupposition de la grâce prédéterminante, on conserve la nécessité d'admettre en Dieu et en Jésus-Christ une volonté générale de sauver les hommes, dont l'effet, selon ce docteur, est de donner à tous les adultes une grâce suffisante pour le salut.

Pour la seconde explication de l'efficace de la grâce, je nommerai M. Isambert, professeur fameux de nos jours dans la Sorbonne; et en voici la doctrine, qui n'est pas suspecte aux plus zélés défenseurs de la grâce générale (1), puisque non-seulement il n'oublie rien pour l'établir, mais encore qu'il en pousse la conséquence jusqu'à enseigner la prédestination à la gloire dépendamment de la prévision des mérites : « Dieu, dit-il, par sa science de simple intelligence, pénètre toutes les volontés des créatures possibles, ensemble tous les moyens possibles pour parvenir à quelque fin que ce soit, leur vertu et le degré de leur efficace. Tous ces moyens sont soumis à sa volonté toute-puissante ; en cette sorte il pourra prédéfinir quelque bonne action de la volonté, non en prédéterminant physiquement la volonté; mais il suffit que, parmi toutes les grâces actuelles, il donne celle qu'il sait être la plus puissante et la plus convenable à vaincre notre volonté obstinée, et que par la douceur et la suavité de cette grâce, il l'attire de telle sorte à donner son consentement, qu'encore qu'absolument parlant elle puisse le refuser, toutefois et en effet, étant attirée de cette sorte, son consentement soit inévitable, consentiat indeclinabiliter (2). »

Pour assurer la certitude infaillible de cet effet, il joint à la douceur intérieure de cette grâce une protection intérieure et extérieure, « pour fortifier la volonté dans les tentations et pour détourner les occasions du péché ; » d'où il arrive qu'encore que la volonté « puisse empêcher l'effet de la grâce, » dans le fait « elle ne l'empêche jamais. » Ce qu'il explique encore plus précisément par ces paroles : « La singulière efficace de la grâce prévenante consiste précisément et formellement dans une convenance et

 

1 Ia IIae Quaest. CXII, disp. III, art. 3, 4, 5; disp. IV, art. 3, 5, 8. — 2  Ibid., quaest. III, disp. VII, art. 10 et seq.

 

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contempération particulière, in speciali aptatione et contemperatione, avec la volonté de celui qui est appelé et avec les circonstances de sa vocation et le soin particulier d'éloigner les empêchements par la grâce de la protection extérieure de Dieu. Par laquelle convenance et contempération, quâ aptatione et contemperatione, la grâce de la vocation a la puissance de conduire invinciblement et inévitablement la volonté à donner à Dieu, qui l'appelle ainsi, le consentement qu'il lui demande (1). » Il ajoute que cette efficace consiste dans des inductions, délectations, terreurs et autres affections, suasionibus, delectationibus, terroribus vel aliis ejusmodi affectionibus; et confirme toute sa doctrine par des passages célèbres de saint Augustin, tirés des livres à Simplicien, que nous rapporterons ailleurs (2).

Par ce moyen il conclut que, pour établir la vertu toute-puissante de la grâce, on n'a besoin ni de la prédétermination physique, ni de la science moyenne ou conditionnelle, mais seulement de cette science par laquelle Dieu connaît « par une parfaite compréhension de la vertu de sa grâce, de sa propre toute-puissance, de l'efficace souveraine de sa volonté et du domaine suprême qu'il a sur toutes les volontés créées pour les tirer où il lui plaît, sans blesser leur libre arbitre, par la suavité de l'objet et par une délectation victorieuse de tous les obstacles (3). » Ce qui emporte précisément la grâce de distinction et de préférence dont il s'agit.

Un savant théologien de la Compagnie de Jésus (c'est Henriquez) avait déjà enseigné la même chose en disant que, dans un premier moment après la punition du péché d'Adam, Dieu veut sauver tous les hommes et leur prépare des moyens suffisants (4); que, dans un second moment, il laisse beaucoup d'hommes avec les secours communs de sa providence et prévoit qu'ainsi délaissés, ils se damneront ; que, dans un troisième moment, sans qu'il soit besoin de la science conditionnelle de Molina, que les Pères et les anciens théologiens ne connaissaient pas, il en prédestine quelques-uns qui périraient avec des secours communs : «Car il sait, dit-il, préparer la volonté et la munir de tant et de si puissants secours,

 

1 Ibid., disp. VIII, art. 1 . — 2 Lib. I ad Simp., quaest. II, n. 13.— 3 Ibid., disp. VIII, art. 4 ; disp. IX, art. 1, 2. — 4 Lib. De Fine hom., cap. IV, V, VI, XIII, XIV.

 

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avec un si grand concours des causes et conditions nécessaires, qu'il est infaillible à sa science que l'effet prédéfini et le libre consentement de notre volonté s'en ensuivra infailliblement (1). » Ce qu'il confirme par tous les passages de saint Augustin dans le livre à Simplicien, où il attribue l'effet certain de sa vocation « à la convenance du secours accommodé aux dispositions de la volonté. » D'où il infère que, même en présupposant que «le secours soit égal en soi, celui qui y aura coopéré aura eu moralement un secours plus grand par le concours des autres causes ou par la représentation plus énergique de l'objet à la volonté déjà préparée, ou enfin en éloignant les obstacles : en sorte que le défaut d'une cause soit suppléé par les autres, étant infaillible que toutes ne manqueront pas, selon cette parole d'Isaïe : Le Seigneur attend pour avoir pitié de nous (2). C'est-à-dire qu'il prend le temps et l'occasion convenable où il sait que l'homme excité obéira à la vocation, parce qu'il connaît le penchant de nos volontés et toutes les inclinations de cet homme, et le nombre comme la force des instigations par lesquelles il sera efficacement excité et infailliblement ému : « Car, ajoute-t-il, il n'emporte pas la volonté par un seul coup, encore qu'il le puisse ; mais il revient une fois, deux fois, sept fois en sorte que toutes ces impulsions, selon l'intention de Dieu, ne fassent moralement qu'un seul et même secours efficace qui emporte à la fin l'effet désiré (3). » D'où il conclut qu'il « n'est pas si difficile qu'il semble de concevoir cet effet, » Dieu tempérant tellement la force de son concours, que l'homme agira aussi infailliblement que librement, à cause, comme il l'a dit et qu'il le répète encore, « qu'une cause suppléera au défaut de l'autre (4).» On voit donc, en toutes manières, la volonté générale et les secours suffisants conciliés avec la grâce de distinction, et l'extrême témérité de M, Simon, qui débite comme certaine l'incompatibilité de ces deux choses.

Que s'il met sa confiance dans les défenseurs de la science moyenne, qui fait dépendre en un certain sens l'efficace du secours divin du consentement futur de la volonté, il montrera qu'il ne les

 

1 Lib. De Fine hom., cap. IV. — 2 Isa., XXX, 18. — 3 De Fine hom.. cap. XIX.— 4 Ibid., cap. VI.

 

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entend pas. et leur sentiment sera celui qui achèvera de confondre sa témérité. Car le cardinal Bellarmin, qui raisonne par mêmes principes que ces auteurs, puisqu'après avoir rejeté expressément la prédétermination physique (1), il suppose partout avec eux la doctrine qui fonde l'efficace de la grâce sur la prescience conditionnelle de Dieu (2), ne laisse pas d'établir sur ce fondement les propositions suivantes, où la grâce générale est conciliée avec la grâce de distinction et de préférence.

Cinquième proposition (car nous omettons les quatre autres qui ne font rien à notre sujet) : « Dieu donne à tous en temps et lieu un secours suffisant pour le salut. »  A cette proposition qui, comme on voit, lui est commune avec Alvarez , il en ajoute deux autres qui étendent encore plus loin la volonté générale. Sixième proposition : « Quoique le secours suffisant et nécessaire pour se relever du péché ne manque à personne en temps et lieu, il n'est pas toutefois présent à chaque moment (3). » Septième proposition : « Il est donné à tous et en tout temps par la divine bonté un secours suffisant, médiat ou immédiat, pour éviter le péché. » Quoique ce savant Cardinal établisse de cette sorte et la volonté générale, et le secours suffisant donné à tous de la manière la plus étendue, loin de croire que cette doctrine soit un obstacle à la préférence gratuite envers les élus, il établit comme de foi sa huitième proposition en ces termes : « Quoique la grâce suffisante soit donnée à tous, toutefois on ne peut apporter de notre côté aucune raison de la prédestination (4). » Ce qu'il explique en présupposant la définition de la prédestination de saint Augustin que nous avons souvent rapportée, que « la prédestination est la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont certainement délivrés tous ceux qui le sont. » A quoi il ajoute une autre définition « plus ample et plus pleine, » dit-il, qu'il tire de la doctrine du même saint : « La prédestination est la providence de Dieu, par laquelle certains hommes miséricordieusement tirés de la masse de perdition, sont conduits par des moyens infaillibles à la vie éternelle. » Ces certains hommes ainsi tirés de la masse de

 

1 Lib. I De Gratiâ et liber. arb., cap. III.— 2 Ibid., lib. IV, cap. XV, XVI.— 3 Ibid., Cap. VI. — 4 Ibid., cap. IX.

 

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corruption et conduits par des moyens infaillibles à la vie éternelle, ne sont autres que tous les élus, tant parmi les anges que parmi les hommes (1) ; et il établit cette doctrine par les Ecritures et par la tradition constante de toute l'Eglise (2). D'où il conclut, comme on a vu plusieurs fois, que « ce n'est pas une opinion seulement de quelques docteurs, mais la foi de l'Eglise catholique ; » ce qu'il promet de « démontrer encore plus évidemment » dans les chapitres suivants, où il en donne plusieurs raisons déduites des Ecritures ; et pousse la chose jusqu'à assurer que non-seulement l'élection à la grâce efficace, mais encore l'élection à la gloire est purement gratuite (3) et indépendante de toute prévision des mérites (4), sur ce fondement des thomistes que « les moyens ne pouvant être désirés que pour la fin, Dieu n'a pu vouloir donner aux hommes des moyens infaillibles pour leur salut sans avoir voulu auparavant leur donner le salut même (5). » Raison qu'il étend aussi à la prédestination gratuite des saints anges, comme on le peut voir très-clairement expliqué dans un chapitre exprès (6).

Sur la présupposition des mêmes principes, mais plus amplement déduits, Suarez, qui ne reconnaît aucun décret ni aucune action de Dieu sur le libre arbitre que dépendamment du consentement futur prévu sous condition par la science moyenne ou conditionnelle, quoique, selon cette doctrine, on pourrait penser que le discernement des élus d'avec les autres viendrait de là, il établit sur cette science ses prédéfinitions absolues, c'est-à-dire, ainsi qu'il les définit, « des décrets antécédents à la prescience des actes futurs par lesquels, avant que Dieu ait prévu que Pierre aura un acte de contrition, il décerne absolument qu'il l'aura, et pour cela il ordonne les moyens par où il arrive qu'il le fasse (7). »

Il entreprend donc de prouver qu'il serait indigne de Dieu et contraire à l'Ecriture et à saint Augustin, de rejeter de telles prédéfinitions (8), et qu'elles s'accordent parfaitement avec le libre arbitre ; et en dernier lieu que le décret de donner la gloire éternelle, qui est la fin que Dieu se propose lorsqu'il donne les grâces

 

1 De Gratiâ et liber. arb., cap. XVII. — 2 Ibid., cap. XI.— 3 Ibid., cap XV. — 4 Ibid., cap XVII.— 5 Ibid., cap. XV. — 6 Ibid., cap. XVII. — 7 Opusc. lib. 1 De Conc. et effic., cap. XVI, n. 2, p. 50. — 8 Ibid., n. 5 et seq.

 

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efficaces, est antécédent au décret de les donner et à toute prévision de nos mérites (1). Ce qu'il prouve, dans cet opuscule, par tous les moyens par lesquels on peut prouver une proposition théologique , ainsi qu'il a fait encore plus amplement dans la première partie et en traitant des attributs.

Tout cela donc a sa source, selon lui, dans « un amour particulier, dans un décret spécial de Dieu (2), dans une bienveillance particulière, selon son éternelle et spéciale volonté (3), » qui est selon lui la volonté de donner la gloire, dans laquelle sont renfermés tous les moyens par où l'on arrive infailliblement à cette fin. D'où il s'ensuit qu'il n'y aurait point d'illusion pareille à celle de faire détruire aux défenseurs de la science moyenne la grâce de distinction et de préférence, puisqu'on la voit poussée dans leurs écrits jusqu'aux conséquences où elle paraît davantage.

Et il est aisé de l'entendre, puisque, bien loin d'employer leur science conditionnelle contre la prédestination et l'efficace de la grâce, ils ne la produisent au contraire que dans le dessein de les affermir par des principes plus sûrs que ne font les autres docteurs : ce qu'ils prouvent en particulier, en attaquant ceux qui attribuent l'efficace de la grâce à ces déterminations morales qu'on vient de voir dans Henriquez et dans Isambert. Car, encore que les défenseurs de la science moyenne rejettent ces sortes de persuasions et déterminations morales, comme on le peut voir dans Suarez (4), ils prétendent néanmoins qu'en demeurant là, elles ne peuvent, donner à la grâce toute l'infaillibilité et toute la certitude qu'elle doit avoir, puisqu'elles ne peuvent lui donner qu'une infaillibilité et une certitude morale. Or est-il, dit Suarez, qu'une certitude de cette nature ne suffit pas pour Dieu, dont les décrets doivent être fondés sur une certitude exacte, absolue, et, comme il parle, métaphysique (5) : « en sorte, dit-il, que son jugement soit non-seulement véritable, mais encore tel qu'il implique contradiction qu'il ne le soit pas. » Et c'est, poursuit-il, ce qui ne se peut que par la science conditionnelle : car vous avez beau donner à la grâce et à

 

1 Opusc. lib. III De Conc et effic., cap. XVI, n. 13 et seq. — 2 Ibid., cap. XV, n. 17. — 3 Ibid. cap. XVI, n. 12. — 4 Eod opusc., lib. III, cap. X. — 5 Ibid., n. 5 et seq.

 

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ses douces persuasions tout l'attrait possible, quelque puissante et quelque victorieuse que vous la fassiez, « le libre arbitre, dit Suarez, le libre arbitre la pourra toujours rejeter, et la grâce par conséquent ne pourra jamais parvenir à une entière infaillibilité, ni à la certitude qu'il lui faut. » Mais si vous présupposez que par la hauteur de sa profonde « sagesse » et, comme parle Molina, par la « pleine compréhension (1) » de ce qui résulterait de bien ou de mal du libre arbitre de l'homme, dans quelqu'ordre de choses où Dieu le mettrait, et quelles que fussent les circonstances où il lui pourrait donner sa grâce, il connaît parfaitement le succès bon ou mauvais de tous les moyens qu'il peut mettre en usage pour le convertir; il n'aura qu'à faire le choix de ceux que sa prescience, qui ne se trompe jamais, lui montrera devoir être très-certainement suivis du libre consentement, et par là il parviendra infailliblement et avec une certitude absolue et métaphysique à s'assurer tout le bon effet qu'il lui plaira d'en tirer. Or est-il qu'il ne peut savoir ce bon ou mauvais succès de la grâce, dans quelque ordre de cause où il mette l'homme et quelles que soient les circonstances où il daignera l'appeler à lui, que par la science moyenne et conditionnelle, puisque c'est là sa définition et son effet. C'est donc par cette science, et non autrement, qu'il pourra enfin parvenir à la certitude absolue et métaphysique, sur laquelle seule il peut fonder l'immobilité de ses conseils sur la préférence qu'il veut donner à ses élus.

Tous ceux qui ont lu les savants auteurs jésuites qui ont écrit sur cette matière, savent que c'est là bien constamment leur doctrine ; et c'est en cela qu'ils mettent la convenance, la proportion, la congruité et la contempération de la grâce qui, selon saint Augustin en tant d'endroits, en fait l'efficace; en sorte que, qui a la grâce avec cette contempération, fait toujours le bien ; et qui ne l'a pas, ce qui dépend absolument et uniquement de Dieu, ne le fait jamais.

Je n'ai pas besoin d'examiner le fort ou le faible de cette doctrine, ni en quoi elle est conforme ou contraire à saint Augustin ;

 

1 Pag. 329, 331, 455, etc.

 

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et ici il me suffit d'avoir démontré qu'elle est posée pour établir invinciblement la grâce de distinction et de préférence. Ce que Molina confirme en disant qu'il « n'y a point et n'y peut avoir aucune raison du côté de l'homme pourquoi Dieu choisisse cet ordre des choses et ces secours, par où il connaît qu'un sera sauvé plutôt que les autres (1) ; » et que la « seule raison que l'on en peut rendre est la liberté de Dieu, par laquelle il distribue ses dons de cette façon plutôt que d'une autre, ainsi qu'il lui plaît (2). » D'où il résulte que, finalement, c'est à elle que se réduit le salut de l'homme et la préférence des élus.

Selon le même principe, Vasquez décide qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de « faire la grâce congrue ou non congrue (3) » c'est-à-dire proportionnée ou non proportionnée, convenable ou non convenable ; ni d'avoir « cette vocation qui doit avoir son effet,» c'est-à-dire une vocation, parce que visiblement, selon ces principes, cela dépend d'une plus haute disposition de la volonté de Dieu.

On voit par là combien inutile est la matière que nous traitons, la question de la prédestination à la gloire avant ou après la prévision des mérites. On peut prendre sur ce sujet le parti qu'on voudra dans la présupposition de la science moyenne, comme dans les autres opinions de l'Ecole. En effet, en la supposant, Bellarmin et Suarez ont pris le parti de mettre cette prédestination (j'entends toujours celle qui est à la gloire) avant la prévision des mérites; Molina (4) et Vasquez, avec beaucoup d'autres, ont pris celui de la mettre après ; et Grégoire de Valence (5), qui ne cède en rien à aucun de sa Compagnie, l'a mise devant et après à divers égards. Ils ont tous leurs raisons : les premiers, en regardant la gloire éternelle comme la fin, ont cru qu'elle devait être ordonnée avant les mérites, qui sont le moyen pour y parvenir ; les seconds, en considérant la gloire comme récompense, ont jugé qu'elle devait présupposer les mérites comme le sujet naturel sur lequel elle agit; et Grégoire de Valence, en reconnaissant dans la gloire ces

 

1 Pag. 490. — 2 Pag. 481, 331, 465, 460. — 3 Ia PARS, disp. XCVIII, cap. VIII, p. 482. — 4 Mol., De Conc., quœst. XXIII, art. 4 et 5, disp. I, memb. 9; Conc. 9, p. 475 et alibi. —  5 Greg. Val, Disp. 1, qu. XXIII de praed., punc. 4, p. 395.

 

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deux qualités d'être la fin que Dieu se propose et la récompense qu'il veut donner à ses élus, a jugé qu'elle pouvait à divers égards être ordonnée devant ou après, devant comme fin et après comme récompense (1). Mais de quelque sorte que cela se prenne, la grâce de préférence est en sûreté, et l'ouvrage du salut en revient toujours à une gratuite prédilection, qui est tout le but de saint Augustin.

 

CHAPITRE III.

 

La prédestination ne détruit pas la grâce de prédilection et de préférence gratuite, parce qu'elle ne suppose aucune cause du côté de l'homme.

 

En effet, en toute présupposition, et dans celle de la science moyenne comme dans les autres, on pose également pour fondement la définition de la prédestination donnée par ce saint docteur, qui est « d'être la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont certainement délivrés tous ceux qui le sont. » Car, encore que pour un plus grand éclaircissement, les uns y ajoutent un mot, les autres un autre, le fond subsiste toujours. Molina (2), Vasquez, Suarez, Grégoire de Valence et tous les autres agissent sur ce principe, et supposent pour les élus une certaine préparation de bienfaits qui ne sont pas pour les autres.

Il est vrai qu'en même temps ils présupposent des grâces offertes ou données à tous, et quelquefois même aux réprouvés, aussi grandes ou plus grandes qu'aux élus; mais on les entendrait mal, si pour cela on leur imputait l'erreur de nier la préférence. Car ils présupposent toujours que si la grâce, « dans sa nature, dans sa qualité, » comme ils parlent, ou « dans son entité, » peut être plus grande dans les réprouvés, en qualité de don ou de bienfait elle est toujours plus grande et plus abondante dans les élus.

Il ne leur est pas malaisé d'expliquer cette distinction par ce principe : La grandeur du bienfait se mesure par les circonstances. « Un morceau de pain, c'est la comparaison de Vasquez, donné à un affamé est une plus grande grâce, une plus grande miséricorde,

 

1 Loc. cit., p. 395. — 2 Mol., p. 387.

 

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un plus grand don, un plus grand bienfait que de l’or en abondance dans un autre état (1). » A plus forte raison, disent-ils, la grâce donnée dans des circonstances où Dieu sait qu'on y prêtera son consentement, est un plus grand bienfait et un plus grand don que la même grâce ou une plus grande, où l'on ne voit pas le même succès.

Cette distinction de la grâce regardée dans sa qualité, dans son entité physique et en elle-même, ou regardée en qualité de don, de « bienfait » et selon « son être moral, à raison des occasions, des commodités et des autres circonstances où elle est donnée, » est commune à tous les auteurs dont nous parlons, qui aussi concluent tous avec Suarez que nul n'est converti, nul ne persévère, nul n'est sauvé que par un bienfait spécial (2), parce qu'encore que « le secours ne soit pas plus grand en soi, » ils présupposent du côté de Dieu « un plus grand bienfait et une plus grande bienveillance : à cause, dit-il ailleurs, qu'il vaut mieux à l'homme d'être appelé faiblement lorsqu'il doit répondre à la vocation, que d'être appelé fortement lorsqu'il n'y doit pas consentir (3). »

Et afin de voir une fois certainement et à fond, selon ces docteurs, jusqu'à quel point le discernement des élus d'avec les autres se réduit à leur libre arbitre, voici en peu de paroles toute leur doctrine : que Dieu voit que le libre arbitre doit consentir à la grâce dans cet ordre de choses, dans ce temps, dans ces circonstances plutôt que dans d'autres, et ainsi du reste. Si Dieu choisit ce temps, cette occasion, cet ordre et ces circonstances plutôt que les autres, cela se voit dans la prescience conditionnée par rapport au libre consentement futur sous telle ou telle condition. Mais que Dieu choisisse actuellement ce temps, cette occasion, cette circonstance favorable plutôt qu'une autre, Molina nous a déjà dit qu'on n'en peut rendre d'autre raison que la souveraine et parfaite liberté de Dieu, parce que c'est à elle seule et « non à aucune cause du prédestiné, qu'on doit rattacher l'effet entier de la prédestination, dans lequel il faut comprendre non-seulement tous les effets surnaturels de l'ordre de la grâce, à commencer par la première

 

1 Vasq., Ia PARS, disp. XCVIII, cap. VI, p. 479. — 2 Opusc. Lib. III De Amor. Div. er., cap. XXI, p. 181, 184. — 3 Ibid., cap. XIV, n. 9, p. 43.

 

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vocation intérieure à la foi jusqu'à ce qu'on arrive au ciel ; mais encore tous les autres moyens, de quelque nature qu'ils soient, comme d'être né en tel et tel temps, de tels parents plutôt que d'autres, avec telle complexion, et ainsi du reste. En un mot, d'être placé dans tel ordre de choses et de circonstances dans lequel Dieu prévoyait qu'on se sauverait librement, plutôt que dans une infinité d'autres que Dieu pouvait créer et où il aurait prévu un succès contraire : « Tout cela, dit-il, n'a point de cause du côté du prédestiné (1), » et par conséquent, comme il nous l'a déjà dit, la cause en est dans la seule volonté de Dieu.

Par cette même raison, Vasquez nous a dit aussi que « celui qui répond à l'inspiration de Dieu, ayant toujours une vocation convenable et proportionnée, congruam vocationem, parce qu'elle lui est offerte dans le temps et à la manière que Dieu sait qu'elle aura son effet, il s'ensuit que quiconque répond à la vocation a été prévenu d'une plus grande grâce, d'une plus grande miséricorde, d'un plus grand don, d'un plus grand bienfait qu'un autre qui n'y répond pas, ou que lui-même lorsqu'il refuse son consentement (2). »

Et c'est pourquoi la dispute entre cet auteur et les autres ne consiste en aucune sorte sur la préférence gratuite, dont tout le monde est si bien d'accord que Grégoire de Valence, entrant dans la question de la prédestination et voulant d'abord, par une excellente méthode, démêler ce qui est certain d'avec ce qui ne l'est pas, réduit ce qui est certain et « sans aucune contestation » parmi les théologiens sur les actes que Dieu exerce envers le prédestiné à ces trois actes : « Le premier est la prescience des moyens surnaturels, par lesquels il voit que Pierre obtiendra la béatitude éternelle : par lequel acte de prescience, en tant qu'il est non spéculatif, mais pratique, le prédestiné est dirigé et ordonné à cette fin par de tels moyens. Le second acte est celui de dilection et d'amour, par lequel il veut absolument au prédestiné ce bien de la béatitude et les moyens pour y parvenir; et de là il l'aime, selon ce que dit saint Paul, que par sa grande chanté Dieu nous a aimés, etc. Le

 

1 Pag. 458. — 2 Ia PARS, disp. XCVIII, cap. VI, p. 479.

 

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troisième est celui d'élection ou de choix, en tant qu'il veut tellement tous ces biens (à savoir la béatitude et les moyens pour v parvenir), qu'il ne les veut pas à certains autres (1), » c'est-à-dire bien constamment aux réprouvés. Toutes choses qui présupposent dans tous les élus mie grâce de distinction et de préférence, et en Dieu de toute éternité une bonté et une bienveillance particulière envers eux.

De là est née l'opposition de ce docteur à la doctrine de Catharin, ce dominicain qui se rendit si fameux au siècle passé par la singularité de son opinion. « Son sentiment, dit Molina, est celui-ci : Après avoir présupposé que Dieu veut sauver tous les hommes et leur donner les moyens nécessaires pour cette fin, en sorte que c'est leur faute s'ils n'y arrivent pas, il ajoute que, selon les saintes Ecritures, les prédestinés sont seulement ceux que Dieu choisit en très-petit nombre (comme serait par exemple la Sainte Vierge, saint Jean-Baptiste, un saint Paul, et quelques autres de cette sorte), pour les sauver par des moyens assurés, et que c'est le premier ordre de ceux qui sont sauvés; mais qu'il y en joint un autre qu'il appelle l'ordre des non prédestinés, à qui Dieu accorde non point ces moyens assurés, mais les moyens nécessaires pour être sauvés, parmi lesquels il comprend le reste des hommes, soit qu'ils se sauvent, soit qu'ils se damnent. D'où il conclut que le nombre des saints, quoique certain dans la prescience de Dieu, ne l'est point dans sa providence, qui ne leur a rien préparé de particulier pour les conduire au salut (2). »

Cette doctrine de Catharin, si clairement exposée par Molina, lui déplaît extrêmement et au dernier point, vehementissimè, par plusieurs raisons, et entre autres par celle-ci : « Que Dieu a prévu de toute éternité que, s'il voulait conférer à quelque homme que ce fût les moyens par lesquels il doit enfin être heureux, bien certainement il le serait; d'où il s'ensuit que la volonté de conférer de tels moyens à tous ceux qui sont sauvés étant éternelle en Dieu, et la prédestination n'étant autre chose que la volonté de conférer ces moyens, comme il paraît par la définition de la prédestination,

 

1 Ia PARS, disp. I qu. XXIII de prœd., punc. 2. p. 388. — 2 Mol., Quœst. XXIII, disp. I, art. 4, 5, memb. 3, p. 406.

 

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tous ceux qui obtiennent la vie éternelle y sont prédestinés de toute éternité (1). »

De là il infère que le nombre de ceux qui sont sauvés est certain, non-seulement dans la prescience, mais encore dans la providence de Dieu et dans ses desseins éternels, parce qu'il n'y en a aucuns « qui n'aient reçu par la divine prédestination les moyens certains, » comme on vient de voir, « par lesquels ils devaient parvenir à être conformes à Jésus-Christ (2). »

M. Simon, qui paraît surpris que le cardinal Bellarmin ait pris le parti de Scot contre Catharin, ne savait pas que les autres sa-vans jésuites n'ont pas moins improuvé que lui ce nouveau dogme, de mettre parmi les hommes plus que ces deux ordres si clairement établis dans l'Ecriture, celui des prédestinés et celui des réprouvés, et Grégoire de Valence le qualifie d'erroné ou de nouveau dogme, novum dogma (3).

Il décide en même temps que la raison pour laquelle on est dans l'un de ces ordres plutôt que dans l'autre, se réduit finalement à la volonté de Dieu, et qu'il n'en faut point chercher d'autre : ce qu'il établit par saint Paul qui, dit-il, « a démontré dans l’Epitre aux Romains, qu'on ne peut donner de raison pourquoi les moyens efficaces sont préparés à un homme plutôt qu'à un autre (4). » Et il s'appuie de saint Augustin, qui parle ainsi : « Pourquoi Dieu tire l'un et non pas l'autre ? N'entreprenez pas d'en juger, si vous ne voulez pas tomber dans l'erreur (5). » C'est aussi précisément dans ce point de la préférence qu'il met le mystère de la prédestination : « Il y a, dit-il, une raison pourquoi un tel est puni ; mais pourquoi la grâce par laquelle on vient à l'effet est donnée à l'un plutôt qu'à l'antre, il n'y en a point. » Et il faut soigneusement remarquer que ce docteur et les autres qu'on vient de nommer, s'étudient partout à prouver ce dogme de la préférence gratuite principalement par saint Augustin, qui, en effet, est celui de tous les docteurs qui l'a le mieux établi.

Ce qui pourrait donner heu à quelque doute sur ce dernier point, c'est l'endroit de Molina où il présuppose que « son moyen pour

 

1 Mol., ibid., p. 409. — 2 Ibid., p. 546. — 3 Quœst. XXIII, punc. 6, p. 154. — 4 Punc. 5 p. 446. — 5 Trac. XXVI in Joan.

 

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concilier la liberté avec la prédestination et tous les Pères entre eux, » n'a été proposé par personne, que je sache, avant lui, et ne doute pas que s'il avait été connu par saint Augustin et les autres Pères, ils ne l'eussent unanimement embrassé (1). Il ose même présumer que « peut-être il n'y aurait eu ni pélagiens, ni luthériens : » ce qui semblerait présupposer qu'il ne s'est guère appuyé sur saint Augustin, qui, selon lui, n'a point connu cette méthode. Suarez ne parle pas si hardiment; et toutefois il avoue que la cause « pour laquelle la vocation tire l'homme infailliblement, n'a jamais été assez expliquée par saint Augustin, parce que c'est une chose très-haute et très-éloignée des sens (2). » Mais c'est autre chose de dire qu'il ne faille point reconnaître, après saint Augustin, cette grâce qui emporte la prédilection et la préférence, autre chose de dire que ce Père n'ait pas trouvé à propos d'entrer dans l'explication du comment, à cause de la hauteur d'une discussion si difficile. C'est visiblement sur ce dernier point que Suarez a voulu dire que saint Augustin ne s'était jamais expliqué à fond. Car encore que cet auteur ait rapporté à son sentiment tous les passages de ce Père sur la congruité de la grâce, il a bien senti qu'ils n'avaient pas tout le rapport qu'on aurait pu souhaiter avec la science moyenne, sur laquelle seule et Molina et Suarez croyaient pouvoir établir la grâce de préférence : de sorte que la question où ils présupposent que saint Augustin n'est pas entré, est celle de la méthode, et non pas celle du fond que celle de la méthode présuppose comme décidée par saint Augustin, étant inutile de chercher comment une chose est, s'il ne passe pour tout résolu qu'elle est.

Je laisse là les réflexions de ceux qui trouvent étrange que ces docteurs aient voulu pénétrer plus avant que saint Augustin n'a cru qu'on le pût ni qu'on le dût faire, et je m'attache précisément à la preuve que j'ai entreprise de la certitude absolue de la grâce. de distinction et de préférence, dans le sentiment de ceux qui n'y laissent rien de douteux qu'une méthode pour la mieux entendre. Et, quoi qu'il en soit, il est certain, non-seulement par tous les

 

1 Punc. 489, 491, 492. — 2 Lib. III De Div. mot., cap. III, n. 6, p. 142.

 

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passages ou nous avons vu que les théologiens dont nous parlons, ont préféré en cette matière la doctrine et l'autorité de saint Augustin à celle des autres Pères, mais encore par cinq cents autres sans exagérer, où ils présupposent dans le fond sa doctrine comme incontestable, que les disputes ne roulent pas sur la préférence gratuite que saint Augustin a établie pour les élus, mais sur des précisions (peut-être peu nécessaires) qui ne touchent point au fond.

 

CHAPITRE IV.

 

Continuation du précèdent : les Jésuites enseignent le principe de saint Augustin, que la prédestination ne se fonde pas sur les mérites de l'homme.

 

Et afin qu'on ne pense pas que le sentiment de ces savants jésuites soit particulier, j'ajouterai un décret de toute leur Compagnie dans l'ordonnance du général Aquaviva, du Choix des opinions, couché en ces termes : « Il a aussi été défini qu'il n'y avait aucune raison ni aucune condition de la prédestination de notre part (1). » Il n'est pas permis de dire qu'elle puisse être précédée du côté de l'homme, il ne dit pas seulement d'aucune raison, mais d'aucune condition par laquelle nous ayons été prédestinés ; tout le discernement vient donc de Dieu, de sa souveraine liberté et de sa bonté gratuite. Et il faut soigneusement remarquer qu'on ne se contente pas de reconnaître comme de foi qu'il n'y a de notre côté aucune raison de la prédestination : car, pour éluder la doctrine de saint Augustin, qui n'en souffrait point par une fausse subtilité, quelques docteurs avoient changé les raisons en conditions, et croyaient avoir satisfait aux décisions de l'Eglise par un vain changement de termes. Mais cet habile et savant général, avec les plus savants hommes de la Compagnie, pour prévenir cette chicane, a exclu les conditions aussi bien que les raisons qu'on pourrait chercher à la prédestination, parce que ces conditions, dans le fond, n'étaient autre chose que des raisons palliées pour s'attribuer

 

1 De Delect. opin., p. 37.

 

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à soi-même son salut et faire enfin retomber, contre l'intention de l'Eglise, sur le libre arbitre de l'homme la suite des causes et l'ordre des moyens infaillibles par lesquels, selon la doctrine inviolable de saint Augustin, sont délivrés tous ceux qui le sont.

Et comme il y en avait qui n'entendaient pas ou faisaient semblant de ne pas entendre combien cette doctrine de saint Augustin qui, comme on a vu, est le fondement de l'humilité, de la confiance et delà prière, est nécessaire à la piété, le P. Aquaviva leur ferme la bouche par l'autorité de saint Augustin et des papes, en disant dans son décret : « On dira peut-être que cette doctrine (de la prédestination, sans qu'il y en ait aucune raison ni condition de la part de l'homme n'appartient pas beaucoup à la piété ; mais la doctrine de saint Augustin n'est pas seulement reçue communément dans l'Ecole, mais encore par les Pères de l'Eglise (par saint Prosper, par saint Fulgence, par les Pères du concile de Sardaigne, par les autres ) qui prennent soin de la prouver par les Ecritures et par les décrets des papes, à savoir Zozime, Sixte, Célestin, Léon, Gélase, qui ont toujours improuvé les marseillais, Cassien, Fauste et les autres adversaires de cette prédestination (1). » Si cette doctrine n'appartenait pas à la piété, ni saint Augustin ne l'aurait avancée avec tant de force, ni ces papes ne l'auraient soutenue avec tant d'autorité, ni ils n'en auraient improuvé les adversaires avec tant de zèle ; de sorte qu'on la doit tenir pour inviolable, et non-seulement dans l'Ecole, mais encore dans toute l'Eglise.

Ce décret du P. Aquaviva est de l'an 1584 : il est appuyé de tous ceux où les congrégations générales ont choisi saint Thomas comme le propre et particulier docteur de la Compagnie. La doctrine de saint Thomas a été louée et recommandée par les papes à cause, entre autres choses, que ce saint docteur s'est attaché plus que tous les autres à suivre saint Augustin : nous en avons vu les passages, de tous les savants demeurent d'accord que saint Thomas, dans le fond, n'est autre chose que saint Augustin réduit à la méthode scolastique ; de sorte que le choisir pour docteur, c'est choisir saint Augustin pour guide. Or, c'est ce qui est inculqué

 

1 Ubi supra.

 

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partout aux professeurs en théologie, dans le livre intitulé : Ratio atque institutio studiorum societatis Jesu (1) : « Que le Provincial se souvienne qu'il ne faut élever aux chaires de théologie que ceux qui sont affectionnés à saint Thomas; et ceux qui sont éloignés de ce saint docteur, qui ab eo alieni, ou qui sont peu attachés à l'étudier, ejus parùm studiosi, doivent être privés de leur chaire, à docendi munere repellantur (2). Un peu après : « Que le préfet des études se rende familier ce livre, de Ratione studiorum, et qu'il en fasse soigneusement observer les règles par les professeurs et les écoliers, principalement celles qui leur sont prescrites touchant la doctrine de saint Thomas (3), » qui sont celles qu'on vient d'entendre. Un peu après, dans la règle des professeurs en théologie : « Qu'ils suivent en toutes manières la doctrine de saint Thomas dans la théologie scolastique ; qu'ils le regardent comme leur propre docteur, ut proprium doctorem ; et qu'ils n'oublient rien pour faire que leurs écoliers soient très-affectionnés à ce saint docteur, ponantque in eo omnem operam ut auditores erga illum quàm optimè afficiantur. »

Il est vrai qu'ils y apportent une restriction : « Il ne faut pas qu'ils soient tellement astreints à saint Thomas, qu'il ne leur soit jamais permis de s'en éloigner en quoi que ce soit, puisque les thomistes mêmes s'en éloignent quelquefois (4). » Mais de peur qu'on n'abusât de cette restriction, on spécifie incontinent après les cas où il est permis de ne le pas suivre. « Ainsi, poursuit ce décret, sur la Conception de la Sainte Vierge et sur la solennité des vœux on pourra suivre l'opinion qui est la plus commune en ce temps parmi les théologiens ; et aussi dans les questions de pure philosophie ou dans celles qui regardent les Ecritures et les canons, on pourra suivre ceux qui auront traité plus expressément ces matières : de même, si la doctrine de saint Thomas n'est pas bien claire, ou s'il y a des questions qu'il n'ait pas touchées ou qu'il n'ait pas traitées expressément. » Voilà les cas où il est permis de ne pas suivre saint Thomas, c'est-à-dire dans les endroits qui ne regardent pas le corps et la suite des principes théologiques : ce qui n'empêchait

 

1 Antuerp, 1635, p. 8. — 2 P — 3 P. 48. — 4 Ibid.

 

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nullement que dans les grands articles de la doctrine sacrée, parmi lesquels bien constamment il faut mettre dans les premiers rangs la doctrine de saint Augustin sur la prédestination et la grâce, on ne se fit une règle de la doctrine de saint Thomas. C'est pourquoi il est encore réglé qu'il « est permis dans les actes de théologie de s'écarter du sentiment de son professeur et de suivre les siens propres, pourvu qu'ils ne soient contraires en aucune sorte à la doctrine de saint Thomas, conformément au décret de la cinquième congrégation (1). »

Il faut donc encore rapporter ici le décret de cette congrégation, et le voici dans l'article XII : « La congrégation a statué d'un consentement unanime, premièrement que la doctrine de saint Thomas sera suivie par nos professeurs comme la plus solide, la plus sure, la plus approuvée et la plus conforme à nos constitutions (2). » Dans la suite, en donnant des règles pour les opinions, la première est : « Que dans la théologie scolastique, nos docteurs suivent la doctrine de saint Thomas, et qu'on ne reçoive personne aux chaires de théologie qui n'y soit bien affectionné ; mais que ceux qui sont peu affectionnés à ce saint auteur ou qui en sont éloignés, soient privés de leurs chaires. On pourra pourtant suivre , sur la Conception et sur la solennité des vœux, l'opinion la plus commune en ce temps et la plus reçue parmi les théologiens. »

Quoique ce décret soit en substance le même qui a déjà été rapporté dans la Raison des études, j'ai bien voulu le transcrire encore, afin qu'on voie quel est l'esprit des exceptions que l'on apporte à la règle qui oblige à suivre saint Thomas, les exemples qu'on en allègue faisant voir deux choses : la première, le petit nombre des endroits où il est permis de s'éloigner de saint Thomas, qu'on réduit toujours à un ou deux chefs; la seconde, que ces endroits regardent des opinions qui n'ont aucun trait avec les grandes maximes qui font corps dans la matière théologique, c'est-à-dire qui sont liées aux grands principes des Pères.

Dans la deuxième et cinquième règle, on ne laisse de liberté de soutenir ce qu'on veut que dans les matières que saint Thomas

 

1 P. 155. — 2 Decr. congr., p. 299.

 

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n'a pas traitées, et dans celles où ses sentiments ne sont pas bien clairs.

