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Huit jours se sont passés à
considérer les approches de Jésus vers Jérusalem. Nous voilà enfin parvenus à
cette dernière semaine, que nous nous sommes proposé de considérer.
Nous en partagerons les discours
en deux. Premièrement nous lirons ceux qui ont été faits depuis le dimanche des
Rameaux jusqu'à la Cène. Secondement nous lirons ceux que Jésus a faits à ce
jour, qui est le plus remarquable, puisque c'a été la veille de sa passion.
LA
DERNIÈRE SEMAINE DU SAUVEUR.
SERMONS OU DISCOURS DE NOTRE-SEIGNEUR, DEPUIS LE DIMANCHE DES RAMEAUX
JUSQU'A LA CÈNE.
PREMIÈRE JOURNÉE. Entrée triomphante de Notre-Seigneur dans Jérusalem : il y
est reconnu roi, fils de David, et le Messie. Joan., XII, 12-20; Matth., XXI,
1-17; Marc, xi, 1-17; Luc, XIX, 28-48.
IIe JOURNÉE. Le règne de Jésus-Christ sur les esprits et sur les cœurs, par ses
miracles, par ses bienfaits et par sa parole. Joan., XII, 12-19; Matth., XXI,
1-17; Marc, XI, 1-18; Luc, XIX, 28-48.
IIIe JOURNÉE. Entrée triomphante de Notre-Seigneur. Tout en avait été prédit
jusqu'aux moindres circonstances, Ibid.
IVe JOURNÉE. Jérusalem, figure de l’âme livrée au péché. Notre-Seigneur prédit
ses malheurs.
Ve JOURNÉE. Dernier séjour de Jésus-Christ en Jérusalem, plus digne de
remarque. Lisez Matth., XXI, 10-15; Marc, XI, 11-18; Luc, XIX, 45, jusqu'à la
fin.
VIe JOURNÉE. Caractère d'autorité dans le triomphe de Jésus-Christ. Son zèle
pour la sainteté du temple. Ibid.
VIIe JOURNÉE. Caractère d'humiliation dans le triomphe du Sauveur. Jalousie des
pharisiens. Joan., XII, 18 et suiv.; Matth., XXI, 15; Luc , XIX, 39-40.
VIIIe JOURNÉE. Le même sujet. Ibid.
IXe JOURNÉE. Jésus donne lui-même et son triomphe le caractère d'humiliation et
de mort qu'il devait avoir. Effets différents que fait le triomphe de
Jésus-Christ dans les Juifs et dans les gentils. Joan., XII, 19-27.
Xe JOURNÉE. Jésus-Christ est le grain de froment. Les membres doivent mourir
comme le chef. Joan., XII, 25.
XIe JOURNÉE. Suivre Jésus à l'humiliation, à la mort. Joan., XII, 26.
XIIe JOURNÉE. Caractère d'humiliation et de mort dans le triomphe de Jésus. Le
trouble de son âme est notre instruction et notre remède. Ibid., 27, 28.
XIIIe JOURNÉE. Trouble de Jésus. Combat et victoire, notre modèle. Ibid.
XIVe JOURNÉE. Voix du ciel rend témoignage à la gloire de Jésus dans son
triomphe. Joan., XII, 28, 30.
XVe JOURNÉE. Mystère de la voix céleste : Le monde va être jugé en jugeant
Jésus-Christ. Joan., XII, 31-34.
XVIe JOURNÉE. Vertu de la croix. Jésus tire tout par la croix. Le suivre
jusqu'à la croix. Ibid.
XVIIe JOURNÉE. Les incrédules n'ouvrent point les yeux à la lumière : ils
marchent dans les ténèbres. Joan., XII, 34-37.
XVIIIe JOURNÉE. Etat de ceux de qui la lumière se retire. Jésus se cache d'eux.
Merveilles de cette journée de triomphe, Ibid.
XIXe JOURNÉE. Réflexions sur les merveilles de la première journée. Il faut
continuer sans relâche l'œuvre de Dieu à l'exemple de Jésus-Christ.
XXe JOURNÉE. Figuier desséché : figure de l’âme stérile et sans bonnes œuvres.
Matth., XXI, 18, 24; Marc, XI, 12, 28.
XXIe JOURNÉE. Le prodige des prodiges : l'homme revêtu de la puissance de Dieu
par la foi et par la prière. Matth., XXI, 21, 22; Marc, XI, 22, 24.
XXIIe JOURNÉE. La prière persévérante ; elle tient de la plénitude de la foi.
Ibid.
XXIIIe JOURNÉE. Distinction des jours de la dernière semaine du Sauveur.
Matière de ses derniers discours. Marc, XI, 11-33; Matth., XXI, 23-32; Luc, XX,
1-8.
XXIVe JOURNÉE. Jésus refuse de répondre aux questions des Juifs superbes et
incrédules ; et répond aux esprits humbles et dociles. Matth., XXI, 27; Marc,
XI, 33; Luc, XXI, 1, 2, 8.
XXVe JOURNÉE. Aveuglement des hommes, plus disposés à croire saint Jean que
Jésus-Christ même. Matth., XXI, 23, 25; Marc, XI, 27; Luc, XX, 1-8.
XXVI JOURNÉE. Les Juifs incrédules confondus par le témoignage de saint Jean.
Ibid., et Joan., V, 33, 36.
XXVIIe JOURNÉE. Parabole des deux fils désobéissants. Application aux chrétiens
lâches et tièdes et aux faux dévots. Matth., XXI, 28-31.
XXVIIIe JOURNÉE. Parabole des vignerons, prise de David et d'Isaïe. Juste
punition des Juifs : leur héritage transféré aux gentils. Matth., XXI, 33-46 ;
Marc., XII, 1-9; Luc, XX, 9-19.
XXIXe JOURNÉE. Ce que c'est que rendre des fruits en son temps, et cette parole
: L'héritage sera à nous. Matth., XXI, 41 ; Marc., XII, 7.
XXXe JOURNÉE. Aveuglement des Juifs de méconnaître le Christ, qui est la pierre
de l'angle qu'ils ont rejetée. Luc., XX, 15-20.
XXXIe JOURNÉE. Parabole du festin des noces. Les Juifs sont les conviés qui
refusent d'y venir. Matth., XXII, 1-15 ; Luc, XIV, 16-20.
XXXIIe JOURNÉE. Les pauvres et les infirmes sont les conviés au festin.
Forcez-les d'entrer. Matth., XXII, 8, 9; Luc, XIV, 21, 23.
XXXIIIe JOURNÉE. Robe nuptiale, le festin est prêt : préparation à la sainte
Eucharistie : noces spirituelles.
XXXIVe JOURNÉE. Entrer au festin des noces sans l'habit nuptial. Beaucoup
d'appelés et peu d'élus. Petit troupeau chéri de Dieu. Matth., XXII, 11-14.
XXXVe JOURNÉE. Consultation frauduleuse, et décision pleine de merveille et de
vérité. Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Matth.,
XXII, 10-22; Marc, XII, 13-17; Luc, XX, 20-26.
XXXVIe JOURNÉE. Injustice des Juifs envers Jésus-Christ. Jésus calomnié,
opprimé par la puissance publique, en maintient l'autorité, lbid.
XXXVIIe JOURNÉE. Réflexions sur ces paroles: De qui est cette image? Le
chrétien est l'image de Dieu. Il doit vivre de la vie de Dieu. Matth., XXII, 20.
XXXVIIIe JOURNÉE. Sur ces paroles : A Dieu ce qui est à Dieu. Ibid.
XXXIXe JOURNÉE. Terrible punition des corrupteurs de l'image de Dieu. Ibid.
XLe JOURNÉE. Question des sadducéens sur la femme qui « eu sept maris l'un
après l'autre. Jésus-Christ détache le chrétien de tout le sensible. Lisez
Matth., XXII, 23, 24; Marc, XII, 18, 19 : et plus particulièrement Luc, XX, 27,
jusqu'au 40, où tout est expliqué plus au long.
XLIe JOURNÉE. Immortalité de l’âme; résurrection des corps. Luc, XX, 37, 38.
XLIIe JOURNÉE. Le grand commandement de la loi, l'amour de Dieu et du prochain.
Matth., XXII, 34, 36; Marc, XII, 28, 30; Luc, X, 27.
XLIIIe JOURNÉE. Réflexion sur le même commandement dans la Loi. Deuter., VI, 4,
5, 10.
XLIVe JOURNÉE. Accomplissement du précepte de l'amour, en tout temps, en tout
lieu. Ibid.
XLVe JOURNÉE. La loi inculque l'amour de Dieu avec une nouvelle force. Deuter.,
X, 12 et suiv.
XLVIe JOURNÉE. Conclusion. Nécessaire d'aimer Dieu, et de garder ses préceptes.
Deuter., XI, 1, 7, 18-20.
XLVIIe JOURNÉE. Second commandement semblable au premier : l'amour du prochain.
Matth., XXII, 39.
XLVIIIe JOURNÉE. Réflexions sut notre amour pour Dieu et pour le prochain.
Ibid.
XLIXe JOURNÉE. Suite des mêmes réflexions. Lumière et délectation : attraits de
l'amour de Dieu. lbid.
Le JOURNÉE. Suite des mêmes réflexions. L'amour doit toujours croître, lbid.
LII JOURNÉE. Pratique de la charité dans l'Oraison Dominicale.
LIIe JOURNÉE. Jésus-Christ, Médiateur : Dieu : Roi : Pontife. Matth., XXII, 41,
44.
LIIIe JOURNÉE. Chaire de Moise : Chaire de Jésus-Christ et des apôtres. Matth.,
XXIII, 1-3.
LIVe JOURNÉE. L'autorité de la synagogue reconnue et recommandée par
Jésus-Christ dans le temps même qu'elle conjure contre lui. lbid.
Toutes ces lectures nous
apprendront l'entrée de Jésus dans Jérusalem, ce qu'il y fit et ce qu'il y dit.
La tradition de l'Eglise met cette entrée au premier jour de la semaine, qui est
un dimanche qu'on appelle pour cette raison le dimanche des Rameaux :
Dominica in ramis Palmarum.
Quoique le premier avènement de
Jésus-Christ contre l'attente des Juifs dût se passer en humilité, il ne devait
pas être destitué
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de cette gloire et de cet éclat que les Juifs attendaient.
Cet éclat était nécessaire pour leur faire voir que tout humble qu'était le
Sauveur et tout méprisable qu'il paraissait selon le monde, il y avait dans ses
actions et dans sa personne de quoi lui attirer la plus grande gloire que les
hommes puissent donner sur la terre, et jusqu'à le faire roi, si l'ingratitude
des Juifs et une secrète dispensation de la sagesse de Dieu ne l'eût empêché.
C'est donc ce qui parut à cette
entrée, la plus éclatante et la plus belle qui fut jamais parmi les hommes,
puisqu'on y voit un homme qui paraissait le dernier de tous les hommes en
considération et en puissance, recevoir tout d'un coup de tout le peuple, dans
la ville royale et dans le temple, des honneurs plus grands que n'en avaient
jamais reçus les plus grands rois. Voilà donc cet éclat dont nous parlons : mais
le caractère d'humiliation et d'infirmité inséparable de l'état du Fils de Dieu
sur la terre n'y devait pas être oublié ; et nous l'y verrons aussi après que
nous aurons auparavant considéré le caractère de gloire et de grandeur.
Il faut donc savoir que le Fils
de Dieu, quoiqu'il parût à l'extérieur le dernier des hommes, était né pour être
roi de la manière du monde la plus admirable et la plus auguste, puisque c'était
par l'admiration que causaient ses exemples, sa sainte vie, sa sainte doctrine,
ses grands ouvrages, et ses miracles, sans aucun autre secours. Le Sauveur avait
paru par ces merveilles si secourable au genre humain, que les troupes
oubliaient tout pour le suivre avec leurs femmes et leurs enfants, jusqu'aux
déserts les plus éloignés, sans songer à aucun besoin; « et Jésus en ayant
nourri avec cinq pains d'orge et deux poissons jusqu'à cinq mille, sans compter
les femmes et les enfants, » ils furent tellement ravis, qu'ils « voulaient
venir » en foule « pour le faire roi » et le reconnaître pour le Christ. On eût
donc vu dès lors quelque chose de l'éclat qui a paru aujourd'hui, si Jésus qui
avait ses temps réglés pour toutes choses, ne « se fût retiré » bien avant «
dans le désert (1) » pour l'empêcher. Mais au jour des Rameaux, il lui plut de
laisser éclater l'admiration que les peuples avaient pour lui :
1 Matth., XIV, 13, 21 ; Joan., VI,14, 15.
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c'est pourquoi ils accoururent au-devant de lui avec des
palmes à la main, criant hautement qu'il était leur roi, le vrai fils de David
qui devait venir, et enfin le Messie qu'ils attendaient. Les enfants se
joignaient à ces cris de joie ; et le témoignage sincère de cet âge innocent
faisait voir combien ces transports étaient véritables. Jamais peuples n'en
avaient tant fait à aucun roi : ils jetaient leurs habits par terre sur son
passage ; ils coupaient à l'envi des rameaux verts pour en couvrir les chemins ;
et tout jusqu'aux arbres semblait vouloir s'incliner et s'abattre devant lui.
Les plus riches tapisseries qu'on ait jamais tendues à l'entrée des rois,
n'égalent pas ces ornements simples et naturels. Tous les arbres ébranchés pour
l'usage qu'on vient de voir : tout un peuple qui se dépouille pour parer en
cette manière le chemin où passait son roi, fait un spectacle ravissant. Dans
les autres entrées on ordonne aux peuples de parer les rues et la joie pour
ainsi dire est commandée. Ici tout se fait par le seul ravissement du peuple.
Rien au dehors ne frappait les yeux. Ce roi pauvre et doux était monté sur un
ânon, humble et paisible monture ; ce n'était point ces chevaux fougueux attelés
à un chariot dont la fierté attirait les regards. On ne voyait ni satellites, ni
gardes, ni l'image des villes vaincues, ni leurs dépouilles, ou leurs rois
captifs. Les palmes qu'on portait devant lui marquaient d'autres victoires. Tout
l'appareil des triomphes ordinaires était banni de celui-ci. Mais on voyait à la
place les malades qu'il avait guéris, et les morts qu'il avait ressuscites. La
personne du roi et le souvenir de ses miracles faisaient toute la recommandation
de cette fête. Tout ce que l'art et la flatterie ont inventé pour honorer les
conquérants dans leurs plus beaux jours, cède à la simplicité et à la vérité qui
paraissent dans celui-ci. On conduit le Sauveur avec cette pompe sacrée par le
milieu de Jérusalem jusqu'à la montagne du temple. Il y paraît comme le seigneur
et comme le maître : comme le fils de la maison : le Fils du Dieu qu'on y sert,
ainsi que nous verrons. Ni Salomon qui en fut le fondateur, ni les pontifes qui
y officiaient avec tant d'éclat, n'y avaient jamais reçu de pareils honneurs.
Arrêtons-nous ici, et donnons le
loisir de considérer le détail de ce grand spectacle.
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Ce qui attira au Sauveur toute
cette gloire, ce fut le bruit de ses miracles et en particulier celui de Lazare
ressuscité, qui venait d'être fait à la porte de Jérusalem. « Car toute la
troupe qui était avec lui lorsqu'il le fit sortir du tombeau, » où il
pourrissait, « lui rendait témoignage ; et c'est pour cela que la troupe » de
ceux qui étaient venus à Jérusalem pour y célébrer la fête de Pâque , « accourut
au-devant de lui, parce qu'ils avaient appris qu'il avait fait ce miracle (1). »
On célébrait aussi ses autres miracles , dont la réputation avait rempli toute
la Judée : « Et pendant qu'il descendait la montagne des Olives, les troupes de
ses disciples saisies d'une joie subite, se mirent à louer Dieu » de toutes les
guérisons « et de toutes les merveilles qu'ils avaient vues (2). »
Sa doctrine demeurait aussi
confirmée par ses miracles : car il les avait faits expressément en témoignage
de sa mission et de la vérité qu'il annonçait : « Mon Père, a voit-il dit en
ressuscitant Lazare, je sais que vous m'écoutez toujours : mais je parle ainsi
devant tout ce peuple, afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé (3). » Et dès
le commencement de sa prédication, il avait dit aux docteurs de la loi : «
Lequel est plus facile de dire à un paralytique : Tes péchés te sont remis, ou
de lui dire : Lève-toi, prends ton lit sur tes épaules et marche ? Or, afin que
vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir sur la terre de remettre les
péchés : Lève-toi, mon fils, dit-il au paralytique, et va-t'en en ta maison (4).
» C'est pourquoi il joignait ensemble la prédication de l'Evangile et la
guérison des maladies. « Il allait par toute la Galilée, enseignant dans leurs
synagogues et prêchant l'Evangile du royaume, et guérissant toute maladie et
toute infirmité parmi
1 Joan., XII, 17, 18. — 2 Luc.,
XIX, 37.— 3 Joan., XI, 41, 42.— 4 Matth., IX, 5; Marc., II, 9-11
; Luc., V, 23, 24.
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le peuple (1) » C'est aussi ce qui lui attirait cette
grande réputation, et amassait tout le monde autour de lui. Car, ajoute le même
évangéliste, « sa réputation se répandit dans toute la Syrie, et plusieurs
troupes le suivaient de la Galilée et de la Décapole et de Jérusalem et de la
Judée et du pays d'au delà du Jourdain (2). » Ce furent donc ces troupes qui le
suivaient qui commencèrent ces cris de joie, auxquels tout Jérusalem et tout le
reste du peuple applaudit.
Sa doctrine ainsi confirmée lui
attirait cette admiration, et la réputation d'un grand prophète ; et il y avait
aussi dans ce qu'il disait un caractère d'autorité et une efficace qu'on n'avait
pas encore vue parmi les hommes. « Car il les enseignait comme ayant autorité et
puissance, et non comme leurs docteurs et les pharisiens (3). » Tout le monde
l'appelait « Seigneur et Rabbi (4), c'est-à-dire maître, quoiqu'il n'eût étudié
sous aucun docteur de la loi et qu'il n'eût fait aucune des choses qui donnaient
ce titre parmi les Juifs. « Tout le peuple était suspendu, et ravi en admiration
en l'écoutant (5) ; et on ne pouvait douter qu'il ne fût celui à qui le
Psalmiste avait chanté : « O le plus beau des enfants des hommes! la grâce est
répandue sur vos lèvres (6). » On quittait tout pour l'entendre, tant le charme
de sa parole était puissant, et tant on était non-seulement touché, « mais ravi
de l'agrément de ses discours, et des paroles de grâce qui sortaient de sa
bouche. Car tout le monde lui rendait ce témoignage (7) : » et ce n'était pas
seulement ses disciples qui lui disaient : « Maître, à qui irons-nous? Vous avez
les paroles de vie éternelle (8) : » mais encore ceux qui venaient avec ordre et
dans le dessein de le prendre « étaient pris eux-mêmes par ses discours, et
n'osaient mettre la main sur lui (9) : » en sorte que les pontifes et les
pharisiens qui les avaient envoyés, leur demandant : « Pourquoi ne l'avez-vous
pas amené? ils leur répondirent : Jamais homme n'a parlé comme cet homme (10) :
» ce qui fit que les pharisiens étonnés leur demandaient : « Ne voulez-vous pas
aussi vous laisser séduire comme
1 Matth., IV, 23. — 2 Ibid.,
24, 25. — 3 Matth., VII, 29. — 4 Joan. 2, III. — 5 Luc.,
XIX, 48. — 6 Psal. XIV, 3. — 7 Luc., IV, 22. — 8 Joan.,
VI,69. — 9 Joan., VII, 44. — 10 Ibid., 45,46.
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les autres (1)? » Mais ces docteurs et ces pharisiens
eux-mêmes, qui méprisaient tant ceux qui croyaient en lui et ne lui parlaient
que pour le surprendre, ne savaient eux-mêmes que lui répondre. Car il leur
fermait la bouche par des réponses précises et décisives, « et ils n'osaient
plus l'interroger (2). »
Voilà donc ce règne admirable
prédit dans le Psaume ; et tous les peuples gagnés au Sauveur par le charme de
sa parole et par la grâce répandue sur ses lèvres. Le prophète y ajoutait celle
« de la vérité » qu'il annonçait, « de la justice » dont il était le parfait
modèle, « de la douceur (3) » et de la bonté avec laquelle il guérissait tous
les malades, ne faisant servir sa puissance que pour le soulagement des
malheureux et de tout le genre humain.
Qui jamais avait régné de cette
sorte? Mais c'est ainsi que Jésus régna. Ainsi sa doctrine et ses miracles
firent tout l'effet extérieur qu'ils devaient faire naturellement sur tous les
esprits : on le sui-voit, on l'admirait, on lui applaudissait, on le recevait
avec des cris de joie : il n'y avait que ces envieux qui frémissaient et qui
néanmoins n'osaient parler. Mais d'où vient donc qu'il eut si peu de véritables
disciples? D'où vient que les cris qui l'envoyaient à la croix : « Crucifiez-le,
crucifiez-le (4), » suivirent de si près ceux qui le célébraient comme le fils
de David? et que l'on compte à peine six-vingts hommes parmi les frères,
c'est-à-dire parmi les disciples qui se renfermèrent dans le cénacle pour
recevoir le Saint-Esprit? C'est que les disciples de Jésus-Christ ne sont pas
ceux qui l'admirent, qui le louent, qui le célèbrent, qui le suivent même à
l'extérieur, et jusqu'à un certain point : mais ceux qui le suivent au dedans et
partout : qui observent tous ces préceptes : qui portent sa croix : qui se
renoncent eux-mêmes : et le nombre en est petit : et il faut outre les attraits
de la parole et des miracles, une parole intérieure que tout le monde ne veut
pas entendre et un miracle qui change les cœurs, dont notre orgueil et notre
mollesse empêchent l'effet. Soyons donc de vrais disciples de Jésus : « Si vous
demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, et vous connaîtrez
la vérité, et la
1 Joan., VII, 47. — 2 Matth.,
XXII, 45. — 3 Psal. XLIV, 5, 8. — 4 Joan., XIX, 6.
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vérité vous affranchira (1). » Et encore : « Mon Père sera
glorifié, en ce que vous rapporterez beaucoup de fruit, et que vous serez mes
vrais disciples (2) : » des disciples dignes de ce nom. Et enfin : « Celui qui
m'aime, dit-il, est celui qui garde mes commandements (3) : » les autres peuvent
me louer, m'admirer, me suivre au dehors, et se glorifier d'être mes disciples :
car on se fait toujours beaucoup d'honneur d'avoir un tel maître ; mais ils ne
m'aiment pas, et je ne les connais point, ni je ne les mets au rang des miens,
Considérons ce que fit Jésus
pour préparer son entrée. Comme il était en Bethphagé, proche de Béthanie, dans
le penchant du mont des Olives, presque à la porte de Jérusalem, comme on a vu,
il envoya deux de ses disciples avec ordre de lui amener une ânesse et son ânon,
qu'ils trouveraient dans un certain château, qu'il leur montrait vis-à-vis
d'eux. Si le maître y apportait quelque obstacle, il n'y avait qu'à lui dire :
Le Seigneur en a besoin : et aussitôt on les devait laisser aller. Tout se fit
comme Jésus l'avait dit. Ils étendirent leurs manteaux sur ces paisibles animaux
et ils mirent Jésus sur l'ânon, que personne n'avait jamais monté. Là
commencèrent tout d'un coup ces cris de joie dont nous avons parlé : « Ses
disciples ne savaient pas le mystère de ce qu'ils faisaient : mais après que
Jésus fut glorifié, ils se ressouvinrent que toutes ces choses avaient été
écrites de lui et qu'ils les avaient accomplies (4) » sans y penser. Car il
était écrit dans Zacharie : « Ne crains point, fille de Sion : ton Roi doux et
pauvre, juste et sauveur, vient à toi monté sur une ânesse et sur son ânon (5).
»
Jésus avait tout prévu ; et
sachant les prophéties, il les accomplissait toutes avec connaissance. C'est ce
qu'il fit jusqu'à la mort;
1 Joan., VIII, 31, 32. — 2 Joan., XV, 8. — 3
Joan., XVI, 21. — 4 Joan., XII, 15, 16. — 5 Zachar., IX, 9;
Matth., XXI, 5.
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et c'est pourquoi jusque sur la croix « voyant que tout
s'accomplissait» et qu'il ne lui restait plus rien à accomplir durant sa vie que
cette prophétie de David : « Ils m'ont donné du fiel à boire : et dans ma soif
ils m'ont abreuvé avec du vinaigre (1) : » il dit : « J'ai soif. » On lui
présenta le breuvage qui lui avait été prédestiné : « il en goûta » autant qu'il
fallait pour accomplir la prophétie : après il dit : « Tout est accompli : » il
n'y a plus qu'à rendre l’âme : à l'instant « il baissa la tête » et se mit
volontairement en la posture d'un homme mourant, « et il expira (4). »
Jésus donc savait ce qu'il voulait, qui était
l'accomplissement des prophéties : mais une vertu cachée exécutait tout le
reste. Il se trouva précisément un vaisseau où il y avait du vinaigre : il se
trouva une éponge dans laquelle on lui pouvait présenter à la croix le vinaigre
où on la trempa : on l'attacha au bout d'une lance et on la lui mit sur la
bouche : la haine implacable de ses ennemis que le démon animait, mais que Dieu
gouvernait secrètement, fit tout le préparatif nécessaire à l'accomplissement de
la prophétie. Ainsi, dans cette occasion l'ânesse et l'ânon se trouvèrent à
point nommé près du lieu où se devait faire la célèbre entrée : le maître les
laisse aller : on met Jésus dessus sans savoir ce qu'on fait : une soudaine joie
saisit les peuples : les cris s'en ensuivent : et Dieu agit secrètement, non pas
sur deux ou sur quatre, ce qu'on pourrait attribuer à quelque concert; mais sur
toute la multitude et jusque sur les enfants, parce qu'il était encore ainsi
prédit. Si les plus petites choses s'accomplissent, si tout jusqu'à l'ânon et
l'ânesse, et jusqu'au vinaigre : que crains-tu, chrétien, et peux-tu douter des
magnifiques promesses qui t'ont été faites? Jésus atout vu, tout prévu, pensé à
tout, tout préparé : marche en confiance et ne crains rien.
Les saints Pères disent que
l'ânon, que nul autre que Jésus n'avait monté, représentait les gentils,
indomptables et indociles animaux que nul autre avant Jésus n'avait subjugués.
Venez, âmes indisciplinées, venez vous soumettre à Jésus : abaissez-vous et
laissez-vous conduire au lien qu'il vous met au col.
Admirez encore une fois le
triste et pauvre équipage de ce roi,
1 Psal. LXVIII, 22. — 2 Joan., XIX, 28, 30.
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mais aussi était-ce un roi pauvre : qui n'était riche qu'en
grâces. « Voici, dit Zacharie, ton roi pauvre, juste et sauveur (1) : » mais
écoute la suite de la prophétie : avec ce faible équipage, « je mettrai en fuite
les chariots d'Ephraïm attelés à quatre chevaux, et les fiers coursiers de
Jérusalem : et tous les arcs tendus pour le combat seront rompus : et il
annoncera la paix aux gentils; et sa puissance s'étendra d'une mer à l'autre, et
depuis les fleuves » sur lesquels il prêchera et où il donnera le nouveau
baptême, « jusqu'aux extrémités de la terre. Et vous, » ô Sauveur victorieux, «
vous avez avec le sang de votre alliance, tiré vos prisonniers du lac où il n'y
a point d'eau (2), » et du cachot ténébreux d'une prison. Voilà toutes les
nations les plus belliqueuses et les plus fières, vaincues, rachetées,
délivrées, par ce roi monté sur un âne.
Suivons Jésus, et apprenons de
saint Luc ce qu'il fit en descendant vers Jérusalem et approchant de ses portes.
Lisez Luc, XIX, 29 ; et appuyez sur le verset il et la suite jusqu'au 45.
Dans les malheurs de Jérusalem,
nous voyons ceux des âmes qui périssent : « Il viendra, dit Jésus, un temps
malheureux pour toi, où tes ennemis t'environneront de tranchées ; ils
t'enfermeront et te serreront de toutes parts (3). » Ainsi arriva-t-il à
Jérusalem de point en point : on sait les effroyables travaux que firent les
Romains, et cette muraille qu'ils élevèrent autour de cette ville malheureuse
qui la serrait tous les jours de plus en plus : ce qui causa l'horrible famine
que tout le monde sait, où les mères mangeaient leurs enfants. Ainsi
arrivera-t-il à l’âme pécheresse : serrée de tous côtés par ses mauvaises
habitudes, la grâce ni le pain de vie n'y pourront plus trouver d'entrée : elle
périra de faim, elle sera accablée de ses péchés et il n'y restera plus pierre
sur pierre.
1 Zachar., IX, 9. — 2 Ibid.,
10, 11. — 8 Luc, XIX, 45.
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Etrange état de celte âme ! renversement universel de tout
l'édifice intérieur! plus de raison ni de partie haute : tout est abruti : tout
est corps : tout est sens. : tout est abattu et entièrement à terre. Qu'est
devenue cette belle architecture qui marquait la main de Dieu? il n'y a plus
rien : il n'y a plus pierre sur pierre, ni suite ni liaison dans cette âme :
nulle pièce ne tient à une autre et le désordre y est universel. Pourquoi? le
principe en est ôté : Dieu, sa crainte, la conscience, ces premières impressions
qui font sentir à la créature raisonnable qu'elle a un souverain : ce fondement
renversé, que peut-il rester en son entier ?
A ce triste spectacle Jésus ne
peut retenir ses larmes : « Si tu sa vois ! » ô âme, « si tu savais ! » Il
n'achève pas : les sanglots interrompent son discours : sa langue ne peut
exprimer l'aveuglement de cette âme : « Si tu savais, du moins en ce jour qui
t'est encore donné » et où Dieu te visite par sa grâce. Il y a un jour que Dieu
sait, après lequel il n'y a plus pour l’âme aucune ressource : « parce que, dit
Jésus, tu n'as pas connu le temps où Dieu te visitait (1). » Quand une lumière
intérieure te montre tes crimes; quand tu es invitée à donner gloire à Dieu et
que tout crie en toi qu'il faudrait se donner à lui, comme en ce jour de la
visite de Jérusalem, tout le monde et jusqu'aux enfants criaient au fils de
David : si tu n'écoutes, le moment se passe : cette grâce si vive et si forte ne
reviendra plus.
« Tout ceci est caché à tes yeux
(2). » Ton cœur est appesanti : tes yeux sont fermés et obscurcis : tes passions
t'aveuglent : un voile obscur est sur tes paupières : un affreux assoupissement
les appesantit. O âme, Jésus en pleure et tu ne te pleures pas toi-même! Pleure,
pleure, ô spirituelle Jérusalem ; pleure ta perte, du moins en ce jour que le
Seigneur te visite d'une manière si admirable. Si jusqu'ici tu as été insensible
à ta propre perte, pleure aujourd'hui et tu vivras. Ne perds aucun moment de
grâce parce que tu ne sais jamais si ce ne sera pas le dernier qui te sera
donné.
1 Luc., XIX, 42, 44. — 2 Ibid., 42.
101
« Toute la ville est émue »
pendant que Jésus la traverse en triomphe : « Qui est celui-là ? Et les peuples
qui accompagnaient le nouveau roi, répondaient : C'est Jésus le prophète de
Nazareth de Galilée (1). »
Jésus-Christ avait commencé sa
prédication en Galilée, à Capharnaüm et aux environs, conformément à la
prophétie d'Isaïe, rapportée en saint Matthieu (2). Nazareth était la demeure de
ses parents et la sienne : depuis sa prédication il s'établit avec les siens à
Capharnaüm. Cette ville avec les villes et contrées voisines virent la plupart
de ses miracles et ouïrent la plus grande partie de ses instructions. C'était
même dans la Galilée qu'il avait choisi ses apôtres : la troupe de ses disciples
était presque toute de ce pays : et en entrant avec lui dans Jérusalem, ils
faisaient honneur à leur patrie du nom d'un si grand prophète.
