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SECONDE
PARTIE. SUITE DU DISCOURS DE NOTRE-SEIGNEUR : CE QU'lL DIT DEPUIS SA SORTIE DE
LA MAISON JUSQU'A CE QU'IL MONTAT A LA MONTAGNE DES OLIVIERS.
PREMIÈRE JOURNÉE. Jésus est la vigne, et les fidèles les membres; nécessité,
efficace, influence continuelle de la grâce. Joan., XV, 1 jusqu'au 7.
IIe JOURNÉE. Le Père est le vigneron. Ibid., 1.
IIIe JOURNÉE. Jésus-Christ retranche la branche infructueuse. Ibid., 2.
IVe JOURNÉE. Il taille la branche chargée de fruit. Ibid.
Ve JOURNÉE. C'est une opération de la grâce que de conserver la justice. Joan.,
XV, 3, 4.
VIe JOURNÉE. Parabole de la vigne, tirée d'Isaïe. Joan., XV, 1; Isa., V, 1.
VIIe JOURNÉE. Prière par Notre-Seigneur Jésus-Christ obtient tout. Joan., XV,
7.
VIIIe JOURNÉE. Force dans la parole de la croix; porter le fruit de la croix.
Joan., XV, 8, 9, 13.
IXe JOURNÉE. Commandement de la croix par l'amour. Joan., XV, 10.
Xe JOURNÉE. Joie pleine et parfaite d'obéir par amour, et non par crainte.
Joan., XV, 11 ; I Joan., IV, 18.
XIe JOURNÉE. Mystère, précepte de la croix; amour du prochain, donner sa vie
pour lui, comme Jésus-Christ. Joan., XV, 12, 13.
XIIe JOURNÉE. Motifs de l'amour fraternel, les fidèles, les élus sont amis de
Jésus.
XIIIe JOURNÉE. Ils servent Jésus-Christ comme ses amis, à qui il découvre tous
ses secrets. Joan., XV, 15.
XIVe JOURNÉE. Ils doivent et peuvent tout demander au nom de Jésus-Christ,
Joan., XV, 16.
XVe JOURNÉE. Jésus et ses disciples hais du monde, injustice de la haine du
monde. Joan., XV, 16-26.
XVIe JOURNÉE. Le témoignage de l'Esprit de vérité rassure. Joan., XV, 26, 27.
XVIIe JOURNÉE. Les apôtres persécutés, hais d'une haine de religion. Joan.,
XVI, 1-5.
XVIIIe JOURNÉE. Tristesse de l'absence de Jésus. Joan., XVI, 5, 6.
XIXe JOURNÉE. Mission du Saint-Esprit pour convaincre d'incrédulité les Juifs
et le monde. Joan., XVI, 8-10 et suiv.
XXe JOURNÉE. Mission du Saint-Esprit pour convaincre le monde d'injustice.
Péché contre le Saint-Esprit. Ibid. 10.
XXIe JOURNEE. Mission du Saint-Esprit pour convaincre le monde de l'iniquité
de son jugement. Joan., XVI, 8-11.
XXIIe JOURNÉE. L'Esprit de vérité enseigne toute vérité. Joan., XVI, 12, 13.
XXIIIe JOURNÉE. Le Saint-Esprit égal au Fils par ses oeuvres.
XXIVe JOURNÉE. Le Saint-Esprit égal au Fils par son origine, il annonce les
choses futures et pénètre le secret des cœurs. Joan., XVI, 13.
XXVe JOURNÉE. Origine du Saint-Esprit. Ordre des personnes divines. Joan., XVI,
14, 15.
XXVIe JOURNÉE. Qu'est-ce à dire : Encore un peu de temps? Joan., XVI, 16.
XXVIIe JOURNÉE. Tristesse changée en joie, Joan., XVI, 20.
XXVIIIe JOURNÉE. Souffrir, se faire violence. Joan., XVI, 21.
XXIXe JOURNÉE. Joie qui ne peut être ravie. Joan., XII, 22.
XXXe JOURNÉE. Qu'est-ce qu'on doit demander au nom de Jésus-Christ. Joan.,
XVI, 21.
XXXIe JOURNÉE. Tout nous vient par Jésus-Christ. Joan., XVI, 25-28.
XXXIIe JOURNÉE. Délaissement de Jésus-Christ. Joan., XVI, 29, 30, 31, 32.
XXXIIIe JOURNÉE. Acquiescement à la volonté divine. Joan., XVI, 33.
XXXIVe JOURNÉE. Quatre paroles, ou prières de Notre-Seigneur adressées à son
Père.
XXXVe JOURNÉE. Jésus lève les yeux au ciel, en commençant sa prière. Joan.,
XVII, 1.
XXXVIe JOURNÉE. Gloire du Père et du Fils dans l'établissement de l'Eglise.
Joan., XVII, 1, 2.
XXXVIIe JOURNÉE. La vie éternelle est de connaître Dieu et Jésus-Christ. Joan.,
XVII, 3.
XXXVIIIe JOURNÉE. Gloire infinie du Père et du Fils. Joan., XVII, 4.
XXXIXe JOURNÉE. Jésus sauve tous ceux que son Père lui a donnés. Joan., XVII,
6; VI, 37-40; X, 27-30; VI, 43, 65, 66.
XLe JOURNÉE. Les élus sont tirés du monde par le Père. Joan., XVII, 6.
XLIe JOURNÉE. Le Fils instruit ceux qui lui sont donnés par le Père. Ibid.
XLIIe JOURNÉE. Comment le Père donne les élus au Fils. Ibid.
XLIIIe JOURNÉE. Jésus parle ici des onze apôtres. Joan., XVII, 6-8.
XLIVe JOURNÉE. Jésus prie pour eux et pour les élus. Joan., XVII, 9, 10.
XLVe JOURNÉE. Jésus ne prie pas pour le monde. Joan., XVII, 9.
XLVIe JOURNÉE. Il prie pour ceux en qui Dieu est glorifié. Ibid.
XLVIIe JOURNÉE. Il demande qu'ils soient un avec son Père et lui. Joan., XVII,
11.
XLVIIIe JOURNÉE. L'enfant de perdition. Joan., XVII, 12.
XLIXe JOURNÉE. Qu'est-ce à dire : Aucun n'a péri que l'enfant de perdition?
Ibid.
Le JOURNÉE. Jésus-Christ garde les fidèles dans le corps comme dans l’âme.
lbid.
LIe JOURNÉE. Joie de Jésus. Goûter sa parole, source de toute joie. Joan.,
XVII, 13-15.
LIIe JOURNÉE. Qu'est-ce à dire Garder du mal? Joan., XVII, 15.
LIIIe JOURNÉE. Qu'est-ce que le monde? Joan., XVII, 16.
LIVe JOURNÉE. Jésus n'est pas du monde, ni ses vrais disciples. Joan., XVII,
14, 16.
LVe JOURNÉE. Etre sanctifié en vérité, qui est sa parole. Joan., XVII, 17, 18.
LVIe JOURNÉE. Jésus se sanctifie lui-même. Joan., XVII, 18, 19.
LVIIe JOURNÉE. Jésus prie pour tous les élus : Qu'ils soient Un. Joan., XVII,
20.
LVIIIe JOURNÉE. Unité et égalité parfaite du Père et du Fils. Joan., XVII, 21.
LIXe JOURNÉE. La foi pleine et entière est l'effet de l'unité des fidèles.
Joan., XVII, 21.
LXe JOURNÉE. Jésus fait part de sa gloire à ses élus. Joan., XVII, 22.
LXIe JOURNÉE. Les élus consommés en un. Joan., XVII, 23.
LXIIe JOURNÉE. Gloire de Jésus, il veut que les élus y soient avec lui. Joan.,
XVII, 24.
LXIIIe JOURNÉE. Justice de Dieu inconnue au monde. Joan., XVII, 25.
LXIVe JOURNÉE. Justice de Dieu inconnue aux présomptueux. Ibid.
LXVe JOURNÉE. Les élus aimés de Dieu en Jésus-Christ, comme ses membres et ses
images. Joan., XVII, 25, '26.
LXVIe JOURNÉE.
LXVIIe JOURNÉE. Père juste. Ibid.
LXVIIIe JOURNÉE. La prière de Jésus-Christ après la Cène est l'abrégé du sermon
qui la précède.
LXIXe JOURNÉE. Ferme foi en Jésus vrai Messie. Joan., XVII, 25, 8.
LXXe JOURNÉE. Dieu Père et Fils. Joan., XVII, 3, 5, 10, 21, 25.
LXXIe JOURNÉE. Dieu Saint-Esprit. Joan., XIV, 16, 17, 26.
LXXIIe JOURNÉE. Effet secret de la prière de Notre-Seigneur, Jésus-Christ
toujours exaucé, prédestination des saints.
LXXIIIe JOURNÉE. S'unir à Jésus-Christ.
« Je suis la vigne et mon Père
est le vigneron, le laboureur (1). » On croit que sur le chemin de la montagne
des Olives il se trou-voit beaucoup de vignes, qui donnèrent lieu au Sauveur de
dire ces paroles. Nous devons apprendre par cet exemple et par les autres de
même nature à nous servir de tous les objets qui se présentent pour nous élever
à Dieu , et par ce moyen sanctifier pour ainsi parler toute la nature.
Nous avons ici à considérer
trois choses : la vigne ou la tige, qui est Jésus-Christ; les branches de la
vigne, c'est-à-dire les fidèles; et le laboureur, qui est le Père éternel. Les
deux premières choses nous font sentir combien nous sommes unis à Jésus-Christ,
et le besoin extrême que nous avons de cette union.
Notre union avec Jésus-Christ
présuppose, premièrement, une même nature entre lui et nous, comme les branches
de la vigne sont de même nature que la tige. Il fallait donc que Jésus-Christ
fût de même nature que nous ; ce qui aussi fait dire à saint Augustin qu'il a
prononcé ces paroles selon qu'il est homme.
Elles présupposent secondement
une intime union entre lui et nous, jusqu'à faire un même corps avec lui, comme
le sarment et les branches de la vigne font un même corps avec la tige.
Elles présupposent en troisième
lieu une influence intérieure de Jésus-Christ sur nous, telle qu'est celle de la
tige sur les branches qui en tirent tout le suc dont elles sont nourries.
1 Joan., XV, 1.
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De là suit une extrême
dépendance de tous les fidèles à l'égard de Jésus-Christ. Comme les branches
sécheraient et périraient sans ressource et ne seraient plus propres que pour le
feu sans le suc qu'elles tirent continuellement de la tige, il en serait de même
de nous si nous ne recevions continuellement de Jésus-Christ la grâce qui nous
fait vivre.
Remarquons donc bien qu'il ne
suffit pas que Jésus-Christ nous enseigne par sa parole et par ses exemples,
mais encore que nous avons besoin de la continuelle influence de sa grâce, sans
laquelle nous péririons.
Combien, d'un côté, devons-nous
avoir de joie d'être unis si intimement à Jésus-Christ; et de l'autre quelle
doit être notre humilité dans le besoin continuel que nous avons de la grâce !
Elle ne pouvait être mieux
marquée que par le besoin que les membres ont de leur chef ou, ce qui est de
même nature, par celui que les branches ont de leur tige. Car un seul moment
d'interruption d'une influence si nécessaire les ferait mourir.
Entrons donc dans la pratique de
ce commandement du Sauveur : « Demeurez en moi et moi en vous : comme la branche
ne peut porter du fruit, il en est de même de vous : vous ne pouvez rien faire
sans moi (1). »
« Vous ne pouvez rien faire : »
rien du tout ; vous ne pouvez porter le moindre fruit, ni pousser par conséquent
la moindre fleur, parce que la fleur n'est que le commencement du fruit. Il
avait dit que « le laboureur purgerait le plant qui porte du fruit, afin qu'il
en portât davantage (2). » Mais de peur que nous ne crussions que nous ne
devions à sa grâce que l'abondance des fruits, à cause qu'il avait dit « que la
plante serait purgée pour porter beaucoup, » il ajoute : « Vous ne pouvez porter
de fruit, si vous ne demeurez en moi ; » et encore plus précisément : « Vous ne
pouvez rien sans moi ; » vous ne pouvez même commencer le bien, loin que vous le
puissiez achever. « Personne ne peut rien penser de soi-même comme de soi-même
(3) : personne ne peut prononcer le nom du Seigneur Jésus, que par le
Saint-Esprit (4) » ni avoir le Saint-Esprit que par Jésus-Christ qui doit
1 Joan., XV, 4, 5. — 2 Ibid.,
2. — 3 II Cor., III, 5. — 4 I Cor., XII, 3.
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l'envoyer, comme il le dira dans la suite. Et non-seulement
l'envoyer au dehors, mais encore au dedans, selon ce que dit saint Paul, « que
tous les membres unis ensemble reçoivent l'accroissement par tous les vaisseaux,
et par toutes les liaisons qui portent et communiquent la nourriture et la vie
(1) » chacun selon sa mesure : ce que le même apôtre attribue ailleurs à la
distribution de la grâce du Saint-Esprit, «qui partage ses dons à chacun selon
qu'il lui plaît (2). »
Tenons-nous dans une grande
dépendance à chaque instant, à chaque action.
C'est par la foi qu'on tire le
suc de cette divine racine : tenons-nous toujours dans la foi.
Jésus-Christ dans l'Eucharistie
doit être notre cher objet, et le moyen le plus efficace de s'unir à lui comme à
celui sans lequel on ne peut rien, de qui on tire tout le bon suc de la grâce ,
la vraie nourriture de l'âme.
Mais voici le comble de la joie.
C'est que la racine n'aime pas moins à communiquer sa vie que les branches à la
recevoir. Le chef est fait pour se communiquer, et Jésus-Christ pour se donner à
nous : c'est pour cela que tous les conduits sont préparés : « Les uns sont
apôtres, les autres docteurs (3) ; » mais tout cela est pour les membres, outre
que le chef influe par lui-même.
« Approchez-vous de lui et
recevez la lumière, et vos visages ne seront jamais chargés de confusion (4). »
La confusion est pour ceux qui
s'éloignent de Jésus, parce que laissés à eux-mêmes, ils sèchent, ils meurent,
ils ne sont que foi-blesse et péché.
Si la vigne, si les membres du
corps pouvaient sentir ce qu'ils doivent à la racine et au chef, ils seraient en
continuelles actions de grâces. Rendons grâces au Seigneur notre Dieu. Saint
Paul ne nous prêche que l'action de grâces. La foi, la prière, l'action de
grâces, c'est le principe, c'est le moyen, c'est le fruit de notre union avec
Jésus-Christ.
1 Ephes., IV, 16. — 2 I Cor.,
XII, 11, 13. — 3 Ibid., 28. — 4 Psal. XXXIII, 6.
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« Mon Père est le laboureur, ou
le vigneron. » Il faut exclure ici une fausse idée, qui serait de croire que le
Père n'agisse qu'au dehors. Ce divin laboureur est celui qui envoie la pluie
dont la vigne se nourrit : c'est lui qui opère dans les cœurs, « qui donne
l'accroissement, comme dit saint Paul, qui opère le vouloir et le faire (1). »
Mais ici l'influence intérieure
semble être attribuée au Fils comme chef, afin d'établir la confiance des
membres, en leur montrant que celui qui agit en eux leur est intimement uni.
Le Père agit dans le Fils, et le
Fils agit en nous : le Fils n'a rien que de son Père, et nous n'avons rien que
du Fils : ainsi tout retourne au Père : « Le Père ne cesse d'agir, dit le Fils
de Dieu ; et moi j'agis aussi (2); » et notre propre action de l'un et de
l'autre, c'est d'agir dans les cœurs où nous envoyons notre Saint-Esprit,
agissant par lui sans discontinuation et faisant les hommes un même esprit avec
nous. Le Fils donc opère, et le Père opère ; et il n'y a de différence qu'en ce
que le Père est Dieu seulement, et le Fils Dieu et homme tout ensemble :
Emmanuel, Dieu avec nous, Dieu uni à nous, Dieu agissant en nous, comme dans une
partie de lui-même. C'est donc là le fondement de la confiance.
Quand les ariens disaient : Si
l'un est la vigne et l'autre le vigneron et laboureur, ils ne sont pas de même
essence, ils ne songeaient pas que ce même Jésus, qui est notre Chef, notre tige
en qualité d'homme, et de même nature que nous, en tant que Dieu est de même
nature que son Père et laboureur comme lui, qui ne cesse de travailler à sa
vigne élue. C'est là tout le fondement de notre espérance, de ce que tout est à
nous par Jésus-Christ. Comme homme il est à nous : l'homme est Dieu : Dieu donc
est à nous en Jésus-Christ. « Le Père est dans le Fils et le Fils est dans le
Père (3) : »
1 I Cor., III, 6, 7; Philipp.,
II, 13. — 2 Joan., V, 17. — 3 Joan.. XIV, 10.
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toute la substance de la divinité étant à nous, tous les
fruits et tous les dons sont à nous : le Saint-Esprit qui est le don substantiel
est à nous : et ce don nous est donné avec tous les dons dont il est plein.
Voilà les richesses du chrétien. Peut-il penser à d'autres biens? Il en a
besoin, je le sais, mais pour le corps : qu'il les prenne donc en passant pour
le corps qui passe ; mais qu'il cultive, qu'il nourrisse, qu'il enrichisse son
âme. « Travaillez, non point à une nourriture qui périt, mais à une nourriture
qui mène à une vie éternelle, que le Fils de l'homme vous donnera (1), » qu'il
vous a déjà donnée en s'incarnant, qu'il vous donne tous les jours par sa
parole, et qu'il vous donnera encore en se donnant à vous par l'Eucharistie.
« La branche qui ne porte point
de fruit en moi, » ce céleste vigneron « la retranchera ; et la branche qui en
portera, il la taillera, afin qu'elle en porte davantage (2). » Voilà deux
opérations : de retrancher le bois inutile, et de tailler l'autre pour n'y rien
laisser d'impur et de superflu.
La première opération, qui est de retrancher la branche qui
ne porte point de fruit, a un effet terrible marqué au verset (3), où il est
porté que cette branche retranchée « séchera et sera jetée au feu et brûlera. »
Il ne faut qu'écouter le saint
Prophète : « Fils de l'homme, que ferez-vous de la branche de la vigne? En
ferez-vous quelque bel ouvrage (3), » comme on en fait du cèdre, des autres
grands arbres, qu'on n'emploie jamais à de plus beaux usages qu'après qu'ils
sont coupés? En est-il de même de la vigne? Point du tout, « Quand même elle
était sur pied, » on voyait bien « qu'elle n'était propre à aucun ouvrage :
combien plus » étant arrachée, verra-t-on qu'elle n'est « bonne que pour le feu
? » Plus elle est excellente,
1 Joan., VI, 27. — 2 Joan., XV, 2. — 3
Ezech., XV, 2-4 et seq.
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lorsqu'elle porte « son fruit délicieux qui réjouit Dieu et
les hommes (1) » plus elle est inutile quand elle n'en porte plus, et n'a plus
rien à attendre que le feu dont elle est digne. Ainsi en est-il du chrétien.
Et remarquez qu'elle en est
digne, non à cause seulement qu'elle porte du mauvais fruit, ce qui lui arrive
lorsque son fruit dégénère et que son raisin se change en mauvais verjus; mais
lorsqu'elle ne porte pas de bon fruit : ainsi en est-il du chrétien : « Jetez le
serviteur inutile dans les ténèbres, » dans les cachots éternels : « là sera
pleurs et grincements de dents (2). »
Mais le céleste laboureur ne
tranchera-t-il que le mauvais bois incapable de produire du fruit ? Non : il a
une seconde opération sur le bon bois; il le taille, il le purifie, il coupe
dans le vif; et non content de retrancher le bois sec, il n'épargne pas le vert.
Ainsi en est-il du chrétien : que de choses à retrancher en toi, chrétien ?
Yeux-tu porter un fruit abondant, il faut qu'il t'en coûte : il faut retrancher
ce bois superflu, cette fécondité de mauvais désirs, cette force qui pousse trop
et se perdrait elle-même en se dissipant : tu crois qu'il faut toujours agir,
toujours pousser au dehors, et tu deviens tout extérieur. Non, il faut
non-seulement ôter les mauvais désirs, mais ôter le trop qui se trouve souvent
dans les bons : le trop agir, l'excessive activité qui se détruit et se consume
elle-même, qui épuise les forces de l’âme, qui la remplit d'elle-même et la rend
superbe. Ame chrétienne, abandonne-toi aux mains, au couteau, à l'opération de
ce céleste vigneron : laisse-le trancher jusqu'au vif : « le temps de tailler
est venu : » tempus putationis advenit (3). Dans le printemps, lorsque la
vigne commence à pousser, on lui doit ôter même jusqu'à la fleur, quand elle est
excessive : coupez, céleste ouvrier : et toi, âme chrétienne,
1 Jud., IX, 13. — 2 Matth.,
XXV, 30. — 3 Cantic., II, 12.
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coupe aussi toi-même : car Dieu t'en donnera la force, et
c'est par toi-même qu'il te veut tailler. Coupe non-seulement les mauvaises
volontés, mais le trop d'activité de la bonne qui se repaît d'elle-même. Ame
toute pleine d'Adam et du vieux levain, que ne dois-tu pas craindre de tes
vices, si tu as tant à craindre de tes vertus mêmes ?