On voit par là dans quelle magnanimité cette savante société a été élevée dès son commencement, puisqu'elle tend toujours dans la doctrine à ce qu'il y a de plus solide, de plus sur, de plus approuvé, de plus noble et de plus saint, qui est la théologie de saint Thomas. Et la cinquième congrégation avait ce décret tellement à cœur, qu'elle le répète encore dans la préface du livre du Choix des opinions, où, en renvoyant au livre de la Raison des études, après avoir posé pour fondement que la doctrine de la Compagnie doit être uniforme, sûre et solide, on statue en cette sorte : « 1° Que les nôtres en toute manière regardent saint Thomas comme leur propre docteur, et qu'ils soient tenus de le suivre dans la théologie scolastique, parce que les constitutions nous le recommandent, et que le pape Clément VIII nous a témoigné qu'il le souhaitait, et qu'aussi les constitutions nous avertissant de choisir la doctrine d'un seul docteur, on n'en peut trouver en ce temps aucune qui soit plus solide ou plus assurée que celle de , saint Thomas, qui a mérité d'être regardé de tout le monde comme le prince des théologiens. 2° Qu'on ne doit pourtant pas se tenir tellement astreint à saint Thomas, qu'il ne soit jamais permis de s'en éloigner en quelque chose que ce soit, puisque ceux qui font le plus profession d'être thomistes s'en éloignent quelquefois, et qu'il n'est pas juste que les nôtres soient plus attachés à saint Thomas que les thomistes mêmes (1) : (on a vu, dans les décrets précédons, en quel petit nombre et de quelle nature sont les points où l'on permet de s'éloigner de saint Thomas). 3° Que dans les questions de pure philosophie, ou même dans celles qui regardent l'Ecriture et les canons, on pourra encore suivre ceux qui auront traité plus expressément ces matières. » Cette restriction fait voir encore l'esprit de cette docte Compagnie, que, dans les chefs qui regardent non point la théologie, mais la critique dans l'Ecriture et dans les canons, matières peu traitées du temps de saint Thomas, on puisse encore consulter les autres auteurs, où l'on a même la précaution de ne

 

1 De Delect. opin., art. 506, p. 321

 

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pas exclure saint Thomas, tant on craint de s'en éloigner. Et quoique des restrictions dans des matières si peu essentielles au corps de la théologie aillent plutôt à confirmer qu'à affaiblir l'autorité de saint Thomas, on a tant de peur d'en éloigner les esprits pour peu que ce soit, qu'on y ajoute aussitôt après ce quatrième et dernier article : « 4° Au reste, de peur que quelqu'un ne prenne occasion de ces restrictions d'abandonner la doctrine de saint Thomas, il nous a semblé bon de prescrire que nul ne soit employé à enseigner la théologie, qui ne soit vraiment affectionné à la doctrine de saint Thomas, et que ceux qui s'en éloignent soient rejetés en toute manière : car s'ils sont attachés à saint Thomas sincèrement et de tout leur cœur, ex animo, il demeurera pour certain qu'ils ne le quitteront que très-difficilement et rarement. »

Pour appliquer ces décrets à la matière dont il s'agit et à l'ordonnance du savant général Aquaviva sur la doctrine de la prédestination gratuite de saint Augustin, je ne veux pas dire que cette doctrine ne soit suivie que de saint Thomas, puisque toutes les autres écoles, et en particulier celle de Scot n'y paraît pas moins affectionnée. J'oserai même dire que Scot est peut-être plus déclaré que saint Thomas même pour la prédestination à la gloire indépendamment des mérites ; et nous avons vu que son école se pique, pour ainsi parler, d'être autant ou plus affectionnée à la doctrine de saint Augustin qu'à celle de saint Thomas. Mais néanmoins on ne peut nier que, dans la matière de la prédestination et de la grâce, saint Thomas ne tienne dans l'Ecole le premier rang parmi les disciples de saint Augustin : M. Simon en convient et le répète souvent. De sorte qu'il n'y avait rien de plus convenable à la Compagnie de Jésus, après avoir choisi saint Thomas pour son docteur particulier, que de s'attacher encore d'une façon particulière à la doctrine de saint Augustin sur la prédestination gratuite, d'autant plus que les règlements obligeaient partout les théologiens à suivre les sentiments les plus propres à entretenir la piété, corroborandœ fidei alendœque pietatis (1); parmi lesquels on a vu, dans le décret d'Aquaviva, que les Pères et les

 

1 Decret, congr., p. 300, etc.

 

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papes avoient rangé cet endroit de la doctrine de ce docte Père.

Il faut toujours ici se souvenir que cette doctrine de la prédestination gratuite, que nous posons comme un fondement de la piété, n'est pas précisément celle qui regarde précisément la prédestination à la gloire comme distincte de la prédestination de tous les moyens par lesquels on y est infailliblement : conduit car je ne vois pas que saint Augustin ait jamais fait consister la piété dans ces sortes d'abstractions. Ce qu'il prétend, ce qu'il pose comme le soutien de l'humilité, de la confiance, de la prière et par conséquent de la piété, c'est que Dieu prépare aux élus les moyens certains par lesquels ils sont délivrés par une bonté qui n'est prévenue d'aucun mérite, d'aucune raison, d'aucune disposition, d'aucune cause de notre part, puisque la prédestination est la source universelle de tous ces bienfaits, et qu'elle n'est autre chose qu'un amour qui nous prévient pour nous les donner. Ce qui en effet a paru au P. Aquaviva si essentiel à la piété, qu'il n'a point de plus puissant motif pour exciter les siens à l'amour de Dieu, que de leur dire dans une de ses lettres admirables, qu'il « n'y a rien qui nous doive plus humilier que la profonde méditation de cette vérité qu'un Dieu, c'est-à-dire une majesté qui n'a rien trouvé en nous digne d'amour, mais qui l'y produit en nous aimant, nous ayant prévenus par son amour d'une manière si admirable, nous y répondions si peu par le nôtre (1). » Paroles qui n'ont de force qu'en remontant à cet amour prévenant de Dieu, où il nous prépare par sa pure et gratuite bonté tous les bienfaits par lesquels il nous amène efficacement à lui. C'est aussi ce que voulait dire saint Ignace dans la lettre qu'il a écrite à sa Compagnie, de la perfection religieuse, qu'il finit en cette manière : « Je n'ai plus rien à vous dire, mais seulement à obtenir par mes ardentes prières de notre Dieu et Sauveur, que vous ayant favorisés d'une telle grâce et ayant daigné vous communiquer une volonté si efficace de vous consacrer à lui, il comble tellement ses dons par d'autres dons et ses grâces par d'autres grâces, que vous croissiez toujours en vertu et que vous persévériez de plus en plus en son service pour la gloire

 

1 Epist. praep. gener., p. 33.

 

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et l'utilité de toute l'Eglise (1). » Voilà donc le vrai esprit de piété de se reconnaître prévenus en tout et d'attendre la persévérance de celui de qui nous tenons la volonté efficace de nous donner à lui; ce qui, enfermant tous les dons par lesquels nous sommes sauvés, les rapporte tous finalement avec saint Augustin à la prédestination qui nous les prépare.

On peut maintenant conclure quelle illusion M. Simon fait à son lecteur, lorsqu'il tache de lui faire accroire que la volonté générale de sauver les hommes est contraire à la prédestination gratuite et efficace des élus, puisqu'il voit que ces deux choses s'accordent si bien qu'on -travaille également à les concilier autant dans le système de la grâce déterminante, soit physiquement, soit moralement, que dans celui de la science moyenne, c'est-à-dire dans toute l'Ecole. Il ne faut pas supposer que deux sentiments soient opposés , lorsqu'on les reçoit également en toute opinion. D'où l'on doit encore inférer que si saint Thomas, qui de l'aveu de M. Simon est un disciple si fidèle de saint Augustin pour avoir si clairement établi la prédilection gratuite des élus, ne laisse pas d'admettre, comme on a vu, la volonté générale, c'est une erreur trop grossière de présupposer que ces deux choses soient incompatibles.

 

CHAPITRE V.

 

M. Simon nie faussement que saint Augustin ait admis en Dieu et en Jésus-Christ la volonté générale de sauver et de racheter tous les hommes: les Pères qui ont précédé ce grand évêque reconnaissent cette volonté.

 

Il faut maintenant venir à la seconde supposition de M. Simon, qui distingue saint Augustin des autres Pères, comme s'il avait nié la grâce générale : « Si Pélage, dit cet auteur, avait reconnu avec les Pères grecs la même grâce générale que Dieu donne à tous les hommes, il n'y aurait rien eu à redire à ses sentiments, bien qu'il fût éloigné de ceux de saint Augustin (2). »

Il suppose partout la même chose : il n'y a rien de plus inconsidéré

 

1 Loc. cit., p. 43. — 2 P. 292.

 

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ou de plus mal intentionné que cet auteur. Le docte P. Deschamps , dans son livre de l'Hérésie jansénienne, attaque Jansénius qui rejette la volonté générale et la grâce donnée à tous ; mais bien éloigné des sentiments de notre critique qui abandonne saint Augustin à cet auteur, et qui, en lui donnant un tel protecteur, le met au-dessus de tout reproche, il lui oppose au contraire (1) cent passages de saint Augustin et de ses disciples, où ils n'établissent pas moins la volonté générale et la grâce donnée à tous, que les autres saints. Ainsi quand M. Simon insinue en tant d'endroits le contraire, il fortifie le parti de Jansénius qu'il fait semblant de vouloir détruire, et il attaque ses adversaires qu'il fait semblant de vouloir favoriser.

Mais pour entrer dans le fond de cette dispute, il reste deux questions à examiner : la première, s'il est véritable que les Pères qui ont précédé saint Augustin ont reconnu en Dieu et en Jésus-Christ la volonté générale de sauver les hommes; la seconde, si saint Augustin et ses disciples se sont éloignés de cette tradition, en changeant les expressions et les sentiments des siècles précédents. Pour la première de ces questions, elle ne reçoit aucune difficulté. Elle a deux parties : l'une, si Dieu a voulu véritablement et sincèrement sauver tous les hommes; l'autre, si Jésus-Christ a voulu véritablement et sincèrement en être le rédempteur. Pour la première, il n'y a rien de plus précis que ces paroles de saint Chrysostôme sur celles-ci de saint Paul : « Qui nous a prédestinés à l'adoption des enfants selon le bon plaisir de sa volonté : — C'est-à-dire , dit saint Chrysostôme, parce qu'il le veut fortement. » Et un peu après : « Le bon plaisir est sa volonté première ; mais il y en a encore une autre. Sa première volonté est que les pécheurs ne périssent pas; sa seconde volonté est que ceux qui sont devenus mauvais périssent. » Et un peu après : « Il veut beaucoup, il désire beaucoup notre salut ; et d'où vient qu'il nous aime tant? c'est par sa seule bonté (2). » On voit qu'avant de vouloir punir ceux qui le méritent, il a voulu premièrement qu'ils rie périssent pas : c'est là son fond, c'est sa première volonté. Et que cette

 

1 Disp. VII. — 2 Hom. I in Epist. ad Ephes., cap. I 5.

 

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volonté s'étende généralement à tous les hommes, saint Chrysostôme (1) le prouve par cette parole de saint Paul : « Il veut que tous les hommes soient sauvés : — Comment donc tous ne le sont-ils pas, s'il veut que tous les hommes le soient ? Parce qu'il y a des volontés qui ne suivent pas la sienne et qu'il ne contraint personne (2). » Et ailleurs : « Encore qu'il sût que toutes ces choses (que Jésus-Christ faisait en faveur des Juifs ) ne leur serviraient de rien, il n'a cessé de faire ce qui était en lui (3). » Et ailleurs : « S'il éclaire tout homme qui vient au monde, d'où vient qu'il y a tant d'hommes qui demeurent sans lumière ? Il les éclaire autant qu'il est en lui : s'il y en a qui, par la faiblesse de leur vue, n'aient pas voulu se tourner vers cette lumière, leur obscurcissement ne vient pas de la nature de la lumière, mais de leur propre malice, par laquelle ils s'en sont privés volontairement. Car la grâce se répand sur tous et ne méprise ni juif, ni grec, ni barbare, ni scythe, ni homme, ni femme, ni jeune, ni vieux ; mais elle reçoit tout le monde également et les appelle avec un honneur pareil. Ceux qui ne veulent, pas jouir d'un don si gratuit, ne doivent imputer leur aveuglement qu'à eux-mêmes ; puisque l'entrée étant ouverte à tous et n'y ayant personne qui empêche d'approcher, ceux qui demeurent dehors, parce qu'ils veulent le mal, ne périssent que par leur propre malice (4) » On ne finirait jamais, si on voulait rapporter tous les passages de ce Père. En voici un qu'on ne peut omettre, parce qu'il est tout ensemble et le plus célèbre de tous dès le IX° siècle, et qu'il renferme en moins de mots toute la doctrine des autres. C'est sur ces paroles de l’Epître aux Hébreux selon le grec : « La grâce de Dieu a goûté la mort pour tous, » où saint Chrysostôme tranche ainsi : « Ce n'est pas seulement pour les fidèles, mais pour tout le monde : car il est mort pour tous. Qu'importe si tous n'ont pas cru? Pour lui, il a fait ce qui était en lui (5). »

En la seule personne de saint Chrysostôme, on peut tenir pour certain qu'on entend les grecs qui sont venus après lui, puisque

 

1 Hom. XLIV de Long. prœm. — 2 Hom. LXXV in Matth. — 3 Hom. VII in Joan. — 4 Ap. Lup. Serval., de Man. tribus quaest., tom. I Manusc. p. 36. — 5 Hom. IV in Epist. ad Hebr.

 

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tous le suivent. Ceux qui précèdent n'ont pas parlé moins clairement : on en trouvera les passages chez tous les auteurs ; je rapporterai seulement celui-ci de saint Athanase, où il dit que le Fils de Dieu, « voyant que tous étaient morts (en Adam), s'est offert pour tous à la mort ; » et cela, comme il le dit dans la suite, « pour affranchir tous les hommes de l'ancienne prévarication (1). » C'est aussi ce qui faisait dire aux autres grecs, à saint Clément d'Alexandrie (2), à Origène contre Celse (3), à saint Méthodius, évêque et martyr (4), à saint Cyrille de Jérusalem (5), à saint Basile (6), à tous les autres grecs, qu'autant qu'il était en lui, Jésus-Christ est venu sauver tous les hommes, en sorte qu'ils ne pouvaient imputer leur perte qu'à eux-mêmes ; ce qui montre non-seulement la suffisance du prix, mais encore la sincérité de la volonté.

Ces passages de saint Chrysostôme et des autres grecs sont si clairs, que Jansénius n'y a trouvé que cette réponse : « Que sert aux nouveaux auteurs de dire que saint Chrysostôme, Oecuménius, Théophylacte et les autres grecs ont suivi ce sens (qui attribue à Dieu, selon saint Paul, la volonté de sauver sans exception tous les hommes), puisque saint Chrysostôme a écrit avant que les difficultés de la grâce se fussent élevées, et que personne ne parle plus imparfaitement de la grâce, que les grecs (7)?» Mais que lui sert à lui-même d'abandonner si facilement tout l'Orient et la moitié de l'Eglise, puisque les latins n'ont pas tenu un autre langage que les grecs? Saint Hilaire, sur le psaume CXVIII : « Le Verbe frappe à la porte, et il veut toujours entrer ; mais c'est nous qui l'en empêchons (8) ; » et un peu après : « Il est toujours prêt à éclairer ; mais la maison où il veut entrer ferme la porte à sa lumière. Il s'approche d'un chacun pour entrer en lui, et il ne cesse de répandre sa lumière par toutes les ouvertures. » Saint Ambroise : « Vous voulez, Seigneur, que tous soient guéris; mais tous ne veulent pas l'être (9) ; et sur le psaume CXVIII : « Celui qui frappe à la porte veut toujours entrer ; s'il n'entre pas, c'est nous qui l'empêchons,

 

1 De Justit. — 2 Clem. Alex., Hom. VII. — 3 Orig. lib. IV Contra Cels. — 4 Meth.,apud Oecum., in Rom. cap. IX. — 5 Cyril, hierosol., Catech. XVIII.— 6 Basil., in psal. VII. — 7 Lib. I De Grat. Christi, cap. XIX. — 8 Hilar. in psal. CXVIII, n. 89. — 9 Lib. I De Pœnit., cap. III, VI, etc.

 

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cette véritable lumière luit pour tous ; celui qui lui ferme la fenêtre, se privera de l'éternelle lumière. »

Cent passages de cette sorte grossiraient ce discours, si l'on voulait ; et en ce point saint Ambroise ne cède rien aux grecs. Saint Jérôme n'est pas moins fécond sur cette matière sur Isaïe : « Si le sage lecteur demande à lui-même : Pourquoi y en a-t-il tant qui ne se sauvent pas, s'il les a sauvés et aimés, s'il a si souvent pardonné à ses enfants et les a rachetés de son sang? La cause en est évidente : c'est qu'ils n'ont pas cru et qu'ils l'ont irrité (1). » De même sur Osée : « Dieu veut même que les hérétiques soient sauvés, et tous les pécheurs qui sont dans l'Eglise, et que tous les hommes soient appelés de son nom (2). » Sur Amos : « Je n'ai pas voulu punir les pécheurs, afin que se repentant ils fussent guéris; mais parce qu'ils ont persisté trois et quatre fois à faire la même chose, j'ai été contraint de changer d'avis et d'en venir au châtiment (3). » Et pour ce qui est de la rédemption : « Saint Jean-Baptiste sera un menteur, si, après qu'il l'a montré en disant : Voici celui qui ôte les péchés du monde, il s'en trouve dans le siècle à qui il n'ait pas ôté les péchés (4). » Et sur l'Epître aux Ephésiens : « Si nous lisons dans les histoires que Codrus et Curtius et les Décius aient délivré des villes par leur mort de la peste et de la famine, combien plus se pourra-t-il faire que le Fils de Dieu ait purgé non une ville, mais tout l'univers par son sang (5) ? » Où il faut toujours sous-entendre : Autant qu'il était en lui et en nous laissant notre libre arbitre, selon ce qu'il dit ailleurs : « Dieu veut tout ce qui est plein de raison et de sagesse. Il veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité, parce que nous sommes créés avec notre libre arbitre, et ainsi nul n'est sauvé sans sa propre volonté; il veut que nous voulions le bien, afin que lorsque nous l'aurons voulu, il accomplisse aussi en nous ses desseins (6). »

S'il faut remonter à une plus grande antiquité et comme à l'origine du christianisme, tout le monde sait ce beau passage de saint

 

1 Lib. XVII in Isa., cap. LXIII. — 2 Lib. III in Ose., cap. II. — 3 Lib. I in Amos, cap. XVI. — 4 Epist. LXXXIII ad Ocean., tom. II. — 5 Lib. I  in Ephes. cap. I, n. 3. —  6 Ibid.

 

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Cyprien, où il dit que « comme le jour paraît également et que le soleil répand également sa lumière sur tous les hommes, ainsi Jésus-Christ, le vrai soleil, étend également à tous la lumière de la vie éternelle; que la grâce est donnée à tous sans exception de personne, et que, semblable à une semence également répandue, elle se diversifie selon les dispositions de la terre (1). » Selon ce Père, la rédemption n'est pas moins universelle. Tout le monde cite ce passage où il fait parler le démon à Jésus-Christ au dernier jugement, en cette sorte : «Je n'ai reçu pour ceux que vous voyez dans mon partage, ni des soufflets ni des coups de fouets ; je n'ai point porté la croix; je n'ai point répandu mon sang pour eux; je ne leur ai point promis le royaume du ciel, et je ne les rappelle pas au paradis en leur rendant l'immortalité (2). » C'était donc à cette fin que se rapportait la rédemption de ces malheureux, et Jésus-Christ ne leur avait rien mérité de moins que le ciel même.

Il est vrai que saint Cyprien, dans ces deux endroits, parle de l'Eglise; mais c'en est assez pour faire voir que le ciel était ouvert par la volonté de Dieu et parle sang de Jésus-Christ à ceux qui en étaient exclus par leur faute ; et d'ailleurs l'esprit de ce saint martyr, dans ces endroits, est de comprendre tout le genre humain dans l'universalité de ce don : c'est à quoi tendent ces comparaisons du soleil et de la lumière ; et c'est aussi l'esprit de l'Ecriture, lorsqu'elle dit : « Vous pardonnez à tout le monde ; vous aimez tout ce qui est (3). » Cette volonté de Dieu n'est pas éteinte par le péché des hommes : « Parce que vous êtes le Seigneur de tous, vous vous portez à pardonner à tout le monde (4). » Dieu conserve sa miséricorde même en punissant ; il peut perdre d'un seul coup ses ennemis, «mais il châtie peu à peu pour donner lieu à la pénitence (5). — Moi, comme je vis, dit le Seigneur, je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se convertisse et qu'il vive (6). » Dans le Nouveau Testament : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (7). » Et parce que sa miséricorde ne se répand que par Jésus-Christ, « il y a un seul Dieu et un seul médiateur qui s'est donné en rédemption pour

 

1 Epist. LXXVI ad Magn. — 2 De Opere et eleem., fin. — 3 Sap., XI, 24, 25. — 4 Ibid., vers. 27. — 5 Ibid., vers. 10. — 6 Ezech., XXXIII, 11. — 7 I Tim., II, 3.

 

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tous (1). » Ce qui montre tout ensemble, et en Dieu dans sa propre nature, et dans Jésus-Christ selon la nôtre, un amour de bienveillance et de complaisance envers tous les hommes, sans en excepter les pécheurs, et encore pour ces derniers un support, une tolérance, une attente de leur repentir : en sorte qu'il ne les voit périr qu'à regret.

Ceux qui ne veulent pas croire que cet amour de Dieu et cette effusion générale de sa bonté sur tous les hommes, et même sur les pécheurs, doive être prise à la lettre, disent que le Saint-Esprit a dicté toutes ces paroles pour nous faire entendre que nous devons entrer dans ces sentiments de bonté envers tous les hommes ; que Dieu aussi veut sauver en quelque façon, lorsqu'il inspire à ses serviteurs le désir de leur salut. C'est là, dit-on, le vrai esprit de ces passages, et non pas que Dieu veuille actuellement sauver tous les hommes, même ceux qui en effet n'ont pas de part au salut, puisque ce serait faire vouloir au Tout-Puissant ce qui ne s'accomplira jamais, contre cette parole du Psalmiste : « Il a fait tout ce qu'il a voulu dans le ciel et dans la terre (2). »

Sans entrer à fond dans cet examen, il suffit ici de remarquer que l'esprit des Pères de l'Eglise manifestement porte plus loin. S'il y avait de l'inconvénient à dire que Dieu veut sauver même ceux qui périssent, il faudrait due qu'il n'a pas voulu sauver tous les anges et a laissé sans secours tous ceux qui se sont perdus, ce que personne ne dit ; ou qu'il ne veut pas encore sauver tous les justes, ce qui est expressément condamné par l'Eglise. On est forcé par ces exemples à chercher une certaine manière d'expliquer l'efficace toute-puissante de la volonté de Dieu, qui ne se trouve point contraire à sa bonté générale, si digne d'un être parfait et universellement bienfaisant. Quant à l'explication qui fait consister cette bonté générale dans l'inspiration du désir que Dieu donne à ses serviteurs de demander et de procurer le salut de tout le monde, on ne peut manquer de la recevoir, mais dans le sens de ces paroles de saint Jérôme (a).....

Ce grand homme, loin de penser que Dieu ne veuille le salut

 

1 I Tim., II, 5, 6. — 2 Psal. CXXXIV, 6.

(a) Bossuet n'a cité ni indiqué ce passage.

 

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de tous les hommes qu'en tant qu'il nous inspire la volonté de le procurer, conclut au contraire qu'il faut bien que Dieu ait lui-même cette volonté, puisqu'il nous l'inspire afin que nous soyons ses imitateurs. Cette belle explication de saint Jérôme rend parfaitement l'esprit de l'Ecriture, dont les expressions générale par rapport à la volonté du salut de tous les hommes en ont produit de semblables, comme on en a vu de semblables dans tous les Pères.

 

CHAPITRE VI.

 

Les Pères ont suivi saint Augustin reconnaissent en Dieu et en Jésus-Christ la volonté générale de sauver et de racheter tous les hommes. D'abord l'auteur inconnu de l'ouvrage intitulé : De la Vocation des gentils.

 

Ainsi M. Simon a raison de dire que ce ne sont pas les seuls Pères grecs, mais tous les Pères en général qui ont expliqué ces paroles de l'Ecriture sans y apporter de restriction, et que c'est la voix commune de toute l'Eglise. Mais quand il dit que saint Augustin et ses disciples ont changé cette tradition et les met sur ce fondement avec leur maître au rang des novateurs, il est important de faire voir qu'il impose à ces saints docteurs, et qu'il affaiblit la saine doctrine en la faisant démentir par la postérité. Un passage de saint Léon fait voir le contraire. Ce grand pape ayant enseigné que « Dieu ne refuse sa miséricorde à personne, et que pouvant justement soumettre les pécheurs à la peine, il aime mieux les inviter par ses bienfaits (1), » il ajoute que « comme il n'a trouvé personne exempt de péché, il est aussi venu pour sauver tous les hommes ; qu'il a pris en main la cause de tous les hommes (2), » celle de Judas comme des autres, celle de ceux qui l'ont crucifié, « celle de toute la nature qu'il a prise (3); » en sorte qu'il est véritablement « l'agneau qui ôte le péché du monde. »

Si la doctrine de saint Augustin avait changé les anciennes idées de la rédemption et de la grâce universelle, saint Léon, l'un des plus zélés défenseurs de la doctrine de ce Père, n'aurait point

 

1 Serm. V de Epiph. — 2 Serm. I in Nativ. Dom. — 3 Serm. I de Pass.; serm. II, III, IV, V, VI ; et Epist., LXXII.

 

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parlé de cette sorte. En ce lieu il pourrait sembler qu'il n'y aurait rien de plus décisif que de produire d'abord les passages de saint Augustin. Mais, comme Dieu a suscité un de ses disciples qui a fait un traité exprès sur cette question, il ne sera pas inutile de considérer premièrement comme il la propose, et ensuite comme il la résout.

Le livre de la Vocation des gentils, qu'on trouve parmi les œuvres de saint Ambroise (1), est sans contestation un des plus beaux que l'antiquité ait produits contre les pélagiens et les semi-pélagiens sur la matière de la grâce ; aussi se trouve-t-il attribué aux plus grands auteurs. On l'a publié d'abord sous le nom de saint Ambroise; maintenant il est donné par quelques-uns à saint Prosper d'Aquitaine, sous le nom duquel il est imprimé ; par d'autres, à saint Léon ; par d'autres, à d'autres auteurs aussi importants, sans qu'on puisse discerner au vrai par le style de qui il est, parce que les locutions et les tours qu'on y observe marquent plutôt le style du siècle où il est écrit, que celui d'aucun écrivain particulier que nous connaissions. Quoi qu'il en soit, voici d'abord comme il pose l'état de la question : « Il y a une ancienne dispute entre les défenseurs du libre arbitre ( entre ceux qui lui attribuent en tout l'ouvrage ou du moins le commencement du salut) et les prédicateurs de la grâce. On demande si Dieu veut sauver tous les hommes ; et parce qu'on ne peut nier qu'il ne le veuille ( puisque cette proposition est expressément de saint Paul ), la question se réduit à savoir pourquoi la volonté du Tout-Puissant n'est pas accomplie ; et parce qu'il paraît que cela se fait selon la volonté des hommes, par là il semble qu'on exclut la grâce, qui n'est plus un don, mais une dette, si elle est rendue aux mérites. D'où naît une seconde question : Pourquoi ce don, sans lequel nul n'est sauvé, n'est pas donné à tous les hommes par celui qui veut les sauver tous (2)? »

On ne peut pas mieux poser l'état de la question, ni donner en même temps plus d'espérance de la voir solidement résolue ; et afin de le mieux entendre, il faut proposer d'abord l'économie de ce docte ouvrage. Il se partage en deux livres. Le premier, après

 

1 Tom. IV Antuerp. edit. — 2 Lib. I De Vocat. gent., cap. I.

 

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qu'il a proposé l'état de la question comme on vient de voir, est employé à réfuter ceux qui ne voulaient pas reconnaître en Dieu une volonté et une grâce spéciale pour les saints : il montre donc dans ce premier livre qu'il y a pour eux une préférence, une grâce particulière, un don spécial (1). Mais ce n'était que la moitié de ce qu'il avait promis : car il s'agissait d'accorder cette volonté spéciale de sauver certains hommes avec la volonté générale de les sauver tous, et c'est ce qu'il réservait pour le second livre (2). Voici donc, dès le commencement de ce livre, ce qu'il a dessein de prouver : « Il est évident, dit-il, qu'il y a trois choses auxquelles il faut s'arrêter dans la question qui doit faire le sujet de ce second volume : la première, qu'il faut confesser que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité ; la seconde, qu'il ne faut-douter en aucune sorte qu'on parvient à cette connaissance, non par ses mérites, mais par le secours et l'opération de la grâce; la troisième, qu'il faut avouer que la hauteur des jugements de Dieu est impénétrable, et que ce n'est point à nous à examiner pourquoi Dieu, qui veut sauver tous les hommes, ne les sauve pas tous (3). »

Voilà, par une excellente méthode, ce qu'il se propose de prouver; et c'est pourquoi, après avoir achevé sa preuve, il montre à la fin à quoi s'est terminée sa décision : « C'est, dit-il, que lorsqu'on dispute de la profondeur et de la hauteur, il faut s'en tenir à ces trois définitions très-salutaires et très-véritables : l'une qui professe que c'est une disposition éternelle et propre à la divine honte, de vouloir que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité. La seconde définition est qu'il faut en même temps enseigner que tout homme qui est sauvé et qui parvient à la connaissance de la vérité est aidé, gouverné, gardé par le secours de Dieu, afin qu'il persévère dans la foi, qui opère par la charité. Par la troisième définition, on professe en toute humilité et retenue qu'il n'est pas possible à l'homme de comprendre toutes les raisons de la volonté de Dieu, ni toutes les causes de ses ouvrages (4). » Par où il démontre qu'en établissant comme constantes

 

1 Lib. I De Vocat. gent., cap. I. — 2 Ibid., cap. IX, in fin. — 3 Lib. II, cap. I. — 4 Ibid., cap. X et ultra.

 

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ces deux vérités, l'une qu'il y a en Dieu une volonté générale de sauver tous les hommes et de les conduire à la connaissance de la vérité et l'autre qu'il y a aussi une volonté de secourir en parti-cidier ceux qui y parviennent et y persévèrent, les moyens d'exercer ces deux volontés demeurent incompréhensibles.

Mais encore que ces moyens, et en particulier ceux que Dieu emploie à amener tous les hommes à la connaissance de la vérité, dans le fond soient impénétrables selon cet auteur, il ne laisse pas de rechercher ce qui nous en est révélé par les Ecritures. Il y trouve donc que la grâce que Dieu a destinée au genre humain, quoique diversifiée en mille manières, en un certain sens est également et indifféremment dispensée dans tous les temps et dans tous les lieux (1) : dans tous les temps, puisqu'elle « n'a jamais manqué au monde (2), » et qu'avant que de se répandre universellement par l'Evangile, elle s'était communiquée à un certain peuple par la loi ; dans tous les lieux, « parce qu'encore qu'il soit constant que le peuple d'Israël ait été élu avec un soin et une bonté particulière, et que Dieu ait laissé marcher tous les autres peuples dans leurs voies, c'est-à-dire qu'il les ait laissés vivre comme ils voulaient, toutefois son éternelle bonté ne s'est pas tellement éloignée d'eux qu'elle ait négligé de les avertir, par la déclaration de sa volonté, de le connaître et de le craindre (3). » La raison principale pour laquelle le ciel, la terre, la mer, toute la nature a été disposée comme elle l'est, c'est « afin, continue-t-il, que l'homme fût amené par tant de merveilles, par tant de biens, par tant de largesses, à l'amour et au culte de son auteur. L'Esprit de Dieu, en qui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes (4), remplit tout ; de sorte qu'encore qu'il soit véritable, selon le Psalmiste, que le salut est loin des pécheurs (5), la présence et la vertu du salut ne manque en aucun endroit. » Il faut ici remarquer cette distinction du salut d'avec la présence et la vertu qui le donne, parce qu'encore que le salut même manque à quelques-uns qui ne veulent pas le recevoir, « la présence et la vertu du salut» ne manque à personne : « Et, poursuit-il, encore que la

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. VI-VIII. — 2 Ibid., cap. I. — 3 Ibid. — 4 Act. XVII, 28. — 5 Psal. CXVIII, 155.

 

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providence de Dieu présidât avec un soin particulier au gouvernement de la race des patriarches, il ne faut pas conclure de là que cette conduite de la miséricorde divine ait manqué aux autres hommes; dont on peut dire à la vérité qu'ils sont rejetés, si on les compare avec les élus, mais cependant (en eux-mêmes) ils n'ont jamais été privés des bienfaits publics et cachés. » Ces bienfaits cachés de Dieu envers tous les hommes nous indiquent, outre l'avertissement général qui était renfermé pour eux dans cette belle disposition de l'univers, la secrète insinuation d'une grâce particulière à chacun d'eux : et c'est pourquoi notre auteur, après avoir dit que, dans toutes les nations et dans tous les temps, tous ceux qui ont plu à Dieu ont aussi « été discernés par l'esprit de la grâce de Dieu, spiritu gratiœ Dei fuisse discretos (1), » ajoute, qu'encore « que dans certains temps cette grâce de l'esprit de Dieu ait été moins abondante et plus cachée, parcior et occultior, elle n'a jamais manqué à aucun âge, agissant toujours par une même vertu, quoiqu'elle se communiquât avec une différente quantité; ce qui est l'effet tout ensemble et d'un conseil immuable et d'une opération diversifiée en plusieurs manières. » Ce n'est donc pas seulement l'avertissement extérieur, c'est encore la grâce intérieure et l'inspiration du Saint-Esprit qui s'étend à tous les hommes : son opération occulte qui leur fait sentir à tous une seule et même vertu au dedans et au dehors. Le même auteur dit dans la suite que « ce secours de la grâce est appliqué à tous les hommes par mille manières cachées ou manifestes (2) : » paroles qui sont choisies pour marquer en tous l'opération intérieure et invisible de la grâce.

Voilà une doctrine complète sur l'universalité de la grâce. Il a fallu lui trouver un moyen extérieur universel : c'est ce qu'a fait cet auteur. Il a fallu foire voir que ce moyen est accompagné d'inspirations plus cachées qui se diversifient en mille manières dans les cœurs : l'auteur ne l'a pas oublié, et c'est par là qu'il conclut que, « selon les autorités de l'Ecriture et les continuelles expériences de tous les siècles, la miséricorde et la justice de Dieu

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. II. — 2 Ibid., cap. IX.

 

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n'ont jamais manqué à enseigner et à aider Les esprits des hommes, non plus qu'à nourrir leur corps (1). » Il prouve même que le Saint-Esprit n'a point été refusé à ceux qui ont précédé le déluge : d'où il conclut que même le peuple charnel « a été spirituel auparavant à sa manière, à cause de cette volonté générale, que le Saint-Esprit dirigeait en gouvernant tellement les esprits qu'il ne leur ôtait pas le pouvoir de pécher, duquel si ce peuple n'avait point usé, il n'aurait pas quitté Dieu et Dieu ne l'aurait pas quitté ; et il serait celui dont il est écrit : Bienheureux celui qui a pu transgresser et ne l'a pas fait (2). » Ainsi, pour ce saint docteur, « le premier peuple de Dieu était gouverné par le Saint-Esprit et par la doctrine du Saint-Esprit ; il s'abstenait de la société et des mœurs du peuple maudit, en conservant le discernement qui le séparait du mélange des hommes charnels (3). » Ce qui n'aurait aucun rapport avec son dessein de montrer en Dieu une volonté générale d'amener les hommes à la vérité, si la grâce du Saint-Esprit, par laquelle seule on y pourrait arriver, ne marchait avec l'extérieure. De là il infère dans la suite que les nations, qui n'ont pas connu Dieu, ne peuvent pas a s'excuser de leur erreur, sous prétexte que cette abondance de grâce, dont tout l'univers est maintenant arrosé, ne coulait pas autrefois avec une pareille largesse, parce qu'on a toujours employé envers tous les hommes une certaine mesure de la doctrine céleste ; laquelle, bien qu'elle fût d'une grâce moins abondante et plus cachée, Dieu néanmoins la jugeait suffisante à quelques-uns pour leur servir de remède, et à tous pour leur servir de témoignage (4): » en sorte que les premiers étaient guéris, et que tous les autres demeuraient inexcusables. Cette grâce « que Dieu jugeait suffisante à la guérison de quelques-uns, » ne pouvait être qu'intérieure ; et ainsi il faut reconnaître qu'il y en avait de cette sorte que Dieu donnait à tous les hommes et qui les laissaient par conséquent inexcusables à ses yeux.

Si ce n'était pas l'intention de cet auteur d'étendre le tous de saint Paul à tous les hommes sans exception, il n'aurait pas eu à se mettre en peine d'établir en termes si clairs cette grâce

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap III. — 2 Eccli., XXXI, 10. —3 Lib. II, cap. IV.— 4 ibid., cap. V.

 

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universelle et extérieure et intérieure, où tout son livre nous porte ; il n'y aurait rien eu aussi de si merveilleux ni de si incompréhensible dans la conciliation de la volonté générale de sauver les hommes et la volonté spéciale de sauver les élus. Puis donc que cet auteur a voulu que ce fût là un mystère impénétrable, il est clair qu'il a entendu ce passage de saint Paul : « Il a voulu que tous les hommes fussent sauvés » d'une volonté dont nul homme ne fût excepté.

Et ce qu'il a reconnu en Dieu par ces paroles de saint Paul touchant la volonté générale de sauver les hommes, sur la foi du même apôtre il l'a aussi reconnu en Jésus-Christ comme également certain. Car en produisant ces paroles de la deuxième aux Corinthiens : « Si un est mort pour tous, tous aussi sont morts (1) : — Il n'y a, dit-il, aucune raison de douter que Jésus-Christ ne soit mort pour les impies et pour les pécheurs : Jésus-Christ n'est-il pas mort pour tous ? Sans doute Jésus-Christ est mort pour tous : avant donc la réconciliation qui a été faite par son sang, il n'y avait personne qui ne fût pécheur ou impie (2). » D'où cet auteur infère incontinent que comme tous sont pécheurs, ainsi « la rédemption de Jésus-Christ regardait tout le monde, quœ redemptio universo sese intulit mundo; » et que par la même raison elle avait aussi été annoncée indifféremment à tout le monde par la prédication de l'Evangile.

Mais parce qu'il y avait encore beaucoup de nations à qui la lumière de l'Evangile n'avait pas encore été portée, notre auteur va au-devant de cette objection par ces paroles : « S'il y a encore dans les extrémités du monde quelques nations que la grâce de Jésus-Christ n'ait pas encore éclairées, nous ne doutons pas que le temps de leur vocation, auquel elles écouteront et recevront l'Evangile, ne soit préparé par un jugement caché de Dieu; et, en attendant, cette mesure générale du secours divin qui est donnée d'en haut à tout le monde, ne leur est pas refusée (3). » Il trouve donc un secours même pour ceux à qui l'Evangile n'a pas encore été prêché. Et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est qu'il

 

1 II Cor., V, 14. — 2 Lib. II De Vocat. gent., cap. VI.— 3 Ibid.

 

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allègue ce secours pour montrer non-seulement que Dieu veut sauver tous les hommes sans exception, mais encore que Jésus-Christ en est le rédempteur par son sang; ce qui confirme la vérité que nous avons déjà avancée, que ce secours ne consiste pas seulement dans un avertissement extérieur. Car celui qui nous est donné par la beauté et par l'ordre de l'univers constamment, ne dépendant pas de la mort de Jésus-Christ, si l'on n'avoue que Dieu l'accompagne, comme on l'a déjà remarqué, d'une grâce intérieure qui soit le fruit de cette mort, on ne prouve en aucune sorte que la rédemption de Jésus-Christ s'étende à ces peuples ; ce qui est pourtant précisément ce que cet auteur s'était proposé.

On voit donc combien il est attaché à étendre sur tous les peuples la rédemption de Jésus-Christ, puisqu'il l'étend jusqu'à ceux qui n'ont pas encore ouï son nom. Et il ne s'objecte pas qu'il y en a parmi eux qui n'ont peut-être jamais pensé à Dieu : il lui suffit d'avoir montré que Dieu a des voies incompréhensibles pour se faire sentir à eux, s'ils se rendaient attentifs à sa vérité ; en sorte que c'est leur faute de ne l'être pas.