Cependant le nom du Sauveur
n'était pas moins célèbre dans Jérusalem, où le bruit de ses miracles s'était
porté de toutes parts : en sorte que dans le temps qu'il prêchait en Galilée, «
une grande troupe venue de Jérusalem et de la Judée le suivait (3). »
Il ne manquait point de venir à
Pâques, selon l'ordonnance de la loi, dans cette ville et au temple; et il y
venait aussi à d'autres solennités principales. Il y faisait éclater sa doctrine
et ses miracles d'une manière admirable, et autant ou plus qu'en aucun autre
endroit de la terre sainte, comme dans la ville royale, où Dieu avait établi son
nom, et qui était le siège et le chef de la religion. La résurrection du Lazare
avait été faite à la porte de Jérusalem en Béthanie. La troupe qui
l'accompagnait au célèbre jour de son entrée, était grossie par les habitants de
Jérusalem, qui avaient vu cette étonnante résurrection, comme il est aisé de le
conclure de saint Jean (4).
1 Matth., XXI, 10, 11. — 2
Isa., IX, 1, 2 ; Matth., IV, 13-16. — 3
Matth., IV, 25. — 4 Joan., XI, 18,20; XII,
17, 18.
102
Ce qui obligeait le Sauveur à demeurer ordinairement en
Galilée, c'était que les Pontifes et les autres qui machinaient sa mort,
n'avaient pas le même pouvoir, ni les mêmes moyens d'exécuter ce noir dessein en
ce pays-là que dans Jérusalem et aux environs. C'est aussi ce qui donna lieu à
l'accomplissement de la prophétie d'Isaïe qu'on vient de voir : et tout se
faisait convenablement, puisque Jésus devait passer toute sa vie dans la
persécution, dans les périls, avec des précautions et, pour ainsi dire, dans une
fuite continuelle à cause de la haine des Juifs : et néanmoins quand il fallait,
et dans les temps les plus solennels, il paraissait dans Jérusalem, afin que la
lumière de l'Evangile se répandit de là dans tout le pays, comme du chef sur les
membres.
Admirons les douces voies de la
sagesse de Dieu, qui ne veut point que son Fils fasse tout par miracle et par
puissance : premièrement pour accomplir les mystères de son humiliation, et
secondement pour apprendre par son exemple à ses disciples les précautions et la
prudence avec laquelle ils doivent agir en toutes choses.
Suivons Jésus à Jérusalem, où il
va paraître pour la dernière fois, et où aussi il va donner les instructions et
accomplir les mystères les plus essentiels. C'est aussi pour cette raison qu'il
y entre à cette fois avec plus d'éclat que jamais, pour rendre les peuples et de
ce temps et de tous les siècles plus attentifs à tout ce qu'il y allait dire et
faire : voyons donc avant toutes choses ce qu'il fera dans le temple : car c'est
là qu'il va descendre.
Jésus va descendre au temple
comme les triomphateurs le pratiquaient ordinairement même parmi les peuples
idolâtres. Car il y avait une notion dans tout le genre humain, qu'il fallait
rapporter à la divinité toute la gloire : que ce qu'il y avait de plus
103
élevé parmi les hommes devait s'abaisser à ses pieds et
qu'à vrai dire, c'était à Dieu seul qu'appartenait le triomphe. C'est pourquoi
il est appelé « le Triomphateur d'Israël (1). » Allez donc, ô Sauveur; portez à
votre Père dans son temple la gloire du plus beau triomphe qu'on ait jamais vu
parmi les hommes, et la figure de tous les autres que vous devez remporter dans
le ciel, sur toute la terre et sur les enfers.
Jésus- Christ devait paraître
dans le temple, non-seulement pour y rendre à Dieu le culte suprême, mais encore
comme son fils, « comme le fils de la maison (2) » pour y ordonner ce que son
Père, qui l'y envoyait, lui avait prescrit.
Ainsi, d'abord qu'il y entre, «
il regarde tout, et de tous côtés, » selon la remarque de saint Marc :
Circumspectis omnibus (3).
Comme il était tard, il se
retire pour ce jour : mais il y revient . le lendemain. Il en chasse avec
autorité les vendeurs et les acheteurs : il renverse leurs bureaux, leurs
tables, leurs chaises, leurs marchandises, leur argent; il n'épargne pas les
personnes qu'il chassa du saint lieu : apparemment à grands coups de fouet et
avec des cordes ramassées, comme il avait fait autrefois et en leur disant : «
Otez tout cela d'ici et ne faites pas une maison de trafic de la maison de mon
Père (4) » Il parle donc et il agit encore un coup, comme le fils de la maison
et avec une pleine autorité, sans que personne le contredise.
En même temps pour montrer cette
autorité, il fait dans le temple ses guérisons ordinaires : « il y guérit les
aveugles et les estropiés qui se présentèrent (5). » Il confirme ce qu'il avait
fait par l'Ecriture : « Il est écrit, dit-il, Ma maison est une maison de
prières (6) : » c'est ce que Dieu avait dit par la bouche d'Isaïe. Il y ajoute
le reproche : « Et vous, dit-il, vous en faites une caverne de voleurs (7) : »
ainsi que Jérémie l'avait prédit.
Alors donc fut accompli cet
oracle de David : « Et moi j'ai été établi de Dieu comme roi sur Sion sa sainte
montagne, annonçant et prêchant ses préceptes (8). » On vit dans son temple « le
Dominateur
1 I Reg., XV, 20. — 2 Hebr., III, 6. — 3
Marc., XI, 11. — 4 Joan., II, 15, 16. — 5 Matth., XXI, 14. — 6
Isa., LVI, 7. — 7 Matth., XXI, 13; Jerem., VII, 11. — 8
Psal. II, 6.
104
et l'Ange du testament (1), » que Malachie avait prédit.
Jésus-Christ y exerce de plein droit toute l'autorité de son Père : « Il ne
souffrait pas, dit saint Marc, qu'on passât avec un vaisseau par le temple (2),
» ni qu'on fit servir de chemin public un lieu si saint. L'Evangile ne dit pas
qu'il le défendait : mais qu'il ne le souffrait pas : et c'est-à-dire, à en
juger par le reste de ses actions, qu'il les repoussait et les chassait : du
moins qu'il les reprenait avec menaces. S'il n'avait fait qu'ordonner, ce serait
un acte d'autorité : mais il agit, il renverse, il frappe, ce qui est encore un
acte de zèle : ce qui fait aussi que saint Jean et tous ses disciples
appliquèrent à cette action cette parole de David : « Le zèle de votre maison
m'a dévoré (3). »
Le zèle est une ferveur de
l'amour de Dieu, trop vif pour attendre le secours d'autrui, ni pour
s'astreindre aux formes ordinaires; mais agissant par lui-même et au-dessus de
ses forces, avec une espèce d'excès, par une absolue confiance en la puissance
de Dieu : c'est ce qui paraît dans cette action du Sauveur.
Remarquez ces paroles : « Une
caverne de voleurs : » qui doit faire trembler tous ceux qui trafiquent,
puisqu'elle leur fait sentir que dans l'usage commun et si l'on n'y prend garde,
le trafic n'est qu'un tissu de mensonge, de tromperie et de vol.
Remarquez aussi avec tous les
interprètes que ce qu'on vendait dans le temple était des bœufs, des brebis, des
colombes ; toutes choses qui servaient aux sacrifices : et néanmoins Jésus
chasse tout, non que ces ventes fussent mauvaises, mais parce que ce n'était pas
le lieu de les faire. Que ferait-il des discours, des irrévérences, et de tant
de choses infâmes qu'on fait dans le temple ?
Remarquez encore qu'il parle en
particulier à ceux qui vendent des colombes. Ce que les saints ont entendu des
simoniaques qui vendent le Saint-Esprit et ses grâces; qui entrent par
d'indignes commerces dans les emplois ecclésiastiques et spirituels et qui en
quelque façon que ce soit négocient pour avoir les voix de ceux qui les donnent.
« Otez, ôtez tout cela, » dit le Sauveur.
Le temple allait périr et Jésus
qui le va prédire, comme nous
1 Malach., III, 1. — 2 Marc,
XI, 16. — 3 Psal. LXVIII, 10; Joan., II, 17.
105
verrons, ne l'ignorait pas : et cependant il en défend avec
tant de zèle et d'autorité la sainteté, pendant qu'il subsiste : c'est donc pour
apprendre aux chrétiens ce qu'ils doivent aux nouveaux temples, dont le temple
de Jérusalem n'était qu'une faible et imparfaite figure, et infiniment
au-dessous des mystères des chrétiens, dont Jésus-Christ fait le fond, et où se
trouve son saint corps et son sang précieux. Tremblons , tremblons à la seule
vue et à l'approche de ce sanctuaire.
Mais « nous avons toujours un
temple (1) : notre âme en est un : nos corps en sont un : respectons ce temple
si saintement consacré et inséparable de nous-mêmes : n'y laissons entrer, ni
même passer rien d'impur ni de profane : gardons-nous bien de le faire servir à
aucun indigne trafic : respectons « ce temple et le Saint-Esprit qui y habite
(2). »
Le règne du Sauveur devait être
glorieux et éclatant, quoique d'une autre gloire et d'un autre éclat que celui
que les Juifs charnels s'étaient imaginé. Nous avons même vu que Jésus
satisfaisait en quelque façon même à cette attente grossière d'une royauté sur
la terre, par la pompe de ce jour ; et leur montrait que rien ne lui était plus
aisé que de se faire reconnaître pour roi par tous les peuples, et qu'il y avait
à cela des dispositions merveilleuses. Mais afin de ne point sortir de ce
caractère d'humiliation et de persécution qui devait le suivre partout jusqu'au
dernier jour, il fallait qu'il y eût de la contradiction dans son triomphe, et
ce caractère y paraît dans la jalousie des pontifes, des pharisiens, et des
docteurs de la loi. Cette jalousie nous est expliquée par cette parole de saint
Jean : Pendant que tout le monde allait au-devant du Sauveur et lui
applaudissait, les pharisiens se disaient les uns aux autres : « Que
ferons-nous? tout le monde court après lui (1). »
1 I Cor., III, 16, 17. — 2
Ibid., VI, 19. — 3 Joan., XII, 19.
106
C'est ce qu'ils ne pouvaient souffrir, et c'est ce qui leur
fit dire deux paroles qui sont marquées dans les Evangiles.
La jalousie les dévorait ; et
pendant que jusqu'aux enfants tout criait qu'il était le fils de David, ils lui
disaient : « Maître, réprimez vos disciples. » Il leur répondit deux choses :
l'une, « N'avez-vous jamais lu ce qui est écrit : Vous avez tiré la louange la
plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle
(1) ? » Vous devez-vous donc étonner si dans un âge plus : avancé les enfants
rendent à Dieu en ma personne des louanges et un témoignage plus éclatant ? Si
vous aviez la simplicité et la sincère disposition d'un âge innocent, vous
loueriez Dieu comme eux : comme eux vous honoreriez celui qu'il envoie : mais
votre envie, votre fausse gloire, votre hypocrisie et votre fausse politique
vous en empêchent. Dépouillons-nous de tous ces vices : et revêtons-nous de
l'innocence et de la simplicité des enfants, pour chanter sincèrement et
purement les louanges de Jésus-Christ.
L'autre réponse du Sauveur sur
ce reproche des pontifes et des docteurs de la loi . « Si ceux-ci se taisent,
leur dit-il, les pierres mêmes crieront (2). » « Dieu est assez puissant, disait
saint Jean, pour faire naître même de ces pierres les enfants d'Abraham (3), »
et des cœurs les plus endurcis en faire de vrais fidèles. Le temps devait venir,
et il était venu, que la gloire de Jésus-Christ retentirait si hautement par
toute la terre, que les gentils s'assembleraient à cette voix ; et que Dieu
serait adoré par un peuple qui jusqu'alors ne le connaissait pas, et qui dormait
endurci dans son péché. O pierres, ô cœurs endurcis, éveillez-vous,
attendrissez-vous à cette parole du Sauveur.
Pendant que les peuples
applaudissaient au Sauveur et en portaient les louanges jusqu'au ciel, ses
ennemis, non contents de faire
1 Luc., XIX, 39 ; Matth.,
XXI, 15, 16; Psal. VIII, 3. — 2 Luc., XIX, 40. — 3 Matth., III, 9.
107
paraître dans leurs paroles leur envie qu'ils ne pouvaient
retenir, faisaient de secrètes menées pour le perdre : et y étaient même animés
par la gloire d'un si beau jour. C'était encore un effet de ce caractère de
persécution qui le devait suivre et qui le suivit en effet jusqu'à la fin.
Contemplons ici les effets de la
jalousie. C'est une des plus grandes plaies de notre nature. Jésus-Christ, qui
était venu pour la guérir, en devait sentir toute la malignité, et les
souffrances que l'envie lui devait causer devaient servir de remède à son venin.
L'envie, c'est le noir et secret effet d'un orgueil faible : qui se sent ou
diminuer, ou effacer par le moindre éclat des autres et qui ne peut soutenir la
moindre lumière : c'est le plus dangereux venin de l'amour-propre, qui commence
par consumer celui qui le vomit sur les autres, et le porte aux attentats les
plus noirs. Car l'orgueil naturellement est entreprenant et veut éclater. Mais
l'envie se cache sous toute sorte de prétextes et se plaît aux plus secrètes et
aux plus noires menées : les médisances déguisées, les calomnies, les trahisons,
tous les mauvais artifices en sont l'œuvre et le partage. Quand par ces tristes
et sombres artifices elle a gagné le dessus, elle éclate et joint ensemble
contre le juste dont la gloire la confond, l'insulte et la moquerie, avec toute
l'amertume de la haine et les derniers excès de la cruauté. O Sauveur! ô Juste!
ô le Saint des saints! c'est ce qui devait s'accomplir en votre personne.
Déracinons l'envie; et dans le
moindre de ses effets que nous ressentirons dans notre cœur, concevons toute la
malignité» et toute l'horreur d'un tel poison.
Saint Jean nous fait remarquer
deux effets bien différons du triomphe de notre Sauveur. Dans les pharisiens il
excita les
108
sentiments de la jalousie et les noirs complots que nous
avons vus. « Les pharisiens se disaient les uns aux autres : Que ferons-nous?
tout le monde court après lui (1), » Mais en même temps et durant ces
criminelles menées des enfants d'Abraham contre le Christ qui leur était promis,
les gentils qui n'étaient pas de cette race bénie et qui aussi étaient étrangers
de cette sainte alliance, furent touchés d'une sainte admiration pour l'auteur
de tant de merveilles : « Quelques gentils, » dit saint Jean (2), qui
connaissaient Dieu, quoiqu'ils ne fussent pas Juifs, « puisqu'ils venaient
adorer à la fête, s'adressèrent à Philippe, » un de ses apôtres, « et lui dirent
avec respect : « Seigneur, nous souhaitons de voir Jésus. » Ce n'était pas
simplement le voir : car tout le monde l'avait assez vu dans cette journée, et
tout le monde le voyait quand il prêchait ; mais ils le voulaient voir en
particulier et jouir de son entretien, qui est proprement ce qu'on appelle venir
voir un homme.
A cette approche des gentils qui
voulaient le voir, Jésus arrête aussitôt sa pensée sur la vocation des gentils,
qui devait être le fruit de sa mort. Ces grandes prophéties où les nations lui
sont données comme son héritage et sa possession, lui sont présentes : dans le
petit il voit le grand : ce que les Mages avaient commencé dès sa naissance, qui
était la conversion des gentils en leurs personnes , ceux-ci le continuent et le
figurent encore vers le temps de sa mort : et le Sauveur voyant concourir dans
les gentils le désir de le voir avec celui de le perdre dans les Juifs, voit en
même temps dans cet essai commencer le grand mystère de la vocation des uns par
l'aveuglement et la réprobation des autres. C'est ce qui lui fait dire : «
L'heure est venue, que le Fils de l'homme va être glorifié (3). » Les gentils
vont venir, et son royaume va s'étendre par toute la terre.
Il voit plus loin; et il voit
selon les anciennes prophéties que c'était par sa mort, qu'il devait acquérir ce
nouveau peuple et cette nombreuse postérité qui lui était promise. C'est après
avoir dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains, » que David avait ajouté : «
Toutes les contrées de la terre se ressouviendront et se convertiront au
Seigneur (4).» C'est après qu'il aurait livre son
1 Joan., XII, 19. — 2 Ibid., 20. — 3 Ibid.,
23. — 4 Psal. XXI, 17, 28.
109
âme à la mort, qu'Isaïe lui promettait « qu'il verrait une
longue suite d'enfants (1). » Et encore : « Qui racontera sa génération? qui
pourra compter sa postérité, parce qu'il a été retranché de la terre des
vivants? Je l'ai frappé pour les péchés de mon peuple (2); » et encore : « Je
lui donnerai la dépouille des forts, et il en partagera le butin, parce qu'il a
donné son âme à la mort (3). » Il voyait donc que c'était à ce prix qu'il devait
acheter ce nouveau peuple : il lui en devait coûter la vie : plein de cette
vérité après avoir dit : « L'heure est venue, que le Fils de l'homme va être
glorifié, il ajoute : « Si le grain de froment ne tombe et ne meurt, il demeure
seul ; mais s'il meurt, il se multiplie (4). »
C'est ainsi que, dans les
paroles de Jésus, nous voyons le vrai commentaire et la vraie explication des
prophéties. Mais il nous en doit à notre manière arriver autant qu'à lui. Nous
sommes le grain de froment, et nous avons un germe de vie caché en nous-mêmes.
C'est par là que, comme Jésus, nous devons porter beaucoup de fruit et du fruit
pour la vie éternelle. Mais il faut que tout meure en nous : il faut que ce
germe de vie se dégage et se débarrasse de tout ce qui l'enveloppe : la
fécondité de ce grain ne paraîtra qu'à ce prix : tombons : cachons-nous en terre
: humilions-nous : laissons périr tout l'homme extérieur : la vie des sens, la
vie du plaisir, la vie de l'honneur, la vie du corps, la curiosité, la
concupiscence, tout ce qu'il y a de sensible en nous : alors cette fécondité
intérieure développera toute sa vertu et nous porterons beaucoup de fruit.
Pour entendre la nécessité qui
était imposée à tous les membres de mourir pour fructifier, il suffisait d'avoir
aperçu cette vérité dans le chef. Mais de peur que nous ne vissions pas assez
tôt cette
1 Isa., LIII, 10. — 2 Ibid.,
8. — 3 Isa., LIII, 12. — 4 Joan., XII, 23, 24.
110
conséquence, Jésus-Christ nous la découvre lui-même : « Qui
aime son âme, dit-il, la perd (1). » C'est la perdre que de l'aimer : c'est la
perdre que de chercher à la satisfaire : il faut qu'elle perde tout et qu'elle
se perde elle-même : qu'elle se haïsse : qu'elle se refuse tout, si elle veut se
garder pour la vie éternelle. Toutes les fois que quelque chose de flatteur se
présente à nous, songeons à ces paroles : « Qui aime son âme la perd : » toutes
les fois que quelque chose de dur se présente, songeons aussitôt : « Haïr son
âme, c'est la sauver : » périsse donc tout ce qui nous plaît : qu'il s'en aille
en son lieu en pure perte pour nous.
« Haïr son âme : » peut-on haïr
son âme sans haïr tous ses avantages et tous ses talents naturels : et peut-on
s'en glorifier quand on les liait? Mais peut-on ne les pas haïr, quand on
considère qu'ils ne servent qu'à nous perdre dans l'état d'aveuglement ou de
faiblesse où nous sommes? Gloire, fortune, réputation, santé, beauté, esprit,
savoir, adresse, habileté, tout nous perd : le goût même de notre vertu : il
nous perd plus que tout le reste. Il n'y a rien que Jésus ait tant répété et
tant inculqué que ce précepte : « Qui trouve son âme la perd : qui perd son âme
la trouve (2). » C'est ce qu'il recommande encore en un autre endroit du même
Evangile. « Qui cherche à sauver son âme la perdra, dit-il ailleurs : qui la
perdra lui donnera la vie (3). » Il se sert encore ailleurs du mot de haïr : «
Il faut, dit-il, tout haïr, si on veut être mon disciple, père, mère, frères,
sœurs, femme et enfants et sa propre âme (4). »
Entendons la force de ce mot
haïr. Si les choses de la terre et de cette vie n'étaient que viles et de nul
prix, il suffirait de les mépriser. Si elles n'étaient qu'inutiles, il suffirait
de les laisser là. S'il suffisait de donner la préférence au Sauveur, il se
serait contenté de dire comme il fait ailleurs : « Si on aime ces choses plus
que moi, on n'est pas digne de moi (5). » Mais pour nous montrer qu'elles sont
nuisibles, il se sert du mot de haine. De ce côté-là il faut tout haïr, en tant
qu'il peut s'opposer à notre salut. Entendons encore le courage que demande le
christianisme.
1 Joan., XII, 25. — 2 Matth., X, 29; XVI, 25.
— 3 Luc., XVII, 33. — 4 Ibid., XIV, 16.— I Matth., X, 37.
111
Tout perdre, jeter tout là : cette vie est une tempête; il
faut soulager le vaisseau quoi qu'il en coûte. Car que sert de tout sauver, si
soi-même il faut périr? Voyez ce marchand, qui dispute s'il jettera dans la mer
ces riches ballots. Aveugle, tu les vas perdre, et te perdre encore toi-même
par-dessus.
« Celui qui me veut servir,
qu'il me suive (1) ; » qu'il m'imite : qu'il soit avec moi : qu'il passe par les
mêmes voies : « mon Père l'honorera » à ce prix, comme il m'a honoré moi-même :
il a fallu tout perdre, tout abandonner, tout prodiguer, tout haïr : marche
après moi, chrétien, si tu veux arriver où j'arrive. Marchez, Jésus : je vous
suis. En aurai-je le courage? Hélas ! vous me dites comme à Pierre : « Tu ne
peux pas encore me suivre : mais tu me suivras dans la suite (2). » O Sauveur,
je ne dirai pas que je vous suivrai partout : je n'ose le dire : je sens ma
faiblesse, j'en ai le désir : aidez ma volonté faible : inspirez-moi une volonté
forte et courageuse.
Voyez comme Jésus donne lui-même
à son entrée triomphante le caractère de mort. C'était sa coutume. Dans la
gloire, il rappelait toujours la mort. Ainsi dans le Thabor même, où il fut
enlevé et transfiguré d'une manière si admirable, Moïse et Elie qui étaient
venus l'honorer en cet état et s'entretenaient avec lui, ne « lui parlaient que
de la manière dont il devait sortir de ce monde dans Jérusalem (3), » en
accomplissant toutes les anciennes prophéties et toutes les figures de la loi.
Et en sortant de cette gloire, il n'est plein que de sa mort, et il défend à ses
disciples « de parler de ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce qu'il fût ressuscité
des morts (4). » Il fallait donc mourir; et c'est ce qu'il voulait que l'on
comprit bien, afin qu'on vît le chemin qu'on avait à suivre après lui pour
arriver à la résurrection et à la gloire.
1 Joan., XII, 26. — 2 Joan., XIII, 36. — 3
Luc., IX, 31. — 4 Matth., XVII, 9.
112
Accoutumons-nous, à l'exemple de
Jésus, dans tout ce qui nous flatte, de rappeler toujours en notre esprit le
plus vivement que nous pourrons, la pensée de la mort : mais accoutumons-nous à
joindre toujours ces deux idées : gloire et plaisir de la terre, éternelle
confusion : et encore ces deux-ci : croix et mortification, gloire et félicité
éternelle. C'est à force d'y penser souvent, qu'on joint ensemble des idées qui
semblent si éloignées l'une de l'autre : mais plutôt c'est à force d'entrer dans
cette pratique. Il faut faire autant qu'on peut violence aux sens, de peur
qu'ils ne prévalent et ne nous séduisent.
Jésus continue à donner à son
entrée glorieuse le caractère d'humiliation et de souffrance. « Maintenant mon
âme est troublée (1) : » quoi ! troublée de votre gloire, dont vous venez de
dire : « L'heure est venue que le Fils de l'homme va être glorifié (2). »
Pourquoi ? sinon parce qu'il voyait, comme on vient de dire, sa gloire unie à
son supplice : supplice si rigoureux et si plein d'opprobre , qu'il dit lui-même
à son approche : « Maintenant mon âme est troublée. » Voici le commencement de
son agonie; de cette agonie qu'il devait souffrir dans le jardin des Olives : de
ce combat intérieur où il devait combattre contre son supplice, contre son Père
en quelque façon et contre lui-même. « Mon Père, si vous voulez, s'il se peut :
non ma volonté, mais la vôtre (3) : » voilà donc à ce coup une volonté dans le
Fils, opposée en quelque façon à la volonté de son Père : elle lui cède, il est
vrai; mais elle est : elle se fait sentir au Sauveur : elle se déclare jusqu'aux
yeux du Père céleste.
O Jésus, mon âme est troublée
de votre trouble ! À qui sera notre recours, si vous êtes troublé vous-même,
vous que nous
1 Joan., XII, 27. — 2 Ibid.,
23. — 3 Matth., XXVI, 39.
113
réclamons dans notre infirmité? C'est le mystère : il nous
porte en soi : il transporte sur lui-même notre trouble et le porte dans sa
sainte âme. Notre infirmité est passée à lui et c'est ainsi qu'il nous fortifie
: premièrement, par l'exemple qu'il nous donne ; secondement, par la force qu'il
nous mérite.
Par l'exemple : car s'il n'avait
senti cette répugnance naturelle à la mort et cette horreur naturelle de la
douleur et du supplice, nous n'apprendrions pas de lui à dire dans nos douleurs
: « Votre volonté soit faite, et non la mienne. » Cette instruction nous
manquerait.
Par le mérite : s'il ne
souffrait pas, il n'offrirait point de sacrifice, ou le sacrifice ne lui
coûterait rien et ainsi il ne serait pas un vrai sacrifice.
O mon Sauveur, par le trouble de
votre sainte âme, guérissez le trouble de la mienne. Votre trouble , ni ne
venait du péché, ni ne portait au péché : c'était un trouble volontaire et
mystérieux : vous portiez en vous le mystère de la « puissance perfectionnée
dans l'infirmité (1) : » c'est le grand mystère de la grâce chrétienne, qui se
commence dans le chef et s'accomplit dans les membres.
« Maintenant mon âme est
troublée. Et que dirai-je (2)? Voilà le trouble : l'esprit flotte comme
incertain de lui-même : « Et que dirai-je? » Voilà, mon Sauveur, mes
incertitudes et mes agitations, que vous portez. « Mon Père, sauvez-moi de cette
heure. » Dirai-je cela à mon Père? lui demanderai-je absolument de me délivrer
de cette heure, de cette ignominie, de ces peines si affreuses à la nature? «
Mais je suis venu pour cette heure. » Voilà l'homme faible qui s'excite, qui
s'encourage lui-même: « Je suis venu pour cette heure : Je suis venu » allumer «
un feu » par ma passion : « que désiré-je, sinon qu'il prenne bien vite? J'ai un
1 II Cor., XII, 9. — 2 Joan., XII, 27, 23.
114
baptême où il me faut être plongé : ah ! combien suis-je
pressé en moi-même jusqu'à ce que je l'accomplisse (1) ! » Voilà ce que dit
Jésus dans sa force. Mais Jésus dans sa faiblesse dit : « Que ferai-je? » à quoi
me résoudrai-je? Demanderai-je à Dieu ma délivrance particulière, ou celle du
genre humain? Ecouterai-je la nature infirme par elle-même, ou la gloire de mon
Père dans le salut des hommes perdus? « Mon Père, » votre gloire l'emporte : «
glorifiez votre nom : » votre nom de Père , glorifiez-le en glorifiant votre
Fils : « Non ma volonté, mais la vôtre (2) : » non mon repos, mais votre gloire
et la rédemption du peuple par qui vous voulez être glorifié. Voilà le combat,
voilà la victoire. Jésus a affermi son âme invincible : ou plutôt parce qu'elle
était absolument invincible et n'avait à combattre que pour nous, il nous a
appris et à combattre et à vaincre : et voilà encore dans la victoire de l'aine
de Jésus, l'image de nos combats et le caractère d'humiliation qui devait
accompagner le Sauveur.
Afin que rien ne manque à la
gloire du Sauveur dans son entrée, le ciel se joint avec la terre pour
l'honorer; et à cette parole du Sauveur : « Mon Père, glorifiez votre nom, » une
voix aussi éclatante que le tonnerre vint du ciel : « Je l'ai glorifié et je le
glorifierai encore (3). »
Trois voix sont venues du ciel
et de la part du Père céleste, pour honorer le Fils de Dieu : le jour de son
baptême, devant qu'il commençât son ministère, le Père le fit connaître et lui
donna, pour ainsi parler, sa mission par cette voix : « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé, dans lequel j'ai mis ma complaisance (4) : » ou comme le rapporte
saint Luc : « Vous êtes mon Fils bien-aimé, j'ai mis ma complaisance en vous
(5). »
1 Luc, XII, 49, 50. — 2 Luc,
XXII, 42. — 3 Joan., XII, 28. — 4 Matth., III — 4 Luc, III,
22.
115
La même voix fut ouïe encore à
la transfiguration et pendant que Moïse et Elie entraient dans une nuée
lumineuse qui les environna, cette voix sortit de la nuée : « Celui-ci est mon
Fils bien-aimé, dans lequel j'ai mis ma complaisance : écoutez-le (1). » Cette
parole, « écoutez-le, » fut ajoutée à ce qui avait été ouï dans le baptême.
La troisième voix est celle que
nous lisons aujourd'hui dans saint Jean : « Je l'ai glorifié et je le
glorifierai encore (2) : » j'ai glorifié mon nom de Père, en honorant mon Fils
unique : le l'ai glorifié dans l'éternité : je le glorifierai dans le temps : je
l'ai glorifié lorsque j'ai fait éclater tant de merveilles dans sa naissance,
dans son baptême, dans le cours de son ministère; maintenant même en inspirant
tant d'admiration pour lui aux Juifs et aux gentils, qui commencent déjà à le
vouloir voir : et je le glorifierai encore lorsque je lui donnerai après sa
résurrection la gloire dont il a joui dans mon sein avant que le monde fût; et
que l'exaltant comme Dieu au-dessus des cieux, je remplirai toute la terre de
son nom.
La seconde de ces trois voix, à
la transfiguration, n'a été ouïe que de trois disciples choisis; mais nous
devait être rapportée par eux après sa résurrection, comme l'a fait en effet
l'apôtre saint Pierre (3).
Pour les deux autres, elles sont
venues dans des occasions très-importantes : la première pour préparer les
esprits à la prédication du Sauveur dès le commencement de son ministère : la
seconde à la veille de sa mort pour soutenir la foi contre l'ignominie de la
croix.