Qui nous dira ce que c'est que
cette âme qui ne cesse point d'agir et de pousser, qui en poussant néanmoins ne
pousse pas trop et en agissant n'agit pas trop ; qui sait retenir cette force
qui se dissiperait au dehors et ne garderait rien pour le dedans ; qui à force
de se contenter elle-même, en agissant comme une autre Marthe avec trop
d'activité et d'inquiétude même sur un bon objet, s'ôte le repos et le veut
encore ôter à Marie assise aux pieds de Jésus comme sans action et mettant son
action dans le repos, avec lequel elle prête son attention tout entière au
Sauveur qui parle au dedans? C'est ainsi que doit être l’âme chrétienne : ni
oisive ni empressée, mais tranquille aux pieds de Jésus, écoutant Jésus. O
qu'elle s'est utilement taillée, qu'elle a fait une salutaire blessure à son
trop d'activité ! Quand il faudra agir, elle trouvera ses forces entières, et
son action d'autant plus ferme qu'elle sera plus paisible ; non plus comme ces
torrents qui bouillent, qui écument, qui se précipitent et se perdent ; mais
comme ces fleuves licnins, qui coulent tranquillement et toujours. Tel est « le
fleuve qui réjouit la cité de Dieu : » il a une « impétuosité (1), » une force,
un mouvement ferme et durable, mais en même temps doux et tranquille : l’âme se
remplit d'une céleste vivacité qui ne sera plus d'elle-même, mais de Dieu.
Voyez ce cheval ardent et
impétueux : pendant que son écuyer le conduit et le dompte, que de mouvements
irréguliers! C'est un effet de son ardeur; et son ardeur vient de sa force, mais
d'une force mal réglée. Il se compose, il devient plus obéissant sous l'éperon,
sous le frein, sous la main qui le manie à droite et à gauche, le pousse, le
retient comme elle veut. A la fin il est dompté : il ne fait que ce qu'on lui
demande : il sait aller le pas , il sait courir, non plus avec cette activité
qui l'épuisait, par laquelle son obéissance,
1 Psal. XLV, 5
550
était encore désobéissante. Son ardeur s'est changée en
force ; ou plutôt, puisque cette force était en quelque façon dans cette ardeur,
elle s'est réglée. Remarquez : elle n'est pas détruite, elle se règle ; il ne
faut plus d'éperon , presque plus de bride : car la bride ne fait plus l'effet
de dompter l'animal fougueux : par un petit mouvement, qui n'est que
l'indication de la volonté de l'écuyer, elle l'avertit plutôt qu'elle ne le
force, et le paisible animal ne fait plus pour ainsi dire qu'écouter : son
action est tellement unie à celle de celui qui le mène, qu'il ne s'en fait plus
qu'une seule et même action. Ame chrétienne, écoute l'Epoux qui te dit : « Je
t'ai comparée à une belle cavale (1) » et entièrement domptée. Et s'il faut
t'atteler à un chariot, te faire agir en concours avec d'autres âmes également
soumises, ce ne sera pas de ces chariots mal assortis, où l'un tire et l'autre
demeure sans action ; ce qui épuise et accable ceux qui sont de bonne volonté et
se donnent de bonne foi à l'ouvrage. Sous le fouet du conducteur, ou pour mieux
dire non tant sous le fouet que sous sa voix , et avec la légère indication d'un
coup bénin qui avertit, qui réveille quelquefois, les deux chevaux sont unis,
parce qu'ils sont tous deux également soumis à la sage main qui les mène. Ame
chrétienne , agis ainsi : et change ton ardeur, ton activité en gravité, en
douceur, en règle : noble animal fait pour être conduit de Dieu et le porter
pour ainsi dire, c'est là ton courage, c'est là ta noblesse.
Revenons donc à la vigne : il
faut non-seulement retrancher le sec, mais encore tailler dans le vert et dans
le vif.
« Vous êtes déjà purs à cause de
la parole ( selon la parole) que je vous ai dite, Vous êtes purs, mais non pas
tous. Demeurez en moi et moi en vous s. » Vous n'avez pas seulement besoin de
moi pour être purifiés; mais quand vous êtes purs, vous avez encore
1 Cantic, I, 8. — 2 Joan., XV, 3, 4.
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besoin de moi pour demeurer dans votre pureté : car
l'opération de la grâce n'est pas seulement à purifier, mais encore plus à
conserver la pureté et la justice une fois donnée. Le soleil avance et dissipe
les ténèbres : l'air illuminé conservera-t-il de lui-même la lumière? Non
certainement. On ne doit pas dire, dit saint Augustin : Il a été une fois
illuminé, mais il l'est continuellement, et de nouveau à chaque moment :
autrement il retomberait dans les ténèbres : la lumière diminue par tous les
obstacles qu'on met entre le corps illuminant et le corps illuminé. C'est ce qui
fait les ombres et les diverses teintes de lumière plus ou moins vives. Combien
plus l’âme raisonnable, pour conserver la justice, dépend-elle de Dieu qui
l'éclairé, et du vrai soleil de justice qui est Jésus-Christ? Tiens-toi donc
toujours exposée à cette lumière : demeure dans cette lumière, et cette lumière
en toi, sans t'en détourner un seul moment. Il ne suffit pas qu'elle t'ait fait
juste une fois : il faut que continuellement elle te le fasse. Entendez-vous,
âme chrétienne? Ne vous détournez donc jamais pour peu que ce soit : tenez-vous
le plus que vous pouvez sous le coup direct de la lumière : car c'est par là que
vous serez vivement éclairée. Ce n'est pas qu'il ne vienne de la lumière de côté
et d'autre, et les corps illuminés se la renvoient mutuellement ; mais se tenir
sous ce coup direct et demeurer toujours en plein soleil, c'est la perfection de
l’âme pour être éclairée.
On dira : Je suis ébloui ; mais
c'est le propre de la lumière extérieure, qui affaiblit l'organe par lequel elle
est aperçue. La vérité, quand elle est parfaite et parfaitement vue, n'éblouit
pas : elle fortifie son organe, c'est-à-dire l'intelligence, et lui donne à la
fin une éternelle force : c'est ce qui fait notre bonheur dans la vie future. Il
est vrai qu'en cette vie nos faibles yeux qui se purifient et ne sont pas
entièrement purs, ne peuvent porter la vérité tout entière ; mais elle s'est
tempérée elle-même dans la foi : tourne-toi donc toujours à elle, âme
chrétienne, sans craindre qu'elle te blesse : la foi te la présente, te
l'applique de la manière qu'il faut sa douce obscurité tient ton esprit en état
: s'il sort de temps en temps quelque rayon de ce doux nuage, il ne sera jamais
trop fort : Dieu qui l'envoie, sait ta mesure et ne porte qu'où il faut.
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Pour toi, tiens les yeux ouverts et le cœur soumis : la
lumière se changera en ardeur, et le cœur gagné vivra de Dieu.
Nous devons avoir entendu la
parabole de la vigne : c'est le mystère de notre union avec Jésus-Christ. Mais
pourquoi elle est exprimée sous la figure de la vigne plutôt que sous celle d'un
autre arbre ; on l'entendra en remarquant :
1° C'est l'ancienne parabole : «
Seigneur, vous vous êtes fait une vigne : vous l'avez transplantée d'Egypte »
dans la terre que vous lui aviez promise : « vous avez exterminé les anciens
habitants de cette terre pour lui faire place : elle s'y est étendue de coteau
en coteau, et s'est élevée au-dessus des hautes montagnes qu'elle a couvertes :
toute la terre jusqu'au fleuve, jusqu'à la mer, en a été remplie (1), » tant le
provin en a été fécond et abondant! « Que n'ai-je pas fait à ma vigne? » dit le
Seigneur. Ne l'ai-je pas travaillée dans toutes les saisons? J'ai fossoyé, j'ai
taillé, j'ai provigné, je l'ai « environnée d'une haie » ou d'une muraille , et
je l'ai munie de tous côtés : c'est « ma vigne élue » et bien-aimée (2).
2° Jésus-Christ ne fait
qu'appliquer la parabole à son Eglise : mais afin que cette nouvelle vigne
paraisse encore plus une vigne élue et chérie, il nous apprend que cette vigne
est une même chose avec lui : « Je suis, dit-il, la vraie vigne, » dont
l'ancienne vigne n'était que la figure : c'est celle-ci qui doit porter les
véritables fruits pour la vie éternelle : « Je suis la vraie vigne et vous êtes
les branches (3) : » c'est moi qui fais toute la beauté et toute la force du
plant; et mon Père aime d'autant plus cette vigne, que c'est moi qu'il entend et
qu'il aime en elle.
3° La vigne est de tous les
plants celui qui porte le fruit le plus excellent. C'est de la vigne qu'il a été
dit en figure : « Que son vin
1 Psal. LXXIX, 9-12. — 2 Isa.,
V, 2, 4. — 3 Joan., XV, 1, 5.
553
réjouit le cœur de l'homme et qu'il réjouit Dieu et les
hommes (1). » Dans le froment est le soutien nécessaire : dans le vin est le
courage, la force, la joie , l'ivresse spirituelle, le transport de l’âme, dont
les effusions étaient la figure dans les sacrifices ; et encore aujourd'hui le
vin entre dans le sacrifice. Avec le vin nous sacrifions à Dieu la joie
sensible; et nous la changeons dans la sainte joie que nous donne le sang
enivrant et transportant de Jésus-Christ, qui inspire l'amour qui l'a fait
répandre.
4° La vigne ne paraît rien
d'elle-même : elle rampe; elle est raboteuse, tortueuse, faible, qui ne se peut
élever qu'étant soutenue : sans cela elle tombe. Mais aussi étant soutenue, où
ne s'élève-t-elle pas? Elle s'entortille autour des grands arbres : elle a des
bras , des mains pour les embrasser et n'en peut plus être séparée. De ce bois
tortu et raboteux, qui n'a rien de beau, sortent les pampres dont les montagnes
sont couronnées, dont les hommes se font des festons. De là sort la fleur la
plus odorante : de là la grappe, de là le raisin, de là le vin et le plus
délicieux de tous les fruits : ainsi l'écorce du chrétien n'a rien que de
méprisable en apparence et tout y paraît sans force : toute la force, toute la
beauté est au dedans; et on peut tout, quand on ne s'élève qu'étant soutenu.
5° Le bois de la vigne est celui
où la destinée du chrétien se marque le mieux. Il n'y a pour lui que de porter
du fruit, ou d'être jeté dans le feu : outre que c'est, comme on a dit, le plus
humble et le plus exquis de tous les bois, le plus vil en apparence et le plus
précieux en effet. Quoi de plus faible ? D'où vient plus abondamment ce qui
donne et du courage et de la force? Trois fruits sont recommandés dans
l'Ecriture : Le froment, qui est la foi, le soutien de l’âme; l'huile, qui est
l'espérance, qui adoucit les peines d'attendre par la promesse de voir; le vin,
qui est la charité, la plus parfaite des vertus.
1 Psal. CIII, 15; Jud., IX, 13.
554
« Si vous demeurez en moi et que
mes paroles demeurent en vous, vous demanderez tout ce que vous voudrez et il
vous sera accordé (1). » Après avoir jeté sur l'humilité et la dépendance les
fondements de la prière, il en explique la vertu. Quiconque veut donc prier, il
doit commencer par se mettre véritablement et intimement dans le cœur cette
parole : « Vous ne pouvez rien sans moi (2) : » rien : rien encore une fois ;
rien du tout. Car c'est pour cela qu'on prie, qu'on demande, parce qu'on n'a
rien, et par conséquent qu'on ne peut rien ; ou pour tout dire en un mot, qu'on
n'est rien; en matière de bien, un pur néant. Et c'est pourquoi il a dit qu'on
doit prier et qu'on n'est ouï qu'au nom de Jésus-Christ : ce qui montre que de
soi-même on n'est qu'un néant ; mais qu'au nom de Jésus-Christ, on peut tout
obtenir.
Or cela enferme deux choses :
l'une, que quelque prière qu'on fasse, on n'est point écouté pour soi, mais au
nom de Jésus-Christ; l'autre, qu'on ne peut ni on ne doit prier par son propre
esprit, mais par l'esprit de Jésus-Christ, c'est-à-dire non-seulement selon que
Jésus-Christ l'a enseigné en ne demandant que ce qu'il veut qu'on demande, mais
encore en reconnaissant que c'est lui-même qui forme en nous notre prière par
son esprit qui parle et qui crie en nous. Autrement il ne serait pas véritable,
et nous n'entendrions pas comme il faut cette parole qui est le fondement de la
prière : « Sans moi vous ne pouvez rien. » D'où il s'ensuit que sans lui nous ne
pouvons pas même prier, conformément à cette parole de saint Paul : « Vous ne
savez ce que vous devez demander par la prière, ni comment vous devez prier ;
mais l'Esprit prie en vous avec des gémissements inexplicables (3). »
Mais en même temps que pour
prier on se met dans l'esprit bien avant cette première vérité : Je ne puis rien
: « Sans moi
1 Joan., XV, 7. — 2 Ibid., 5. — 3
Rom., VIII, 26.
555
vous ne pouvez rien, » on doit encore s'y en mettre une
autre : « Je puis tout avec celui qui me fortifie (1) : » je ne puis rien sans
Jésus-Christ; je puis tout avec Jésus-Christ et en son nom. C'est pourquoi on
entend toujours dans les prières de l'Eglise cette conclusion aussi humble que
consolante : « Par Jésus-Christ Notre-Seigneur : » humble parce qu'elle confesse
notre impuissance ; consolante parce qu'elle nous montre en qui est notre force.
Et cela s'étend si loin, que lorsque nous interposons envers Dieu les
intercessions et les mérites des saints, même ceux de la sainte Vierge, nous y
ajoutons encore cette nécessaire conclusion : « Par Jésus-Christ Notre-Seigneur;
» par où nous confessons qu'il n'y a de mérite, ni de prière, ni de dignité dans
les saints, à quelque degré de gloire qu'ils soient élevés, que par Jésus-Christ
et en son nom.
Et il faut bien prendre garde
que nous ne nous imaginions pas que ce soit assez de dire de bouche ce Per
Dominum nostrum Jesum Christum. Disons-le en effet et par le fond du cœur,
en demeurant en Jésus-Christ et Jésus-Christ en nous; c'est-à-dire en nous
attachant à lui de tout notre cœur, avec une vive et ferme foi, et lui aussi
demeurant en nous par sa parole qu'il imprime dans notre cœur, et par son esprit
qui nous pousse et nous anime à la prière.
Il y a donc ici ce que nous
faisons, qui est de demeurer en Jésus-Christ ; et ce qu'il fait, qui est de
demeurer en nous, et cela fait l'ouvrage complet. Si nous croyons agir seuls,
nous nous trompons, puisque la source de nos actions, c'est que Jésus-Christ
demeure en nous : car il n'y demeure pas sans action, selon ce que dit saint
Paul, « qu'il est puissant en nous (2). »
C'est donc alors que nous prions
véritablement au nom de Jésus-Christ, lorsque nous demeurons en lui et lui en
nous, nous laissant conduire à Jésus-Christ qui nous meut, et écoutant ce qu'il
dit en nous, afin de pratiquer véritablement et intimement ce qu'il dit : « Si
vous demeurez en moi et que ma parole, » non pas seulement cette parole que je
prononce au dehors, mais encore celle que je fais entendre au fond du cœur, «
demeure en vous : » et alors nous obtiendrons ce que nous voudrons.
1 Philipp., IV, 13. — 2 II Cor., XIII, 3.
556
Or cette parole qui doit
demeurer en nous, doit être principalement la parole de la croix, qui est celle
dont il s'agit principalement dans tout ce discours. Car Jésus-Christ allait à
la croix et il y menait ses disciples avec lui, comme la suite le fera encore
bien mieux paraître.
Croyons donc que demeurer en
Jésus-Christ, c'est demeurer dans la parole de la croix, et que la parole de la
croix demeure en nous; et que demander au nom de Jésus-Christ, c'est demander
par son sang et par ses souffrances, les aimer et y prendre part.
« La gloire de mon Père est que
vous rapportiez beaucoup de fruit, et que vous deveniez mes vrais disciples (1).
» Jésus-Christ en revient au fruit qu'il avait promis à ceux qui demeureraient
en lui ; et il nous apprend que nous devons désirer ce fruit pour la gloire de
son Père, et non pas pour la nôtre. Car à Dieu ne plaise que nous nous
glorifiions en autre qu'en Dieu ! Jésus-Christ ne veut de gloire que pour son
Père et n'a de gloire qu'en lui, ainsi qu'il l'expliquera dans toute la suite.
Nous devons donc à son exemple mettre en Dieu toute notre gloire.
« Et que vous soyez mes vrais
disciples. » Qu'est-ce à dire, mes vrais disciples? Mes vrais imitateurs dans le
chemin de la croix et de la mortification : car c'est à quoi il nous veut
conduire, mais il nous y conduit par la voie d'amour.
« Je vous ai aimés comme mon
Père m'a aimé (2) : » non par une fausse tendresse comme celle des parents
charnels : mon Père m'a aimé d'un amour ferme, et il m'a envoyé souffrir : je
vous ai aimés de même : souffrez et mourez avec moi, et je vivrai en vous.
Il ne parle pourtant point
encore de mort ni de croix ; mais il
1 Joan., XV, 8. — 2 Ibid.,
557
nous y prépare par l'insinuation de l'amour de son Père et
du sien : Voyez, dit-il, comme mon Père m'aime : je vous aime de ce même amour
et vous verrez bientôt où il me porte. Car il dira dans un moment : « Personne
ne peut avoir un plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (1). » Mais
avant que de nous faire entrer dans ces courageux desseins, il nous fait entrer
dans la douceur et la pureté de son amour. Laissons-nous donc conduire par cette
douce voie, en quelque endroit qu'elle nous mène.
« Si vous gardez mes
commandements, vous demeurerez dans mon amour : comme je garde les commandements
de mon Père, et je demeure dans son amour (2). » Quel commandement gardez-vous,
ô mon Sauveur? Il l'a dit souvent : « J'ai la puissance de donner mon âme, et
j'ai la puissance de la reprendre, et c'est là le commandement que j'ai reçu de
mon Père (3). » Quoi! la puissance de la reprendre seulement, et non pas celle
de la donner? L'une et l'autre, et celle-ci est celte par où il faut commencer.
Voyez comme il insinue doucement le commandement de la croix.
Mais avant que de s'expliquer
ouvertement là-dessus, il enseigne que le véritable amour n'est pas à dire, à
promettre de grandes choses, à les désirer, à s'en remplir l'esprit ; mais à
entrer par là dans une pratique sérieuse et réelle des commandements. Il faut
commencer par aimer Jésus-Christ, et par là aimer sa vérité, sa parole , ses
maximes, ses commandements. Car c'est ainsi qu'il a fait; et il a commencé par
aimer son Père, pour ensuite aimer ce qu'il commandait, quelque rigoureux qu'il
parût à la nature : car l'amour de celui qui commande, rend doux ce qui est amer
et rude. Aimons donc Jésus-Christ, et tous ses commandements nous seront
faciles. Souviens-toi, chrétien, que ce n'est rien de garder l'extérieur du
commandement, si on ne le garde par amour : tout
1 Joan., XV, 13. — 2 Ibid.,
10. — 3 Joan., X, 18.
558
le commandement est compris dans l'amour même :
Jésus-Christ a gardé le commandement de son Père, parce qu'il l'aimait; et il
nous donne cet exemple, en nous déclarant que cet exemple est notre loi.
« Je vous ai dit toutes ces
choses, afin que ma joie demeure en vous, et que votre joie soit accomplie (1) :
» qu'elle soit pleine et parfaite. Vous verrez à quoi il vous prépare par cette
abondance de joie; et il parle ici convenablement de la joie, après avoir parlé
de l'amour. Car il n'y a que le vrai amour qui puisse donner de la joie. « La
terreur a de la peine (2), » dit saint Jean : elle n'a donc point la joie. D'où
vient la joie, si ce n'est d'aimer? Car qui aime veut plaire et met là sa joie.
Et quand il a trouvé le secret de plaire, il jouit du fruit principal de son
amour. Tous plaisez, quand vous obéissez par amour : car c'est là ce qu'aime
Jésus-Christ. Lorsque son Père s'est déclaré que son Fils lui plaisait et qu'il
mettait en lui ses complaisances, c'est qu'il voyait que l'aimant, il aimait à
lui obéir et que c'était là sa joie. Aimez donc aussi : « Délectez-vous dans le
Seigneur (3) : » aimez, cherchez à lui plaire et mettez là votre joie comme
votre gloire : alors votre joie sera accomplie, elle sera parfaite comme votre
amour.
« Afin que ma joie demeure en
vous. » Quelle est ma joie ? D'obéir, et d'obéir par amour. Ma joie sera donc en
vous, quand vous aimerez et que vous obéirez : « Et votre joie sera accomplie. »
Qui n'aimerait un Sauveur, qui ne nous promet qu'une sainte et parfaite joie par
un saint et parfait amour?
1 Joan., XV, 11. — 2 I Joan.,
IV, 18. — 3 Psal. XXXVI, 4.
559
« Le commandement que je vous ai
donné est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés.
Personne ne peut avoir un plus grand amour, que de donner sa vie pour ses amis
(1). » Voilà la croix qui se déclare; mais pour lui ôter toute sa rudesse, elle
se déclare par le précepte de l'amour. Jésus-Christ a aimé : et il a donné sa
vie. Aimons de même et Jésus-Christ et en lui nos frères, que l'amour qu'il a
pour eux nous doit rendre chers.
Quelle misère était la nôtre,
lorsqu'il a fallu pour nous en tirer la mort d'un tel ami ! Quel crime était le
nôtre, lorsque pour l'expier il a fallu une telle victime, et pour le laver un
sang si précieux ! De quel amour nous a aimés celui qui nous a achetés à ce
prix?