La difficulté lui paraît plus grande et presque invincible « à l'égard des petits enfants » qui meurent sans baptême, « sans qu'on puisse dire qu'ils aient pu sentir les bienfaits de leur Créateur, ni qu'on les puisse justement reprendre d'avoir négligé le secours de la grâce (1). » Et néanmoins il lui paraît tant de nécessité de comprendre tous les hommes sans exception dans cette sentence de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » qu'il veut que ces hommes d'une vie si courte, qui n'arrivent point à l'usage de la raison, « soient compris dans cette partie de la grâce qui a toujours été donnée à toutes les nations, de laquelle si leurs parents avaient bien usé, ces enfants seraient aidés par leur secours (2).» On voit donc que cet auteur se croit obligé, par la généralité des paroles de saint Paul, à trouver en Dieu, pour ces enfants malheureux, une volonté favorable à leur salut; et le principe où il la trouve est celui-ci : « Tous les commencements des enfants et cette première partie de leur vie qui n'est point encore capable de la

 

1 Li. II De Vocat. gent., cap. VII. — 2 Ibid., cap. VIII.

 

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raison, est soumise à la disposition de la volonté d'autrui : d'où il arrive qu'il les faut ranger dans la société de ceux dont les bonnes ou les mauvaises affections les gouvernent ; et de même que (lorsqu'ils sont baptisés) ils croient par la volonté de leurs parents, ainsi (lorsqu'ils ne le sont pas) c'est par leur infidélité qu'ils sont rangés au nombre des incrédules. »

Il était donc si éloigné de chercher des restrictions à la généralité de la sentence de saint Paul, qu'il n'en veut pas même admettre pour les enfants qui meurent sans baptême, quoiqu'ils soient sans contestation ceux pour qui il paraît le plus nécessaire d'apporter quelque exception à la proposition du saint apôtre. Et le principe dont il se sert pour les y comprendre, ne pouvait pas être plus convenable à l'état de ces enfants, qui, n'ayant point de volonté propre, sont hors d'état de recevoir aucune grâce qu'en la personne de ceux à qui leur enfance est abandonnée. Il établit donc tout ensemble en leur faveur, comme à la faveur des adultes, et une volonté générale de les sauver tous, et néanmoins en même temps, pour ceux qu'il veut, une préférence particulière. « Et comme il arrive, dit-il, qu'outre cette grâce générale qui frappe d'une manière plus faible et plus cachée les cœurs de tous les hommes, il y a une vocation qui se développe par une opération plus excellente, par un don plus abondant et une vertu plus puissante, de même cette élection est manifestée dans les enfants, puisque ceux qui n'ont point été baptisés l'ont eue dans leurs parents, et que ceux qui l'ont été l'ont même indépendamment de leur secours; en sorte que plusieurs enfants que l'impiété de leurs proches avait abandonnés, ont été portés par les étrangers au baptême, où leurs parents négligeaient de les présenter (1). » On voit donc dans cet auteur un dessein perpétuel de trouver, tant pour les enfants que pour les adultes, une élection ou vocation particulière, mais toujours sur le fondement d'une volonté générale, sans exception ni restriction, de les sauver tous.

Il est vrai qu'il n'entre pas en particulier dans la difficulté des enfants morts-nés, mais ses principes s'étendent jusqu'à eux : on

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. VIII.

 

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voit qu'il n'a rien voulu excepter, quoiqu'il n'ait pas entrepris de rendre raison de tout, et que peut-être il n'ait pas espéré de le pouvoir faire. C'est assez d'avoir posé, comme on a vu, pour principe, que les moyens dont Dieu se sert pour vérifier la proposition de l'Apôtre sont incompréhensibles. C'est là qu'il trouve la résolution de toutes les difficultés particulières; et ce lui est une raison suffisante pour conclure que, «lorsque dans les temps, dans les nations, dans les familles, dans les enfants, dans ceux qui ne sont pas encore au monde, tout ce qui pourra arriver en toutes manières ou avec des singularités remarquables, nous n'hésitions point à le rapporter aux choses qu'un Dieu toujours juste et toujours bon n'a pas voulu que l'on sût dans cette vie mortelle (1). »

Ne soyons donc pas trop curieux à rechercher les moyens par lesquels Dieu justifie ce qu'il a inspiré à son apôtre sur la volonté générale de sauver tous les hommes, et même ceux qui ne sont pas encore venus au monde, puisque ce docte et pieux auteur enseigne que ces moyens sont impénétrables. Qui pourrait savoir toutes les fautes ou prochaines ou éloignées que peuvent commettre les pères et les mères, en négligeant les soins qu'on aurait pu prendre pour prévenir les avortements? Et quand il serait certain qu'il y aurait des rencontres où ils seraient entièrement sans faute, ce que quelques docteurs ne veulent pas accorder, c'est peut-être assez pour sauver une volonté universelle que Dieu ait pourvu en général au bonheur des accouchements, en donnant et aux enfants et aux mères tout ce qu'il faudrait pour cet effet, s'il n'était point empêché par des accidents particuliers, dont Dieu, comme cause universelle, ne devait pas troubler le cours. Quoi qu'il en soit, il est certain que Jésus-Christ, en sa qualité de rédempteur de tous les hommes, a préparé dans le baptême un remède universel, en disant : « Allez et baptisez toutes les nations (2) ; » que non-seulement ce remède est préparé par le Sauveur à tous ceux qui croient, mais encore que sa bonté a été si grande et si générale, que l'enfant qui ne peut pas croire par lui-même, le peut par la foi des autres ; qu'en quelque temps et en quelque lieu que cet enfant

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. X. — 2 Matth., XXVIII, 19.

 

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vienne au monde, on le pourrait baptiser ; par conséquent, qu'il est compris dans l'alliance que Dieu a faite en Jésus-Christ avec toutes les nations sous certaines conditions; et que si la condition ne s'accomplit pas, ce n'est ni par le défaut du traité ou de l'alliance qui ne contient nulle exception, ni par celui du remède ou du sacrement qui est destiné à tous, ni par les paroles de son instituteur, ni par celui de la providence générale qui pourvoit à tout par des moyens convenables à tout l'ordre de sis desseins, encore qu'en particulier ils n'aient pas toujours tout leur effet.

Comment tout cela s'accorde avec ce passage de David : « Il fait tout ce qu'il lui plait dans le ciel et dans la terre (1), » ce n'est pas encore ce que nous avons à examiner, mais seulement s'il est vrai que les défenseurs de la grâce de préférence, et en particulier le docte auteur dont nous parlons, aient entendu en Dieu par les paroles de saint Paul une volonté générale de procurer le salut à tous les hommes sans exception. Or, c'est de quoi on ne peut douter après tant de passages par lesquels il a paru, non-seulement qu'il reconnaissait cette vérité, mais encore qu'il la reconnaissait pour incontestable.

Nous avons vu deux endroits où ces choses sont posées comme constantes : la volonté générale, la préférence particulière, l'incompréhensibilité des moyens de Dieu pour accomplir ces deux vérités (2). Ainsi la difficulté de les entendre ne doit point apporter d'obstacle à la nécessité de les croire. « Car, dit notre auteur, ce qui est porté dans les Ecritures sur le salut de tous  les hommes, ou plutôt sur l'opération qui tend à le procurer, quod de salvatione omnium hominum in Scripturarum corpore reperitur, est cru avec une foi d'autant plus louable, qu'il est plus difficile de le concevoir, ut quanta difficillimè intellectu capitur, tanto fide laudabilissimè creditur (3). » Et il ne faut pas répondre que la foi qu'il exige ici regarde seulement les paroles de saint Paul que tout chrétien doit recevoir, et non pas l'interprétation qui les étend à tous les hommes sans rien excepter : comme il attache l'interprétation

 

1 Psal. CXIII, 3. — 2 Lib. II De Vocat. gent., cap. I-X.— 3 Ibid., cap. II.

 

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aux paroles mêmes qu'il prend au pied de la lettre, il demande la créance pour l'un et pour l'autre ; il fait toujours tomber sur l'explication la certitude qu'il donne à la doctrine qu'il enseigne; et il dit non-seulement qu'il est vrai, mais encore qu'il « est manifeste que Dieu veut sauver tous les hommes et les amener à la connaissance de la vérité par mille moyens divers; mais que ceux qui y parviennent y sont dirigés par le secours de Dieu, comme ceux qui n'y parviennent pas résistent par leur propre opiniâtreté (1). »

Pour rédiger maintenant en peu de paroles toute la doctrine de ce livre, il faut dire avant toutes choses que l'intention de son auteur étant de concilier la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver et de racheter tous les hommes, avec la particulière de sauver spécialement et par des moyens certains les élus de Dieu, il n'a pas pris le parti de chercher des restrictions à ces paroles, ce qu'il eût fait s'il eût cru ces restrictions véritables ; mais il a voulu expliquer les paroles de l'Ecriture selon toute la généralité qu'on leur peut donner.

Cela posé, il a établi une grâce et un secours général pour tous les hommes, sans en excepter ceux qui paraissent y avoir moins de part, puisque même il y a compris non-seulement ceux qui n'ont jamais ouï parler de l'Evangile, mais encore les enfants qui meurent sans baptême.

On demande ce que ce peut être que ce secours et cette grâce généralement préparés à tous les hommes. Si c'est seulement une grâce et un secours extérieurs, l'auteur ne vient pas à son but, qui est d'établir en Dieu et en Jésus-Christ une volonté générale de procurer le salut aux hommes, puisque ce n'est point les vouloir sauver et les amener à la connaissance de la vérité, que de leur avoir préparé les seuls secours extérieurs avec lesquels il est bien certain qu'ils ne peuvent rien. Aussi l'auteur nous témoigne-t-il que son intention a été de proposer un secours qui suffit à quelques-uns pour les guérir et à tous pour les convaincre de leur infidélité , et que c'est par leur faute qu'ils périssent sans qu'il y ait rien du côté de Dieu qui empêche la volonté de leur Sauveur.

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. VI, VII.

 

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Quand on suppose en Dieu une volonté, on ne suppose pas seulement une démonstration extérieure de vouloir ce qu'en effet on ne veut pas, on suppose une volonté sincère, on la suppose véritable; et il vaudrait mieux ne reconnaître ni en Dieu ni en Jésus-Christ aucune volonté de sauver tous les hommes, et chercher des explications et des restrictions aux paroles de l'Ecriture, que d'admettre une volonté qui ne fût pas véritable.

Je sais qu'on reconnait dans l'Ecole une volonté de Dieu où il ne nous montre pas tout ce qu'il veut que nous voulions ou plutôt ce qu'il nous commande de vouloir; et telle est la volonté qui paraît dans les préceptes. Mais, sans entrer dans le fond de cette explication , elle n'était pas suffisante pour développer la question dont il s'agissait dans ce livre. Personne n'était en doute de ce que Dieu nous commande de Vouloir : si l'auteur n'avait eu que cela en vue, il n'aurait fallu nous parler que des commandements de Dieu, et rien ne l'aurait obligé de rechercher les moyens et les secours par lesquels il nous aide à lui obéir. Il aurait, dis-je, suffi de nous dire que Dieu nous commande de le reconnaître et de le servir, sans nous parler des moyens par lesquels il nous y invite et nous y attire, et par lesquels en même temps il convainc la contumace de ceux qui méprisent ses invitations et ses attraits. Mais c'est de ces moyens et de ces attraits dont il s'agit dans tout cet ouvrage ; et ainsi la volonté dont il s'agit n'est pas celle qui donne des préceptes, mais celle qui donne des moyens et des secours.

De là il s'ensuit encore que, lorsque cet auteur répète et inculque à toutes les lignes cette volonté générale de sauver les hommes, son intention n'est pas de nous dire seulement que Dieu veut que nous voulions leur salut, qu'il nous le commande et qu'il inspire cette volonté à ses saints : car cela seul n'obligerait pas à rechercher des moyens par lesquels Dieu a voulu aider tous les hommes, et en même temps rendre inexcusables tous ceux qui n'en profiteraient pas : ce qui est le but perpétuel de ce docte auteur.

Il faut donc conclure de nécessité qu'il a voulu établir et expliquer une volonté de Dieu vraiment générale, de sauver sans exception tous les hommes. Pour maintenant prouver qu'il a établi cette volonté sans préjudice d'une volonté gratuite particulière,

 

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et efficace de conduire les élus au salut, il faudrait transcrire tout son premier livre et plus de la moitié du second; mais ce travail serait inutile, puisque la chose est constante. Voici néanmoins encore, dans le second livre, deux passages qu'on ne peut omettre : « Soit, dit-il, que nous regardions les derniers siècles, ou les premiers, ou ceux du milieu, on croit raisonnablement et pieusement que Dieu veut et qu'il a toujours voulu que tous les hommes soient sauvés ; et on n'a besoin d'autres choses, pour le prouver, que de ces bienfaits et de cette providence que Dieu étend en commun et indifféremment à toutes les générations. Car ces dons ont été si généraux, que les hommes peuvent être aidés par leur témoignage à chercher le vrai Dieu ; et néanmoins Dieu a encore; ajouté à ces dons, qui font connaître leur auteur par tous les siècles, le don d'une grâce spéciale. Et encore que cette grâce se donne maintenant (sous le Nouveau Testament) plus abondamment que jamais, Dieu renferme dans sa science les causes des différentes distributions de ses dons et les tient cachés dans le secret de sa toute-puissante volonté. Si ces grâces ainsi distribuées étaient répandues sur tout le monde uniformément, elles ne seraient pas cachées ; et comme on ne peut douter de la bonté générale, et quûm nulla est ambiguitas de benignitate generali, aussi n'y aurait-il rien de merveilleux ou de surprenant dans la miséricorde spéciale, tam de speciali misericordiâ nihil quod stupendum esset existeret; et ainsi cette bonté générale serait une grâce, et cette miséricorde particulière n'en serait pas une (parce qu'on en saurait la cause et qu'on ne croirait pas qu'elle fut donnée par une pure libéralité ). Mais il a plu à Dieu de donner cette grâce (d'une particulière miséricorde) à plusieurs hommes, et de ne priver personne de la grâce (d'une bonté générale), afin qu'il paroisse dans toutes les deux que le don qui a été accordé à une partie des hommes, n'a pas été refusé à l'universalité du genre humain, mais que la grâce a prévalu dans les uns, et que la nature a résisté dans les autres (1). » Voilà donc, outre la grâce générale accordée à tous, une secrète distribution pour quelques-uns d'une

 

1 Lib. II De Vocat. gent., cap. VIII, fin.

 

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grâce particulière qui donne un grand sujet d'étonnement, parce que la cause en est cachée dans la toute-puissante volonté de Dieu, sans qu'il y en ait aucune du côté de l'homme.

C'est ce que ce saint docteur explique encore plus profondément par ces paroles : « Nous avons prouvé que non-seulement dans ces derniers temps, mais encore dans tous les siècles précédons, la grâce est venue au secours de tous les hommes, omnibus adfuisse gratiam, avec une égale providence et une bonté générale, providentiâ pari et bonitate generali ; mais en même temps avec une opération différente, mulitudo opere, et à mesure diverse, diversâque mensurâ : parce que par des moyens ou secrets ou manifestes , c'est lui qui « est le Sauveur de tous les hommes, principalement des fidèles (1). » Par une sentence si courte, si précise et si forte, l'Apôtre a décidé toute cette question ; et si nous la considérons tranquillement, nous verrons qu'en prononçant que Dieu est le Sauveur de tous, il a montré que la bonté de Dieu était générale envers tous les hommes ; et qu'en ajoutant principalement des fidèles, il a fait voir qu'il y a une partie du genre humain qui, par le mérite d'une foi divinement inspirée, est élevée au salut éternel par des bienfaits particuliers. Ce qui se fait sans qu'on puisse accuser Dieu d'aucune injustice et sans qu'il nous soit permis , dans ces secrètes dispensations de sa grâce, d'examiner son jugement avec arrogance, puisqu'au contraire nous n'avons qu'à le louer avec tremblement, et que nous avons fait voir que Dieu ne donne pas les mêmes ou de sûrs bienfaits aux peuples fidèles (a), et qu'avant toute considération des mérites, la mesure de ses dons est très-différente (2).

Il prouve cette différence par la mesure inégale de la révélation dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, dont il n'y a aucune raison que la seule volonté de Dieu ; il la prouve aussi par l'inégalité des grâces et des vertus : « Encore, dit-il, qu'il soit assuré que personne n'a aucun bien que Dieu n'ait donné, tous n'éclatent pas en mêmes vertus, tous ne sont pas enrichis des mêmes grâces;

 

1 I Tim., IV, 10.— 2 Lib. II De Vocat. gent., cap. X.

(a) Traduction littérale : « Et que même parmi les peuples fidèles, Dieu ne confère pas les mêmes ni de pareils bienfaits. »

 

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et il ne faut pas attribuer aux mérites ces divers degrés des dons divins, puisque la grâce est la cause principale de tout bon mérite, et que c'est de ses richesses qu'il faut prendre tout ce qui se trouve digne d'approbation dans tous les particuliers. » D'où il conclut, à l'exemple de saint Augustin, que Dieu, ayant prévu et prédestiné toutes les grâces qu'il a résolu de donner aux hommes afin de les faire saints, et la prescience ne pouvant être trompée, a il ne perd rien de la plénitude des membres dont le corps de Jésus-Christ est composé ; le nombre prévu et choisi ou prédestiné avant tous les temps ne souffre aucune diminution, conformément à ces paroles de saint Paul : « Souffrez avec moi pour l'Evangile selon la force de Dieu qui nous a sauvés et nous a appelés par sa vocation sainte; non selon nos œuvres, mais selon le décret de sa volonté et la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant tous les siècles (1). » Par ce passage et par beaucoup d'autres paroles de l'Apôtre, et encore par les prières de l'Eglise, il établit l'efficace, la gratuité, la distinction de la prédestination selon la doctrine de saint Augustin : par où il nous donne l'exemple de joindre à la volonté particulière de sauver les élus, la volonté générale de sauver tous les hommes ; et telle est bien constamment la doctrine de l'auteur du livre de la Vocation des gentils, attribué à saint Prosper d'Aquitaine.

 

CHAPITRE VII.

 

Continuation du précédent : les Pères qui ont suivi saint Augustin reconnaissent en Dieu et en Jésus-Christ la volonté générale de sauver et de racheter tous les hommes.

 

Et saint Prosper, le véritable Prosper, qui est le chef des défenseurs de saint Augustin, enseigne la même doctrine. D'abord on ne doute pas qu'il n'ait enseigné avec saint Augustin la grâce de prédilection et de prédestination gratuite pour les élus, de la manière dont elle a été expliquée. Il ne reste donc qu'à prouver qu'il a reconnu en même temps la volonté générale de sauver les hommes

 

1 II Tim., I, 8, 9.

 

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tant en Dieu qu'en Jésus-Christ, et dans la rédemption du genre humain. Le titre même des livres de saint Prosper pour la défense de saint Augustin commence la preuve : Réponses de Prosper aux articles des calomniateurs gaulois. Il déclare aussi «qu'il écrit pour empêcher qu'on ne croie que les sentiments de saint Augustin soient conformes à ce qu'en proposent ceux qui calomnient en vain ce saint docteur. » Il parle plus sévèrement dans la préface de la Réponse aux objections de Vincent : « Ils produisent, dit-il, contre nous les prodigieux mensonges de leurs impertinents blasphèmes , et ils assurent que nous croyons ce qui est compris dans le dénombrement diabolique qu'ils proposent de nos erreurs. » Pour adoucir ces calomniateurs, il récite seize chapitres (1), dont on accuse saint Augustin et ses disciples ; et à la tète de tous ces chapitres, il met celui-ci comme l'un des plus malins, que « Notre-Seigneur Jésus-Christ n'est pas mort pour le salut et la rédemption de tous les hommes (2). » C'est donc là, selon saint Prosper, une calomnie qu'on faisait à saint Augustin; c'était un de ces blasphèmes dont il voulait le défendre. On dira qu'en effet c'est un blasphème de nier ce que saint Paul assure en termes formels : « Jésus-Christ, dit cet apôtre, est mort pour tous; » c'est donc imputer à saint Augustin un blasphème contre saint Paul, que de lui faire nier ce qui est enseigné par cet apôtre. Mais à cela on répond que l'intention des calomniateurs de saint Augustin n'était pas de lui reprocher qu'il ne croyait pas à saint Paul ou qu'il en rejetait l'autorité , mais qu'il entendait ces paroles en un sens contraire, en disant que ce mot de tous ne s'entendait pas de tous les hommes sans en excepter aucun. C'est donc cette calomnie que saint Prosper entreprend de réfuter ; ce qu'il ne fait point, s'il ne montre que saint Augustin ne restreint pas à quelques-uns ce que saint Paul dit de tous les hommes en général.

C'est aussi ce qu'il fait en distinguant l'intention de la mort de Jésus-Christ d'avec son application à chaque fidèle. Quant à l'intention , il soutient que Jésus-Christ est le rédempteur de tous, encore qu'il ne le soit pas par l'application actuelle de sa mort ; et

 

1 Resp. ad object. Vincent., praef. — 2 Object. 1.

 

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cette doctrine ne diffère pas de celle qu'on enseigne dans toute l'École et que le concile de Trente a exprimée en ces termes : « Quoique Jésus-Christ soit mort pour tous, tous néanmoins ne reçoivent pas le fruit de sa mort (1). »

Pour bien entendre saint Prosper, il faut remarquer trois manières dont on peut dire, selon ce Père, que Jésus-Christ soit mort pour tous les hommes : la première, à cause de la grandeur et de la puissance du prix que Jésus-Christ a donné, qui est son sang capable de racheter tout le genre humain, quod ad magnitudinem et potentiam pretii ; la seconde, à cause qu'il a pris la nature de tous les hommes; la troisième, à cause aussi qu'il a pris en main la cause commune de tous les hommes, en expiant le péché d'Adam dans lequel tous étaient perdus, propter unam omnium naturam et unam omnium causam (2).

La première raison, qui est tirée de la valeur infinie du prix qu'il a donné pour nous, n'est pas suffisante, parce que si l'on n'avait égard qu'à celle-là, Jésus-Christ ne serait pas plus le sauveur des hommes que des démons, puisque son sang, qui est d'un prix infini, suffisait pour les racheter et pour racheter mille mondes. Il faut donc venir aux deux autres choses, qui est que la nature qu'il a prise et la cause qu'il a défendue est celle de tous les hommes. Mais encore si cela n'est bien entendu, il ne suffit pas pour faire Jésus-Christ rédempteur commun de tous les hommes. Car il ne servirait de rien ni que la nature, ni que la cause fût commune à tous les hommes, si avec cela il n'a pas eu la volonté de les racheter tous : un médecin aurait beau avoir apporté un remède capable de guérir tous les pestiférés, et de vouloir donner à quelques-uns le remède du mal qui leur est commun ; il ne sera pas pour cela le médecin de tous, s'il n'a dessein d'employer son remède qu'à quelques-uns. Il en est de même de Jésus-Christ. C'est pourquoi saint Prosper ne veut qu'il soit rédempteur de tous les hommes que « à cause qu'il a pris véritablement et la nature et la cause de tous les hommes, propter unam omnium naturam et unam omnium causam in veritate susceptam. » On sait ce que

 

1 Sess. VI, cap. II. — 2 Resp. ad object. Vincent., object. 1.

 

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veut dire en latin suscipere causam, prendre en main la cause de quelqu'un: c'est en être l'avocat, la plaider, la soutenir. Ainsi prendre en main la cause de tous, c'est plaider pour tous ceux qui ont intérêt dans cette cause et en être le commun avocat. C'est donc ce que saint Prosper nous enseigne qu'il a fait, lorsqu'il dit que Jésus-Christ a pris en main la cause commune de tous les hommes; et, pour exprimer plus fortement sa pensée, il ajoute qu'il l'a prise en main en vérité, propter unam omnium naturam et unam omnium causam in veritate susceptam. Aussi véritablement qu'il a pris la nature de tous les hommes, aussi véritablement il s'est rendu l'avocat et le défenseur de leur cause : la manière dont il a soutenu celle des hommes, c'est non-seulement en se rendant caution pour eux, mais encore en payant à leur décharge. Il a donc eu la volonté de payer pour tous, puisqu'il a voulu en commun défendre leur cause et se rendre leur avocat.

Mais encore, dit saint Prosper, « qu'on eût raison de dire en ce sens que tous sont rachetés, rectè omnes dicantur redempti, » à cause que Jésus-Christ, en prenant la nature de tous, s'est aussi chargé de leur cause et qu'il a plaidé généralement pour tous ceux qu'elle regardait, propter unam omnium naturam et unam omnium causam in veritate susceptam; toutefois, « comme tous ne sont pas actuellement délivrés, » quoique l'universalité de la rédemption s'étende à tous les hommes, il n'en est pas de même de la propriété, redemptionis proprietas, qui n'est qu'à ceux qui se sont approprié, par l'application, le don commun, parce que, continue saint Prosper, « le breuvage d'immortalité composé de la faiblesse de notre nature et de la puissance de la nature divine, a en soi de profiter à tous ; mais si on ne le boit, il ne guérit pas, habet quidem in se ut omnibus prosit; sed si non bibitur, non medetur. » Il a en soi de profiter à tous : il n'en a pas seulement la vertu et la puissance ; quant à lui, il profite à tous ; ce qui ne serait pas véritable, si non-seulement il n'avait une force suffisante pour les guérir, mais s'il n'était effectivement préparé pour eux. Car, comme nous avons vu, ni le médecin n'est le médecin de tous les malades, ni l'avocat n'est l'avocat de tous ceux que la cause intéresse, s'il n'a en même temps la volonté et de préparer son remède

 

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à tous ceux qui sont attaqués de la maladie, et d'employer les défenses et les moyens de la cause pour tous ceux qui se trouveraient condamnés sans ce secours. Ainsi on a grande raison de dire, rectissimè dicatur, que Jésus-Christ, comme le remarque saint Prosper, a été en général crucifié pour tous les hommes, à cause qu'il a offert en sacrifice pour eux tout son corps et son sang qui lui était commun avec eux; « et on peut dire en un autre sens qu'il a été crucifié seulement pour ceux à qui sa mort profite, potest tamen dici pro his tantùm crucifixus, quibus mors ipsius profuit (1) ; » où la seule façon de parler montre que la manière dont on le doit expliquer naturellement en cette matière, est de dire que Jésus-Christ «a été crucifié en général pour tous les hommes : » car c'est cette locution dont il prononce rectissimè dicatur; et pour l'autre expression, qui restreint la rédemption à quelques-uns seulement, il se contente d'assurer que a cela se peut dire ainsi, potest tamen dici. » Par où il marque qu'en général, pour parler exactement, il faut dire absolument que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, encore qu'on puisse dire, potest dici, en se restreignant à l'effet, qu'il n'est mort que pour quelques-uns ; ce qui est aussi, comme nous verrons, la très-expresse doctrine de saint Augustin.

On voit par ces passages que l'esprit des saints, et en particulier celui des saints défenseurs de la grâce et de saint Prosper, a été de conserver à la rédemption du genre humain un caractère d'universalité. La source en est dans la bonté de Dieu, dont Jésus-Christ homme est l'imitateur en toutes choses et qui, voulant, comme dit saint Paul, que tous les hommes soient sauvés, a inspiré le même désir à celui qu'il leur a donné pour sauveur. C'est pourquoi saint Prosper a marqué encore, parmi « les calomnies » qu'on faisait à saint Augustin celle de lui reprocher que, « selon sa doctrine, Dieu ne voulait pas sauver tous les hommes, mais un certain nombre de prédestinés (2) ; » à quoi il s'oppose en disant que « Dieu a soin de tous les hommes, omnium hominum cura est Deo (3).» Ce qu'il entend manifestement par rapport à la religion, puisqu'il

 

1 Resp. ad object. Gall., object. 9. — 2 Ibid., object. 7. — 3 Ibid.

 

 

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prouve ce soin général de la bonté de Dieu envers tous les hommes, parce qu'il « n'y en a aucun que la prédication de l'Evangile, ou le témoignage de la loi, ou la nature même ne sollicite : Nemo est quem non, aut evangelica prœdicatio, aut legis testificatio, aut ipsa etiam naturel conveniat (1). » Ce terme de conveniat a une force particulière, que je ne sais pas rendre en notre langue. Car il marque, pour me servir de cette expression, ime insinuation, une signification faite à chacun de la volonté de Dieu, afin que tous s'y conforment ; d'où ce grand homme conclut qu'il faut « rejeter sur eux-mêmes, l'infidélité des hommes qui désobéissent, sed infidelitatem hominum ipsis adscribamus hominibus. »

Que si l'on répond qu'il ne parle ici que des invitations extérieures, j'en conviens. Mais il faut aussi que l'on convienne que, pour vérifier la parole de saint Paul : «Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » saint Prosper s'est cru obligé à rendre ces invitations universelles. C'est pourquoi, après avoir dit que tout le monde est invité et sollicité «par la loi et par l'Evangile, » c'est-à-dire par des moyens qui ne sont pas absolument universels, pour ne laisser aucun doute de l'universalité de l'invitation, il y ajoute «la nature même, » dont la voix, dans l'ordre du monde et dans les mouvements de la conscience, se fait entendre à tous les hommes. On voit donc que l'intention de saint Prosper, pour répondre à celle de saint Paul, est de donner à la volonté un moyen universel de solliciter tous les hommes sans exception à lui obéir. Mais comme il est bien certain qu'un moyen extérieur ne suffît pas pour faire que Dieu veuille véritablement sauver tous les hommes, ni pour faire que tous les hommes se puissent soumettre à ses volontés et n'imputer plus leur infidélité qu'à eux-mêmes, il faut joindre à ce moyen extérieur si universel un moyen intérieur de même étendue; autrement on n'explique point la volonté générale, et on ne satisfait pas à l'intention de l'Apôtre.

Au reste il n'est pas besoin que saint Prosper entre dans l'explication de ces moyens intérieurs, que les semi-pélagiens qu'il avait

 

1 Resp. ad obj. Gall., ibid.

 

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à combattre ne rejetaient pas : il suffisait de montrer les moyens extérieurs auxquels ils étaient attachés. Quand saint Augustin enseigne « qu'il y a des hommes qui sont doués naturellement d'un don d'intelligence si divin qu'ils seraient facilement portés à croire, s'ils voyaient ou s'ils entendaient des miracles ou des discours convenables à leur génie (1), » la grâce est présupposée dans ce passage, encore qu'elle n'y soit pas exprimée. Je dirai à peu près de même que, quand saint Prosper propose les moyens extérieurs de connaître Dieu, qui rendent inexcusables ceux qui refusent de le faire, il présuppose et sous-entend les secours intérieurs qui les accompagnent : autrement il n'aurait pas tant fait valoir ce soin que Dieu a de tous les hommes par rapport à la religion, comme on a vu ; et encore moins aurait-il pu dire que, « sans préjudice du discernement contenu dans la science divine que Dieu fait entre les hommes selon les secrets profonds de sa justice, il faut croire et confesser très-sincèrement que Dieu veut qu'ils soient tous sauvés (2). »

Il est vrai que la volonté générale était prise en un mauvais sens par les semi-pélagiens qui, comme le rapporte saint Prosper lui-même dans sa lettre à saint Augustin, en inféraient que, sans repousser personne de la vie, « la bonté de Dieu voulait indifféremment que tous les hommes fussent sauvés et vinssent à la connaissance de la vérité : en sorte que, comme on dit que ceux qui ne viennent pas n'obéissent point parce qu'ils ne l'ont pas voulu, il soit aussi véritable que le fidèle qui obéit, le fait parce qu'il le veut, chacun ayant autant de pouvoir au bien qu'au mal et la volonté se mouvant avec un poids égal à l'un ou à l'autre (3). »

C'était là un des caractères du semi-pélagianisme si bien marqué dans leur doctrine, qu'il est même observé par les grecs et par Photius : «Ils veulent, dit-il, que Dieu gratifie indifféremment tous les hommes (4) » Ce mot indifféremment a un double sens. Il signifie, en premier lieu, que la bienveillance de «Dieu, qui veut sauver tous les hommes, n'excepte personne ; » et nous avons vu ce sens dans plusieurs passages des Pères, et entre autres dans

 

1 De Don. pers.— 2 Resp. ad object. Vincent. — 8 Prosp., Epist. ad August., n. 4. — 4 Cod. 54.

 

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ceux de l'auteur du livre de la Vocation des gentils et dans ceux de saint Prosper même. Il peut vouloir dire, en second lieu, que l'indifférence est si grande qu'il n'y a du côté de Dieu ni choix, ni discernement, ni grâces particulières pour les élus. En sorte, comme on a vu, que leur pouvoir et leur inclination, comme celle de tous les hommes, soit égale pour le bien comme pour, le mal, sans que Dieu incline efficacement leur volonté au bien, qui est le sens des semi-pélagiens et celui auquel saint Prosper rejette la volonté générale ; c'est-a-dire, comme il l'explique, « une volonté tellement indifférente que, dans tous les siècles et en quelque manière que ce soit, elle n'omette personne : Ita indifferens per omnia sœcula voluntas Dei, ut usquequaque neminem hominum prœtermisisse videatur ; ce qui ne peut être, dit le saint, sans qu'on attaque l'impénétrable hauteur des jugements de Dieu  (1). »

Pourvu donc qu'on n'attaque pas cette impénétrable hauteur, et qu'on reconnaisse du côté de Dieu avec saint Augustin, avec saint Prosper, avec l'auteur du livre de la Vocation des gentils, un discernement du côté de Dieu, un choix, une élection, une prédestination et prédilection gratuite dont il n'y ait point d'autre cause qu'une bonté particulière de Dieu envers ses élus, non-seulement saint Prosper admettra une volonté générale de sauver et de racheter tous les hommes ; mais encore il comptera, comme on a vu, parmi les calomnies qu'on fait à saint Augustin et parmi les erreurs qu'on lui impute, celle de lui faire nier cette volonté générale.

Et si l'on demande quel est, selon saint Prosper, l'effet de cette volonté générale, l'effet en est de donner aux hommes qu'il veut sauver le secours absolument nécessaire pour parvenir au salut et un secours, en un mot, de la nature de celui qui bien constamment est donné, selon ce saint Père et selon saint Augustin, comme on va voir, aux justes qui tombent. Car saint Prosper compte encore, parmi les erreurs qu'on impute à saint Augustin et à ses disciples, celle de leur faire assurer que Dieu « retire secrètement les bonnes volontés » aux justes qui ne persévèrent pas dans la vertu (2) ; c'est-à-dire qu'il leur retire sa grâce et, comme il parle

 

1 Resp. ad obj. Gall., object. 8. — 2 Resp. ad object. Vincent., object. 13.

 

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en un autre endroit, « qu'il ne veut pas que tous persévèrent, nolit Deus ut omnes catholici in fide catholicà perseverent (1) ; » et au contraire, il suppose comme incontestable que « c'est la volonté de Dieu qu'on demeure dans la bonne volonté, Dei ergò voluntas est ut in bonà voluntate maneatur (2). » Et il ne faut pas répondre que, lorsqu'il dit que Dieu veut qu'on persévère, ce soit dire simplement qu'il le commande : car s'il ne s'agissait que de vérifier que Dieu commande aux justes la persévérance, saint Prosper n'aurait eu besoin que d'alléguer les préceptes, et il n'aurait pas été nécessaire qu'il alléguât les secours. Or, est-il que, sans alléguer les préceptes, il n'allègue que les secours, en parlant ainsi : « C'est la volonté de Dieu qu'on demeure et qu'on persévère, puisqu'il ne délaisse personne qui ne l'ait auparavant délaissé, et qu'il convertit beaucoup de ceux qui le délaissaient : Qui et priusquàm deseratur, neminem deserit, et multos descrentes sœpè convertit (3). » Il répète le même principe, en un autre endroit par ces paroles : « Comme il faut rapporter le bien à Dieu qui l'inspire, il faut rapporter le mal à ceux qui pèchent : dont il rend cette raison, qu'ils n'ont pas été abandonnés de Dieu, afin qu'ils l'abandonnassent; mais qu'ils l'ont abandonné et ils ont été abandonnés, et ils ont été changés de bien en mal par leur propre volonté : Reliquerunt et relicti sunt, et ex bono in malum proprià voluntate relicti sunt (4). » Enfin il inculque encore cette vérité, lorsqu'après avoir enseigné que « Dieu n'est pas cause de la défection de ceux qui s'éloignent de lui, » il le prouve en cette manière : « Qu'encore qu'il ait pu donner à ceux qui tombent, la force de ne tomber pas, il est pourtant véritable que sa grâce ne les a pas quittés avant qu'ils le quittassent (5). »

Nous allons voir, dans un moment, qu'il a pris ce beau principe de saint Augustin, ou plutôt de la tradition universelle de l'Eglise, d'où le concile de Trente l'a tiré pour en faire un point de foi. Mais nous n'en sommes pas encore à qualifier la proposition qui rejetterait ce principe ; nous en sommes à démontrer que c'est, selon saint Prosper, une vérité qui ne reçoit aucun doute, que les

 

1 Resp. ad object. Vincent., object. 8. — 2 Ibid. — 3 Ibid., object. 7. — 4 Resp. ad object. Gall., object. 3. — 5 Ibid., object. 15, art. 7.

 

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justes mêmes, lorsqu'ils tombent, n'étaient pas destitués de secours. Car quel que soit ce secours et en quelque sorte qu'on l'explique, si ce n'était ce secours absolument nécessaire et absolument suffisant pour conserver la justice, le juste, contre saint Prosper, serait délaissé avant sa chute, et Dieu de lui-même lui aurait ôté son secours absolument nécessaire. Poussons plus avant et disons : Ce secours n'a pas son effet entier dans les justes, puisqu'ils tombent ; il a pourtant un certain effet, puisqu'il les soutient jusqu'à leur donner le pouvoir de ne tomber pas, et cet effet est la suite de la volonté que Dieu a qu'ils persévèrent. Comme donc, parce qu'il a une volonté que les justes ne tombent point, il leur donne le secours absolument nécessaire pour prévenir cette chute, de même s'il y a en Dieu et en Jésus-Christ une volonté générale de sauver tous les hommes et que ce soit une calomnie de faire nier cette vérité à saint Augustin et à ses disciples, l'effet de cette volonté sera que Dieu prépare à tous, en temps convenable, en degré suffisant, quoiqu'avec des différences infinies et par les voies qui lui sont connues, des moyens de parvenir au salut, de la nature de ceux qu'il donne aux justes qui tombent, quoique Dieu veuille qu'ils demeurent.

Il ne s'agit pas maintenant de concilier ces deux volontés, c'est-à-dire la générale de sauver tous les hommes avec la prédilection et préélection particulière des saints. Le livre de la Vocation des gentils a mis cette importante conciliation au rang des vérités qu'il faut croire, encore qu'elles soient incompréhensibles; et quelque difficulté qu'il y ait à concilier ces deux volontés, saint Prosper qui, comme on a vu, a rangé la particulière qui regardait les élus parmi les fondements de la foi, n'a pas laissé de repousser comme des calomniateurs ceux qui imputaient à saint Augustin de nier la générale et universelle qui regardait tous les hommes.

 

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CHAPITRE VIII.

 

Saint Augustin reconnait en Dieu et en Jésus-Christ la volonté générale de sauver et de racheter tous les hommes.

 

Que ce soit, en effet, mie calomnie d'attribuer cette erreur à saint Augustin, le P. Deschamps le prouve par cent passages de ce Père, où il paraît clairement qu'il n'a point parlé autrement que les autres saints de l'universalité de la rédemption (1). Car on y trouve que si Jésus-Christ a acquis le droit de «juger tout le monde, c'est parce qu'il a acheté, non une partie mais le tout : il doit donc juger le tout, puisque c'est le tout qu'il a acheté : Judicabit orbem terrarum, non partent, quia non partem emit; totum judicare debet, quia pro toto pretium dedit (2). » Pour parler conséquemment, il dit toujours que «le sang de Jésus-Christ est le prix de toute la terre (3). » Rien n'était proportionné au prix qu'il donnait que l'univers tout entier : « Voulez-vous savoir ce qu'il a acheté? Voyez ce qu'il a donné : le prix, c'est le sang de Jésus-Christ. Combien vaut-il? tout le monde (4). » Voulez-vous donc savoir ce qu'il a acheté par ce prix, vous n'avez qu'à considérer ce que ce prix valait. Qu'on me montre aucun passage des autres Pères où l'universalité de la rédemption soit plus clairement expliquée.

Pour l'intention de sauver généralement tous les hommes, aucun de ceux qui ont précédé saint Augustin ne l'a non plus énoncé plus clairement qu'il a fait sur ces paroles de Jésus-Christ : « Dieu a envoyé son Fils non point pour juger le monde, mais pour le sauver (5). » D'où saint Augustin conclut : « Autant qu'il dépend du médecin, quantum in medico est, il est venu sauver le malade. Celui-là se donne la mort, qui ne veut pas observer le précepte du médecin. » Il ne veut donc pas qu'aucun des malades périsse que le médecin n'ait l'intention de le guérir, de le sauver ; et s'il n'est pas sauvé, il veut qu'il ne l'impute qu'à sa propre volonté,

 

1 De Hœr. jans., disp. 7, cap. II et seq.— 2 In Prosp., XCV sub. fin. — 3 Ibid. XXI, med. — 4 In Prosp., XCV, maed. — 5 Joan., III, 17.