L'Evangile ne marque pas ce
qu'opérèrent ces voix ; et pour en juger par l'événement, leur grand effet ne
s'est fait paraître qu'après la résurrection. Pour celle de ce jour, saint Jean
remarque qu'elle causa de la dissension parmi ceux qui l'ouïrent, la troupe
disant : « C'est le tonnerre ; les autres disaient : Un ange lui a parlé (4) »
Il semble qu'ils ne voulurent point croire que Dieu se fût déclaré par cette
voix. « C'est un tonnerre, » c'est un bruit
1 Matth., XVII, 5. — 2 Joan., XII, 28. — 3 II
Petr., I, 16-18. — 4 Joan., XII,
116
confus qui ne signifie rien : et pour ceux qui disaient le
mieux : « C'est un ange, disaient-ils, qui lui a parlé : » soit qu'ils ne
voulussent pas remonter plus haut par un esprit d'incrédulité, soit qu'ils
crussent de bonne foi que Dieu lui avait parlé par un ange, comme il avait fait
aux patriarches et à tout le peuple sous Moïse. Quoi qu'il en soit, Jésus leur
dit : « Cette voix n'est pas pour moi, mais pour vous (1). » Et il leur en
expliqua le mystère. Appliquons-nous à l'entendre et en attendant, puisque
Jésus-Christ nous déclare que cette voix est pour nous, prenons-la donc pour
nous et glorifions Jésus en nous-mêmes. Il est lui-même la voix ou plutôt le
Verbe qui nous parle. N'écoutons point sa voix comme un tonnerre , comme un
bruit confus : entendons qu'on nous a parlé très-distinctement de sa gloire et
de la nôtre, et que la vérité nous a été très-clairement annoncée. Ne disons
point qu'un ange a parlé pour nous au Sauveur, puisque Dieu, « qui parlait
autrefois par les anges, parle maintenant par son Fils (2). » Ecoutez-le, nous
dit-on : réglez vos actions et toute votre conduite par sa doctrine. Rendons
grâce au Père céleste de ce qu'il a glorifié son saint Fils Jésus, puisque sa
gloire rejaillit sur nous et qu'il a dit lui-même : « Je leur ai donné la gloire
que vous m'avez donnée (3). » Mais entendons toujours en quelle conjoncture on
lui promet cette gloire : c'est lorsqu'il va mourir : passons donc à la société
de sa gloire par celle de ses souffrances et de ses opprobres.
Jésus-Christ nous va expliquer
le mystère de cette voix céleste. « C'est maintenant que le monde va être jugé
(1) : » comment ? En exerçant son jugement sur Jésus-Christ, dont il jugera si
mal, que son jugement et ses maximes demeureront à jamais condamnés. Qui peut
juger avec le monde que les biens de la terre
1 Joan., XII, 30. — 2 Hebr.,
II, 2, 3. — 3 Joan., XVII, 22. — 4 Joan., XII, 31.
117
sont les seuls qu'il faut désirer, et que les maux de la
terre sont les seuls qu'il faut craindre, si Jésus, privé de tous les biens et
chargé de tous les maux de la terre par le jugement du monde , demeure toujours
la vérité même et le bienheureux Fils de Dieu? Qui osera, encore un coup, juger
avec le monde qu'il faut soutenir ses intérêts, sa domination, sa gloire propre,
au préjudice de tout, si à la fin Jésus-Christ se trouve condamné par ses
maximes? Le monde est donc jugé par le jugement qu'il a porté de Jésus-Christ.
Le Sauveur a jugé le monde en se laissant juger par le monde, et l'iniquité de
ce jugement anéantit tous les autres à jamais.
Le monde, à vrai dire, ne sera
jugé qu'à la fin des siècles : mais saint Augustin distingue ici deux sortes de
jugements : celui de condamnation à la fin des siècles : celui de discernement
dans celui-ci. Rapplique au dernier cette parole du Psalmiste : «Jugez-moi ,
Seigneur, et discernez ma cause de celle de la nation qui n'est pas sainte (1).
» Ce discernement se fait clairement, par bien entendre le jugement que le monde
a porté de Jésus-Christ. Le monde veut être flatté, le monde ne veut pas qu'on
lui déclare ses vices , le monde ne veut pas qu'on condamne ses maximes, le
monde ne veut pas qu'où ne vive pas comme le monde, parce que par là on le
condamne. Tout cela a fait que le monde a condamné Jésus-Christ. Quiconque suit
les maximes par lesquelles on a condamné le juste, ne se discerne pas du monde
et il est jugé avec le monde. Sois attentif, chrétien ; et discerne-toi de la
nation qui n'est pas sainte, en condamnant en toi-même de bonne foi toutes ses
maximes.
« Le prince de ce monde, » le
démon qui en est le maître par l'idolâtrie, « va être chassé (2) » et les
fausses divinités abandonnées.
1 Psal. XLII, 1. — 2 Joan., XII, 31.
118
Mais ce n'est pas assez de chasser le démon, il faut rendre
l'empire à Dieu par Jésus-Christ. « Et moi, dit-il, après que j'aurai été élevé
de terre sur la croix, je tirerai tout à moi (1) : » j'entraînerai à moi toutes
choses. Il y a dans la vertu de la croix de quoi attirer tous les hommes , il y
aura des hommes de toutes les sortes, et non-seulement de tout sexe, mais encore
de toute nation, de tout génie, de toute profession, de tout état, qui seront si
puissamment attirés, qu'ils viendront en foule à Jésus. Et de cette bienheureuse
totalité, que Dieu a unie par son éternelle et miséricordieuse élection, aucun
ne demeurera. L'action du crucifiement semble avoir élevé Jésus pour être
l'objet de tout le monde : il est en butte à toute contradiction d'un côté, et
de l'autre il est l'objet de l'espérance du monde. « Il fallait qu'il fût élevé
comme le serpent dans le désert, » afin que tout le monde put tourner les yeux
vers lui, comme il dit lui-même (2). La guérison de l'univers a été le fruit de
cette cruelle et mystérieuse exaltation. Allez au pied de la croix , et dites-y
au Sauveur avec l'Epouse : « Tirez-moi : nous courrons après vous (3) : » la
miséricorde qui vous fait subir le supplice de la croix, l'amour qui vous fait
mourir et qui sort par toutes vos plaies, est le doux parfum qui s'exhale pour
attirer tous les cœurs : tirez-moi de cette puissante et douce manière dont vous
avez dit que « votre Père tire à vous tous ceux qui viennent (4) : tirez-moi de
cette manière toute-puissante qui ne me permette pas de demeurer en chemin : que
j'aille jusqu'à vous, jusqu'à votre croix : que j'y sois uni : percé de vos
clous : crucifié avec vous, en sorte que je ne vive plus pour le monde, mais
pour vous seul. Quand dirai-je avec votre Apôtre : «Je vis, non pins moi, mais
Jésus-Christ en moi; » et encore : « Je vis en la foi du Fils de Dieu qui m'a
aimé et s'est livré pour moi (5) ; » et encore : « Je suis attaché à la croix
avec Jésus-Christ ; » et encore : « La charité de Jésus-Christ nous presse ;
estimant ceci, que si Un est mort pour tous, tous aussi sont morts en un
seul. Jésus-Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à
eux-mêmes, mais à celui qui est mort et ressuscité pour
1 Joan., XI, 32. — 2 Joan.,
III, 14, 15. — 3 Cant., I, 3. — 4 Joan., VI, 44. — 5 Galat., II,
19, 20.
119
eux (1). » C'est ainsi que Jésus-Christ nous attire : il
fallait, comme il vient de dire, que « ce grain de froment tombât à terre pour
se multiplier (2) : il fallait qu'il se sacrifiât lui-même, pour nous faire tous
en lui-même une offrande agréable à Dieu : le nouveau peuple de voit naître de
sa mort.
Le Sauveur avait déjà dit : « Il
faut que le Fils de l'homme soit exalté comme le serpent (3). » Il avait dit : «
Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, vous connaîtrez qui je suis (4) » La
connaissance de la vérité était attachée à la croix.
«Je tirerai : j'entraînerai : »
considérez avec quelle douceur, mais ensemble avec quelle force se fait cette
opération : il nous tire, comme on vient de voir, par la manifestation de la
vérité : il nous tire par le charme d'un plaisir céleste : par ces douceurs
cachées que personne ne sait que ceux qui les ont expérimentées : il nous tire
par notre propre volonté qu'il opère si doucement en nous-mêmes, qu'on le suit
sans s'apercevoir de la main qui nous remue, ni de l'impression qu'elle fait en
nous. Suivons, suivons : mais suivons jusqu'à la croix : car comme c'est de là
qu'il tire, c'est jusque-là qu'il le faut suivre : il le faut suivre jusqu'à
expirer avec lui : jusqu'à répandre tout le sang de l’âme : toute sa vivacité
naturelle et se reposer dans le seul Jésus : car c'est se reposer dans la
vérité, dans la justice, dans la sagesse, dans la source du pur et chaste amour.
O Jésus, que tout est vil à qui vous trouve, à qui est tiré jusqu'à vous :
jusqu'à votre croix! O Jésus, quelle vertu vous avez cachée dans cette croix!
faites-la sentir à mon cœur. « Quand je serai élevé de terre : » je ne veux
d'autre élévation que celle-là : c'est la vôtre, que ce soit la mienne.
Songez que tout ceci se dit à
l'occasion de l'entrée de Noire-Seigneur, et peut-être le propre jour ou le
lendemain qu'elle se fit. Admirez, encore un coup, comme il conserve à un beau
triomphe le caractère de croix et de mort.
1 II Cor., V, 14, 15. — 2 Joan., XII, 24. — 3
Joan., III, 14. — 4 Joan., VIII, 28.
120
« Comment dites-vous qu'il faut
que le Fils de l'homme soit élevé (1) » de terre ? Il avait parlé si souvent de
cette exaltation mystérieuse ; il avait d'ailleurs si souvent parlé de la croix
et de la nécessité de porter sa croix pour le suivre, qu'à la fin le peuplé
s'était accoutumé à l'entendre. C'est ce qui cause cette parole : « Nous avons
appris par la loi que le Christ demeure éternellement. Et comment donc
dites-vous que le Fils de l'homme doit être élevé, » c'est-à-dire crucifié? «
Qui est ce Fils de l'homme (2)?» Il y avait de la vérité et de l'erreur dans ce
discours. Ils avaient raison de dire que le Christ devait demeurer et régner
éternellement : mais ils ne voulaient pas entendre par où il lui fallait passer
pour arriver à son règne. Le maître était au milieu d'eux, et il n'y avait qu'à
le consulter, après que Dieu avait attesté sa mission par tant de miracles. Et
c'est pourquoi Jésus leur dit : « La lumière est encore au milieu de vous pour
un peu de temps (3). » Je m'en vais; et cette lumière ne sera plus guère avec
vous. Servez-vous-en pendant que vous l'avez : « Marchez à la faveur de cette
lumière, de peur que les ténèbres ne vous environnent, » ne vous surprennent, ne
vous enveloppent : « et lorsqu'on est dans les ténèbres, on ne sait où l'on va :
» on se heurte à toutes les pierres : on tombe dans tous les abîmes et
non-seulement le pied manque, mais la tète ne se peut défendre.
Jésus est la lumière à ceux qui
ouvrent les yeux pour le voir : mais à ceux qui les ferment, il est une pierre
où l'on se heurte et on se brise. Faute d'avoir voulu apprendre de lui le
mystère de son infirmité, ils s'y sont heurtés et brisés, et ils ne le
connaissent pas ; et ils demandent : Qui est ce Fils de l'homme, qui doit être
crucifié, et par là tirer toutes choses? Est-ce vous que nous
1 Joan., XII, 34. — 2 Ibid. — 3 Ibid.,
35.
121
voyons si faible ? Comment tirerez-vous à vous-même tout le
monde, dont vous allez être le rebut par votre croix? Aveugle, ne voyez-vous pas
à la majesté de son entrée qu'il ne tiendrait qu'à lui d'avoir de la gloire ?
qu'il ne la perd donc pas par faiblesse, mais qu'il en diffère par sagesse le
grand éclat? Il vous dirait cette vérité, si vous la lui demandiez humblement.
Mais vous laissez échapper la lumière ; et celui qui était venu pour vous
éclairer, vous sera à scandale : « scandale aux Juifs, dit saint Paul, et folie
aux gentils (1) »
Pesons ces paroles : « La
lumière n'est plus avec vous que pour un peu de temps (2). » Concevons un
certain état de l’âme où il semble que la lumière se retire : à force de la
mépriser, on cesse de la sentir : un nuage épais nous la couvre : nos passions,
que nous laissons croître, nous la vont entièrement dérober : marchons tant
qu'il nous en reste une petite étincelle. Quelle horreur d'être enveloppé dans
les ténèbres, au milieu de tant de précipices ! C'est ton état, ô âme, si tu
laisses éteindre ce reste de lumière qui te luit encore pour un moment.
« Qui marche dans les ténèbres
ne sait où il va (3). » Etrange état : on va : car il faut aller; et notre âme
ne peut pas demeurer sans mouvement : on va donc, et on ne sait où l'on va. On
croit aller à la gloire, aux plaisirs, à la vie, au bonheur; on va à la
perdition et à la mort. On ne sait où l'on va, ni jusqu'à quel point on s'égare.
On s'éloigne jusqu'à l'infini de la droite voie, et on ne voit plus la moindre
trace ni la moindre route par où l'on y puisse être ramené. Etat trop ordinaire
dans la vie des hommes. Hélas ! hélas ! c'est tout ce qu'on en peut dire. C'est
par des cris, c'est par des gémissements et par des larmes, et non point par des
paroles qu'il faut déplorer cet état.
« Il ne sait où il va. »
Aveugle, où allez-vous? Quelle malheureuse route enfilez-vous ? Hélas! hélas!
revenez pendant que vous voyez encore le chemin. Il avance : ah! quel labyrinthe
et combien de fallacieux et inévitables détours va-t-il rencontrer ! Il est
perdu ; je ne le vois plus : il ne se connaît plus lui-même, et ne sait où il
est : il marche pourtant toujours, entraîné par une
1 I Cor., I, 23. — 2 Joan.,
XII, 35. — 3 Ibid.
122
espèce de fatalité malheureuse et poussé par des passions
qu'il a rendues indomptables. Revenez : il ne peut plus : il faut qu'il avance :
quel abîme lui est réservé ! quel précipice l'attend ! de quelle bête sera-t-il
la proie ! Sans secours, sans guide, que de-viendra-t-il ? Hélas ! hélas !
« Jésus dit ces choses, et il se
retira et se cacha d'eux (1). » Quel état, quand non-seulement on se retire de
la lumière : mais qu'à son tour par un juste jugement la lumière se retire ; et
non-seulement se retire, mais se cache ! C'est l'état de ceux « dont
l'entendement est enveloppé et obscurci de ténèbres par l'ignorance qui est en
eux, à cause de l'aveuglement de leur cœur : qui désespérant de leur retour, se
livrent à toute impureté et à toutes actions impudiques, » comme à l'envi et à
qui pis fera. « Ah ! ce n'est pas ainsi que Jésus-Christ vous avait enseigné, si
toutefois vous l'avez ouï (2) » si sa voix est parvenue jusqu'à vous.
Ce verset 30 de saint Jean
semble répondre à celui de saint Matthieu, où il est porté, que Jésus, après
avoir répondu aux reproches que les pharisiens lui faisaient sur son entrée, «
les laissa là, et sortit de la ville pour se retirer en Béthanie (3), » où il
demeurait. C'est ce que saint Jean appelle s'en aller et se cacher d'eux. Sa
retraite était donc à Béthanie : c'est là qu'il se cachait chez quelques-uns de
ses amis et de ses disciples ; et apparemment dans la maison de Lazare, de Marie
et de Marthe, ou chez quelque autre. De là on peut conclure que tout ceci s'est
passé au jour de l'entrée du Sauveur : que c'est à ce jour que le Père fit
entendre du ciel cette voix que nous avons ouïe : que c'est alors que Jésus
développa tout le mystère de son exaltation et de la propagation de sa doctrine,
et de sa gloire après sa mort. Que
1 Joan., XII, 36. — 2 Ephes., IV, 18-20. — 3
Matth., XXI, 17.
123
cette journée est magnifique ! Quel concours de merveilles
! que de douces consolations ! que d'étonnantes menaces ! Quel recueillement,
quelle frayeur, quel doux étonnement, quelle attention, quel mélange de crainte
et d'amour ne doit pas inspirer cette journée ! Que si l'on veut différer
jusqu'au lendemain une partie de ces choses, comme il pourrait y en avoir
quelque raison, c'était toujours une suite du triomphe de Jésus, puisque ce fut
à ce jour qu'il purgea le temple avec tant d'autorité et de zèle des voleurs qui
en faisaient leur caverne.
O jour admirable ! je n'avais
pas encore vu toutes vos lumières, ni compris toutes les merveilles dont vous
êtes plein.
Tous ces passages font voir qu'à
cette dernière semaine et dès le jour qu'il fit son entrée, le Sauveur sortait
tous les soirs de Jérusalem et se cachait à Béthanie, d'où il revenait tous les
matins faire ses fonctions dans le temple, où tout le peuple s'assemblait aussi
dès le matin pour l'entendre. Le jour ses ennemis étaient retenus par la crainte
d'émouvoir le peuple si on le prenait en plein jour : « Car ils craignaient, dit
saint Marc, parce que tout le peuple qui l'écoutait était ravi de sa doctrine
(1). » Ou, comme le rapporte saint Luc : « Ils ne savaient que lui faire ; parce
que tout le peuple qui l'écoutait, était ravi et hors de soi (2). » Ainsi dans
le jour il demeurait, et dans la nuit, où ses ennemis eussent trouvé plus
d'occasions de le perdre, il sortait de la ville, et se retirait à Béthanie
parmi ses disciples, afin d'achever sa semaine et le temps qui lui était
prescrit pour nous instruire; continuant à se servir des voies douces, si
naturelles à la sagesse divine, des précautions nécessaires et des moyens
ordinaires de se conserver jusqu'à la nuit où il devait être pris. Voyons donc,
soit qu'il se
1 Marc., XI, 18. — 2 Luc, XIX, 48.
124
conserve, soit qu'il se livre, qu'il fait tout pour l'amour
de nous. Il se conserve pour achever ses instructions, sans que nous perdions
une seule de ses paroles ; et il se livre pour consommer son sacrifice. O Jésus,
je vous adore dans ces deux états et je vous suivrai tous les matins de cette
dernière semaine, pour écouter votre parole, plus touchante encore en ces
derniers temps que dans tous les autres.
Ramassons toutes les merveilles
que nous avons vues accomplies en ce sacré jour du triomphe de Jésus-Christ,
toutes les marques de grandeur, d'autorité, de puissance, que le ciel et la
terre donnent à Jésus : et en même temps tous ces caractères d'infirmité, de
persécution et de fuite qu'il conserve. Adorons ce sacré mélange. Si nous sommes
calomniés, maltraités, persécutés par nos ennemis jusqu'à être contraints de
fuir et de nous cacher devant eux, ne nous en affligeons pas : c'est le
caractère de Jésus-Christ, qu'on doit au contraire être ravi de porter :
continuons toujours à son exemple l'œuvre de Dieu, s'il nous en a commis
quelqu'un, quelque petit qu'il soit, sans nous relâcher jamais, et accomplissons
la volonté de Dieu.
Le lendemain de son entrée, « en
arrivant de Béthanie à Jérusalem du matin, il eut faim ayant vu de loin un
figuier, il s'en approcha pour voir s'il y trouverait du fruit ; mais n'y
trouvant que des feuilles parce que ce n'était pas le temps des fruits, il le
maudit (1), » comme on sait. C'est une parabole de choses, semblable à celles de
paroles que l'on trouve en saint Luc, XXI, 18. Il ne faut donc point
demander ce qu'avait fait ce figuier, ni ce qu'il avait mérité : car qui ne sait
qu'un arbre ne mérite rien ? ni regarder cette malédiction du Sauveur par
rapport au figuier, qui
1 Matth., XXI, 18.
125
n'était que la matière de la parabole : il faut voir ce
qu'il représentait : c'est-à-dire la créature raisonnable qui doit toujours des
fruits à son créateur, en quelque temps qu'il lui en demande : et lorsqu'il ne
trouve que des feuilles, un dehors apparent, et rien de solide, il la maudit.
« Que jamais il ne sorte de
fruit de toi (1). Etrange malédiction sur l’âme dont Dieu se retire : jamais il
n'en sort de bonnes œuvres. Qu'est-ce qu'un figuier sans fruit, et un homme sans
bonnes œuvres ?
Quand on se sent desséché et
stérile, qu'on doit craindre alors que Jésus n'ait lâché le mot fatal ! Dieu a
son heure où il attend le fruit désiré : l'heure passée, si on lui manque, il
laisse partir la triste sentence; et l'arbre, sans être coupé, est desséché
jusqu'à la racine. C'est la damnation avant la mort. On voit un arbre sur pied :
mais il a la mort dans le sein. « Vous avez le nom de vivant, mais vous êtes
mort (2). » Soyons donc fidèles et prêts à donner du fruit à notre Sauveur,
toutes les fois qu'il en demandera.
« Jésus eut faim : » selon la
lettre, il jeûnait beaucoup : selon le mystère, il avait faim et soif quand il
fallait : il a toujours faim et soif de notre salut.
Jésus-Christ continua son
voyage, et revint à Béthanie selon sa coutume : et la matinée d'après, ses
disciples s'arrêtèrent au figuier, qu'ils trouvèrent desséché depuis la racine :
et Pierre dit au Sauveur : « Maître, le figuier que vous avez maudit est séché
(3). » Jésus-Christ ne voulait pas sortir de ce monde, sans faire voir des
effets sensibles de sa malédiction, voulant faire sentir ce qu'elle pouvait;
mais par un effet admirable de sa bonté, il frappe l'arbre et épargne l'homme.
Ainsi quand il voulut faire sentir combien les démons étaient malfaisants et
jusqu'où allait leur puissance lorsqu'il leur lâchait la main, il le fit
paraître sur un troupeau de pourceaux que les démons précipitèrent dans la mer
(4). Qu'il est bon et qu'il a de peine à frapper l'homme ! Ne contraignons pas
le Sauveur contre son inclination à étaler sur nous-mêmes l'effet de sa colère
vengeresse.
1 Matth., XXI, 19. — 2 Apoc.,
III, 1. — 3 Marc., XI, 21. — 4 Matth., VIII, 32.
126
Les apôtres étant étonnés de
l'effet soudain de la parole de Jésus-Christ sur le figuier, le furent beaucoup
davantage, lorsqu'il leur dit qu'ils en pouvaient faire autant, et même beaucoup
plus, pourvu qu'ils eussent la foi. « Si vous l'avez, leur dit-il, vous ne
pourrez pas seulement dessécher un figuier : mais vous direz à une montagne :
Déracinez-vous et jetez-vous dans la mer (1). »
Voici le prodige des prodiges :
l'homme revêtu de la toute-puissance de Dieu.
« Allez, disait le Sauveur,
guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les
démons (2). » Qui fit jamais un pareil commandement ?
« Il les envoya prêcher et
guérir les malades (3). » Qui jamais envoya ses ministres avec de tels ordres ?
« Allez, dit-il, entrez dans cette maison et guérissez tous les malades que vous
y trouverez. » Tout est plein de pareils commandements. Mais ici il pousse la
chose encore plus loin : « Tout ce que vous demanderez, vous l'obtiendrez (4). »
Vous pourrez tout ce que je puis
: vous ferez tout ce que vous m'avez vu faire de plus grand : « et vous ferez
même de plus grandes choses. » En effet si on est guéri en touchant le bord de
la robe de Jésus-Christ pendant qu'elle était sur lui, ne se fait-il pas quelque
chose de plus dans saint Paul, lorsque « les linges qui avaient seulement touché
son corps guérissaient les malades à qui on les portait (5) ? » Et non-seulement
les linges qui avaient touché les corps des apôtres avaient cette vertu : mais
«leur ombre même : » l'ombre qui n'est rien, « quand elle passait sur les
malades, ils étaient guéris (6). »
Voici donc le grand miracle de
Jésus-Christ. C'est que
1 Matth., XXI, 21. — 2 Matth.,
X, 8. — 3 Luc, IX, 2; X, 3, 9. — 4 Joan., XIV, 12, 13. — 5 Ad.,
XIX, 12. — 6 Act., V, 18.
127
non-seulement il est tout-puissant, mais il rend encore
l'homme tout-puissant, et, s'il se peut, plus puissant que lui : faisant du
moins constamment de plus grands miracles : et tout cela par la foi et par la
prière : « Tout ce que vous demanderez, en croyant sans hésiter qu'il vous sera
donné, il vous arrivera (1). » La foi donc et la prière sont toute-puissantes,
et revêtent l'homme de la toute-puissance de Dieu. « Si vous pouvez croire,
disait le Sauveur, tout est possible à celui qui croit (2). »
La difficulté n'est donc pas de
faire des miracles : la difficulté est de croire : « Si vous pouvez croire : »
c'est là le miracle des miracles, de croire parfaitement et sans hésiter : « Je
crois, Seigneur, aidez mon incrédulité (3), » disait cet homme à qui Jésus dit :
« Si vous pouvez croire. Seigneur, augmentez-nous la foi, » disaient les apôtres
(4). Nous n'avons besoin que de la foi, car avec elle nous pouvons tout : « Oh!
si vous en aviez, dit le Seigneur, comme un grain de sénevé, » le plus petit de
tous les grains, « vous diriez à ce mûrier : Déracine-toi, et te va planter dans
la mer, et il vous obéirait (5) : » et il trouverait un fond sur les flots pour
y étendre ses racines.
Ainsi le grand miracle de
Jésus-Christ n'est pas de nous faire des hommes tout-puissants ; c'est de nous
faire de courageux et de fidèles croyons, qui osent tout espérer de Dieu quand
il s'agit de sa gloire.
Il faut donc entendre que cette foi qui peut tout nous est
inspirée : pour oser faire cet acte de foi qui-peut tout, il faut que Dieu nous
en donne le mouvement. Et le fruit de ces préceptes de l'Evangile, que nous
lisons aujourd'hui, c'est de nous abandonner à ce mouvement divin, qui nous fait
sentir que Dieu veut de nous quelque chose : quelque grand qu'il soit, il faut
oser et n'hésiter pas un seul moment.
Lorsqu'il s'agit de demander à
Dieu les choses nécessaires pour le salut, nous n'avons pas besoin de ce
mouvement particulier de Dieu, qui nous apprend ce qu'il veut que nous obtenions
de sa puissance : nous soyons très-clairement par l'Evangile que Dieu
1 Matth., XXI, 22; Marc, XI, 24.
— 2 Marc, IX, 22. — 3 Ibid., 23. — 4 Luc, XVII, a. — 5 Ibid.,
6.
128
veut que nous lui demandions notre salut et notre
conversion. Demandons-la donc sans hésiter ; assurés si nous le faisons avec la
persévérance qu'il faut, que tout nous sera possible : quand nos mauvaises
habitudes auraient jeté dans nos âmes de plus profondes racines que les arbres
ne font sur la terre, nous leur pouvons dire : Déracine-toi. Quand nous serions
plus mobiles et plus inconstants que des flots, nous dirons à un arbre : Va te
planter là ; et à notre esprit : Fixe-toi là, et il y trouvera du fond. Quand
notre orgueil s'élèverait à l'égal des plus hautes montagnes, nous leur
pourrions ordonner de se jeter dans la mer, et de s'y abîmer, tellement qu'on ne
voie plus aucune marque de leur première hauteur. Osons donc tout pour de tels
miracles, puisque ce sont ceux que nous savons très-certainement que Dieu veut
que nous entreprenions. Osons tout, et pour petite que soit notre foi, ne
craignons rien; car il n'en faut qu'un petit grain gros comme du sénevé, pour
tout entreprendre. La grandeur n'y fait rien, dit le Sauveur : je ne demande que
la vérité et la sincérité : car s'il faut que ce petit grain croisse, Dieu qui
l'a donné le fera croître. Agissez donc avec peu, et il vous sera donné beaucoup
: « et ce grain de sénevé, » cette foi naissante, « deviendra une grande plante
et les oiseaux du ciel se reposeront dessus (1) : » les plus sublimes vertus n'y
viendront pas seulement, mais y feront leur demeure.
Pesez les qualités de la foi et
de la prière : qu'on le fasse sans hésiter, pour peu que ce soit avec une pleine
persuasion : c'est ce que saint Paul appelle « plénitude de persuasion : » que
la Vulgate a traduit simplement, in plenitudine multâ : « avec une grande
plénitude (2) : » ce que le même saint Paul appelle ailleurs « plénitude
d'intelligence (3) ; » et ailleurs en termes formels « plénitude
1 Matth., XIII, 31, 32. — 2 1
Thessal., I, 5. — 3 Coloss., II, 2.
129
de l'espérance, et plénitude de la foi (1). » C'est donc à
dire qu'il faut avoir une foi si pleine, qu'elle ne se démente par aucun endroit
et qu'on n'ait nulle défiance du côté de Dieu, comme le même saint Paul le dit
d'Abraham, « qu'il n'hésita point par défiance , mais se fortifia dans la foi,
donnant gloire à Dieu, pleinement persuadé et convaincu qu'il est puissant pour
accomplir tout ce qu'il promet (2). » Voilà donc la foi qui obtient tout « et la
foi qui nous justifie (3), » selon le même saint Paul dans le même endroit.
Telle est donc la première condition de la prière marquée dans notre évangile,
qu'elle se fasse avec une pleine foi. La seconde y est encore marquée au verset
25 : « Qu'on pardonne sincèrement à son frère, si on a quelque chose contre lui
(4) » On obtient donc tout ce qu'on demande, si on le demande avec un cœur plein
de foi en Dieu et en paix avec tous les hommes. Voilà ce que Dieu demande : un
cœur sans aigreur et sans défiance : on a tout de lui à ce prix.
Mais peut-on ne se pas défier,
et ne doit-on pas le faire? Oui, de soi, puisqu'on est si faible et qu'on ne
sait même si on a une foi vive, encore moins si on y persévérera : mais avec
toute cette incertitude, j'ose dire qu'il ne faut pas s'en inquiéter et sans
tant de retour sur soi-même , il faut dans le temps que la prière s'allume, oser
tout attendre et tout demander et être si plein de Dieu, qu'on ne songe plus à
soi-même.
Est-ce là cette téméraire confiance que les hérétiques
prêchent? Point du tout : mais sans éteindre les réflexions qu'on peut faire sur
sa faiblesse, c'est dans la ferveur de la prière s'oublier tellement soi-même,
qu'on ne demeure occupé que de ce que Dieu peut et de l'immense bonté avec
laquelle il a tout promis à la prière persévérante.
1 Hebr., VI, 11 ; X, 22. — 2
Rom., IV, 20, 21. — 3 Ibid.,
22. — 3 Marc, XI, 24, 25.
130
En comptant avec saint Marc ,
c'est ici le quatrième jour de la dernière semaine de notre Sauveur. Le premier
est celui de son entrée, qui est le cinquième avant Pâques. Le second jour de
cette semaine, fut le lendemain matin, lorsque Jésus-Christ venant de Béthanie à
la ville, eut faim, dessécha le figuier et nettoya le temple de voleurs, comme
il les appelle. Le troisième est celui où repassant sur le matin devant le
figuier, on le vit flétri et séché, et c'est celui où nous avons entendu tant de
merveilles sur la foi. Le quatrième est celui dont saint Marc dit, après tout ce
que nous venons de voir : « Jésus vint encore une autre fois à Jérusalem (1) ; »
et c'est celui où il objecta aux Juifs le baptême de saint Jean, comme on va
voir.
Après cela je ne vois plus de
distinction de jours. Nous apprenons seulement de saint Luc que « Jésus-Christ
venait tous les jours au temple pour y enseigner, et que le peuple l'y venait
entendre dès le matin (2). » En sorte qu'il faut partager ce qui reste de ses
discours entre le mercredi et le jeudi durant le jour : car il fut pris la nuit
et fut crucifié le lendemain.
Plus nous approchons de la fin de Jésus, plus nous devons
être attentifs à ses discours. Hier, qui fut le mardi, il nous fit voir dans la
foi le fondement de la prière et de toute la vie chrétienne. Il n'y avait rien
de plus essentiel à la piété : mais dans la suite il va établir la foi, et
autoriser sa mission d'une manière admirable : premièrement par le témoignage de
saint Jean-Baptiste, et ensuite par celui de David, et par beaucoup d'autres
choses que nous allons voir les unes après les autres; fermant la bouche à tous
les contredisants et laissant ce témoignage au monde, que sa doctrine était
absolument irrépréhensible, puisque ses plus grands ennemis demeuraient muets
devant lui.