« Pour ses amis : » c'est ainsi
qu'il nous appelle, pendant que nous étions ses ennemis; mais il était ami de
son côté, puisqu'il donnait son sang pour nous racheter. Ecoutons saint Paul, le
digne interprète de cette parole du Sauveur : « Pourquoi est-ce que dans le
temps que nous étions malades » et dans le péché, « Jésus-Christ est mort pour
les impies? A peine trouve-t-on quelqu'un qui veuille mourir pour les justes;
peut-être pourtant qu'il se trouverait quelqu'un qui le ferait. » Mais lui, il
est mort pour les impies, c'est-à-dire « pour nous » tous; et « c'est en cela
qu'il fait éclater son amour, en ce qu'il est mort » pour des ennemis, « pour
des pécheurs (2). »
Voilà donc quel ami nous avons
trouvé en la personne de Jésus-Christ. C'est un ami de ses ennemis, un ami qui
nous a aimés lorsque nous lui faisions de toutes les forces de notre âme et de
notre corps une guerre perpétuelle. Comprenons donc l'immensité
1 Joan., XV, 12, 13. — 2 Rom., V, 6-8.
560
de son amour, en ce qu'il nous a aimés étant ennemis. Mais
saint Paul sur ce fondement pousse plus loin : « Si lorsque nous étions ennemis
de Dieu, nous avons été réconciliés par la mort de son Fils, à plus forte raison
étant réconciliés, nous serons sauvés par sa vie (1). » S'il a été notre ami
jusqu'à donner sa vie pour nous, pendant que nous étions ses ennemis, combien
plus le sera-t-il après que l'amitié étant réconciliée de part et d'autre, on
est ami de deux côtés!
Mais que conclut de là le même
saint Paul? Qu'ayant un tel ami, nous n'avons rien à craindre. « Si Dieu est
pour nous, qui sera contre nous ? s'il n'a pas épargné son Fils, que nous
pourra-t-il refuser? et comment nous l'ayant donné, ne nous donnera-t-il pas en
lui et par lui toutes choses? Qui accusera les élus de Dieu? C'est Dieu qui les
absout et les justifie. Qui les condamnera? C'est Jésus-Christ qui est mort pour
eux; qui non-seulement est mort, mais qui est ressuscité, qui est monté aux
cieux et a pris sa place à la droite de son Père, et qui intercède pour eux (2).
» Il n'y a rien à ajouter à ce commentaire de saint Paul : nous y entendons
parfaitement tout l'amour que nous devons à celui qui nous a aimés étant ses
ennemis, jusqu'à donner sa vie pour être notre Rédempteur, notre Sauveur, notre
intercesseur; et il ne reste qu'à conclure avec le même apôtre, « que ni
l'affliction, ni la persécution , l'épée et la violence, ni la vie, ni la mort,
ni les maux présents, » ni tous ceux que nous avons à craindre, « ni le ciel »
quand il serait conjuré contre nous, « ni l'enfer » quand il lâcherait contre
nous tous les démons et enverrait contre nous toutes ses peines, « ni quelque
autre chose que ce soit, ne sera capable de nous séparer de Jésus-Christ (3). »
Voilà le précepte et le mystère
de la croix dans toute son étendue, en le commençant par Jésus-Christ et le
finissant par nous.
C'est là aussi qu'est renfermé
le précepte de la charité fraternelle, qu'on est obligé de pousser jusqu'à
mourir pour ses frères, selon ce que dit saint Jean, autre interprète admirable
du précepte de la charité : « En cela nous connaissons l'amour de Dieu,
1 Rom., V, 10. — 2 Rom., VIII. 31 et suiv. —
3 Rom., VIII, 85, etc., jusqu'à la fin du chapitre.
561
parce qu'il a donné sa vie pour nous, et nous devons aussi
donner notre vie pour nos frères (1). » Autrement nous n'observons pas le
commandement d'aimer comme il a aimé, c'est-à-dire jusqu'à donner sa vie.
Le précepte de la croix est donc
encore dans la charité fraternelle ; et quoique l'occasion de donner sa vie pour
son frère soit rare, néanmoins l'amour fraternel sera dans la croix, si nous
pratiquons ce que dit saint Paul, « de ne nous regarder pas nous-mêmes, mais ce
qui est de l'intérêt des autres (2). » Ainsi l'amour fraternel sera un sacrifice
continuel, non-seulement de son ressentiment lorsqu'on croit être offensé, mais
même sans avoir aucun sujet de plainte, de son humeur, de son intérêt, de son
amour-propre, et c'est à quoi nous oblige l'amour fraternel. Et si nous devons
sacrifier ce qui nous touche le plus au dedans de nous, combien plus les biens
extérieurs, et comme les appelle saint Jean, «la substance » et les richesses «
de ce monde (3)?» Celui qui s'épargne sur cela , quoi qu'il dise, n'est pas
chrétien; et « s'il dit qu'il aime son frère, c'est un menteur. Il ferme ses
entrailles sur son frère, et l'amour de Dieu n'est pas en lui (4). Aimons donc,
non point en parole, mais en effet et en vérité (5), » selon le précepte du même
Apôtre. Et afin que notre aumône soit un sacrifice, ne jetons pas seulement un
superflu qui ne coûte rien à la nature, mais prenons quelque chose sur le vif,
en sorte que nous souffrions pour notre frère : car ce n'est pas beaucoup faire
de souffrir pour lui, puisque nous devons être disposés, selon le précepte du
Sauveur, à donner pour lui jusqu'à notre vie. Mais avant que de passer outre sur
le précepte de la charité du prochain, entendons selon l'explication de
Jésus-Christ dans la parabole du Samaritain (6), que le prochain est tout homme;
et que le précepte de nous aimer les uns les autres, bien qu'il regarde
spécialement les fidèles participants de la même foi et cohéritiers du même
royaume, embrasse tout le genre humain, à cause qu'il est appelé à la même
grâce. Cela posé, continuons.
1 I Joan., III, 16. — 2 Philipp., II, 4. — 3
Joan. III, 17. — 4 Ibid., IV, 20.— 5 ibid., III, 17, 18. —
6 Luc., X, 36, 37.
562
Lisez attentivement les versets
14, 15, 16, 17. C'est encore une puissante insinuation du commandement de
l'amour que nous nous devons mutuellement. Jésus-Christ nous tourne de tous
côtés pour nous obliger à aimer nos frères par toute la tendresse qu'il a eue
pour nous.
Il nous explique premièrement,
qu'en gardant ses commandements, nous deviendrons non point seulement ses
serviteurs et ses sujets, mais encore ses amis. Nous sommes naturellement sujets
de Jésus-Christ, qui est le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, par qui
tout a été créé, et rien n'a reçu l'être que par lui. Mais outre cette première
dépendance qui n'a point de bornes, il nous a acquis par son sang; et nous
sommes ses esclaves, parce qu'il nous a achetés par un si grand prix. Mais
quoique nous soyons tels, sujets, serviteurs, esclaves, il ne nous traite pas
comme tels, mais comme amis : et la raison de cette différence, c'est que le
serviteur et le sujet n'a que la simple exécution de la volonté de son maître,
sans en savoir le secret. Mais Jésus-Christ nous révèle autant qu'il nous est
convenable la raison de ses conseils, qui n'est autre que l'amour qu'il a pour
nous jusqu'à donner sa vie pour notre salut et pour nous faire ses cohéritiers :
et tout le fruit de cet amour, c'est que nous nous aimions les uns les autres et
que nous gardions ce commandement principal de la loi nouvelle, non par crainte
et d'une manière servile, mais en amis qui aiment à faire la volonté de celui
qui se déclare leur ami étant leur maître. C'est la première raison de notre
Sauveur.
La seconde n'est pas moins forte
: « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis (1). » Il
semble parler ici principalement de ses apôtres; mais en général, puisque ce
n'est pas seulement les chefs du troupeau, mais le troupeau tout entier
1 Joan., XV, 16.
563
qu'il oblige au commandement de la charité fraternelle,
l'élection d'où il l'infère doit être commune. Et lorsqu'il dit dans la suite :
« Je vous ai choisis du milieu du monde, » et je vous eu ai séparés, il parle
visiblement à tous les fidèles. En effet il a choisi non-seulement les apôtres,
mais tous les fidèles; et c'est là l'effet le plus sensible de son amour, qu'il
nous ait choisis un à un, par pur amour, par pure bonté : non parce que nous
avions porté du fruit, mais afin que nous en portassions; en sorte que le fruit
que nous portons est l'effet, et non le motif de son choix. Mais la récompense
qu'il nous demande d'un amour si pur et d'une bonté si gratuite, c'est que nous
aimions nos frères aussi purement qu'il nous a aimés lui-même, sans aucun mérite
de leur part et sans attendre qu'ils nous préviennent, mais en les prévenant en
tout et toujours pour l'amour de Jésus-Christ, qui nous a prévenus en toutes
manières par sa grâce.
Et il est vrai qu'il a prévenu
singulièrement les apôtres, afin qu'ils allassent par toute la terre y porter
son Evangile ; et que leur prédication ait non-seulement un grand fruit par la
conversion de tous les peuples, mais encore que ce fruit demeure toujours et que
l'Eglise qu'ils établiront soit immortelle. Mais ces paroles ne laissent pas
aussi de regarder chaque fidèle, puisque tous doivent aussi en allant et
conversant sur la terre, porter de grands fruits qui demeurent pour la vie
éternelle. Or ce n'est pas nous qui l'avons choisi : « car qui est celui qui lui
a donné le premier ', » et qui s'est attiré sa grâce en le prévenant? C'est lui
qui nous choisit et nous prévient : c'est lui qui nous a trouvés ennemis et nous
a faits amis : c'est lui qui nous a aimés avant que nous l'aimassions ou que
nous pussions l'aimer, puisque c'est lui qui nous a donné l'amour dont nous
l'aimons : ce qu'il ne peut avoir fait que par amour. Il n'est donc pas prévenu
: il nous prévient, et nous prévient à chaque moment, nous continuant la grâce
par laquelle il nous a prévenus la première fois. Et encore qu'un effet de cette
grâce prévenante soit de nous attirer les grâces qui suivent, s'il nous traitait
rigoureusement selon nos mérites et qu'il voulût punir toutes nos infidélités,
combien de
1 Rom., XI, 35.
564
fois serait-il forcé à nous soustraire les grâces
auxquelles nous ne répondons pas assez ! Et bien loin d'y répondre par une
humble reconnaissance, nous nous enorgueillissons de ses dons, que nous nous
approprions à nous-mêmes, comme s'ils nous étaient dus et en faisant (a) la
pâture de notre amour-propre. Et qui serait celui qui pourrait dire : J'ai le
cœur pur; je ne suis point ingrat envers Dieu ; je lui rends l'action de grâces
qui lui appartient, et ne sors jamais de sa dépendance? Ce n'est pas là ce que
nous dit notre conscience : elle nous dit, que ni nous ne prions comme il faut,
ni ne sommes assez soigneux de marcher fidèlement dans ses voies. Qui donc
pourrait se plaindre, quand il nous retirerait ses dons ? Mais il continue à
nous prévenir malgré nos ingratitudes et nos négligences : et s'il accorde la
persévérance à nos prières, il nous accorde premièrement la persévérance à
prier, par laquelle nous obtenons la persévérance à bien faire. Et la récompense
qu'il veut tirer d'un amour si gratuit, c'est que nous aimions nos frères aussi
purement et aussi gratuitement qu'il nous aime, sans que notre amour se
ralentisse par leur froideur, par leur négligence, ni par leurs injures,
puisqu'au milieu de tant d'injures qu'il reçoit de nous, il nous aime.
Et la raison qui l'oblige à
réduire toute la pratique de la vie chrétienne à cet amour mutuel, est
premièrement que ne pouvant lui faire aucun bien qu'en la personne de nos frères
qui sont ses membres, c'est là aussi qu'il veut recevoir le fruit de notre
reconnaissance et celui de son amour, conformément à ce qu'il dit : « Toutes les
fois que vous faites du bien aux moindres de ces petits, » à celui-ci et à
celui-là, qui sont petits à vos yeux et grands aux miens, puisqu'ils sont mes
membres, « c'est à moi que vous le faites (1), »
Et la seconde raison c'est,
comme dit l'apôtre saint Paul, « que celui qui aime son frère accomplit la loi
(2), » qui est renfermée tout entière dans le précepte de la charité. Car tous
ces préceptes : « Vous ne tuerez pas : Vous ne déroberez pas : Vous ne
convoiterez pas la femme d'autrui, ni sa maison, ni son serviteur,
1 Matth., XXV, 40, 45. — 2 Rom., XIII, 8, 9.
(a) Pour : Et en en faisant...
565
ni sa servante , ni son bien, en quelque manière que ce
soit (1) : » vous ne corromprez point dans les autres la chair que Jésus-Christ
y a sanctifiée, ou qu'il a destinée à la sainteté ; et vous ne la sacrifierez
point à votre plaisir : tous ces préceptes « sont renfermés » dans celui de
l'amour fraternel (2), qui ne pouvant être accompli comme il faut, s'il ne vient
de la source de l'amour de Dieu, il s'ensuit que tout est compris dans l'amour
fraternel, dans lequel par conséquent est tout l'objet des désirs de
Jésus-Christ, puisque c'est là aussi qu'est tout l'abrégé de la justice
chrétienne.
« Le serviteur ne sait pas ce
que fait son maître. » On lui dit ce qu'il a à faire sans s'expliquer davantage
; mais ce bon Maître, qui est Jésus-Christ, non content d'exiger de nous une
simple exécution, nous découvre tout ce qu'il fait, d'où il vient et où il
retourne : pourquoi il est venu au monde : quels biens il y est venu apporter
aux hommes : l'étroite union qu'il est venu contracter avec eux, la grâce qu'il
leur a voulu faire de se les unir comme les membres le sont à la tête et les
branches à la racine, le divin secret de tout impétrer par l'interposition de
son nom , les secrets motifs de ses préceptes, et les autres choses qui lui font
dire : « Je vous ai appris ce que j'ai appris de mon Père (3). » Car je vous ai
découvert, dit-il, les merveilles de sa bonté prévenante et la grâce qu'il vous
a faite en vous donnant son Fils unique, de le donner pour vous à la mort. Et
afin que vous fussiez capables d'entendre les secrets du royaume des cieux, je
vous les ai exposés dans des paraboles et similitudes tirées des choses
humaines, par condescendance pour vous les rendre sensibles. Et de peur que ces
paraboles ne fussent pour vous des énigmes plus capables de vous étourdir que de
vous instruire, ainsi qu'il est
1 Exod., XX, 17. — 2
Rom., XIII, 9, 10. — 3 Joan.
XV, 15
566
arrivé aux Juifs en punition de leur orgueil, je vous les
ai expliquées en ami, avec une familiarité et une bonté qui ne vous a rien
laissé à désirer. Voilà ce que Jésus-Christ a fait pour nous : il a voulu que
nous gardassions ses commandements , non en vils esclaves, à qui on dit
seulement ce qu'ils ont à faire sans leur donner la consolation de savoir
pourquoi, mais avec connaissance, afin de les accomplir d'une manière plus
parfaite, plus agréable, plus proportionnée à la condition de la créature
raisonnable. C'est pourquoi il nous a appris des conseils de Dieu et des siens
tout ce que nous en pouvions porter. Entrons donc volontairement et librement
dans les desseins de Jésus-Christ et obéissons, non par force, mais avec
plaisir, comme des personnes instruites et qui savent les raisons de ce qu'on
leur demande : entendons bien que tout ce qu'on nous demande, c'est la raison
même, parce que c'est une sagesse aussi bien qu'une bonté infinie qui a digéré
tous les préceptes et tous les conseils dont on nous propose l'observance. O le
plus aimable de tous les maîtres! O la plus sainte, la plus sage et la meilleure
de toutes les lois ! Mon Dieu, j'aime votre vérité, votre équité, votre
droiture; et en tout cela j'aime Jésus-Christ qui est tout cela, sagesse,
justice , droiture, équité, parce qu'il est la vérité et la bonté même : Fils
très-bon d'un Père très-bon, et avec lui principe du très-lion Esprit qui nous
guide à tout bien.
« Je vous ai choisis, afin que
vous rapportiez du fruit, et que votre fruit demeure, et que mon Père vous
accorde tout ce que vous lui demanderez en mon nom (1). » C'est donc là la cause
de ce grand fruit et de sa durée à jamais, que le Père accordera tout ce qu'on
lui demandera au nom du Fils. Dieu disait autrefois : « Je le ferai pour l'amour
de moi, et pour glorifier mon nom (2). » Ici il
1 Joan., XV, 16. — 2 Exod. IX, 16; Isa.
XLVIII, 11.
567
n'accorde plus rien qu'au nom du Fils. Ce n'est pas qu'il
change de langage ; ce que Dieu fait pour l'amour de son Fils, il le fait pour
l'amour de soi-même, parce que le Père et le Fils ne sont qu'un ; et lorsqu'on
nous avertit tant de fois que nous n'avons rien à espérer, ni à demander qu'au
nom de Jésus-Christ, on nous avertit du besoin que nous avions d'un médiateur
pour nous réunir à Dieu, dont le péché nous avait séparés.
Songeons donc à porter du fruit,
et à porter un fruit qui demeure ; mais demandons-en la grâce au nom du
Médiateur, en croyant que c'est par sa grâce que nous commençons à porter du
fruit, et par la continuation de la même grâce que nous en portons
persévéramment, parce qu'ainsi qu'il nous a dit, nous ne pouvons porter du fruit
qu'en lui seul, et qu'il faut qu'il demeure en nous, afin que nous puissions
demeurer en lui ; et c'est en cela que consiste la médiation de Jésus-Christ, et
la vraie invocation de Dieu au nom du Sauveur.
Voici la doctrine du verset 16
et des suivants jusqu'au 26. Après avoir montré à ses disciples combien ils
doivent s'aimer les uns les autres et aimer tout le monde, parce que tout le
monde est des nôtres par la grâce que Dieu fait à tous de les appeler à notre
unité, il leur apprend que s'ils doivent aimer tout le monde, ce n'est pas dans
l'espérance d'être aimés eux-mêmes, puisqu'au contraire ils seront haïs de toute
la terre ; et c'est la vérité qu'il leur découvre à fond dans tous ces versets.
Il commence à leur découvrir la
source de cette haine par ces paroles : « Si le monde vous hait, sachez qu'il
m'a haï le premier (1). » On ne peut assez admirer la bonté de notre Sauveur ;
il n'y a rien de si fâcheux à de bons cœurs, ni en soi rien de plus triste à la
1 Joan., XV, 18.
568
nature, que d'être haï. On a besoin d'être prémuni contre
un mal qui en soi est si dur, et dont aussi les effets sont si étranges. Mais
c'était pour les apôtres la plus grande de toutes les consolations, que cette
aversion de tout le genre humain leur fût commune avec Jésus-Christ: « Si le
monde vous hait, dit-il, il m'a haï le premier. » La cause de cette haine nous
est expliquée par cotte parole : « Celui qui fait mal hait la lumière (1). » Le
monde me hait, parce que je lui découvre ses mauvaises œuvres. Les apôtres
associés à la prédication du Sauveur, devaient aussi encourir la haine du monde,
dont ils reprenaient les crimes et les ignorances.
« Si vous étiez du monde, le
monde aimerait ce qui est à lui (2). » Ce n'est pas que les hommes du monde
s'aiment les uns les autres : c'est tout le contraire, et tout le monde est
rempli de haines et de jalousies; mais c'est que les plaisirs et les intérêts du
monde font des liaisons et des commerces agréables; mais les disciples de
Jésus-Christ n'ont rien qui plaise au monde. Le monde veut des flatteurs : on
n'y vit que de complaisances mutuelles, en s'applaudissant l'un à l'autre. A
quoi est bon un chrétien? Il est inutile : il n'entre ni dans nos plaisirs ni
dans nos affaires qui ne sont que fraudes. « Défaisons-nous-en, » disent les
impies dans le livre de la Sagesse : « car il nous est inutile (3) ; » sa vie
simple et innocente est une censure de la nôtre : il faut le faire mourir,
puisqu'il ne fait que troubler nos joies. Chrétiens, innocent troupeau, c'est ce
qui vous fait la haine du monde ! Vous ne savez point vous faire craindre, ni
rendre le mal pour le mal ; vous serez bientôt opprimés : quelque paisibles que
vous soyez, on ne laissera pas de vous reprocher que vous faites des cabales
contre l'Etat pour lequel vous levez sans cesse les mains au ciel, et vous serez
les ennemis publics.
« Parce que je vous ai choisis
du milieu du monde, le inonde vous hait (4). » Dans votre séparation, on ne vous
croit pas de même espèce que les autres : on croit que vous voulez vous
distinguer, et on vous accable.
« Le serviteur n'est pas plus
grand que son maître (5). » Quelle
1 Joan., III, 19, 20.— 2 Joan., XV, 19. — 3
Sapient., II, 12, 15, 16, 20. — 4 Joan., XV, 10. — 5 Ibid.,
20.
569
consolation pour un chrétien, pour un pasteur, pour un
prédicateur , si on ne le croit pas, si on le méprise, si on le persécute, si on
le déchire, si on le crucifie , et lui et ses discours ! On en a fait autant à
Jésus-Christ. C'est une suite du mystère de la croix, et c'est par de semblables
contradictions que l'ouvrage de la rédemption a pris son cours. Car à travers
ces contradictions, l'Evangile va où il doit aller; et les bons exemples des
chrétiens gagnent ceux qu'ils doivent gagner, et la main de Dieu se fait sentir
dans la résistance des hommes.