 

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qui lui a fait refuser le remède qui lui était présenté : Ille se interimit, qui prœcepta medici observare non vult. »

Le même saint, dans un livre où il entreprend d'instruire et de former ceux qui venaient au christianisme et qu'il intitule pour cette raison : De Catechizandis rudibus : de la manière dont il faut instruire ou catéchiser les ignorants, donne cette instruction au nouveau disciple : « Qu'il ne doit désespérer de la correction d'aucun de ceux à qui Dieu prolonge la vie par sa patience, parce que, comme dit l'Apôtre, il ne le fait point pour autre dessein que pour les amener à la pénitence : Ut de nullius correctione desperet quem patientia Dei videt vivere, non ob aliud, sicut Apostolus ait, nisi ut adducatur ad pœnitentiam. » Et il ajoute dans le même esprit : « Dieu a envoyé son Fils pour sauver les hommes des peines éternelles, s'ils ne sont point ennemis d'eux-mêmes et qu'ils ne résistent point à la miséricorde de leur Créateur : Si sibi ipsis non sint inimici, et non resistant misericordiœ Creatoris sui (1). » Ainsi la volonté de Dieu par elle-même est universelle, et rien n'en empêche l'effet que la volonté de l'homme, qui s'oppose lui-même à son bonheur.

Ces passages sont tirés des livres que saint Augustin a composés ou des sermons qu'il a prononcés durant son pontificat, c'est-à-dire, durant le temps où il reconnaît lui-même que sa doctrine a été pure sur la matière de la grâce chrétienne. Il y en a, comme celui du livre de Catechizandis rudibus, qui font partie des ouvrages qu'il a rétractés, et où il s'est bien gardé de reprendre les endroits où il met en Dieu cette volonté et, pour user de ce mot, cette propension générale à sauver les hommes, encore qu'il s'y agit d'instruire un diacre que l'Eglise de Carthage avait chargé du catéchisme, et à qui il ne fallait point permettre, dans une instruction si importante, d'enseigner comme constant ce qui ne le serait pas (2). C'était donc, au contraire, l'esprit de l'Eglise, qu'on inculquât cette vérité aux catéchumènes dès les premiers pas qu'ils faisaient pour entrer dans le christianisme, et il ne faut pas croire que saint Augustin ait jamais pu s'éloigner de ces sentiments.

 

1 De Catech. rud., n. 50. — 2 Ibid., cap. I.

 

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Mais si l'on veut voir ce qu'il a dit en disputant contre les pélagiens, il ne faut que l'écouter dans le livre de l'Esprit et de la lettre, auquel il donne lui-même cet éloge dans ses Rétractations, a qu'autant qu'il a plu à Dieu de lui aider, il y a fortement ou vivement disputé, acriter, contre les ennemis de la grâce de Dieu par laquelle l'impie est justifié (1). » Dans ce livre donc, qu'il recommande si fort à ses lecteurs, la suite de la dispute l'ayant mené naturellement à cette question, qui est sans doute la principale en cette matière : D'où nous venait la foi par laquelle nous impétrions les autres dons et d'où nous était inspirée la volonté de croire, il y propose ce cloute : « Si elle nous vient par la nature, pourquoi n'est-elle pas donnée à tous, puisque Dieu est le créateur de tous les hommes? et si elle nous vient par un don de Dieu, pourquoi encore n'est-il pas commun à tous les hommes, puisqu'il veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (2)? » Il était donc engagé à résoudre cette question ; et comme pour y marcher lui-même et faire marcher son lecteur plus sûrement, il y allait pas à pas, voici comme il commence : «Examinons, dit-il, premièrement si, pour résoudre cette question, il suffit de dire que le libre arbitre, qui nous est naturellement accordé par notre Créateur, est cette puissance mitoyenne qui peut ou s'élever à la foi ou décliner vers l'infidélité ; et pour cela il ne faut pas dire que l'homme puisse avoir de soi la volonté de croire sans l'avoir reçue, puisqu'elle s'élève par la vocation de Dieu du libre arbitre que chacun reçoit dans sa création. Or, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité ; non toutefois de telle sorte qu'il leur ôte le libre arbitre , dont ils peuvent bien et mal user et par là être jugés justement. Et quand il arrive aux infidèles de mal user de leur libre arbitre, ils agissent à la vérité contre la volonté de Dieu en ne croyant pas à l'Evangile ; mais ils ne la surmontent pas et ne font que se priver eux-mêmes du plus grand de tous les biens, et s'impliquent dans des peines rigoureuses qui leur font expérimenter dans leur supplice la puissance de celui dont ils ont

 

1 Lib. II Retract., cap. XXXIII. — 2 Ibid., n. 57.

 

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méprisé la miséricorde dans ses dons, experturi in suppliciis potestatem cujus in bonis misericordiam contempserunt (1). »

Voilà donc par où il commence la résolution de la question qu'il a proposée, en établissant quatre principes : le premier, que nous avons reçu de Dieu le libre arbitre, par lequel nous produisons un acte de foi; le second, que nous ne le produisons pas sans la grâce de Dieu, puisqu'il ne s'élève en nous que par sa vocation, par où nous verrons bientôt qu'il entend une grâce intérieure ; le troisième, qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils méprisent ses dons quand ils n'ouvrent pas les yeux à la vérité ; le quatrième, que de là il ne s'ensuit pas que la volonté de Dieu soit vaincue, parce que ceux qui n'ont pas voulu profiter de ses dons ne peuvent éviter ses jugements. Ce qui lui fait ajouter ces mots : « Ainsi la volonté de Dieu est toujours invincible : il est vrai qu'elle serait vaincue, si, après qu'on l'a méprisée, il ne savait que faire des rebelles ou qu'ils puissent éviter le juste supplice qu'il a établi pour eux. » Ce qu'il prouve par l'exemple d'un domestique « qui, dit-il, aurait triomphé de la volonté de son maître, si, après lui avoir désobéi, il pouvait éviter la peine de sa désobéissance. Mais cela, continue-t-il, ne peut arriver sous un Dieu tout-puissant, dont il est écrit qu'il a parlé une fois, c'est-à-dire immuablement, semel locutus est Deus : — Où j'ai, ajoute David, entendu deux choses, duo hœc audivi : qu'à lui appartient la puissance et à lui la miséricorde ; et, Seigneur, que vous rendez à chacun selon ses œuvres, sans que personne puisse éviter vos jugements. » D'où saint Augustin conclut enfin que « celui-là sera damné par sa puissance qui aura méprisé de croire à sa miséricorde ; au lieu que celui qui y aura cru et qui se sera mis entre ses mains pour être absous de tous ses péchés, guéri de tous ses vices, échauffé par sa chaleur et éclairé par ses lumières, il aura par sa grâce les bonnes œuvres dont les biens éternels seront la récompense. »

On voit maintenant, par la suite des principes de ce Père, que la manière dont il entend que Dieu veut sauver tous les hommes, c'est premièrement que tous ceux qu'il punit ont auparavant méprisé

 

1 Lib. II Retract., cap. XXXIII, n. 58.

 

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ses dons : les dons dont ont profité ceux qui se sont mis entre ses mains pour être échauffés dans leur volonté par son ardeur et éclairés dans l'entendement par ses lumières : par conséquent des dons non-seulement extérieurs, mais encore intérieurs ; et non-seulement pour l'entendement, mais encore pour la volonté. A quoi il ajoute que la seule chose qui empêche qu'ils ne triomphent, en périssant, de celui qui avait voulu les sauver, c'est que, s'ils méprisent par leur résistance la volonté qui était prête à les délivrer, ils ne peuvent éviter celle qui dans la suite est résolue à les punir : d'où il s'ensuit qu'il y a pour eux, avant leur révolte, une volonté aussi véritable de les sauver tous qu'il y en a une depuis de les perdre sans miséricorde.

Et ici non-seulement on peut dire, comme on a déjà fait, qu'aucun des Pères n'a parlé plus clairement en cette matière ; mais encore qu'il n'y en a point qui soit entré si à fond dans la matière de la volonté générale, ni qui ait approché de l'évidence avec laquelle saint Augustin l'a poussée jusqu'au premier principe. Cette doctrine lui plaît si fort qu'il emploie encore des pages entières, non plus à la trouver, car la chose était faite à fond ; mais à la méditer dans l'effusion de son cœur, comme une de ces vérités qui dilatent le cœur humain par l'impression qu'elle y fait de la souveraine libéralité d'un Dieu infiniment bon.

Après avoir dit ces choses et avoir posé les fondements pour résoudre la difficulté, il ajoute ces paroles : « Si l'on trouve que ce discours suffit à vider cette question, je le veux bien, hœc disputatio, si quaestioni illi solvendœ sufficit, sufficiat (1). » Mais il n'en demeure pas là ; et sentant qu'on lui pouvait objecter que si, pour attribuer la foi à Dieu, c'était assez d'avoir dit qu'elle sortait du libre arbitre que nous avons reçu dans notre création, il y aurait à craindre qu'il ne fallût aussi attribuer à Dieu le péché qui vient de la même liberté qu'il nous a donnée, il répond que le libre arbitre reçu de notre Créateur n'est pas la seule raison qui nous fasse dire que la foi est un don de Dieu ; mais qu'il y faut ajouter que « Dieu fait que nous voulons et que nous croyons par

 

1 Lib. II Retract., cap. XXXIV, n. 60.

 

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les inductions des choses qu'il nous fait voir, visorum suasionibus, soit extérieurement par la prédication de l'Evangile, soit dans l'intérieur où personne n'a en sa puissance ce qui lui vient dans l'esprit, mais c'est à la propre volonté d'y donner ou d'y refuser son consentement. »

Ceux qui sont versés dans le style de ce Père savent ce qu'il entend par le mot visa, «les vues que Dieu donne, » et par ce mot vocatio, vocatus, dont on a vu qu'il s'est servi au commencement. Par ces mots il entend les grâces tant extérieures qu'intérieures, par où l'homme est induit à croire. Dans la quarantième des Quatre-vingt-trois questions, il dit que les diverses inclinations des âmes naissent des diverses vues des objets divers qui leur sont présentés, ex diversis visis diversus appetitus animarum est. Selon cette locution il parle ainsi, dans le livre premier des Diverses questions à Simplicien : « Il nous est commandé de croire, afin qu'après avoir reçu le don du Saint-Esprit ( parla foi ), nous puissions faire de bonnes œuvres par la charité. Mais qui peut croire, s'il n'est touché par quelque vocation, c'est-à-dire par quelque témoignage de la vérité, et qui a en sa puissance, que son esprit soit touché d'une telle vue que sa volonté en soit émue à croire ? Et qui est celui qui embrasse dans son esprit ce qui ne le délecte pas, et qui a en son pouvoir qu'il se présente à son esprit quelque chose qui le délecte ou qu'il en soit délecté après qu'il lui a été présenté? » C'est donc par là qu'il explique la grâce intérieure et le besoin qu'on a au dedans du cœur de ses secrètes insinuations. Conformément à cette doctrine, il dit encore dans le livre des Quatre-vingt-trois questions : «Personne ne peut vouloir, s'il n'est averti ou appelé, soit au dedans où nul homme ne peut pénétrer, soit au dehors ou par la parole qui résonne à ses oreilles ou par quelques signes visibles ; et c'est pourquoi on conclut que Dieu opère en nous le vouloir même (1). » Ainsi sous le nom de vocation aussi bien que sous celui de vues, visa, il comprend tout ce qui induit à la foi et au dedans et au dehors, c'est-à-dire non-seulement la vocation extérieure, mais encore l'intérieure qui est celle de la grâce

 

1 Quœst. LXVIII, pag. 54.

 

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qui touche les cœurs. Et selon ces expressions qu'il continue dans le livre de l'Esprit et de la lettre, il y conclut, comme on a vu, que ce n'est pas seulement à cause que Dieu a donné le libre arbitre qu'on lui attribue de donner la foi, mais à cause qu'il induit l'homme à croire par ces vues tant au dehors qu'au dedans, où l'on ne voit pas ce qu'on veut, mais où l'on voit ce que Dieu révèle, pour y donner ou y refuser son consentement.

Il inculque cette vérité par ces paroles : « Quand donc, par tous ces moyens, Dieu agit de telle manière avec l’âme raisonnable qu'elle croit en lui ( car elle ne peut point croire tout ce qu'il lui plaît par son libre arbitre, s'il n'y a point d'induction, suasio, ou de vocation extérieure et intérieure à qui l'on croie ), on voit que Dieu opère en l'homme le vouloir même et que sa miséricorde nous prévient en tout. Mais, comme je viens de dire, il appartient à la propre volonté de donner ou de refuser son consentement (1).»

 

CHAPITRE IX.

 

Si Dieu a la volonté générale de sauver tous les hommes, pourquoi donne-t-il aux uns la grâce efficace qui les mène au salut, aux autres non? Réponse de saint Augustin.

 

Cette doctrine , ainsi rapportée pour expliquer comment Dieu veut sauver tous les hommes et les amener à la connaissance de la vérité, fait voir qu'il n'y en a point à qui ces moyens tant intérieurs qu'extérieurs ne soient présentés à leur manière ; et que s'ils consentent ou non, c'est l'effet de leur volonté. Par cette réponse de saint Augustin, la question de la volonté générale est résolue ; mais ce Père était trop profond pour ne voir pas qu'il restait encore une plus grande difficulté, qui était celle du discernement particulier des élus. Car encore qu'il fût véritable que Dieu voulait amener tous les hommes à la vérité, et que pour cette raison il ne cessait de les appeler en cent manières et au dedans et au dehors, il était également certain que ceux qui croyaient

 

1 Quœst. LXVIII, p. 54.

 

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étaient appelés d'une manière singulière qui les induisait infailliblement à croire. Il ne dissimule pas une si grande difficulté; mais pour montrer que la résolution en était au-dessus de l'esprit humain, il la décide en cette sorte : « Maintenant ( après avoir vu que Dieu induit tous les hommes et au dedans et au dehors à la vérité à laquelle il veut qu'ils arrivent ) si l'on me presse davantage et que l'on me pousse à cette profonde question : Pourquoi l'un est induit ( à la vérité et à la foi) de telle sorte qu'il en soit (effectivement) persuadé, et l'autre, non : An illi ita suadeatur ut persuadeatur, ille autem non ita ? je n'ai maintenant sur cela que ces deux choses à répondre : O profondeur des richesses (1)!... Y a-t-il en Dieu quelque iniquité (2) ? Celui à qui déplaira cette réponse, qu'il cherche de plus grands docteurs ; mais qu'il craigne de trouver des présomptueux. »

Par cet endroit sont réfutés ceux qui ont prétendu, de nos jours, que l'endroit où il est parlé de la volonté générale est une objection. Et premièrement il est certain qu'on l'a pris naturellement, dès le temps de Bède, non point pour une objection, mais pour un dogme positif de saint Augustin (3) : car ni les locutions de saint Augustin, ni le fond de la doctrine qu'il propose ne souffrent cette réponse. Les locutions ne sont pas d'un homme qui s'objecte ce qu'il ne croit pas, et ensuite le détruit, mais d'un homme qui propose par ordre ce qu'il croit et s'avance par degrés à la résolution de la difficulté. C'est pourquoi il commence ainsi : « Voyons, dit-il, si ceci résoudra la difficulté. » Et il ajoute dans la suite : « Si cela suffit, qu'il suffise. » Et conclut enfin, que si on le pousse plus avant, il ne lui reste que deux réponses, qui sont les deux passages de saint Paul que nous savons qu'il produit. Voilà pour ce qui regarde les locutions : elles sont visiblement, non d'un homme qui objecte et puis qui détruit une objection, mais d'un homme qui, s'enfonçant pas à pas dans la difficulté, en résout successivement toutes les parties, ce que le fond démontre encore plus évidemment. La difficulté consistait à savoir comment la volonté de croire, soit qu'elle vînt de la nature ou de la grâce, n'était

 

1 Rom., XI, 33.— 2 Ibid. cap. IX, 14. — 3 Bed., de Locis.

 

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pas donnée à tous, puisque Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et amenés à la connaissance de la vérité. Mais comme cette difficulté en enfermoit deux autres principales, dont la première est comment on peut dire que Dieu veuille ce qui n'arrive pas, c'est-à-dire qu'il veuille sauver ceux qui se perdent, et la seconde comment il donne ce qui vient du libre arbitre, saint Augustin résout la première en disant que Dieu veut bien à la vérité, sauver tous les hommes; mais que, comme c'est sans leur ôter leur liberté naturelle, c'est aussi par là qu'ils périssent.

Il suppose donc que si tous les hommes ne sont pas sauvés, l'obstacle en vient, non point du côté de la volonté de Dieu qui est générale, mais du côté de la volonté de l'homme qui s'oppose par son libre arbitre à celle de Dieu.

Mais d'autant qu'il s'élève là une autre difficulté : Comment il se peut faire que la volonté de l'homme l'emporte sur celle de Dieu? saint Augustin fait voir que ce n'est pas l'emporter sur Dieu, lorsqu'en méprisant sa miséricorde, on n'évite point sa justice. Il cherche donc toujours à sauver la volonté générale ; et ce qu'il dit pour l'établir n'est pas une objection qu'il se fait, mais un dogme qu'il éclaircit.

Voilà pour ce qui regarde la difficulté de la volonté générale. Mais il s'agissait encore de donner la résolution de cette autre difficulté : comment la volonté de croire qui vient du libre arbitre de l'homme peut être en même temps un don de Dieu ; et saint Augustin y procède en déclarant qu'elle venait à la vérité du libre arbitre, mais du Ubre arbitre aidé des grâces extérieures et intérieures, que ce même libre arbitre peut recevoir ou rejeter comme il lui plaît.

Toute la difficulté serait résolue par des réponses si précises, si de là il ne naissait pas une autre difficulté encore plus grande : D'où vient que les uns croient et les autres non, et pourquoi Dieu, qui peut tout sur le libre arbitre, se contente d'attirer les uns à la vérité par des inductions qu'ils rejettent, pendant qu'il pousse les autres jusqu'à une entière et effective persuasion ? Sur cette difficulté saint Augustin fait trois choses : la première, c'est qu'il la propose en des termes clairs : Cùm illi ita suadeatur ut persuadeatur,

 

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alteri verà non ita : « Pourquoi l'un est simplement induit à croire (par ces grâces extérieures et intérieures qu'il a établies), et l'autre actuellement persuadé ? » La seconde est qu'il avoue le fait, où il présuppose les grâces accordées par la volonté générale à ceux qui périssent. La troisième est que cette difficulté étant celle que saint Augustin a toujours crue impénétrable avec saint Paul, il n'y répond aussi qu'en disant avec le même saint Paul, qu'il ne faut pas sonder cet abime. De sorte qu'en établissant invinciblement la volonté générale et les grâces qui s'en ensuivent même dans ceux dont Dieu permet la chute, il établit en même temps celles qui sont particulières à ceux qu'il sauve : qui sont les deux vérités que nous avions à concilier selon ses principes.

Il y a pour la volonté générale un autre passage de saint Augustin , dans le troisième livre du Libre arbitre (1), qui a une force particulière, à cause que ce grand homme, non-seulement n'y trouve rien à reprendre dans ses Rétractations, où il repasse soigneusement tout ce livre et même les endroits voisins de celui-ci, mais encore à cause qu'il rapporte et approuve expressément celui-ci même (2), depuis la querelle des pélagiens, dans le livre de la Nature et de la grâce (3), qui est écrit contre ces hérétiques. Dans ce passage important, saint Augustin fait deux choses : premièrement, il rapporte une objection qu'on faisait en cette manière : « Si Adam et Eve ont péché, qu'avons-nous fait, malheureux que nous sommes, et fallait-il que nous naquissions dans l'aveuglement et dans la faiblesse où nous sommes (4). » Voilà donc la difficulté bien clairement proposée sur l'état où nous naissons après le péché, et voici ensuite la réponse : « On leur répond, dit saint Augustin, qu'ils cessent de murmurer contre Dieu : car ils auraient peut-être quelque raison de se plaindre, si aucun homme n'était vainqueur de l'erreur et de la cupidité. Mais puisque celui-là est toujours présent, qui, par toutes les créatures qui lui sont soumises et avec tant de manières différentes, appelle ceux qui s'éloignent, enseigne ceux qui croient, console ceux qui espèrent, ex cite ceux qui aiment, aide ceux qui s'efforcent, exauce ceux qui

 

1 Lib. III De Lib. arbitr., cap. XIX, n.53.— 2 Lib. II Retract, cap. IX,n.50.— 3 De Nat. et grat., cap. LXVII, n. 81. — 4 Lib. III De Lib, arbitr., cap. XIX, n. 53.

 

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le prient, on ne vous impute pas à péché ce que vous ignorez malgré vous, mais on vous impute que vous négligiez de chercher ce que vous ne savez pas : on ne vous impute non plus de ne pas ramasser les forces de vos membres blessés, mais de mépriser celui qui vous veut guérir (1). » D'où il tire cette conséquence : « Tels sont vos propres péchés, ô vous qui vous plaignez de votre ignorance et de la difficulté que vous trouvez à bien faire. » Comme s'il disait : Ne songez pas tant au péché d'Adam et à ses suites dont vous murmurez, que vous ne songiez à ceux que vous commettez par vous, en méprisant la grâce qui vous est offerte pour vous guérir des maux dont vous vous plaignez. Et pour montrer que ces grâces sont universelles, il conclut ainsi : « Ce sont donc là, dit-il, vos propres péchés : car on n'a été à personne, continue-t-il, de savoir qu'on peut chercher utilement ce qu'il n'est pas utile d'ignorer, et qu'il faut humblement confesser sa faiblesse pour obtenir le secours de celui qui ne se trompe pas en nous aidant et à qui il ne coûte rien de nous secourir. »

Voilà donc manifestement, dans saint Augustin, un Dieu qui veut guérir ceux qui se perdent, volentem sanare contemnis ; un Dieu que pour cet effet ce Père appelle toujours présent, ubique prœsens; un Dieu qui se sert en mille manières de ses créatures, non-seulement pour aider, pour consoler, pour guérir ceux qui s'efforcent, mais encore pour appeler ceux qui sont le plus éloignés, aversum vocet ; à qui par là on songe à donner non-seulement des moyens particuliers, tel que serait l'Evangile qui n'est ni de tous les temps ni de tous les lieux, mais encore, pour contenter une volonté générale de sauver les hommes, un moyen universel de les appeler, c'est-à-dire les créatures qui ne cessent de se présenter à leurs yeux pour cet effet.

A cela on ajoute encore un autre moyen, qui est la reconnaissance de sa faiblesse pour en obtenir le remède ; moyen si universel qu'il n'est ôté à personne, nulli homini ablatum est ; moyen de grâce pourtant, puisqu'il est représenté comme venu de Dieu qui nous aide, selon la doctrine constante de saint Augustin, qui

 

1 Lib. III De Lib. arbit., cap. XIX, n. 53.

 

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attribue toujours à la grâce cette humble reconnaissance de notre faiblesse, humiliter confitendam esse imbecillitatem.

Et tout cela est montré en Dieu, non pas durant l'innocence, mais après le péché du premier homme, depuis que l'ignorance et la cupidité se sont emparées de notre nature. Tout cela, par conséquent, est montré à l'homme perdu, par conséquent comme un effet de la grâce du Rédempteur, qui en ce sens est universelle.

Et après avoir rapporté ce beau passage du livre du Libre arbitre dans celui de la Nature et de la grâce, saint Augustin en conclut, non-seulement « qu'il a exhorté autant qu'il a pu les hommes à la vertu, mais encore qu'il a pris soin de ne pas anéantir la grâce de Dieu (1). » Concluons donc que sa doctrine sur la grâce s'accorde parfaitement avec la volonté générale de sauver ceux qui périssent, volentem sanare ; concluons que les secours distingués qu'il établit en particulier pour les élus, ne l'empêchent pas de reconnaître que Dieu est présent à tous pour les aider ; concluons enfin que saint Prosper qui, à son exemple et par les mêmes moyens, a établi cette volonté qui veut sauver tous les hommes et même ceux qui se perdent, n'a fait que suivre les pas d’un si excellent maître, et a eu raison de traiter de calomniateurs tous ceux qui lui imputaient une autre doctrine.

Il est vrai que saint Augustin, dans le même livre de la Nature et de la grâce, a dit dès l'entrée que si l'on admet que « les hommes, en croyant en Dieu qui a fait le ciel et la terre et dont on sent naturellement qu'on est l'ouvrage, peuvent accomplir sa volonté et bien vivre sans la foi de la passion et de la résurrection de Jésus-Christ, il s'ensuit que Jésus-Christ est mort en vain (2). » Mais cette doctrine n'est pas contraire à celle de la volonté générale : ceux qui la reçoivent et qui disent que Dieu attire à lui tous les hommes qui voient l'ordre de la nature, ne prétendent pas qu'ils soient sauvés sans connaître Jésus-Christ ; mais seulement que s'ils sont fidèles à la grâce qui les appelle à la connaissance de Dieu, ils seront conduits dans leur temps comme Cornélius le centurion à la foi de Jésus-Christ par les moyens que Dieu sait ;

 

1 De Nat. et grat., cap. LXVIIO. — 2 Ibid., cap. I.

 

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paraissant certain, par l'exemple de cet officier romain, qu'une grâce qui ne nous conduit immédiatement qu'à la connaissance de Dieu, nous conduit médiatement, pour me servir de ce mot, à la connaissance de Jésus-Christ, comme l'enseignent saint Augustin et toute la théologie après un si grand maître.

 

CHAPITRE X.

 

Saint Augustin interprète cette parole de saint Paul : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés.

 

Après que saint Augustin a si clairement reconnu la volonté générale en Dieu et en Jésus-Christ de sauver et de racheter tous les hommes, on s'étonnera peut-être de trouver dans le même Père tant d'explications où il restreint cette volonté. Car il est vrai qu'il en rapporte jusqu'à trois, dont nous en trouvons deux dans le livre de la Correction et de la grâce (1), où il dit que « tous, dans le passage de saint Paul, veut dire tous les prédestinés, parce que toute sorte d'hommes se trouvent dans ce nombre : au même sens que Jésus-Christ dit aux pharisiens : Vous payez la dîme de tous les légumes (2) c'est-à-dire de tous ceux qu'ils avoient, où tout genre de légumes était compris, et non point en général des légumes qui sont dans toute la terre. »

L'autre explication de saint Augustin dans le même livre, est que Dieu veut sauver tous les hommes, parce qu'il nous le fait vouloir (3) ; et que non-seulement il nous commande de demander et de procurer leur salut, mais encore qu'il nous en inspire le désir.

Ces deux explications se trouvent souvent répétées dans les livres de saint Augustin, et entre autres dans son Manuel à Laurent (4), où il en ajoute une troisième, c'est qu'on dit de Dieu qu'il veut sauver tous les hommes, « parce qu'il n'y a que ceux qu'il veut de sauvés. » Ce qu'il explique ailleurs par l'exemple d'un maître d'école dont on dit très-bien qu'il enseigne tous les enfants d'une ville, encore qu'il y en ait qui ne viennent point à l'école,

 

1 De Corr. et grat.. cap. XIV, n. 44.— 2 Luc., XI, 42. — 3 De Corr. et grat., cap. XV, n. 47. — 4 Enchir., cap. CIII, n. 27.

 

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parce que personne ne la tient que lui, et que tous ceux qui sont enseignés le sont par son ministère.

Je récite sommairement ces trois explications de saint Augustin qui sont connues ; mais si l'on en prétendait conclure que ce Père n'en reçoit point d'autres, on le combattrait lui-même, puisque, dans le même lieu du Manuel où il les rapporte toutes trois, il y ajoute cette clause : « Et en quelque autre manière qu'on le puisse entendre, et quocumque alio modo intelligi potest, pourvu, ajoute ce Père, qu'on ne nous oblige point à croire que le Tout-Puissant ait voulu quelque chose qui n'arrive point, lui dont il est écrit si expressément qu'il fait tout ce qu'il lui plaît dans le ciel et dans la terre (1). D'où il s'ensuit qu'il n'a pas voulu tout ce qu'il n'a pas fait. »

Ces paroles nous font entendre trois choses : la première, qu'après avoir rapporté les interprétations restrictives de la volonté générale, il déclare qu'il ne prétend point exclure les autres; d'où il s'ensuit, en second lieu, qu'il veut encore moins exclure celles qu'il a lui-même proposées en d'autres endroits, et surtout d'une manière si exacte et si authentique dans le livre de l'Esprit et de la lettre; et de là, en troisième lieu, il faut encore conclure qu'il range parmi les volontés de Dieu, qui ne peuvent être empêchées , celle par laquelle il veut sauver tous les hommes et les amener à la vérité, parce que ne le voulant qu'avec cette loi que s'ils refusent par leur libre arbitre de se conformer à ce qu'il veut d'eux, ils soient inévitablement punis (ce qui fait tout l'acte complexe de cette volonté de Dieu) il s'ensuit qu'elle ne peut jamais être éludée, parce qu'en résistant à la volonté que Dieu avait de les gratifier, ils retombent dans celle qu'il a, supposé leur défection, de les punir, comme ce Père nous l'a si précisément expliqué dans le livre de l'Esprit et de la lettre.

Il faut donc, selon ce Père, ou plutôt selon tous les Pères et selon l'Ecriture même, distinguer en Dieu deux sortes de volontés : l'absolue, par laquelle il veut déterminément et distinctement telle et telle chose, par exemple sauver les élus ; et la conditionnelle,

 

1 Psal. CXIII, 3.

 

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par laquelle il veut telle chose, supposé que telle autre soit, par exemple sauver tous les hommes, pourvu qu'ils se conforment à sa volonté. Ces deux volontés ont leur effet : la volonté absolue l'a bien clairement, puisque les élus bien certainement sont sauvés, parce que Dieu, par sa bonté, leur a préparé des moyens certains pour parvenir au salut. La volonté conditionnelle l'est aussi, quoique d'une autre manière , par deux moyens : le premier, parce qu'en effet tous ceux qui accomplissent la condition et qui veulent ce que Dieu veut, sont sauvés ; le second, parce que Dieu voulant sauver ceux qui le voudront et en même temps par le même acte perdre ceux qui ne le voudront pas, ils seront inévitablement perdus, sans que personne les puisse arracher à la justice de Dieu ni à ses mains vengeresses, qui, selon saint Augustin dans le livre de l’Esprit et de la lettre, est un des moyens par lesquels la volonté de Dieu est invincible, c'est-à-dire inévitable et toujours assurée de son effet.

De ces deux sortes de volontés sont nées les deux manières générales d'expliquer cette parole de saint Paul : « Dieu veut sauver tous les hommes (1), » et les autres de cette nature. Si, par ces mots Dieu veut, nous entendons la volonté conditionnelle par laquelle il veut sauver si l'on se conforme à ses désirs, et perdre si l'on y résiste, il ne faut pas de restriction dans ce mot de tous, et c'est la sorte d'interprétation que saint Augustin a proposée dans le livre de l'Esprit et de la lettre. Que si, au contraire, par ces mots Dieu veut, vous aimez mieux entendre la volonté absolue, alors nécessairement il faudra restreindre le mot de tous aux élus et montrer en quel sens ils sont tous les hommes, et quelle sorte de totalité leur convient; et c'est à cette sorte d'interprétation que se terminent les trois manières de restreindre le mot de tous, que le même Père propose dans les endroits qu'on a vus et dans beaucoup d'autres.

Que si l'on demande pourquoi il propose deux sortes d'interprétation qui semblent si opposées, l'ordre de la dispute le va faire voir. Premièrement donc les pélagiens, en expliquant cette

 

1 Tim., cap. II, 4.

 

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parole : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1), » poussaient le mot de tous jusqu'à nier que Dieu voulût sauver en particulier, par des moyens distingués et infaillibles, un certain nombre d'élus ; et ils disaient, au contraire, qu'il voulait sauver tous les hommes indifféremment, indistinctement et par des moyens égaux. C'est ce qui paraît en ces endroits, et en particulier, comme on a vu, dans la lettre de saint Prosper à saint Augustin. Ce Père, pour s'opposer à ce mauvais sens dans le livre de l'Esprit et de la lettre, c'est-à-dire dès le commencement de la dispute contre les pélagiens, en avouant à la lettre une volonté vraiment générale qui s'étend à tous les hommes sans exception, et selon cette volonté des secours préparés de Dieu que la malice des hommes rendait inutiles, ne laisse pas, comme on a vu, de conduire la dispute jusqu'aux grâces de distinction, jusqu'aux mouvements particuliers, dont les uns sont persuadés effectivement, pendant que les autres demeurent dans leur incrédulité, qui est tout le but de ce docte livre. Il demeurera véritable qu'où Dieu veut sauver tous les hommes, c'est-à-dire un certain nombre d'élus que selon de certaines vues on appelle tous; ou il veut sauver tous les hommes, et il les appelle à la vérité par des moyens généraux : et alors même c'est sans préjudice de la volonté particulière par laquelle il en sépare quelques-uns qu'il sauve par des moyens particuliers et certains. De sorte qu'en quelque manière qu'on prenne le mot de tous, la doctrine de la prédestination et de la grâce subsiste dans toute sa force. Que les pélagiens prissent le tous tantôt pour tous indifféremment, tantôt pour plusieurs, le premier paraît par saint Prosper qui le raconte à saint Augustin, et c'est de quoi personne ne doute ; et le second se trouve dans Pélage même sur ces paroles de saint Paul.

Voilà de quelle manière, dans le commencement de la dispute, saint Augustin combattait la volonté indifférente en convenant naturellement et selon les termes précis de la lettre, d'une volonté vraiment générale. Depuis, pour déraciner encore davantage cette indifférence qui ôtait la prédilection et la préférence des élus,

 

1 I Tim., II, 4.

 

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saint Augustin ajouta, à cette première interprétation sans restriction celles qui sont restrictives aux seuls prédestinés, que nous avons vues. Les pélagiens donnèrent lieu à cette manière d'interprétation. Pélage, dans son commentaire sur saint Paul, pour éviter de reconnaître le péché originel dans ces paroles : « En qui tous ont péché (1), » par tous entendait plusieurs ; ce qu'il prétendait prouver par cet autre endroit où le même apôtre disait que « par la justice d'un seul (Jésus-Christ), tous (c'est-à-dire plusieurs, non pas tous généralement) venaient à la justification de la vie (étaient actuellement justifiés) (2). » Saint Augustin a marqué cette interprétation de Pélage dans le livre de la Nature et de la grâce (3).

Julien le pélagien a suivi cette interprétation de son maître ; ce qui paraît clairement par saint Augustin dans le livre quatrième de l’Ouvrage parfait de ce Père contre cet hérétique (4), et encore dans le livre second de son Ouvrage imparfait, où il rapporte les endroits textuels de son adversaire, où il dit expressément que dans ces paroles : « Tous ont péché, » le mot de tous est mis pour plusieurs, omnes pro multis. Comme donc cet hérétique voulait qu'on restreignît le terme de tous en le réduisant à plusieurs, et qu'il pressait cependant l'universalité du terme de tous dans le passage : « Dieu veut que tous soient sauvés, » pour en induire l'indifférence qui vient de lui, saint Augustin se sert de lui-même contre lui-même dans son Ouvrage parfait, en cette sorte : «Si vous croyez que ce passage : Tous viennent à la justification de la vie, doive être entendu de telle sorte qu'on ait mis tous pour plusieurs qui sont justifiés en Jésus-Christ, on vous répondra de même que dans ce passage : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, etc., on a mis tous pour plusieurs que Dieu veut qui arrivent à cette grâce (5). » Et, selon cette explication, il répond que Dieu veut que tous soient sauvés, parce que nul ne l’est que parce qu'il le veut.

Voilà le premier endroit où saint Augustin a recours à l'interprétation restrictive, et c'est, comme on le voit, dans le livre contre

 

1 Rom., V, 12. — 2 Ibid., 18. — 3 Cap. XLI, 48. — 4 Lib. IV, cap. VIII, n. 44. — 5 Ibid.

 

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Julien qu'il commence à s'en servir ; il continue à la suivre dans le Manuel à Laurent, qui, dans les Rétractations de saint Augustin, tient le premier lieu après le livre contre Julien : ce livre remplit le LXIIe chapitre, le Manuel le LXIIIe du second livre des Rétractations (1).

Il en use de même ordinairement dans la suite de la dispute, parce que ces restrictions, d'un côté, lui semblent plus propres au dessein d'abattre la volonté générale et indifférente de sauver également tous les hommes et d'établir la prédilection ; et que de l'autre, c'était Julien qui y avait donné lieu et qui fournissait des armes contre lui-même.

Mais encore que pour le combattre par ses propres principes, et comme on parle, ad hominem, il ait depuis apporté ordinairement les explications restrictives, il faut remarquer que c'est toujours sans déroger à l'autre manière plus universelle d'entendre le tous. C'est pourquoi dans le Manuel à Laurent qui suivait, comme on vient de dire, immédiatement le livre contre Julien, après avoir rapporté toutes les interprétations restrictives qu'on peut apporter et qu'il a jamais apportées lui-même, on a vu qu'il a marqué expressément que c'était sans exclusion de quelqu'autre qu'il n'exprime pas en ce lieu, quocumque alio modo. Or, je demande quelle autre interprétation il peut entendre par ce mot, si ce n'est celle du livre de l’Esprit et de la lettre. On ne trouve dans ce Père que quatre interprétations du passage dont il s'agit : je ne craindrai pas d'assurer qu'on n'en peut trouver aucune qui ne s'y rapporte. Mais sans entrer dans cette discussion où saint Augustin n'entre pas, il est du moins bien certain que ces quatre sont les seules qu'il a jugées dignes d'être rapportées. De ces quatre il en venait de rapporter trois, et n'avait oublié que celle du livre de l’Esprit et de la lettre : c'est donc précisément sur celle-là que tombe l'approbation qu'il donne aux autres manières d'interpréter saint Paul.

Mais la chose paraît encore plus clairement dans le livre de la Correction et de la grâce, où il dit que « cette parole de l'Apôtre

 

1 Lib. II Retract., cap. LXII, LXIII.

 

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peut être entendue en diverses manières, dont quelques-unes sont rapportées dans ses autres ouvrages (1). » Il faut donc dire de deux choses l'une : ou qu'il ne compte pas parmi ses ouvrages celui de l’Esprit et de la lettre, à qui il donne l'éloge qu'il y a fortement disputé contre les pélagiens ; ou qu'il compte parmi ses interprétations celle qu'on trouve dans ce livre.

Au reste, c'est une erreur de s'imaginer que ces expositions des paroles de saint Paul soient opposées. Car il n'y a rien qui répugne que Dieu veuille sauver tous les hommes, c'est-à-dire leur ouvrir à tous, sous certaines conditions, l'entrée du salut par une vocation universelle ; et que néanmoins il veuille en même temps, par une élection spéciale, en choisir quelques-uns à qui il veuille, absolument procurer les grâces par lesquelles ils accompliront infailliblement la condition qu'il leur impose, qui est celle de se conformer à la volonté de Dieu. Il n'y a donc nul inconvénient que saint Augustin allègue ces deux interprétations, et qu'à la fin il semble plutôt se tenir à celle dont les pélagiens pouvaient le moins abuser, eux tous la trouvant conforme à leurs principes.

Et de peur qu'on ne nous oppose qu'il n'a pas également approuvé dans ses autres livres la doctrine de la volonté générale qu'il établit dans celui de l’Esprit et de la lettre, quoique celui-ci dût suffire et que ce nous soit assez pour lui attribuer absolument la doctrine qu'il y soutient, qu'il ne l'ait jamais révoquée ailleurs, il ajoute encore qu'elle se trouve dans ses autres livres et même dans le Manuel, même dans le livre contre Julien, même dans le livre de la Correction et de la grâce, où l'on pourrait croire plutôt qu'il l'aurait exclue.

Pour le Manuel, il ne faut que lire le chapitre CIIIe où, après le chapitre XIV, dans lequel il rapporte; les trois interprétations restrictives, sans exclure celles où, en quelque manière que ce soit, la toute-puissante volonté de Dieu serait toujours accomplie, il continue en cette sorte : «Ainsi (parce que la volonté de Dieu s'accomplit toujours) Dieu aurait voulu garder l'homme dans le salut où il l'avait mis.... s'il avait prévu qu'il dût avoir une volonté

 

1 De Corr. et grat., cap. XIV, n. 44.

 

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perpétuelle de demeurer dans l'état où Dieu l'avait mis, c'est-à-dire sans péché ; mais parce qu'il avait prévu qu'il pécherait, il a plutôt préparé sa volonté ( il l'a tournée pour ainsi dire ) à tirer du bien de celui qui fait mal ; en sorte que la bonne volonté du Tout-Puissant ne fût point (éludée ni ) anéantie, mais plutôt toujours accomplie par la volonté de l'homme (1). »

De ce principe qui est le même qu'il a expliqué dans le livre de l’Esprit et de la lettre, il conclut aussi comme dans ce livre, que de quelque sorte que se tourne la volonté et « quelque chose qu'il choisisse, soit le bien , soit le mal, la volonté de Dieu s'accomplit toujours ou par lui (s'il veut le bien), ou sur lui (s'il veut le mal), parce qu'il sera puni de l'avoir voulu , aut etiam ab illo, aut certè de illo. En sorte, continue-t-il, que, parce qu'il a mieux aimé faire sa propre volonté que celle de Dieu, Dieu fait de lui ce qu'il veut, et sa volonté demeure invincible. »

Voilà donc comme, dans le livre de l’Esprit et de la lettre, la volonté de Dieu est éludée d'un côté et en apparence par la volonté du pécheur qui n'accomplit pas ce que Dieu veut ; mais, en vérité et absolument la volonté de Dieu a toujours son effet bon gré mal gré qu'en ait l'homme, parce que, par les lois inviolables de la justice divine, ou il fait, ou il souffre ce que veut son Souverain.