1 Marc., XI, 27. — 2 Luc., XXI, 37, 38.
131
Méditons cette vérité :
considérons de quelle sorte Jésus-Christ répond à ceux qui l'interrogeaient avec
un esprit de contradiction , et apprenons comment il faut consulter la vérité
éternelle.
Comme il enseignait dans le
temple, « les princes des prêtres et les docteurs de la loi, et les sénateurs du
peuple s'assemblèrent, et lui firent cette demande : En quelle puissance
faites-vous ces choses (1) ? » Il paraît que cette demande regardait
principalement la puissance qu'il se donnait d'enseigner : car ils vinrent à lui
comme il enseignait ; mais la demande s'étend aussi à tout le reste que venait
de faire Jésus : et c'est comme si on lui eût demandé : En quelle puissance
êtes-vous entré si solennellement dans le temple? en quelle puissance y
enseignez-vous? en quelle puissance en chassez-vous les vendeurs et les
acheteurs, et y exercez-vous tant d'autorité? Ce serait à nous à vous donner
cette puissance : nous ne vous l'avons point donnée : d'où vous vient-elle ?
Voilà une demande faite dans les formes par l'assemblée et par les personnes qui
semblaient avoir le plus de droit de la faire. Et néanmoins Jésus ne leur donne
sur ce sujet aucune instruction : « Je ne vous dirai pas non plus en quelle
puissance j'agis (2) : » mais se contente de les confondre devant le peuple de
mauvaise foi et d'hypocrisie, comme on va voir.
Jésus se communique si
facilement aux esprits dociles et humbles. La Samaritaine, une pécheresse, lui
parle bonnement du Christ : « Je le suis, moi qui parle à vous (3), » lui dit-il
sans circuit. « Croyez-vous au Fils de Dieu, » dit-il à l'aveugle-né? « Qui
est-il, Seigneur, afin que j'y croie? Vous l'avez vu, et c'est celui qui vous
parle. J'y crois, Seigneur, et il l'adora (4) » Ainsi en d'autres endroits.
Quand donc il ne répond pas de cette manière
1 Luc., XX, 1, 2. — 2 Ibid., 8. — 3 Joan.,
IV, 20. — 4 Joan., IX, 35-38.
132
simple, si digne de lui, c'est que les hommes ne sont pas
dignes qu'il se manifeste à eux en cette sorte.
« En quelle puissance
faites-vous ces choses (1)? » Il leur avait déjà répondu sur un cas semblable,
ou plus fort, en présence de tout le peuple. Car ayant dit à un paralytique
qu'on lui présentait pour le guérir : « Homme, tes péchés te sont remis (2) : »
ce qui dans le fond était beaucoup plus grand que tout ce qu'il avait jamais
fait : comme les docteurs de la loi le trouvaient étrange, il leur parla en
cette sorte : « Lequel des deux est le plus facile, ou de dire : Je vous remets
vos péchés; ou de dire à un paralytique : Levez-vous et marchez? Or, afin que
vous sachiez que le Fils de l'homme a pouvoir de remettre les péchés : Homme, »
c'est à toi que je parle, « lève-toi et marche (3). » Il avait donc clairement
établi le pouvoir qu'il avait de remettre les péchés, qui était le plus grand
qui put être donné à un homme : il n'y avait plus à l'interroger sur le reste,
il n'y avait autre chose à faire qu'à se soumettre. Comme ils ne pouvaient s'y
résoudre, ils viennent encore lui demander : « De quelle puissance faites-vous
ces choses (4)? » Comme s'ils eussent dit : De quelle puissance guérissez - vous
tous les malades? de quelle puissance rendez-vous la vue aux aveugles? de quelle
puissance ressuscitez-vous les morts? Il était trop clair que c'était par la
puissance divine, et ils ne l'interrogeaient sur une chose si claire que par un
mauvais esprit.
Ailleurs on lui demande dans le
même esprit : « Jusqu'à quand nous tiendrez-vous en suspens ; et nous
arracherez-vous l’âme ? Si vous êtes le Christ, dites-le-nous franchement (5) ?
» A les entendre parler avec cette force, on dirait qu'ils veulent savoir de
bonne foi la vérité : mais la réponse de Jésus fait voir le contraire : Vous
demandez que je vous dise ouvertement qui je suis : « je vous le dis, et vous ne
me croyez pas : cependant les œuvres que je fais au nom de mon Père, parlent
assez et me rendent un assez grand témoignage (6). » Ils avaient donc deux
témoignages : celui de sa parole et ce qui était encore plus fort, celui de ses
miracles.
1 Matth., XXI, 23. — 2 Matth.,
IX, 2. — 3 Ibid., 5, 6. — 4 Luc., XX, 2. — 5 Joan., X, 24.
— 6 Ibid., 25.
133
S'ils consultaient après cela, au lieu de croire, un
mauvais esprit les poussait. La vérité éternelle, qu'ils consultent mal, n'a
rien à leur répondre et n'a plus qu'à les confondre devant tout le peuple. Ainsi
nous arrivera-t-il, quand nous la consulterons contre notre propre conscience
sur des choses déjà résolues : nous ne cherchons qu'à tromper le monde ou à nous
tromper nous-mêmes : cessons de nous flatter : cessons de chercher des
expédients pour nous perdre : rompons ce commerce dangereux et scandaleux :
rendons ce bien mal acquis : soyons fidèles aux devoirs de notre profession : ne
reculons point en arrière contre le précepte de l'Evangile : ne cherchons point
à nous relâcher et à tout perdre.
« De qui est le baptême de Jean
(1)? » Est-il possible que le Sauveur doive tirer son témoignage de saint
Jean-Baptiste qui n'était que son précurseur, qui n'était pas l'Epoux, mais
l'ami de l'Epoux, comme il l'avait dit : qui n'était pas le Christ, mais celui
qui lui devait préparer la voie : qui, pour tout dire en un mot, n'était pas
digne de lui délier les cordons de ses souliers? Voilà ce qu'était
Jean-Baptiste, et néanmoins Jésus-Christ se sert de son témoignage pour
convaincre ceux qui ne voulaient pas croire au Christ lui-même. Cependant Jean
n'avait fait aucun miracle; et Jésus en avait rempli toute la Judée : Jean
parlait comme le serviteur, et Jésus-Christ comme le Fils disait ce qu'il avait
vu dans le sein du Père. « Telle est la faiblesse de nos yeux, dit saint
Augustin, un flambeau nous accommode mieux que le soleil : nous cherchons le
soleil avec un flambeau. » Jésus l'entendait bien ainsi, et il avait dit : «
J'ai un témoignage plus grand que celui de Jean (2). » Quand donc il se servait
de ce témoignage, c'est qu'il approchait aux yeux malades une lumière plus
proportionnée à leur faiblesse:
1 Matth., XXI, 23. — 2 Joan., V, 63.
134
et c'est ce qu'il fait encore en cette occasion. Profond
aveuglement des hommes, plus disposés à croire saint Jean que Jésus-Christ même!
O Dieu, qui ne tremblerait? Mais qui ne vous demanderait en tremblant, d'où
vient dans le cœur des Juifs une si étrange» disposition ? Ne se trouvera-t-il
pas quelque chose de semblable en nous? Nous le pourrons chercher une autre fois
: nous frapperons à la porte pour entendre ce secret, et peut-être nous
sera-t-elle ouverte : continuons cependant notre lecture.
« Si nous disons que le baptême
de Jean est du ciel, il nous dira : Pourquoi ne l'avez-vous pas cru (1) ? » Il
le leur avait déjà dit, et ils n'avaient su que répondre : «Vous avez envoyé à
Jean, et il a rendu témoignage à la vérité (2). » S'ils avaient donc avoué la
mission céleste de saint Jean-Baptiste, il leur aurait fermé la bouche par son
témoignage. Que dire donc? « Que le baptême de Jean ne venait pas de Dieu ? Ils
n'osaient le dire devant le peuple qui le tenait pour un prophète. Nous n'en
savons rien, disent-ils : Et moi, dit-il, je ne vous dis pas non plus en quelle
puissance j'agis (3). » Gens de mauvaise foi, qui n'osez ni avouer ni nier la
mission de saint Jean-Baptiste, vous ne méritez pas que je vous réponde. Avouez,
niez, pensez ce que vous voudrez; vous êtes confondus; et il n'y a de parti pour
vous que de vous taire. Il y en aurait un autre ; ce serait de croire en Jésus :
mais vous ne pouvez pour les raisons et à la manière que nous verrons en son
lieu.
Lisez ici le passage entier de
saint Jean, V, 33 : « Vous avez envoyé à Jean, et il a rendu témoignage à la
vérité. Pour moi, je ne reçois pas mon témoignage de l'homme : mais je parle
ainsi, » je vous allègue Jean à qui vous croyez, « afin que vous soyez
1 Matth., XXI, 25. — 2 Joan.,
V, 33. — 3 Matth., XXI, 26, 27.
138
sauvés. Jean était un flambeau ardent et luisant, et vous
avez voulu vous réjouir pour un peu de temps à sa lumière. Pour moi, j'ai un
témoignage plus grand que celui de Jean : les œuvres que mon Père m'a donné le
pouvoir de faire, rendent assez témoignage que c'est lui qui m'a envoyé (1). »
C'est ainsi qu'il se servait du
témoignage de saint Jean-Baptiste : « Afin, dit-il, que vous soyez sauvés » et
pour vous convaincre par vous-mêmes. Voilà donc l'orgueil et l'hypocrisie de ces
interrogateurs de mauvaise foi, confondus : ils ne méritaient pas que le Sauveur
leur dit davantage ce qu'il leur avait dit cent fois, et que cent fois ils
n'avaient pas voulu croire.
Que sera-ce au dernier jour,
lorsque la vérité manifestée dans toute sa force, nous confondra éternellement
devant tout l'univers? Où irons-nous? hélas! où nous cacherons-nous? Mais voyons
comme Jésus confond les docteurs et les pontifes.
« Que vous semble de ceci : Un
homme avait deux fils (2). » Cette parabole va convaincre les pontifes et les
sénateurs d'une hypocrisie manifeste. Le Fils de Dieu nous y marque deux
caractères : l'un est celui d'une désobéissance manifeste; l'autre est celui
d'une obéissance imparfaite et plus apparente que solide, et il se trouve que ce
dernier est le plus mauvais.
Il y a des gens qui promettent
tout, ou par faiblesse parce qu'ils n'ont pas la hardiesse de résister en face,
ou par légèreté ou par tromperie. Ils n'osent vous dire qu'ils ne veulent pas se
corriger, et quoique peu résolus à vous obéir, ils vous disent : « Seigneur, je
m'en vais : » Eo, Domine : ils vous appellent, Seigneur : ils ont un
certain respect : ils sont en apparence prompts à obéir; ils ne disent pas :
J'irai : mais : Je vais : vous diriez qu'il va marcher et
1 Joan., V, 33-36. — 2 Matth., XXI, 28-31.
136
que tout est fait. Cependant il n'obéit pas, il ne bouge de
sa place, ou parce qu'il vous veut tromper, ou, ce qui est pis, parce qu'il se
trompe lui-même, et se croit plus de volonté et plus de courage qu'il n'en a.
Il paraît que ce caractère est
manifestement le plus mauvais : ces faibles résolutions et cet extérieur de
piété font qu'on s'imagine avoir de la religion; et on n'a point cette horreur
de soi-même et de son état qui fait qu'on le change. Mais pour celui qui tranche
le mot : « Je ne veux pas : » Nolo : comme il résiste à Dieu par une
manifeste désobéissance, et ne peut se flatter d'aucun bien, à la fin il a honte
de soi-même et réveillé par son propre excès, il s'en repent : Pœnitentià
motus abiit : « Touché de repentir, il obéit. »
Notre-Seigneur fait voir aux
pontifes que ce dernier caractère est le leur. Nourris dans la piété, ils ne
parlent que de Dieu, que de religion, que de l'obéissance qu'on doit à la loi ;
et parce qu'ils en parlent souvent, ils se croient assez gens de bien et ne se
corrigent jamais. C'est pourquoi Jésus-Christ leur parle de cette manière
terrible : « Les publicains et les femmes de mauvaise vie arriveront plutôt que
vous dans le royaume de Dieu (1), » parce que confus de leurs excès, ils en ont
fait pénitence à la voix de Jean : et vous qui par vos lumières et la dignité de
vos charges deviez donner l'exemple aux autres, non-seulement vous n'êtes pas
venus les premiers, comme on avait raison de l'attendre, mais vous n'avez pas
même su profiter de l'exemple des autres. Plus endurcis dans le crime que les
publicains et les femmes de mauvaise vie, vous les avez vus se convertir sans en
être touchés : double enfoncement dans le crime : premier, ne faire pas mieux
que de telles gens et ne leur point donner l'exemple : second, ne profiter pas
même du leur.
« Jean est venu dans la voie de
la justice, » sans autre marque de sa mission que sa vie sainte et austère : «
et » néanmoins « les publicains mêmes et les femmes de mauvaise vie (2) » en ont
été touchés: et vous qui avez vu Jésus-Christ, qui non-seulement marchait comme
Jean dans la voie de la justice, puisqu'il a dit,
1 Matth., XXI, 31 ,32.— 2 Ibid., 32.
137
non dans le désert, mais dans le milieu du monde : « Qui me
reprendra de péché (1)? » mais qui a fait de si grands miracles, qu'il y avait
de quoi émouvoir les plus insensibles : vous, dis-je, qui l'avez vu et qui avez
ouï sa voix, « vous n'avez pas cru : » quelle est votre honte et quel sera votre
supplice !
Vous, ô prêtres, religieux et
religieuses, dont la vie ne répond pas à votre état; et vous tous, ô gens de
bien en apparence, dévots de profession, appliquez-vous cette parabole : ne vous
lasserez-vous jamais de n'avoir qu'un vain titre de piété, à l'exemple des
pharisiens, des pontifes et des sénateurs des Juifs? Rougissez, rougissez une
bonne fois : humiliez-vous, confessez vos faiblesses et les corrigez. C'est à
vous que Jésus parle dans ce discours.
« Ecoutez encore cette parabole
(2) : » Dans la précédente parabole , Jésus avait fait sentir aux sénateurs, aux
docteurs et aux pontifes leur iniquité : il leur va faire avouer ici le supplice
qu'ils méritent : car il les convaincra si puissamment, qu'ils seront eux-mêmes
contraints de prononcer leur sentence.
« Ecoutez encore cette parabole
: » c'est à nous qu'il parle aussi bien qu'aux Juifs : écoutons donc et voyons
sous la plus claire et sous la plus simple figure qui fut jamais, toute
l'histoire de l'Eglise.
« Un père de famille a planté
une vigne. » C'est ce que David avait chanté : « Vous avez transplanté la vigne
que vous aviez en Egypte : vous avez chassé les gentils » de la terre de Chanaan
« et vous l'y avez plantée : elle a pris racine et a rempli la terre : son ombre
a couvert les montagnes et ses branches se sont étendues sur les plus hauts
cèdres : elle a provigné jusqu'à la mer et
1 Joan., VIII, 46. — 2 Matth., XXI, 33.
138
jusqu'à l'Euphrate (1). » Mais voici quelque chose de plus
clair en Isaïe : « Une vigne a été plantée pour mon bien-aimé, » pour le Fils
qui a été oint, pour le Christ : « il l'a faite du meilleur plant : il a élevé
une tour au milieu » pour y loger ceux qui la gardaient : « il a bâti un
pressoir (2) : » voilà les propres paroles de notre Sauveur.
« Il a loué cette vigne à des
vignerons (3) : » il en a commis la culture aux pontifes, enfants d'Aaron, et
aux docteurs de la loi.
« Il a envoyé ses serviteurs
pour en recueillir les fruits (4) : J'ai envoyé, dit le Seigneur, mes serviteurs
les prophètes le soir et le matin, pour avertir (5) » et les princes et les
pontifes et le peuple, qu'ils eussent à donner à Dieu le fruit qu'il attendait
de la culture qu'il avait donnée à sa vigne par la loi et par les saintes
Ecritures. Au lieu d'écouter les prophètes, « ils les ont persécutés, ils les
ont massacrés (6) : » « Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils point
persécuté, leur dit saint Etienne ? Ils ont massacré ceux qui nous annonçaient
l'arrivée du Juste, dont vous avez été les traîtres et les meurtriers (7). »
C'est justement ce que Jésus-Christ leur reproche dans la parabole. Après tous
les prophètes, « il a envoyé son Fils, » Jésus-Christ lui-même : « Ils
respecteront mon Fils. » Il avait de quoi se faire respecter par sa doctrine
admirable et par ses miracles. Mais cependant ils l'ont traîné hors de la vigne
: hors de Jérusalem, sur le Calvaire, et ils l'ont inhumainement tué par les
mains de Ponce-Pilate et des gentils. Admirez combien vivement Jésus les presse
: comme il leur découvre ce qu'ils machinaient : ce qu'ils allaient accomplir
dans deux jours : ne devaient-ils pas être attendris ? D'autant plus que le
Sauveur leur mit leur crime si évidemment devant les yeux, que leur ayant
demandé ce que le père de famille ferait en cette occasion, ils avaient été
contraints de répondre : « Il punira ces méchants selon leur méchanceté, et il
louera sa vigne à d'autres vignerons (8) ; » ou, comme il l'explique après : «
Le royaume de Dieu vous sera ôté, et sera donné à un peuple qui en rapportera
les
1 Psal. LXXIX, 9-12. — 2 Isa.,
V, 1-2. — 3 Matth., XXI, 33. — 4 Ibid., 34. — 5 Jerem.,
XXXV, 15; XXV, 3, 4. — 6 Matth., XXIII, 34, 37 ; Luc., XIII, 34, — 7
Act., VII, 52. — 8 Matth., XXI, 41.
139
fruits (1). » C'est ce qui de voit arriver bientôt, lorsque
les apôtres leur dirent : « Il vous fallait premièrement annoncer la parole de
Dieu : mais puisque vous la rejetez et que vous vous jugez indignes de la vie
éternelle, nous passons aux gentils : car c'est ainsi que le Seigneur nous l'a
ordonné : Je t'ai établi pour éclairer les gentils (2). »
Voilà donc l'accomplissement de
la parabole du Sauveur : le royaume de Dieu est ôté aux Juifs et il est donné à
un peuple qui en devait porter les fruits. Car « les gentils entendant » la
déclaration que les apôtres firent aux Juifs si hautement, « se réjouirent et
glorifiaient la parole » de Dieu, « et tous ceux qui étaient préordonnés à la
vie éternelle crurent (3). » Ainsi les gentils portèrent les fruits que Dieu
avait attendus des Juifs, comme dit l'apôtre saint Paul : « Le prépuce est
imputé à circoncision aux gentils qui gardent la loi : et il jugera les
circoncis qui en sont prévaricateurs (4). »
Ne trompons point l'attente du
Sauveur ; et puisque nous sommes cette nation qu'il a choisie pour porter les
fruits de sa parole, fructifions en bonnes œuvres : « Les fruits de l'esprit
sont la charité, la joie, la paix, la patience, la bénignité, la bonté, la
douceur, la foi, la modestie, la chasteté, la tempérance (5). » Voilà les fruits
qu'il nous faut porter, et non pas les œuvres de la chair qui fructifient à la
mort : « qui sont les impuretés, les impudicités, les querelles, les jalousies,
les ivrogneries, les débauches (6), » et les autres que saint Paul raconte dans
le même lieu. Autrement le royaume de Dieu nous sera ôté comme aux Juifs, et «
un autre recevra notre couronne (7). Car si Dieu n'a pas pardonné aux Juifs, qui
étaient les branches naturelles de son olivier, il vous pardonnera encore moins
(8). » Ce sera là la grande douleur des Juifs, de voir entre les mains des
gentils la couronne qui leur était destinée ; « lorsque, comme dit le Sauveur,
ils verront venir les élus d'Orient et d'Occident, pour s'asseoir avec Abraham.
Isaac et Jacob, dans le royaume des deux, et que les enfants du royaume seront
chassés dans les ténèbres extérieures : là sera
1 Matth., XXI, 43. — 2 Act.,
XIII, 46, 47. — 3 Ibid., 48. — 4 Rom.,
II, 25-27. — 5 Galat., V, 22. — 6 Ibid., 19-21. — 7 Apoc.,
III, 11. — 8 Rom.,
XI, 11.
140
pleur et grincement de dents (1). » Car on verra la place
qu'on de-voit avoir : la couronne qu'on devait porter sur la tête : si réelle
qu'on verra actuellement cette place remplie par d'autres, et cette couronne sur
une autre tête. Alors on pleurera sans fruit, et la rage sera poussée jusqu'au
grincement de dents. Ecoute, écoute, chrétien ! Lis ta destinée dans celle des
Juifs : mais lis et écoute dans le cœur, et ne laisse pas tomber à terre une
parabole si claire et si clairement expliquée.
O mon Dieu, vous me destinez
cette couronne : que je l'arrache promptement de vos mains : elle ne périra pas
: car vous savez à qui la donner : vous connaissez vos élus et le nombre en sera
complet : mettez-moi au nombre de ceux qui ne perdent point leur couronne.
Pesons en particulier cette
parole : « Qui rendront le fruit dans le temps (2) : » autre est le fruit de
l'enfance, autre est celui de la jeunesse et de l'âge plus avancé : autre est le
fruit d'un qui commence , autre le fruit de celui qui est consommé dans la piété
: autre le fruit d'une novice, autre celui d'une religieuse ; autre le fruit de
la cléricature, autre celui du sacerdoce, autre celui de l'épiscopat : songez
non-seulement au fruit, mais encore à la maturité qu'il doit avoir : autrement
le père de famille ne le recevra pas.
Pesons encore ceci : «
L'héritage sera à nous (3) : » c'est l'indépendance qu'on cherche. Le prodigue
veut qu'on lui donne son partage en pleine possession : il se lasse d'être en
tutelle sous la conduite d'un bon père. En faisant mourir Jésus-Christ, les
pontifes s'imaginèrent qu'ils secoueraient un joug importun, et se déferaient
d'une censure incommode. Qui désormais oserait troubler
1 Matth., VIII, 11, 12. — 2 Matth., XI, 41. —
3 Marc., XII, 7.
141
la domination qu'ils exerçaient sur les consciences, et les
pillages qu'ils faisaient sur ces prétextes? Mais la prudence de la chair est
confondue même sur la terre ; et ils perdirent non-seulement les fruits, mais
jusqu'au fonds de l'héritage qu'ils voulaient avoir. Leur puissance leur fut
ôtée; leur ville, leur temple furent renversés ; et les voilà l'opprobre éternel
des nations.
« A Dieu ne plaise ! »
dirent-ils. Ils avaient en horreur ce qu'ils faisaient. Ils étaient ceux qui,
après avoir tué les prophètes, voulaient encore tuer le fils; et néanmoins quand
on leur dit qu'ils le voulaient faire, ils s'écrient : « A Dieu ne plaise (1) !
» ne se connaissant pas eux-mêmes et ne voulant pas croire que celui qu'ils
feraient mourir put être le Christ, ni que sa mort put attirer la réprobation de
la nation. Car ils ne connaissaient pas que la contradiction et la souffrance
était un des caractères du Messie dans son premier avènement. Mais le Sauveur
leur ouvrait les yeux par deux prophéties : « La pierre qu'ils ont rejetée en
bâtissant, est devenue la pierre de l'angle (2), » la pierre principale, le nœud
et le fondement de tout l'édifice. Cette pierre principale était sans doute le
Christ. Or cette pierre devait être rejetée. Le Christ devait donc être rejeté;
par qui, sinon par ceux à qui il venait? Il n'y eût rien eu de merveilleux qu'il
ne fût pas écouté ni reçu de ceux à qui il ne parlait pas, tels qu'étaient les
gentils. Mais les Juifs, qui devaient bâtir l'édifice spirituel, réprouvèrent
cette pierre, qui devint par ce moyen la pierre de l'angle, qui unit dans un
seul bâtiment les Juifs et les gentils : « Et c'est ce qui nous a paru
merveilleux et un ouvrage que Dieu seul pouvait
accomplir (3). » Voici encore un passage d'un autre
prophète, ou plutôt deux
1 Luc, XX, 16. — 2 Psal.
CXVII, 12. — 3 Ibid., 23.
142
passages prononcés par le même esprit et pour cela unis en
un : « Je poserai dans les fondements de Sion une pierre ; une pierre choisie et
éprouvée, une pierre angulaire, précieuse, fondée sur le fondement (1), » sur
Dieu même. Et cette pierre si précieuse et si importante pour construire
l'édifice, n'y sera pas mise sans contradiction : car pour vous, ô enfants de
Dieu, tirés des gentils selon les conseils de sa prédestination éternelle, ce
vous sera une pierre de sanctification, semblable à celle sur laquelle Jacob
avait dormi de ce sommeil mystérieux, et « qu'il sacra avec de l'huile pour être
un monument de la gloire de Dieu (2). » Mais ce sera une pierre contre laquelle
on se heurtera ; « et une pierre de scandale aux deux maisons d'Israël, et qui
les fera tomber : un piège et une ruine aux habitons de Jérusalem : plusieurs
s'y heurteront et seront brisés, et ils tomberont, et ils seront pris dans le
piège, et ils y seront enlacés (3). » Le Christ devait être cette pierre unique
et fondamentale : et néanmoins en même temps il devait être un scandale à
Jérusalem : « scandale aux Juifs (4), disait saint Paul. Celui qui se heurtera
contre cette pierre ou qui tombera dessus, sera brisé : et celui sur qui elle
tombera sera écrasé de son poids, et mis en poudre, » dit le Sauveur (5).
Jésus-Christ est notre règle et
notre juge. On tombe sur cette pierre et on se heurte contre cette règle, quand
on pèche : elle tombe sur nous quand il nous punit. L'un suit de l'autre : le
pécheur qui s'est brisé et a perdu toute sa force en transgressant la loi de
Jésus-Christ, est écrasé par sa juste et éternelle vengeance. Mais on peut
s'unir à cette pierre d'une manière plus heureuse et plus convenable. «
Approchez-vous, dit saint Pierre, de cette pierre vivante, réprouvée des hommes,
mais honorée de Dieu, et établissez-vous sur cette pierre, et entrez dans la
structure de ce bâtiment comme des pierres vivantes, et devenez la maison de
Dieu (6) ; » étant unis par la foi à la pierre fondamentale, qui est
Jésus-Christ, et à tout le corps des fidèles qui sont les pierres dont est
composé ce saint édifice. « Prenez donc garde, continue l'apôtre, que
Jésus-Christ ne vous soit comme aux infidèles une
1 Isa., XXVIII, 16. — 2 Genes.,
XXVIII, 11, 17, 18. — 3 Isa., VIII, 14, 15. — 4 I Cor., I, 23. —
5 Luc., XX, 18. — 5 I Petr. II, 4-8.
143
pierre contre laquelle on se brisera, en se heurtant contre
sa parole. »
Si le fondement est solide, bâtissez dessus sans crainte :
mettez-y votre appui : ne craignez pas : n'hésitez pas : la pierre est ferme :
ferme à ceux qui s'y appuient pour les soutenir, ferme à ceux qui se heurtent
contre pour les mettre en pièces.
On voit avec quelle convenance
la sagesse éternelle arrange les choses. Rien n'était plus convenable dans le
temps qu'on machinait la mort du Sauveur, que de parler comme il a fait aux
chefs d'une si noire conspiration, en leur faisant voir quels en seraient les
effets, et combien funeste à eux-mêmes et à toute la nation. Il était bon aussi
de prévenir le scandale de la croix et faire voir que si le Sauveur était
rejeté, s'il devenait un scandale aux Juifs, il n'en serait pas moins, suivant
les anciennes prophéties, la pierre de l'angle, le fondement de tout l'édifice
et l'espérance du monde. Le Fils de Dieu enseigne toutes ces vérités deux jours
avant celui de sa mort : rien n'était plus capable ni de corriger la malice de
ses ennemis, ni de prévenir le scandale de ses disciples. Ce qu'il va encore
ajouter n'est pas moins à propos.
« Et Jésus répondant leur dit
(1) : ce mot de répondre pourrait marquer qu'il continuait son discours.
Le Fils de Dieu, qui voyait le fond des cœurs, répondait souvent aux pensées
secrètes de ceux qui l'écoutaient, comme il paraît par plusieurs endroits de
l'Evangile. Après avoir ouï qu'il se choisirait un autre peuple, il n'y avait
rien de plus naturel que de rechercher en soi-même les causes les plus générales
qui feraient abandonner les Juifs, et les moyens qu'il aurait pour remplir sa
maison. C'est ce qu'il explique par la parabole suivante.
1 Matth., XXII, 2.
144
« Le royaume des cieux est
semblable à un roi, qui fait à son fils un festin de noces (1). » Jésus-Christ
était l'Epoux de cette noce : « Celui qui a l'épouse est l'époux (2), » disait
saint Jean-Baptiste, en parlant de lui : c'est lui qui était venu pour épouser
son Eglise, la recueillir par son sang-, la doter de son royaume, la faire
entrer en société de sa gloire. Il fait un grand festin quand il donne sa sainte
parole pour être la nourriture des âmes, et qu'il se donne lui-même à tout son
peuple comme le pain de vie éternelle.
Ceux qui étaient invités et qui
refusaient de venir, étaient les Juifs, qu'il avertit par lui-même et qu'il fit
avertir par ses apôtres que l'heure du festin était venue; qu'ils vinssent
promptement, ou qu'il en appellerait d'autres. Cela regardait les Juifs ; mais
cela nous regarde aussi : nous sommes à présent les invités, et nous devons
apprendre ce qui empêche les hommes de venir à ce céleste festin.
La cause la plus générale, c'est
l'occupation et, pour ainsi parler, l'enchantement des affaires du monde. Jésus
ne rapporte pas les affaires extraordinaires qui surviennent dans la vie : c'est
le train commun des affaires qui occupe et qui enchante les hommes, de manière
qu'ils ne se donnent pas le loisir dépensera leur vocation, ni d'écouter
Jésus-Christ qui les appelle à son festin. « Tous négligeaient sa parole; l'un
allait à sa métairie, l'autre à son négoce, » et personne ne l'écoutait : «
quelques-uns prirent ses serviteurs ; et après leur avoir fait toute sorte de
mauvais traitements, ils les tuèrent (3). » C'est en effet ce qui arriva au
Sauveur : les uns ont résisté ouvertement à la prédication de son évangile :
mais la cause la plus générale de le rejeter, fut la négligence, neglexerunt,
causée par l'occupation des affaires de la vie. Jésus-Christ avait déjà fait
cette parabole en une autre occasion ; et saint Luc, qui nous la rapporte, nous
rapporte en même temps les vaines excuses de ceux qui ne venaient pas au festin.
« Les uns disaient : J'ai acheté une métairie ; les autres : J'ai acheté des
bœufs pour le labourage ; les autres : Je me suis marié (4). » Ceux-là ne
méprisaient
1 Matth., XXI, 2. — 2 Joan., III, 29. — 3
Matth., XXII, 5, 6. — 3 Luc., XIV, 16, 18-20.
145
soient pas ouvertement la parole; mais occupés des soins du
monde, ils allaient et venaient sans songer à rien qu'à leurs affaires. Ils ne
disaient pas : Je n'ai que faire de vous ni de votre festin : ils s'excusaient
avec une espèce de respect : « Je vous prie, disaient-ils, excusez-moi » pour
cette fois. C'était plutôt un délai qu'un refus : telle est la vie. On venait
dire aux Juifs, aux Romains, à tout le monde : Une grande chose est arrivée à
Jérusalem : la vérité s'y est manifestée et la voie a été ouverte pour le
bonheur de la vie future. Que m'importe? chacun passait son chemin et allait à
ses affaires : l'un à la ville, l'autre à la campagne : chacun avait son plaisir
ou son petit intérêt : combien plus étaient enchantés ceux qui n'étaient pas
seulement occupés de leur domestique comme les particuliers, mais qui attachés à
ce qu'on appelle les grandes affaires du monde ne disaient pas seulement : «J'ai
acheté une métairie, » ou « J'ai pris une femme ; » mais: J'ai une province,
j'ai une armée, j'ai une importante négociation, j'ai l'empire entier à
conduire. Qui se souciait en cet état de ce qu'avait dit Jésus-Christ? ou qui se
mettait en peine de s'en informer ?