Il y a un monde dans l'Eglise
même : il y a des étrangers parmi nous : on déplaît à ceux-là, quand on vit et
quand on prêche chrétiennement. Ce monde est plus dangereux que serait un monde
manifestement infidèle. Ecoutez saint Paul : « Il y a des périls au dedans et au
dehors, et du côté des faux frères (1). Dénias m'a laissé, dit le même Apôtre ,
aimant ce siècle : tout le monde m'a abandonné, Dieu leur pardonne (2) ! » Le
mépris qu'on fait d'un homme qui ne songe qu'aux affaires de Dieu, en disant que
ce n'est pas un homme d'affaires, est une espèce de persécution. Faites,
Seigneur, que je fasse bien vos affaires, c'est là que je mets toute ma capacité
: si on me blâme, si on me méprise, si on me traverse, si on m'accuse de toutes
sortes de faussetés, je le souffre pour le nom de mon Sauveur : c'est qu'on ne
le connaît, ni lui ni son Père.
Après avoir montré la haine du
monde , Jésus-Christ fait voir qu'elle est injuste dans le verset 24, et il la
convainc par ses miracles.
Personne n'en avait jamais tant
fait ni de cette nature : il allait guérissant tous les malades, et jamais il
n'a fait de miracles pour punir un seul homme : tout était plein de miséricorde
et d'indulgence. Ainsi les hommes sont convaincus; et la bonté de ce Jésus tant
haï paraît non-seulement par la quantité, mais encore par la qualité et par la
nature de ses miracles.
Ce n'est pas assez, pour être
conforme au Sauveur, d'être haï : il faut être haï sans en avoir jamais donné de
sujet : « Ils m'ont, dit-il, haï sans sujet (3). »
1 II Cor., XI, 26. — 2 II
Timoth., IV, 10, 16. — 3 Joan., XV, 25.
570
Prenez-y garde : donner sujet à
la haine n'est pas seulement faire injure à quelqu'un, mais encore être superbe
, hautain, dédaigneux, envieux, intéressé; cela offense tout le monde. Mais
Jésus-Christ si doux, si humble de cœur, si pauvre, si patient : qui pouvait-il
avoir offensé? Il est haï cependant, et ses apôtres le sont avec lui. Qui ne se
consolerait par cet exemple? Qui n'aimerait mieux être haï avec Jésus-Christ et
pour Jésus-Christ, que d'être aimé comme ceux qu'on a appelés, soit par vérité,
soit par flatterie, les délices du genre humain? Je ne veux point être aimé des
hommes qui ont haï Jésus-Christ; j'aime mieux entendre ces cris : « Qu'on l'ôte,
qu'on l'ôte, qu'on le crucifie (1) ! » ou ceux-ci contre saint Paul, d'un peuple
en fureur, qui jetait de la poudre en l'air et sa robe à terre : « Otez du monde
cet homme : il n'est pas permis de le laisser vivre (2), » que ces acclamations
qu'on fit à Hérode : « C'est le discours d'un Dieu, et non pas d'un homme. » Car
voyez la suite : « L'ange du Seigneur le frappa, parce qu'il n'avait pas donné
gloire à Dieu, et il mourut mangé des vers (3). »
C'est ainsi que « Dieu brise les
os de ceux qui veulent plaire aux hommes (4) ; » et saint Paul disait aux
Galates : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur de
Jésus-Christ (5). »
Tous les hommes jusqu'aux
moindres veulent qu'on les flatte, et ne peuvent souffrir qu'on les reprenne.
C'est un vice qui est entré jusque dans les moelles à toute la nature humaine à
ces paroles flatteuses : « Vous serez comme des dieux (6). » La jalousie
naturellement empêcherait les louanges, et on n'en donne guère de bon cœur ;
mais on en donne pour en recevoir, on flatte pour être flatté : c'est l'esprit
du monde; mais l'esprit de Jésus-Christ, c'est d'aimer mieux être haï que de se
faire aimer de cette sorte.
Après avoir fait voir dans le
monde une haine si envenimée
1 Joan., XIX, 15. — 2 Act.,
XXII, 22, 23.— 3 Act., XII, 21-23. — 4 Psal. LII, 6. — 5
Galat., I, 10. — 6 Genes., III, 5.
571
contre lui, il ajoute pourtant que Dieu ne le laissera pas
sans témoignage, et « qu'il enverra son Saint-Esprit qui rendra témoignage de
lui (1) : » c'est là, dit-il, le témoignage que je veux. Car ce n'est point
l'esprit de déguisement et de flatterie qui est celui qui règne dans le monde :
ce n'est point l'esprit d'injustice et de partialité : c'est l'esprit de vérité
: Spiritum veritatis, qui est en même temps un esprit de concorde et de
douceur ; qui unira tous les cœurs et n'en fera qu'un de ceux de tous les
fidèles. Voilà celui que mon Père enverra pour me rendre témoignage : « Et vous
aussi qui avez toujours été avec moi, » animés de cet esprit, « vous me rendrez
témoignage (2). » Ce sera un témoignage irréprochable, rendu par des personnes
qui ont tout vu : un témoignage sincère, confirmé par l'effusion de votre sang.
Voilà, dit-il, le témoignage que je me suis réservé sur la terre. Il vous fera
haïr; mais votre consolation, c'est que par là vous prendrez part à la haine
qu'on me porte injustement. Oui, mon Sauveur, nous y consentons. S'il faut pour
vous glorifier que nous soyons haïs et méprisés du monde en lui disant ses
vérités, quelque habit que ce monde porte, fût-ce un habit de piété, puisque la
haine se cache si souvent sous un tel habit, ainsi soit-il : « votre volonté
soit faite. » On n'est point votre disciple, qu'on n'ait mérité par quelque bon
endroit la haine du monde.
Dans les versets 1, 2, 3, 4 et 5
du chapitre XVI, il découvre plus ouvertement à ses disciples la nature de la
haine qu'on aura contre eux. Car après leur avoir appris qu'elle leur est
commune avec lui, et qu'ils se l'attireront en lui rendant témoignage par le
Saint-Esprit qui viendra en eux, il croit leur pouvoir tout dire ; et il leur
apprend enfin que le caractère de cette haine qu'ils auront à porter, c'est que
ce sera une haine de religion; qu'on les
1 Joan., XV, 26. — 2 Ibid., 27.
572
excommuniera et qu'on les aura tellement en exécration,
qu'on croira rendre service à Dieu de les exterminer. Par où il nous fait
entendre que ces haines pieuses et religieuses qu'un faux zèle animera, sont la
dernière et parfaite épreuve qu'il réserve à ses véritables disciples. Car c'est
une telle haine qu'il a essuyée lui-même, puisque la sentence que la synagogue a
prononcée contre lui, c'est qu'il avait blasphémé, blasphemavit (1),
contre Dieu, contre la loi, contre le saint lieu; et que c'était glorifier Dieu,
que de livrer ce blasphémateur au dernier supplice. Et cette haine était la même
que Jérémie avait portée en figure de Jésus-Christ, lorsqu'on disait : « Cet
homme a blasphémé contre le saint lieu et contre la cité sainte (2). »
Voilà ce qu'il promet à ses
disciples; et il les console en même temps, leur apprenant que cette haine est
aveugle et insensée, « puisqu'elle vient à leurs persécuteurs pour ne pas
connaître son Père ni lui (3). » Jésus-Christ est la vérité ; et quiconque
ignore ou combat quelque partie de la vérité quelle qu'elle soit, quelque savant
qu'il soit d'ailleurs, il ne connaît pas Jésus-Christ ni son Père par cet
endroit-là; et si vous entreprenez de le convaincre, il se revêtira d'un faux
zèle, d'un zèle amer; mais il en faut essuyer l'aigreur avec foi et humilité, en
se réjouissant de porter ce caractère du Sauveur et de ses apôtres. C'est alors
qu'il faut écouter le Sauveur, qui dit : « Souvenez-vous que je vous ai avertis
de ces contradictions. » Et il ajoute : « Je ne vous ai pas dit ces choses au
commencement (4). » Il leur avait pourtant souvent parlé des persécutions et de
la haine qui leur était préparée par toute la terre : « Vous serez, dit-il, en
haine à tout le monde (5), » et le reste, où il semble qu'il n'a rien oublié
pour leur mettre devant les yeux la vive peinture des persécutions qu'il leur
avait destinées. Qu'est-ce donc qu'il dit aujourd'hui, qu'il n'avait pas voulu
leur expliquer au commencement ? Remarquez, pieux lecteur , qu'il leur a tout
dit, excepté ce seul endroit, « qu'on les excommunierait et qu'on croirait
rendre service à Dieu en les exterminant de la terre (6). » Car c'était aussi
l'endroit sensible et le
1 Matth., XXVI, 65. — 2 Jerem , XXVI, 6, 8,
9, 11, 12. — 3 Joan., XVI, 3. — 4 Ibid., 4, 5, — 5 Matth.,
X, 21, 22. — 6 Joan., XVI, 2.
373
véritable caractère de la persécution des disciples de
Jésus-Christ. Ce ne sont pas seulement les Gentils qui les ont persécutés comme
les ennemis de Dieu : cette injure serait consolante du côté de ceux de qui Dieu
n'est pas connu ; mais ce sera le peuple de Dieu qui aura en exécration
Jésus-Christ et ses disciples : ce peuple à qui Jésus-Christ était envoyé,
ceux-là mêmes dont il avait dit : « Ils sont assis sur la chaire de Moïse ,
croyez donc ce qu'ils vous enseignent (1). » Ce seront ceux-là qui condamneront
Jésus-Christ et ensuite ses apôtres, avant même que le caractère de réprobation
eût paru tout à fait sur eux, et lorsqu'un saint Paul respectait encore en eux
le caractère de leur onction, en disant : « Mes frères, je ne savais pas que ce
fut le souverain pontife. Car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de
votre peuple (2). » On voit donc qu'il faut s'attendre à être persécuté, quand
Dieu le veut, par une autorité sainte. Et l'exemple de saint Chrysostome si
injustement déposé par un patriarche orthodoxe et même persécuté durant ce temps
et jusqu'après sa mort par des saints, quand il n'y aurait que celui-là , suffit
pour nous faire voir ce genre de persécution, qui est un des plus délicats et
des plus sensibles aux disciples de Jésus-Christ. Et il faut ici considérer la
modération, la douceur et l'humilité de ce grand homme, qui l'a peut-être égalé
aux martyrs ; ce qu'un saint martyr qui lui apparut semble avoir voulu lui
indiquer, en lui disant dans un songe : Vous serez demain avec moi.
Quoi qu'il en soit, il faut être
préparé à ce genre de persécution si Dieu le permet, et ne s'en pas étonner,
mais dire avec saint Cyprien « qu'il importe peu de quel côté vienne le coup de
l'épée qui tranche notre vie, fût-ce du côté de nos frères, pourvu que ce soit
en procurant la gloire de Jésus-Christ. » Cette persécution n'en est pas moins
suivie de la couronne du martyre dans la lettre au pape saint Corneille (3). Et
on verra quelquefois dans des maisons saintes, dans de saintes communautés, des
acharnements contre des personnes saintes dont on ne voit point la cause; on
voit seulement dans ces innocents persécutés, une vraie humilité avec un
1 Matth., XXIII, 2, 3. — 2
Act., XXIII, 5. — 3 Epist. ad Corn. Pap., édit. Baluz., epist.
LV.
574
vrai zèle pour la gloire de Dieu. Qu'ils souffrent ce petit
martyre, sans se plaindre et en aimant d'un amour humble et sincère ceux qui les
font souffrir, et qu'ils sachent que c'est un des caractères de Jésus-Christ
qu'il leur est donné de porter. Je ne sais pour qui j'écris ceci, et je n'ai
aucune vue; mais afin qu'on ne pense pas que je me figure des chimères de
persécution, je suis obligé de dire que celle-ci est très-fréquente et doit être
très-chère à ceux qui la portent, pour peu que ce soit et pour quelque cause que
ce soit.
Depuis le verset 5 jusqu'au
verset 8, il explique la mission de l'Esprit consolateur qu'il avait promis à
ses disciples, afin de les consoler de son absence. Il venait encore de leur en
parler au verset 20 du chapitre XV, mais ici il en va expliquer à fond la
mission; et il faut invoquer le Saint-Esprit, afin qu'il nous fasse entendre ce
qui le regarde dans la suite de ce discours de Nôtre-Seigneur.
«Je ne vous ai pas dit ces
choses (que je viens de vous exposer touchant la haine qu'on aura pour vous),
parce que j'étais encore avec vous (1). » Rien ne me pressait de vous les dire;
et, « comme j'étais avec vous, je vous gardais moi-même (2), » et je n'avais pas
besoin de vous prémunir contre les persécutions qui vous devaient arriver après
ma retraite; mais maintenant je m'en vais, et il faut vous parler à fond de
toutes choses, autant que vous le pourrez porter.
« Je m'en vais donc, et vous ne
me demandez pas où je vais. Mais parce que je vous déclare que je me retire, la
tristesse remplit votre cœur (3). » Comme s'il disait : Vous ne songez point où
je vais, en quel lieu, à quelle gloire, à quelle félicité; mais sans songer où
je vais et ce que je vais y faire, vous vous affligez. Eu quoi il les reprend
secrètement du peu d'attention qu'ils ont à ce
1 Joan., XVI, 5. — 2 Joan., XVII, 12. — 3
Joan., XVI, 5, 6.
575
qu'il fait et du peu d'amour qu'ils ont pour lui,
puisqu'ils ne songent qu'à eux-mêmes et ne s'occupent que de leur tristesse. Il
est néanmoins si bon que, sans les reprendre davantage, il tourne tout son
discours à les consoler et leur parle du Saint-Esprit qui devait venir, leur
apprenant qu'il ne lui est pas inférieur, et le prouvant premièrement par les
effets de sa mission et à la fin par son origine éternelle, comme la suite le
fera paraître.
« Et quand il viendra, il
convaincra le monde touchant le péché et touchant la justice, et touchant le
jugement (1), » et le reste.
« Il convaincra le monde sur le
péché : » sur quel péché ? Jésus-Christ l'explique : c'est « de n'avoir point
cru en lui. » Entendons le péché des Juifs, qui est de n'avoir point cru au
Christ qui leur avait été envoyé, d'avoir par là démenti leurs prophéties et
Dieu qui confirmait la mission de Jésus-Christ par tant de miracles, de les
avoir attribués au démon. C'était là le péché des Juifs : le grand péché; « le
péché contre le Saint-Esprit, » qui poussé à un certain degré de malice que Dieu
sait, « ne se remet ni en ce siècle ni en l'autre (2). » C'est sur ce péché et
de ce péché que le Saint-Esprit devait convaincre le monde incrédule.
Jésus-Christ avait convaincu les
Juifs de ce péché en deux manières : l'une, en accomplissant les prophéties, qui
est la manière la plus efficace de les expliquer; l'autre, en faisant des
miracles que personne n'avait jamais faits; ce qui leur ôtait toute excuse, en
sorte qu'il ne manquait rien à la conviction. Et toutefois le Saint-Esprit la
pousse encore plus loin, lorsqu'il descend sur les disciples du Sauveur.
La conviction, dis-je, est
portée plus loin. Et premièrement
1 Joan., XVI, 8 et seq.— 2 Matth., XII, 21,
31, 32 ; Marc., III, 28-30: Luc., XII, 10.
576
celle des prophéties : car le Saint-Esprit inspire à saint
Pierre la preuve de la résurrection de Jésus-Christ tirée de David, que cet
Apôtre plein des lumières et du feu de ce divin Esprit, pousse à la dernière
évidence ; c'est-à-dire au dernier point de conviction, et avec une vigueur qui
ne s'était jamais vue, comme il paraît aux Actes, chapitre II, verset 25
et suivants.
Secondement, quant à la
conviction des miracles, le Saint-Esprit y met la perfection. Car si la source
en était tarie en Jésus-Christ, on aurait pu croire qu'elle était passagère et
trompeuse en Jésus-Christ même; mais comme elle se continue dans les apôtres,
qui guérissent publiquement et à la vue de tout le peuple cet impotent en
témoignage de la résurrection de Jésus-Christ (1), la conviction est poussée
bien au delà de la suffisance, et le Saint-Esprit la porte par les apôtres
jusqu'à la dernière évidence.
Cette continuation de miracles
était l'ouvrage du Saint-Esprit. Jésus-Christ avait dit qu'il chassait les
démons par l'Esprit de Dieu, et tous les autres miracles devaient être aussi
singulièrement attribués au Saint-Esprit. Le même Esprit de miracles se
continuant dans les apôtres, on voyait la suite des desseins de Dieu et
l'entière confirmation de la vérité.
Et afin de le bien entendre, il
faut savoir que les Juifs, quoique convaincus par tant de miracles de
Jésus-Christ, pou voient dire qu'il avait eu le sort des faux prophètes que le
démon anime et à qui il donne des signes trompeurs, puisqu'il avait été condamné
et mis à mort par le jugement de la synagogue, conformément à la loi de Moïse
(2). Si donc Jésus-Christ était demeuré dans la mort, ou que sa résurrection
n'eût pas été confirmée d'une manière à ne laisser aucune réplique, les Juifs
n'auraient pas été convaincus et confondus dans ce vain prétexte de leur
incrédulité. Mais puisque le Saint-Esprit, pour donner à Jésus-Christ des
témoins de sa résurrection, descend visiblement sur ses apôtres qui étaient les
témoins qu'il avait choisis; puisqu'il les remplit de courage; que de faibles
qu'ils étaient il les rend forts, d'idiots et d'ignorants qu'ils étaient les
rend pleins d'une divine science, et leur donne des paroles qui fermaient la
bouche à leurs adversaires qui
1 Act., III, 2, 6 et seq. — 2 Deuter., XIII, 1-5;
XVIII, 20-22.
577
n'étaient rien moins que les chefs du peuple ; puisqu'au
lieu qu'ils étaient des lâches qui avaient oublié leur Maître tous ensemble en
prenant la fuite, et le premier de leur troupeau en le reniant, il en avait fait
d'intrépides défenseurs de sa doctrine et de sa résurrection ; puisqu'enfin le
même Esprit descendu sur eux fait des miracles par leurs mains, qui ne cèdent en
rien à ceux de Jésus-Christ et même qui les surpassent en certaines
circonstances, comme il l'a voit prédit lui-même; et non content de leur
inspirer l'intelligence des prophéties et la force de les défendre, il les
remplit eux-mêmes de l'esprit de prophétie et les fait agir et parler comme des
hommes inspirés, comme il parut au jour de la Pentecôte, saint Pierre le
soutenant avec une assurance étonnante et une force à laquelle tout cédait (1) :
tous ces ouvrages admirables du Saint-Esprit prouvent que Jésus-Christ a dit la
vérité en assurant que ce même Esprit convaincrait de nouveau et d'une manière
encore plus concluante l'incrédulité du monde.
Voilà donc le témoignage du
Saint-Esprit dans les apôtres, qui en confirmant la résurrection de
Jésus-Christ, parlent ainsi : « Nous sommes témoins de ces choses, et le
Saint-Esprit que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent (2). » C'était le dernier
et le plus clair témoignage que Jésus-Christ leur réservait ; et c'est pourquoi
prévoyant que le cœur de la plupart serait assez dur pour résister encore à ce
témoignage et à cette conviction, il les avertit d'éviter ce crime comme celui
qui à la fin leur attirerait une inévitable punition et deviendrait irrémissible
pour eux, Dieu ayant déterminé de ne le remettre jamais à ceux qui l'auraient
porté à de certains excès qui lui étaient connus. C'est peut-être ce qui donna
lieu à cette sentence du Sauveur (3) : « Que les blasphèmes contre le Fils
seraient remis ; mais que celui qui blasphémerait contre le Saint-Esprit ( en
persistant d'attribuer au démon les miracles de Jésus-Christ et de ses
disciples, quoique confirmés après sa mort en témoignage de sa résurrection), ne
recevrait aucun pardon, mais serait coupable d'un éternel péché, à cause,
poursuit saint Marc, qu'ils avaient dit que » Jésus-Christ « avait en lui-même
un esprit » impur qui faisait par lui des miracles; et qu'ils étaient
1 Act., II, 17, 18. — 2 Act.,
V, 32. — 3 Matth., XII, 31, 32; Marc., III, 28-30.
578
disposés à porter la révolte jusqu'au dernier excès, comme
ils firent en résistant encore aux miracles de ses disciples, et osant attribuer
à l'esprit d'erreur la continuation ferme et permanente du témoignage du
Saint-Esprit.
Ajoutez à toutes ces choses la
sainteté que le Saint-Esprit établissait dans l'Eglise par des effets si
éclatants, et cette parfaite unité des cœurs qui était son véritable ouvrage et
le caractère sensible de sa présence : ajoutez la redoutable autorité que Dieu
mettait dans l'Eglise, en sorte que mentir à Pierre, c'était « mentir au
Saint-Esprit (1). » On voit assez par toutes ces choses l'efficace du témoignage
de ce même Esprit, pour convaincre l'incrédulité. Et il faut aussi remarquer que
Dieu qui avait supporté les Juifs après le crucifiement de son Fils, résolut
enfin de faire éclater sa justice d'une manière étonnante et jusqu'alors inouïe,
après que ce peuple ingrat eut continué de résister avec une opiniâtreté et une
dureté sans exemple au témoignage des apôtres ; c'est-à-dire comme on a vu, à
celui du Saint-Esprit : ce qui était la figure du châtiment plus terrible qu'il
réservait dans les enfers à ceux qui avaient péché contre le Saint-Esprit, de la
manière et avec l'excès qu'il ne voulait point pardonner.