Et il ne faut pas dire qu'en disant que l'homme agit contre la volonté de Dieu, saint Augustin parle de la volonté qui se déclare dans les commandements, et non pas de celle qui est en Dieu même : car il s'agit de faire voir que la volonté de Dieu s'accomplit toujours, ce qui ne convient pas à la volonté qu'on appelle de précepte; et ce Père visiblement rapporte ceci à l'occasion de cette parole de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » où il s'agit de la volonté de Dieu telle qu'elle est en lui-même, et non pas seulement de la manière dont elle se déclare par ses préceptes ; si ce n'est qu'on veuille dire, ce qui est très-vrai, que la volonté extérieure du commandement présuppose en Dieu, et pour ainsi dire dans son intérieur, une volonté par laquelle il veut le bien,

 

1 Enchir., cap. CIII, n. 27.

 

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aussi véritable qu'il est véritable qu'il ne veut pas ni ne peut vouloir l'iniquité, non Deus volens iniquitatem tu es.

J'ai donc prouvé ce que j'avais dit, que saint Augustin enseigne partout la même doctrine que nous avons vue dans le livre de l’Esprit et de la lettre, ce qui lui fait dire encore dans le livre de la Correction et de la grâce : « Quand Dieu veut sauver, le libre arbitre de l'homme ne lui résiste en aucune sorte : car le vouloir ou le ne vouloir pas, sont tellement mis en la puissance de l'homme qui veut ou ne veut pas, qu'ils n'empêchent pas la volonté de Dieu ni ne surmontent sa puissance, parce que Dieu fait ce qu'il veut de ceux qui ne font pas ce que Dieu veut (1). » Voilà donc encore une fois la volonté de Dieu qui en un sens n'est pas accomplie, et demeure néanmoins toute-puissante par l'inévitable supplice de tous ceux qui pensaient en empêcher l'accomplissement. D'où il conclut : « Il ne faut donc nullement douter que Dieu ne fasse tellement tout ce qu'il veut dans le ciel et dans la terre, que nulle volonté de l'homme ne soit capable de lui résister ni de l'empêcher de faire ce qu'il veut, puisqu'il fait quand il veut ce qu'il veut même des volontés de l'homme (2), » bonnes ou mauvaises, ou en les tournant comme il veut, ou en les punissant de ce qu'elles ne se portent pas à ce qu'il veut. Ainsi c'est une doctrine perpétuelle de saint Augustin, que la volonté de Dieu le sauve toujours, et lorsqu'elle est conditionnelle, et lorsqu'elle est absolue ; et qu'un des moyens que donne ce Père de montrer qu'elle s'accomplit infailliblement, c'est que, lorsqu'on l'empêche d'un côté, de l'autre on retombe toujours et inévitablement dans son empire : ce qui était le but du passage qu'on a cité du livre de l’Esprit et de la lettre.

 

1 De Corr. et grat., cap. XIV. — 2 Ibid., n. 45.

 

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CHAPITRE XI.

 

Saint Augustin enseigne que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes.

 

Maintenant que l'intention de saint Augustin, en alléguant les interprétations restrictives de cette parole : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » soit de le faire sans exclusion de l'intelligence et du sens universel qu'il lui donne ailleurs, outre les raisons que nous en avons apportées, en voici une tirée du propre livre contre Julien, où nous avons vu que commence l'interprétation restrictive. Car après l'avoir rapportée au livre IV (1), il ne laisse pas, pour prouver que les enfants sont morts de la mort de l’âme (2) de parler ainsi au livre vi : « Nous devons entendre que tous ceux pour qui Jésus-Christ est mort sont morts eux-mêmes, de la manière qu'il est dit ailleurs : Il vous a donné la vie à vous-mêmes , pendant que vous étiez morts (par votre péché (3) ). Et de cette sorte, dit-il (saint Paul), un seul est mort pour tous, donc tous sont morts : montrant qu'il n'a pu mourir que pour des morts, puisqu'il a prouvé que tous étaient morts parce qu'un seul était mort pour tous (4). » Où il paraît clairement que son intention est de montrer que, selon l'intention, le tous de cette parole : « Il est mort pour tous, » est aussi universel que le tous de cette parole : « Tous sont morts, » puisque l'un s'infère de l'autre. Or est-il que le tous de cette parole : «Tous sont morts, » est universel et sans restriction : donc le tous de cette parole : « Il est mort pour tous, » l'est aussi. Et pour pousser à bout cette preuve qu'il tire de saint Paul, saint Augustin continue ainsi : « Mal gré que vous en ayez, je ne cesserai de vous inculquer cette preuve de l'Apôtre : Un seul est mort pour tous, donc tous sont morts. Voyez qu'il a voulu établir que si un était mort pour tous, c'était une conséquence que tous étaient morts. Or, comme il ne s'agissait pas de la mort du corps, (puisqu'il était évident que ceux pour qui Jésus-Christ est mort, étaient encore en vie), il ne reste autre chose

 

1 Lib. IV Contra Julian., cap. V, n. 8. — 2 Coloss., n, 13. — 3 II Cor., V,   14. — 4 Lib. IV Cont. Julian., cap V, n. 8.

 

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à dire à un homme qui veut être chrétien, sinon que tous ceux-là sont morts pour qui Jésus-Christ est mort. » Que si tous ceux-là sont morts pour qui Jésus-Christ a donné sa vie, démonstrativement, par la règle des connexions dialectiques, Jésus-Christ a donné sa vie pour tous ceux qui étaient morts, c'est-à-dire sans exception pour tous les hommes.

Je sais que, pour éluder la force de cette preuve, on fait faire ce tour oblique à saint Augustin : Tous sont morts, si les enfants qu'on baptise sont morts : or est-il que les enfants qu'on baptise sont morts ; donc tous sont morts. Mais ce n'est pas là le raisonnement de saint Augustin ni de saint Paul : saint Paul met tous d'un côté, et tous de l'autre ; il compare ensemble ce qui répond immédiatement et directement à chaque tous ; c'est donc également tous et avec la même étendue dans l'un et dans l'autre. Et il ne faut pas changer la preuve directe de saint Paul, et après lui de saint Augustin, en une preuve indirecte qui serait moins vive et moins pressante : car saint Augustin a montré lui-même combien la preuve de saint Paul était directe en la pressant de cette sorte : « Un seul est mort pour tous : donc tous sont morts. Avec quel cœur, avec quelle bouche, avec quel front osez-vous nier que les petits enfants soient morts, puisque Jésus-Christ est mort pour eux? s'il n'est pas mort pour eux, pourquoi les baptise-t-on, puisque nul n'est baptisé qu'en sa mort; et si celui qui est mort pour tous est mort même pour eux, donc ils sont morts avec tous les autres (1). » Entendez-vous ces paroles : Il est mort même pour eux ? N'est-ce pas dire qu'il est mort aussi pour tous les autres, et ainsi qu'il est mort pour tous les hommes baptisés ou non baptisés; et qu'il faut bien que les baptisés soient parmi les morts, puisqu'ils sont compris dans le tous pour qui Jésus-Christ est mort, et n'y sont pas compris seuls, mais avec les autres. Que s'il était vrai que les enfants baptisés fussent les seuls pour qui Jésus-Christ était mort, il ne fallait pas dire qu'il fût mort même pour eux, etiam pro eis, mais qu'il était mort seulement pour eux. Puis donc que saint Augustin les regarde, non comme le tous,

 

1 Lib. IV Contra Julian., cap. V, n 14.

 

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mais seulement comme une partie des enfants pour qui Jésus-Christ est mort, il s'ensuit qu'il est mort aussi pour tous les autres qui n'ont pas reçu le baptême. Ainsi, dans le même livre où saint Augustin a commencé à produire les explications restrictives de ce mot tous, il presse plus que jamais l'explication sans restriction, et nous montre que c'est une erreur de les regarder comme incompatibles, mais qu'il les faut plutôt regarder comme s'aidant l'une l'autre, ainsi que nous l'avons vu.

On objecte dans plusieurs endroits de saint Augustin, et entre autres dans le livre VIe  que nous venons de citer, que tous ceux pour qui Jésus-Christ est mort reçoivent la vie ; mais ce passage porte avec soi sa solution et celle de tous les autres semblables : «  O Ceux-là vivent, pour la vie desquels est mort celui qui vivait : ce qu'on peut dire plus clairement en cette sorte : Ceux-là sont délivrés du lien de la mort, pour qui est mort celui qui est libre, comme dit le Psalmiste, entre les morts (1), et que la mort n'a pu détenir dans ses liens ; » ou beaucoup plus clairement en cette sorte : « Ceux-là sont délivrés du péché, pour qui est mort celui qui n'a jamais été dans le péché ; et bien qu'il ne soit mort qu'une seule fois, toutefois il meurt pour chaque particulier, lorsqu'il est baptisé en sa mort à quelque âge que ce soit ; c'est-à-dire que la mort de celui qui est sans péché commence à profiter aux particuliers , lorsqu'ils sont baptisés en la mort de Jésus-Christ : le péché qui leur avait donné la mort meurt en eux (2). »

La force de ce passage consiste en ces mots : « Encore qu'il ne soit mort qu'une fois, il meurt en particulier pour chacun de ceux qu'on baptise, lorsqu'il reçoit le baptême : » c'est-à-dire que sa mort commence alors à leur être appliquée, ou, comme parle saint Augustin, « à leur profiter : » qui est précisément la même chose que saint Prosper, son disciple, explique en disant « qu'à cause que Jésus-Christ, comme on a vu, a pris en main, en vérité, la cause de tous les hommes, comme il en a pris la nature, la rédemption en soi et dans l'intention est universelle; et on a raison de dire que tous sont rachetés, rectè omnes dicuntur redempti ; mais que

 

Psal. LXXXVII, 6. — 2 Lib. IV Contra Julian., cap. XV, n. 48.

 

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la propriété, c'est-à-dire l'application sans difficulté est à ceux qui sont faits membres de Jésus-Christ, dont la mort, continue-t-il, n'est pas tellement offerte pour tout le genre humain, que tous et même ceux qui ne doivent pas être régénérés appartiennent à la rédemption (à la considérer dans l'application) ; mais en telle sorte que ce qui s'est fait pour tous par un seul, l'exemple unique (delà mort de Jésus-Christ ) se célébrât par le baptême dans chacun de ceux qui reçoivent ce sacrement, parce que ce breuvage d'immortalité , qui est composé de notre faiblesse et de la vertu divine , a de soi qu'il profite à tous (1), » c'est-à-dire, comme on a vu, qu'il est fait pour leur profiter. Mais si on ne le boit pas, il ne guérit pas. En ce sens donc on peut dire que la mort de Jésus-Christ est universelle dans l'intention de l'offrir pour tous, particulière dans le dessein de l'appliquer à certains plutôt qu'à d'autres : Jésus-Christ est mort pour tous dans le premier sens, dans le second il n'est mort que pour ceux à qui sa mort est appliquée. Cette mort qui est à tous dans l'universalité de l'intention, par la propriété de l'application, n'est qu'à ceux qui sont baptisés : qui est la doctrine commune de l'Ecole, et comme on a vu, celle que le concile de Trente a expliquée par ces paroles : « Quoique Jésus-Christ soit mort pour tous, tous ne reçoivent pas le fruit de sa mort. »

Par la conséquence de ce principe et de cette distinction, saint Augustin qui a établi si distinctement une volonté particulière efficace et déterminée d'amener certains enfants au baptême, selon laquelle il n'a pas voulu que d'autres y vinssent ou qu'ils mourussent avant que d'en avoir reçu la grâce, ne laisse pas d'établir que Jésus-Christ est mort pour tous : qu'il « juge tout le monde parce qu'il a acheté tout le monde (2) ; que celui qu'il avait délivré par un si grand prix s'est depuis livré au démon ; qu'en crucifiant leur Sauveur, les Juifs en ont fait leur juge (3) ; qu'il a acheté ceux qu'il perdait et jusqu'à Judas qui l'a vendu, qui néanmoins ne l'a perdu que parce qu'il n'a pas voulu qu'il le possédât, à quo noluit possideri (4). »

 

1 Resp. ad object. Vincent., resp. I, p. 208. — 2 In Psal. XCV. — 3 In Galat., cap. III. — 4 Lib. II De Symb., instruct. 108.

 

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A cela se rapportent encore tous les passages où il paraît que chacun doit croire de soi et qu'on doit croire de chacun, que Jésus-Christ est mort pour lui; tels que sont ceux-ci : « Si vous voulez, son sang est donné pour vous ; si vous ne voulez pas, il n'est pas donné pour vous (1).» Et ailleurs : « Vous ne croyez pas : croyez, croyez. Et quoi? qu'il est mort pour vous, mortuus est pro te (2). Et que vous a-t-il promis? Que vous vivriez avec lui, et qu'étant mortel, vous y vivriez à cause que celui qui est éternel est mort pour vous (3). » Et encore : « Il a offert sa mort pour vous; comme s'il disait : Je vous invite à ma vie ( à la vie éternelle, à la vie heureuse). Tous ne le voulez pas croire ? Ma mort ( offerte pour tous) vous en est un gage (4). Il s'est fait mortel pour tous, afin que vous devinssiez éternel. Je t'ai racheté de mon sang, je t'ai racheté par ma mort. : lis ce testament, lis la promesse de ton Seigneur : tu y trouveras pour toi et la mort de ton Sauveur et le prix que ton Rédempteur a donné pour toi. En quelque endroit que tu ailles, Jésus te voit, lui qui t'a racheté, toi qui étais perdu ; et qui est mort pour toi quand tu étais mort (5) » Saint Augustin a dit ces choses et une infinité d'autres de même force, et tout cela fondé sur ce passage de saint Paul : « Ne perdez pas votre frère pour qui Jésus-Christ est mort, » que le même saint Augustin a entendu comme saint Paul, de ceux qui périssaient effectivement (6). Il n'est point écrit en particulier de tel et tel particulier, que Jésus-Christ est mort pour lui. Saint Paul n'a donc pu assurer qu'il était mort pour un tel fidèle, sinon parce qu'il est écrit qu'il est mort pour tous les fidèles. Mais il n'est pas écrit simplement qu'il est mort pour tous les fidèles, mais qu'il est mort généralement pour tous les hommes. C'est pourquoi c'est un langage universel dans l'Eglise, et c'est celui de saint Augustin, comme de tous les autres docteurs, en parlant à tous ceux qu'on veut convertir, ou parmi les chrétiens ou parmi les infidèles, de leur dire que la voie du salut leur est ouverte, parce que Jésus-Christ est mort pour eux et qu'il les a

 

1 Serm. XXXI, ibid., in II Epist. ad Cor., cap. V. — 2 In Psal. XV, 3, paulô ante med. — 3 Serm. CXLI de Tempore, nunc 231, cap. V. — 4 Tract, in II Epist. Joan. — 5 Serm. XIII de Tempore, nunc 161, cap. II. — 6 Epist. CXXXVII, nunc 78, n. 7.

 

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rachetés de son sang; ce qui ne peut avoir que ce fondement : qu'il est écrit qu'il est mort et qu'il a donné son sang pour tous. On en demeure d'accord, mais on répond que cela s'entend ou de la suffisance du prix qui est infini, ou, à l'égard des fidèles, de la grâce qu'ils ont reçue pour un temps, sans que pour cela il soit véritable que Jésus-Christ soit mort pour leur salut éternel. Vaincs réponses s'il en fût jamais : vaines, premièrement, même à l'égard des infidèles, et à plus forte raison des fidèles, parce qu'en leur disant : Jésus-Christ est mort pour vous, si on y entend qu'il est mort à cause que le prix qu'il a donné est suffisant pour les sauver, on en pourrait dire autant du diable. Ce n'est donc pas à raison de l'infinité et suffisance du prix, mais à raison de l'intention et de la déclaration générale de Jésus-Christ pour tous les hommes, fidèles et infidèles, qu'on dit qu'il est mort pour eux. Ce qui s'étend, en second lieu, à leur salut éternel, puisque c'est au salut éternel qu'on les invite sur cet unique fondement , que Jésus-Christ a voulu le leur procurer en se rendant leur victime par sa mort. C'est aussi pour cette raison que, dans ces passages de saint Augustin où nous avons vu que Jésus-Christ est mort pour tous, le salut éternel y est énoncé ou en propres termes, ou en termes équivalents, comme on le pourra voir en les repassant. Et en vérité c'est renverser toutes les idées du christianisme, que de dire que Jésus-Christ soit mort pour autre chose que pour le salut, ni que parmi les chrétiens on entende par le salut un autre salut que celui qui est éternel, ni par conséquent qu'on puisse dire que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, sans qu'il soit mort pour les sauver éternellement.

C'est si fort le sentiment de saint Augustin, qu'il a été constamment suivi par ses plus zélés disciples : nous avons vu les passages de saint Prosper et de l'auteur du livre de la Vocation des gentils , qui ont vécu de son temps. Après ce temps nous trouvons saint Césaire, archevêque d'Arles, qui introduit Jésus-Christ dans son dernier jugement, parlant ainsi aux réprouvés : « O homme, je t'ai créé à mon image, et je t'ai mis dans le paradis. Lorsque chassé de ce lieu de délices, tu étais dans les liens de la mort, je me suis fait homme et me suis rendu semblable à toi pour te

 

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communiquer ma ressemblance ; j'ai expiré parmi les tourments pour t'arracher de là ; j'ai pris tes douleurs pour te donner la gloire ; j'ai pris ta mort, afin que tu vécusses éternellement. Pourquoi as-tu perdu ce que j'avais souffert pour toi? Rends-moi ta vie pour laquelle j'ai donné la mienne (1). »

Qui peut dire qu'il ne s'agit pas en ce lieu ou du salut éternel, ou également de tous ceux qui périssent ; ou que Jésus-Christ ne leur reproche que la valeur suffisante du prix de son sang, qu'il pourrait reprocher au diable, et non pas sa volonté de les sauver, dont le mépris mettait le comble à leur misère aussi bien qu'à leur ingratitude ?

Voilà ce que dit au VIe siècle un des plus zélés disciples de saint Augustin, un des plus grands défenseurs de la doctrine de la grâce. Pour venir aux derniers temps et à un autre de ses disciples, qui est saint Thomas, nous avons déjà rapporté deux passages de ce saint docteur, dont le premier porte « qu'autant qu'il est en Dieu, il donne la grâce, comme le soleil sa lumière, à tous les hommes, car il veut que tous soient sauvés (2). » Et le reste, qu'on peut revoir en un autre lieu.

L'autre passage de saint Thomas est tiré de son commentaire sur ces paroles de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (3), » ou si l'on veut de sa Somme, où il répète la même chose presque en mêmes termes. Ce saint docteur, dans ces deux endroits, joint aux explications restrictives de saint Augustin la doctrine de la volonté générale et antécédente, dont nous avons à parler ailleurs. Nous remarquerons seulement ici que le docteur angélique y attache de grands effets, qu'il explique en cette sorte : « L'effet de la volonté antécédente est que la nature ordonnée au salut comme à sa fin, et que les secours qui l'avancent à cette fin, tant naturels que de grâce, tàm naturalia quàm gratuita, lui sont proposés en commun (4),» c'est-à-dire généralement donnés, préparés, destinés, présentés à tous les hommes.

Sur ces paroles de Notre-Seigneur : « Je ne prie pas pour le monde, » le même saint Thomas a dit ces mots : « Jésus-Christ,

 

1 Inter serm. Aug. de Temp., LXVII, art. 249, n. 4. — 2 Suprà.,— 3 In II Tim., cap. II, lect. 1. — 4 Ibid.

 

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autant qu'il est en lui, a prié pour tous les hommes, parce que sa prière est en elle-même assez puissante pour profiter à tous ; cependant elle n'obtient pas son effet dans tous les hommes, mais seulement dans les saints et les élus de Dieu, et cela à cause de l'empêchement qu'y mettent les mondains (1). » Le même saint dit encore que par ces paroles : J'ai soif, Jésus-Christ a montré un désir ardent du salut de tout le genre humain (2) ; ce qu'il confirme par ce passage : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés. » Ailleurs, en interprétant ces paroles du même apôtre : « Notre frère infirme périra, pour qui Jésus-Christ est mort, » il explique « pour qui, » ad quem salvandum Christus mortuus est, que Jésus-Christ est mort pour le sauver (3). Et enfin, en expliquant ces autres paroles du même saint Paul : « Ne perdez point celui pour qui Jésus-Christ est mort, » il interprète pour qui, pour le salut duquel, pro salute cujus (4). Ce qui montre que ce saint docteur a entendu que, selon saint Paul, Jésus-Christ est mort pour le salut même de ceux qui périssent ; et c'est pourquoi sur ce texte du même apôtre : « Il a goûté la mort pour tous (5), » après l'avoir expliqué de la suffisance, il détermine ce qu'il entend par ce passage de saint Chrysostôme : «  Il est mort généralement pour tous les hommes, parce que ce prix leur suffit. Et si tous ne croient pas, il a fait ce qu'il fallait de sa part. » Ce qui montre non-seulement la valeur du prix, mais encore la volonté de le donner.

On peut rapporter ici, à l'occasion de saint Thomas, le sentiment de Scot, son antagoniste ; mais qui est pourtant d'accord avec lui sur ce point, comme il paraît par ces paroles : « Quoique cette parole de l'Apôtre : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, se puisse entendre par une distribution accommodée à tous ceux qui sont sauvés (qui est une des explications restrictives de saint Augustin ), on la pourrait bien mieux entendre de la volonté antécédente, en cette sorte : Il veut que tous les hommes soient sauvés de son côté et autant qu'il est en lui, en tant qu'il a donné à tous des dons naturels et des lois justes, et des secours communs

 

1 In Joan., cap. XVIII, lect. 2, — 2 Ibid., cap. XIX, lect. 5.— 3 In I Cor., cap. VIII, — 4 In Rom., cap. XIV. — 5 Hebr., II, 9.

 

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suffisants pour le salut (1) ; » qui sont presque les mêmes paroles dont nous avons vu que saint Thomas s'est servi sur les Sentences. Après le consentement de ces deux docteurs, on peut tenir pour certain que tous les autres parlent de même, encore qu'ils fassent tous une égale profession de suivre saint Augustin.

On voit par là que la pente de toute l'Eglise, après Pélage comme devant, et de saint Augustin comme des autres, est d'entendre généralement de tous les hommes, ces paroles de saint Paul : Pour tous, tant à l'égard de Dieu considéré en lui-même, qu'à l'égard de Jésus-Christ selon sa volonté humaine, sans préjudice de la volonté de prédilection qui regarde en particulier uniquement les élus ; et que, selon ces deux volontés, on a formé deux sortes d'interprétations, qui bien loin d'être opposées l'une à l'autre, sont conciliées par les saints docteurs selon les principes et les sentiments de saint Augustin : de sorte qu'il n'y a rien de plus faux ni de plus injuste, que d'attribuer à saint Augustin d'avoir introduit du changement dans la doctrine de la volonté universelle, qui est ce que nous avions à prouver contre M. Simon.

 

 

CHAPITRE XII.

 

Dieu n'abandonne pas ceux qu'une fois il a justifiés, s'il n'en est le premier abandonné : principe de saint Augustin sanctionne par le concile de Trente.

 

Saint Augustin a reconnu en Dieu et en Jésus-Christ de ces volontés générales et conditionnelles, qui manquent d'avoir leur, effet par le défaut de notre libre arbitre. La suite de ce principe l'oblige pareillement à reconnaître des grâces qui soient inutiles par notre faute ; aussi les trouve-t-on dans ce Père autant ou plus qu'en aucun autre. Ce qu'il y a de plus démonstratif pour établir de telles grâces, c'est cette maxime canonisée parle concile de Trente : « Dieu n'abandonne pas ceux qu'il a une fois justifiés par sa grâce, s'il n'en est le premier abandonné (2). » Car ce beau principe, si digne

 

1 In I, dist. XLVI, qu. LXXI, art. 1 — 2 Sess. VI, cap. II.

 

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de la bonté et de la fidélité de Dieu, fait voir qu'il donne toujours» les moyens absolument nécessaires pour conserver la grâce une fois reçue ; en sorte que nul des justes ne périt que par sa faute et pour s'être volontairement retiré de l'observance des commandements, qu'il pourrait garder s'il voulait. Aussi est-ce là précisément le dogme que le saint concile veut établir par ce principe, lorsqu'il dit : « Que personne n'ose avancer cette proposition téméraire et défendue par les Pères sous peine d'anathème, que les commandements de Dieu sont impossibles à l'homme justifié : car Dieu ne commande pas des choses impossibles, mais il avertit en commandant de faire ce que l'on peut et de demander ce que Ton ne peut pas, et il aide afin qu'on le puisse (1). » Ce qui présuppose des secours actuels qui nous donnent un vrai pouvoir suffisant, non-seulement de conserver la justice, mais encore d'y profiter, comme parle ce saint concile, quo proficere possint. Et il prouve enfin cette vérité par le principe qu'on vient de voir : « Dieu ne quitte les justifiés que lorsqu'ils le quittent eux-mêmes les premiers , nisi ab ipsis priùs deseratur. » Or il est certain non-seulement que c'est de saint Augustin et de ses disciples que le saint concile a pris de mot à mot ce principe, mais encore qu'ils s'en sont servis dans le même sens et pour le même dessein. C'est ce qui paraît dans ces paroles du livre de la Nature et de la grâce : «Le céleste médecin, dit-il, ne guérit pas seulement nos maux afin qu'ils ne soient plus, mais afin que dans la suite nous puissions marcher droit, ce que nous ne pouvons faire, même dans la santé, que par son secours (2).» Par là donc il est manifeste qu'il parle du secours actuel, puisqu'il parle non de celui par lequel nous avons la santé, c'est-à-dire la grâce habituelle et sanctifiante, mais de celui par lequel nous pouvons dans la suite marcher droit dans la voie des commandements. Ce qui est confirmé par les paroles suivantes : en poussant la comparaison du médecin, il parle ainsi : « Les médecins mortels, après avoir guéri leur malade, lui laissent recouvrer ses forces par les aliments corporels et le remettent entre les mains de Dieu qui les leur fournit, comme il a fourni

 

1 Sess. VI, cap. II.— 2 Lib. De Nat. et grat., cap. XXVI, n. 29.

 

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les remèdes dont on s'est servi pour le guérir; mais Dieu, lorsqu'il a guéri un malade ou ressuscité un mort, c'est-à-dire lorsqu'il a justifié un impie par Jésus-Christ médiateur, et qu'il l'a conduit à la parfaite santé, c'est-à-dire à la parfaite justice, il ne quitte pas l'homme que l'homme ne le quitte, afin qu'il continue à vivre dans la piété et dans la justice, Parce que, poursuit ce saint docteur, comme l'œil le plus sain ne peut voir, s'il n'est aidé par la lumière, ainsi l'homme le plus parfaitement justifié, s'il n'est aidé divinement de la lumière éternelle de la justice, ne peut pas bien vivre (1). » Il paraît donc clairement que ce secours dont il parle est le secours actuel, sans lequel on ne peut continuer à bien vivre, et qui fait dire dans la suite au même saint que, « Dieu ne commande point des choses impossibles, mais qu'en commandant il avertit et de faire ce qu'on peut et de demander ce qu'on ne peut pas (2) : » qui sont encore, comme on a vu, les propres paroles répétées par le concile de Trente. D'où saint Augustin passant outre, il demande par où l'on peut et par où l'on ne peut pas accomplir les commandements de Dieu ; et conclut qu'on peut par la « médecine ( par le secours médicinal de Jésus-Christ ) ce que notre vice nous rendait impossible. » Ce qui montre qu'il s'agit toujours du secours actuel de Dieu, et que, par conséquent, c'est celui qu'il faut comprendre que Dieu ne retire qu'à ceux qui auparavant se sont retirés de lui : qui est précisément la même intention du concile de Trente.

Saint Augustin avait dit auparavant dans le même esprit, que « le prévaricateur de la loi était justement privé de la lumière de la vérité (3). » Ce qui montrait que la lumière ne se retirait que de ceux qui ont mérité cette soustraction, par laquelle ils tombent ensuite dans les péchés qui ont fait dire à saint Paul que « Dieu les a livrés à leurs mauvais désirs ; » où il se fait cette objection : « On me répondra peut-être que Dieu ne contraint personne à de tels crimes, mais qu'il n'abandonne que ceux qui en sont dignes? Celui qui parle ainsi dit la vérité (4). » D'où il résulte que Dieu ne peut jamais abandonner ceux qu'il a justifiés de leurs péchés, si

 

1 Lib. De Nat. et grat., cap. XXVI, n. 29. — 2 Ibid., cap. XLIII, n. 50. — 3 Ibid., cap. XXII, n. 24.— 4 Ibid., cap. XXII, n. 25.

 

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par de nouveaux péchés ils ne se rendent dignes de cet abandon. Et il faut ici se souvenir que saint Augustin a établi en une infinité d'endroits, que la rémission des péchés ne va pas seulement, comme les pélagiens lui reprochaient de le dire, à les raser superficiellement à la manière des cheveux, en sorte que la racine en demeure dans la chair : « Qui, dit-il, enseigne ceci, si ce n'est un infidèle ? Car nous disons que Dieu donne la rémission des péchés ; qu'il ne rase pas les péchés, mais qu'il les ôte, et que c'est une calomnie de nous imputer le contraire (1) : » c'est la doctrine constante de ce Père en cent endroits. Quand donc il dit que Dieu n'abandonne que ceux qui sont dignes de cet abandon, les péchés qui les en rendent dignes ne pouvant pas être ceux qui leur ont été remis, il faut dire nécessairement que c'en sont d'autres qu'ils auront commis depuis.

Conformément au même principe, le même saint Augustin, dans le livre de la Correction et de la grâce, en parlant de ceux dont saint Jean écrit que « s'ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés parmi nous (2), » prononce ainsi : « Bien certainement il voulait qu'ils demeurassent dans le bien, in bono illos volebat procul dubio permanere (3). Comment est-ce qu'il le voulait, sinon parce qu'il voulait ne les abandonner pas, et que ce sont eux qui l'ont abandonné les premiers ? » qui est le même sens que nous avons vu dans ces paroles de saint Prosper : « C'est la volonté de Dieu qu'on demeure dans la bonne volonté, puisqu'il ne quitte personne qui ne l'ait quitté auparavant, Dei ergô vohmtas est ut in bonâ voluntate maneatur, qui priusquàm deseratur neminem deserit (4).» Ce qu'il confirme ailleurs en cette sorte : « Ils n'ont pas été délaissés de Dieu, afin qu'ils le délaissassent ; mais ils l'ont laissé, et ils ont été laissés, et ils ont été changés de bien en mal par leur propre volonté (5). » Vérité si incontestable et si nécessaire, qu'il l'inculque encore par ces paroles : « Il ne quitte point celui qui doit se retirer, s'il n'en est quitté auparavant, recessurum non deserit antequàm deserat (6). » Par où il demeure démontré que saint

 

1 Lib. I Ad Bon., cap. XIII, n. 20. — 2 I Joan., II, 19. — 3 De Corr. et grat., cap. IX, n. 2. — 4 Resp. ad object. Vincent., object. 7. — 5 Resp. ad object. Gall., object 3. — 6 Resp. ad object. Vincent., object. 14.

 

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Augustin et ses disciples ont pris un soin particulier de laisser pour établi que Dieu, qui n'a pas quitté de lui-même les justes lorsqu'ils tombaient, voulait qu'ils demeurassent avec lui, s'ils n'avoient voulu auparavant le quitter. Que si l'on dit qu'il le voulait à cause seulement qu'il le commande, et non par une véritable volonté, on peut voir cette réponse réfutée assez clairement ci-dessus; et d'ailleurs il est évident que Dieu de lui-même ne voulant quitter personne le premier, comme il paraît, il ne se peut qu'il ne veuille que ceux qui le quittent demeurent.

C'est là la doctrine perpétuelle de saint Augustin jusqu'à la fin de sa vie : « Il ne vous ôtera pas les biens spirituels qu'il vous a donnés, si vous ne les quittez, » dit-il sur le Psaume XXVI (1). Et cette vérité était si constante entre saint Augustin et ses adversaires , que ceux-ci lui objectent comme incontestable cette maxime : « Ceux qui quittent Dieu le font par leur volonté, et par là ( et non autrement ) ils méritent que Dieu les quitte (2). » Ce qui est dire en d'autres paroles qu'il ne quitte que ceux qui le quittent les premiers. Cette maxime parut si indubitable à saint Augustin, qu'il n'a rien à répondre autre chose que ceci : «Qui pourrait le nier ? quis hoc negaverit ?» Qu'y a-t-il de plus hors de doute que cette maxime ? Dans le livre de la Correction et de la grâce, il dit, en parlant du premier homme, que « s'il n'avait pas abandonné le secours de Dieu, il serait toujours demeuré bon. Mais il a quitté, continue-t-il, et il a été quitté, deseruit, et desertus est (3) : » son délaissement commence, et il est suivi de celui de Dieu. Où, sans aucun doute, il faut entendre que le premier homme a manqué au secours actuel de Dieu qui ne cessait de le lui donner; mais pour montrer qu'il agit de même envers ceux qu'il justifie dans l'état où nous sommes, le même saint Augustin, en parlant de ceux d'entre eux qui ne persévèrent pas : « Ils ne sont, dit-il, que pour un temps, temporales sunt, selon l'expression de l'Evangile. Ils quittent et ils sont quittés, deserunt et deseruntur. » Comme Adam, ils commencent par délaisser Dieu, et ensuite ils en sont délaissés, « et ils sont abandonnés à leur libre arbitre par

 

1 In Psal. XXVI, et Enchir., cap. II. — 2 De Dono persev., cap. VI, 12.— 3 De Corr. et grat., cap. XI, n. 31.

 

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un jugement juste, mais caché, dimissi sunt enim libero arbitrio judicio Dei justo, sed occulto. » Ce qui, dans le style de ce Père, présuppose toujours quelque péché ; et par conséquent il est certain, selon lui, tant pour cet état que pour l'état d'innocence, que c'est mie loi de Dieu inviolable, qu'il ne délaisse jamais ceux qui ne le délaissent pas auparavant.

Cette loi de la justice de Dieu, qu'il s'est lui-même imposée conformément à sa vérité et à sa fidélité immuable, fait distinguer à saint Augustin deux sortes de secours divins dans la guérison de nos maladies, l'un qu'il appelle de miséricorde, misericors auxilium; l'autre qu'il appelle de justice, justum auxilium : « Le premier est celui dont il se sert pour guérir la maladie, le second est celui qu'il donne pour conserver la santé (1) : le premier est appelé secours de miséricorde, «parce que le pécheur qui désire d'être justifié n'a aucun mérite ; le second qui est donné à un homme juste est un secours de justice, justum auxilium est quod jam justo tribuitur. » Il y a donc une sorte de justice de ne pas refuser au juste le secours qui lui doit donner le moyen de conserver la justice ; et c'est sur cette règle invariable de Dieu fidèle à lui-même et à ses propres bontés, qu'est fondé cet axiome des saints, adopté par le concile de Trente : « Dieu ne quitte point les justes, s'ils ne le quittent les premiers. »

C'est aussi en conséquence de ce beau principe, que, pour confondre le juste qui ne persévère pas, il lui propose deux vérités : l'une, qu'il ne peut pas dire : « Je n'ai pas reçu, puisqu'il a reçu la grâce qu'il a perdue par le mauvais usage de son libre arbitre (2) ; » l'autre, qu'on lui peut bien dire : « O homme, vous pouviez persévérer dans ce que vous aviez ouï et appris ;» au lieu qu'on ne lui peut dire en aucune sorte : « Vous croiriez, si vous vouliez, ce que vous n'aviez jamais ouï (3). »

C'est ainsi qu'il parle à celui qui n'a pas reçu la persévérance; et il lui montre qu'il n'a point d'excuse qu'il puisse opposer à sa juste damnation, parce qu'encore qu'il n'ait pas reçu la persévérance actuelle, il a néanmoins reçu une grâce par laquelle on lui

 

1 In Psal. VII, 2 : Justum adjutorium meum a Domino. — 3 De Corr. et grat., cap. VI, 9. — 3 Ibid.

 

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pouvait dire : «Véritablement vous persévéreriez, si vous vouliez : » qui est l'expression la plus naturelle pour signifier un pouvoir si véritable de persévérer, qu'il ne tienne qu'à nous de le faire, et ensuite que nous ne tombions que par notre faute.

C'est ce que dit saint Augustin dans le livre de la Correction et de la grâce, qui est celui où, selon lui-même, il a le mieux exprimé la manière toute-puissante dont Dieu donne la persévérance : et néanmoins il y exprime en même temps une grâce donnée aux justes qui tombent, pour persévérer s'ils voulaient, c'est-à-dire pour leur apporter un véritable pouvoir de persévérer (1).

Nous n'ignorons pas la réponse de quelques auteurs qui disent que par ces mots : S'ils voulaient, il ne faut pas entendre qu'ils puissent vouloir, mais seulement que s'ils voulaient, ils demeureraient dans la grâce, à cause qu'y demeurer n'est en effet autre chose que le vouloir bien : de sorte qu'il est véritable qu'ils demeureraient, s'ils voulaient, quoiqu'il reste indécis s'ils pourront vouloir. Mais cette subtilité est tout à fait éloignée du style et de l'esprit de saint Augustin : c'est ce qu'on pourrait montrer par cent passages de ce Père : «Nous péchons, dit-il, si nous voulons (2). » c'est-à-dire sans difficulté nous pouvons pécher : il ne tient qu'à nous de le vouloir. On pourrait remplir des pages entières de semblables expressions, mais il est mieux de ne pas sortir du livre dont il s'agit, de la Correction et de la grâce : c'est donc dans ce même livre que saint Augustin a dit d'Adam « qu'il avait reçu une grâce dans laquelle il demeurerait s'il voulait, permaneret si vellet (3) (c'est-à-dire sans difficulté, qu'il ne tenait qu'à lui de le vouloir); et sans laquelle il n'aurait pu, continue-t-il, demeurer quand même il l'aurait voulu, sine quo non posset permanere si vellet (4) ; » c'est ce qu'il répète cent fois, et ne trouve rien de plus propre pour exprimer une grâce sans laquelle on ne pouvait persévérer, et avec laquelle on le pouvait. Quand donc il tient le même langage de l'état où nous sommes, et qu'il dit des justes qui tombent que leur chute n'a point d'excuse, parce qu'ils ont reçu une grâce dans laquelle ils demeureraient, s'ils voulaient, il entend manifestement

 

1 De Corr. et grat., cap. XXI, n. 55. — 2 De Nat. et grat., cap. XLIX, 57. — 3 De Corr. et grat., cap. XI, n. 31, 32. — 4 Ibid., n. 32.

 

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qu'ils y pouvaient demeurer et qu'il ne tenait qu'à eux de le vouloir.

Il n'est pas besoin d'entrer ici dans la différence de la grâce des deux états : il suffit d'établir par saint Augustin le sens naturel des locutions de saint Augustin lui-même, et d'avouer que, puisqu'il dit des deux états « qu'on pouvait persévérer, si l'on voulait » il veut mettre dans l'un et dans l'autre une grâce qui donne ce pouvoir, quoiqu'elle ne soit pas suivie de l'effet.

Et pour en être convaincu, il n'y aura qu'à relire le passage qu'on vient d'alléguer, en se souvenant que le dessein de ce saint est de montrer que les justes qui tombent sont encore plus inexcusables que les infidèles qui n'ont jamais ouï parler de l'Evangile, et à cause, continue-t-il, qu'on peut bien dire aux uns : Vous persévéreriez, si vous vouliez, dans le bien que vous avez ouï et reçu; mais on ne peut pas dire aux autres : Vous croiriez, si vous vouliez, ce que vous n'avez jamais ouï ; » où ces mots : Si vous vouliez, dénotent manifestement qu'on pourrait vouloir; autrement on pourrait aussi bien dire à celui qui n'a pas ouï l'Evangile : Vous y croiriez, si vous vouliez, qu'on peut dire à celui qui l'a reçu : Vous y persévéreriez si vous vouliez : car, à la rigueur et en général, il est vrai même de celui qui n'a pas ouï qu'il croirait, s'il voulait croire, puisque croire et bien vouloir croire, c'est la même chose. Mais parce qu'il est impossible de vouloir croire une vérité dont on n'a jamais ouï parler, on dit véritablement à celui qui ne l'a pas ouïe qu'il n'y croirait pas, quand il le voudrait, c'est-à-dire qu'il ne peut pas le vouloir. Donc au contraire, quand on dit à celui qui a reçu l'Evangile et qui a été justifié par cette foi : Vous y persévéreriez si vous vouliez, on entend qu'il le peut vouloir ; et que c'est par sa faute qu'il ne le veut pas.