« Il en est ainsi arrivé aux
jours de Noé : ils mangeaient, ils buvaient, ils se mariaient, ou ils mariaient
leurs enfants les uns aux autres. Et le déluge vint tout à coup, » lorsqu'on y
pensait le moins : « et ils y périrent tous. Ainsi aux jours de Lot dans Sodome
: ils mangeaient, ils buvaient, ils achetaient, ils vendaient, ils plantaient,
et ils bâtissaient; et tout d'un coup » un autre déluge, « un déluge de soufre
et de feu tomba du ciel et ils périrent tous. Ainsi en sera-t-il dans les jours
du Fils de l'homme (1). » Il ne dit pas : Ils tuaient, ils pillaient, ils
commettaient des adultères: l'occupation des affaires les plus innocentes suffit
pour nous assourdir, pour nous aveugler, pour nous enchanter. Il n'allègue pas
non plus les grandes affaires, les grands emplois, les grandes charges : les
soins les plus ordinaires suffisent pour nous étourdir et nous ôter tout le
loisir de penser à nous; et la mort vient toujours imprévue : et pendant qu'à la
manière de ces oiseaux mais, nous nous repaissons de ce qu'on présente pour
nous amuser, le
1 Luc., XVII, 26-30.
146
lacet vient tout à coup, nous sommes pris et il n'y a plus
moyen d'échapper. O pauvre nature humaine ! ne faut-il qu'un si faible appât
pour t'amuser? Ne faut-il qu'un charme si faible pour t'endormir? une si faible
occupation pour t'aveugler, et t'ôter le souvenir de Dieu et de ses terribles
jugements? « Aucun de ceux qui sont invités ne goûtera de mon repas (1); » c'est
la sentence du juge. Si peu de chose les a détournés et déçus! Où
trouverons-nous des larmes pour déplorer notre aveuglement et notre foi-blesse?
Telle est la parabole que
Jésus-Christ avait faite, et qu'il trouva à propos de répéter peu de jours avant
sa mort. Il y ajouta pour les Juifs l'endroit qui les regardait et les noires
machinations qu'ils faisaient entre eux pour le perdre. « Quelques-uns firent
mourir ses serviteurs qui les appelaient au festin : le roi en colère envoya ses
armées et perdit ces meurtriers, et mit le feu à leur ville qui fut réduite en
cendres (2). » Encore un coup, appliquons-nous tout. Qui conspire contre la
justice, en quelque manière que ce soit, conspire contre Jésus-Christ. Qui
opprime le pauvre, l'attaque. Qui n'est pas avec lui, est contre lui. Qui
néglige ses commandements et les foule aux pieds , le crucifie et tient son sang
pour impur. Lisez : vous en trouverez la sentence, aux Hébreux, VI,6; X,
29.
« Le festin est prêt : mais ceux
qui y étaient invités n'en ont pas été jugés dignes : » où trouvera-t-on des
convives? « Allez dans les coins des rues et amenez-moi tous ceux que vous
trouverez (3), les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux (4) : Je
ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (4). » Les pharisiens
1 Luc, XIV, 24. — 2 Matth., XXII, 6, 7. — 3
Matth., XXII, 8, 9. — 3 Luc, XIV, 21. — 4 Matth., IX, 13.
147
et les docteurs de la loi, qui présumaient de leur justice,
ont été exclus : « car ils se sont heurtés contre la pierre, et ils ont trébuché
(1) » eu venant à moi « non point parla foi, mais comme parleurs œuvres (2) » et
par leurs propres mérites : en recherchant non point un médecin qui les guérit
et un Sauveur qui les délivrât, mais un flatteur qui applaudit à leur fausse
vertu. Je n'en veux point : ils s'en iront vides ceux qui viennent à moi comme
pleins et comme riches par eux-mêmes : divites dimisit inanes, comme
chante la sainte Vierge (3). Amenez-moi les premiers venus : s'ils sont vides,
je les remplirai ; s'ils sont pauvres, je leur ferai part de mes richesses; je
les redresserai, s'ils sont boiteux; je les éclairerai, s'ils sont aveugles; je
leur ouvrirai l'oreille, s'ils sont sourds. C'est pour cela que je suis venu.
Lisez-le dans saint Matthieu : « Je suis venu, afin que ceux qui ne voient pas
soient éclairés, et que ces » superbes « clairvoyans» qui s'imaginent tout voir
par eux-mêmes et sans ma lumière, « soient aveuglés (4). » Venez, faibles; venez
pécheurs : ne rougissez pas d'apporter ici vos pieds engourdis et vos membres
tors : la grâce de Jésus-Christ vous redressera.
Les pharisiens ne se laissaient
approcher que de ceux qu'ils croyaient justes : ils disaient : Ne nie touchez
pas, ne m'approchez pas : « Si celui-ci était un prophète, il saurait que cette
femme qui l'approche et qui lui baise les pieds, est pécheresse (5). » Mais il
n'en était pas ainsi de Jésus-Christ et des apôtres : ils amenaient au festin
tous ceux qu'ils trouvaient, bons et mauvais ; les bons pour les confirmer, les
mauvais pour les convertir : et c'est ainsi qu'ils remplirent la maison de Dieu.
« Forcez-les d'entrer (6). »
S'il n'y avait pas dans la grâce une espèce de violence, Jésus Christ ne dirait
pas : « Personne ne vient à moi que mon l'ère ne le tire (7) ; » et encore : «
Quand j'aurai été enlevé de terre, je tirerai tout à moi (8). »
Les prédicateurs de L'Evangile
doivent user au dehors d'une espèce de force : « Pressez : priez : reprenez :
corrigez, non-seulement avec toute patience et toute doctrine, mais encore avec
1 Matth. XXI; 24. — 2
Rom., IX, 32, 33. — 3 Luc.,
I, 53.— 4 Matth., XI, 5, 15 ; XV, 30, 31; Luc, IV, 18; Joan., IX,
39. — 5 Luc., VII, 39. — 6 Luc., XIV, 23. — 7 Joan., VI, 44. — 8 Joan.,
XII, 32.
148
tout empire : parlez à propos et hors de propos : ne
souffrez pas qu'on vous méprise (1). » Cette force est salutaire et la faiblesse
humaine en a besoin.
Les fidèles, grands et petits,
se doivent servir du pouvoir qu'ils ont, avec prudence toutefois et modération,
pour réprimer les scandales et abattre le règne de l'iniquité. Les hommes
veulent quelquefois être forcés, et une douce violence prépare les esprits à
écouter.
Enfin forcez-vous vous-même :
n'agissez point mollement : employez tout pour dompter votre corps rebelle, et
vous engager dans la voie étroite ; en sorte , s'il se peut, que vous ne
puissiez reculer.
Prenez garde, Matth.
XXII, aux V/. 11, 12,13, 14. N'y a-t-il donc qu'à entrer dans le festin dès
qu'on y est appelé, et la vocation fait-elle tout ? Gardez-vous bien de le
croire : le roi va entrer dans la salle du banquet, et celui qui n'aura pas
l'habit nuptial sera honteusement chassé. On appelait anciennement l'habit
nuptial une sorte de parure que devaient avoir ceux qui accompagnaient
l'époux et l'épouse, lorsque celle-ci passait de la maison paternelle en celle
de l'époux. Il fallait, pour honorer la solennité, être paré d'une certaine
manière, et on portait cet habit magnifique dans le festin nuptial. De là vient
que le Fils de Dieu, qui prend ses comparaisons des usages les plus solennels et
les plus connus de la vie humaine, allègue ici l'habit nuptial pour expliquer
les ornements intérieurs qu'il faut apporter à son banquet.
Ces ornements sont, premièrement
l'innocence et la sainteté baptismale. On donnait autrefois l'Eucharistie
incontinent après le baptême : il fallait toujours en conserver la grâce ; et il
ne faut point douter que la sainteté baptismale ne soit la disposition, et
1 II Timoth., IV, 2; Tit.,
II, 15.
149
pour ainsi dire, la parure naturelle qu'il fallait toujours
apporter au festin de l'Epoux. Mais la parabole du Prodigue nous fait voir que
les grands pécheurs, qui ont été assez malheureux pour déchoir de leur innocence
et souiller cette robe blanche qu'on leur avait donnée dans le baptême, ne
laissent pas d'être admis au banquet du père de famille, après qu'il leur a fait
rendre leur première robe : « Apportez, dit-il, sa première robe et l'en revêtez
(1) : » rendez-lui la grâce qu'il a perdue « et mettez-lui un anneau au doigt,
et des souliers à ses pieds : et amenez le veau gras et le tuez : mangeons et
faisons bonne chère. » Venez donc, âmes innocentes ; venez du baptême à la
sainte table : venez, vous êtes lavées ; le festin nuptial vous est préparé : et
non-seulement le festin, mais encore le lit nuptial : car toute âme lavée de
cette sorte est épouse et le fils du roi s'unit à elle. Mais je ne vous bannis
pas de ce festin, ô pécheurs : ô épouses infidèles, qui avez manqué à la foi
donnée : revenez, revenez, et je vous recevrai, dit le Seigneur : vous rentrerez
au festin ; mais pourvu que vous ayez repris votre première robe, et que vous
portiez dans l'anneau qu'on vous met au doigt, la marque de l'union où le Verbe
divin entre avec vous.
Apportons donc l'innocence et la
sainteté à la table de l'Epoux : c'est l'immortelle parure que nous demande
celui qui est en même temps l'époux, le convive et la victime immolée, qu'on
nous donne à manger dans le festin. Autrement nous serions ces pourceaux devant
qui on jetterait des perles et des pierreries.
Les riches habits sont une
marque de joie ; et il est juste de se réjouir à la table du roi, lorsqu'il
célèbre les noces de son fils avec les âmes saintes ; lorsqu'il leur en donne le
corps pour en jouir, et qu'elles deviennent un même corps et un même esprit avec
lui par la communion. Car ce qui s'appelle ici le festin nuptial est aussi en un
autre sens la consommation du mariage sacré où l'Eglise et toute âme sainte
s'unit à l'Epoux corps à corps, cœur à cœur, esprit à esprit ; et où s'accomplit
cette parole : « Qui me mange vivra pour moi (2) » Venez donc avec vos habits
les plus riches : venez avec toutes les vertus : venez avec une joie digne
1 Luc, XV, 22, 23. — 2 Joan., VI,58.
150
du festin qu'on vous fait et de la viande immortelle qu'on
vous donne : « Ce pain est le pain du ciel : ce pain est un pain vivant qui
donne la vie au monde (1) : venez, mes amis, mangez et buvez ; enivrez-vous, mes
très-chers, de ce vin (2) » qui transporte l’âme et lui fait goûter par avance
les plaisirs des anges.
Si nous étions toujours avec
l'Epoux, il n'y aurait pour nous que de la joie. Mais écoutons ce qu'il dit
lui-même : « Les amis de l'Epoux : » les enfants des noces, comme on les
appelait dans la langue sainte; ceux qui sont conviés au banquet nuptial, « ne
peuvent pas jeûner et s'affliger pendant que l'Epoux est avec eux. Le temps
viendra que l'Epoux leur sera ôté, ils s'affligeront et ils jeûneront dans ces
jours (3). » Nous sommes maintenant dans ces jours. Nous ne sommes point dans
ces jours où l'on entendait sur la terre la voix de l'Epoux céleste, qui faisait
dire à saint Jean-Baptiste : « L'ami de l'Epoux se réjouit d'une grande joie à
cause de la voix de l'Epoux qu'il entend. Cette joie, poursuit-il, s'accomplit
en moi (4). » Nous ne sommes plus dans ce temps : Jésus est retourné à celui qui
l'a envoyé et l'Epoux ne paraît plus parmi nous. Nous ne voyons plus ce jour
qu'Abraham et tous les prophètes avaient désiré ; l'Epoux a disparu : la nuée
nous l'a enlevé : et il ne nous reste plus qu'à crier nuit et jour avec l'épouse
: « Revenez, revenez, mon bien-aimé (5). » Nous devons donc apporter au festin
royal une joie mêlée de tristesse. L'habit nuptial riche et magnifique par la
grâce de la sainteté ou conservée ou rendue, doit tenir quelque chose du deuil.
Il faut jeûner, il faut s'affliger dans le festin nuptial en la forme où nous
avons à le célébrer. Car le festin que nous célébrons est la commémoration de la
mort de l'Epoux. Revêtons-nous donc d'un deuil spirituel à ce festin :
apportons-y le jeûne et la mortification des sens : c'est ce que nous signifie
le jeûne du carême, par lequel nous nous préparons au festin pascal.
L'Eglise jeûnait autrefois
toutes les semaines deux ou trois fois, en mémoire de la douleur que la retraite
de l'Epoux lui avait causée. Le vendredi qui était le jour de sa mort, le samedi
qui
1 Joan., VI,32, 33, 41, 51. — 2
Cantic., V, 1. — 3 Matth., IX, 15. — 4 Joan., III, 29. — 5
Cantic, II, 17.
151
était le jour de sa sépulture, étaient de ces jours
consacrés au jeûne : l'abstinence nous en reste, pour marque de l'abstinence où
nous devons vivre durant l'absence de l'Epoux, en renonçant à la joie et
annonçant sa mort jusqu'à ce qu'il vienne. C'est peut-être une des raisons qui
nous oblige à ne manger pas avant la communion. C'est une espèce de jeûne que
nous célébrons par ce moyen ; et il faut entendre par là qu'il se faut préparer
au pain de vie, en nous refusant toute autre nourriture, et en cessant de vivre
selon les sens. Ainsi la mortification des sens doit faire une des parties de
notre habit nuptial, et il faut se mortifier pour célébrer la mort du Sauveur.
« Mon ami » par la vocation, qui
devenez mon ennemi en la méprisant, « comment êtes-vous entré ici sans avoir
l'habit nuptial? Et il n'eut rien à répondre (1). » Car que répondre au Sauveur
qui nous reproche par la bouche de son Apôtre, « de n'avoir pas su discerner son
corps, et de nous en rendre coupables (2) ? Liez-lui les pieds et les mains : »
ôtez-lui la liberté dont il a fait un si mauvais usage : « jetez-le dans les
ténèbres extérieures (3) : » il a voulu entrer dans l'intérieur de la maison
avec des dispositions funestes : chassez-le : plus il a voulu entrer au dedans,
plus il le faut pousser dehors. Mais qu'y trouvera-t-il, le malheureux! Loin de
la maison de Dieu, où la lumière réside, où la vérité se manifeste, où
Jésus-Christ luit éternellement, où les saints sont comme des astres : qu'y
trouvera-t-il, sinon « les ténèbres » d'un éternel cachot? Voilà ces ténèbres
extérieures dont Jésus-Christ parle si souvent. « Là sera pleur et grincement de
dents. » Au lieu des chastes délices de la sainte table, il y aura un pleur
éternel. La rage contre soi-même, contre sa témérité, contre les lâches
confesseurs qui nous auront trop facilement introduits au banquet
1 Matth., XXII, 12. — 2 I Cor.,
XI, 27, 29. — 3 Matth., XXII, 13.
152
sacré, sera poussée jusqu'au grincement de dents. Avoir été
appelé et mis au nombre des amis par le Sauveur, fera la partie la plus cruelle
et la plus vive de notre supplice : la voix de l'époux et de l'épouse cessera :
toute la joie sera bannie de ce triste lieu : la désolation sera éternelle.
« Il y a beaucoup d'appelés et
peu d'élus (1) : » Jésus-Christ nous en a souvent avertis, et il avait déjà dit
la même parole, Matth., XX, 16.
Cela est vrai, premièrement
parmi les Juifs : « Je suis venu, dit le Sauveur, pour les brebis perdues de la
maison d'Israël (2) : » Jésus-Christ a prêché, et a fait éclater ses miracles
par toute la Judée : « il a passé en bien faisant et guérissant tous les
oppressés (3). » Les apôtres ont aussi rendu témoignage à sa résurrection devant
tout le peuple, comme il leur avait été ordonné (4) : et néanmoins dans ce
nombre immense des Juifs, il n'y a eu que le résidu, c'est-à-dire un très-petit
reste du peuple qui ait été sauvé. Ainsi « Israël n'a pas trouvé ce qu'il
cherchait, » c'est-à-dire le Christ et son royaume : « mais les élus en
très-petit nombre l'ont trouvé : et les autres, » dont la multitude était
immense, « ont été aveuglés (5) » pour leurs péchés par un juste jugement de
Dieu : et voilà manifestement la parole de Jésus-Christ vérifiée sur les Juifs.
Mais le Sauveur ne parle pas
seulement des Juifs à l'endroit que nous lisons de la parabole : car c'est après
nous avoir fait voir les gentils appelés en la personne de ces aveugles et de
ces boiteux qui sont invités à son festin, qu'il conclut « qu'il y a beaucoup
d'appelés et peu d'élus. Efforçons-nous » donc « d'entrer par la petite porte
qui mène à la vie : car la voie qui mène à la mort est très-spacieuse et
plusieurs y entrent : qu'il y en a peu, » poursuit le Sauveur, » qui entrent par
la voie étroite (6) ! » il y en a donc beaucoup d'appelés et peu d'élus. Mais la
condition de ces appelés, qui ne persévèrent pas dans leur vocation, est plus
terrible que celle des autres. Car ils sont ces serviteurs « qui ont connu la
volonté de leur maître, qui seront les plus punis : » Tyr et Sidon et les
1 Matth., XXII, 14. — 2 Matth.,
XV, 24. — 3 Act., X, 38. — 4 Act., II, 22; IV, 19, 33; V, 29, 32.
— 5 Rom., XI, 3, 4,
7. — 6 Matth., VII, 13, 14.
181
Ninivites s'élèveront contre eux : et a le jugement de ces
villes ingrates sera léger (1), » à comparaison de celui que doivent attendre
les chrétiens infidèles à la grâce qu'ils auront reçue. O Jésus, ô Jésus, «
sauvez-moi de l'iniquité du peuple pervers (2) : » sauvez-moi; car l'iniquité
s'est multipliée parmi les enfants des hommes, « et on ne voit point de saint.
(3) » Tout est plein de ces appelés qui ne veulent pas seulement penser à leur
vocation, ni se souvenir qu'ils sont chrétiens.
Ne vivons pas comme la plupart;
car il y a longtemps qu'il est écrit : « Il n'y en a pas un qui fasse le bien,
il n'y en a pas un seul (4). » Ne disons pas : Tels et tels font ainsi, à qui on
le souffre : et ne nous excusons pas sur la multitude; car la multitude
elle-même est inexcusable : si Dieu eût craint la multitude, il n'aurait pas
consumé ces villes abominables par le feu, ni noyé tout l'univers dans le déluge
: n'alléguons point la coutume ; car Jésus-Christ a dit : « Je suis la Vérité
(5) : » on ne prescrit pas contre Dieu : « Chacun portera son fardeau (6), » et
on ne nous jugera pas par les autres. Rangeons-nous avec ce petit nombre d'élus
que le monde ne connaît pas, mais dont « les noms sont écrits dans le ciel ; » à
qui le Sauveur a dit : « Petit troupeau, ne craignez pas (7) : » petit en
nombre, petit en éclat, et la balayure du monde : qui est caché avec
Jésus-Christ, mais aussi qui paraîtra avec lui. O petit nombre, quel que tu sois
et en quelque coin de l'Eglise que tu te caches, je me joins à toi en esprit, et
je veux vivre à ton ombre !
Considérons avant toutes choses
le caractère de ceux qui viennent consulter le Sauveur : saint Luc les appelle
des « hommes artificieux, »
1 Luc, III, 45-47; X, I3; XI,
32.— 2 Psal. LVIII, 18.— 3 Psal. XIII, 1,2.— 4 Psal.
XI, 2 — 5 Joan., XIV, 6. — 6 Galat., VI, 5. — 7 Luc, X, 20; XII, 32.
154
propres à dresser des embûches : insidiatores, selon
le grec et selon le latin, et il ajoute : « qui contrefaisaient les gens de bien
(1) : » tout homme qui consulte, fait l'homme de bien; car il fait semblant de
chercher la vérité : mais sous ce bel extérieur on cache souvent beaucoup
d'artifice : on tend des pièges aux autres, comme ici on en tendait au Sauveur :
on en tend jusqu'à soi-même ; et il n'y a rien qui soit plus mêlé de fraude que
les consultations, parce que chacun veut qu'on lui réponde selon sa passion.
Ceux que saint Luc a désignés
par ce caractère général étaient, selon saint Matthieu et selon saint Marc, les
pharisiens, dont la malice et l'hypocrisie est bien connue, et les hérodiens.
Ces derniers étaient des politiques, qui faisaient profession d'honorer la
mémoire du grand Hérode, ce politique raffiné, qui, pour avoir rebâti le temple
avec une magnificence presque semblable à celle de Salomon, et pour avoir
rétabli en quelque manière le royaume de Judée fort faible et fort appauvri
devant lui, avait paru si grand aux Juifs, dont il professait la religion, que
quelques-uns voulurent le prendre pour le Messie. Les politiques et les
hypocrites s'entendent fort bien ensemble, et les voilà qui « conspirent pour
surprendre le Sauveur. »
Ils commencent par la flatterie
: car c'est par là que l'on commence toujours, lorsqu'on veut tromper quelqu'un:
« Maître, nous savons que vous êtes véritable et que vous enseignez la voie de
Dieu en toute sincérité, sans vous mettre en peine de qui que ce soit: car vous
ne prenez pas garde à la personne des hommes (2). » C'est ainsi qu'on pique
d'honneur les hommes vains, pour les faire parler hardiment et sans mesure, et
leur faire des ennemis. La matière était délicate, puisqu'il s'agissait du
gouvernement; et c'est l'endroit où l'on a toujours tendu le plus de pièges aux
serviteurs de Dieu, qui, parce qu'ils sont simples et sans ambition, sont
réputés parles gens du monde avoir moins d'égard pour les puissances. Mais
Jésus-Christ leur fait bien voir que, sans prétendre aux emplois publics, on
sait connaître l'endroit par où il les faut respecter.
« Est-il permis de payer le
tribut à César (3) ? » Le peuple juif s’était
1 Luc., XX, 20. — 2 Matth., XXII, 16. — 3
Ibid., 7.
155
nourri dans cette pensée qu'il ne pouvait pas être
assujetti à des infidèles. Les Romains avaient occupé la Judée, et avaient même
réuni à leur empire une grande partie du royaume qu'ils avaient donné autrefois
à Hérode et à sa famille. Jérusalem était elle-même dans cette sujétion; et il y
avait un gouverneur qui commandait au nom de César, et faisait payer les tributs
qu'on lui devait. Si Jésus eût décidé contre le tribut, « ils le livraient
aussitôt, comme dit saint Luc, entre les mains du gouverneur (1) : » et
s'il disait qu'il fallait payer, ils le décrieraient parmi le peuple comme un
flatteur des gentils et de l'empire infidèle. Mais il leur ferme la bouche :
premièrement, en leur faisant voir qu'il connaissait leur malice : secondement,
par une réponse qui ne laisse aucune réplique.
« Hypocrites, pourquoi me
tentez-vous? Hypocrites (2) : » vous faites paraître un faux zèle pour la
liberté du peuple de Dieu contre l'empire infidèle, et vous couvrez de ce beau
prétexte le dessein de perdre un innocent : mais « donnez-moi la pièce d'argent
dont on paie le tribut (3) : » je ne veux que cela pour vous confondre.
« De qui est cette image et
cette inscription ? — De César (4). » — Vous voilà donc convaincus de la
possession où était César de la puissance publique, et de votre propre
acquiescement, et de celui de tout le peuple. Qu'avez-vous donc à répondre? Si
vous reconnaissez César pour votre prince ; si vous vous servez de sa monnaie,
et que son image intervienne dans tous vos contrats, en sorte qu'il soit
constant que vous faites sous son autorité tout le commerce de la vie humaine,
pouvez-vous vous exempter des charges publiques, et refusera César la
reconnaissance qu'on doit naturellement à la puissance légitime pour la
protection qu'on en reçoit? « Rendez donc à César ce qui est à César (5) : »
reconnaissez son empreinte : payez-lui ce qui lui est dû : payez-le, dis-je. par
cette monnaie à qui lui seul donne cours : ou renoncez au commerce et en même
temps au repos public, ou reconnaissez celui par qui vous en jouissez.
1 Luc., XX, 20.— 2 Matth.,
XXII, 18. — 3 Ibid., 19.— 4 Ibid., 20, 21.— 5 Ibid.,
21.
156
« Et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Par cette parole il fait deux choses : la première, c'est qu'il décide que se
soumettre aux ordres publics, c'est se soumettre à l'ordre de Dieu qui établit
les empires ; la seconde, c'est qu'il renferme les ordres publics dans leurs
bornes légitimes. « A César ce qui est à César : » car Dieu même l'ordonne ainsi
pour le bien des choses humaines : mais en même temps, « à Dieu ce qui est à
Dieu : » son culte et l'obéissance à la loi qu'il vous a donnée. Car voilà ce
qu'il se réserve, et il a laissé tout le reste à la dispensation du gouvernement
public.
Il épuise la difficulté par
cette réponse ; et non-seulement il répond au cas qu'ils lui proposaient par un
principe certain dont ils ne pouvaient disconvenir, mais encore il prévient
l'objection secrète qu'on lui pouvait faire : Si vous ordonnez d'obéir sans
bornes à un prince ennemi de la vérité, que deviendra la religion? Mais cette
difficulté ne subsiste plus, puisqu'on rendant à César ce que Dieu a mis sous
son ressort, en même temps il réserve à Dieu ce que Dieu s'est réservé,
c'est-à-dire la religion et la conscience. « Et ils s'en allèrent confus : et
ils admirèrent sa réponse (1), » où il réglait tout ensemble et les peuples et
les Césars, sans que personne put se plaindre.
Un peu de réflexion sur
l'injustice des hommes. Ils admirèrent Jésus, et sentirent bien qu'ils ne
pouvaient l'accuser ni devant le gouverneur, ni devant le peuple (2). Mais se
convertissent-ils et cessent-ils de le vouloir perdre? Au contraire, plus ils
sont convaincus et moins ils ont de raison à lui opposer, plus ils lui opposent
de fureur.
En apparence ils font les zélés
pour la liberté du peuple de Dieu et contre l'empire infidèle, puisqu'ils osent
même demander avis
1 Matth., XXII, 22. — 2 Luc, XX, 26.
157
sur le tribut qu'on lui doit. Mais ceux-là même qui font
paraître ce faux zèle, dans trois jours crieront à Pilate : « Si vous sauvez cet
homme, vous n'êtes pas ami de César (1). » Bien plus, voici un des chefs de
l'accusation : « Nous avons trouvé cet homme qui empêchait de payer le tribut à
César (2). » C'était précisément tout le contraire, comme on vient de voir par
sa réponse. Qui peut empêcher la calomnie, si une réponse si nette ne l'a pu
faire? Il ne reste qu'à la souffrir si Dieu la permet, et à savoir se contenter
de son innocence.
Mais cavons (a) encore plus
avant dans le cœur humain, et apprenons à en bien connaître l'injustice. Ceux
qui font ici les zélés contre l'empire infidèle, y vont avoir recours contre
Jésus-Christ et ils en useront de même contre ses disciples. S'agit-il de
flatter le peuple, César ne peut rien. S'agit-il de faire mourir leurs ennemis,
César peut tout. Les hommes ne trouvent juste que leurs passions : tout est bon
pour les satisfaire; et on veut même y faire servir la puissance publique, qui
est établie pour les réprimer.
Au reste, jamais réponse ne vint
plus à propos que celle de Jésus-Christ ; jamais instruction ne fut plus
nécessaire au peuple juif dans la conjoncture et la disposition où il était. Ce
peuple s'entretenait dans un esprit de révolte qui éclata bientôt après, et en
causa la ruine : les pharisiens et les faux zélés fomentaient secrètement ces
mauvaises dispositions : mais Jésus-Christ, toujours plein de vérité et de
grâce, ne veut point partir de ce monde, sans les avoir bien instruits sur ce
qu'ils devaient au prince et sans prévenir la rébellion dans laquelle toute la
nation devait périr.
Il savait aussi que ses fidèles
devaient être persécutés par les Césars, dont même l'autorité et le nom devait
dans deux jours intervenir dans le supplice qu'on lui préparait : Jésus ne
l'ignorait pas, puisque même il l'avait prédit ; et qu'une des choses qu'il
avait marquées en prédisant son supplice, c'est qu'il serait livré aux gentils.
«Le Fils de l'homme, dit-il, sera livré aux gentils pour en être outragé,
flagellé, crucifié (3). » Il savait aussi qu'on ferait le même traitement à ses
apôtres, et que les Juifs « les
1 Joan., XIX, 12. — 2 Luc,
XXIII, 2. — 3 Matth., XX, 18, 19.
(a) Creusons.
158
livreraient aux gentils » aussi bien que lui, « les
traînant devant tous los princes et devant tous les tribunaux (1) » en haine de
son Evangile. Mais quoiqu'il sut toutes ces choses, il fait justice aux princes
ses persécuteurs : il maintient leur autorité dont il devait être opprimé, lui
et son Eglise : et il apprend en même temps à ses disciples de demeurer comme
lui sans aigreur et en toute soumission envers les puissances, « en se livrant »
à son exemple, comme dit saint Pierre, « à celui qui le jugeait iniquement (2).
»
Ne nous plaignons donc jamais du
gouvernement ni de la justice, quand même nous croirions en être opprimés
injustement : mais imitons le Sauveur ; et conservant à Dieu ce qui est à lui,
c'est-à-dire la pureté de nos consciences, rendons de bon cœur à tous les
hommes, et même aux juges iniques, si le cas y échoit, et à nos plus grands
ennemis ce qui leur est dû. C'est ce qu'il faudrait faire quand ils auraient
tort : à plus forte raison quand ils ne l'ont pas, et que notre seule passion
excite nos plaintes.
« De qui est cette image et
cette inscription (3)? » Quittons la monnoie publique et l'image de César :
chrétien , tourne tes yeux sur toi-même : De qui es-tu l'image et de qui
portes-tu le nom ? O Dieu, vous nous avez faits à votre image et ressemblance. «
Vous êtes en nous, ô Seigneur, » comme dans votre temple, « et votre saint nom a
été invoqué sur nous (4). » O Père, Fils et Saint-Esprit, nous avons été
baptisés en votre nom : votre empreinte est sur nous : votre image que vous
aviez mise au dedans de nous en nous créant, y a été réparée par le baptême. Ame
raisonnable, faite à l'image de Dieu, chrétien renouvelé par sa grâce ,
reconnais ton auteur, et à l'image que tu portes apprends à qui tu es. Connaître
Dieu, aimer Dieu, s'estimer heureux par là, c'est ce
1 Matth., X. 17, 18. — 2 I Petr., II, 23. — 3
Matth., XXII, 20. — 4 Jerem., XIV, 9.
159
qui s'appelle dans saint Paul « la vie de Dieu, dont les
gentils étaient éloignés dans leur ignorance, et l'aveuglement de leur cœur (1).
Car c'est par là que nous entendons que Dieu même est heureux, parce qu'il se
connaît et aime lui-même : et lorsque nous l'imitons, en nous estimant heureux
par sa connaissance et son amour, nous vivons de « la vie de Dieu. »
Que la connaissance de Dieu ne
soit pas en nous une simple curiosité, ni une sèche méditation de ses
perfections : qu'elle tende à établir en nous son amour : nous vivrons de la vie
de Dieu et nous rétablirons en nous son image.