Prenons donc garde de ne point
tomber dans un semblable péché. Nous commençons à y tomber, lorsqu'abusant de la
grâce du Saint-Esprit dans la rémission des péchés, nous en faisons une occasion
de pécher plus facilement ; en quoi nous faisons injure à « l'esprit de
rémission et de grâce (2). » Et à cause que nous ne savons pas le degré que Dieu
a marqué à cet attentat pour ne le pardonner jamais, nous ne cessons de
l'augmenter de jour en jour, et nous multiplions nos péchés par la facilité que
nous nous imaginons dans le pardon. Mais Dieu qui nous voit périr , nous avertit
qu'il viendra un point où il cessera de pardonner, et auquel à la fin nous
tomberons au dernier degré d'endurcissement et à l'impénitence finale.
Craignons donc de résister au
Saint-Esprit, de peur qu'enfin notre résistance ne soit poussée jusqu'à la fin
par la juste soustraction de ces grâces qui convertissent les cœurs. Craignons,
dis-je,
1 Act., V. 3, 4, 9. — 2 Hebr., X, 29.
579
de pousser à bout la bonté et la patience de l'Esprit qui
remet les crimes, parce que nous ne savons jusqu'où il veut pousser son
indulgence, et que peut-être le premier péché que nous commettrons sera parvenu
à ce degré de malice qui lui est connu, et qu'il ne veut point pardonner à ceux
qui auront reçu de certaines grâces. Les Juifs en sont un exemple, et ils n'ont
plus trouvé de miséricorde ni en ce monde ni en l'autre , à cause qu'ils ont
méprisé jusqu'au point que Dieu ne voulait plus souffrir la conviction du
Saint-Esprit.
« Et sur la justice : » c'est le
second point sur lequel le Saint-Esprit devait convaincre le monde, « parce que
je m'en vais à mon Père, et que vous ne me verrez plus. » Il faut sous-entendre
: Sans que pour cela vous cessiez de croire en moi, ou que votre foi se
ralentisse. Et pour entendre cette seconde conviction du Saint-Esprit, il faut
savoir que la justice chrétienne vient de la foi, selon cette parole du prophète
répétée trois fois par saint Paul : « Le juste vit de la foi (1). » Mais la
véritable épreuve de la foi, c'est de croire ce qu'on ne voit pas. Tant que
Jésus-Christ a été sur la terre, sa présence a soutenu la foi de ses disciples :
aussitôt qu'il fut arrêté, leur foi tomba; et ceux qui auparavant croyaient en
lui comme au Rédempteur d'Israël, commencèrent à dire froidement : « Nous
espérions qu'il devait racheter Israël (2). » Comme s'ils disaient : Mais
maintenant après son supplice août avons perdu cette espérance. Voilà donc la
foi des apôtres morte avec Jésus-Christ. Mais quand le Saint-Esprit l'eut
ressuscitée, en sorte qu'ils furent plus constamment et plus parfaitement
attaches à la personne et à la doctrine de leur Maître qu'ils ne l'étaient
pendant sa vie, on vit en eux une véritable foi et dans
1 Hebr., II, 4 ;
Rom. I, 17; Galat., III,
11; Hebr., X, 38. — 2 Luc., XXIV, 21.
580
cette foi la véritable justice, qui étant l'ouvrage du
Saint-Esprit, il s'ensuit qu'il donna au monde une parfaite conviction de la
justice.
Soyons donc vraiment justes par
l'esprit de la foi; et sans nous attacher à ce que nous voyons, unissons-nous à
Jésus-Christ que nous ne voyons pas. Croyons fermement avec les apôtres que sa
mort n'a pas été une extinction de sa vie ; mais comme il l'a dit, un passage à
son Père, puisque depuis qu'il nous a quittés, il a été plus fécond pour nous en
toute sorte de grâces. Travaillons sans cesse à la mort des sens : ne jugeons
point de notre bonheur par leur jugement : vivons dans l'esprit de la foi :
fondons tous nos sentiments sur sa vérité, et écoutons d'autant plus
Jésus-Christ qu'il nous paraît moins. « Vous avez cru, parce que vous m'avez vu
: bienheureux ceux qui croient et ne voient pas (1) ! » C'est par une telle foi
que nous sommes justes.
« Et de jugement, parce que le
prince de ce monde est déjà jugé. » Jésus-Christ a dit ci-dessus : « C'est
maintenant que le monde va être jugé : c'est maintenant que le Prince de ce
siècle va être chassé (2). » Comment est-ce que Jésus-Christ juge le monde dans
le temps de sa passion ? C'est en se laissant juger et en faisant voir par
l'inique jugement du monde sur Jésus-Christ que tous ses jugements sont nuls.
Le Saint-Esprit qui est
descendu, confirme ce jugement contre le monde. Qu'a opéré le jugement du monde
sur Jésus-Christ? Rien autre chose qu'une démonstration de son iniquité. La
doctrine de Jésus-Christ qu'on croyait anéantie par sa croix, se relève plus que
jamais : le ciel se déclare pour elle, et au défaut des Juifs les gentils la
vont recevoir et composer le nouveau peuple. C'est l'ouvrage du Saint-Esprit qui
descendu en forme de langue,
1 Joan., XX, 29. — 2 Joan., XII, 31.
581
montre l'efficace de la prédication apostolique. Toutes les
nations l'entendent : de toutes les langues il ne s'en fait qu'une, pour montrer
que l'Evangile va tout réunir. Le prince de ce monde est jugé : tous les peuples
vont consentir à sa condamnation. Jugeons le monde : condamnons le monde :
l'autorité qu'il se donne de nous tyranniser par ses maximes et ses coutumes, a
donné lieu à condamner en la personne de Jésus-Christ la vérité même. O monde !
je te déteste : le Saint-Esprit te convainc de fausseté : n'adhérons au monde
par aucun endroit : sa cause est mauvaise en tout : « Mes petits enfants,
n'aimez point le monde, ni tout ce qui est dans le monde : le monde n'est autre
chose que concupiscence de la chair, » sensualité, plaisirs du corps, « ou
concupiscence des yeux, » curiosité, avarice « et orgueil de la vie : et tout
cela, » toute cette concupiscence, « ne vient point de Dieu, mais du monde, et
le monde passe avec ses désirs (1), » et il n'y a que Dieu qui demeure.
C'est donc par là que le monde
est jugé : la vie que le Saint-Esprit inspire aux fidèles, condamne toutes ses
maximes : il n'y a plus d'avarice où chacun apporte ses biens aux pieds des
apôtres: il n'y a plus de divisions ni de jalousie où il n'y a qu'un cœur et
qu'une âme : il n'y a plus de plaisirs sensuels où l'on a de la joie d'être
flagellés pour l'amour de Jésus-Christ: il n'y a plus d'orgueil où tout est
soumis aux conducteurs de l'Eglise, qu'on rend maîtres de tous ses désirs et
plus encore de soi-même que de ses richesses. Commençons donc cette vie
chrétienne et apostolique, et laissons-nous convaincre par le Saint-Esprit.
Nous apprenons dans les versets
12 et 13, que le Saint-Esprit nous apprendra ce que nous n'eussions pas pu
porter sans lui. Mais qu'est-ce qu'il y avait de si nouveau et de si étrange à
nous
1 I Joan., II, 15, 17.
582
dire, que nous ne puissions pas le porter encore? Notre
faiblesse est donc bien grande, si nous ne pouvons pas porter ce que
Jésus-Christ même aurait à nous dire? Cela est pourtant, puisqu'il ledit.
Jésus-Christ attribue deux
choses au Saint-Esprit: l'une, de nous suggérer, de rappeler en notre mémoire,
de nous faire entendre « ce que Jésus-Christ nous aurait dit auparavant (1) : »
c'est ce qu'il a dit ci-dessus : l'autre, de nous apprendre des choses
nouvelles, « que nous n'eussions pas pu porter d'abord (2), » encore même que
Jésus-Christ nous les enseignât. Apprenons ici à ménager les âmes. Avec toute
son autorité et avec toute la lumière dont il est rempli, Jésus-Christ même se
croit obligé à ce ménagement des aines infirmes : à plus forte raison les autres
hommes doivent-ils entrer dans cette condescendance.
Mais où trouverons-nous des
vérités plus fortes que celles que Jésus-Christ vient d'expliquer à ses apôtres,
en leur disant « qu'on les haïra jusqu'à croire servir Dieu en les massacrant
(3) ? » Voici quelques vérités que Jésus-Christ n'a pas dites, ou sur lesquelles
il n'a pas appuyé : que les apôtres seraient obligés non-seulement à subir
l'exécration de la synagogue, mais encore à se séparer d'eux-mêmes du reste du
peuple, comme il paraît dans les Actes ; à relâcher l'obligation de la loi ; à
la regarder comme un fardeau insupportable aux Juifs mêmes, selon ce qu'ils
disent dans les Actes : « que ni nos pères ni nous n'avons pu porter (4) ; » à
faire voir, ce qui est bien plus, que non-seulement la loi n'obligeait point les
Gentils, mais encore les rendait coupables, conformément à cette parole : « Si
vous vous faites circoncire, Jésus-Christ ne vous servira de rien (5). » Voilà
quelque partie des vérités que les apôtres n'auraient pu porter, si Jésus-Christ
les leur avait apprises d'abord. Et c'est pourquoi il les réserve au
Saint-Esprit, qui aussi, lorsqu'ils furent obligés de les expliquer dans le
concile de Jérusalem, leur fait dire : « Il a semblé bon au Saint-Esprit et à
nous (6). »
1 Joan., XIV, 26. — 2 Joan.,
XVI, 12. — 3 Ibid., 2, 3. — 4 Act., IV, 15, 18, 32, 33 ; V, 12-14
; XV, 1, 2, 5, 7, 10, 20, 21, 28, 29. — 5 Rom.,
III, 10; Galat., II, 16, 18, 20, 21; III, 10, 11, 24, 28; IV, 9-11; V, 1,
2, etc. — 5 Act., XV, 28.
583
Que dirai-je du redoutable
secret de la réprobation des Juifs pour donner lieu (a) aux Gentils et du retour
futur de ces mêmes Juifs après que les Gentils seront entrés? Secret admirable
qui donne lieu à celui de la prédestination, et à ces terribles paroles: « Dieu
a tout renfermé dans l'incrédulité, pour montrer que nul n'est sauvé que par sa
miséricorde (1) » C'est un secret dont Jésus-Christ a posé les fondements, mais
dont il laisse l'application et le fond à développer à saint Paul.
C'est encore un grand secret que
ce même Apôtre apprend aux fidèles, qu'il faut joindre à toutes les persécutions
la mortification volontaire, « en châtiant son corps et en le réduisant en
servitude (2): » chose que le Fils de Dieu n'avait pas si clairement expliquée
que le Saint-Esprit l'a fait à cet Apôtre. Ne poussons pas plus avant nos
recherches sur ces vérités que Jésus-Christ semble réserver au Saint-Esprit.
Contentons-nous d'admirer la dispensation de la doctrine salutaire : et ne nous
ménageons plus nous-mêmes, puisque Jésus-Christ nous a ménagés autant qu'il a
été nécessaire.
Toutes ces fonctions du
Saint-Esprit l'égalent manifestement au Fils de Dieu, dont il accomplit
l'ouvrage. S'il y met la perfection, si Jésus-Christ pour ainsi parler lui en
donne toute la gloire, c'est que la gloire du Saint-Esprit est celle du Fils de
Dieu, comme la gloire du Fils de Dieu est celle du Père et que la gloire de la
Trinité est une et indivisible.
Si ce qui est réservé au
Saint-Esprit est si grand, que les apôtres ne l'auraient pu porter,
quoiqu'annoncé par Jésus-Christ même, il n'y a donc point d'inégalité dans les
ouvrages de la Trinité, du côté des trois divines personnes; mais une
dispensation diversifiée
1 Rom.,
XI, 32. — 2 I Cor., IX, 27; II Cor.. IV, 10.
(a) C'est-à-dire place.
584
seulement par rapport à nous. Mais Jésus-Christ nous va
encore élever plus haut; et après avoir égalé le Saint-Esprit au Père et au Fils
par ses œuvres, il va encore montrer sa parfaite égalité par son origine.
« Quand cet Esprit de vérité
viendra , il vous apprendra toute vérité : car il ne parlera pas de lui-même,
mais il vous dira ce qu'il a ouï et vous annoncera les choses futures (1). »
Il ne dira que ce qu'il a ouï :
mais il a tout ouï; aussi enseignera-t-il toute vérité : il est dans le conseil
où l'on dit tout : le Père dit tout par son Fils : le Fils dit tout par sa
naissance : si tout se dit par lui, il entend tout : autrement il ne
s'entendrait pas lui-même. On lui dit tout en le produisant, puisque le
produire, c'est dire. Le Saint-Esprit est le troisième dans ce secret. Nulle
créature n'y entre. On ne dit rien à demi dans cette unité : on n'entend rien
imparfaitement : c'est pourquoi « l'Esprit approfondit tout : » il entre en
tout, « même dans les profondeurs de Dieu (2). » Et c'est le caractère que lui
donne le Sauveur du monde, en disant « qu'il nous enseigne toute vérité et
annonce les choses futures. »
Ce Saint-Esprit est celui qui
parle aux prophètes : quand il parle en eux, c'est Dieu qui parle, et on
l'appelle l'Esprit prophétique; ce qui l'égale parfaitement au Père et au Fils,
puisque comme eux il entre dans le grand secret réservé à Dieu, qui est celui de
l'avenir (3).
Il entre par la même raison dans
cet autre intime secret qui est la connaissance du secret des cœurs. Qui voit le
secret de Dieu, que ne voit-il pas? Par qui est-ce que saint Pierre a vu le
secret
1
Joan., XVI, 18. — 2 I Cor., II, 10. — 3 Isa., XLVIII, 16;
LIX, 21; LXI, 1; Zachar., VII, 12; I Cor., XIV, 32; Apoc.,
XXII, 6.
585
d'Ananias et de Saphira, dans la vente de leurs biens?
Aussi en mentant à Pierre, ils mentirent au Saint-Esprit (1) Par qui est-ce que
« le secret des cœurs était manifesté » dans ces assemblées dont parle saint
Paul, ce qui fait dire à tout le monde que « Dieu est au milieu de nous (2) ? »
Comment? sinon par l'esprit de prophétie, qui est dans le même lieu l'ouvrage du
Saint-Esprit, à qui toutes ces grâces sont attribuées conformément à cette
parole : « Un seul Esprit opère ces choses, les partageant à chacun selon qu'il
lui plaît (3). »
« Il me glorifiera, parce qu'il
prendra du mien (4). » Que Jésus-Christ daigne nous parler de ces communications
intérieures des personnes divines, et nous faire entrer en quelque façon dans
cet ineffable secret, il y a de quoi s'en étonner. Vraiment il nous traite en
amis, comme il disait lui-même, en nous apprenant non-seulement ce qu'il fait au
dehors, mais encore ce qu'il produit au dedans. « Il prendra du mien : » le Fils
a tout pris du Père et il glorifie le Père : le Saint-Esprit prend du Fils et il
glorifie le Fils. Il semble que c'est là le but de cette parole ; mais écoutons
de quelle sorte Jésus-Christ s'explique. Il ne dit pas : « Il prendra de moi ; »
mais : « Il prendra du mien : » O Sauveur, que voulez-vous dire? M'est-il permis
de le chercher? Ou bien m'en tiendrai-je à ce que vous dites, sans rien dire, ni
rien chercher davantage dans cette parole? Mais votre Eglise y a trouvé que le
Saint-Esprit procédait de votre Père et de vous, et que c'était pour cela que le
Saint-Esprit était votre Esprit, comme il était l'Esprit du Père. Il est appelé
l'Esprit de Jésus-Christ, Spiritus Christi (5). Il est à Jésus-Christ.
Jésus-Christ l'envoie : par quelle autorité , si ce n'est par l'autorité de
principe et
1 Act., V, 3, 4, 9.— 2 I Cor.,
XIV, 21, 25. — 3 Cor., XII, 11. — 4 Joan., XVI, 14. — 5 I
Petr., I, 11.
586
d'origine? Car il ne peut y en avoir d'autre entre les
personnes divines.
Voilà la doctrine de l'Eglise catholique et la tradition
des saints : je la reçois, j'adore cette vérité. O Jésus, encore un coup, quelle
merveille que vous daigniez nous parler de ces hauts mystères, à nous qui ne
sommes que terre et cendre ! Avec quelle foi, avec quelle reconnaissance, avec
quel amour devons-nous écouter ces paroles ! Seigneur, ce n'est pas en vain que
vous nous parlez de ces choses : vous nous en montrez une étincelle durant cette
nuit, dans le dessein de nous en montrer à découvert la pleine lumière au jour
de l'éternité. Nous verrons ce que veut dire : « Il prendra du mien, et il me
glorifiera, et il vous l'annoncera. Tout ce qui est à mon Père est à moi ; et
c'est pourquoi je vous ai dit qu'il prendra du mien, et il vous annoncera ce
qu'il en aura pris (1). »
Le Saint-Esprit prend du Père
dont il procède primitivement; et en prenant du Père, il prend ce qui est au
Fils, puisque tout est commun entre le Père et le Fils, excepté sans doute
d'être Père : car c'est cela qui est propre au Père, et non pas commun au Père
et au Fils. Le Fils a donc tout ce qu'a le Père, excepté d'être Père : il a donc
aussi d'être principe du Saint-Esprit : car cela n'est pas être Père : le Fils
prend cela du Père ; et le Père qui en l'engendrant dans son sein, lui
communique tout excepté d'être Père, lui communique par conséquent d'être le
principe productif du Saint-Esprit, c’est pourquoi le Saint-Esprit est l'Esprit
du Père comme du Fils, envoyé en unité de l'un et de l'autre, procédant de l'un
et de l'autre comme d'un seul et même principe, parce que le Fils a reçu du Père
d'être principe du Saint-Esprit. Et c'est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas : «
Il prendra de moi, » parce que ce serait dire en quelque façon qu'il en serait
le seul principe, et que le Saint-Esprit procède du Fils comme le Fils procède
du Père, c'est-à-dire de lui seul. Mais il n'en est pas ainsi : car ce
Saint-Esprit procède du Père radicalement; et s'il procède du Fils, c'est du
Père que le Fils a pris de le produire : et c'est pourquoi il dit plutôt : « Il
prendra du mien, » que de dire : « Il prendra de moi, » parce qu'encore qu'en
effet il prenne de lui, il ne prend de lui que ce que lui-même a pris du Père.
Il
1 Joan., XVI, 14, 15.
587
procède donc du Père et du Fils; mais il procède du Père
par le Fils, parce que cela même que le Saint-Esprit procède du Fils, le Fils
l'a reçu du Père, de qui il a tout reçu.
C'est ce qui explique la raison
mystique et profonde de l'ordre de la Trinité. Si le Fils et le Saint-Esprit
procèdent également du Père sans aucun rapport entre eux deux, on pourrait
aussitôt dire, le Père, le Saint-Esprit et le Fils, que le Père, le Fils et le
Saint-Esprit Or ce n'est pas ainsi que Jésus-Christ parle : l'ordre personnes
est inviolable, parce que si le Fils est nommé après le Père parce qu'il en
vient, le Saint-Esprit vient aussi du Fils, après lequel il est nommé, et il est
l'Esprit du Fils comme le Fils est le Fils du Père. Cet ordre ne peut être
renversé : c'est en cet ordre que nous sommes baptisés , et le Saint-Esprit ne
peut non plus être nommé le second que le Fils peut être nommé le premier.
Adorons cet ordre des trois
personnes divines, et les mutuelles relations qui se trouvent entre les trois et
qui font leur égalité, comme leur distinction et leur origine. Le Père s'entend
lui-même , se parle à lui-même, et il engendre son Fils qui est sa parole : il
aime cette parole qu'il a produite de son sein et qu'il y conserve ; et cette
parole qui est en même temps sa conception, sa pensée, son image intellectuelle
éternellement subsistante, et dès là son Fils unique, l'aime aussi, comme un
Fils parfait aime un Père parfait : mais qu'est-ce que leur amour, si ce n'est
cette troisième personne et le Dieu amour, le don commun et réciproque du Père
et du Fils, leur lien, leur nœud, leur mutuelle union, en qui se termine la
fécondité, comme les opérations de la Trinité ? Parce que tout est accompli,
tout est parfait, quand Dieu est infiniment exprimé dans le Fils et infiniment
aimé dans le Saint-Esprit; et qu'il se fait du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
une très-simple et très-parfaite unité : tout y retournant au principe d’où tout
vient radicalement et primitivement, qui est le Père, avec un ordre invariable :
l'unité féconde se multipliant en dualité, c'est-à-dire jusqu'au nombre de deux,
pour se terminer en Trinité : en sorte que tout est un, et que tout revient à un
seul et même principe.