C'est donc un fait incontestable que saint Augustin, même dans le livre de la Correction et de la grâce, où il a établi plus que jamais une grâce de distinction en faveur de ceux qui persévèrent, ne laisse pas d'établir, pour ceux qui tombent, une grâce plus générale, qui leur donne un véritable pouvoir de ne tomber pas : pouvoir qui n'est autre chose que la grâce que l'Ecole nomme suffisante.

 

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CHAPITRE XIII.

 

Dieu n'ôte pas aux justes qui tombait, la force de marcher dans la voie droite.

 

En conséquence de cette doctrine, quand on objecte à saint Augustin que Dieu, selon ses principes, «ôte la force d'obéir à ceux qui cessent de le faire, » il rejette bien loin de lui cette conséquence. C'est à la fin de sa vie et dans le livre du Don de la persévérance, qu'il récite que les Marseillais, ses adversaires, lui faisaient cette objection en ces termes : « C'est ôter toute, la force à la correction que de dire dans l'assemblée de l'Eglise et en présence de l'assemblée de la multitude (1) : La sentence déterminée de la volonté de Dieu par la prédestination, est qu'il y en ait parmi nous qui, en recevant de Dieu la volonté d'obéir, viennent à la foi ou qui y demeurent en recevant la persévérance. Pour vous qui êtes encore arrêtés dans les plaisirs du péché, si vous n'en êtes point encore sortis, c'est à cause que le secours de la grâce médicinale ne vous a pas relevés. Mais si vous êtes du nombre des élus, quoique non encore appelés, vous recevrez bientôt la grâce qui vous fera vouloir être élus et l'être en effet; et si vous êtes du nombre des réprouvés, quoique vous obéissiez encore, les forces d'obéir vous seront ôtées, afin que vous cessiez d'obéir. »

Je rapporte tout au long cette objection, où saint Augustin a ramassé tout le venin de ses adversaires, c'est-à-dire toutes les mauvaises conséquences qu'ils tiraient de sa doctrine, afin qu'en reconnaissant ce qu'il approuve ou ce qu'il improuve, on en voie le véritable plan.

Il improuve donc premièrement qu'on dise à tout un grand peuple en la seconde personne : «Si vous êtes réprouvés, les forces d'obéir vous seront ôtées, afin que vous cessiez de le faire (2),» parce que c'est en quelque façon leur jeter au front des vérités dures, et plutôt des imprécations qu'une exhortation salutaire.

 

1 De Dono pers., cap. XV, n. 38; cap. XXII, n. 57, 61. — 2 Ibid., cap. XX, n. 61.

 

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Mais cela regarde la manière de s'expliquer et non pas le fond, et c'est le fond maintenant dont il s'agit. Mais pour entendre ce fond, il n'y a qu'à remarquer soigneusement ce que saint Augustin a retranché de la proposition qu'on prétend tirée de sa doctrine.

Cette proposition est «qu'on ôtera aux réprouvés les forces d'obéir, afin qu'ils cessent de le faire ; » mais saint Augustin n'approuve ni cet afin, ni cette soustraction des forces, puisqu'il tourne la proposition en cette sorte : « S'il y en a qui obéissent et qui ne soient pas prédestinés, ils ne sont dans l'obéissance que pour un temps, et ils n'y demeureront pas jusqu'à la fin (1), » ce qui en effet est incontestable. Il a donc manifestement retranché la soustraction des forces. Pourquoi? si ce n'est que par une suite de ce principe : « Dieu ne délaisse personne le premier. » D'où il a encore conclu que même les justes qui tombent pouvaient persévérer, s'ils voulaient, c'est-à-dire, comme on a vu, que le pouvoir de persévérer leur demeure ; qui est aussi en d'autres paroles ce qu'il met ici, que les forces d'obéir leur demeurent et ne leur sont pas ôtées même quand ils tombent.

Il continue à tourner ainsi la proposition, que « ceux qui ne sont pas prédestinés ne sont que pour un temps dans l'obéissance, et n'y persévéreront pas jusqu'à la fin (2) ; » qui sont précisément les mêmes termes qu'il avait déjà employés ; il les répète par deux fois, afin qu'on en sente l'importance ; et pour une troisième fois il dit encore que tout ce qu'on peut conclure de sa doctrine, c'est ceci : « Si vous êtes réprouvés, vous cesserez d'obéir (3). » Ainsi il ôte partout, avec une précaution manifeste, la soustraction des forces. Par ce moyen il rejette l'endroit de l'objection où il est porté qu'elles sont ôtées aux justes qui tombent ; et tout ce qu'il en avoue, c'est qu'en effet ils cesseront à la fin de persévérer, sans qu'il soit vrai néanmoins que les forces d'obéir à Dieu et de garder ses commandements leur soient soustraites.

Et ce qui montre que c'est là sans difficulté le sens et l'intention de saint Augustin, c'est la réflexion de saint Prosper sur les

 

1 De Dono pers., cap. XX, n. 57. — 2 Ibid., n. 61. — 3 Ibid.

 

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paroles de ce Père : car il remarque expressément que c'était une calomnie de lui imputer que Dieu ôtait aux justes qui tombent les forces de lui obéir : « Cette imputation, dit-il, que l'on fait au défenseur de la grâce est calomnieuse : c'est le discours de ses ennemis et non sa doctrine. » Il montre lui-même qu'il n'a jamais dit de telles choses; et il déclare combien lui déplaît cette manière de prêcher, qu'il rend plus tolérable aux auditeurs en la corrigeant, en l'émondant, en la réformant, en tempérant ce qu'elle a de vrai et en retranchant ce qu'elle a de faux (1). Il y avait donc du faux aussi bien que du rigoureux et du dur dans ces expressions des adversaires de saint Augustin ; et ce faux manifestement n'est autre chose que ce que nous avons vu, que saint Augustin y a lui-même effectivement retranché, comme le remarque saint Prosper.

Et en effet, si saint Augustin n'avait cru que la prédication que ses adversaires lui imputaient était non-seulement dure et peu convenable, mais encore certainement fausse, il n'aurait que changé la phrase et n'aurait rien ôté du fond ; or est-il que visiblement il a affecté de changer le fond en retranchant deux ou trois fois ces forces ôtées. Après quoi il conclut ainsi : « Ne pouvoit-on pas dire la même chose plus véritablement et plus convenablement tout ensemble (2), » en disant que les forces d'obéir ne sont pas ôtées aux justes qui tombent, mais qu'en effet à la fin ils cesseront d'obéir ? On voit donc que saint Augustin trouve la proposition qu'on lui impute, non-seulement peu convenable quant à sa manière, mais encore fausse dans son fond ; et que ce n'est pas sans raison que saint Prosper a conclu de ses paroles, non-seulement qu'il avait tempéré ce qui était dur dans l'objection des Marseillais, mais encore corrigé et retranché ce qu'elles avoient de faux et d'insoutenable.

Par là donc il demeurera pour certain que, selon saint Augustin et saint Prosper, les forces d'obéir ne sont pas ôtées au juste qui tombe, par conséquent qu'elles lui restent : ce qui fait qu'on leur peut dire véritablement, selon les mêmes docteurs, qu'ils peuvent

 

1 Resp. ad Gen., except. 9. — 2 Ibid., 61.

 

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persévérer s'ils le veulent, qu'il ne tient qu'à eux de persévérer ; et comme dit le même saint Augustin, que par cette saine doctrine rien ne dépérit à la prédestination ou à la grâce de persévérer, (1) si évidemment enseignée dans tous ces endroits : qui est pour la troisième, quatrième et cinquième fois ce qu'il s'agissait de prouver.

La même vérité parut encore dans le second concile d'Orange. On ne doute point que ce concile n'ait établi clairement en plusieurs chapitres tirés de saint Augustin, la grâce qui donne l'effet ; et ceux qui en douteraient en seront bientôt convaincus : mais il n'est pas moins constant qu'il a établi aussi clairement que le concile de Trente a fait depuis, une grâce pour accomplir les commandements de Dieu, donnée à tous les fidèles. Ce qui paraît par ces paroles du chapitre XXV : « Nous croyons aussi, selon la foi catholique , qu'après avoir reçu la grâce du baptême, tous les baptisés, s'ils veulent fidèlement travailler, peuvent et doivent, avec le secours et la coopération de Jésus-Christ, accomplir les commandements de Dieu. » Et un peu après : « Nous croyons encore que dans chaque bonne œuvre, ce n'est pas nous qui commençons pour ensuite être aidés par la miséricorde divine ; mais c'est lui qui sans y être excité par aucuns mérites précédents, nous inspire premièrement et la foi et son saint amour, afin que nous recherchions fidèlement le sacrement de baptême, et qu'après l'avoir reçu nous puissions avec son secours accomplir ce qui lui est agréable (2).» Et tout cela qu'est-ce autre chose que de dire avec saint Augustin que Dieu n'abandonne jamais les fidèles le premier, qu'ils peuvent demeurer s'ils veulent, et que les forces d'obéir leur sont conservées? Il y en a pourtant parmi ceux-là qui ne demeurent pas dans la justice, quoiqu'ils eussent reçu de Dieu le pouvoir d'y demeurer ; et cela s'accorde parfaitement avec la grâce de préférence, si clairement reconnue dans le concile d'Orange, selon les principes et dans les propres termes de saint Augustin, comme on a dit. Par conséquent, il est prouvé encore une fois, et par une nouvelle démonstration, que ces deux sentiments conviennent ensemble.

Il ne reste qu'une objection contre cette doctrine, mais bien

 

1 Resp. ad Gen., except., 61. — 2 Concil. Araus., cap. XXV.

 

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faible et qui consiste dans une équivoque qu'il sera aisé de démêler. On nous dit donc que c'est en vain que nous prétendons établir par saint Augustin une grâce qui donne à l'homme un véritable et suffisant pouvoir d'obéir, séparé de l'action même, puisque ce Père a dit cent fois que le pouvoir, par exemple le pouvoir de croire et d'aimer, est du fond de la nature : Posse habere fidem sicut passe habere charitatem naturœ est hominum (1); et qu'il n'y a que l'acte qui soit de la grâce : Habere antem fidem quemadmodùm habere charitatem gratiœ est fidelium (2). Mais tout cela, comme on vient de dire, roule sur une équivoque, étant constant qu'outre ce pouvoir que Pélage et saint Augustin après lui mettent dans la nature, il y a un pouvoir de grâce dont Jésus-Christ dit : « Vous ne pouvez rien sans moi (3). » Ce qui est ainsi expliqué dans le concile de Carthage : « Si quelqu'un dit que la grâce de la justification nous est donnée afin que nous puissions plus facilement accomplir par la grâce ce qu'il nous est ordonné d'accomplir par le libre arbitre, comme si nous pouvions, quoique difficilement, accomplir sans grâce les commandements de Dieu, qu'il soit anathème (4). » Ce qu'il prouve par cette parole de Notre-Seigneur, que nous venons d'alléguer : « Vous ne pouvez rien sans moi ; » et encore : «Personne ne peut venir à moi, qu'il ne lui soit donné d'en haut (5). » Ce pouvoir est reconnu par saint Augustin, lorsqu'il dit que pour être vraiment chrétien, « il faut sans hésiter reconnaître une grâce sans laquelle on ne puisse en façon quelconque faire aucun bien qui appartienne à la piété : » Ut omnino nihil boni sine illâ quod ad pietatem pertinet, veramque justitiam fieri passe non dubitet. C'est en ce sens qu'il reprend Pélage, qui disait que « nous avions le pouvoir, » ou, comme il parlait, « la possibilité de ne pécher pas, soit que nous le voulions, soit que nous ne le voulions pas, et cette possibilité est de la nature (6). » Saint Augustin ne peut souffrir ce discours « dans une nature blessée et perdue comme la nôtre :» Quid tantùm de naturœ possibilitate prœsumitur ? Vulnerata, sauciata, afflicta, perdita est (7). Il dit même de la nature

 

1 De Nat. et grat., cap. VII, n. 8. — 2 Lib. I De Grat. Christ., cap. III, et passim. — 3 Joan., XV, 5. — 4 Concil. Carth., cap. V. — 5 Joan. XIX, 11. — 6 De Nat. et grat., cap. XLIX, n. 59. — 7 Ibid. et seq., cap. L, LI, LII, LIII, n. 62.

 

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entière et saine en Adam, qu'elle ne peut pas persévérer sans la grâce ; et il ne cesse de répéter qu'il a été donné au premier homme « un secours sans lequel il ne pouvait persévérer quand il le voudrait (1). » C'est donc une vérité incontestable qu'outre le pouvoir improprement dit radical et très-éloigné de faire le bien, que saint Augustin a reconnu dans le fond de la nature, et qui n'est autre chose en elle qu'une capacité purement passive d'être aidée et élevée par la grâce, il y a le pouvoir actif et véritable qui est de la grâce même.

Mais ici il s'élève encore une nouvelle difficulté, en ce qu'il semble que dans l'état où nous sommes, saint Augustin ne distingue pas la grâce qui donne à l'homme le pouvoir de faire le bien d'avec celle qui lui donne l'acte : « En sorte, dit ce saint docteur, que la puissance vient aux saints avec l'effet, lorsque la nature est aidée et guérie ; ce qui nous arrive quand la charité est répandue dans nos cœurs (2). » Ce qu'il explique plus amplement en ces termes, dans le livre de la Correction et de la grâce ; « Comme les fidèles ne peuvent rien s'ils ne le peuvent et ne le veulent, le pouvoir et la volonté de persévérer leur est donnée par la grâce (3), » et même, comme on verra, par la même grâce. C'est encore ici une nouvelle équivoque ; et afin de la démêler, il ne faut que se souvenir qu'il est familier à saint Augustin de reconnaître un certain pouvoir de faire le bien, qui ne consiste en autre chose que dans le vouloir ardent que nous en avons. Car, au milieu des difficultés et des tentations où nous vivons, assurément nous ne pouvons faire le bien, si nous ne le voulons que faiblement.

En ce sens, lorsque Dieu nous donne une forte volonté ou, pour nous faire mieux entendre, un fort et ardent vouloir, il nous donne en même temps et le pouvoir et le vouloir et le faire, puisque le pouvoir comme le faire se trouve dans le vouloir même, quand il est fort et ardent. Car, comme dit saint Augustin dans la suite du même passage qu'on vient de citer, du livre de la Correction et de la grâce, « la volonté des justes est tellement enflammée par le Saint-Esprit, qu'ils peuvent faire le bien, parce

 

1 De Corr. et grat., cap. XI, n. 32 ; cap. XII. — 2 De Nat. et grat., cap. XLII, n. 49. — 3 De Corr. et grat., cap. XII, n. 38.

 

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qu'ils le veulent avec cette force ; et ils le veulent avec cette force, parce que Dieu opère en eux un tel vouloir (1). » Un vouloir ardent et si efficace qu'il est suivi de l'exécution, c'est le cas où l'on peut tout ce que l'on veut, pourvu qu'on le veuille bien ; et dans les choses dont l'exécution est le vouloir même, lorsque le vouloir est fort, l'exécution est infaillible. Je m'explique par un exemple : « On ne va pas à Dieu par des pas, mais par des désirs, dit saint Augustin ; et y aller, c'est le vouloir, mais le vouloir fortement, et non pas tourner et agiter deçà et delà une volonté languissante : » Et hoc erat ire quod velle, sed velle fortiter, non semi-sauciam hàc et illac jactare voluntatem. On reçoit donc en ce sens le pouvoir d'aller à Dieu, quand on reçoit une volonté si forte, si fervente : avec cette volonté on reçoit aussi l'action, parce que agir en cette occasion, c'est vouloir, pourvu qu'on veuille de toute sa force ; et cela même n'est autre chose que l'actuel accomplissement des commandements, puisque les accomplir n'est autre chose que d'être fortement et entièrement déterminé à le faire. En ce sens et par ce moyen, selon les principes de saint Augustin qu'on vient d'entendre, tous ceux qui accomplissent les commandements reçoivent ensemble et le pouvoir et la volonté de les accomplir (2), parce qu'étant très-certain, comme on a vu, qu'on ne fait que ce qu'on peut et ce qu'on veut, il est vrai en un certain sens que Dieu leur donne l'un et l'autre par la même grâce, c'est-à-dire, comme on vient de dire, par la forte volonté et l'ardente charité qu'il leur inspire : Ut quoniam non perseverabunt nisi et possint et velint, perseverandi eis et possibilitas et voluntas divinœ gratiœ largitate donetur (3).

C'est là cette grâce de préférence tant prêchée par saint Augustin, et réservée par ce Père à ceux-là seuls qui persévèrent dans le bien jusqu'à la lin. Ceux-là seuls ont reçu de Dieu jusqu'au dernier moment la volonté qui peut tout, parce qu'elle est forte, et sans laquelle en un certain sens on ne peut rien, parce qu'on ne veut rien qu'imparfaitement et qu'on n'a que de faibles volontés.

 

1 De Corr. et grat., cap. XII, n. 38. — 2 Ibid., — 3 De Nat. et grat., cap. XLII; De Corr. et grat., cap. XII.

 

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Mais si les justes qui n'ont que de ces faibles volontés pour persévérer, ne pouvaient faire le bien en un autre sens par un pouvoir très-réel et très-véritable, en sorte qu'il ne tient qu'à eux et qu'ils tombent uniquement par leur faute, saint Augustin n'aurait pas dit, comme on a vu, qu'ils persévéreraient s'ils voulaient, et que les forces pour obéir ne leur ont pas été soustraites, parce que Dieu qui les a sanctifiés ne les quitte pas le premier et ne les quitterait jamais, s'ils ne l'abandonnaient auparavant.

Ainsi, selon la doctrine de ce Père, ils peuvent en un sens persévérer, et ils ne le peuvent pas en un autre : ils le peuvent, puisqu'il leur reste des forces véritablement suffisantes pour cela ; et ils ne le peuvent, parce que, par leur négligence volontaire et libre, ils n'ont jamais une volonté assez forte pour surmonter les obstacles qui s'opposent à leur salut.

Ces propositions qui semblent contradictoires, qu'on peut et qu'on ne peut pas persévérer toutes les fois qu'actuellement on ne persévère pas, sont conciliées par saint Augustin en cette sorte : « Si, parmi les infirmités où il était convenable de nous laisser en cette vie pour nous rendre humbles, Dieu laissait en la main des hommes leur volonté, en sorte qu'ils demeurassent s'ils voulaient (1), » c'est-à-dire, comme on a vu, qu'ils pussent demeurer « dans un secours sans lequel ils ne pourraient pas persévérer, sans que Dieu opérât en eux qu'ils le voulussent ; la volonté succomberait par sa faiblesse, et ainsi ils ne pourraient point persévérer, parce que, par leur faiblesse et parleur langueur, ou ils ne le voudraient point du tout, ou ils ne le voudraient pas assez fortement pour le pouvoir. »

On voit dans ces hommes faibles que, selon saint Augustin, ils pourraient persévérer, et ils le pourraient véritablement; en sorte qu'il ne tiendrait qu'à eux de le faire, puisque ce Père les suppose dans un état où, s'ils voulaient, ils persisteraient à faire le bien. Cela est clair et précis, et néanmoins il ajoute qu'ils ne pourraient pas : et l'abrégé de son discours est que, s'ils n'avoient qu'un simple pouvoir, ils ne pourraient pas ; ce qui en soi est contradictoire,

 

1 De Corr. et grat., cap. XII, n. 38.

 

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si l'on n'entend qu'avec ce simple pouvoir, quoique réel et très-véritable, ils ne pourraient pas de ce pouvoir qui induit infailliblement de l'action, parce qu'il n'est autre chose qu'un ferme vouloir qui sans doute manque toujours à ceux qui ne font pas effectivement le bien qui leur est commandé. Ils peuvent donc et ne peuvent pas : ils ont un pouvoir qui leur devient inutile par leur faute ; et en ce sens ils ne peuvent pas ce qu'ils ne veulent jamais assez puissamment, quoique toujours soutenus de Dieu qui ne les délaisse jamais le premier absolument et dans la rigueur, ils puissent vouloir le bien avec ce secours.

 

CHAPITRE XIV.

 

Pourquoi Dieu donne-t-il des grâces inutiles? Réponse de saint Augustin.

 

Que si l'on demande à quoi sert de leur donner ce pouvoir qui leur demeure, quoique par leur faute entièrement inutile, je demanderai à mon tour à quoi sert de donner aux justes le pouvoir de ne pécher pas, puisqu'il est déterminé par la foi qu'avec les secours ordinaires il n’y en a point qui ne pèchent. C’est la doctrine constante de saint Augustin dans le livre des Mérites et de la rémission des péchés, « qu'il est commandé à tous les hommes et par conséquent à tous les justes de ne pécher pas : On ne peut nier, dit-il, que Dieu ne nous commande d'être si parfaits dans la justice, que nous ne péchions point du tout (1). » D'où ce Père conclut très-bien «que l'homme aidé de Dieu peut, s'il veut être sans péché (2). » C'est donc de Dieu qu'il a ce pouvoir de ne pécher pas Et néanmoins Dieu qui le commande, qui en a donné le pouvoir avec le précepte, sait, «dit le même saint Augustin, que personne ne l'accomplira. » De cette sorte, si tous les hommes et même les justes pèchent, ce n'est pas manque d'une grâce qui leur donne le pouvoir de ne point pécher : mais c'est, dit saint Augustin, que Dieu qui sait tout, « sait qu'il n'y aura aucun homme qui déploie toutes les forces de sa volonté (3) » pour surmonter son ignorance et sa faiblesse. Et

 

1 Lib. II De Peccat. merit. et remiss., cap. XVI, n. 23.— 2 Ibid., cap. VI, n. 7. — 3 Lib. I De Peccat. merit. et remiss., cap. XXXIX.

 

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dans la suite : « Les pélagiens nous objectent comme une chose bien rare et qui nous est inconnue, que nous ne péchons pas si nous voulons, et que Dieu ne nous commanderait pas ce qui serait impossible à la volonté humaine (1) » Il avoue donc à ces hérétiques que nous pourrions tous ne pas pécher, si nous voulions, et que cela ne nous est pas impossible ; « mais ils ne voient pas, continue-t-il, que pour surmonter certains obstacles, on a besoin de toutes les forces de sa volonté, magnis et totis vivibus voluntatis ; et que Dieu ayant vu dans sa prescience que nous ne les emploierions pas parfaitement, a prononcé par son prophète que nul homme aussi ne serait jamais ( parfaitement ) justifié » ( et exempt de tout péché devant lui ).

Demandez donc à saint Augustin pourquoi Dieu a donné aux justes ces forces qui ne devaient jamais être déployées et ce pouvoir que personne ne devait jamais mettre en usage : en résolvant cette question, je résoudrai celle que vous me proposez; et si l'une est indissoluble, je ne rougirai pas d'avouer qu'il en est de même de l'autre. Acquiesçons donc tous ensemble à la vérité de la foi, encore que nous ne puissions en pénétrer le fond.

Il n'y a rien de plus précis sur ce sujet-là que ce passage de saint Augustin dans le même livre : si l'on demande « pourquoi l'homme qui peut par sa volonté, avec le secours de la grâce, être sans péché en cette vie, n'y est pas, je pourrai répondre très-facilement et très-véritablement, c'est qu'il ne veut pas. Et si l'on demande encore pourquoi il ne le veut pas, cela nous engagerait dans un long discours (2). » Sans y entrer plus avant, il conclut que « l'homme a deux vices qui empêchent sa volonté, l'ignorance et la faiblesse , » dont le remède, dit-il, « appartient à la grâce qui aide la volonté des hommes, gratiœ Dei est quœ hominum adjuvat voluntates. » Tout cela est vrai ; mais on a vu qu'ils ont reçu par cette grâce (car elle seule les pouvait donner) des forces qu'ils n'emploient pas. J'en dis de même des justes qui ne persévèrent pas dans la justice : Dieu ne les abandonne pas, ils peuvent demeurer s'ils veulent, les forces pour obéir leur restent entières et

 

1 Lib. De Peccat. merit. et remiss., cap. III.—  2 Ibid., cap. XVII.

 

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ne leur sont pas soustraites ; mais ils ne les emploient pas, et c'est pour cela qu'ils périssent et périssent par leur faute.

On voit encore dans le livre de l’Esprit et de la lettre, la même question résolue par le même principe ; il y répète comme certain ce qu'il a dit dans le livre qu'on vient de citer, que l'homme peut vivre «sans péché, si, aidé du secours divin, sa volonté n'y manque pas (1). »

Et parce qu'on lui objecte qu'il « était absurde de reconnaître comme possible ce dont on ne voyait aucun exemple (2), » il raconte une infinité de choses possibles qui n'ont jamais été accomplies , comme le passage du chameau dans l'ouverture d'une aiguille, l'envoi de douze mille légions d'anges que Dieu pouvait envoyer, s'il eût voulu, à son Fils pour le tirer des mains de ses ennemis, et cent autres choses semblables que Jésus-Christ dit qui se peuvent faire sans pourtant que jamais elles se soient faites. Ainsi, dit-il, il ne laisse pas d'être véritable qu'on peut être sans péché, quoiqu'il n'y ait point d'exemple qu'on y ait été en effet.

A cela on lui répondait que les exemples qu'il alléguait de choses qui se pouvaient faire sans s'être faites en effet, regardaient les œuvres de Dieu, et non pas celles des hommes, « au lieu que ne pécher point est une œuvre de l'homme même, par lequel il serait parfaitement juste ; et ainsi qu'il ne faut pas croire, s'il est au pouvoir de l'homme de l'accomplir, que personne ne l'accomplisse (3). » A quoi ce Père répondait à son tour, en dernier lieu, « que ne pécher pas, quoique ce soit une œuvre de l'homme, c'est aussi en même temps un présent de Dieu et un ouvrage de sa puissance (4).

Tout cela conclut que ce pouvoir de ne pécher pas que Dieu met en l'homme, selon saint Augustin, est un don de Dieu, encore que ce pouvoir n'ait son accomplissement dans aucun homme mortel; et ainsi on ne peut nier qu'il n'y ait des secours divins qui n'ont jamais leur effet.

Saint Augustin rapporte à cette occasion cette parole du Sauveur : « Si vous avez la foi en vous-même, vous direz à cette montagne : Otez-vous et vous jetez dans la mer, elle vous obéira (5),

 

1 De Spir. et litt., cap. I, n. 1.— 2 Ibid.— 3 Ibid., n. 2.— 4 Ibid.— 5 Matth., XVII, 19.

 

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et rien ne vous sera impossible (1). » Où il remarque avec attention, à son ordinaire, que Jésus-Christ ne dit pas : Rien ne sera impossible ni à mon Père ni à moi; « mais rien ne vous sera impossible (2). » C'est donc une chose que Dieu a mise en la puissance de l'homme et qu'il ferait, s'il avait la foi, quoiqu'il n'y en ait point d'exemple et qu'il ne soit pas nécessaire qu'il s'en trouve aucun. « Ainsi, dit-il, il est sans exemple, qu'il se trouve parmi les hommes une justice parfaite, et toutefois elle ne leur est pas impossible. Car elle s'accomplirait, s'ils y employaient autant de volonté qu'il en faut pour accomplir une telle chose : Fieret enim, si tanta adhiberetur voluntas, quanta sufficit tantœ rei (3). » Où il persiste toujours, selon les principes qu'on a vus, à attribuer ce défaut de la justice des hommes à celui de leur volonté, qui ne déploie pas toutes ses forces, c'est-à-dire qui ne fait pas tout ce qu'elle peut pour accomplir tout ce que Dieu lui a commandé.

Et pourquoi Dieu a-t-il donné à l'homme un pouvoir si inutile ? Que ceux-là le cherchent qui croient pouvoir pénétrer le fond de ses conseils. Le même saint Augustin, dans le même livre de l’Esprit et de la lettre, nous a déjà dit « que Dieu pousse l’âme raisonnable à croire en lui par des inductions et des vues, et par la prédication de l'Evangile, au dehors et au dedans, où personne n'a en son pouvoir ce qui lui viendra dans l'esprit ; mais c'est à la propre volonté de donner ou de refuser son consentement (4). »

Nous avons déjà rapporté ce passage pour une autre fin. Il s'y agit de la grâce chrétienne et intérieure à laquelle on peut consentir et par ce moyen croire en Dieu. Saint Augustin conclut de là « que Dieu opère en nous le vouloir; que sa grâce nous prévient en tout, encore que ce soit à nous d'y consentir ou de n'y consentir pas ; que nous recevons tout de lui, et que nous n'avons ses dons qu'en y consentant (5). » Voilà donc de vrais dons de Dieu et la vraie grâce chrétienne ; mais a-t-elle toujours son effet ? Ecoutons ce que nous dira saint Augustin sur une si grande question. Voici ce qu'on trouve après les paroles précédentes : «Si après cela on nous jette dans cette profonde question, pourquoi Dieu induit tellement

 

1 De Spir. et litt., cap. XXXV, n. 1. — 2 Ibid. — 3 Ibid., cap. XXXIV, n. 60. — 4 Ibid. — 5 Ibid.

 

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les uns à donner ce consentement qu'il leur persuade en effet de le donner, et qu'il ne le donne pas de la même sorte aux autres, je n'ai qu'à répondre : « O profondeur des conseils de Dieu ! » Et encore : « Y a-t-il en Dieu de l'iniquité ? » Celui qui en veut savoir davantage, qu'il cherche de plus grands docteurs, mais qu'il craigne de rencontrer des présomptueux (1). »

Il y a ici deux profondeurs : l'une, pourquoi Dieu donne aux uns cette effective persuasion qu'il ne donne pas aux autres; l'autre, pourquoi ceux à qui il ne donne pas cette dernière et infaillible persuasion, ne laissent pas de recevoir ces inductions intérieures de la grâce auxquelles il ne tient qu'à eux de consentir, puisqu'on voit manifestement qu'avec ces inductions que nous avons vues être une vraie grâce chrétienne, Dieu sait qu'ils ne consentiront jamais, et que cette grâce, quoique suffisante pour induire le consentement, par leur faute leur sera toujours inutile. Voilà sans doute deux questions très-importantes, dont la seule résolution est de s'abîmer par la foi dans la profondeur des conseils de Dieu, et d'imposer un éternel silence au raisonnement humain.

Qu'on cesse donc de chercher avec une si subtile curiosité d'où vient qu'il y a des grâces qui ne manquent jamais leur effet, et d'autres qui le manquent toujours, bien que ce soit par notre faute ! C'est un abîme impénétrable, qu'on peut bien regarder avec tremblement et sonder peut-être en quelque façon avec modération et avec réserve, mais qu'on ne peut espérer sans présomption d'enfoncer tout à fait.

Saint Augustin dans le livre premier à Simplicien, question II, qui est l'endroit de ses ouvrages où il avoue qu'il a commencé à connaître parfaitement la saine doctrine sur la grâce et la prédestination , en expliquant ce passage de saint Paul : Non est volentis, etc., «il ne dépend pas de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2) ; » et le conciliant avec celui-ci de Notre-Seigneur : « Il y a plusieurs appelés et peu d'élus (3), » de ces deux sortes d'inductions ou persuasions même intérieures, par lesquelles Dieu nous appelle et nous attire à la foi, l'une avec effet et l'autre

 

1 De Spir. et litt., cap. XXXIV, n. 60. — 2 Rom., IX, 16. — 3 Matth., XX, 16.

 

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sans effet : l'une de la manière, dit saint Augustin, qui produit efficacement la bonne volonté, et l'autre de la manière qui ne la produit pas de même : et la raison qu'il apporte d'une si grande différence, c'est que « ceux qui, appelés d'une certaine façon, ne consentent pas, s'ils étaient appelés d'une autre, alio modo vocati, pourraient appliquer (soumettre) leur volonté à la foi, possent accommodare fidei voluntatem. En sorte, continue-t-il, que plusieurs étant appelés d'une façon (selon la parole de Notre-Seigneur), parce qu'ils ne sont pas tous disposés de même, ceux-là seuls suivent la vocation qui se trouvent propres à la recevoir. Par ce moyen il demeure toujours véritable (selon la parole de saint Paul) qu'il ne dépend point de celui qui veut, mais de Dieu qui fait miséricorde, parce que c'est lui qui appelle de la manière convenable et propre celui qui suit : d'où il s'ensuit qu'il consentira plutôt qu'un autre (1). »

On voit que saint Augustin, ici comme ailleurs, ainsi que nous avons vu, appelle du nom de vocation les grâces, tant extérieures qu'intérieures, par lesquelles les hommes sont induits à croire; et que la raison primitive de ce que l'un suit plutôt que l'autre, c'est que Dieu à qui sont connus tous les moyens d'appeler les hommes, a choisi pour ceux qui devaient croire les moyens proportionnés à leurs dispositions et propres à les convertir ; en sorte que leur vocation a été de celles « qui produisent efficacement la bonne volonté,» vocatio efficax bonœ voluntatis, comme nous a dit le même saint. Ce qu'il explique encore plus clairement par ces paroles : « Ceux dont Dieu a pitié ( selon saint Paul ) sont appelés de la manière qui était propre à se faire suivre. » Et un peu après : « Celui dont il a pitié, il l'appelle de la manière qu'il sait être propre à faire qu'il ne rejette point un Dieu qui l'appelle, » et au dehors par sa parole, et au dedans par sa grâce. Et encore plus clairement : « Etant certain que la même chose souvent dite d'une façon touche l'un et dite d'une autre façon touche l'autre, qui osera dire que Dieu manquât de moyens pour attirer à la foi » tous les incrédules, «et Esaü même, » qui en est une figure éclatante? Il

 

1 De Praedest. sanctor., cap. IV, n. 8 ; De Dono persever., cap. XXI, n. 55.

 

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se faut ici bien garder de croire que ces manières différentes de dire les choses, dont les effets sont si divers, soient des manières purement extérieures. Si ces vocations extérieures si diversement exprimées n'étaient accompagnées des intérieures que Dieu sait diversifier encore en plus de manières, la vocation n'aurait aucun effet ; et Dieu qui veut qu'elle en ait dans ceux dont il a pitié de cette façon particulière qui ne convient qu'à ceux qui croient effectivement, il les appelle de la vocation dont il connaît l'efficace. Mais ceux qu'il n'appelle point avec cette force ni par des moyens si touchants et toujours suivis de l'effet, sont-ils destitués par là de vocation et de grâces? Point du tout. «La vocation, dit saint Augustin, est venue à eux, mais une vocation qui n'était pas telle qu'ils pussent en être touchés ; en sorte qu'ils fussent propres ( disposés) à la recevoir. Ainsi ils sont appelés, mais non pas élus ; et dans cet événement, l'effet de la miséricorde de Dieu ne dépend pas tellement du pouvoir de l'homme, que Dieu le regarde en vain, s'il ne veut pas consentir à la vocation, parce que si Dieu voulait en avoir pitié de cette façon particulière qu'on vient de voir, il les pouvait appeler de sorte qu'ils fussent touchés, qu'ils entendissent, qu'ils crussent : et c'est ainsi que se justifie la parole de Notre-Seigneur : « Plusieurs sont appelés, et peu élus, » parce que les élus sont ceux qui sont appelés convenablement, congruenter ; » c'est-à-dire de cette manière si convenable aux dispositions particulières, que l'effet de la conversion s'en ensuit toujours. « Mais ceux dont les cœurs ne convenaient pas avec la vocation divine et n'y étaient accommodés ni ajustés avec elle par la proportion et la correspondance que Dieu sait, illi autem qui non congruebant neque contemperabantur vocationi Dei, ceux-là sont appelés, quoiqu'ils ne soient pas élus. » Et tout cela est appuyé sur ce fondement que saint Augustin avait posé dès le commencement de cette dispute : « Il est clair que nous voulons inutilement nous convertir et que nous tentons vainement un si grand ouvrage, si Dieu n'a pitié de nous ; mais je ne vois pas comment on peut dire que Dieu ait vainement pitié de nous, si nous ne voulons pas le suivre, puisque si Dieu a pitié de nous (toujours de cette manière efficace et singulière), il est certain que nous le voudrons, à

 

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cause qu'il appartient à cette même miséricorde de faire que nous le voulions (1) » et que c'en est là l'effet.

Cette parole de saint Augustin est de même force que celle-ci dans le livre du Don de la persévérance : « Cette grâce qui est répandue secrètement dans les cœurs n'est rejetée d'aucun cœur, quelque dur qu'il soit, parce que le dessein primitif qui la fait donner, c'est afin qu'elle ôte toute dureté de cœur (2).

On voit par la convenance de ces deux passages avec combien de raison saint Augustin a dit que dès lors, quand il écrivait ce livre à Simplicien, quoique ce fût si longtemps avant Pélage, il avait parlé de la grâce aussi correctement que depuis qu'il fut obligé d'en traiter plus expressément contre cet hérésiarque (3). C'est encore ce qui lui fait dire que dans ce livre où il disputait si fortement pour le libre arbitre, la grâce enfin l'a emporté ; et la dispute aboutit à faire voir qu'il n'y a rien de plus clair ni de plus certain que cette parole de l'Apôtre : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? » Dans ce livre donc, où la victoire de la grâce est si manifeste, où il en établit si fortement l'efficace, il ne laisse pas d'établir non-seulement cette grâce singulière et de préférence pour ceux qui croient, mais encore dans ceux qui ne croient pas la grâce plus générale d'une vocation qui ne pouvait pas ne pas être sincère et véritable, puisqu'elle venait de Dieu : mais qui toutefois en même temps n'était pas propre, ni convenable, ni proportionnée et accommodée aux dispositions de l'homme. Qu'on demande donc maintenant pourquoi ils reçoivent une telle grâce, si véritable et si inutile, et qu'on fasse le procès à Dieu qui la donne, l'Apôtre nous répondra, et saint Augustin après lui : « O homme, qui êtes-vous pour disputer contre Dieu?» Et encore: «  O vous qui disputez contre Dieu, n'êtes-vous pas des hommes?» Et enfin : « L'homme sensuel et animal ne peut comprendre ce qui est de Dieu : » et cependant, le téméraire ! il entreprend d'en juger ! J'avoue qu'on peut être ému de cette parole où saint Augustin reconnaît que cette vocation, cette grâce des incrédules a n'est pas de celles dont les hommes puissent être émus;» de

 

1 De Dono persever., cap. XXI, n. 55. — 2 De Prœdest. sanctor., cap. VIII, n. 13. — 3 Ibid., cap. XLVIII; De Dono persever., cap. XXI, n. 55.

 

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manière que par ces douces convenances et proportions, ils soient actuellement persuadés de se rendre. Mais que dirons-nous ? Quoi ? que Dieu ne voulait pas qu'ils fussent touchés ni qu'ils pussent l'être? ou qu'il ne leur a donné un tel attrait que pour les rendre plus coupables? A Dieu ne plaise que nous croyions d'un Dieu si bon et si véritable une telle illusion, ou que sa grâce soit un piège ! Il veut donc que cet incrédule se convertisse , et il lui donne pour cela cet attrait caché. Que si l'on dit qu'il ne peut pas en être touché, c'est dans le sens où l'on dit aussi, comme on vient de le voir, qu'on ne peut pas ce qu'on ne veut pas assez fortement : mais au reste, et en vérité, cet incrédule peut croire s'il veut, et c'est à quoi Dieu l'attire.

Il ne s'agit pas d'expliquer ici ces convenances, ces proportions, ou, comme parle l'Ecole, ces congruités de saint Augustin, qui peuvent tant sur les cœurs. Mais pour montrer que ce Père a retenu ces sentiments et ces expressions jusqu'à la fin de ses disputes et de sa vie, il faut entendre ce qu'il dit dans le livre du Bon de la persévérance sur cette parole de l'Evangile : « Si l'on avait fait ces miracles à Tyr et à Sidon, ils auraient fait pénitence dans le sac et dans la cendre (1). » « On voit par là, dit ce saint docteur, qu'il y en a qui ont naturellement dans leur esprit, naturaliter in ipso ingenio, un don divin d'intelligence qui les porterait à la foi, s'ils écoutaient des paroles ou qu'ils vissent des prodiges convenables à leurs pensées, à leurs dispositions, à leur génie, congrua suis mentibus (2). » Il y avait donc quelque chose de surnaturel et de caché dans l'esprit de ces infidèles, pour les induire à la foi. Car sous prétexte que saint Augustin dit qu'ils avoient ce don céleste naturellement, il ne faut pas croire qu'on pût trouver un pouvoir de croire et une facilité qui ne vînt pas de la grâce, ce serait une erreur grossière et très-opposée aux principes de saint Augustin. Mais il faut entendre naturellement comme l'entend ce même saint dans cet autre endroit de saint Paul : « Les gentils naturellement accomplissent les œuvres de la loi (3), » non pour exclure la grâce, « mais parce que la grâce n'est autre chose que la réparation de

 

1. Matth., XI,21.— 2  De Dono persever., cap. XIV, n. 35.— 3 Rom., II, 14.

 

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la nature, l'exclusion de la maladie et du vice qui la corrompt, et le renouvellement de l'image de Dieu naturellement imprimée dans nos âmes (1). » Quoi qu'il en soit, on ne doit pas s'imaginer que les Tyriens et les Sidoniens pussent avoir autrement que par la grâce ces dispositions cachées que saint Augustin y reconnaît : elles leur étaient inutiles : elles ne devaient avoir aucun effet : la condition sans laquelle ce quelque chose de divin leur était donné ne devait jamais arriver : ces miracles et ces paroles dont ils avoient besoin ne leur ont jamais été accordés. Pourquoi? « Parce que, dit saint Augustin, comme il ne leur était pas donné de croire, ce par où ils auraient cru leur a été refusé : » Sed quia ut crederent non erat eis datum, etiam unde crederent est negatum (2). Connaissez par là deux vérités : l'une, qu'on trouve dans saint Augustin une grâce de préférence qu'inspire la foi actuelle ; et l'autre, que sans l'avoir on a néanmoins une grâce plus générale et quelque chose de confus, mais de divin qui porte à croire. Ce que c'est que ce quelque chose et pourquoi il est accordé sans aucun fruit, ne le demandez pas, si vous êtes humble ; et si vous êtes sage, ne prétendez pas le trouver.