Unissons-nous à la vie de Dieu,
à la connaissance et à l'amour qu'il a pour lui-même : lui seul se connaît et
s'aime dignement. Unissons-nous autant que nous pouvons à l'incompréhensible
connaissance qu'il a de lui-même ; et consentons de tout notre cœur aux louanges
dont il est digne, que lui seul connaît : nous vivions de sa vie et son image
sera parfaite en nous.
Tout ce que nous connaissons de
Dieu, transportons-le en nous. Nous connaissons sa miséricorde : ce n'est pas
assez : imprimons ce trait en nous-mêmes : « Et soyons miséricordieux comme
notre Père céleste est miséricordieux (2). » Nous admirons sa perfection : ce
n'est pas assez : imitons-la : « Soyez parfaits, dit le Sauveur, comme votre
Père céleste est parfait (3). »
Pour se faire connaître à nous
d'une manière sensible et proportionnée à notre nature, Dieu nous a envoyé son
Fils, dont l'exemple est notre règle. Imitons-le donc : « Apprenons de lui qu'il
est doux et qu'il est humble (4); » rendons-nous semblables à lui, et nous
serons semblables à Dieu, et nous vivrons de sa vie, el son image sera rétablie
en nous ; et nous parviendrons à la vie « où nous lui serons tout à fait
semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (5). »
Rendons-nous donc de vrais
entons de Dieu, en portant L'image et en faisant les œuvres de notre Père. Ne
faisons donc point les oeuvres du diable de peur que nous n'entendions la dure
sentence que Jésus-Christ prononça aux Juifs : « Vous êtes les enfants
1 Ephes., IV, 18. — 2 Luc.,
VI,36. — 3 Matth., V, 48. — 4 Ibid., XI, 29. — 5 I Joan., III, 2.
160
du diable et vous voulez faire ses œuvres : il est malin,
envieux, calomniateur, menteur et père du mensonge, cruel et homicide dès le
commencement (1). » Il inspire la sensualité, il enflamme la concupiscence, afin
de faire servir l'esprit à la chair, et effacer en nous l'image de Dieu.
« A Dieu ce qui est à Dieu (2).
» Si une image pouvait sentir, s'il lui venait un esprit de vie et
d'intelligence, elle ne cesserait de se rapporter elle-même à son original :
trait à trait, partie à partie, membre à membre, elle irait sans cesse se
réunissant à lui : si elle pouvait connaître qu'il lui manquât quelque trait,
elle irait, pour ainsi parler, continuellement l'emprunter : s'il s'en effaçait
quelqu'un, elle n'aurait point de repos jusqu'à ce qu'il fût rétabli ; et si
elle y pouvait contribuer, ce serait là toute son étude et tout son travail.
Nuit et jour elle ne serait occupée que du désir de lui ressembler : car c'est
là son être : elle n'aurait point d'autre gloire que celle de le faire connaître
: elle ne pourrait souffrir qu'on terminât son amour en elle, mais elle ferait
tout passer à son original : surtout si son original était en même temps son
auteur, parce qu'elle lui devrait l'être en deux manières : elle le devrait à sa
main et à son art qui l'aurait formée : elle le devrait à sa forme primitive et
originale, dont toute sa ressemblance serait dérivée et ne subsisterait que par
ce double emprunt.
Si les portraits de nos peintres
étaient animés, ils seraient étrangement partagés entre le peintre qui est leur
auteur et le Roi ou quelque autre objet qui est leur modèle et qu'ils ont à
représenter. Car à qui aller? Je suis toute à celui qui m'a fait, et il n'y a
trait que je ne lui doive : je suis toute à celui que je représente, et il n'y a
trait que je ne lui doive d'une autre manière. La pauvre
1 Joan., VIII, 44. — 2 Matth., XXII, 21.
161
image, pour ainsi dire, se mettrait en pièces et ne saurait
à qui se donner, étant attirée des deux côtés avec une égale force. Mais en nous
les deux forces concourent ensemble : celui qui nous a faits nous a faits à sa
ressemblance : il est notre original et notre principe. Quel effort ne
devons-nous donc pas faire pour nous réunir à lui?
Qui peut représenter Dieu, si ce
n'est lui-même? Lui seul se connaît. C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas un
autre : il nous a faits à sa ressemblance, et nous lui devons doublement tout ce
que nous sommes jusqu'au moindre trait. Nous ne pouvons donc ni nous reposer, ni
nous glorifier en nous-mêmes : « A Dieu ce qui est à Dieu : » c'est notre
gloire, c'est notre enseigne, c'est notre vie : notre étude et notre travail est
de lui ressembler de plus en plus, de faire tout pour lui et de lui rapporter
sans cesse tout ce que nous sommes.
Voyez le Fils de Dieu : il est
la parfaite image du Père, son Verbe, son intelligence, sa sagesse, « le
caractère de sa substance et le rejaillissement de sa gloire (1). » Mais que
fait-il sur la terre ? « Rien , dit-il, que ce qu'il voit faire à son Père : »
rien de lui-même , rien pour lui-même : « il ne fait que ce que son Père lui
découvre : et tout ce que le Père fait, non-seulement le Fils le fait aussi,
mais encore il le fait semblablement (2), » avec la même dignité et la même
perfection que lui : parce qu'il est le Fils unique , Dieu de Dieu, parfait du
parfait. Tel est le devoir, ou plutôt telle est la nature de l'image. Nous qui
ne sommes pas l'image et la ressemblance même, mais qui sommes faits à L'image
et ressemblance, c'est-à-dire qui ne sommes pas l'image engendrée du sein et de
la substance du Père, mais un ouvrage tiré du néant où il a gravé son image,
nous devons à notre manière imparfaite et faible imiter notre modèle qui est
Jésus-Christ ; et toujours attentifs à son exemple, faire ce que Dieu nous
montrera, ne nous étudier à autre chose qu'à y conformer nos désirs. « A Dieu ce
qui est à Dieu : » c'est la vérité : venons à la pratique,
1 Hebr., I, 3. — 2 Joan., V, 19 et seq.
162
Cette image, qui est notre âme
et toute créature raisonnable, repassera un jour par les mains et devant les
yeux de Jésus-Christ. Il dira encore une fois en nous regardant : « De qui est
cette image et cette inscription (1) ? » Et notre fond lui répondra : « De Dieu.
» C'est pour lui que nous étions faits : nous devions porter son empreinte : le
baptême la devait avoir réparée et c'était là son effet et son caractère. Mais
que sont devenus ces divins traits que nous devions porter? L'image de Dieu
devait être dans ta raison : toi, tu l'as noyée dans le vin : toi, tu as trouvé
cette ivresse indigne et grossière, mais tu t'es enivrée d'une autre sorte
encore plus dangereuse et plus longue, lorsque tu t'es plongée dans l'amour des
plaisirs : toi, tu l'as livrée à l'ambition : toi, tu l'as rendue captive de
l'or, « ce qui était une idolâtrie (2) : » toi, tu l'as sacrifiée à ton «
ventre, » dont tu as « fait ton Dieu (3). » Parlons avec confiance quand nous
parlons avec l'Ecriture : toi, tu lui as fait une idole de la vaine gloire : au
lieu de louer et de bénir Dieu nuit et jour, nuit et jour elle s'est louée et
admirée elle-même. « En vérité, en vérité, » dira le Sauveur, « je ne vous
connais pas (4) : » vous n'êtes pas mon ouvrage, et je ne vois plus en vous ce
que j'y ai mis : vous avez voulu vous faire vous-mêmes à votre mode : vous êtes
l'ouvrage du plaisir et de l'ambition : vous êtes l'ouvrage du diable dont vous
avez fait les œuvres, que vous avez fait votre père en l'imitant : allez avec
celui qui vous connaît et dont vous avez suivi les suggestions : « Allez au feu
éternel qui lui a été préparé (5). » O Dieu! juste Juge! où en serai-je? Me
connaîtrai-je moi-même, après que mon Créateur m'aura méconnu ?
1 Matth., XXII, 20. — 2 Ephes.,
V, 2. — 3 Philipp., III. 19. — 4 Matth., XXV, 41. — 5 Ibid.
163
Voici le jour des interrogations
; mais le jour des résolutions les plus admirables que la sagesse incarnée ait
données aux hommes.
« Moïse nous a commandé : »
voyez comme ceux qui errent cherchent toujours à s'appuyer sur les Ecritures, et
font semblant de vouloir obéir à la loi.
« De qui des sept sera-t-elle
femme? car elle l'a été de tous : » il faut encore ajouter, selon saint Marc et
selon saint Luc, « qu'elle n'a point laissé d'enfants au septième , non
plus qu'aux autres : » de sorte qu'il n'y a rien qui détermine en sa faveur.
« De qui sera-t-elle femme? »
Admirez combien les hommes sont charnels : ils ne peuvent comprendre une vie ni
une félicité sans les objets qui flattent les sens et sans les choses
corporelles auxquelles ils sont accoutumés. Ainsi ils n'entendent pas comment
les saints sont heureux : toute cette vie incorporelle leur paraît un songe, une
vision des spéculatifs, une oisiveté impossible à soutenir. Si on ne va, si on
ne vient, comme en cette vie; si on n'y contente les sens à l'ordinaire, ils ne
savent ce qu'on peut faire et ne croient pas qu'on puisse vivre. C'est pourquoi
une telle vie ne les touche pas ; et la croyant impossible, ils croient que tout
meurt avec le corps. Tels étaient parmi les païens les disciples d'Epicure :
tels étaient les sadducéens dans le peuple de Dieu : tels sont encore parmi nous
les impies et les libertins qui ne connaissent que la vie des sens. Ils sont
pires que les sadducéens; car ceux-ci se piquaient d'être zélateurs de la loi,
et nos impies n'ont aucun principe.
« Vous vous trompez (1). » C'est
ainsi qu'il faut parler à ces gens
1 Matth., XXII, 29.
164
qui mesurent tout à leurs sens charnels et grossiers. «
Vous vous trompez. » Quelle erreur plus grande que de suivre toujours les sens,
sans songer qu'il y a en nous un homme intérieur et une âme que Dieu a faite à
son image? C'est pourquoi Jésus-Christ leur dit encore à la fin, selon saint
Marc : « Vous vous trompez donc beaucoup (1) . »
« Vous vous trompez, faute
d'entendre les Ecritures et la puissance de Dieu (2). » C'est la source de
toutes les erreurs : on ne veut point entendre que Dieu puisse faire des choses
au-dessus du sens et du raisonnement humain, ni autre chose que ce qu'on voit.
C'est pourquoi on n'entend pas les Ecritures, parce que, pour ne vouloir pas
étendre ses vues sur l'immensité de la puissance de Dieu, on abaisse les
Ecritures à des sens proportionnés à notre faiblesse : on ne veut croire ni
incarnation, ni Eucharistie, ni résurrection, ni rien de ce que Dieu peut et de
ce qu'il veut bien faire pour l'amour de ses serviteurs. Ainsi les sadducéens ne
voulaient pas croire, ni qu'il put conserver l’âme sans le corps, ni qu'il put
l'y réunir de nouveau, ni qu'il le lui put rendre avec de plus nobles qualités
qu'en cette vie, ni enfin donner à l'homme d'autres plaisirs que ceux qu'il a
coutume de sentir.
« Dans ce siècle, les hommes
prennent des femmes et les femmes prennent des maris : mais dans la
résurrection, » ou comme il est porté dans saint Luc, « parmi ceux qui seront
jugés dignes du siècle à venir et de ressusciter des morts ; ni les hommes ne
prendront des femmes, ni les femmes des maris : et ils seront immortels, égaux
aux anges de Dieu dans le ciel (3). » Ainsi pour conserver un tel peuple, il ne
faudra ni de génération ni de mariage : et on n'en aura non plus besoin pour les
hommes que pour les anges. Tout ce qui est établi pour soutenir la mortalité
cessera : l'homme sera renouvelé dans son corps et dans son âme : nous serons «
enfants de Dieu, » parce que nous serons a enfants de résurrection (4) : » ce ne
sera plus de la chair et du sang que nous naîtrons comme en cette vie : il n'y
aura plus rien de corruptible : avec une nouvelle naissance Dieu donnera à nos
corps de nouvelles qualités : et nous serons, non enfants des hommes, mais
enfants de
1 Marc, XII, 27. — 2 Matth.,
XXII, 29. — 3 Luc., XX, 34, 35. — 4 Ibid., 36.
166
Dieu et égaux aux anges, parce que nous serons enfants de
résurrection.
« Le corps est maintenant conçu
et semé dans la corruption, il ressuscitera dans l'incorruptibilité. Il est
conçu dans la difformité, il ressuscitera dans la gloire : il est conçu dans la
faiblesse, il ressuscitera dans la force : il est conçu pour une vie animale,
il ressuscitera pour une vie spirituelle (1). » Ne vous étonnez donc pas s'il
n'y aura point alors de mariage , comme il n'y aura point de festins : on sera
comme les anges, sans aucune infirmité des sens et sans avoir besoin de les
satisfaire : « Et Dieu sera tout en tous (2). » On n'aura besoin que de lui.
Commençons donc dès cette vie ce
que nous ferons dans toute l'éternité : commençons à nous détacher des sens et à
vivre selon cette partie divine et immortelle qui est en nous. Nous qui vivons
dans le célibat, puisque nous voulons dès à présent imiter les anges, soyons
purs comme eux. Ne vivons que pour Dieu, comme saint Paul nous l'ordonne : « Car
l'homme qui a une femme et la femme qui a un mari, ont le cœur partagé : qui est
seul ne pense qu'à Dieu (3). » Ceux qui mènent une vie commune, ne laissent pas
d'être obligés dans le fond au même détachement; et c'est à eux que le même
Apôtre adresse cette parole : « Au reste, mes frères, le temps est court : ainsi
que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas , » et n'y soient point
attachés : « que ceux qui pleurent et qui sont affligés soient comme s'ils ne
l'étaient pas (4), » et qu'ils conçoivent que leurs larmes seront bientôt
essuyées : que ceux qui se réjouissent conçoivent la fragilité et l'illusion de
leur joie, et ne s'y abandonnent pas : « que ceux qui achètent soient comme ne
possédant point, » et qu'ils cessent de s'imaginer que ce qui tient si peu à eux
soit véritablement en leur puissance : « enfin que ceux qui usent des biens de
ce monde soient comme s'ils n'en usaient point : car la figure de ce monde
passe. Considérons ce qu'on ne voit pas, et non pas ce qu'on voit, parce que ce
qu'on voit passe et ce qu'on ne voit pas est éternel (5). » Passons donc et
prenons tout comme en passant, sans
1 1 Cor., XV, 42-44. — 2 Ibid., 28. — 3
Ibid., VII, 32-34. — 4 Ibid., 29-31. — 5 II Cor., IV, 18.
166
y attacher notre cœur lorsqu'on le possède, ni se troubler
quand on le perd. Car le temps de jouir des biens de la terre est court : ce
n'est qu'un moment, et ce n'est pas la peine de s'y arrêter. S'y arrêter, c'est
renoncer au christianisme et à l'espérance du siècle à venir.
Mais si nous sommes chrétiens
pour nous détacher des choses même permises, combien est grand notre crime si
nous demeurons attachés à celles qui ne doivent pas même être nommées parmi les
chrétiens, selon ce que dit saint Paul : « Que l'impureté et l'avarice ne soient
pas même nommées parmi vous, ainsi qu'il est convenable parmi les saints. » Et
encore : « Ce qu'ils font dans le secret est honteux même à dire (1). »
« Or que les morts ressuscitent,
Moïse même vous l'a dit (2) : » il va à la source, et il leur allègue les
paroles du législateur et le fondement de l'alliance : « Je serai ton Dieu, »
dit Dieu à Abraham (3) : et c'est sur cela que l'alliance est fondée : et depuis
il s'est toujours appelé « le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob
: » et c'est ainsi qu'il se qualifia, quand il apparut à Moïse pour l'envoyer à
son peuple : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac,
le Dieu de Jacob. » Et après : «Va, dit-il, et dis aux enfants d'Israël : Le
Seigneur Dieu de vos pères : le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de
Jacob : c'est là mon nom à jamais, et c'est là mon mémorial et le titre sous
lequel je veux être connu de génération en génération (4). Or Dieu n'est pas le
Dieu des morts (5), » ni le Dieu de ce qui n'est plus : « les morts, » à les
regarder comme morts, « dorment dans le sépulcre : le Seigneur ne s'en souvient
plus, et ils ne sont plus sous sa main (6). » Mais il n'en est pas ainsi des
aines saintes, des âmes des amis de Dieu : car s'ils sont morts à l'égard de
1 Ephes., V, 3, 12. — 2 Luc,
XX, 37. — 3 Genes., XVII, 7, 8. — 4 Exod., III, 6 15.— 5
Luc., XX, 38. — 6 Psal. LXXXVII, 6.
167
l'homme, « ils sont vivants pour Dieu. Us sont vivants sous
ses yeux et devant lui; » et encore : « Ils sont vivants pour lui (1). » S'ils
ont perdu le rapport qu'ils avaient à leurs corps et aux autres hommes, ils
avaient un autre rapport à Dieu, qui les a faits à son image et pour en être
loué. Ce rapport ne se perd pas : car si le corps se dissout et n'est plus animé
de l’âme, Dieu pour qui l’âme a été faite et qui porte son empreinte, demeure
toujours. Ainsi les amis de Dieu subsistent toujours par le rapport qu'ils ont à
Dieu. Et c'est pourquoi il se dit leur Dieu, non-seulement durant leur vie, mais
encore après leur mort : car leur vie a été trop courte pour donner à Dieu une
dénomination éternelle : or le titre de Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est
éternel. Dieu donc se dit leur Dieu, parce qu'ils vivent toujours devant lui et
qu'il les tient sous sa face ; et comme dit l'apôtre saint Paul : « Dieu ne
rougit pas de s'appeler leur Dieu, parce qu'il leur a bâti une ville permanente
et qui avait des fondements éternels (2). » Autrement, comment n'aurait-il pas
honte de s'appeler leur Dieu, s'il les avait abandonnés et ne leur eût laissé
pour demeure qu'un tombeau ? Ils sont donc vivants devant lui : et ce qui leur
convient à tous les enfants de Dieu : car c'est le fondement de l'alliance à
laquelle par conséquent tout le monde a part. Car ce même Dieu qui se dit le
Dieu d'Abraham, se dit en même temps le Dieu de nos pères : et en disant à
Abraham : « Je serai ton Dieu, » il a ajouté : « et de ta postérité après toi
(3). » Il leur a donc également destiné cette demeure éternelle.
On dira que Jésus ne prouve que
l'immortalité des âmes, et non pas la résurrection des corps. Mais la coutume de
l'Ecriture est de regarder une de ces choses comme la suite de l'autre. Car si
on revient à l'origine, Dieu avant que de créer l’âme, lui a préparé un corps.
Il n'a répandu sur nous ce souffle de vie, c'est-à-dire l’âme faite à son image,
qu'après qu'il a donné à la boue qu'il maniait si artistement avec ses doigts
tout-puissants, la forme du corps humain. Si donc il a fait l’âme pour la mettre
dans un corps, il ne veut pas qu'elle en soit éternellement séparée. Aussi
voulut-il d'abord qu'elle y fût unie éternellement, puisqu'il avait
1 Luc, XX, 38. — 2 Hebr.,
XI, 10, 16. — 3 Genes., XVII, 7.
168
fait l'homme immortel et que c'est par le péché que la mort
a été introduite sur la terre. Mais le péché ne peut pas détruire à jamais
l'œuvre de Dieu : car le péché et son règne doit être lui-même détruit : alors
donc l'homme sera rétabli dans son premier état : la mort mourra et l’âme sera
réunie à son corps pour ne le perdre jamais. Car le péché qui en a causé la
désunion ne sera plus. Il a donc prouvé aux sadducéens plus qu'ils ne voulaient,
puisqu'il leur a prouvé non-seulement la résurrection des corps, mais encore la
subsistance éternelle des âmes, qui est la racine et la cause fondamentale de la
résurrection des corps, puisque l’âme à la fin doit attirer après elle le corps,
qu'on lui a donné dès son origine pour son éternel compagnon.
Que reste-t-il donc après cela,
sinon de nous réjouir avec les pharisiens « de ce que Jésus a fermé la bouche
aux sadducéens (1), » qui ne voulaient croire ni la résurrection, ni la
subsistance des âmes après la mort ? Le Sauveur les a confondus : il est allé
d'abord à la source de l'erreur, en leur prouvant l'immortalité des âmes.
Joignons-nous donc à ces docteurs de la loi, qui, ravis de ce qu'il venait de
dire, s'écrièrent avec une espèce de transport : « Maître, vous avez bien dit
(2). » Mais ce n'est pas de vains applaudissements que Jésus cherche. S'il a
bien dit, profitons de sa doctrine : vivons comme devant éternellement vivre :
ne vivons pas comme devant mourir pour terminer tous nos soins à cette vie :
songeons à cette vie qui nous est réservée éternellement devant Dieu et pour
Dieu. Commençons donc dès à présent à vivre pour lui, puisque c'est pour lui que
nous devons vivre dans l'éternité. Vivons pour lui : aimons-le de tout notre
cœur : c'est ce qu'il nous va enseigner dans la lecture suivante.
« Quel est le grand commandement
dans la loi (3) ? » On ne sait
1 Matth., XXII, 31. — 2 Luc., XX, 39. — 3
Matth., XXII, 36.
169
si c'est encore pour le tenter qu'on lui fit cette demande
en saint Matthieu et en saint Marc, ou si c'est de bonne foi pour
être instruit. Car nous voyons en saint Luc, dans une autre occasion,
qu'un des docteurs de la loi lui fit une demande approchante « pour le tenter
(1) : » et qu'après avoir ouï de la bouche du Sauveur la même réponse qu'il fait
aujourd'hui, il continua son discours, en « voulant se justifier lui-même. »
Je ne sais s'il en est de même
en cette, occasion : car le docteur de la loi qui l'avait interrogé, paraît si
satisfait de sa réponse, qu'il mérita de recevoir cet éloge du Sauveur : « Vous
n'êtes pas loin du royaume de Dieu (2). » Par où, s'il lui montrait qu'il n'y
était pas encore arrivé, il lui faisait voir en même temps qu'il était dans le
chemin, comme la suite le fera peut-être mieux paraître.
Il semble aussi que les
pharisiens qui firent faire cette demande au Fils de Dieu (3), furent bien aises
qu'il eût confondu les sadducéens; et que, reconnaissant en lui par ses
admirables réponses une doctrine supérieure à tout ce qu'ils avaient jamais
entendu, ils furent bien aises d'apprendre sa résolution sur la plus importante
question qu'on put faire sur la loi : « Quel est le grand commandement de la loi
(4)? » ou comme saint Marc le rapporte : « Quel est le premier de tous les
commandements (5)? »
Jésus, qui était la vérité même,
allait toujours et d'abord au premier principe : il était clair que le plus
grand commandement devait regarder Dieu. C'est pourquoi il choisit un lieu de la
loi qui portait ainsi : « Ecoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est le seul
Dieu, le seul Seigneur (6) : » par là la grandeur de Dieu était établie dans sa
parfaite unité : de là il s'ensuivait encore qu'il lui fallait consacrer celui
de nos senti mens qui le faisait le plus régner dans nos cœurs et réunissait
davantage en lui toutes nos affections, qui était l'amour. Ce qui montrait
encore que l'amour qu'il fallait donner à un être si parfait devait aussi être
parfait : c'est ce qui fait choisir au Sauveur l'endroit de toute l'Ecriture où
la perfection de l'amour de Dieu et la parfaite réunion de tous nos désirs
1 Luc., X, 25, 29. — 2 Marc., XII, 32, 31. —
3 Matth., XXII, 34. — 4 Ibid., 36. — 5 Marc., XII, 28. — 6
Deuter., VI, 4; Marc., XII, 29.
170
en lui seul, était expliquée. Mais de peur que quelque
ignorant ne soupçonnât qu'en réunissant en Dieu tout son amour, il n'en restât
plus pour le prochain, il ajoute au premier précepte le second qui lui est
semblable (1) : et il porte l'amour du prochain à sa perfection, en montrant
encore dans la loi qu'il faut « aimer son prochain comme soi-même; » où il met
le mot de prochain au lieu de celui d'ami, qui est dans la loi (2), parce que le
nom « d'ami » eût semblé restreindre l'amour à ceux avec qui on avait des
liaisons et une confiance particulière : au lieu que le mot de prochain, plus
général, l'étendait sur tous ceux qui nous touchaient par la nature qui nous est
commune , ainsi que le Fils de Dieu l'avait déjà expliqué (3).
Voilà donc toute la loi rappelée
à ses deux principes généraux : et l'homme est parfaitement instruit de tous ses
devoirs, puisqu'il voit en un clin d'oeil ce qu'il doit à Dieu son créateur, et
ce qu'il doit aux hommes ses semblables. Là est compris tout le Décalogue,
puisque dans le précepte d'aimer Dieu, toute la première table est comprise, et
dans celui d'aimer le prochain est renfermée toute la seconde. Et non-seulement
tout le Décalogue est compris dans ces deux préceptes, mais encore « toute la
loi et tous les prophètes (4), » puisque tout aboutit à être disposé comme il
faut envers Dieu et envers les hommes; et que Dieu nous apprend ici
non-seulement les devoirs extérieurs, mais encore le principe intime qui nous
doit faire agir, qui est l'amour. Car qui aime ne manque à rien envers ce qu'il
aime. Nous voyons donc la facilité que Jésus-Christ apporte aujourd'hui à notre
instruction, puisque sans nous obliger à lire et à pénétrer toute la loi, ce que
les faibles et les ignorants ne pourraient pas faire, il réduit toute la loi à
six lignes : et que pour ne point dissiper notre attention s'il nous fallait
parcourir en particulier tous nos devoirs, il les renferme tous, et envers Dieu
et envers les hommes, dans le seul principe d'un amour sincère, en disant qu'il
« faut aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même : de ces deux
préceptes, dit-il, dépendent toute la loi et tous les prophètes (5). »
1 Matth., XXII, 39. — 2 Levit.,
XIX, 18. — 3 Luc, X, 29, 37. — 4 Matth., XXII, 40. — 5 Ibid.,
37-39.
171
Adorons la vérité éternelle dans
cet admirable abrégé de toute la loi. Que je vous suis redevable, ô Seigneur,
d'avoir tout ramassé en un, en sorte que sans avoir toujours à me fatiguer dans
une immense lecture, je tiens en sept ou huit mots toute la substance de la loi
: et lorsque, pour donner à mon esprit un exercice convenable , je lirai avec
affection et attention le reste de votre Ecriture, vous m'avez mis en main dans
ces deux préceptes, le fil qui me conduira dans toutes les difficultés que je
trouverai dans une lecture si profonde; ou plutôt la résolution et le dénouement
de toutes les difficultés, puisque je suis assuré qu'en entendant ces deux
préceptes, je n'ignore rien de ce qui m'est nécessaire. O Dieu, je vous loue : ô
Jésus, soyez béni : ô Jésus, je vais m'ap-pliquer à méditer cet admirable abrégé
de la doctrine céleste : je me veux parler à moi-même sans paroles de ces
paroles si pleines de lumières : c'est-à-dire je veux tâcher de les pénétrer
plutôt par l'affection que par. le discours : j'en contemplerai la vérité, afin
d'en sentir la force et de m'en remplir tout entier au dedans et au dehors. O
Jésus, donnez-m'en la grâce : ô Jésus, répandez dans mon âme votre Saint-Esprit,
qui est l'amour éternel et subsistant de votre Père et de vous, afin qu'il
m'apprenne à vous aimer tous deux, et à aimer avec vous comme un seul et même
Dieu l'Esprit qui procède de l'un et de l'autre.
«Et personne n'osait plus
l'interroger (1).» Cette réflexion de saint Marc fait soupçonner que ceux qui
lui firent faire cette dernière demande, ou du moins quelques-uns d'eux, ne le
consultaient que pour le tenter. Car s'ils eussent consulté pour s'instruire de
bonne foi un maître dont la doctrine était si remplie de vérité et de grâce, il
y avait à l'interroger jusqu'à la fin. Mais comme ils l'interrogeaient dans le
dessein de le surprendre et pour voir s'il répondrait mal, ou s'il demeurerait
court dans quelque question, ils cessent de le consulter aussitôt qu'ils sentent
qu'ils n'ont aucun avantage à tirer contre lui de ses réponses.
Apprenons de ceux qui consultent
mal la vérité éternelle, comment il la faut consulter : c'est-à-dire non pour la
tenter ou la contredire, ou même pour satisfaire une vaine curiosité : mais
1 Marc., XII, 34.
172
pour se nourrir de sa substance, y conformer tous nos
sentiments, et vivre de la véritable vie, selon cette réponse du Sauveur : «
Faites ceci, et vous vivrez (1) : faites ceci : » aimez Dieu de tout votre cœur
et votre prochain comme vous-même : « Faites ceci : » ne vous contentez pas de
discourir et de faire une matière de spéculation de ce qui est la règle de votre
pratique: « Faites ceci, et vous vivrez: » vous vivrez de la véritable vie :
vous vivrez de la vie qui ne meurt jamais : « car les prophéties s'évanouissent
dans le ciel : les énigmes se dissipent par la manifestation de Ja vérité : » la
foi se change en claire vue et l'espérance en possession. « Il n'y a que la
charité » qui consiste en ces deux préceptes, « il n'y a, dis-je, que la charité
qui ne finit pas et ne se perdra jamais (2), » comme dit saint Paul. Commençons
donc de bon cœur à entendre et à pratiquer ce que nous pratiquerons
éternellement. Amen. Amen.
« Ecoute, Israël : le Seigneur
ton Dieu est le seul Dieu, le seul Seigneur : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur et de toute ton âme, et de toute ta force (3) : c'est ainsi que
nous lisons dans la Loi ; et l'Evangile interprète : « de tout ton esprit, de
toute ton intelligence, de toute ta pensée, de toute ta puissance (4). » Il ne
se faut pas tourmenter l'esprit à distinguer la vertu de chacune de ces paroles,
ni à distinguer par exemple le cœur d'avec l’âme, ni l'un ni l'autre d'avec
l'esprit et l'intelligence, ni tout cela d'avec la force de l’âme, ni la force
d'avec la puissance : encore que tout cela se trouve expliqué par des paroles
expresses et distinguées : mais il faut seulement entendre que le langage humain
étant trop faible pour expliquer l'obligation d'aimer Dieu, le Saint-Esprit a
ramassé tout ce qu'il y a de
1 Luc, X, 28. — 2 1 Cor., XIII, 8, 12. — 3
Deuter., VI, 4, 5. — 4 Matth., XXII, 37; Marc., XII, 30; Luc.,
X, 27.