C'est la doctrine des saints :
c'est la tradition constante de
588
l'Eglise catholique : c'est la matière de notre foi, nous
le croyons : c'est le sujet de notre espérance, nous le verrons : c'est l'objet
de notre amour; car aimer Dieu, c'est aimer en unité le Père, le Fils, et le
Saint-Esprit : aimer leur égalité et leur ordre : aimer, et ne point confondre
leurs opérations, leurs éternelles communications, leurs rapports mutuels et
tout ce qui les fait un en les faisant trois, parce que le Père qui est un et
principe immuable d'unité, se répand, se communique sans se diviser. Et cette
union nous est donnée comme le modèle de la nôtre : « O mon Père, qu'ils soient
un en nous ; comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, ainsi qu'ils
soient un en nous (1). O Dieu, Père, Fils, et Saint-Esprit, je me reconnais en
tout et partout fait à votre image, à l'image de la Trinité, conformément à
cette parole : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance (2), » puisque
même l'union que vous voulez établir entre nous est l'image imparfaite de votre
unité. O charité ! tu dois croître et te multiplier jusqu'à l'infini dans les
fidèles, puisque le modèle d'union et de communication qu'on te propose est un
modèle dont tu ne peux jamais atteindre la perfection : et tout ce que tu peux
faire, c'est de croître toujours en l'imitant, en communiquant de plus en plus
tout ce qu'on a à ses frères, lumière, instruction, conseil, correction quand il
le faut; amour, tendresse, vertu, par l'édification et le bon exemple, support
mutuel; et à plus forte raison, biens, richesses, subsistance, et tout jusqu'au
pain que nous mangeons, que nous devons partager avec les pauvres.
La mission du Saint-Esprit est
expliquée : nous en avons vu les effets égaux à ceux qu'a produits le Fils :
nous en avons vu l'origine dans l'éternelle communication des trois divines
personnes : écoutons la suite des paroles de notre Sauveur.
« Encore un peu de temps, et
vous ne me verrez plus : encore
1 Joan., XVII, 21. — 2 Genes., I, 26.
589
un peu de temps, et vous me verrez, parce que je m'en
retourne à mon Père (1). »
Depuis le verset 9 du chapitre
XIV, jusqu'à la fin, que Jésus-Christ sort de la maison ; et dans tout le
chapitre XV et dans le XVIe jusqu'à ce verset, Jésus-Christ a parlé seul sans
discontinuation et sans être interrompu par ses disciples, si ce n'est par ce
petit mot de saint Jude : « D'où vient, Seigneur, que vous vous découvrez à
nous, et non pas au monde (2) ? » A quoi Jésus-Christ ne répond pas, ou n'y
répond qu'indirectement, en continuant son discours. Ils l'interrompent ici plus
ouvertement, en se disant les uns aux autres : « Que veut-il dire : Encore un
peu, et vous ne me verrez plus : et ils disaient : Que veut dire ce peu de
temps? Nous ne savons ce qu'il veut dire (3). » Et Jésus qui avait prévu cette
interruption, et qui avait comme jeté cette parole pour y donner lieu dans le
dessein d'en tirer une grande consolation et une grande instruction pour eux,
reprend la parole en cette sorte : « Vous vous demandez les uns aux autres ce
que veut dire ce peu de temps : En vérité, en vérité, je vous le dis : vous
gémirez, et vous pleurerez vous autres, et le monde se réjouira; mais votre
tristesse sera changée en joie (4), » etc.
Il y avait quelque sorte
d'ambiguïté dans ce discours du Sauveur : « Encore un peu, et vous ne me verrez
plus,» etc. On pouvait entendre : Dans peu vous cesserez de me voir, car je vais
mourir : et dans peu vous me reverrez, car je ressusciterai ; les ombres de la
mort ne me peuvent pas retenir, et il faut que je retourne à mon Père. Durant le
temps que je serai dans le tombeau, le monde triomphera, et il croira être venu
à bout de ses desseins, et vous serez dans la désolation et dans l'oppression,
comme un troupeau dispersé. Mais à ma résurrection qui suivra de près, la joie
vous sera rendue, et la confusion à vos ennemis. C'est ainsi qu'on pouvait
entendre ces prompts passages de la privation à la vue et de la vue à la
privation. Mais la suite nous fait voir que Jésus-Christ regarde plus loin :
nous cesserons de le voir, non précisément à cause qu'il ira à la mort, mais à
cause qu'il montera aux cieux, à la droite de son Père : et nous le reverrons
pour
1 Joan., XVI, 16. — 2 Joan., XIV, 22. — 3
Joan., XVI, 17, 18. — 4 Ibid., 19, 20.
590
ne le plus perdre, lorsqu'il viendra des cieux une seconde
fois pour nous y ramener avec lui. Ainsi ce qu'il appelle un peu de temps, c'est
tout le temps de la durée de ce siècle, tant à cause que ce temps finit bientôt
pour chacun de nous, qu'à cause qu'en le comparant à l'éternité qui doit suivre,
c'est moins qu'un moment.
Apprenons donc que selon le
langage du Sauveur, qui est celui de la vérité, tout ce qui est temps n'est
qu'un point, et moins que rien, et que ce qui dure, ce qui est véritablement,
c'est l'éternité qui ne passe jamais. Comptons pour rien tout ce qui passe. Il y
a près de dix-sept cents ans depuis l'ascension de Notre-Seigneur ; et tout cela
devant Jésus-Christ, « qui est le Père du siècle futur (1), » n'est peut-être
qu'une très-petite partie de tout le temps qui se trouvera du jour de
l'ascension à la fin du monde, que Jésus-Christ a compté pour rien. Les siècles
sont donc moins que rien : mille ans valent moins qu'un jour selon cette mesure.
Que serait-ce donc que les souffrances de cette vie, si nous avions de la foi ?
Nos sens nous trompent : tout le temps n'est rien : tout ce qui passe n'est rien
: accoutumons-nous à juger du temps par la foi. Selon cette règle, qu'est-ce que
dix ans, qu'est-ce qu'une année, et un mois, et un jour de peine? Et cependant
cette heure nous paraît si longue. Gens de peu de foi, quand serons-nous
chrétiens? Quand jugerons-nous du temps par rapport à l'éternité?
« Vous pleurerez, et le monde se
réjouira : mais votre tristesse sera changée en joie (2). » Disons ici avec cet
ancien : Je ne veux pas me réjouir avec le monde, de peur de m'affliger un jour
avec lui. Je ne veux pas, pour sa joie courte et trompeuse, m'attirer
l'accablement et le poids d'une éternelle douleur. Ne vous laissez pas tromper
aux joies du monde, ni à cette fleur qui tombe du
1 Isa., IX, 6. — 2 Joan., XVI, 20.
591
matin au soir : ne nous abandonnons jamais à la joie : car
c'est nous abandonner à l'illusion. Disons « au ris : Tu es un menteur; et à la
joie : Tu nous trompes (1) » Les saints Pères ne voulaient pas qu'un chrétien
s'abandonnât à la joie jusqu'à rire avec éclat. Il faut nourrir dans notre cœur
une sainte et salutaire tristesse par le souvenir de nos péchés, par la crainte
du jugement de Dieu et par un saint dégoût des biens du monde. Cette tristesse
ne sera pas seulement changée en joie dans le jour de l'éternité; mais dès le
siècle présent la joie de Jésus-Christ triomphera dans notre cœur ; et c'est de
ce fond de joie que goûtera au dedans un cœur attaché à Jésus-Christ, que
sortira ce dégoût des plaisirs du monde, qui ne sont qu'illusion, tentation et
corruption.
« Goûtez et voyez combien le
Seigneur est doux (2) ; » combien est douce la vérité, la justice, la bonne
espérance , le chaste désir de le posséder, et vous gémirez de vous voir au
milieu des tromperies et des erreurs ; et vous jetterez un doux et tendre soupir
vers la cité sainte, que Dieu nous a préparée , où règne la vérité, où se trouve
la paix éternelle et tout le bien avec Dieu.
Apprenons du verset 21 à
enfanter notre salut avec peine. Quel effort ne faut-il pas faire pour faire
mourir ses passions, ses mauvais désirs et tout ce que l'Ecriture appelle le
vieil homme? On croit mourir en effet, quand il faut s'arracher du cœur tout ce
qui plaît. Quelle vie, dit-on, sera la nôtre, quand nous aurons retranché ces
doux commerces, ces jeux, ces plaisirs? Tout sera triste, ennuyeux,
insupportable. Songeons que c'est là le temps du travail, où il faut avec
violence enfanter un nouvel esprit. « Tous les cris d'une femme qui accouche
sont oubliés au moment qu’elle a mis un enfant au monde (3) : » quelle donc doit
être notre joie quand ce n'est pas un autre, mais nous-mêmes que nous
1 Eccle., II, 2. — 2 Psal.
XXXIII, 9. — 3 Joan., XVI, 21.
592
faisons naître pour changer la vie du péché en la vie de
Dieu !
Qu'il me coûte de sacrifier ce
ressentiment, de renoncer à ce plaisir, de pratiquer cette humilité, de
supporter cette médisance! Chrétien, quand veux-tu donc t'enfanter toi-même ? Tu
ne feras point ton salut, tu ne rompras point tes fers, tu ne deviendras point
un nouvel homme, sans te faire cette violence. De quelle paix, de quelle joie,
la verras-tu bientôt suivie? Ha ! je commence à vivre, depuis que je vis pour
Dieu et que je me suis ouvert le ciel !
Aimer Dieu, c'est la vie : on ne
saurait l'acheter par trop de travaux, par trop de morts.
« Personne ne vous ravira votre
joie (1). » D'où vient notre joie ? De notre bonheur. Quand donc nous mettrons
notre bonheur dans un bien qui ne pourra nous être ravi, notre joie ne pourra
aussi nous être ôtée. Qu'est-ce qui doit faire notre bonheur? C'est que Dieu que
nous aimons soit heureux et le seul puissant : Beatus et solus potens,
comme dit saint Paul (2). Si nous aimons Dieu de tout notre cœur, de toute notre
intelligence, de toutes nos forces, comme nous ne pouvons rien contribuer à son
bonheur, notre partage est de nous en réjouir. Réjouissons-nous de la gloire de
Dieu, de sa perfection , de son bonheur, de la naissance éternelle de son Verbe,
de l'éternelle procession de son Saint-Esprit, de ce qu'il se connaît, de ce
qu'il s'aime, de ce qu'il est tout action, tout intelligence, tout amour, tout
vie : si grand qu'il ne peut rien acquérir, aussi bienfaisant que riche : plein
de vie, plein d'être, l'être même, la vérité même : le parfait, le tout. Qui
nous peut ôter ce sujet de joie? Il faudrait pouvoir ôter Dieu : et en l'ôtant
s'ôter soi-même , et tout être, et ne laisser que le néant. Tout ce qu'on nous
peut ôter, c'est la joie que nous avons de l'être de Dieu.
1 Joan., XVI, 22. — 2 Timoth., VI, 15.
593
Mais qui nous la peut ôter, si ce n'est nous-mêmes par le
péché ? Viendra le temps où le péché étant entièrement détruit en nous, nous ne
cesserons non plus de mettre toute notre joie dans l'éternelle félicité et
perfection de Dieu, que Dieu ne cessera d'être heureux et parfait. Alors donc
nous serons parfaitement heureux, et notre joie ne pourra plus nous être ravie.
Réjouissons-nous en même temps
de ce que Jésus-Christ est entré dans la gloire de son Père : « Si vous
m'aimiez, dit-il, vous vous réjouiriez de ce que je retourne à mon Père, parce
que mon Père étant plus grand que moi (1) » selon la nature que j'ai prise,
retourner à mon Père c'est retourner au centre de la grandeur et de la félicité.
Dieu est une nature heureuse et
parfaite, et en même temps une nature bienfaisante et béatifiante : l'aimer,
c'est vivre, c'est être juste, c'est être véritable, c'est être heureux, c'est
être parfait autant que le peut être ce qui n'est pas Dieu. Mais Dieu nous
apprend qu'il nous fait dieux, un même esprit avec lui, participai , associés à
la nature divine, à la sagesse, à la vie, à l'éternité, à la félicité de Dieu.
Lui qui est son bonheur, devient le nôtre : notre bonheur est par conséquent le
bonheur de Dieu : Dieu se donne à nous tout entier : nous le verrons : nous
l'aimerons, assurés de ne cesser jamais de le voir et de l'aimer : « En ce
jour-là, dit le Sauveur, vous ne m'interrogerez plus de rien; car vous verrez à
découvert la vérité même. » Vivez donc et réjouissez-vous dans cette espérance.
Mais en attendant, que ferons-nous au milieu de tant de besoins , de tant
d'indigence ? « Vous n'avez qu'à demander; tout ce qui vous sera nécessaire vous
sera donné en mon nom ? : » vous n'êtes donc plus indigents, puisque vous avez
le nom par lequel vous pouvez tout obtenir.
« Jusqu'ici vous n'avez rien
demandé en mon nom (3). » Eh quoi !
1 Joan., XIV, 28. — 2 Ibid., 23. — 3 Ibid.
24.
594
lorsqu'ils lui disaient : « Seigneur, apprenez-nous à
prier; » et encore : « Augmentez-nous la foi (1), » n'était-ce pas de lui et par
lui qu'ils espéraient cette grâce ?
Leurs demandes n'étaient pas
encore assez épurées. A l'occasion du royaume de Jésus- Christ, ils s'étaient
mis dans l'esprit des idées de grandeur et d'ambition, qui tenaient beaucoup de
l'esprit judaïque. L'attache sensible qu'ils avaient à sa personne était un
obstacle à l'amour spirituel qu'il leur demandait. Lorsque leur foi fut épurée
par sa croix, par son absence et par l'opération du Saint-Esprit, ils apprirent
ce qu'il fallait demander au nom de Jésus-Christ, qui était de lui être
conformes et de marcher après lui dans la route des croix et de la mort. Que
pouvez-vous demander au nom de Jésus-Christ, sinon les choses que vous voyez en
lui ? Prends bien garde, âme chrétienne, ce que c'est que Jésus-Christ, et par
là tu apprendras ce que tu dois demander en son nom.
C'est ce que les apôtres
n'entendaient pas encore ; et loin de vouloir porter leur croix avec
Jésus-Christ, ils ne voulaient pas même entendre ce qu'il leur disait de la
sienne : « Ce discours était caché à leurs yeux ; et ils craignaient de
l'interroger sur ce discours (2), » parce qu'ils craignaient d'apprendre trop
leurs obligations, en découvrant les dispositions de leur Maître. Ainsi comme
ils répugnaient beaucoup à la croix, ils ne savaient guère ce qu'il fallait
demander au nom de Jésus-Christ crucifié ; et c'est pourquoi il leur dit : «
Jusqu'ici vous n'avez rien demandé en mon nom : Demandez et vous recevrez, afin
que votre joie s'accomplisse (3). »
La joie qu'il leur promet ici
n'est pas une joie sensible : c'est une joie dans la foi : c'est une joie dans
la croix, comme celle de Jésus-Christ, « qui est monté sur la croix en se
proposant une grande joie (4). » Quelle joie, si ce n'était celle de glorifier
son Père et de contenter son amour en sauvant les hommes ? Ainsi nous devons
apprendre à mettre toute notre joie à le glorifier, ce qui nous fera réjouir
dans nos souffrances, ce qui inspira aux apôtres
1 Luc., XI, 1 ; XVII, 5. — 2 Luc., IX, 44,
46; XVIII, 31.— 3 Joan., XVI, 24. 4 Hebr., XII, 2.
595
cette joie qu'ils ressentirent d'avoir été flagellés pour
le nom de Jésus-Christ (1). Alors donc ils avaient appris ce qu'on reçoit et ce
qu'on doit demander en son nom, qui est d'apprendre à se glorifier, à se réjouir
dans ce qu'on souffre pour lui.
La patience est le seul moyen de
surmonter les vices et d'épurer les vertus : la patience chrétienne apprend
non-seulement à porter sans murmure, mais encore à se réjouir dans les
souffrances que Dieu envoie. Se fonder sur la patience et s'unir à la croix de
Jésus-Christ, c'est le moyen de prier en son nom , et c'est par là qu'on obtient
tout.
« Je vous ai dit ceci en
paraboles : » je ne me suis pas encore entièrement expliqué sur mon départ : je
vous en vais maintenant parler à découvert : vous allez tout voir en trois mots
: « Je suis sorti de Dieu et je suis venu au monde : maintenant je quitte le
monde et je m'en retourne à mon Père (2). » Il finit là son discours, comme
n'ayant plus rien à leur expliquer, après leur avoir dit si nettement d'où il
venait et l'obligation qu'il avait d'y retourner.
Les apôtres vont entendre plus
que jamais cette vérité qui leur ôtera toutes leurs erreurs sur le règne de
Jésus-Christ. Ils s'étaient grossièrement attendus à le voir établir sur la
terre avec un éclat mondain ; mais cette pensée n'a plus de lieu depuis que
Jésus-Christ montait au ciel. Car on voit là que son royaume n'est pas de ce
monde, que son trône est à la droite de Dieu et que c'est de là qu'il doit
mettre tous ses ennemis à ses pieds. C'est ce que les apôtres entendirent, comme
il paraît, par la première prédication de saint Pierre, où il allègue un passage
du psaume CIX. Alors donc, quand ils entendirent où Jésus-Christ devait régner
et d'où il devait vaincre ses ennemis, ils surent que dorénavant il fallait tout
demander en son nom, et en voici tout le secret : « Je
1 Act., V, 41. — 2 Joan., XVI, 28.
596
suis sorti de Dieu pour venir à vous : » je vous aimais et
je suis venu vous chercher : si je vous quitte pour retourner à mon Père, je
porte mon amour, celui que j'ai pour vous , jusque dans son sein ; et je serai
plus que jamais votre avocat, votre intercesseur et le parfait médiateur de Dieu
et des hommes.
Ainsi demander par Jésus-Christ,
c'est croire qu'il est dans le ciel notre avocat, et encore qu'il ajoute : « Je
ne vous dis pas que je prierai pour vous, » il ne laisse pas de le faire d'une
manière admirable en se présentant pour nous à Dieu, comme il est écrit aux
Hébreux (1). Mais il veut dire que, non content de cela, il fait plus,
puisqu'il nous concilie tellement le Père, que de lui-même il se porte à nous
aimer, quoique toujours au nom de son Fils, puisqu'il dit : « Mon Père vous
aime, parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu
(2). »
Ainsi demander par Jésus-Christ,
c'est en croyant qu'il est sorti de Dieu, l'aimer de tout notre cœur et ne
vouloir plus rien que ce qu'il veut, puisqu'il n'y a rien à obtenir que par lui.
Telle est la médiation de Jésus-Christ. Nous l'aimons, et par là son Père nous
aime : nous aimons Jésus-Christ par qui nous lui demandons toutes choses, et
tout nous revient par Jésus-Christ au nom duquel nous demandons tout.
Entrons dans cette secrète
correspondance du Père, qui nous aime à cause que nous aimons son Fils ; et
croyons que c'est lui-même qui nous inspire cet amour, puisqu'il est vrai que ce
n'est pas nous, mais lui qui a aimé le premier, et son amour est la source de
celui que nous lui rendons.
Mon Sauveur, mon intercesseur, mon médiateur, mon avocat,
je n'ai rien à espérer que par vous : j'entre dans vos voies : j'obéis à vos
préceptes. Ainsi se justifie ce que vous dites : « Je suis la voie (3). » C'est
par vous qu'il faut aller : c'est par vous qu'il faut demander : c'est par vous
qu'il faut recevoir : tant de grandes vérités qu'on vient d'entendre , sont
renfermées dans la conclusion des prières de l'Eglise : Per Dominum nostrum
Jesum Christum. Toutes les fois qu'elle retentit à nos oreilles, rappelons
ces vérités dans notre esprit et conformons-y notre cœur.
1 Hebr., IX, 24. — 2 Joan.,
XVI, 27. — 3 Joan., XIV, 6.
597
Les vœux montent par
Jésus-Christ ; les grâces reviennent par lui : pour l'invoquer, il faut l'imiter
: c'est l'abrégé du christianisme.
Les disciples ravis d'avoir
entendu ce grand secret de leur Maître, lui en témoignent leur joie en lui
disant : « C'est à cette heure que vous parlez à découvert : » vous avez répondu
à nos plus secrètes pensées : vous avez satisfait à nos désirs les plus profonds
: « Vous savez tout, et vous n'avez pas besoin qu'on vous interroge : c'est pour
cela que nous croyons que vous êtes sorti de Dieu (1). » Nul autre qu'un Dieu
sorti de Dieu, ne peut découvrir le secret du cœur humain : nous croyons en
vous. Qui ne croirait, à les entendre parler de cette sorte, que leur foi aurait
autant de persévérance qu'il y paraissait de sincérité ? Mais Jésus les
connaissait mieux qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes; et il leur dit : « Vous
croyez maintenant ? Le temps va venir, et il est venu, que vous serez dispersés
chacun de son côté, et que vous me laisserez seul : mais je ne suis pas seul,
parce que mon Père est avec moi (2). »
Qui nous donnera ici d'entendre
l'état d'une âme qui n'a que Dieu : d'une âme destituée de tout appui, de toute
consolation humaine? Quelle détresse d'un côté, quelle joie de l'autre ,
lorsqu'on a d'autant plus Dieu qu'on n'a que lui ! C'est l'état où va entrer
Jésus-Christ ; et il y faut ajouter ce dernier trait, qui met le comble à un
état si désolant, qu'on a Dieu sans sentir qu'on l'a, puisqu'il semble s'être
retiré jusqu'à réduire Jésus-Christ à dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'avez-vous délaissé (3)? »
O âmes qui participez à cette
désolation de Jésus-Christ, qui vous enfoncez d'abîme en abîme, si loin de Dieu,
ce vous semble et tellement séparées de lui par ce grand chaos que votre voix ne
peut parvenir à ses oreilles, comme si vous étiez dans l'enfer, je vous remets
entre les mains de Jésus-Christ, qui vous donne son
1 Joan., XVI, 29, 30. — 2 Ibid.,
31, 32. — 2 Matth., XXVII, 46.