On demandera sans doute en ce lieu s'il est vrai, comme on vient de voir, que saint Augustin ait reconnu une grâce de cette nature, d'où vient qu'il en est si peu parlé dans ses ouvrages contre les pélagiens, et qu'il semble n'y avoir voulu établir aucune autre grâce que celle qui fléchit les cœurs de cette manière, aussi douce qu'invincible, dont nous avons tant parlé. La réponse à cette question est facile et naturelle.

Saint Augustin n'a presque parlé que de cette grâce, parce que c'est celle-là, comme on a vu, qu'on demande principalement, et on peut dire uniquement dans les prières, dans l'Oraison dominicale, dans toutes les autres prières publiques et particulières que nous avons rapportées. Si l'Eglise dans ses prières ne demande «lue la grâce qui donne l'effet, si les fidèles à son exemple ne désirent que celle-là par tous leurs vœux, si d'ailleurs il est constant que les prières de l'Eglise sont les instruments les plus clairs et

 

1 De Spir. et litt., cap. XXVII, n. 47.—  2 De Dono persever., cap. XIV, n. 35.

 

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pour ainsi dire les plus vivants de la tradition sur la doctrine de la grâce, il n'y a point à s'étonner que saint Augustin, qui avec raison fait tant valoir cette preuve et l'emploie à toutes les pages, en ait pris l'esprit et ne se soit étudié, pour ainsi parler, à établir d'autre grâce que celle qu'il y trouvait perpétuellement expliquée.

C'est aussi cette grâce singulière et de préférence qui convertit les cœurs, qui les fait persévérer dans le bien et qui même forme en eux les bonnes prières, que les pélagiens attaquaient avec le plus d'obstination et d'ingratitude. Car leur principal dessein était d'établir que le coup qui inclinait l'homme à la piété et faisait le discernement de ceux qui font bien d'avec ceux qui font mal, venait primitivement du libre arbitre : et c'est pourquoi saint Augustin établit manifestement en ce point l'état de la question entre l'Eglise et ces hérétiques : « Nous voulons, » dit-il, que sans continuer de mettre la grâce dans l'exhortation et dans la doctrine qui se trouvent dans les Ecritures, « ces hérétiques reconnaissent enfin cette grâce par laquelle la grandeur de la gloire future est non-seulement promise (au dehors), mais encore crue et espérée (au dedans), par laquelle non-seulement la sagesse est révélée, mais encore aimée parles fidèles; par laquelle enfin, non-seulement on les porte au bien, mais on leur persuade actuellement de le suivre : Nec suadetur solùm omne quod bonum est, verùm et persuadetur (1) : » qui sont les vrais caractères de cette grâce qui fléchit, qui change, qui donne l'effet. Et après l'avoir si bien et si clairement proposée, saint Augustin conclut en ces termes : Hanc debet Pelagius gratiam confîteri, si vult non solùm vocari, verùm etiam esse christianus : « C'est la grâce que Pélage doit confesser, s'il veut non-seulement être appelé chrétien, mais encore l'être en effet. »

 

1 De Grat. Christ., cap. X.

 

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CHAPITRE XV.

 

Non-seulement Dieu fait connaître le bien par la grâce extérieure de la révélation, mais il le fait aimer et pratiquer par la grâce intérieure de la charité. Concile de Carthage tenu en 416.

 

Voilà comme saint Augustin pose l'état de la question, dans un livre qu'il envoie exprès en Orient pour y découvrir les équivoques des pélagiens, et proposer dans les termes les plus simples ce que l'Eglise demandait à ces hérétiques sur la doctrine de la grâce chrétienne. Pour mieux expliquer le caractère et la différence précise de cette grâce d'avec la grâce pélagienne, il faut remarquer que les pélagiens mettaient la grâce qui nous aide à faire le bien dans la doctrine ou révélation des commandements de Dieu, dans les exemples de Jésus-Christ et dans toutes les autres choses où nous apprenons ce que nous devons faire et éviter, comme s'il n'y avait qu'à apprendre et à savoir le bien pour l'accomplir sans aucun besoin d'un autre secours. Mais saint Augustin fait voir dans ce livre combien la science est insuffisante, par ces paroles de saint Paul : « La science enfle et la charité édifie (1) : » que Pélage discerne, dit-il, entre la pensée et l'amour, parce que « la science enfle et la charité édifie, » et la science n'enfle plus quand la charité édifie. L'un et l'autre étant donc un don de Dieu, l'un plus petit qui est celui de la science, l'autre plus grand qui est celui de la charité, qu'il n'élève point le cœur de l'homme au-dessus de Dieu, qui le justifie en attribuant à la grâce la science qui est le moindre de ces dons, et laissant au libre arbitre de l'homme la charité qui est le plus grand (2). »

Il paraissait donc clairement que non-seulement la science, comme l'accordaient les pélagiens, mais encore et à plus forte raison, la charité était un don de Dieu ; et pour montrer quel don et quelle grâce c'était, saint Augustin la définissait dans le même livre en cette sorte : «Cette grâce, dit-il, est celle par laquelle il se fait en nous, non-seulement que nous connaissions ce qu'il faut

 

1 I Cor., VIII, 1. — 2 De Grat. Christ., cap. XXVI, n. 27.

 

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faire, mais encore que nous fassions ce que nous avons connu; et non-seulement que nous apprenions par la foi les choses qu'il faut aimer, mais encore que nous les aimions après les avoir crues (1). »

Telle est donc la grâce dont saint Augustin exigeait de Pélage la confession : c'était une grâce qui non-seulement faisait croire, mais encore aimer en effet ce qu'on croyait ; et pour la faire encore mieux entendre, ce Père ajoutait « que s'il la fallait appeler doctrine, c'était à cause que Dieu la répand dans l'intérieur avec une suavité ineffable ; en sorte que, non-seulement il montre la vérité, mais encore il en inspire l'amour : » Ut non ostendat tantummodo veritatem, sed etiam impertiat charitatem. « Car c'est, poursuit-il, en cette sorte que Dieu enseigne ceux qu'il a appelés selon son propos (ou son décret éternel), leur donnant tout ensemble et de savoir ce qu'il faut faire, et de faire ce qu'ils savent. » Ce qu'il prouve par ce beau passage de saint Paul dans la première Epître aux Thessaloniciens : « Vous n’avez pas besoin qu'on vous écrive sur la charité fraternelle, puisque vous avez appris de Dieu même à vous aimer les uns les autres (2). » Et pour prouver, continue saint Augustin, qu'ils l'avoient appris de Dieu même, saint Paul ajoute : « Car vous le faites : » par où il montre, poursuit saint Augustin, « que la marque la plus assurée qu'on a appris de Dieu, c'est lorsqu'on fait ce qu'on a appris : et c'est, dit-il, en ce sens que tous ceux qui sont «appelés selon le propos et le décret éternel, sont appelés par les prophètes enseignés de Dieu,» selon que l'explique Jésus-Christ. Et, conclut saint Augustin, « celui qui sait ce qu'il faut faire et ne le fait pas, ne l'a pas encore appris de Dieu selon la grâce et selon l'esprit, mais selon la loi et selon la lettre (3). » C'est aussi par où il explique cette parole de Notre-Seigneur : «Tous ceux qui ont ouï et qui ont appris de mon Père viennent à moi (4). » D'où il tire cette conséquence : « Si tous ceux qui apprennent viennent, quiconque ne vient pas n'a pas appris. Or qui ne voit qu'on vient ou qu'on ne vient pas , par son libre arbitre ? Mais ce libre arbitre peut être seul s'il ne vient pas; mais il ne peut ne pas être aidé s'il vient, et encore tellement

 

1 De Grat. Christ., cap. XII, n. 13. — 2 I Thess., IV, 9. — 3 De Grat. Christ., cap. XIII, n. 14. — 4 Joan., IV, 45.

 

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aidé que non-seulement il sache ce qu'il faut savoir, mais encore qu'il accomplisse ce qu'il sait : de sorte que quand Dieu enseigne non par la lettre de la loi, mais par la grâce du Saint-Esprit, il enseigne de telle manière que quiconque apprend de lui, non-seulement sache ce qu'il faut faire en le connaissant, mais encore le désire par sa volonté et l'accomplisse par son action (1). »

Il faudrait transcrire tout le livre, si l'on voulait rapporter tous les passages où saint Augustin explique que la grâce dont il demande la confession aux pélagiens, est celle qui donne tout ensemble par un effet infaillible, et le savoir et le vouloir et le faire. Mais j'ai voulu en alléguer ce qui sert à faire entendre le chap. IV du concile de Carthage, dont voici les paroles : « Quiconque dira que la même grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (dont il s'agit contre les pélagiens) nous aide à ne pécher plus, à cause seulement qu'elle nous révèle et nous découvre l'intelligence des commandements de Dieu, afin que nous sachions ce que nous devons ou désirer ou éviter; mais qu'il ne nous est point donné par cette grâce d'aimer et de pouvoir accomplir ce que nous aurons connu qu'il faut faire : qu'il soit anathème. Car, comme l'Apôtre dit : « La science enfle et la charité édifie, » il est fort impie de croire que la grâce de Jésus-Christ nous soit donnée pour celle qui enfle, et ne nous soit pas donnée pour celle qui édifie, puisque l'un et l'autre sont un don de Dieu, et de savoir ce qu'il faut faire et encore d'aimer à le faire, afin que, par l'édification de la charité, la science ne puisse enfler; et de même qu'il est écrit de Dieu : « Lui qui donne la science à l'homme (1), » il est écrit de même : « La charité vient de Dieu (2). »

On voit, par les paroles de ce chapitre , que le concile n'a fait qu'abréger et prendre l'esprit de la doctrine de saint Augustin, que nous venons de rapporter.

Ce grand homme était présent dans cette assemblée. Car s'il est vrai, comme les savants en conviennent maintenant, que le concile de Carthage, où furent arrêtés les huit chapitres de la condamnation de Pélage (car je n'ai pas besoin de parler ici du IX),

 

1 De Grat. Christ., cap. XIV, n. 15. — 2 Psal. XCIII, 10. — 3 Conc. Carth., cap. IV.

 

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et le concile, dont parle saint Prosper, de deux cents et tant d'évêques, tenu dans cette capitale de l'Afrique en 418, il est certain que saint Augustin y était, qu'il en était l’âme et le génie, comme Aurèle de Carthage en était le chef, selon l'expression de saint Prosper ; et que dans la même année il écrivit le Livre de la grâce de Jésus-Christ, dont nous avons rapporté tant de passages : de sorte qu'il ne se faut pas étonner si, plein encore de ce saint concile et des chapitres qu'il avait dictés, il en étale si au long la sainte doctrine dans les mêmes termes que ce concile avait pris de lui. Car c'est de là que naissaient ces expressions : « que la charité qui édifie doit être encore plus un don de Dieu que la science qui enfle ; et que la grâce nous donne, non-seulement de connaître ce qu'il faut faire, mais encore d'aimer à le faire, afin que par l'édification de la charité la science ne puisse enfler: » qui est encore une expression de saint Augustin, lorsqu'il dit dans le Livre de la grâce et du libre arbitre : « Qu'y a-t-il de plus absurde ou plutôt de plus insensé et de plus éloigné de la charité, que de dire que la science qui enfle sans la charité vienne de Dieu, et que la charité qui fait que la science ne peut enfler vienne de nous (1) ? » II répète la même chose et les mêmes termes dans l'hérésie LXXXIII, qui est celle des pélagiens, où il pose si nettement l'état de la question contre les pélagiens. Il a continué le même discours jusqu'à la fin de sa vie, et dans l'ouvrage imparfait contre Julien, sur lequel il est mort : « Comment, dit-il, se peut-il faire que la moindre des choses, c'est-à-dire la science, soit un don de Dieu, et que la plus grande, c'est-à-dire la charité, nous vienne de nous-mêmes (2)? » L'on voit dans tous ces passages pourquoi le concile a pris tant de soin d'établir cette convenance entre la science et la charité, d'être l'une et l'autre, principalement la dernière, un don de Dieu. C'est que c'était là où il fallait mettre la principale différence de la grâce pélagienne et de la grâce chrétienne; et que saint Augustin l'ayant reconnu partout, il a fait entrer le concile dans cet esprit ; et qui voudrait parcourir toutes les locutions de ce concile, non-seulement dans le chapitre IV

 

1 De Grat. et lib. arbitr., chap. XIX, n. 40. — 2 Lib. I, cap. XCV

 

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qu'on vient de produire, mais encore dans les sept autres, il remarquerait partout le style et le goût de saint Augustin; en sorte qu'on ne peut nier que ce concile ne soit un précis de saint Augustin, de même que saint Augustin est un long commentaire de ce concile.

Il ne faut donc pas s'imaginer que le dessein du concile, lorsqu'il dit que la charité est un don de Dieu aussi bien que la science, il entende seulement parler de la charité comme de la science habituelle. Car ces paroles du concile, lorsqu'il dit que c'est un don de Dieu, et de savoir ce qu'on doit faire et d'aimer à le faire, ce qui s'entend manifestement des actes; et saint Augustin, que le concile suivait, disait sans cesse que la grâce qui rend les fidèles disciples de Dieu, ou, comme parlent les prophètes cités par Jésus-Christ même, enseignés de Dieu ; où ce Père explique partout que cet enseignement divin n'est autre chose que l'infusion de la grâce qui, non-seulement nous porte à faire le bien, mais encore , comme on a vu, nous le persuade, nous le fait croire, nous le fait aimer, et l'aimer de telle sorte que nous le fassions (2).

Car il se faut souvenir que nous avons établi selon la doctrine de ce Père qu'en un certain sens qu'il a divinement expliqué, le pouvoir que nous avons de faire le bien nous vient de la volonté de l'accomplir, c'est-à-dire de l'amour même que nous avons pour le suivre; on ne peut jamais ce qu'on ne veut et ce qu'on n'aime que faiblement : et au contraire, dans ce qui regarde la vie chrétienne , on peut et on fait toujours ce qu'on aime et ce qu'on veut parfaitement, parce que cette volonté et cet amour, non-seulement nous font accomplir le bien qui nous est commandé, mais encore en sont eux-mêmes l'accomplissement. C'est pourquoi le chapitre IV dont nous parlons, du concile de Carthage, s'est servi, comme on a vu, de cette expression, que la grâce nous donne, «non-seulement d'entendre ce qu'il faut faire, mais encore de l'aimer et de le pouvoir : » Utquod faciendum cognoverimus, etiam facere diligamus atque valeamus; mettant, comme on voit, l'amour, c'est-à-dire la volonté forte de faire le bien, comme la source du pouvoir

 

1 De Grat. Christ., cap. X, 11.

 

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voir même au sens qu'on a vu. Ce qui nous fait voir de plus en plus que, non-seulement le sens et l'esprit de ce concile, mais encore ses expressions, ne ressentent en tout et partout que saint Augustin.

Cela étant, on ne peut douter que le dessein du concile ne fût d'établir contre Pélage cette grâce qui donne l'effet, ou, comme parle ce Père, cette grâce qui donne tout ensemble, et le savoir et le vouloir et le faire, c'est-à-dire tous les actes nécessaires au salut, et dans laquelle on doit trouver selon lui-même, et « l'accroissement du pouvoir et l'affection de la volonté et l'effet même de l'action : » Ubi jam et possibilitatis, profectus et voluntatis affectas et actionis effectus est (1).

Avant que de passer outre, si l'on veut savoir les raisons pour lesquelles les savants hommes qui ont travaillé de nos jours à l'histoire des pélagiens, c'est-à-dire le P. Noris, le P. Garnier, et en dernier lieu les doctes Bénédictins, à la tête du tome X de leur édition des Œuvres de saint Augustin, ont cru que le concile où les huit anathématismes contre ces hérétiques ont été publiés, est le concile tenu à Cartilage même en 418, sous le pape saint Zozime, plutôt que celui de la province de Carthage, tenu en la même ville en 416, sous le pape saint Innocent, ou celui de Milève, de la province de Numidie, dans le même temps, ainsi que JBaronius et les autres l'avoient pensé : il n'y a qu'à considérer premièrement que le concile de Carthage, de 416, dans sa lettre ou relation à saint Innocent, ne parle en aucune sorte de ces huit chapitres, ou canons, ou anathématismes, qu'il n'aurait pas manqué de spécifier, si, comme on suppose, il en avait demandé la confirmation. Au contraire, ce concile de 416, dans sa lettre à ce saint pape et à la fin de la même lettre, réduit sa décision à ces deux points : « Quiconque enseigne que la nature humaine est suffisante à elle-même pour surmonter les péchés, et s'oppose en cette sorte à la grâce qui est déclarée par la prière des saints ; et quiconque nie que les enfants soient délivrés de la perdition et reçoivent le salut éternel par le baptême ; qu'il soit anathème. » Voilà donc les deux seuls

 

2 De Grat. Christ., cap. XIV, n. 15.

 

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anathématismes du concile de Carthage, de 416, et les huit dont il s'agit doivent être d'un autre concile.

La même chose paraît du concile de Milevi, où l'on suppose que ces huit chapitres furent faits ou répétés. Car dans la relation de ce concile au même pape Innocent, il n'y est fait, non plus que dans celle de Carthage, aucune mention de ces huit chapitres, mais seulement des deux mêmes points du concile de Carthage, de 416: « Qu'il ne faut point prier Dieu pour en obtenir le secours, afin d'opérer la justice, et que le baptême n'est pas nécessaire aux petits enfants pour avoir la vie éternelle. »

On voit par là que ces deux conciles d'Afrique, tenus dans le même temps et avec un manifeste concert, ne connaissaient pas les huit anathématismes, mais seulement les deux qu'on vient de voir dans leurs lettres à saint Innocent.

Il ne servirait de rien de répondre que c'est peut-être que ces Pères réduisaient leurs huit chapitres à ces deux points capitaux qui les renfermaient. Car cela n'aurait pas dû les empêcher de parler de ces huit chapitres, s'ils les avoient faits; et d'ailleurs il est certain qu'outre la matière du péché originel et de la grâce qui est traitée dans les cinq premiers, il y en avait trois autres, le sixième, le septième et le huitième, où l'on parlait de l'imperfection de la justice en des termes qui ne se rapportent nullement aux deux chapitres des conciles de 416 de Carthage et de Milevi, et dont aussi il n'est fait nulle mention ni directe ni indirecte dans les lettres de ces deux conciles.

Telle est donc la première preuve qui a empêché les savants auteurs que j'ai nommés d'attribuer aux conciles de 416 les huit anathématismes contre les pélagiens ; mais, en second lieu, la même chose paraît en ce que le pape Innocent, dans ses réponses à ces deux conciles, ne dit non plus aucun mot de ces huit chapitres ; il ne dit rien sur les trois derniers, qui regardent l'imperfection de la justice en cette vie, se réduisant à confirmer les deux points qu'on vient de voir ; et il ne parle que des relations de ces deux conciles, sans qu'il y ait dans ses lettres aucun vestige des huit chapitres qu'on suppose y avoir été dressés séparément.

En troisième lieu, on a encore sur cette même matière, un peu

 

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après ces conciles de 416, une lettre très-ample à saint Innocent de cinq évêques, dont saint Augustin était l'un et Aurélius à la tête, sans qu'il y ait aucun vestige de ces huit chapitres, non plus que dans la réponse aussi très-ample que leur fait ce pape. C'en est assez pour démontrer que ces huit chapitres ne peuvent pas être de ces conciles de 416, et par conséquent ne peuvent être que de celui de 418, puisque tout le monde est d'accord qu'ils sont nécessairement de l'un ou de l'autre.

Et en effet tout convient à ce dernier concile. Il n'y en a point de plus célèbre en cette cause. C'est ici le grand concile dont saint Prosper a écrit « que les décrets en furent suivis du consentement de tout l'univers (1). » Après les conciles de 416, sous Innocent, la cause pélagiennne se réveilla plus vivement que jamais sous Zozime, son successeur : il est constant que ce pape en renvoya la connaissance aux Pères d'Afrique, qui condamnèrent de nouveau la doctrine des pélagiens ; et incontinent après saint Zozime en confirma la condamnation, qui fut souscrite de tous les évêques de l'univers, comme tout le monde en convient. Le concile de Carthage de 416 n'était que de la province particulière de Carthage, comme il paraît manifestement par la lettre du même concile et par celle du concile de Milève à saint Innocent, et il s'y assembla seulement soixante-sept évêques; mais le concile de 418 en avait, selon saint Prosper, deux cent quatorze (2); aussi fut-il composé de toutes les provinces d'Afrique, comme le dit le même saint : pour la même raison, il est appelé ordinairement par saint Augustin le concile d'Afrique (3); et ainsi en toutes manières il n'y en a point de plus digne d'avoir donné à Pélage le dernier coup, et à la doctrine catholique son dernier éclaircissement.

On pourrait fortifier ce point d'histoire de beaucoup d'autres preuves; mais cela ne paraît pas nécessaire, puisque de quelque manière qu'on le prenne, tout le monde demeure d'accord que saint Augustin était l’âme de toute l'Afrique sur cette matière, et demeure par conséquent du consentement unanime de tous les docteurs le plus sûr interprète de tous les conciles.

 

1 Resp. ad capit. Gall., object. VIII. — 2 Ibid. — 3 De Peccat. orig., cap. VII, VIII, IX, XXI, n. 8, 9, 24 ; epist CCXV, n. 2, etc.

 

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Il faut donc, encore un coup, tenir pour certain que les huit chapitres en question soient des conciles de Carthage ou de Milève de 416, ou de celui de 418; que les paroles où il est porté que la grâce nous fait accomplir les commandements, comme elle nous les fait connaître, s'entendent selon l'esprit de saint Augustin, dont on prend les expressions. Peut-on que les huit chapitres soient du concile de Milève, saint Augustin y était en personne. Veut-on qu'ils soient du concile de Carthage du même temps, on convient que ces deux conciles, qui se tenaient presque ensemble dans la même Afrique, et qui renvoient l'un à l'autre en termes exprès, sont d'un manifeste concert et constamment du même esprit (1). Enfin si ces huit chapitres sont du concile de Carthage de 418, saint Augustin y était encore, et en a fait dans la même année, comme on a vu, le commentaire dans le Livre de la grâce de Jésus-Christ.

Et si l'on veut savoir la doctrine de ces conciles sur la grâce qui donne l'effet, on en sera pleinement instruit par leurs relations aux papes à qui ils écrivent, et par les réponses des papes mêmes. Ces seules paroles de la lettre du concile de Carthage : « Si nous voulons faire cette prière sur le peuple en le bénissant : « Donnez-leur, Seigneur, d'être fortifiés en vertu par votre Esprit-Saint, » ces hérétiques s'y opposent. » Et celles-ci du pape saint Innocent, dans sa réponse : « Si nous vivons bien, nous prions que nous vivions mieux et plus saintement ; et si nous sommes détournés du bien, nous avons encore plus de besoin de son secours pour revenir à la droite voie, » suffisent pour faire voir que la grâce que ce saint pape, ces saints conciles, et toute l'Eglise en eux et par eux voulaient établir, est celle qui sert de fondement aux prières où l'on demande l'effet ou de la conversion ou de la persévérance. C'est pour cela qu'ils rapportent unanimement (2) ces paroles de Jésus-Christ à saint Pierre : « J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas (3) : » ou en demandant l'effet selon l'esprit de ces saints conciles et de ce saint pape qui les loue et qui les confirme , Jésus-Christ nous apprend aussi comment nous devons

 

1 Epist. ad Concil. Milev. ad Innoc. — 2 Epist. Conc. Carth. et Milev.— 3 Luc., XXII, 32.

 

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prier et quelle doit être la forme de notre demande. Ainsi ce qui faisait principalement le sujet de leur décision, c'est comme parlent les Pères du concile de Carthage : « La grâce qui est déclarée par les prières des saints, » gratia Dei quœ sanctorum orationibus declaratum; c'est-à-dire celle qui convertit actuellement, qui fait actuellement persévérer dans la grâce. Car c'est aussi cette grâce qu'il fallait opposer à l'esprit des pélagiens, dont les disputes sacrilèges, dit le concile de Carthage, « induisaient cette conséquence, qu'il ne fallait point demander de ne pas entrer en tentation, ou que notre foi ne défaillit pas, encore que Notre-Seigneur ait mis le premier dans l'oraison qu'il nous a apprise, et qu'il ait fait le second pour son apôtre saint Pierre, comme lui-même le déclare. » C'est donc une telle grâce que les conciles et les papes avoient en vue dans leurs décisions, lorsqu'ils parlent tant « de la grâce par laquelle nous sommes chrétiens, » gratiam quâ christiani sumus, par laquelle nous le sommes actuellement, par laquelle non-seulement nous avons le pouvoir de l'être, mais encore l'effet : c'est, dis-je, cette grâce que ces saints conciles recommandent, puisqu'ils ne cessent de dire que c'est celle-là qu'on demande, et qu'en effet, lorsque nous avons parcouru toutes les prières ecclésiastiques, nous les avons trouvées toutes de cette forme et de cet esprit.

 

CHAPITRE XVI.

 

Continuation du précèdent : Dieu donne à l'homme, non-seulement la connaissance du bien, mais encore la volonté et la force de le faire et d'y persévérer. Concile de Carthage tenu en 418, celui d'Orange et celui de Trente.

 

Voilà pour ce qui regarde les conciles de 416. Et pour celui de 418, outre les canons que nous avons vus, il rend un beau témoignage à cette grâce qui donne l'effet, dans ces paroles qui sont rapportées par saint Prosper et dans les Capitules de saint Célestin en cette sorte, « que tous les soins, toutes les œuvres et tous les mérites des saints doivent être rapportés à la gloire et à la louange de Dieu, parce que personne ne lui plaît par d'autres choses que

 

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celles qu'il donne lui-même. C'est le sentiment où nous conduit L'autorité canonique du pape Zozime d'heureuse mémoire, Beatœ recordationis papœ Zozimi, lorsqu'en écrivant aux évêques de tout l'univers, il parle ainsi : « Nous, par un instinct divin, ou, si l'on veut, par une impulsion de Dieu (car il faut rapporter tout le bien à son auteur d'où il naît), nous avons renvoyé toute cette affaire au jugement de nos frères et de nos co-évêques. » Parole, continue saint Célestin ou saint Prosper de son aveu, toute rayonnante de la lumière d'une très-pure vérité. Laquelle aussi fut reçue par les Pères d'Afrique avec une si grande vénération, qu'ils répondirent à ce pape en ces termes : Ce que vous avez mis dans votre lettre à toutes les provinces : « Nous avons renvoyé l'affaire à nos co-évêques par l'instinct, l'impulsion ou l'inspiration particulière de Dieu, » nous l'avons regardée comme une parole par laquelle, comme par le glaive de la vérité, nous avons tranché en un mot la difficulté que nous font ceux qui élèvent le libre arbitre contre la grâce. Car qu'y a-t-il que vous ayez fait davantage par votre liberté que de vous renvoyer cette affaire? Et toutefois vous avez vu sagement et fidèlement, vous avez dit véritablement et avec une pleine confiance, que vous l'aviez fait par l'instinct de Dieu, à cause sans doute que la volonté est préparée par le Seigneur, et qu'afin que ses fidèles fassent quelque chose de bien, lui-même touche les cœurs de ses enfants par ses inspirations paternelles (1), » et le reste de même esprit et de même force ; c'était donc l'esprit de ce pape, l'esprit des Pères d'Afrique qui relèvent ses paroles, l'esprit de saint Célestin, un autre pape, et de saint Prosper, un autre grand saint, qui les rapportent, et en un mot l'esprit de toute l'Eglise, que le bien qu'on faisait le plus par son libre arbitre, était l'effet d'un instinct, d'une inspiration particulière de Dieu; en sorte qu'on reconnaisse que tout vient de lui et qu'on lui en rende grâce, comme avait fait ce docte pape.

Il ne faut donc pas s'étonner, si ce concile a défini si précisément que la grâce, non-seulement nous fait connaître, mais encore aimer et faire ce qu'il faut; et tout cela, comme on voit, pour

 

1 Conc. Col., C. V, n. 14, cap. VIII,

 

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donner lieu à la prière qui nous fait dire : « Seigneur, donnez-moi de faire le bien que vous m'aviez fait connaître ; » et à l'action de grâces qui nous fait dire : « O Seigneur, si j'ai fait quelque bien, je vous rends grâces du divin instinct par lequel vous m'avez persuadé de le pratiquer en effet. » C'est ce que marquent évidemment les paroles du concile; c'est le sens où elles sont déterminées par les interprétations de saint Augustin; c'est ce que l'Eglise voulait imprimer dans le cœur de tous les fidèles, comme la source de la prière chrétienne et comme le fondement de l'humilité et de la reconnaissance des fidèles.

Le même esprit de la grâce et de la prière chrétienne nous a déjà paru amplement dans les Capitules de saint Célestin (1), lorsque nous y avons remarqué que l'Eglise, qui demandait l'effet, supposait la grâce qui le donne, et je n'ai pas besoin de répéter ce qui a été exposé dans les livres précédents.

Mais il ne faut pas omettre ces paroles où, après avoir établi « que les mérites des fidèles sont des dons de Dieu, » on en donne cette belle preuve : « Dieu fait en nous que nous voulions et que nous fassions ce qu'il veut, et il ne permet pas que ce qu'il nous a donné pour l'exercer, et non pas pour le négliger, demeure inutile (2). » Ce qui montre l'opération du Saint-Esprit pour rendre ses dons efficaces, et sert à vérifier ce qui venait d'être dit, « que la grâce prévient tous nos mérites, puisque c'est par elle qu'il se fait en nous que nous voulions commencer et faire quelque bien.

lus cette vérité a été obscurcie par les ennemis de la grâce et de la doctrine de saint Augustin, plus l'Eglise a travaillé à la rendre claire. C'est pourquoi le Saint-Siège, qui avait eu soin d'en recueillir les témoignages des écrits de ce grand docteur, les envoya à saint Césaire et au concile d'Orange pour réprimer Fauste et les nouveaux semi-pélagiens : la grâce qui donne l'effet reluit dans tous les chapitres de ce saint et docte concile (3). Les papes avoient choisi ce qu'il y avait de plus fort et de plus précis dans les livres de saint Augustin pour les exprimer, par exemple au chapitre XX, ce passage qui est tiré du Livre à Boniface : « Dieu fait beaucoup

 

1 Capit. XI, XII. — 2 Ibid., XII. — 3 Conc. Arausic, cap. XX.

 

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de bien dans l'homme que l'homme ne fait pas ; mais l'homme n'en fait aucun que Dieu ne lui fasse faire ; ou, pour traduire de mot à mot, « que Dieu ne fasse que l'homme le fasse (1) ; et comme il est rapporté toujours au même sens dans le concile d'Orange : « que Dieu ne donne que l'homme les fasse : » Multa Deus facit in homine, quœ non facit homo, quœ non Deus faciat ut faciat homo.

Le moyen de le faire faire à l'homme est encore marqué dans ce saint concile, et c'est, dit-il, « l'illumination et l'inspiration du Saint-Esprit qui donne à l'homme la suavité à consentir et à croire (2) ; » ce qui est non-seulement de saint Augustin, mais encore l’âme, pour ainsi parler, de tous ses écrits. De là se tirent ces conséquences : « que c'est un don de Dieu d'aimer Dieu ; que c'est lui qui nous donne d'aimer, parce que c'est lui qui, sans être aimé, nous a aimés (3); que c'est un don de Dieu, et de bien penser et de nous détourner de l'injustice, parce que toutes les fois que nous faisons bien, Dieu opère en nous et avec nous que nous opérions (4); que c'est résister au Saint-Esprit, que de dire que Dieu attend notre volonté, afin que nous voulions être purifiés de nos péchés, mais qu'il faut croire qu'il se fait en nous par l'infusion et l'opération du Saint-Esprit dans nos cœurs, que nous voulions être purs (5) ; » et enfin, ce qui comprend tout ; « que c'est contredire l'Apôtre, que de dire que Dieu fasse miséricorde à ceux qui croient, qui veulent, qui s'efforcent, qui travaillent, qui veillent, qui s'appliquent, qui demandent, qui cherchent, qui frappent : mais qu'il faut croire que, par l'infusion et l'inspiration du Saint-Esprit, il se fait en nous que nous croyions, que nous voulions et que nous puissions comme il faut toutes les choses (6) : » parce qu'ainsi que nous avons vu, nous ne le pouvons que lorsque nous le voulons avec cette force que le Saint-Esprit nous donne par l'infusion d'une ardente charité. Selon cet autre chapitre : « La cupidité fait la force des gentils ; mais pour la force des chrétiens, c'est l'amour de Dieu qui la fait. Et cet amour est répandu dans nos cœurs, non point par notre libre arbitre, mais par le Saint-Esprit qui nous

 

1 Lib. II ad Bonif., cap. VIII. — 2 Ibid., cap. VII.— 3 Ibid., cap. XXV.— 4 Ibid., cap. IX. —  5 Ibid., cap. IV. — 6 Ibid., cap. VI.

 

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est donné sans qu'aucun mérite le prévienne (1). — Il ne faut donc pas attacher la grâce à l'humilité et à l'obéissance de l'homme, ou la faire suivre de là et s'y soumettre, subjungere ; mais il faut croire que c'est un don de Dieu que nous soyons humbles et obéissants, parce qu'autrement ce serait démentir l'Apôtre qui dit : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu : » et : « Je suis ce que je suis par la grâce (2). »

Toute cette doctrine n'est établie et par saint Augustin et par ce concile qui en a transcrit les propres termes, qu'afin qu'on puisse prier chrétiennement et demander à Dieu tous les bons effets de notre bonne volonté, afin qu'après les avoir reçus de lui, nous puissions aussi lui en rendre grâces : qui est, dit saint Augustin, le parfait et véritable sacrifice du chrétien, qui pour cela est appelé le sacrifice d'Eucharistie et d'action de grâces, et qui aussi pour cette raison commence par ces paroles : « Rendons grâces au Seigneur notre Dieu : » Gratias agamus. Ce qui se dit, selon la remarque de saint Augustin, après avoir dit : « Le cœur en haut, » Sursum corda ! et : « Nous l'avons élevé au Seigneur, » Habemus ad Dominum, pour faire entendre à tous les fidèles « que d'avoir le cœur en haut et élevé au Seigneur, c'est un don de Dieu (3). » C'est pourquoi, continue ce Père, les fidèles n'ont pas, incontinent après, plutôt dit ces saintes paroles et exprimé les sentiments de leur cœur, qu'on les avertit d'en rendre grâces à Dieu; à quoi ils répondent d'une même voix qu'il n'y a rien de plus raisonnable ni de plus juste, et ils donnent tous ensemble ce digne commencement à leur sacrifice.

Cet esprit dure encore et durera éternellement dans l'Eglise. Le concile de Trente n'a pas eu précisément à établir l'efficace de la grâce, puisque Luther et les autres qu'il condamnait l'outraient plutôt en niant la coopération du libre arbitre, qu'ils ne la niaient. Et toutefois ce qu'il en a dit, quoiqu'en passant, est conforme à la doctrine de saint Augustin, l'efficace de la grâce paraît principalement en trois effets : dans la conversion à la justice, dans l'accroissement de la justice, et dans la persévérance qui nous y fait

 

1 Lib. II ad Bonif., cap. XVII. — 2 Ibid., cap. VI. — 3 De Dono persev., XIII.

 

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demeurer jusqu'à la fin. Or le saint concile fait voir que la grâce est efficace dans ces trois états : dans la conversion à la justice : il établit cette grâce dans ces paroles de l'Ecriture : « Convertissez-nous et nous serons convertis (1) ; » ce qui démontre l'effet inséparable de la motion qui nous convertit. « Et c'est par là, dit le concile, que nous confessons que la grâce de Dieu nous prévient, lorsque nous nous donnons à Dieu : » Cum respondemus : Converte nos, Domine, ad te et convertemur, Dei nos gratiâ prœveniri confitemur (2). Dans l'augmentation ou accroissement de la justice : le même concile fait voir que ce bon effet nous est donné par la grâce, puisque nous le demandons : « C'est, dit-il, l'accroissement de cette justice que l'Eglise demande en disant : Donnez-nous, Seigneur, l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité (3). » Pour ce qui est de la persévérance jusqu'à la fm qui est le grand don de Dieu, à cause de sa sainte liaison avec la gloire éternelle et la prédestination, le concile de Trente nous apprend que c'est un grand don de Dieu, un don si particulier que personne ne sait s'il l'aura, loin qu'il soit donné à tout le monde (4); autrement, contre le concile, on serait certain de sa prédestination. Ce don particulier est efficace sans doute et n'est rejeté de personne, puisque, comme dit saint Augustin, et la chose même le demande, tous ceux qui l'ont persévèrent (5). Il y a, dit ce grand docteur, une manifeste contradiction à dire qu'on perde ce don. On peut bien avoir eu le don de continence et le perdre, puisqu'on peut cesser d'être continent. « Mais pour la persévérance jusqu'à la fin, nul ne l'a que celui qui persévère jusqu'à la fin (6). » Et, continue ce saint docteur, «il ne faut pas craindre qu'après que l'homme aura persévéré jusqu'à la fin, il s'élève en lui une mauvaise volonté par où cette persévérance (qu'on suppose qu'il a eue jusqu'à la fin) lui soit ôtée. Ainsi ce don (de persévérer jusqu'à la fin) est de telle nature qu'on peut bien le mériter par ses prières, mais qu'on ne peut pas le perdre par sa mauvaise volonté (7). » Car si on le perd on ne l'a pas eu; c'est donc le plus efficace de tous les dons. Et l'efficace infaillible et toute-puissante en est établie par le concile, lorsqu'il

 

1 Sess. VI, cap. V. — 2 Ibid., VI. — 3 Ibid., X. — 4 Ibid., cap. XIII, can. 16 — 5 Ibid., cap. XII, can. 16.—  6 De Dono persev., I et VI. — 7 Ibid.

 

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dit : « Qu'on ne peut attendre ce don que de Dieu, qui peut affermir celui qui demeure ferme, et rendre de nouveau la fermeté à celui qui est tombé. » Il démontre la puissance de Dieu, non en disant qu'il nous peut donner le pouvoir de demeurer fermes ou de nous relever après nos chutes, mais en disant qu'il a la puissance de nous rendre fermes quand nous demeurons, ou si nous tombons de nous remettre sur nos pieds et nous tenir jusqu'à la fin en cet état : ce qui comprend l'effet même de l'actuelle persévérance, qui par conséquent est marqué comme l'effet propre et particulier de ce don. Ce don est donc efficace; ce don est propre aux élus, puisqu'il est propre à ceux qui persévèrent jusqu'à la fin dans la justice, et ceux qui tombent à la fin ne l'ont pas eu.

Ils n'ont pourtant point d'excuse de leur chute, parce que s'ils n'ont pas reçu la persévérance actuelle, on a vu qu'ils ont reçu le pouvoir de persévérer dans la justice reçue ; et que pour l'actuelle persévérance, ils pouvaient encore l'obtenir, ou, comme parle saint Augustin, même la mériter par leurs prières : mais pour cela il fallait persévérer à prier, ce qu'on n'a, comme on a vu, que par un don spécial. Et ainsi, comme on a vu, pareillement on n'est sauvé que par grâce ; et le salut se réduit enfui à une pure miséricorde, n'y ayant rien de plus gratuit que ce qui est donné à la prière, qui elle-même nous est donnée par une grâce si pure et tellement grâce.

C'est donc pour cette raison que ce don de persévérer jusqu'à la fin est appelé par le concile de Trente, « le grand don de Dieu. Si quelqu'un croit qu'il aura certainement, d'une certitude infaillible et absolue, ce grand don de persévérance jusqu'à la fin, s'il ne l'a appris par une révélation particulière : qu'il soit anathème (1). » C'est donc ici, en vérité, le grand don de Dieu et le plus grand de tous les dons en cette vie, parce qu'il a toutes les qualités d'un don et d'un grand don : il est le plus grand de tous les dons, parce qu'il est inséparablement uni à la prédestination; encore une fois le plus grand de tous les dons, parce que c'est le plus infaillible et le seul qu'on ne reçoit jamais inutilement; enfin, et en dernier

 

1 Sess. VI, can. 16.

 

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lieu, il est le plus grand de tous les dons, parce qu'il est le plus gratuit et qu'un Dieu le donne de lui-même sans aucun mérite; ou s'il le donne au mérite de la prière persévérante, il donne premièrement par un don entièrement gratuit la prière persévérante.