173
plus fort pour nous faire entendre qu'il ne reste plus rien
à l'homme qu'il puisse se réserver pour Lui-même, mais que tout ce qu'il a
d'amour et de force pour aimer, se doit réunir en Dieu. Pesons donc toutes les
paroles dans cet esprit et par le cœur et l'affection, plutôt que par la
méditation et par la pensée : et lisons encore la suite de ce précepte divin
dans le Deutéronome, d'où il est pris. « Ecoute donc, Israël : » Ecoute
du cœur : impose silence à toute autre parole et à toute autre pensée : Ecoute,
en un mot, comme il faut écouter Dieu quand il parle, et encore quand il parle
de la principale chose qu'il exige de l'homme : Ecoute, ô vrai Israël : ô
chrétien, ô juste, ô fidèle ! « Le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur : » il
n'y a pas plusieurs dieux en Israël, comme dans les autres nations : il n'y a
pas aussi plusieurs objets entre lesquels on puisse partager son cœur : en un
mot, il n'y a pas plusieurs personnes ni plusieurs choses à aimer : « Tu aimeras
le Seigneur ton Dieu, » ce Dieu, ce Seigneur unique, « de tout ton cœur, de
toute ton âme, de toute ta force : » uniquement comme il est unique :
parfaitement comme il est parfait ; en consacrant à ce premier être, principe et
moteur de tout, ce qui est aussi le principe et le moteur en toi-même de toutes
tes affections. Je le veux, Seigneur : et si je le veux, je le fais : car le
vouloir, c'est le faire : le vouloir imparfaitement, c'est le faire
imparfaitement : le vouloir parfaitement, c'est le vouloir dans la perfection
que vous voulez. Rien n'est plus facile ; rien n'est plus présent à la volonté
que le vouloir : « Ce précepte n'est pas au-dessus de moi ni loin de moi : il ne
faut point monter au ciel, ni passer les mers pour le trouver : mais la parole
est fort proche de toi, dit le Seigneur, dans ta bouche et dans ton cœur pour
l'accomplir (1). » Dans ta bouche, c'est encore trop loin ; car pour cela il
faut parler, et la bouche et le cœur sont deux : mais dans le cœur : le cœur te
suffit : rien n'est plus proche du cœur que le cœur même : et ce précepte
d'aimer, qui est le précepte du cœur, est vraiment fort proche de nous. Si je
veux donner l'aumône et exercer les œuvres de miséricorde, il faut sortir : si
je veux me réconcilier avec mon frère et réchauffer en lui la charité éteinte,
1 Deuter., XXX, 11-14.
174
il faut le chercher : si je veux chanter des psaumes, il
faut du moins ouvrir la bouche. Mais pour aimer, que faut-il faire, sinon aimer?
O Dieu, que ce précepte est près de moi ! fais-le donc; accomplis-le dans ce
moment, ô cœur humain. Il est vrai que pour l'accomplir, j'ai besoin de vous, ô
Dieu vivant, qui êtes le seul moteur des cœurs, qui seul y inspirez votre saint
amour. Mais, ô Dieu, vous êtes présent, plus présent à moi-même que moi-même : ô
Dieu, que ce précepte est encore proche de moi par cet endroit-là. Qu'attends-tu
donc, ô mon âme : « Mon âme, bénis le Seigneur et que tout ce qui est en moi
célèbre son saint nom (1) : O Seigneur, qui êtes ma force, je vous aimerai
(2); » mais, ô Seigneur, pourquoi dire,
Je vous aimerai ? Disons dès à présent : Je vous aime.
O que ce précepte est proche de moi ! Mais, ô Dieu, qu'il
est loin de moi d'une autre manière et quelle est ma maladie ! Mais nous n'en
sommes pas encore là : nous avons à lire le précepte, ainsi qu'il est écrit dans
la loi. Lisons, mais lisons de cœur, et non des yeux.
« Tu aimeras donc le Seigneur
ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. » Et parce que
tu l'aimeras de cette sorte, les paroles que jeté commande aujourd'hui, «les
préceptes que je te donne seront dans ton cœur : » car on veut toujours
accomplir la volonté de celui qu'on aime : « Et tu les raconteras à tes enfants.
Et tu y mettras ta pensée, assis dans ta maison et marchant dans les chemins, te
couchant et te levant (3) : » car de quoi s'occupe-t-on durant tout le cours de
sa vie , que de la volonté de celui qu'on aime et du soin de lui plaire ? Pèse
donc toutes ces paroles, o vrai Israël : songe à plaire à Dieu et à lui obéir
allant et venant, dans ton repos et dans ton travail, en t'endormant et en
t'éveillant. Tu peux bien changer tes autres emplois, mais celui d'aimer Dieu et
de lui plaire est le soin perpétuel
1 Psal. CII, 1. — 2 Psal. XVII, 2. — 3 Deuter.,
VI, 5 et suiv.
175.
de ta vie. Et comme on ne lui peut plaire qu'en obéissant à
sa loi et en accomplissant sa volonté, il faut être continuellement occupé de ce
désir. « Aie donc les commandements de Dieu toujours présents nuit et jour : tu
les tiendras attachés à ta main comme un mémorial éternel ; et ils seront, et
ils se mouvront continuellement devant tes yeux, et tu les écriras sur le seuil
de ta porte, et à l'entrée de ta maison (1), » selon ce que dit le Sage : « Mon
fils, garde mes commandements et caches-les en toi-même comme ton trésor : Mon
fds, observe-les et tu vivras : garde ma loi comme la prunelle de ton œil :
lie-la à tes doigts; qu'elle te guide dans tous tes ouvrages, et écris-la sur
les tables de ton cœur (2) : tiens mes commandements continuellement liés à ton
cœur : mets-les autour de ton col comme un collier : quand tu marcheras, qu'ils
marchent avec toi : qu'ils te gardent quand tu dormiras; et aussitôt que tu
seras éveillé, entretiens-toi avec eux, parce que le commandement est un
flambeau et la loi est une lumière, et la répréhension qu'elle nous fait de nos
fautes est la voie de la vie (3). »
Voilà donc ce que produit
l'amour de Dieu : un inviolable attachement à sa loi, une application à la
garder, un soin de se la tenir toujours présente, de la lier à ses mains, et de
ne cesser jamais de la lire, de l'avoir toujours devant les yeux : qu'elle n'y
soit pas comme une chose morte, mais comme un objet qui se présente et se remue
continuellement devant nos yeux, pour exciter notre attention. Ecrivons-en les
sentences à l'entrée de notre maison, afin qu'autant de fois que nous y entrons,
le souvenir s'en réveille : les Juifs le pratiquaient ainsi à la lettre, et ils
écrivaient en effet des sentences choisies de la loi, non-seulement pour les
mettre à l'entrée de leurs maisons, mais encore pour les rouler autour de leur
tête, en sorte qu'en se mouvant continuellement devant leurs yeux, ils n'en
perdissent jamais la mémoire. Mais toi, ô Juif spirituel, accomplis tout cela en
esprit: aie les préceptes de Dieu toujours présents à ton esprit, pour les
méditer et les accomplir dans tous tes ouvrages. Et tout cela, parce que tu
aimeras le Seigneur ton Dieu, parce qu'on ne peut l'aimer sans lui obéir, ni lui
obéir sans L'aimer. Ce que le Sauveur explique en
1 Deuter., VI, 7-9. — 2 Prov., VII, 1-3. — 3 Prov.,
VI, 21-23.
176
disant : « Si vous m'aimez, gardez mes commandements ; » et
réciproquement : « Celui qui garde mes commandements, c'est celui qui m'aime
(1). » Il ne suffit pas de garder l'extérieur de la loi : l’âme de la loi, c'est
de la garder par amour : l'effet de l'amour est de garder la loi : « N'aimons
pas en paroles, ni de la langue, mais en œuvre et en vérité (2). » De belles
spéculations, de beaux discours, ce n'est pas là ce qui s'appelle aimer ; il
faut venir à la pratique : des pratiques extérieures, ce n'est pas là ce qui
s'appelle observer la loi : l’âme de la loi, c'est d'aimer et de faire tout par
amour ; le reste n'est que l’écorce et l'extérieur de la bonne vie.
Continuons à considérer le
commandement de l'amour de Dieu, comme il est écrit dans la loi (3). « Et
maintenant, Israël, qu'est-ce que te demande le Seigneur ton Dieu, si ce n'est
que tu le craignes et que tu marches dans ses voies, et que tu l'aimes, et que
tu le serves de tout ton cœur et de toute ton âme, et que tu gardes les
commandements du Seigneur, et ses cérémonies que je te commande aujourd'hui,
afin que tout bien t'arrive et que tu sois heureux? Regarde; le ciel et les
cieux des cieux, ce que le ciel a de plus haut et de plus impénétrable est au
Seigneur ton Dieu, et la terre et tout ce qui y est contenu : et toutefois le
Seigneur s'est attaché à tes pères, et les a aimés ; et il a choisi leur
postérité après eux, c'est-à-dire vous , parmi toutes les nations, comme vous le
voyez aujourd'hui. Circoncisez donc votre cœur, et n'endurcissez point contre
Dieu votre col inflexible et indomptable, pour secouer le joug de sa loi, parce
que le Seigneur votre Dieu est le Dieu des dieux, et le Seigneur des seigneurs;
le Dieu grand, puissant et terrible, qui n'a point d'égard aux personnes ni ne
reçoit les présents. Il fait justice au pupille et à la veuve : il aime
1 Joan., XIV, 15, 21. — 21 Joan., III, 18. —
3 Deuter., X, 12 et seq.
177
l'étranger et lui donne son vivre et son habillement
partout où il va. Vous donc aimez aussi les étrangers, parce que vous avez été
étrangers dans la terre d'Egypte. Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, et vous
ne servirez que lui seul : vous lui serez attaché , et vous jurerez en son nom,
comme au seul nom qui est pour vous éternellement vénérable et saint : il est
votre gloire et votre Dieu, qui a fait les choses terribles et merveilleuses que
vous avez vues. Vos pères sont entrés en Egypte au nombre de septante, et le
Seigneur vous a multipliés comme les étoiles. »
Dieu explique par ces paroles
non-seulement l'obligation, mais encore les motifs de l'aimer. Pesez ces paroles
: « Et toutefois le Seigneur s'est attaché et collé à vos pères, et il les a
aimés. » Rendez-lui donc amour pour amour et attachez-vous à lui. Pesez ce mot.
Pesez ensuite, dans les versets
18 et suivants, les perfections de Dieu et ses bontés, que vous devez
non-seulement aimer, mais encore imiter. Pesez encore la grâce de son élection :
« Il vous a choisis parmi toutes les nations, comme vous voyez. » Qu'aviez-vous
mérité de lui? Pesez enfin : «Vous n'êtes entrés que septante dans la terre
d'Egypte. » Il n'entra dans le cénacle environ que six vingts hommes (1). Voyez
comme Dieu les a multipliés, et comme l'Eglise s'est étendue par toute la terre
pour vous recueillir dans son sein, pendant que tant d'autres nations périssent
dans leur ignorance. « Mais le Seigneur votre Dieu ne vous a pas choisis pour
votre mérite , ou parce que vous étiez le peuple le plus nombreux de toute la
terre (2) ; » car vous étiez en si petit nombre, lorsqu'il vous a envoyé son
Saint-Esprit; et vous êtes encore environnés de nations immenses qui ne
connaissent point son nom : « mais il vous a choisis, parce qu'il vous a aimés
et qu'il voulait accomplir le serment qu'il avait fait à vos pères (3), »
Abraham , Isaac et Jacob, en leur promettant que toutes les nations de la terre
seraient bénies en eux et en leur semence, en leurs fils, dans le Christ qui
sortirait d'eux : « et afin que vous appreniez que le Seigneur votre Dieu est le
Dieu fort et fidèle dans ses promesses, qui garde son alliance et sa miséricorde
à
1 Act., I, 15. — 2 Deuter.,
VII, 7. — 3 Ibid., 8.
178
ceux qui l'aiment et qui observent ses commandements,
jusqu'à mille générations (1). »
Dieu est parfait : Dieu vous a
choisis : il vous a choisis par pur amour, par pure bonté : il vous a comblés de
biens. Pouvez-vous n'aimer pas celui qui vous aime avec cette immense tendresse
? Venez au Sauveur, et à la grâce de la nouvelle alliance. O homme, ô peuple
racheté, il ne faut plus être qu'amour.
Voyez ce que Dieu conclut de
toutes ces choses : « Aime donc le Seigneur ton Dieu, ô chrétien, » ô vrai
Israël, « et garde ses commandements, ses cérémonies, ses jugements, ses
préceptes (2). » Songez à toutes les choses qu'il a faites pour vous dans le
désert, et combien ont été plus grandes celles qu'il a faites pour les
chrétiens. « Vos yeux ont vu les œuvres de Dieu, » les grandes œuvres qu'il a
faites, les merveilles de Jésus-Christ et le grand ouvrage de la rédemption : «
Mettez donc mes paroles dans votre cœur et dans votre esprit, et attachez-les à
vos mains : » n'en quittez jamais la lecture : « Mettez-les entre vos yeux et ne
les perdez jamais de vue : enseignez à vos enfants à les méditer et soyez-en
occupés en marchant, en vous reposant, en vous couchant et en vous levant :
écrivez-les sur les poteaux et aux portes de votre maison (3) : » que tous vos
sens en soient remplis et occupés, et que par là ils entrent dans le fond de
votre cœur. Voilà les motifs, voilà la nature, voilà les effets et les fruits de
l'amour de Dieu. En considérant sa perfection, sa bonté, ses immenses et
continuels bienfaits, il faut tellement s'occuper de lui, que nuit et jour rien
ne nous revienne tant dans la pensée que le soin de le contenter et de lui
plaire.
1 Deuter., VII, 9. — 2 Deuter., XI, 1. — 3 Deuter., XI, 5,
7, 18-20.
179
Revenez à la lecture de
l'Evangile, et appuyez sur cette parole : « Et voici le second qui lui est
semblable : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (1). »
Quelle dignité de l'homme !
L'obligation d'aimer son frère est semblable à celle d'aimer Dieu.
Ces deux préceptes vont presque
d'égal à la tête de tous les commandements, ou plutôt les renferment tous; mais
le premier est le modèle de l'autre.
Comme l'homme est fait à la
ressemblance de Dieu, ainsi le
commandement d'aimer l'homme est fait à la ressemblance du
commandement d'aimer Dieu : « Le second qui lui est
semblable. »
Il faut aimer l'homme, où Dieu a
imprimé sa ressemblance,
parce qu'on aime Dieu.
Parce qu'on aime Dieu , il faut
aimer l'homme qui est son temple et où il habite.
Parce qu'on aime Dieu, il faut
aimer l'homme qu'il a adopté pour fils, et à qui il se veut communiquer tout
entier.
Avec quelle pureté, avec quelle
sainteté, avec quelle perfection, avec quel désintéressement faut-il aimer
l'homme, puisque l'amour qu'on a pour lui est semblable à celui qu'on a pour
Dieu !
Loin de cet amour la chair et le
sang, loin de cet amour l'esprit
d'intérêt et toute corruption !
Il faut aimer tous les hommes,
parce que tous sont chers à Dieu, ils sont ses amis et ses enfants.
« Comme vous-même : » en leur
souhaitant le même bien , la même félicité, le même Dieu qu'à soi-même. Nulle
envie, nulle inimitié ne doit troubler cette union, ni la joie qu'on doit avoir
de tous les progrès de son frère.
1 Matth., XXII, 39.
180
Lorsque la possession ou la
recherche de quelque bien particulier nous divise, comme celui d'une charge,
d'une dignité, d'une terre, il se faut bien garder d'en aimer moins notre frère
: ce qu'il faut moins aimer, c'est le bien qui nous fait perdre notre frère, qui
doit nous être cher comme nous-mêmes à nous-mêmes.
« Vous aimerez votre prochain
comme vous-même. » Il ne dit pas : Vous aimerez Dieu comme vous-même ; car il le
faut aimer plus que soi-même, et ne s'aimer soi-même que pour Dieu.
Il ne dit pas aussi : Vous
aimerez votre prochain de tout votre cœur, de toute votre pensée, de toute votre
force : cela est réservé à Dieu. C'est un transport de l'âme qui sort
d'elle-même tout entière pour s'unir à Dieu : qui est heureuse de ce que Dieu
est, et de ce qu'il est heureux : qui ne s'aime que pour Dieu, comme elle n'aime
son prochain que pour Dieu. C'est s'aimer véritablement que d'aimer Dieu de
cette sorte.
« Aimez comme vous-même : »
c'est un amour de société et d'égalité : c'est ainsi qu'on aime son prochain :
l'amour de Dieu est un amour de sujétion et de dépendance : mais de dépendance
douce, puisque c'est dépendre du bien et s'unir à lui.
Il faut s'aimer soi-même pour
Dieu , et non pas Dieu pour soi : s'il fallait, pour plaire à Dieu, s'anéantir,
et qu'on sût que ce sacrifice lui fût agréable, il faudrait le lui offrir sans
hésiter.
L'amour est un consentement et
une union à ce qui est juste et à ce qui est le meilleur. Il est meilleur que
Dieu soit que nous.
Prenons-y garde : l'amour-propre
est le vrai fonds que laisse en nous le péché de notre origine : nous rapportons
tout à nous et Dieu même, au lieu de nous rapporter à Dieu et de nous aimer pour
Dieu.
Qui n'aime pas Dieu n'aime que
soi. Pour aimer son prochain comme soi-même, il faut être auparavant sorti de
soi-même et aimer Dieu plus que soi-même. L'amour une fois uni à cette source,
se répand avec égalité sur le prochain. Nous l'aimons en société comme notre
frère, et non pas par domination comme notre inférieur.
L'amitié est la perfection de la
charité. C'est une liaison particulière pour s'aider à jouir de Dieu. Toute
autre amitié est vaine.
181
Autre est l'amitié de besoin,
autre l'amitié de société : celle-là vient de l'intérêt, celle-ci de la charité.
Les hommes doivent s'aimer les
uns les autres comme les parties d'un même tout, et comme feraient les membres
de notre corps, si chacun a voit sa vie particulière. Ils s'aimeraient l'un
l'autre en société, comme soi-même : les deux yeux et les deux mains auraient
toutefois une liaison particulière, à cause de la ressemblance. C'est le symbole
de l'amitié chrétienne.
« Oui, mon frère : que je
jouisse de vous en Notre-Seigneur : faites reposer mes entrailles en
Notre-Seigneur (1) : » c'est l'amitié chrétienne. Toute la lettre à Philémon en
est pleine.
Conclusion et abrégé. L'ordre
est parfait, si on aime Dieu plus que soi-même : soi-même pour Dieu : le
prochain non pour soi-même, mais comme soi-même pour l'amour de Dieu. O que cela
est droit ! que cela est pur ! Toute vertu est là dedans.
Faisons réflexion sur nous-mêmes
: Est-ce aimer Dieu de tout son cœur que de partager son cœur entre lui et la
créature? Peut-on aimer deux choses souverainement ? ou peut-on aimer de tout
son cœur, si on n'aime qu'à demi? Ne faut-il pas aimer parfaitement et du tout
le tout parfait? Peut-on avoir « deux maîtres et servir Dieu et l'argent (2), »
ou quelque autre créature que ce soit, contre la parole expresse du Fils de
Dieu?
Si j'aime Dieu de toute ma
pensée, et de toute mon intelligence, d'où vient que j'y pense si peu? Peut-on
ne pas penser à ce qu'on aime? ce qu'on aime ne revient-il pas continuellement
et naturellement à l'esprit? Faut-il se tourmenter pour s'en souvenir? mais du
moins peut-il échapper, quand on se met exprès en sa présence, et pour avoir
avec lui une douce communication? O mon Dieu! comment donc suis-je si distrait
dans la prière?
1 Philem., 20. — 2 Matth., VI, 24.
182
D'où vient que j'y ai si peu de
goût? que mon cœur m'échappe, et que j'ai tant de peine à le retrouver, afin de
dire avec David : « O mon Dieu, votre serviteur a trouvé son cœur pour vous
faire cette prière? » O mon Dieu, si je ne puis penser à vous, comment est-ce
que je vous aime de toute ma pensée?
Mais comment est-ce que je vous
aime de toute ma force et de toute ma puissance, pendant que je me trouve si
faible et si languissant, si lâche, si découragé dans ce que je fais pour vous?
Pourquoi ai-je si peu de soin de vous plaire? A votre seul nom tous mes sens
devraient se réveiller, et toutes les forces de l’âme et du corps se réunir pour
faire votre ouvrage : et si je ne le fais pas, comment est-ce que je vous aime
de toute ma force?
O Seigneur, si je vous aimais de
toute ma force, par la force de cet amour j'aimerais mon prochain comme
moi-même. Mais je suis si insensible à ses maux, pendant que je suis si sensible
au moindre des miens. Je suis si froid à le plaindre, si lent à le secourir, si
faible à le consoler : en un mot si indifférent dans ses biens et dans ses maux.
Où est cette ardeur et cette tendresse d'un saint Paul? « Pleurer avec ceux qui
pleurent, se réjouir avec ceux qui se réjouissent (1), être faible avec les
faibles (2), souffrir comme dans le feu et être brûlé lorsque quelqu'un est
scandalisé (3). » O mon Dieu, si rien de cela n'est dans mon cœur, ni je n'aime
mon prochain comme moi-même, ni je ne vous aime de toute ma force et de tout mon
cœur.
Encore si en connaissant mes
faiblesses et mes distractions, mes langueurs, mon indifférence, mon
insensibilité et mes froideurs, je pouvais verser à vos pieds un torrent de
larmes : je commence-rois à aimer, en déplorant la privation et la perte de
l'amour. Mais, ô Dieu, tout est faible en moi, et même la douleur de n'aimer
pas.
Est-ce donc que je ne veux pas
aimer? ou est-ce que je ne le puis pas et que je n'en ai pas la force? En effet
n'aime pas qui veut, et on n'aime pas ce qu'on veut, et il faut être attiré.
Mais, ô Dieu, si je ne pouvais pas aimer, vous ne me diriez pas : « Aime :» si
je n'avais point de force pour aimer, vous ne me diriez pas :
1 Rom.,
XII, 15. — 2 I Cor., IX, 22. — 3 II Cor., XI, 29.
183
« Aime de toute ta force. »
Mais, o Dieu, si je le pouvais et si j'en avais la force, ne le ferais-je pas
maintenant, qu'étant devant vous, ou je le veux, ou je tâche de le vouloir
sincèrement? Est-ce que je veux, et ne veux pas tout à la fois? Est-ce qu'aimer
est autre chose qu'un bon vouloir? O mon Dieu, expliquez-moi ma maladie, et le
besoin que j'ai de vous pour me servir de mes forces, pour vouloir ce que je
veux, ou pour commencer à le vouloir.
Il est vrai comme je l'ai dit :
n'aime pas qui veut et on n'aime pas ce qu'on veut ni autant qu'on veut : il
faut être attiré; et surtout on n'aime pas Dieu que Dieu n'attire. « Personne ne
vient à moi que mon Père ne le tire : quand je serai élevé de terre, je tirerai
tout à moi (1). » Et de là vient que l'Epouse disait : « Tirez-moi et nous
courrons (2) : » et pour dire : « Tirez-moi, » de tout son cœur et comme il
faut, il faut déjà commencer d'être tiré. O Seigneur, tirez-moi donc, commencez
et faites-moi suivre : commencez et je trouverai mon cœur et mes forces pour
tout employer à vous aimer.
Relis, mon âme, ce doux
commandement d'aimer : c'est commencer à aimer, que d'aimer à le relire et à
peser toutes les paroles qu'il contient. O Dieu, j'ai connu et j'ai senti que
pour vous aimer il faut être tiré et attiré : mais comment m'attirez-vous?
est-ce seulement en me manifestant vos beautés, c'est-à-dire en me montrant tout
le bien, comme vous disiez à Moïse : « Je te montrerai tout le bien (3), » en me
montrant moi-même à toi? Hâtez-vous donc, ô Seigneur; montrez-moi en vous toute
vérité, toute perfection et tout bien, afin que je coure à vous, ravi par
l'odeur de vos parfums, par la douceur de vos attraits.
1 Joan., VI, 44 ; XII, 32. — 2
Cantic., I, 3. — 3 Exod., XXXIII, 19.
184
Mais, ô Seigneur, est-ce assez
que vous éclairiez mon intelligence? ne suis-je qu'un ignorant qu'il faut
instruire? Ma volonté n'est-elle pas aussi malade par un secret et invincible
attachement au bien sensible, que mon entendement malade par une ignorance
profonde de vos vérités? Entrez donc au dedans de moi, ô Seigneur :
saisissez-vous du secret et profond ressort d'où partent mes résolutions et mes
volontés : remuez, excitez, animez tout; et du dedans de mon cœur, de cette
intime partie de moi-même, si je puis parler de cette sorte, qui ébranle tout le
reste, inspirez-moi cette chaste et puissante délectation, qui fait l'amour ou
qui l'est : répandez la charité dans le fond de mon cœur comme un baume et comme
une huile céleste. Que de là elle aille, elle pénètre , et qu'elle remplisse
tout au dedans et au dehors : alors je vous aimerai, et je serai vraiment fort
pour vous aimer de toute ma force.
Recommençons la lecture du divin
précepte; ou plutôt lisons-le intérieurement dans ces tables intérieures, dans
ces tables de notre cœur, où vous avez commencé à en écrire toutes les paroles.
Vous dites : « Aimez : » Je veux aimer. Vous dites : « De tout votre cœur. »
C'est de tout mon cœur. Vous dites : « De toute votre pensée. » Venez, toutes
mes pensées, tous mes senti mens, tous mes mouvements, tous mes désirs : venez,
réunissez-vous pour aimer Dieu. Vous dites : « De toutes vos forces, »
c'est-à-dire de toutes ces forces que vous excitez et que vous m'inspirez
vous-même. O Seigneur, je vous suis, je cours de toute ma force pour m'unir à
vous.
Mais, ô Seigneur, vous fuyez :
plus j'approche , plus je vous vois loin : vous êtes près, et vous êtes loin :
vous êtes en moi plus que moi-même : vous n'y êtes pas seulement comme vous êtes
dans toutes les choses animées et inanimées : vous êtes en moi comme la lumière
et la vérité qui m'éclaire et comme le chaste attrait où mon cœur se prend. O
Dieu, vous êtes donc bien proche : mais, ô Seigneur, vos lumières vous rendent
inaccessible : ô vérité, vous croissez à mesure que je vous approche, et sans
cesse vous vous retirez à ma faible intelligence. Il faut que je m'aille perdre
dans cette nue où vous vous cachez, dans ce point obscur
185
que je vois de loin, d'où vous vous faites sentir. Dieu si
connu et si inconnu, je veux vous aimer au delà de mes connaissances, comme un
être incompréhensible, que l'on ne connaît qu'en s'élevant au-dessus de toutes
ses connaissances, sans jamais pouvoir s'élever assez ni comprendre, ni
connaître assez combien vous êtes incompréhensible. O Seigneur, je m'unis à
vous, à vos lumières, à votre amour : vous êtes seul digne de vous connaître et
de vous aimer : je m'unis autant que je puis à vos lumières et à vos attraits
incompréhensibles, et dans ce silence intime de mon âme, je consens à toutes les
louanges que vous vous donnez. O Seigneur, « le silence est votre louange ! »
David le chantait ainsi dans un de ses psaumes : « Le silence est votre louange
(a) : » il faut se taire, il faut se perdre, il faut s'abîmer et reconnaître
qu'on ne peut rien dire de digne de vous, ni vous aimer comme il faut. C'est
ainsi qu'il faut aimer le Seigneur son Dieu, non-seulement de toutes ses forces,
mais encore, s'il se pou-voit, de toutes les forces de Dieu.
Quand j'aimerai de toute ma
force, ce ne sera plus cette vie : la charité sera consommée : la cupidité sera
éteinte : la sensualité et l'amour-propre seront arrachés. Mais tant que nous
sommes en cette vie, ce poids qui nous entraîne au mal subsiste toujours. « La
loi de Dieu nous délecte dans l'homme intérieur : mais il y a la loi des
membres; et je ne fais pas le bien que je veux , mais le mal que je ne veux pas.
Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort (1), » afin
que j'aime Dieu de toutes mes forces, et que la loi de l'esprit ne trouve plus
en moi de résistance?
En attendant, ô mon Dieu, la
charité doit croître toujours et la
1 Rom., VII, 19, 22-24.
(a) Dans le Psaume LXIV, où il est porté, selon la Vulgate,
Te decet hymnus : « La louange vous appartient; » l'original porte :
Tibi silentium laus» : « Le silence est votre louange. »
186
cupidité toujours décroître. La force augmente en aimant :
l'exercice de l'amour épure le cœur, en lui apprenant à aimer de plus en plus.
Dieu est en nous quand nous aimons; et c'est lui qui du dedans de nos cœurs, y
répand et y inspire l'amour. On mérite par l'amour de posséder Dieu davantage ;
et en le possédant davantage, d'aimer davantage. Je n'aime donc pas de toute la
force que je puis exercer en cette vie, si je n'aime mieux demain
qu'aujourd'hui, et si le jour d'après je n'augmente mon amour, jusqu'à ce que
j'arrive à la vie où le précepte de la charité s'accomplira parfaitement. On ne
peut s'y préparer qu'en cette vie : mais on ne peut l'accomplir parfaitement que
dans l'autre. Ce qu'il y a à faire en cette vie, c'est d'aimer toujours de plus
en plus, et en aimant, d'acquérir de nouvelles forces pour aimer. Excitons-nous
nuit et jour à cette pratique : « Faites cela et vous vivrez, » dit le Sauveur
(1).
« Notre Père (2) : » Si nous
sommes des enfants et non des esclaves, servons par inclination, et non par
crainte : par volonté, et non par menace. Enfants d'adoption, aimons celui qui
nous a choisis pour nous unir à son Fils unique.
« Qui êtes dans les cieux : »
qui vous y manifestez à vos élus ; qui nous avez donné le ciel pour notre
héritage, notre patrimoine, notre ville, notre patrie, notre maison. Habitons-y
donc en esprit: tournons là toutes nos pensées : Sursum corda : « le cœur
en haut. » Purifions notre cœur, afin de voir Dieu. Unissons-nous par la foi à
ceux qui le voient déjà face à face, aux anges et aux âmes saintes. Cherchons
partout notre Père, car il est partout ; mais cherchons-le principalement dans
le ciel, parce qu'il y est dans sa gloire : aimons sa gloire : aimons son saint
nom : aimons son règne et sa volonté. C'est ce que la suite nous explique.
1 Luc., X, 28. — 2 Matth., VI, 9; Luc, XI, 2.
187
« Votre nom soit sanctifié : »
quel nom, si ce n'est le nom de Père que nous venons de lui donner? Sanctifions
ce nom : ne portons pas indignement le nom de fils : ne dégénérons pas d'un tel
Père et d'une telle naissance. Quel nom encore? le nom de bon, en mettant en lui
notre confiance : le nom de juste, en observant ses justices, c'est-à-dire ses
commandements : le nom de puissant, en ne craignant rien sous ses ailes : le nom
de saint, en le glorifiant comme le Saint d'Israël, en lui disant
continuellement : « Saint, Saint, Saint ; le ciel et la terre sont remplis de
votre gloire (1) ; » en nous sanctifiant nous-mêmes pour l'amour de lui et pour
l'imiter, conformément à cette parole : « Soyez saint comme je suis saint (2) :
» enfin le nom de Dieu, de Créateur et de Seigneur, en lui obéissant par un
chaste et un inviolable amour, en traitant avec révérence les choses saintes, en
honorant par notre vie le nom de chrétien et en vivant de manière sous ses yeux
au dedans et au dehors, qu'il soit glorifié en nous.
« Si on parle, que ce soit des
discours de Dieu ; si on exerce quelque ministère dans l'Eglise, qu'on le fasse
comme par la vertu que Dieu donne, afin qu'il soit glorifié en toutes choses par
Jésus-Christ Notre-Seigneur, lui à qui appartient la gloire et l'empire aux
siècles des siècles. Amen (3). »
Sanctifier le nom de Dieu en
cette sorte, c'est l'aimer parfaitement, et tout faire pour lui et sa propre
perfection.
« Que votre règne arrive : » ce
règne dont il est écrit : « Tout genou fléchira devant moi, et toute langue
confessera le nom de Dieu (4), lorsque la plénitude des nations sera entrée et
que tout Israël sera sauvé (5). » O Seigneur, que ce règne arrive , et que vous
soyez glorifié par toute la terre.