598
fiel à manger, son vinaigre à boire, sa désolation à
porter. Il est avec vous ; et s'il ne veut pas se faire sentir, c'est là votre
épreuve. Dites avec lui dans ce creux, dans cet abîme profond : « En espérance
contre l'espérance (1) : » je me meurs, je vais expirer : « Mon Père, je
recommande, je remets mon esprit entre vos mains (2). » Je vous remets ma vie,
mon salut, mon libre arbitre avec tout son exercice. Après cela, taisez-vous, et
attendez en silence votre délivrance. Amen, amen.
« Je vous ai dit ceci ; » je
vous ai expliqué la désolation où je serai jeté par votre fuite, qui ne laissera
que Dieu avec moi : « afin que vous trouviez la paix en moi seul (3) : » non pas
en vous-mêmes , ni dans votre foi que vous voyez si chancelante. Il n'y a donc
point de paix pour vous, que celle que je vous donne en vous protégeant. Vous
m'allez quitter, mes enfants : vous m'allez laisser seul selon le monde : si
dans cet abandon je ne suis pas seul; si mon Père ne me quitte pas un seul
moment, quoiqu'il semble me délaisser, apprenez de là qu'il n'y a de paix ni de
force qu'en lui seul et dans l'acquiescement à sa volonté. « Vous aurez de
l'affliction dans le monde ; mais prenez courage, j'ai vaincu le monde (4). »
Destitué de toute apparence de secours et n'ayant pour toute ressource qu'un
Dieu délaissant et irrité, j'ai vaincu le monde : je l'ai vaincu pour moi et
pour vous : prenez courage, ayez confiance : quelque délaissés que vous croyiez
être et encore que vous vous voyiez sur le bord du précipice et déjà comme
engloutis par la mort, le monde que j'ai vaincu ne peut rien sur vous; et pourvu
que vous sachiez vous commettre à ma foi, votre paix est inaltérable.
Repassez ici toutes les
persécutions de l'Eglise, tous les dégâts qu'y ont faits les schismes et les
hérésies, toutes les peines intérieures et extérieures, et tous les
délaissements de ses serviteurs.
1 Rom.,
IV, 18. — 2 Luc, XXIII, 46. — 3 Joan.,
XVI, 33. — 4 Ibid.
599
Voyez de quelle sorte ils en sont sortis, et le bien qui
est arrivé par toutes ces tempêtes, et reposez-vous comme un Jonas au milieu des
vents et des flots. Dieu est avec vous ; et quand il vous faudrait être jetés
dans la mer et engloutis par une baleine, le sein affreux de ce gouffre vivant
sera un temple pour vous, et c'est là que commencera votre délivrance.
Là finit le dernier discours et
comme le dernier adieu de Notre-Seigneur à ses apôtres : après leur avoir parlé,
il va maintenant parler pour eux et pour nous tous à son Père. Car ce n'est pas
assez d'instruire les hommes par la prédication de la vérité, si on ne leur
obtient par la prière la grâce de la connaître et de la pratiquer. C'est ce que
Jésus-Christ va faire dans la prière suivante.
Je trouve que jusqu'ici le Fils
de Dieu s'est adressé quatre fois à son Père et lui a parlé expressément. La
première, lorsqu'il dit : « Je vous loue, mon Père, Seigneur du ciel et de la
terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que
vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père: ainsi soit-il, puisque vous
l'avez voulu ainsi (1). » C'est une parole de complaisance et d'action de grâces
qui fait entrer l’âme chrétienne, à l'exemple de Jésus-Christ, dans les secrets
desseins de Dieu pour s'y soumettre et s'y complaire.
Les autres paroles de
Notre-Seigneur adressées au Père céleste, sont en second lieu celle-ci, à la
résurrection du Lazare : « Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m'avez
écouté : pour moi, je savais que vous m'écoutez toujours; mais je parle ainsi à
cause de ce peuple, afin qu'ils croient que vous m'avez envoyé (2). » C'est
encore ici une action de grâces, mais qui présuppose une invocation, puisqu'il
dit que son Père l'a écouté et qu'il a exaucé ses prières.
1 Matth. XI, 25, 26; Luc,
X, 21. — 2 Joan., XI, 41, 42.
600
La troisième parole adressée au
Père par Jésus-Christ, est dans saint Jean, encore devant tout le peuple : « Et
que dirai-je? dirai-je : Mon Père, je vous prie de me sauver de cette heure? »
qui était celle de sa passion : « Mais je suis venu pour cette heure. Mon Père,
glorifiez votre nom (1). » C'est une parole de demande et l'abrégé de tous les
vœux et de toutes les demandes, comme de toutes les paroles, de tous les
mystères, de toutes les actions de notre Sauveur. Aussi le Père y répondit-il
par une parole venue du ciel à la manière d'un coup de tonnerre (2).
La quatrième et la dernière
parole de Jésus-Christ à son Père, est la prière que nous allons voir, beaucoup
plus longue que toutes les autres, et qui est la prière même de son sacrifice.
L'âme du sacrifice, c'est la
prière qui déclare pourquoi on l'offre, et qui est l'oblation même ou l'action
d'offrir. C'est ainsi que dans la prière du canon où commence l'action du
sacrifice, l'Eglise déclare à qui, pour qui et pour quelle cause elle l'offre.
C'est ce que va faire Jésus-Christ prêt à faire son sacrifice, et à se consacrer
soi-même; et cette prière, si je l'ose dire, est comme le canon, ou pour parler
plus dignement de Jésus-Christ, est la prière expresse et solennelle qui devait
accompagner son sacrifice. La disposition de son cœur et les demandes qu'il fait
à son Père, le suivent partout dans le cours de sa passion et jusqu'à la mort,
et c'est l’âme de son sacrifice.
Soyons donc attentifs à cette
prière qui comprend et renferme en soi toute la vertu du sacrifice de la croix,
et qui renferme surtout la consécration que Jésus-Christ fait de lui-même par la
croix.
Combien doit-on imposer silence
à tout le créé, pour entendre au fond de son cœur les paroles que Jésus-Christ
adresse pour nous à son Père dans cette intime et parfaite communication !
Taisons-nous, Jésus-Christ va parler.
1 Joan., XII, 27, 28. — 2 Ibid., 29.
601
« Jésus dit ces choses; et
levant les yeux au ciel, il dit : Mon Père, l'heure est venue (1). » C'était une
action ordinaire à Jésus-Christ de lever les yeux au ciel avant la prière :
lorsqu'il multiplia les pains, il regarda le ciel (2), et c'était une manière de
s'y adresser pour l'ouvrage qu'il voulait faire. Saint Luc remarque la même
chose. En saint Jean, lorsqu'il ressuscite Lazare, « élevant les yeux en haut,
il dit : Mon Père (3), » et le reste. Et l'Eglise a tellement entendu que cette
action était naturelle à Jésus-Christ, qu'elle l'a suppléée dans la bénédiction
de la cène, en disant dans le canon, que Jésus « leva les yeux à Dieu son Père
tout puissant, » quoique cela ne soit point marqué dans les écrivains sacrés qui
ont récité cette sainte action.
Levons donc aussi les yeux au
ciel avec Jésus-Christ en qui seul nous les y pouvons lever. Car le Publicain,
qui était pécheur, n'osait seulement lever les yeux au ciel ; mais il se
frappait la poitrine, en disant : « O Dieu, ayez pitié de moi qui suis un.
pécheur (4). » Et le prodigue disait : « Mon père, j'ai péché contre le ciel et
à vos yeux (5). » Comment donc regarder le ciel, contre qui on a péché? On ne
l'ose qu'en s'unissant à Jésus-Christ, qui lève pour nous les yeux au ciel et
l'apaise en les y levant.
Mais pourquoi lever les yeux au
ciel, si ce n'est pour adorer Dieu et sa magnifique présence dans sa gloire, et
pour nous y transporter en esprit? Allez donc, mes yeux, allez au ciel et y
enlevez mon cœur. Allez par désir et par espérance où vous êtes appelés, où vous
serez un jour en effet : allez au séjour qui vous est montré, et aimez cette
céleste patrie où Dieu sera tout en tous.
1 Joan., XVII, 1. — 2 Matth.,
XIV, 19. — 3 Joan., XI, 41. — 4 Luc, XVIII, 13. — 5 Luc.,
XV, 18, 21.
602
« Mon Père, l'heure est venue;
glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie (1). » Le sacrifice
commence par le nom de Père : nom d'autorité, mais d'une autorité douce, qui
marque l'auteur de la vie, de qui on tient tout, à qui on rapporte tout; nom de
honte et d'indulgence autant que d'empire et de souveraineté. C'est encore par
cet endroit que nous commençons notre sacrifice : Te igitur, clementissime
Pater : c'est vous, Père très-miséricordieux, que nous invoquons par
Jésus-Christ votre Fils. « Mon Père, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils
vous glorifie : » il est le médiateur entre vous et nous, et il faut lui donner
la gloire qui retournera à vous : c'est ce qui arrive quand nous invoquons par
Jésus-Christ. La gloire lui est donnée d'abord, mais pour être portée à Dieu, à
qui elle appartient toute. « Mon Père, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils
vous glorifie : » la gloire que vous lui donnerez ne fait que passer en lui pour
aller à vous : recevez-en le sacrifice, puisque vous en aimez le médiateur.
« Mon Père, l'heure est venue. »
Le sacrifice a son heure : c'est le matin : c'est le soir ; il a son heure
marquée : l'heure marquée pour le sacrifice de Jésus-Christ est venue : mon
Père, la victime est prête, et il n'y a plus qu'à lâcher le coup.
Je me sens ici élevé à je ne
sais quoi d'intime, que je ne puis pas bien expliquer à moi-même : ce je ne sais
quoi me fait sentir dans le fond de l’âme qu'il se faut unir à l'intention
secrète de Jésus-Christ dans cette prière, et que c'est là le véritable moyen de
prier en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Et il me semble que cette intention
secrète de Jésus-Christ est celle de former toute son Eglise, et de s'offrir
lui-même intérieurement et extérieurement en sacrifice pour cela.
1 Joan., XVII, 1.
603
« Mon Père, l'heure est venue »
que se doivent accomplir les prophéties de l'effusion de votre Esprit sur tous
les peuples, et de cette grande glorification qui doit vous être donnée, en
ramassant votre peuple de toutes les nations. « Glorifiez votre Fils, » en le
ressuscitant de la mort et en répandant sa parole dans toute la terre, en y
formant la société où doivent être renfermés tous vos amis, tous vos élus.
Glorifiez donc votre Fils de cette sorte, en lui donnant une Eglise qui porte
son nom, qui soit l'Eglise chrétienne, et le recueillement intérieur et
extérieur de tous ceux qui se glorifient d'être ses disciples. C'est la gloire
que vous donnerez à votre Fils, et qui en même temps retourne à vous, ô Père,
premier principe des émanations tant extérieures que divines et intérieures ,
puisque votre Fils vous rapporte tout.
« Glorifiez donc votre Fils » de
cette sorte : comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes, avec la
même efficace et dans le même dessein que vous lui avez donné cette puissance,
glorifiez-le. « Toute puissance m'est donnée dans le ciel et dans la terre1 : »
ce qui ne s'entend pas seulement de la toute-puissance qu'il lui a donnée, en
lui communiquant sa divine essence; mais d'une sorte de toute-puissance que le
Père donne au Fils en le ressuscitant et en le plaçant à sa droite, où il lui
donne, comme au Christ et comme au Dieu-homme et même selon son humanité,
l'entière dispensation de toutes ses grâces. Et l'effet de cette puissance ne
peut pas être plus doux et plus agréable aux hommes, puisque « cette puissance
lui est donnée sur tous les hommes, afin qu'il donne la vie éternelle à tous
ceux que son Père lui a donnés (2). » Qui ne se soumettrait à cette puissance
dont l'effet est de nous rendre heureux, et de nous faire vivre éternellement
d'une vie qui n'est autre chose que l'écoulement de la vie de Jésus-Christ en
nous, comme la suite le fera paraître?
Mais dirons-nous que la
puissance de Jésus-Christ ne s'étend que sur les élus, à qui il donne la vie
éternelle? A Dieu ne plaise! Car ceux qui ne veulent pas se soumettre à cette
salutaire puissance du Fils de Dieu, il a reçu sur eux une autre puissance qui
est celle de les juger, selon ce qu'il dit ailleurs : « Comme le Père
1 Matth., XXVIII, 18. — 2 Joan., XVII, 2.
604
a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir la vie en
soi (1) ; et comme le Père donne la vie » à qui il lui plaît, « ainsi le Fils
donne la vie à qui il lui plaît; et il a reçu la puissance de juger, parce qu'il
est le Fils de l'homme (2) : » et de juger qui, si ce n'est ceux qui ne voudront
pas recevoir la vie qu'il a pouvoir de leur donner ? Mais il ne parle que du
pouvoir de donner la vie, parce que c'est son pouvoir primitif et celui qu'il
veut exercer naturellement. Le pouvoir de juger et de condamner, est un pouvoir
dont il n'use qu'en second lieu et à regret, désirant que tout le monde reçoive
la vie qu'il veut donner ; et s'il condamne les autres, ce n'est que forcé.
« Afin qu'il donne la vie
éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés : » comment est-ce qu'ils sont
donnés à Jésus-Christ, si ce n'est en devenant ses membres vivants ? Et il faut
que le Père les donne à son Fils, conformément à cette parole : « Nul ne vient à
moi que mon Père ne l'attire (3), » et cela d'une manière spéciale. Ce qui
paraît en ce que Jésus-Christ voyant ceux qui se retiraient de sa compagnie, il
leur disait : « C'est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à
moi, s'il ne lui est donné de mon Père (4) » Ceux donc à qui le Père le donne de
cette manière particulière , sont ceux dont il dit ici que son Père les lui a
donnés ; et tous ceux qu'il lui a donnés pour lui être inséparablement unis et
demeurer ses membres vivants et perpétuels, il leur donne la vie éternelle : et
ceux qui se retirent de lui et ne persévèrent pas, il leur donne aussi cette vie
de son côté, ne les quittant jamais s'ils ne le quittent.
Mon Sauveur, je me soumets donc
à cette divine et salutaire puissance que vous avez sur tous les hommes pour les
faire vivre. O Père, donnez-nous à votre Fils de cette manière intime et secrète
qui fait qu'il demeure en nous et nous en lui, en sorte que nous ne nous en
séparions jamais.
1 Joan., V, 26. — 2 Ibid., 21,
27. — 3 Joan., VI, 44. — 4 Ibid., 66.
605
« Or la vie éternelle consiste à
vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez
envoyé (1). »
Voilà donc en quoi consiste la
formation de l'Eglise : dans la glorification de Jésus-Christ par la
manifestation de son Evangile à la gloire de Dieu son Père, dont la fin est de
donner la vie éternelle à tous ceux que le Père donnera au Fils, et qu'il
attirera à son corps mystique par cette secrète et particulière vocation dont
nous venons de parler. Ainsi tout le ministère de Jésus-Christ tend à la vie
éternelle : les promesses temporelles sont finies, et la vraie terre coulante de
lait et de miel que Jésus-Christ promet à ses amis, est « la cité permanente (2)
» qu'il leur a bâtie dans le ciel pour y vivre éternellement.
Il ne restait plus qu'à
expliquer ce que c'est que cette vie éternelle ; et c'est ce qu'il fait dans le
verset 3, que nous venons de transcrire.
La vie éternelle commencée consiste à connaître par la foi,
et la vie éternelle consommée consiste à voir face à face et à découvert; et
Jésus-Christ nous donne l'une et l'autre, parce qu'il nous la mérite et qu'il en
est le principe dans tous les membres qu'il anime.
La vie éternelle n'est pas dans
les sens, qui sont trop attachés au corps et à la partie de l'homme grossière et
mortelle, que les bêtes ont comme nous et plus parfaite par certains endroits :
elle est dans la partie immortelle et intelligente où est l'image de Dieu, dont
la principale opération est la source de toutes les autres, c'est la
connaissance.
« On n'aime point ce qu'on
ignore, dit saint Augustin (3). Mais quand on aime ce qu'on a commencé à
connaître un peu, l'amour fait qu'on le connaît plus parfaitement, » et ensuite
qu'on l'aime davantage.
1 Joan., XVII, 3.— 2 Hebr.,
XI, 10; XIII, 14. — 3 Tract. XCVI, in Joan., n. 4.
606
La connaissance dont parle ici
Jésus-Christ, est une connaissance tendre et affectueuse qui porte à aimer,
parce qu'elle fait entendre et sentir combien est aimable celui qu'on connaît si
bien. « Celui qui dit qu'il le connaît et ne garde pas ses commandements, c'est
un menteur et la vérité n'est pas en lui : mais celui qui garde sa parole,
l'amour de Dieu est vraiment parfait en lui (1). » La connaissance véritable et
parfaite est une source d'amour : il ne faut point regarder ces deux opérations
de l’âme, connaître et aimer, comme séparées et indépendantes l'une de l'autre,
mais comme s'excitant et perfectionnant l'une l'autre. Dieu même dit à Moïse : «
Je te connais, et je t'appelle par ton nom (2), » c'est-à-dire je t'approuve, je
t'aime. Nous connaissons Dieu véritablement, quand nous l'aimons; une
connaissance spéculative et purement curieuse, n'est pas celle dont Jésus-Christ
dit qu'en elle consiste la vie : les démons connaissent Dieu de cette sorte, et
leur connaissance fait leur orgueil et leur damnation. Connaissons donc et
aimons : c'est ce que demande Jésus-Christ.
Jésus-Christ s'égale lui-même à
son Père par cette parole : premièrement, parce qu'il dit que c'est lui qui
donne la vie éternelle à ceux que son Père lui a donnés, ce qui ne peut être
qu'un ouvrage divin. Secondement, en ce que le connaître, comme connaître Je
Père, est la vie éternelle; ce qui ne se dirait pas d'une pure créature, en
laquelle la vie éternelle ne peut jamais être. Et ainsi la vie éternelle étant
dans le Fils, comme dans le Père, saint Jean a eu raison de dire de lui :
«Celui-ci est le vrai Dieu et la vie éternelle (3), » parce qu'il avait dit
auparavant : « Et voici le témoignage de Dieu en nous, que Dieu nous a donné la
vie éternelle, et cette vie est dans son Fils (4). »
Quand donc il dit que le Père
est le seul vrai Dieu, il ne s'exclut pas d'être le vrai et seul Dieu avec lui,
puisqu'avec lui il donne la vie éternelle et qu'avec lui il est la vie
éternelle.
Quand il dit à son Père qu'il
donne la vie éternelle à ceux qu'il lui a donnés, il se fait égal à lui. Lequel
est le plus, ou que le Père les donne au Fils, ou que le Fils leur donne la vie
éternelle? Mais quand il dit qu'il donne la vie éternelle, exclut-il le Père?
1 I Joan., II, 4, 5.— 2 Exod.,
XXXIII, 12, 17. — 3 I Joan., V, 20. — 4 Ibid., 11.
607
A Dieu ne plaise ! Ainsi quand il dit que le Père est le
seul vrai Dieu, il ne s'exclut pas lui-même ; mais il fait entendre qu'il est un
seul et vrai Dieu avec son Fils, qui donne avec lui la vie éternelle, et qui est
avec lui la vie éternelle. Et s'il nomme le Père le seul vrai Dieu, on voit bien
que c'est sans s'exclure lui-même, puisqu'il s'attribue à lui-même ce qu'il y a
de plus divin, qui est de donner la vie et d'être la vie; et sans exclure le
Saint-Esprit, qui est si souvent appelé ailleurs un Esprit sanctifiant et
vivifiant. Et tout est compris dans le nom du Père, selon ce langage mystique ,
où en nommant le Père, qui est le principe, on nomme tout ce qui est enfermé en
lui comme dans la source commune. On nomme donc tout ensemble et le Fils et le
Saint-Esprit; en sorte que, lorsqu'il dit que son Père est le seul vrai Dieu, et
que la vie éternelle est de connaître le Père et le Fils, il insinue que tous
deux ensemble avec le Saint-Esprit, qui procède d'eux, sont un seul et même et
vrai Dieu, à l'exclusion des faux dieux à qui on donne ce titre incommunicable.
Voici donc le sens entier de ce verset : La vie éternelle est à vous connaître ,
vous qui êtes la vérité même ; et à connaître votre Fils, qui comme Dieu étant
avec vous la vérité et la vie, comme homme est le milieu pour aller à vous.
Nous entendons maintenant ce qui
fait l'Eglise : c'est que le Père donne au Fils ceux qu'il veut faire ses
membres, afin que le Fils en les recevant dans l'unité de son corps, leur donne
la vie éternelle, qui consiste à connaître le Père et le Fils de cette manière
affectueuse qui fait qu'on les aime.
Il ne faut donc pas exclure la
connaissance : à Dieu ne plaise! Et les mystiques, qui semblent la vouloir
exclure, ne veulent exclure que la connaissance curieuse et spéculative , qui se
repaît d'elle-même : la connaissance doit pour ainsi dire se fondre tout entière
en amour. Il faut entendre de même ceux qui excluent les lumières : car ou ils
entendent des lumières sèches et sans onction, ou en tout cas ils veulent dire
que les lumières de cette vie ont quelque chose de sombre et de ténébreux, parce
que plus on avance à connaître Dieu, plus on voit pour ainsi parler qu'on n'y
connaît rien qui soit digne de lui ; et en s'élevant au-dessus
608
de tout ce qu'on en a jamais pensé, ou qu'on en pourrait
penser dans toute l'éternité, on le loue dans sa vérité incompréhensible et on
se perd dans cette louange; et on tâche de réparer en aimant ce qui manque à la
connaissance , quoique tout cela soit une espèce de connaissance et une lumière
d'autant plus grande, que son propre effet est d'allumer un saint et éternel
amour.