Et remarquez que le concile de Trente n'a pas eu à définir expressément ce qui regardait le don de persévérance ; mais qu'ayant dû en parler par occasion pour condamner la certitude de la prédestination jointe avec la persévérance que les hérétiques enseignaient, il a dit de ce grand don ce qu'on vient de voir comme une chose reconnue pour indubitable dans toute l'Eglise, conformément aux principes de saint Augustin, qui, outre tous les passages où il prouve cette vérité, a fait un livre exprès pour l'établir, et lui a donné pour titre : Traité du bien ou du don de la persévérance, selon les diverses leçons de ce livre.

Une des preuves que ce Père apporte de ce don singulier de persévérance est celle-ci : « Celui qui tombe, tombe par sa volonté ; et celui qui demeure ferme, demeure ferme par la volonté de Dieu ; » car (comme dit l'apôtre saint Paul) il est puissant pour l'affermir. «Ce n'est donc pas lui qui s'affermit lui-même, mais Dieu : » Non ergo seipse, sed Deus (1) qui est non-seulement la conclusion, mais encore la preuve même du concile de Trente.

Et quand je parle tant de l'attachement que les conciles ont eu à la doctrine de ce saint, ce n'est pas pour dire que saint Augustin est la règle de la foi ; mais c'est pour dire qu'ayant puisé sa doctrine dans la foi commune de l'Eglise catholique, et lui ayant été donné de l'exprimer plus précisément que tous les autres docteurs, il est sur cette matière comme l’âme de tous les conciles et le plus fidèle interprète de leurs sentiments.

Voilà ce que nous avons dans les conciles d'Afrique , dans celui d'Orange et enfin dans celui de Trente sur la grâce qui donne l'effet. Je pourrais encore ajouter à tous ces décrets du dernier le canon XXII, où il établit avec anathème « un secours spécial, sans lequel on ne peut persévérer dans la justice reçue et avec lequel on le peut. » Cette grâce, ce secours, ce don spécial du concile,

 

1 De Dono persev., lib. VIII, n. 19.

 

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semble insinuer le grand don de persévérance qu'on vient de voir dans ce concile. Mais comme il y a ici diverses interprétations et de grandes disputes entre les docteurs, cette discussion serait inutile en ce lieu, où je n'ai dessein de proposer que ce qui est certain dans l'Ecole, et nous détournerait trop de notre sujet.

Au reste, en considérant tant d'expresses définitions de l'Eglise sur la grâce qui donne l'effet, il ne faut pas croire qu'elle y ait été amenée par un dessein de subtilité et de curiosité, puisqu'on a vu au contraire que ce qui lui a inspiré ces définitions, c'est le dessein inspiré de Dieu par toutes ses écritures d'apprendre aux fidèles à prier, à s'humilier, à rendre grâces, en un mot, à reconnaître l'œuvre du salut comme l'œuvre de Dieu : ce qui a fait dire tant de fois à saint Augustin, aux conciles et en dernier lieu à celui de Trente, « que les mérites des fidèles sont des dons de Dieu (1), » parce que c'est lui qui nous donne par un secours assuré , et le désir et l'effet de la conversion et de la persévérance, à laquelle est attachée la couronne de gloire.

Par là il se voit encore pourquoi les conciles n'ont rien défini expressément sur la prédestination gratuite, encore que saint Augustin dans ce sens que nous avons établi la mette comme de foi, parce que, comme on a vu, et comme il a été observé par saint Augustin, c'est suffisamment établir cette prédestination que de reconnaître dans le temps cette grâce de préférence que Dieu, qui prévoit, ordonne et prépare toutes ses œuvres de toute éternité, n'a pu manquer de prévoir, d'ordonner et de préparer, c'est-à-dire de prédestiner avant tous les temps : ce qui est en termes formels et précisément cette divine prédestination que saint Augustin a tant en vue. Et ce Père l'ayant accordée avec la volonté générale et avec la grâce donnée du moins à tous les fidèles, quoique sans son dernier effet pour ceux qui périssent, il s'ensuit que cette grâce convient avec la grâce de préférence, ce qui fait tout le sujet de cette dispute.

 

1 Sess. VI,  can. 16.

 

 

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CHAPITRE XVII.

 

La grâce qui donne l'effet est nécessaire pour faire le bien et y persévérer.

 

Pour ne rien laisser d'incertain dans ce qui regarde la foi en cette matière, il faut encore examiner cette question : Si l'on peut dire que cette grâce qui donne l'effet est nécessaire à persévérer dans le bien ou même à le faire, et qu'on ne peut rien sans elle.

Vasquez a décidé cette question premièrement par saint Innocent , secondement par saint Célestin, troisièmement par saint Augustin (1). La décision de saint Innocent est tirée de son Epitre décrétale au concile de Carthage, où il parle ainsi : « Dieu nous donne des remèdes journaliers, dont si nous ne sommes appuyés, si nous n'y mettons notre confiance, nous ne pourrons jamais surmonter les erreurs delà vie humaine. Car, poursuit-il, il est nécessaire que, si nous les surmontons maintenant et lorsqu'il nous aide, nous y succombions dans la suite lorsqu'il ne nous aide pas. » Ou, pour traduire de mot à mot : « Il est nécessaire que, Dieu nous aidant , nous surmontions ; et que, Dieu ne nous aidant pas, nous soyons vaincus : » Necesse est enim ut quomodo, adjuvante, vincimus, eo iterùm non adjuvante, vincamur (2). Ce qu'il faut entendre de la grâce qui donne l'effet pour deux raisons : la première , que ce saint pape parle d'une grâce qui empêche de tomber ceux qui l'ont : « Nous surmontons, dit-il, quand Dieu nous aide : » Eo adjuvante, vincimus. Oui, sans doute, quand il nous aide de ce secours qui donne l'effet. Car pour le secours suffisant qui ne donne que le pouvoir de faire, et non pas le faire, c'est avec un tel secours que les justes tombent : ce qui n'est donc pas le secours avec lequel on triomphe infailliblement, lorsqu'on est secouru. Mais la seconde raison est encore plus indubitable, selon les principes de Vasquez. Car saint Innocent parle d'un secours qui peut être entièrement soustrait : «  Il est nécessaire, dit-il, et que nous triomphions quand Dieu le donne, et que nous soyons vaincus

 

1 In I part., disput. XCVIII, cap. 4. — 2 Apud August., Epist. XCI.

 

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quand il cesse de le donner : » Necesse est, eo non adjuvante, vincamur. Il parle donc d'un secours dont la soustraction est suivie de notre chute. Or est-il que Vasquez ne suppose pas que le secours suffisant puisse être soustrait ; au contraire il suppose qu'il ne le peut jamais être. C'est pourquoi il parie ainsi : « Ce secours qui vous est soustrait ( dans le passage du pape Innocent ) est le secours efficace et congru. Car quand il dit : Dieu ne nous aidant pas, Deo non adjuvante, c'est de même que s'il disait : Dieu permettant ; mais lorsqu'on dit que Dieu permet, on n'entend pas qu'il refuse le secours suffisant, mais le secours congru : » c'est-à-dire , comme on a vu selon son style, le secours qui donne l'effet, qui est efficace. « Donc, continue-t-il, par les paroles de saint Innocent, il est nécessaire que nous tombions ou que nous soyons vaincus, si nous sommes destitués et du secours congru et du don spécial de persévérance. » Il ajoute après, que cette nécessité n'est pas une nécessité absolue ou antécédente, mais de cette sorte de nécessité qu'on appelle conséquente et qui n'ôte point le libre arbitre. Ce que j'avoue sans difficulté : et c'est assez pour la question que nous traitons, qu'on puisse dire en un très-bon sens avec la décrétale de saint Innocent, que sans la grâce qui donne l'effet, « on ne peut vaincre les erreurs humaines et que cette grâce nous étant ôtée notre chute est nécessaire » et inévitable.

Le même Vasquez trouve encore la même façon de parler dans les Capitules de saint Célestin, dans la première Epître de ce pape aux Evêques de la Gaule, ch. VII (1). C'est le sixième qu'il a voulu dire ; où nous lisons ces paroles que Vasquez rapporte : « Qu'aucun homme, même celui qui est renouvelé par la grâce du baptême , n'est capable de surmonter les tentations du malin esprit et les concupiscences de la chair, si par un secours journalier il n'obtient la persévérance d'une bonne vie, » ce qu'il prouve par les paroles de saint Innocent que nous venons de réciter. Vasquez demeure d'accord que « par ce secours qui donne la persévérance d'une bonne vie, » il faut entendre le secours que personne n'a jamais, selon saint Augustin, que celui qui persévère en effet.

 

1 In I part., disput. XCVIII, cap. IV.

 

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Et néanmoins, dit le même Vasquez, ce pape enseigne que si l'on n'a ce don de persévérance, on n'est pas capable de surmonter les tentations ; ou, si l'on veut le traduire ainsi, qu'on n'y est pas propre, neminem idoneum ; c'est-à-dire, explique Vasquez, qu'on ne le peut (1).

Cet auteur fait une remarque sur saint Augustin, qui est que dans les endroits du Livre de la correction et de la grâce, où ce Père parle du don de persévérance, il dit en plusieurs endroits que, dans l'état d'innocence, « Adam avait un secours sans lequel il ne pouvait pas persévérer, » parce que c'était un secours qui lui en dominait le pouvoir ; mais qu'ensuite venant à parler du don particulier qui nous donne dans l'état présent la persévérance actuelle, il ne dit pas que sans ce don l'on ne peut pas persévérer, mais que sans ce don on ne le fait pas, on ne le veut pas (2).

La remarque de Vasquez a ses raisons ; mais si on la pousse jusqu'à nier que saint Augustin ait dit souvent que sans la grâce qui donne l'effet on ne peut rien, on sera contraire à la vérité et à Vasquez même. Jésus-Christ a dit dans l'Evangile : « Personne ne peut venir à moi si mon Père ne le tire (3) ; » et Vasquez remarque très-bien, avec saint Augustin, que cette proposition est expliquée par cette autre du même Sauveur : « Personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné par mon Père (4) ; » ce qui, au rapport du même Vasquez (5), est prouvé par saint Augustin en cette sorte : « Celui-là, dit-il, est tiré à Jésus-Christ, à qui il est donné de croire en lui. » C'est ici manifestement la grâce efficace6, qui donne le croire même : et c'est ainsi que le prend Vasquez, aussi bien que saint Augustin. C'est donc de cette grâce que Jésus-Christ dit : « Personne ne peut, » Nemo potest. On peut donc dire très-bien , non pas seulement selon les hommes, mais encore selon Jésus-Christ, que sans la grâce qui donne l'effet, en un sens très-véritable on ne peut rien, et Vasquez l'entend ainsi après saint Augustin.

Et en effet il ne faut qu'entendre ce Père, lorsqu'il explique amplement cette parole de Notre-Seigneur : « Que veut dire cette

 

1 Cœlest. Epist. I ad Episc. Gall., cap. VI.— 2 Ibid. — 3 Joan., VI, 44.— 4 Ibid., 66. — 5 Ead. disput. XCVIII, cap. III — 6 Lib. I ad Bonif., cap. III.

 

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parole : « Personne ne peut venir à moi ; » ce qu'il faut entendre : croire en moi, « s'il ne lui est donné par mon Père. » Cela est-il donné, à cause de ses mérites, à l'homme qui veut déjà croire ; ou si c'est que sa bonne volonté est excitée d'en haut comme celle de saint Paul, quand même comme cet Apôtre il serait éloigné de la foi jusqu'à persécuter ceux qui croyaient. » Et un peu après : « La conversion de saint Paul a été un miracle manifeste ; mais combien d'ennemis de Jésus-Christ sont soudainement tirés, entraînés à lui par une grâce cachée ? Si j'avais inventé cette parole ( que Dieu tire et entraîne l'homme ), que ne m'opposeraient pas les pélagiens, eux qui osent résister à Jésus-Christ même qui crie : Personne ne peut venir, si mon Père ne le tire ou ne l'entraîne ? Il ne dit point : Personne ne vient à moi, si mon Père ne l'y amène, ce qui pourrait laisser entendre que la volonté de l'homme précède en quelque façon, mais tire, élève, entraîne celui qui veut déjà venir? Et toutefois personne ne vient, s'il ne le veut ; l'homme donc est attiré ( tiré, entraîné ) d'une manière merveilleuse par celui qui sait opérer dans l'intérieur de l'homme : non qu'ils croient en ne voulant pas, ce qui ne se peut ; mais que la volonté de ne croire pas soit changée en celle de croire ; qu'ils soient changés du non-vouloir au vouloir, qu'ils deviennent voulants de non voulants qu'ils étaient : » ut volentes de nolentibus fierent (1). Voilà donc ce que veut dire tirer ; ou de quelque sorte qu'on veuille expliquer ce mot, c'est donner de croire, c'est faire qu'on croie, c'est changer le non-vouloir en vouloir : et si l'on n'a pas cette grâce, Jésus-Christ dit qu'on ne peut pas. On ne doit donc pas hésiter sur cette expression qui est de la Vérité même, et il ne faut que la bien entendre.

Mais nous l'avons déjà appris de saint Augustin (2) : outre la puissance de faire le bien improprement dite et très-éloignée qui, comme nous avons dit, n'est autre chose que le fond même de la nature, et en elle la capacité radicale et passive d'être aidée et élevée par la grâce, ce Père nous a fait voir deux sortes de pouvoir actif de faire le bien donné à l'homme par la grâce : l'un est celui

 

1 Lib. ad Bonif., cap. X. — 2 Ubi suprà, p. 291.

 

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qui nous tire de l'impuissance absolue de faire le bien, qui fait dire à Notre-Seigneur : « Sans moi vous ne pouvez rien, » et ce pouvoir est reconnu par saint Augustin mémo dans l'état de la nature innocente : ce qui fait dire à ce Père qu'Adam avait un secours sans lequel il ne pouvait pas persévérer (1). A plus forte raison il faut reconnaître et ce pouvoir et cette impuissance dans la nature blessée et perdue, parce que, dit le même Père et après lui le concile d'Orange, «si l'on n'a pas pu par la grâce conserver ce qu'on avait, combien moins pourra-t-on sans elle réparer et recouvrer ce qu'on a perdu (2) ! »

Voilà donc le premier pouvoir que nous accorde la grâce. Mais saint Augustin nous a enseigné qu'outre celui-là, il y en a encore un autre pareillement donné de Dieu, qui consiste dans la volonté ardente et forte d'accomplir le bien qu'il nous commande. Selon cette espèce de pouvoir, on ne peut pas ce qu'on ne veut pas ou ce qu'on ne veut que faiblement, parce que cette faible volonté ne surmontant jamais les grandes difficultés de faire le bien qui restent en nous, quelque pouvoir que nous en ayons d'ailleurs, elle nous laisse dans une espèce d'impuissance qui jamais ne nous est ôtée que par l'inspiration d'une volonté si ferme et si forte, qu'elle surmonte enfin tous les obstacles de notre concupiscence et des tentations du démon.

Selon ce genre de pouvoir, saint Augustin a raison de dire, comme nous avions déjà vu, « que le pouvoir et la volonté de persévérer nous sont donnés par la grâce (3) ; » et nous avons ajouté : en un certain sens par la même grâce, c'est-à-dire par cette grâce qui nous donne l'acte en nous donnant une forte et invincible volonté.

Saint Augustin n'a pas hésité à dire que les fidèles ont besoin de cette grâce : «Ils ont besoin, dit ce Père, d'une grâce non point plus aisée et plus agréable, mais plus puissante que celle qu'Adam a reçue : » Proindè etsi non intérim lœtiore, tamen potentiore gratiâ indigent isti (4). Cette grâce plus puissante de saint Augustin, c'est celle qui donne l'effet; car dans la suite, en définissant cette grâce

 

1 Suprà, p. 293.— 2 Epist. CVI, Concil. Arausic, cap. XIX.— 3 De Corr. et grat., cap. XII, n. 38. — 4 Ibid., cap. XI, n. 30.

 

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plus puissante qui est celle qui nous est donnée « par le second Adam qui est Jésus-Christ, il dit que cette seconde grâce n'est pas comme la première, par laquelle on peut accomplir la justice, si l'on veut : mais qu'elle peut davantage, parce qu'elle fait encore qu'on veuille : » Secunda plus potest, quà etiam fit ut velit (1). Voilà donc comme il définit cette grâce qu'il appelait plus puissante, et dont il disait que « les fidèles de cet état ont besoin, » c'est-à-dire qu'ils ont besoin d'une grâce qui donne l'effet ; en sorte, conclut ce Père, « que ce ne serait pas assez; ou de mot à mot, que ce serait peu, parùm esset, qu'ils ne pussent sans cette grâce, ou connaître le bien, ou y demeurer s'ils voulaient, si Dieu ne faisait qu'ils le voulussent : » Ut parùm sit non posse sine illà vel apprehendere bonum, vel permanere in bono si velit, nisi etiam efficiatur ut velit (2).

Ainsi il est clair, selon saint Augustin, qu'on a besoin de la grâce qui donne l'acte, indigent, et que ce n'est pas assez sans celle-là d'avoir celle qui donne le pouvoir : non qu'elle ne soit suffisante pour donner le pouvoir, puisque saint Augustin, comme on a vu, suppose partout et même ici qu'elle le donne, mais parce qu'il faut encore demander une autre grâce pour réduire en acte ce très-véritable mais faible pouvoir.

Quand on nous dit, au reste, que saint Augustin, dans le livre de la Correction et de la grâce, en parlant de la grâce de la persévérance que nous avons dans cet état et après la chute d'Adam, ne dit pas qu'elle nous donne le pouvoir, mais seulement qu'elle nous donne l'acte, je ne sais si l'on pense assez à ces paroles : « Le secours pour persévérer qui nous est donné par Jésus-Christ, est d'autant plus grand dans ceux à qui il plaît à Dieu de le donner, que non-seulement sans ce moyen on ne peut persévérer quand on le voudrait, mais encore qu'il est si grand qu'on ne manque point de vouloir (3). » Et un peu après : « Nous avons par cette grâce, non-seulement de pouvoir ce que nous voulons, mais encore de vouloir ce que nous pouvons. » Et dans la suite : « Il est donné aux prédestinés,

 

1 De Corr. et Grat., cap. XI, n. 31. — 2 Ibid. — 3 Ibid. n. 32.

 

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non-seulement de ne pouvoir être persévérants sans ce don, mais encore que par ce don ils ne soient jamais autre chose que persévérants : » Non soliim sine isto dono persévérantes esse non possint, verùm etiam ut cum illo dono nonnisi persévérantes sint (1). Ce qu'il répète sans cesse et conclut enfin, comme nous l'avons déjà rapporté deux et trois fois, que « la puissance et la volonté, possibilitas et voluntas, nous est donnée » par la grâce; et que si Dieu ne nous donnait « que le pouvoir de persévérer, si nous le voulions, sans nous donner le vouloir, nous ne pourrions pas persévérer (2). » Ce qui paraissant contradictoire, comme nous l'avons déjà remarqué, ne reçoit que ce dénouement, que nous avons aussi observé dans les paroles suivantes de ce Père, qu'outre le pouvoir simple et absolu qu'on reçoit par une certaine sorte de grâce, il y a un autre pouvoir qui consiste dans le vouloir même, et qui est le fruit de la grâce de prédilection et de préférence que nous avons si souvent trouvé, non-seulement dans saint Augustin, mais encore à son exemple et à celui des conciles dans les prières de l'Eglise.

Il n'est donc pas permis de disputer, ni de la grâce qui donne le pouvoir sans l'acte, ni de la grâce qui donne l'acte avec le pouvoir : non de la première qui donne le pouvoir sans l'acte, puisque c'est celle qu'ont tous les justes qui tombent, non de la seconde qui donne l'acte avec le pouvoir, car c'est celle qu'ont tous les justes qui demeurent. Avec celle qui donne le pouvoir on pourrait faire, avec celle qui donne l'acte on pourrait ne faire pas. Il ne faut point chicaner sur ces pouvoirs donnés de Dieu, mais croire fermement que, lorsqu'il veut donner le pouvoir, on l'a sans doute, comme lorsqu'il veut donner l'acte, on l'a aussi. Car on a tout ce qu'il veut donner, comme il veut et au degré qu'il veut. Il n'y a donc, sans tant disputer, qu'à croire en sa toute-puissance, et par là croire aussi qu'il peut faire que celui qui tombe soit tellement secouru qu'il ne tombe que par sa pure faute, et que celui qui ne tombe pas en soit empêché par un secours plus particulier de sa grâce : qui est, par la foi plutôt que par la raison, la parfaite

 

1 De Corr. et grat., cap. XII, n. 34. — 2 Ibid., n. 38.

 

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conciliation que nous cherchons de la grâce donnée à tous, du moins sans aucun doute à tous les fidèles, et de la grâce donnée aux seuls élus qui demeurent jusqu'à la fin dans la justice.

 

CHAPITRE XVIII.

 

Récapitulation des trois chapitres précédents. Explication d'un passage oit saint Augustin semble enseigner que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes.

 

Et pour réduire maintenant en termes précis et scolastiques ce que nous avons appris de saint Augustin et des conciles, il est certain, premièrement, que tous les justes ont, par la grâce de Dieu, le pouvoir de demeurer dans la justice s'ils le veulent : ce sont les propres termes que nous avons dans saint Augustin. Et il est certain en second lieu, par le même saint Augustin et par les mêmes conciles, à qui celui de Carthage où était ce Père en a montré le chemin, que ceux qui demeurent actuellement dans la justice, et surtout ceux qui y demeurent jusqu'à la fin de leur vie, ont reçu de Dieu une grâce particulière qui les y fait demeurer actuellement. Il est certain, en troisième lieu, selon saint Augustin , que les fidèles ont besoin de cette grâce qui donne l'acte, parce que c'est celle qui sauve seule et qu'il faut que tous les fidèles la demandent.

Il est certain, en quatrième lieu, qu'on peut dire de cette grâce en un certain sens très-bon et très-catholique, qu'elle est nécessaire pour ne point tomber, et que sans elle on n'est pas capable de persévérer dans la justice, puisque selon la remarque que nous devons à Vasquez, ce sont les expressions ou plutôt les décisions do deux grands papes, saint Innocent et saint Célestin (1).

En cinquième lieu, il est certain, selon le même Vasquez qui l'a pris de saint Augustin, qu'on peut dire que sans cette grâce qui donne l'acte et l'effet, on ne peut croire, puisque c'est celle qui étant décrite par Jésus-Christ, comme on a vu, sous le nom de

 

1 Part., disp. XCVIII, cap. III, etc.

 

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grâce qui tire et de grâce qui donne de croire, a reçu en même temps ce témoignage de Jésus-Christ même, que sans elle on ne peut venir à lui.

En sixième lieu, on doit dire que si on ne le peut pas, c'est à cause qu'on ne le veut pas ou qu'on ne le veut pas assez fortement, et sans préjudice des grâces par lesquelles on pourrait le vouloir si on employait toutes les forces que Dieu nous donne, ainsi qu'on l'a établi par tant de passages de saint Augustin et des conciles.

En septième et dernier lieu, on doit accorder à Vasquez et à tous les autres théologiens, que cette grâce qui donne le faire n'est pas nécessaire de la nécessité antécédente qui ôte le libre arbitre, mais de cette nécessité qu'on appelle de conséquent, telle qu'est celle-ci : Celui qui parle, tant qu'il parle, il ne se peut qu'il ne parle; ce qui serait aussi véritable si l'on disait : Celui qui veut librement, tant qu'il veut librement, il ne se peut qu'il ne veuille librement, parce qu'en général il est toujours vrai que ce qui est, tant qu'il est, il ne se peut qu'il ne soit, à cause qu'il est impossible d'être et de n'être pas tout ensemble. Toutes ces nécessités de conséquence, de concomitance, de sens composé, comme on appelle, ne blessent en aucune manière le libre arbitre. On peut dire dans le même sens que celui à qui Dieu donne la grâce efficace, quel que puisse être le moyen qui la rende telle, aura l'effet ; et que tant qu'il l'aura, il ne pourra pas ne le point avoir, comme il ne pourra point l'avoir, tant qu'il ne l'aura pas. En ce sens, très-certainement la grâce qui donne l'effet lui est nécessaire.

C'est en ce sens, comme le remarque le même Vasquez (1), que saint Augustin a dit que le don de persévérer jusqu'à la fin ne se peut perdre, parce que si on le perdait, sans doute on ne l'aurait pas et on ne pourrait pas l'avoir eu. Mais il faut ajouter avec le même saint, que par une prédilection et une préférence gratuite et particulière, Dieu donne à tous ceux qui persévèrent un don, quel qu'il soit et de quelque sorte que cela se fasse, par lequel ils persévèrent infailliblement. Ce que le même non-seulement ne nie

 

1 I Part., disp. XCVIII, cap. VI, etc.

 

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pas, à Dieu ne plaise ! mais encore il l'établit invinciblement avec tous les théologiens, et non-seulement avec ceux de sa Compagnie, mais encore avec tous ceux de toute l'Eglise catholique (1).

On peut maintenant entendre toute l'économie des définitions des conciles sur la matière de la grâce par rapport aux endroits que nous en traitons. Elle a deux propriétés sans lesquelles on ne peut fonder l'humilité et la prière chrétienne : l'une qu'elle est absolument nécessaire, et que sans elle on ne peut rien ; l'autre qu'elle est efficace dans ceux qui font bien, et qu'elle est préparée de Dieu pour opérer cet effet. La première de ces vérités est définie spécialement par ce canon v du concile de Carthage, où nous avons déjà vu que les Pélagiens sont condamnés pour avoir dit : « Que la grâce nous est donnée pour faire plus facilement ce qui nous est commandé, comme si sans le secours de la grâce nous le pouvions faire en quelque façon, quoique avec plus de difficulté. » Et la seconde l'est aussi dans le canon IV du même; concile, où nous avons vu semblablement qu'il nous est donné de Dieu et de pouvoir et de faire, mais encore plus de faire que de pouvoir.

Ces deux vérités se trouvent encore dans les lettres synodiques des conciles de 416 et de 418, dans les réponses des papes, dans le concile d'Orange, et enfin dans celui de Trente. De la première, personne n'en doute ; et pour la seconde, nous l'avons prouvée si amplement, qu'il n'y a plus rien à ajouter.

Nous avons encore prouvé par les définitions des mêmes conciles d'Orange et de Trente, qu'outre la grâce qui donne l'effet, il y a celle qui donne du moins à tous les fidèles, même à ceux qui tombent, un véritable pouvoir de conserver le bien qu'ils ont reçu; et il a été démontré que cette doctrine et les maximes sur lesquelles elle est fondée sont prises de saint Augustin, ou plu lot de la tradition dont il a été le plus parfait interprète. C'est cette grâce qui donne ce pouvoir, dont on peut dire qu'elle est donnée à tous les hommes en divers degrés et par des moyens infinis que Dieu connaît, en vertu de la volonté générale de les sauver tous

 

1 I Part., tom. II disp. CLXXXIX, n. 35,  cap. XVI; disp. CXCVII, cap. I, II.

 

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par Jésus-Christ, notre commun Réparateur. Je ne sache point de définition expresse de l’Eglise sur l'universalité de cette grâce :nous avons vu néanmoins qu'elle est reconnue de toute l'Ecole, qui en cela ne fait que se conformer à la doctrine et au langage de tous les Pères sans en excepter saint Augustin et saint Prosper, puisqu'ils ont parlé comme les autres et qu'à leur exemple ils ont exalté cette bonté infinie et infiniment étendue sur le genre humain.

On objecte pourtant un passage de saint Augustin, qui mérite une discussion particulière. C'est dans l’Epître à Vital, où il pose ces douze articles célèbres, que « nous savons, dit ce Père, très-certainement qui appartiennent à la foi véritable et catholique. » Or, parmi ces douze articles, il y en a trois, le IVe, le Ve et le VIe où l'on prétend que la grâce universelle est détruite, en cette sorte : « Nous savons que la grâce de Dieu n'est pas donnée à tout le monde : nous savons qu'elle est donnée à ceux à qui elle l'est par une gratuite miséricorde : nous savons que c'est par un juste jugement de Dieu qu'elle n'est pas donnée à ceux à qui elle ne l'est pas : » Scimus gratiam Dei non omnibus hominibus dari : scimus eis quibus datur misericordià Dei gratuità dari : scimus eis quibus non datur jasto Dei judicio non dari (1). Ce qui semble dire, non-seulement qu'il est faux que la grâce soit universelle, mais encore qu'il est de la foi, et de la foi catholique, qu'elle ne l'est pas.

Cet argument prouve trop. S'il est de la foi catholique que la grâce n'est pas universelle au sens que l'Ecole reconnaît, il s'ensuit de deux choses l'une : ou que toute l'Ecole est dans l'erreur, ce qui est absurde ; ou que saint Augustin s'est trompé, en nous donnant comme de foi ce qui n'en est pas. Personne ne l'en a repris. On aurait tort de le regarder dans toute l'Ecole ou plutôt dans toute l'Eglise comme le docteur de la vérité en cette matière, s'il était tombé dans un si prodigieux excès. Ceux qui ont dit que sa doctrine était excessive, auraient injustement été réprimés et condamnés par l'Eglise; et il serait un novateur manifeste, si, non content de ne pas suivre les Pères ses prédécesseurs, dont

 

1 Epist. CVII.

 

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la doctrine sur la grâce universelle est incontestable, il les avait encore condamnés d'erreur. Ceux qui aiment, je ne dirai pas saint Augustin, mais l'Eglise, la tradition, la vérité, doivent avec moi chercher le bon sens qui doit être nécessairement dans ces paroles de saint Augustin.

Mais cela en vérité n'est pas difficile, si l'on considère la doctrine des adversaires que saint Augustin avait à combattre. Oui ne sait que les pélagiens amusaient le monde, en appelant grâce la nature et le libre arbitre que tous reçoivent eu naissant. Il était donc de l'esprit de cette hérésie de prêcher une grâce donnée à tous, et il était de l'esprit du christianisme d'en prêcher une autre. Les pélagiens prêchaient la grâce par laquelle nous sommes hommes, qui était un don général; saint Augustin, les Pères d'Afrique, le Saint Siège, toute l'Eglise prêchaient la grâce par laquelle nous sommes chrétiens, gratiam quà christiani sumus, qui est un don spécial, parce que c'est le don de la foi, conformément à cette parole de saint Paul : « La foi n'est pas de tous (1), » encore, dit saint Augustin, qu'il soit de tous de pouvoir avoir la foi et que cela soit, en un certain sens que nous avons vu, du fond même de la nature. Mais sans examiner en combien de sens le pouvoir peut être de tous, l'avoir constamment n'est pas de tous : et cet avoir, comme dit saint .Augustin : « C'est la grâce chrétienne , qui n'est conférée qu'au chrétien, et non pas ( comme la grâce de la création ) à tous les hommes, même aux infidèles, et non-seulement à tous les hommes, mais encore à tous les animaux jusqu'aux plus petits (2). » Ce n'est donc pas là ce qu'on appelle « la grâce des chrétiens : » la grâce des chrétiens, c'est une grâce qui leur est particulière ; et ils ne seraient pas chrétiens, s'ils ne croyaient et ne connaissaient qu'elle n'est pas de tous, afin de pouvoir en rendre à Dieu par Jésus-Christ de particulières actions de grâces.

Quand nous ne ferions qu'arrêter nos yeux sur les enfants baptisés, le baptême par lequel ils sont chrétiens n'est pas de tous : ils y sont conduits par un soin particulier et purement gratuit de

 

1 II Thess., cap. III, 2. — 2 Op. imp., cap. III, 50.

 

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la divine Providence ; et sans ce soin, sans cette grâce particulière , il est de la foi que tous sans exception demeureraient éternellement dans la masse où est perdu tout le genre humain : mais la grâce qui les en tire, et dans son principe qui est la volonté de Dieu qui la donne, et dans son effet qui est l'infusion de la justice chrétienne, n'est pas de tous. C'est une vérité de foi qui seule serait suffisante pour faire dire à saint Augustin : Nous tous qui, par la grâce de Dieu sommes chrétiens et catholiques, nous savons et nous croyons avec une ferme foi que' cette grâce du baptême, par laquelle nous avons été faits chrétiens, n'est pas donnée à tous.

Que le baptême en un certain sens très-véritable soit offert à tous; que tous soient en quelque façon compris dans le pacte du baptême sous certaines conditions, ainsi que nous l'avons expliqué ailleurs, le ferme fondement de Dieu demeure toujours, que ceux à qui Dieu destine le baptême actuellement et par une volonté absolue, le reçoivent par une pure grâce, par nue prédilection, par une préférence gratuite ; et puisqu'aucun chrétien ne nie que cela ne soit ainsi, tous avec saint Augustin croient et confessent comme un article de foi que cette grâce n'est pas de tous et qu'il en faut faire à Dieu de particuliers remerciements : Gratiam Dei non omnibus hominibus dari.

S'il en faut venir aux adultes, quand on aura supposé avec les docteurs que tous, de loin ou de près, médiatement ou immédiatement , sont appelés à la foi et ont reçu pour y parvenir des grâces préparatoires, dont s'ils usaient bien de l'une à l'autre, ils pourraient venir à la foi : en sorte que c'est par leur faute et par le défaut de leur volonté qu'ils demeurent infidèles et dans le péché : quand cela, dis-je, sera supposé, il restera toutefois par le commun consentement de tous les docteurs et de toute l'Eglise catholique, qu'il y en a à qui l'Evangile, par un juste jugement de Dieu, n'est jamais prêché : que de ceux à qui il est prêché, nul ne croit que celui dont Dieu a particulièrement touché le cœur ; et que parmi ceux qui croient et sont justifiés par la foi, quoique tous avec la grâce de Dieu, en travaillant fidèlement, puissent persévérer dans la justice, tous ceux qui y demeurent actuellement

 

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jusqu'à la fin sont menés à cette fin bienheureuse par une grâce et une conduite d'une pure et particulière miséricorde. Tout cela ne suffit-il pas pour faire dire avec saint Augustin à tant que nous sommes de chrétiens : Nous savons que la grâce de Dieu par laquelle nous sommes actuellement chrétiens, actuellement justifiés, actuellement persevérants et finalement sauvés, n'est pas donnée à tous les hommes ?

Concluons donc que la grâce du Dieu créateur qui est donnée, non-seulement à tous les hommes, mais encore aux animaux comme aux hommes mêmes, dont le Psalmiste a chanté : « O Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux (1),» est différente de la grâce du Dieu rédempteur, dont il est écrit : « O Dieu, vous sauverez votre peuple, les brebis de votre troupeau (2). » Dieu les sauve par Jésus-Christ d'une façon et avec des grâces particulières, dont saint Augustin a raison de dire que ceux à qui elles sont données ont ce don par une gratuite miséricorde : qui est le second article des trois que nous avons considérés, et le cinquième des douze que saint Augustin a proposés dans la Lettre à Vital.

Ce qu'il dit ici, qu'on reçoit ces grâces par une miséricorde gratuite , est la même chose qu'il venait de dire dans la première proposition : « Nous savons que la grâce de Dieu n'est donnée ni aux petits, ni aux grands, selon leurs mérites (3). « Et dans la troisième, « nous savons que ceux à qui la grâce est donnée, non-seulement elle ne leur est pas donnée selon les mérites de leurs œuvres, mais même selon les mérites de leur bonne volonté ; ce qui paraît principalement dans les petits enfants. » C'est là ce grand principe de la doctrine de la grâce, dont on a exigé la reconnaissance de la bouche de Pélage dans le concile de Palestine et dès le commencement de cette dispute; et c'est le même principe que saint Augustin donne partout comme le fondement le plus essentiel de la foi catholique en cette matière, ainsi que nous l'avons expliqué ailleurs si amplement, qu'il n'est plus nécessaire d'y revenir de nouveau.

 

1 Psal. XXXV, 7. — 2 Psal. XXVII, 9. — 3 Epist. ad Vit., art. 1.

 

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Mais si c'est un des fondements de la foi, que la grâce n'est pas donnée selon les mérites, et au contraire qu'elle est donnée par une pure miséricorde, il est clair que Dieu ne la doit à personne ; et que ceux à qui elle n'est pas donnée n'ont pas sujet de se plaindre, a puisque même, dit saint Augustin, s'il ne donnait à personne ce qu'il ne doit à personne, et qu'ainsi personne ne fût délivré de la perdition commune, il n'y aurait aucune injustice à lui imputer (1). » C'est aussi ce qui donne lieu à saint Augustin de joindre cet article aux deux précédents : « Nous savons que ceux à qui la grâce n'est pas donnée, c'est par un juste jugement qu'elle ne l'est pas : » qui est le sixième des douze que saint Augustin propose à tous les fidèles comme autant d'articles de foi.

Il y a deux choses à remarquer dans cet article de saint Augustin : l'une que la grâce n'est pas donnée à tous, ainsi qu'il l'avait déjà dit dans l'art. IV ; la seconde qui est particulière à celui-ci, que lorsque la grâce n'est pas donnée, c'est toujours par un juste jugement ce qui emporte la punition de quelque péché.

Sur cet article, il est bon d'entendre ces paroles de ce Père : a Pourquoi de deux enfants également coupables du péché originel, l'un est pris et l'autre est laissé; et pourquoi de deux adultes infidèles, l'un est appelé de manière qu'il suit celui qui l'appelle, pendant que l'autre ou n'est point du tout appelé, ou ne l'est point de cette sorte : ce sont d'impénétrables jugements de Dieu. Mais pourquoi de deux fidèles pieux, l'un reçoit la persévérance jusqu'à la fin, et l'autre ne la reçoit pas : ce sont des jugements de Dieu encore plus impénétrables (2). » Il rapporte donc ces différences à des jugements cachés qui présupposent nécessairement quelque péché; et il nous fait remarquer que dans ces divers jugements de Dieu par lesquels il punit les hommes, le plus impénétrable est celui par lequel il ne donne pas la persévérance au fidèle à qui il a donné la justice.

Et la merveille de ce jugement, c'est que lui ayant donné, comme on a vu, « le pouvoir de persévérer s'il avait voulu, » comme ce saint Père l'a dit expressément (3), il ne lui en a pas

 

1 De Dono persev., cap. VIII, 16. — 2 ibid., cap. IX, n. 21.— 3 De Corr. et grat., cap. VII, n. 11.

 

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donné l'acte : pourquoi? « Si on me le demande, dit-il, je réponds que je n'en sais rien : me ignorare respondeo. Car j'écoute ce que dit l'Apôtre, que les jugements de Dieu sont impénétrables. Autant donc qu'il a daigné nous les découvrir, rendons-lui grâces et ne murmurons pas de ce qu'il n'a pas voulu nous en découvrir, mais reconnaissons que cela même nous est très-salutaire (1).» Croyons donc que c'est par un secret jugement et pour des péchés cachés, principalement pour leur orgueil, que Dieu refuse à plusieurs ce don de sa grâce ; sur ce principe de saint Augustin, que « la cause pourquoi les hommes ne sont pas aidés est en eux et non pas en Dieu (2). » Ce qui bien loin d'affaiblir la volonté générale de les sauver tous, l'établit plutôt en ce que ce n'est pas à Dieu, mais à soi-même qu'on doit imputer si l'on n'a pas la grâce : je dis même celle qui donne l'effet « en découvrant ce qui était caché et en rendant agréable ce qui déplaisait auparavant, » comme le dit saint Augustin dans le même lieu.

Concluons donc qu'il est de la foi que la grâce chrétienne, la grâce du Dieu Rédempteur n'est pas donnée à tous les hommes à la manière de la grâce du Dieu Créateur, qui était celle que reconnaissaient les pélagiens : ce qui même serait certain, quand il serait vrai que Dieu touche tous les cœurs des hommes, pour les appeler de loin ou de près à sa connaissance, parce qu'il demeurerait toujours pour indubitable que celte grâce n'est pas commune, uniforme, perpétuelle comme la nature, puisqu'on la reçoit, qu'on la perd, qu'on la recouvre, que Dieu la répand à certains moments et la retire dans d'autres par de secrets jugements. Tout au contraire de la nature, qu'il donne sans choix à tous les hommes et qu'il conserve même à ceux qu'il abandonne, selon quelques-uns, de tous les secours, et, selon d'autres, du moins des grands secours de la grâce, ne cessant de leur inspirer, comme dit saint Paul (3), dans leur plus grand abandonnement le mouvement et la vie, et de faire subsister en eux le fond même de la raison et du libre arbitre.

 

1 De Corr. et grat., cap. VIII, n. 17. — 2 De Peccat. merit. et remiss., lib. II, cap. XVII, n. 26. — 3 Act., XVII, 25.

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