« Que votre règne arrive : » ce
règne que nous attendons , lorsque vous viendrez juger les vivants et les morts,
et que vous manifesterez votre puissance. Jour terrible et plein de menaces :
mais néanmoins désirable à vos saints, à qui le Sauveur a dit : « Quand ces
choses commenceront à se taire, regardez et levez la tête, parce que votre
rédemption approche (6). » Quelle conscience
1 Isa , VI, 3; Apoc, IV, 8. — 2 Levit.,
XI, 44; I Petr., I, 10. — 3 I Petr., IV, 11. — 4 Isa., XLV, 24 ; Rom.,
XIV, 11. — 5 Rom., XI, 25, 20. — 6 Luc., XXI, 28.
188
faut-il avoir, combien pure, combien innocente, pour
désirer ce jour ! « Lavez-vous, purifiez-vous (1), » soyez nets. C'est d'une
telle netteté que sortent la confiance et l'amour.
« Que votre règne arrive : » il
arrive ce règne parfait pour chacun de nous, notre âme réunie à son principe,
attend en son temps le corps qui lui avait été donné, afin que l'homme entier
soit soumis au règne de Dieu et s'en ressente.
« Je désire d'être séparé de mon
corps, pour être avec Jésus-Christ (2). »
« Je ne désire pas d'être
dépouillé, mais d'être revêtu pardessus, afin que ce qu'il y a de mortel en moi
soit englouti par la vie (3). »
« Je désire de m'éloigner du
corps et d'être présent au Seigneur (4) »
Alors le Seigneur régnera : il
n'y aura plus de mauvais désirs à combattre : non-seulement le péché ne régnera
plus, mais il ne sera plus. Commençons à le détruire : « Qu'il ne règne plus du
moins dans nos corps mortels (5) : » alors nous désirerons le règne parfait de
Dieu en nous.
Le dernier fruit d'une bonne conscience et de l'union de
l’âme avec Dieu, est de ne pouvoir plus souffrir ce corps qui nous en sépare, et
de désirer le sommeil des justes. Un secret dégoût de la vie, la séquestration
de l’âme par la contemplation et le désir des choses célestes, l'actuelle
séparation devient alors notre plus cher objet. O Dieu, « que ce règne arrive !
» Quand serai-je dans votre royaume ? Mon âme désire, mon âme languit, mon âme
tombe dans la défaillance, en soupirant après vos éternels tabernacles, après
cette cité permanente. Tout passe, tout s'en va : quand ver-rai-je celui qui ne
passe pas? Quand serai-je fixé en lui, en sorte que je ne puisse plus le perdre
? O que je puisse bientôt arriver à ce royaume! En attendant, régnez en moi,
régnez sur tous mes désirs, régnez-y seul. « On ne peut servir deux maîtres (6),
» ni avoir deux rois, deux objets dominants dans son cœur. Les servir, c'est les
aimer ; c'est le Fils de Dieu, la vérité même, qui
1 Isa., I, 16. — 2 Philipp.
I, 23. — 3 II Cor., V, 4. — 4 Ibid., 6. — 5
Rom., VI, 12. — 6 Matth.,
VI, 24.
189
l'explique ainsi : « On ne peut servir deux maîtres : »
car, ajoute-t-il, « ou l'homme haïra l'un et aimera l'autre : » ainsi servir,
c'est aimer : servir sans partage, aimer sans partage : « ou il supportera l'un
et méprisera l'autre. » Il n'y a point de milieu , aimer ou haïr, supporter ou
mépriser. Régnez donc seul.
« Que votre volonté soit faite :
» c'est l'amour pur : car qu'est-ce qu'aimer, si ce n'est avoir en tout et
partout la même volonté, jusqu'à l'entière extirpation du moindre désir
contraire, et un total assujettissement de son cœur? « Que votre volonté soit
faite : » qu'elle soit faite partout et par tous : que j'aime, que tout le monde
aime : car l'effet de cet amour est de vouloir que tous les autres y soient
entraînés. « Que votre volonté soit faite : » que toute justice, que toute
raison, que toute vérité soit accomplie : car c'est là votre volonté : qu'elle
soit faite dans la terre comme dans le ciel : par les hommes comme elle l'est
par les anges, ces bienheureux esprits qui vous aiment parce qu'ils vous voient
: quelle soit donc faite par amour, par un amour pur, par un amour constant et
invariable. Elle ne se fera jamais de cette sorte que dans le ciel : ni nous
n'aurons autre part que dans le ciel l'accomplissement parfait de ce précepte :
« Tu aimeras ; » ni nous n'aurons jamais autre part l'accomplissement parfait de
cette demande : « Votre volonté soit faite. »
Vous arrivez donc par cette
demande à la perfection et au dernier effet de l'amour divin. Absorbé dans ce
saint et pur amour, vous commencez à penser à la vie mortelle non pas comme à un
objet désirable, mais comme à une charge nécessaire. « Donnez-nous notre pain :
» donnez-nous de quoi sustenter cette vie dont vous nous avez chargés, pour
accomplir le temps de notre servitude et de notre pénitence, afin que ce temps
étant accompli, nous venions à la liberté parfaite : donnez-nous donc ce pain
que nous devons manger dans notre sueur : c'est notre servitude, c'est notre
supplice. Chacun doit travailler à sa manière pour gagner son pain : « Que celui
qui ne travaille pas, ne mange pas (1), » disait saint Paul. Travaillons donc
pour avoir ce pain : Dieu ne nous le donne pas moins, parce que lui seul bénit
notre travail. Donnez-le-nous
1 II Thessal., III, 10.
190
donc : « Donnez-le-nous à chaque jour : » sentons à ce mot
notre perpétuelle et irrémédiable indigence. Donnez-le-nous : nous ne le voulons
que de vous et par les voies que vous prescrivez. « Donnez-nous le pain: » sous
ce nom nous entendons toutes les choses que vous nous avez rendues nécessaires.
Donnez-nous les nécessités : ne nous donnez pas les délices : nous demandons ce
à quoi vous nous avez assujettis, parce que c'est vous qui nous avez imposé
cette servitude. Donnez-le-nous aujourd'hui ce pain nécessaire chaque jour : il
ne sera pas moins nécessaire demain qu'aujourd'hui ; mais je dois être content,
pourvu que je l'aie aujourd'hui. Si vous me donnez davantage, à la bonne heure :
mais je suis content d'aujourd'hui : « A chaque jour suffit son mal : ne vous
laissez pas troubler ni inquiéter pour le lendemain (1). »
« Donnez-nous le pain » de vie :
donnez-nous l'Eucharistie : donnez à notre âme sa nourriture : nourrissez-la de
la vérité et de votre volonté sainte : car notre « nourriture, » comme celle de
notre Sauveur, « est de l'accomplir (2). » Nourrissez-nous donc de ce pain qui
n'est pas moins nécessaire à l’âme que l'autre l'est au corps : que nous n'avons
pas moins besoin de recevoir journellement de votre main. Donnez-le-nous
aujourd'hui : donnez-le-nous dans ce jour qui ne finit point : que je commence
aujourd'hui ce jour bienheureux! que je commence à vivre pour l'éternité !
Il fallait joindre à ces
exercices de l'amour, celui de l'amour pénitent, et le voici : « Pardonnez-nous
: » que je puisse, comme la pécheresse, entendre de la bouche du Sauveur cette
douce et consolante parole : « Plusieurs péchés lui sont remis, parce qu'elle a
beaucoup aimé : celui à qui on remet plus aime plus : celui à qui on remet moins
aime moins (3) : » c'est la Vérité éternelle qui l'a ainsi prononcé.
Pardonnez-moi donc, et faites que je vous aime autant que j'ai besoin de votre
pardon.
Songeons aux larmes de cette
sainte pénitente : songeons à ces baisers qu'elle ne cessait de donner aux pieds
de Jésus. Le Publicain n'osait lever les yeux au ciel : celle-ci n'ose pas même
tenir
1 Matth., VI,84. — 2 Joan.,
IV, 84. — 3 Luc., VII, 43, 47.
191
la tête levée. Prosternée de tout son corps aux pieds du
Sauveur, elle ne met point de fin à ses regrets, parce qu'elle n'en mettait
point à son amour. Disons dans le même esprit et avec les mêmes sanglots : «
Pardonnez-nous. »
« Comme nous pardonnons. » Afin
que rien ne manque, voici encore la charité fraternelle. Rien n'empêche notre
union avec nos frères, si les offenses mêmes ne l'empêchent pas. Nous les
pardonnons, ô Seigneur, comme nous voulons obtenir notre pardon, avec la même
sincérité. Nous ne réservons rien, comme nous ne voulons pas que vous réserviez
rien à notre égard. Nous lui rendrons notre amour, comme nous voulons que vous
nous rendiez le vôtre.
» Et ne nous induisez pas en
tentation. » On nous a donné le remède aux péchés passés, en voici un pour
l'avenir : O Seigneur, ne nous livrez pas entre les mains du tentateur : ô
Seigneur, vous pourriez avec justice lui permettre tout sur nous par une juste
punition de nos péchés : ne le faites pas, nous vous en prions, à cause de votre
bonté.
Il ne suffit pas de dire : Que nous ne succombions pas à la
tentation. Prions « que nous n'y soyons jamais induits : » car notre faiblesse
est si grande, que si nous étions tentés, nous succomberions; ou du moins si
nous n'étions pas tout à fait vaincus, nous recevrions quelque blessure. C'est
pourquoi le même Sauveur qui a dit : «Veillez et priez, de peur que vous
n'entriez en tentation (1), » nous fait demander ici, non pas seulement que nous
n'y succombions point, mais que nous n'y soyons point induits, que nous n'y
entrions point.
Que nous sommes aveugles, hélas!
si pendant que nous demandons à Dieu qu'il ne nous induise pas en tentation,
nous nous y jetons nous-mêmes : si nous nous jetons dans eus occasions où notre
chute a toujours été trop certaine ! Fuyons, fuyons; et nous pourrons faire
sincèrement cette demande.
« Délivrez-nous du mal : » C'est
notre parfaite délivrance que nous demandons : délivrez-nous du péché, de ses
causes, de ses effets, de ses peines. Ainsi libres de tout le mal, nous serons
des
1 Matth., XXVI, 41.
192
enfants parfaits, et nous pourrons dire véritablement et
parfaitement : « Notre Père. » En attendant cette parfaite délivrance, qui n'est
autre chose que le salut éternel, délivrez-nous du péché : qu'il ne règne point
en nous : délivrez-nous des mauvais désirs : que nous ne cessions de les
combattre et de les vaincre : délivrez-nous des peines du péché, de la mort, des
maladies, des autres peines : délivrez-nous de la crainte et de la servitude où
elles nous jettent : délivrez-nous de leur malignité, et faites qu'elles nous
tournent à remède : délivrez-nous des maux de cette vie, ou donnez-nous la grâce
qu'ils nous servent à l'autre, où nous serons parfaitement libres. Hâtez-vous de
nous délivrer : nous soupirons après cette bienheureuse délivrance. L'amour
divin est notre liberté : c'est lui qui nous délivre de l'amour du monde :
régnez donc, ô amour divin, je vous livre mon cœur : « Délivrez-nous de tout
mal. »
Ainsi dans toutes ces demandes
on ne demande et on n'exerce que l'amour divin. Mais remarquons bien qu'on ne
l'exerce que comme une chose qu'on demande à Dieu. Car que lui demandons-nous ,
lorsque nous disons : « Que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive,
que votre volonté soit faite, délivrez-nous du mal : » que lui demandons-nous,
sinon dans un amour chaste, le saint et parfait usage de notre volonté ? Et cela
même doit encore redoubler notre amour, puisque noire amour étant un don de
Dieu, il nous oblige toujours à une nouvelle reconnaissance : ce qui enfin le
doit multiplier jusqu'à l'infini.
Certainement c'est un don de
Dieu que d'aimer Dieu : « Celui qui nous a aimés lorsque nous ne songions pas à
l'aimer, nous a donné la grâce de l'aimer, » dit saint Augustin. Aimons-le donc
de tout notre cœur, sans fin et sans cesse.
On se tourmente à demander,
quand est-ce .'qu'il faut exercer l'acte d'amour? La réponse est claire : il
faut l'exercer autant qu'on peut, autrement on n'aime pas de tout son cœur :
quand l'amour est sincère et dans le cœur, il s'exerce assez par lui-même, et il
ne lui faut point d'autre loi que lui-même pour son exercice. Il faut l'exercer
toutes les fois qu'on dit le Pater, puisque si on l'entend et qu'on le
dise en esprit, on ne le peut dire sans aimer.
193
Rien ne manque dans cette divine
Oraison : l'amour de Dieu et celui du prochain, où réside l'accomplissement de
la loi, y sont accomplis dans leur perfection.
On demandera : Pourquoi
Jésus-Christ ne nous y fait pas parler de lui-même, ni prier en son nom, comme
il l'ordonne si souvent ailleurs ? Mais pouvait-on plus prier par lui et en son
nom, que de dire la prière qu'il nous dicte par sa parole, et qu'il nous inspire
par son esprit ?
Pouvons-nous seulement nommer
notre Père sans songer au Fils unique, à qui nous sommes unis par cette nouvelle
qualité? « Je m'en vais, dit-il, à mon Père et à votre Père (1). » Il n'est pas
fils comme nous ; c'est pourquoi il use de cette distinction : « à mon Père et à
votre Père. » C'est le premier qui a droit de dire : Mon Père, parce qu'il est
le fils par nature : c'est en lui et par lui que nous l'avons, parce que nous
sommes faits en lui en-fans d'adoption. C'était donc aussi à lui à nous
apprendre, comme il fait dans cette admirable Oraison, à appeler Dieu notre Père
: c'est en envoyant en nous l'esprit de son Fils que Dieu même nous fait dire :
Abba : Père (2). C'est donc en toutes façons, et au dedans et au dehors,
qu'il nous forme à parler à Dieu comme ses enfants. Aimons le Père en
Jésus-Christ son Fils unique, par leur esprit qui est en nous : aimons aussi
tous ceux qui sont appelés à la même grâce, et qui peuvent dire comme nous dans
le même esprit : « Notre Père. » Ainsi toute la Trinité sera adorée et aimée ;
la fraternité chrétienne sera exercée : et en disant de bon cœur dans le
Saint-Esprit ce seul mot, « Notre Père, » nous accomplirons toute justice.
Quoique ce qui était dû à
Jésus-Christ fût compris dans le précepte de l'amour de Dieu, puisqu'il est un
même Dieu avec son Père et le Saint-Esprit, néanmoins il nous fallait encore
1 Joan., XX, 17. — 2
Rom., VIII, 15; Galat., IV, 6.
194
expliquer ce qui était dû à Jésus-Christ en tant que
Christ, médiateur et lien de l'amour de Dieu envers nous et de nous envers Dieu
; et c'est ce qu'il fait encore avant que de mourir, de la manière la plus
authentique qu'on pût souhaiter, puisque c'est en nous expliquant la plus
célèbre prophétie du règne du Christ, publiée par la bouche de David qui en
devait être le père.
Puisqu'une des qualités par
laquelle le Christ devait être le plus connu, était celle de fils de David, il
était beau que ce fût David qui nous apprit à le connaître.
Qu'il est beau que le Christ ait
été vu de ses pères : d'Abraham, « qui a vu son jour et qui s'en est réjoui (1)
: » de David, qui ravi de ses grandeurs, quoiqu'il dût être son fils, « Ta voit
appelé son Seigneur (2). »
Comme en Abraham étaient données les promesses de la
multiplication des fidèles de Jésus-Christ, en David étaient données celles de
son empire éternel. Puisque Dieu lui avait promis en David « un trône qui
durerait plus que le soleil et que la lune (3), » il était beau que David, à qui
ce trône était promis en figure de Jésus-Christ, fût le premier à reconnaître
son empire en l'appelant son Seigneur : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur (4) :
» comme s'il eût dit : En apparence c'est à moi à qui Dieu promet un empire qui
n'aura point de fin : mais en vérité, c'est à vous, ô mon Fils, qui êtes aussi
mon Seigneur, qu'il est donné; et je viens en esprit le premier de tous vos
sujets, vous rendre hommage dans votre trône, à la droite de votre Père, comme à
mon souverain Seigneur. C'est pourquoi il ne dit pas en général : Le Seigneur a
dit au Seigneur; mais : « à mon Seigneur. »
« S'il est le fils de David,
comment l'appelle-t-il son Seigneur (5)?» Il voulait par là leur faire lever les
yeux à une plus haute naissance de Jésus-Christ, selon laquelle il n'est pas
fils de David, mais Fils unique de Dieu ; et ils n'avaient qu'à continuer le
Psaume, pour trouver cette naissance éternelle, puisque Dieu même parle ainsi
dans la suite : « Je vous ai engendré de mon sein devant l'aurore : dans les
splendeurs des saints (6). »
1 Joan., VIII, 56. — 2 Psal.
CIX, 1. — 3 Psal. LXXXVIII, 38. — 4 Psal. CIX, 1.— 5 Matth.,
XXII, 44. — 6 Psal. CIX, 3.
195
« Devant l'aurore : » devant que
cette lumière qui se couche et qui se lève tous les jours, eût commencé à
paraître, il y avait une lumière éternelle qui fait la félicité des saints :
c'est dans cette lumière éternelle que je vous ai engendré.
Je vous adore, ô Jésus, mon
Seigneur, dans cette immense et éternelle lumière : Je vous adore comme « la
lumière qui illumine tout homme venant au monde (1) : » Dieu de Dieu : lumière
de lumière : vrai Dieu de vrai Dieu.
Quelle joie de voir Jésus-Christ
nous expliquant lui-même les prophéties qui le regardent, et nous apprenant par
là comme il faut entendre toutes les autres !
Tout ce que nous devons à
Jésus-Christ nous est montré dans ce Psaume. Nous le voyons premièrement comme
Dieu ; et nous disons : « C'est ici notre Dieu, et il n'y en a point d'autre
(2). » Car s'il est engendré, il est Fils : s'il est Fils, il est de même nature
que son Père : s'il est de même nature, il est Dieu et un seul Dieu avec son
Père : car rien n'est plus de la nature de Dieu que son unité. Il est roi : je
le vois en esprit assis dans un trône : où est ce trône ? A la droite de Dieu :
le pouvait-on placer en plus haut lieu ? Tout relève de ce trône : tout ce qui
relève de Dieu et de l'empire du ciel, y est soumis : voilà son empire.
Mais cet empire est sacré ;
c'est un sacerdoce et un sacerdoce établi avec serment; ce qui n'avait jamais
été. Dieu voulant par une déclaration plus particulière de sa volonté, nous
marquer la singularité de ce sacerdoce : « Dieu jure et il ne s'en repentira
jamais : » il n'y aura point de changement à cette promesse : le sacerdoce de
Jésus-Christ est éternel : « Vous êtes pontife à jamais selon l'ordre de
Melchisédech (3). » Vous n'avez ni commencement ni fin : ce n'est point un
sacerdoce qui vienne de vos ancêtres, ni qui doive passer à vos descendants.
Votre sacerdoce ne passe point en d'autres mains : il y aura sous vous des
sacrificateurs et des prêtres; mais qui seront vos vicaires, et non point vos
successeurs. Vous célébrez pour nous un office et une fête éternellement, à la
droite de votre Père : vous lui montrez sans cesse les cicatrices des plaies qui
l'apaisent et nous sauvent : vous lui offrez
1 Joan., 1, 9. — 2 Baruch.
III, 36. — 3 Psal. CIX, 4; Hebr., V, 6; VII, 17.
196
nos prières : vous intercédez pour nos fautes : vous nous
bénissez : vous nous consacrez : du plus haut des cieux vous baptisez vos
enfants : vous changez des dons terrestres en votre corps et en votre sang :
vous remettez les péchés : vous envoyez votre Saint-Esprit : vous consacrez vos
ministres : vous faites tout ce qu'ils font en votre nom : quand nous naissons,
vous nous lavez d'une eau céleste : quand nous mourons, vous nous soutenez par
une onction confortative : nos maux deviennent des remèdes, et notre mort un
passage à la véritable vie. O Dieu ! ô Roi ! ô Pontife ! je m'unis à vous en
toutes ces augustes qualités; je me soumets à votre divinité, à votre empire, à
votre sacerdoce, que j'honorerai humblement et avec foi dans la personne de ceux
par qui il vous plaît de l'exercer sur la terre.
« Tous vos ennemis, » ô mon Roi,
« doivent être l'escabeau de vos pieds (1): » ils seront réduits : ils seront
vaincus : ils seront forcés à baiser vos pas et la poussière où vous aurez
marché : qu'attendons-nous ? Mettons-nous volontairement sous les pieds de ce
roi vainqueur, de peur qu'on ne nous y mette par force ; de peur qu'il ne dise
du haut de son trône : « Pour ceux qui n'ont pas voulu que je régnasse sur eux,
qu'on les fasse mourir à mes yeux (2) : » devant ma vérité : devant ma justice
éternelle. Car ce sera leur juste supplice que la justice et la vérité les
condamneront à jamais, et ce sera la mort éternelle.
« Asseyez-vous » en attendant «
dans votre trône, » ô roi de gloire, « jusqu'à ce que le temps vienne de mettre
tous vos ennemis à vos pieds (3); » c'est-à-dire demeurez dans le ciel, jusqu'à
ce que vous en veniez encore une fois, pour juger les vivants et les morts.
C'est précisément ce que nous disons tous les jours dans le Symbole : «Il est
assis à la droite de Dieu, d'où il viendra juger les vivants et les morts. »
Alors donc il en sortira pour les venir juger. Mais il retournera bientôt
prendre sa place avec tous les prédestinés qui ne feront qu'un avec lui ; et il
donnera à Dieu ce royaume entier et tout le peuple sauvé, c'est-à-dire le chef
et les membres : « Et Dieu sera tout en tous (4) »
1 Psal. CIX, 1; I Cor.,
XV, 25; Hebr., I, 13; X, 13. — 2 Luc., XIX, 27. — 3 Psal.
CIX, 1 ; I Cor., X, 25. — 4 I Cor., XV, 28.
197
En attendant, il ne laissera pas
d'exercer son empire sur la terre : il brisera la tète des rois : un Néron, un
Domitien attaqueront son Eglise ; mais il brisera leur tête superbe. Un
Dioclétien, un Maximien, un Galère, un Maximin tourmenteront les fidèles : mais
il les dégradera, il les perdra, il les frappera d'une plaie irrémédiable, comme
il fit un Antiochus. Un Julien l'Apostat lui déclarera la guerre; mais il périra
d'une main inconnue, peut-être par celle d'un ange, certainement par un coup
ordonné de Dieu. Tremblez donc, ô rois, ennemis de son Eglise! Mais « vous,
petit troupeau, ne craignez rien (1) : » votre Roi mettra à ses pieds tous vos
ennemis, fussent-ils les plus puissants de tous les rois.
« Il boira du torrent dans la
voie : » il boira le calice de sa passion, « mais ensuite il élèvera la tête
(2). » Buvons avec lui les afflictions, les mortifications, les humiliations, la
.pénitence, la pauvreté, les maladies ; buvons de ce torrent avec courage : que
ce torrent ne nous entraîne pas, ne nous abatte pas, ne nous abîme pas, comme le
reste des hommes. Alors nous lèverons la tête : les têtes orgueilleuses seront
brisées; nous le venons de voir : mais les têtes humiliées par un abaissement
volontaire seront exaltées avec Jésus-Christ.
« Et personne n'osa l'interroger
(3). » Aveugles ; parce que la lumière venait trop claire à leurs yeux, ils
n'osaient plus l'interroger. Il fallait l'interroger, non par un esprit superbe
et contentieux, mais pour être instruit. Venez donc; interrogez : profitez du
temps : il ne sera plus guère avec vous. « La lumière n'est plus avec vous que
pour peu de temps : Marchez, » interrogez, « pendant que vous avez la lumière,
de peur que les ténèbres ne vous environnent : celui qui est dans les ténèbres
ne sait où il va (4). »
Mais nous, pour qui Jésus-Christ
ne s'en va pas, ne cessons de l'interroger, et de consulter sa vérité éternelle,
pour le connaître et pour nous connaître : « Approchons - nous de lui et soyons
illuminés (5) : » fussions-nous dans les ombres de la mort :
1 Luc., XII, 32. — 2 Psal.
CIX, 7. — 3 Matth., XXII, 45. — 4 Joan., XII, 35. — 5 Psal.
XXXIII, 6.
198
écoutons l'Apôtre, qui nous dit : « O vous qui dormez parmi
les morts ! sortez de votre tombeau et Jésus-Christ vous éclairera (1). » Amen,
amen.
Après avoir confondu les
pharisiens et les docteurs de la loi par ses réponses, il commence à découvrir
au peuple leur hypocrisie pour deux raisons : la première, afin que le peuple
fût prémuni contre leurs artifices, puisque ce devait être là le plus grand
obstacle à leur foi ; la seconde, pour l'instruction des maîtres et des docteurs
de l'Eglise, afin qu'ils évitassent soigneusement cette hypocrisie pharisaïque
qui avait fait une si grande opposition à l'Evangile et avait mis à la fin le
Fils de Dieu sur la croix. Le Sauveur ne devait pas sortir de ce monde, sans y
laisser une instruction si essentielle.
Alors donc, après avoir confondu
tous les docteurs de la loi et les pharisiens, Jésus s'adressa aux troupes que
ces hypocrites séduisaient, afin de les détromper; et à ses disciples, de peur
qu'ils n'en suivissent un jour les mauvais exemples, et leur parla en cette
sorte : « Les docteurs de la loi et les pharisiens sont assis sur la chaire de
Moïse (2); » et le reste où il fait trois choses : 1° il établit leur autorité ;
2° il en déclare l'abus ; 3° il en prédit le châtiment .
Arrêtons-nous ici et
préparons-nous seulement à bien profiter du discours de Notre-Seigneur, en sorte
que nous soyons véritablement purgés du pharisaïsme ; conformément à cette
parole du Sauveur : « Donnez-vous de garde du levain des pharisiens, qui est
l'hypocrisie (3). » Hélas ! hélas ! qu'il n'est que trop passé de ce levain
jusqu'à nous ! Nous l’allons voir.
Jésus-Christ parle aux troupes
et à ses disciples, au peuple et aux docteurs. Que chacun soit attentif, et
prenne ce qui lui convient dans cette instruction.
1 Ephes., V, 14. — 2 Matth.,
XXIII, 2, 3. — 3 Matth., XVI, 6 ; Luc, XII, 1,
199
La première chose qui est à
observer dans le sermon de Notre-Seigneur , c'est qu'ayant à découvrir les abus
et les corruptions qui étaient en vogue dans la synagogue et dans ses docteurs,
il commence par établir l'autorité de leur ministère , de la manière du monde la
plus forte. Car autrement, en reprenant les abus, on en introduirait un plus
grand que tous les autres, qui serait de se retirer de la société et de mépriser
le ministère qui est de Dieu à cause des vices de ceux qui l'exercent. Le
docteur du genre humain ne voulait pas sortir du monde sans établir ce
fondement, qui est le remède à tous les schismes futurs, et on ne peut pas
l'établir avec plus de force.
« Les docteurs et les pharisiens
sont assis sur la chaire de Moïse (1) : » assis pour enseigner, ils en ont
l'autorité : « sur la chaire de Moïse : » il n'y avait rien de plus grand pour
l'ancien peuple, que d'être assis sur la chaire du législateur; de celui que
Dieu avait établi alors pour être le médiateur entre lui et son peuple , comme
l'appelle saint Paul (2). C'est sur cette chaire que sont assis les docteurs de
la loi et les pharisiens : ils représentent ces soixante-dix sénateurs qui
partagèrent l'esprit de Moïse, pour juger le peuple.
Après avoir établi leur autorité
sur celle de Moïse, il conclut : « Gardez donc : et faites tout ce qu'ils vous
diront (3). » Il attribue clairement à la synagogue une vérité infaillible; en
sorte qu'il fallait tenir pour certain tout ce qui avait passé en dogme constant
de la synagogue : car il ne donne à personne le droit de juger au-dessus d'elle
et le partage du peuple est l'obéissance : « Gardez et faites. »
Songeons donc à l'autorité que
doivent avoir les docteurs de l'Eglise chrétienne, puisqu'ils sont assis, non
pas sur la chaire de Moïse, mais « sur celle de Jésus-Christ et des apôtres (4);
» et qu'ils y sont établis avec une promesse bien plus authentique que les
docteurs de la synagogue, puisque la synagogue devait passer et n'avait que des
promesses temporelles : au lieu qu'il a été dit à l'Eglise : « Je suis avec vous
jusqu'à la fin des siècles (5). »
1 Matth., XXIII, 2. — 2 Galat.,
III, 19. — 3 Matth., XXIII, 3. — 4 Ephes., II, 20. — 5 Matth.,
XXVIII, 20.
200
« Gardez donc et faites ce
qu'ils vous diront : » mais parce que l'assistance qui leur est promise pour
bien enseigner en corps, n'empêche pas la corruption qui peut être dans les
mœurs des particuliers et même de la plupart : il ajoute : « Mais ne faites pas
selon leurs œuvres : car ils disent et ne font pas (1). » Prenez donc bien garde
à vos docteurs : ils n'oseront vous décider que ce qui a passé en dogme certain
de la synagogue ; et s'ils ne le font, ils seront redressés par l'autorité de la
chaire, par toute l'unité de la synagogue. Mais la discipline pourra être si
corrompue, qu'on ne réprimera pas les mauvaises mœurs, l'avarice, l'hypocrisie,
les conduites particulières de ceux qui chercheront leur intérêt sous couleur de
religion. Ainsi en faisant ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font : « Et
prenez garde, comme disait saint Augustin, qu'en cueillant la bonne doctrine
comme une fleur parmi les épines, vous ne vous laissiez écorcher la main par le
mauvais exemple (2). »
Voilà l'abrégé de l'instruction
du Sauveur. Il s'expliquera davantage dans la suite. Arrêtons-nous ici, et
considérons la merveilleuse conduite de Dieu, qui gouvernera tellement le corps
des docteurs, qu'ils soutiendront les saintes maximes plus qu'ils ne les
pratiqueront, et qu'ils ne passeront pas leur corruption en dogme, le dogme
ayant par lui-même une racine si forte qu'il se soutient comme de soi.
Jésus-Christ nous prémunit donc
contre les scandales qui ne seront jamais plus grands, que lorsqu'on les verra
dans les docteurs et dans les pasteurs : et il veut que nous apprenions à
honorer le ministère même dans des mains indignes, parce que l'indignité des
ministres est de leur fait particulier, et le ministère est de Dieu.
1 Matth., XXIII, 3. — 2 Serm.
XLVI, in Ezech., n. 22; et Serm. CXXXVII, De verb. Evang. Joan.,
n. 13.
201
Il y a ici quelque chose
d'étonnant : car Jésus-Christ savait bien que la synagogue l'allait condamner
dans trois jours, lorsque le conseil assemblé chez le souverain Pontife,
déciderait : « Il est coupable de mort, parce qu'il s'était dit le Christ et le
Fils de Dieu (1). » Et la confession de la vérité lui fut imputée à blasphème.
Et cependant il établit son autorité avec les paroles les plus fortes qu'on
pouvait imaginer : tant il est en tout et partout juste et véritable.
Mais ne semblerait-il pas qu'il
parlerait ici contre lui-même, et qu'il induirait le peuple à erreur? « Faites
ce qu'ils vous disent : » rejetez donc le Christ : car ils vous le diront
bientôt.
Bien plus : « Ils avaient déjà
conspiré entre eux, que si quelqu'un confessait qu'il fût le Christ, il fût
excommunié et chassé de la synagogue (2). » Le sanguinaire conseil avait déjà
été tenu, et il y avait été décidé « qu'il fallait que Jésus mourût. » Et il
semble que la synagogue était déjà réprouvée : comment donc en parler encore
d'une manière si authentique, et lui donner l'autorité de la vraie Eglise? O
Seigneur, pourquoi parlez-vous en cette sorte? Que ne déclarez-vous plutôt à
toute la synagogue qu'elle était réprouvée? Frappons, cherchons, demandons.
1 Matth., XXVI, 60, 66. — 2 Joan., IX, 22.
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