« C'était un flambeau ardent et
luisant, » dit Jésus-Christ, en parlant de saint Jean-Baptiste : « et vous avez
voulu durant quelque temps vous réjouir à sa lumière (1). » Ceux qui, comme les
Juifs, ne font que se réjouir à l'aspect de la lumière, ne songent pas que le
flambeau était tout ensemble ardent et luisant ; et ils séparent la lumière
d'avec l'ardeur, et leur joie ne dure qu'un moment. Afin qu'elle soit durable et
véritable, il faut se laisser brûler d'un éternel amour, qui est le fruit de la
connaissance où Jésus-Christ met aujourd'hui la vie éternelle.
« Je vous ai glorifié sur la
terre » par ma prédication et par mes miracles : « j'ai achevé l'ouvrage que
vous m'aviez donné à faire (2). » Ce qu'il entend tant de ce qu'il avait à faire
durant le cours de sa vie mortelle, que de ce qu'il lui restait à faire dans sa
passion, qu'il regarde comme fait, parce que dans un moment il l'allait être, et
l'était déjà dans sa pensée. Puis donc qu'il a accompli ce que son Père lui
avait donné à faire pour sa gloire, que restait-il autre chose, sinon ce qu'il
dit: « Et maintenant glorifiez-moi, vous mon Père, de la gloire que j'ai eue en
vous devant que le monde fût (3) ? »
La gloire qu'il donne à son
Père, c'est de déclarer son immentse et naturelle grandeur : la gloire qu'il lui
demande , c'est que son Père déclare aussi la grandeur dont il jouissait
éternellement dans son sein comme son Verbe, qui étant en lui ne pouvait rien
1 Joan., VI 35. — 2 Joan.,
XVII, 4. — 3 Ibid., 5.
609
être de moins que lui, et qui était par conséquent un seul
et même Dieu avec lui. Il le prie donc de déclarer cette grandeur, en la
répandant sur l'humanité qu'il s'était unie comme faisant avec lui une seule et
même personne, et sur les hommes qu'il s'était unis comme ses membres vivants.
Et c'est tout le fonds de sa prière, comme la suite le fait paraître.
Voilà donc l'unité parfaite et
la parfaite égalité du Père et du Fils : le Fils glorifie le Père comme le Père
glorifie le Fils : ils se donnent mutuellement une gloire infinie dans
l'éternité par leur amour mutuel : et ils se donnent dans le temps la gloire qui
leur est due, parce que le Père manifeste le nom du Fils et le Fils le nom du
Père, dont il est lui-même « la gloire, l'éclat, l'image invisible, l'empreinte
de sa substance et le rejaillissement de sa lumière éternelle (1) : » et notre
gloire est d'avoir part à celle que se donnent mutuellement le Père et le Fils,
ainsi que les paroles suivantes le déclarent.
« J'ai fait connaître votre nom
aux hommes que vous m'avez donnés, » en les tirant du monde : « Ils étaient à
vous, et vous me les avez donnés, et ils ont gardé votre parole (2). » Lisez
encore le verset 7 et le verset 8, et remarquez bien tout ce qu'il y dit de ceux
que son Père lui a donnés. Lisez aussi ces paroles du même Sauveur en saint
Jean: « Tout ce que mon Père me donne vient à moi : et je ne chasserai point
celui qui vient, parce que je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté,
mais pour faire la volonté de mon Père. Or la volonté de mon Père qui m'a
envoyé, est que je ne perde rien de tout ce qu'il m'a donné, mais que je le
ressuscite au dernier jour (3), » de la résurrection des justes et pour lui
donner la vie éternelle.
1 Hebr., I, 1-3. — 2 Joan.,
XVII, 6. — 3 Joan., VI, 37-39.
610
Lisez encore ces paroles du
chapitre X : « Mes brebis entendent ma voix : et je les connais et elles me
suivent : et je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront point
éternellement, et personne ne les ôtera de ma main : ce que mon Père m'a donné
est plus grand que tout ; » ou, comme porte le grec : « Mon Père, qui me les a
données, est plus grand que tout, et personne ne peut rien ôter de la main de
mon Père : Moi et mon Père ne sommes qu'une même chose (1). »
Lisez encore ces paroles de
Jésus-Christ, en saint Jean : « Ne murmurez point les uns contre les autres :
personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire, et je le
ressusciterai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : Ils seront tous
enseignés de Dieu : Quiconque a été enseigné de mon Père et a appris vient à moi
(2). » Et après : « Il y en a parmi vous qui ne croient pas : car il savait dès
le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point et qui était celui qui
le trahirait; et il disait : C'est pour cela que je vous ai dit : Personne ne
peut venir à moi, s'il ne lui est donné par mon Père (3). »
Passez quelques heures, quelques
jours à considérer attentivement et humblement toutes ces paroles, dont le
rapport est manifeste. En gros, vous y verrez la secrète et mutuelle
communication du Père et du Fils pour choisir les hommes, pour les attirer, pour
les séparer du monde; et leurs secrets, mais justes jugements, pour les laisser
à eux-mêmes, lorsqu'ils ne croient point et qu'ils périssent, comme on entendra
dans la suite du fils de perdition qui devait périr, ainsi qu'il avait été
prédit.Voilà ce que vous verrez en général. Ne vous déterminez encore à rien ;
car peut-être aussi qu'à la fin il ne faudra se déterminer à autre chose qu'à
adorer ces profondes et mystérieuses paroles.
Et aussi, comme Jésus-Christ ne
les a dites que pour nous instruire, peut-être y faudra-t-il entendre quelque
chose, plus ou moins, selon qu'il plaira à Dieu de les découvrir. Lisez donc et
relisez : considérez : ruminez : recevez toutes les pensées qui vous viendront
naturellement et simplement dans l'esprit : écoutez tout : pesez tout : écoutez
principalement ce qui prend le cœur,
1 Joan., X, 27-30. — 2 Joan.,
VI, 43-45. — 3 Ibid., 65, 66.
611
ce qui l'incline vers Dieu, vers Jésus-Christ, ce qui
l'abaisse, ce qui l'humilie , ce qui le relève, ce qui le fait trembler, ce qui
le console; et dites en vous-mêmes : Tout cela est vrai; tout cela est juste;
soit que Dieu veuille que je l'entende, ou que je ne l'entende pas, tout est
véritable , tout est juste : j'adore cette vérité, cette justice, aussi content
de l'entendre que de ne l'entendre pas, parce que quelque intelligence qu'il
plaise à Dieu de m'en donner, l'intime de ce secret sera toujours pour moi
impénétrable. Ou plutôt, sans y rien entendre, je me contenterai de croire; et
je m'unirai de cœur en toute simplicité et candeur à toutes les vérités que
Jésus-Christ a voulu ici ou cacher ou découvrir à l'humble troupeau qui entend
sa voix. Taisons-nous ici, et écoutons en grand silence les impénétrables
vérités de Dieu.
La première vérité qui paraît
dans les paroles de Jésus-Christ, c'est que ceux que le Père donne à son Fils,
il les a tirés du monde : « J'ai, dit-il, manifesté votre nom : » vos
perfections, vos grandeurs, vous-même, votre sagesse, vos conseils ; et encore,
«votre nom,» ce nom de Père, qui n'avait point encore été révélé parfaitement; «
je l'ai manifesté aux hommes que vous m'avez donnés, en les tirant du monde (1).
» Us y étaient donc ; ils en étaient de ce monde, dont il est écrit : « Le monde
ne l'a pas connu (2); » et encore : « N'aimez pas le monde, ni tout ce qui est
dans le monde, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la
chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie (3). » Ce qui est ramassé
dans ce seul mot de la même Epitre : « Tout le monde est gisant, plongé dans le
mal : » tout y est mauvais : tout y consiste en malignité : Totus mundus in
maligno positus est (4). C'est donc de ce monde et du milieu de la
corruption et du péché, que Dieu a tiré ceux qu'il a donnés à son Fils. Ce n'est
point pour leurs mérites,
1 Joan., XVII, 6. — 2 Joan., I, 10. — 3
Joan., II, 15, 16.— 4 I Joan.,
V, 19.
612
pour leurs bonnes œuvres, qu'il les a tirés, séparés,
démêlés du monde. Voilà une première vérité, que tout homme que Dieu a donné à
Jésus-Christ était dans la corruption, dans le mal, dans la perdition. Et quand
il dit : « Ils étaient à vous (1), » il ne veut pas dire : Ils étaient à vous
par leur vertu, ils étaient à vous par leur bonne volonté ; mais ils étaient à
vous par la vôtre, non par leur choix, mais par le vôtre, non parce qu'ils
étaient bons, mais parce que vous l'étiez, vous, mon Père, qui les choisissiez
pour me les donner.
Il est vrai qu'il parle ici des
apôtres que le Père a donnés au Fils par cette grâce singulière de l'apostolat ;
mais cela est vrai de tous ceux que le Père a donnés au Fils en qualité de
fidèles pour être ses membres, ainsi qu'il paraîtra au verset 24. Le Père les
donne tous à son Fils par la même grâce et par la même bonté gratuite, avec
laquelle il lui a donné les apôtres. Qu'avaient-ils fait pour être donnés au
Fils de Dieu , pour être non-seulement les membres, mais encore les principaux
membres de son corps mystique ? « Mon Père, vous les avez tirés du monde : ils
étaient vôtres par votre bonté (2). » Ne nous glorifions pas, parce que nous
étions au Père et qu'il nous a donnés à son Fils : au contraire humilions-nous,
parce que nous n'étions à lui que par l'amour gratuit qui nous prévenait,
conformément à cette parole : « Non que nous l'ayons aimé, car c'est lui qui
nous a aimés le premier (3). »
Voilà donc par où Dieu commence
pour former l'Eglise : le Père choisit ceux qu'il donne à son Fils dans cette
secrète communication qui est entre eux; et ceux qu'il choisit ainsi, il les
rend siens par ce choix, et ils sont à lui. Mais ils sont aussi à son Fils,
parce qu'il les lui donne et le Fils les reçoit de sa main, et il leur fait
connaître le nom de Dieu. Voilà la prédication de Jésus-Christ,
1 Joan., XVII, 6. — 2 Ibid. — 3 I Joan.,
IV, 10.
613
qui est le fondement extérieur de cette Eglise qu'il venait
former. Et encore que cette grâce de la prédication soit pour le peuple, elle
regarde principalement les apôtres qu'il établissait pour en être les docteurs.
Ainsi il les instruit en particulier et leur apprend le nom de son Père : ce nom
de Père qui envoie son Fils, et l'envoie par un pur amour pour être le Sauveur
du monde : voilà donc la prédication de Jésus-Christ.
Mais si sa prédication était
purement extérieure, les apôtres ne lui diraient pas : « Seigneur,
augmentez-nous la foi (1). » Par cette prière ils ne voulaient pas lui dire :
Prêchez-nous : car ils voyaient bien qu'il le faisait et ne cessait de les
instruire : ils lui demandaient qu'il leur parlât au dedans pour leur augmenter
la foi : et quand ils lui en demandaient l'accroissement, ce n'était pas qu'ils
crussent en avoir eu le commencement par eux-mêmes, mais ils demandaient le
progrès à celui de qui ils tenaient le commencement. Et quand cet autre lui
disait : « Je crois, Seigneur; aidez mon incrédulité (2), » il entendait bien
que celui qu'il priait d'en éteindre jusqu'au moindre reste, était celui qui
avait commencé de la détruire dans son cœur. Jésus-Christ était donc connu comme
celui qui agissait, qui parlait au dedans et au dehors : car il était la parole
intérieure du Père; et quand il s'était revêtu de notre nature, pour exercer au
dehors le ministère de la parole, il n'avait pas perdu pour cela cette qualité
de parole intérieure qui demeurait dans le sein du Père , mais qui aussi
s'insinuait dans tous les cœurs, « en illuminant tout homme qui vient au monde
(3) ;» et parlant à qui il lui plaît, sans que personne puisse entendre la
vérité qu'autant que le Verbe lui parle de la manière qu'il sait ; ni en
particulier les vérités du salut qu'autant qu'il lui insinue dans le fond du
cœur ce nom secret de son Père, qui veut devenir le leur en les donnant à son
Fils ; qui les fait fils et enfants à leur manière, lorsqu'il les unit à lui et
les fait ses membres.
Combien donc dois-je être
attentif et au dedans et au dehors, à
la prédication, à la lecture de l'Evangile ; et combien
dois-je prêter
l'oreille du cœur à cette douce insinuation de la vérité,
qui se fait
entendre sans bruit, sans articuler des paroles qui se
suivent les
1 Luc, XVII, 5. — 2 Marc.,
IX, 23. — 3 Joan., I, 9.
614
unes les autres et n'ont de sens qu'à la fin ; mais tout
ensemble et par un seul trait, autant qu'il lui plaît de parler! O Jésus,
j'écoute: parlez : luisez : éclairez, tonnez : échauffez : fendez les cœurs.
« Ils étaient à vous, et vous me
les avez donnés (1). » Mais le Fils ne se les a-t-il pas donnés lui-même? D'où
vient donc qu'il disait dans le chapitre précédent : « Ce n'est pas vous qui
m'avez choisi : c'est moi qui vous ai choisis (2) ?» Et quand le Père les a
choisis, si ce n'est pas par le Fils qu'il a fait ce choix, saint Paul aurait-il
dit « que Dieu nous a choisis en lui et par lui (3)? » Autrement il ne serait
pas véritable que nous lui devrions tout, puisque nous aurions été choisis sans
lui. Entendons donc que le Père inspire à l’âme sainte de son Fils fait homme,
de choisir ceux qu'il devait choisir : et le Fils, qui ne fait rien que ce qu'il
voit faire à son Père (4), les choisit après lui : et le Père ne veut pas que
son choix ait son effet, jusqu'à ce que le Fils y soit entré. Mais le Fils, qui
de son côté ne fait rien que selon qu'il voit la volonté de son Père, choisit
ceux qu'il veut. Ainsi le Père qui dirigeait, animait et inspirait la volonté de
son Fils, était le premier qui choisissait; c'est pourquoi le Fils dit : « Ils
étaient à vous, et vous me les avez donnés. »
Et que dirons-nous du Fils comme
Dieu? Ces bienheureux choisis de Dieu, n'étaient-ils pas à lui comme au Père?
Oui sans doute, comme il dit après : « Tout ce qui est à vous est à moi, et tout
ce qui est à moi est à vous (5). » Mais c'est son langage ordinaire de tout
rapporter à son Père, de qui il tire lui-même son origine : et encore selon ce
sens, ils étaient au Fils dès là qu'ils étaient au Père. Tout leur est commun;
et tout venant du Fils au Père, tout lui est aussi rapporté. C'est le langage du
Fils, le langage mystérieux et sacré de sa mutuelle communication avec son
1 Joan., XVII. 6. — 2 Joan.,
XV, 10. — 3 Ephes., I, 4, 5. — 4 Joan., V, 19. — 5 Joan.
XVII, 10.
615
Père : en un mot, le langage de la Trinité, que
Jésus-Christ n'aurait point parlé devant les hommes , s'il ne les voulait
introduire dans ce secret par la foi, pour un jour les y introduire par la
claire vue. Croyons donc, et nous verrons.
« Et ils ont gardé votre parole
: ils ont maintenant connu que tout ce que vous m'avez donné vient de vous,
parce que je leur ai donné les paroles que vous m'avez données; et ils ont connu
véritablement que je suis sorti de vous; ils ont cru que vous m'avez envoyé (1).
»
Il parle de ceux qui étaient
actuellement avec lui. Judas s'était retiré incontinent après la cène, et
n'avait aucune part au discours qui avait suivi. Ce traître s'étant retiré pour
consommer son crime « et ensuite aller en son lieu (2), » on pouvait dire
véritablement de tous ceux qui étaient présents, qu'ils avaient reçu la parole
et qu'ils avaient connu que Jésus-Christ était sorti de Dieu. Car ils venaient
de lui dire : « Nous croyons que vous êtes sorti de Dieu (3) : » qui est la
parole que Jésus-Christ répète ici; et il semble avoir approuvé comme véritable
ce qu'ils lui disaient alors, en leur répondant: « Vous croyez présentement?»
Modo creditis (4)? Mais encore que cela soit véritable jusqu'ici et que les
apôtres ne se soient pas encore démentis, il semble que Jésus-Christ les regarde
non-seulement dans l'état où ils étaient, mais encore et beaucoup plus dans
celui où ils allaient être incontinent après la descente du Saint-Esprit. Et de
même que, lorsqu'il dit qu'il « a consommé l'ouvrage que son Père lui a ordonné
(5), » il ne parlait point seulement de ce qu'il avait fait jusqu'alors et
regardait principalement ce qu'il allait faire, qui était la plus essentielle
partie et la consommation de ce grand ouvrage, ainsi tout ce qu'il dit de ses
apôtres, regarde principalement l'avenir.
1 Joan., XVII, 6-8. — 2 Act.,
I, 23. — 3 Joan., XVI, 30.— 4 Ibid., 31. — 5 Joan.,
XVII, 4.
616
En effet cette parole qu'il dit
ici : « Ils ont connu véritablement, » semble regarder quelque chose de plus
parfait dans la foi que l'état douteux et chancelant où étaient alors les
apôtres, qui dans un moment allaient tomber non-seulement dans la faiblesse de
l'abandonner, mais encore dans une entière incrédulité. C'est aussi ce que
Jésus-Christ lui-même venait de leur répondre, après qu'ils lui eurent dit : «
Nous croyons que vous êtes sorti de Dieu. — Vous croyez maintenant? » leur
avait-il dit ; « l'heure est venue que vous allez être dispersés, et que vous me
laisserez seul (1). » Comme s'il eût dit : Vous appelez cela croire? Est-ce
croire que d'être assez faibles pour me quitter dans un moment ? Est-ce là
connaître vraiment que je suis venu de Dieu? Une foi si vacillante méritait-elle
cet éloge de la bouche du Fils de Dieu : « Ils ont vraiment connu? »
Quoi qu'il en soit, on ne peut
douter que Jésus-Christ ne parle des onze qui l'écoutaient actuellement, et que
ce ne soit par conséquent ceux qu'il regardait comme étant à lui et comme lui
étant donnés par son Père. Ecoutons donc ce qu'il va en dire : mais avant que de
passer outre, remarquons que ceux qui sont véritablement à lui, sont ceux qui
demeurent : les autres sont de ceux dont il est écrit : « Ils étaient parmi
nous, mais ils n'étaient pas des nôtres : » ils n'étaient pas véritablement de
notre troupeau : « car s'ils en avaient été, ils y seraient demeurés (2); » mais
leur sortie fait connaître que tous ceux qui sont parmi nous ne sont pas pour
cela de notre société. Demeurons donc en Jésus-Christ et Jésus-Christ en nous,
afin d'être véritablement, c'est-à-dire sincèrement et constamment de ceux qui
sont en lui.
« Je prie pour eux : je ne prie
pas pour le monde, mais pour ceux que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à
vous : et tout
1 Joan., XVI, 30-32. — 2 I
Joan., II, 19.
617
ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est
à moi : et j'ai été glorifié en eux (1). » Il parle des onze, et de ceux-là
seulement dont la foi et l'obéissance l'ont glorifié, selon ce qu'il avait dit :
« Ils ont gardé votre parole, et ils ont cru, et ils ont connu que vous m'avez
envoyé (2). » Voilà donc ceux qu'il a en vue, et pour qui il prie en cet
endroit. Et lorsqu'il dit qu'il a été glorifié en eux, il les regarde
principalement dans l'état où ils seraient mis après sa résurrection et la
descente du Saint-Esprit. Car c'est alors seulement qu'il a été véritablement
glorifié en eux, ne l'ayant été que très-faiblement jusqu'alors, et au contraire
ayant été plutôt déshonoré par leur fuite et par leur incrédulité. Mais il prie
Dieu de les affermir ; et voilà , encore un coup , ceux pour qui il prie dans ce
verset. Car priant ici principalement pour la formation de son corps mystique ,
qui est son Eglise , il commence par prier pour ceux qui en devaient être après
lui les fondateurs par la prédication, et il prie ensuite « pour ceux qui
devaient croire par leur parole (3). » Car c'est ainsi que tout le corps est
complet par la sainte société de ceux qui enseignent et de ceux qui sont dociles
à apprendre la vérité : et tout cela est une suite de la prière du Fils de Dieu.
Il semble qu'on voit parla que
cette prière de Jésus-Christ n'enferme pas tout ce dont il a prié son Père, mais
seulement tout ce dont il l'a prié pour une certaine fin. Car il avait, outre
les apôtres, beaucoup de disciples qui croyaient en lui sincèrement, comme
Nicodème, comme Joseph d'Arimathie , comme Lazare et ses sœurs, comme les
Maries, comme beaucoup d'autres, et au-dessus de tous les autres, comme sa
sainte et digne Mère, qui ayant tous part à son sacrifice, ont eu aussi part à
sa prière, quoique celle-ci semble faite pour une autre fin et ne les pas
regarder : car ils ne sont point du nombre des apôtres, dont il parle dans ces
versets 9 et 10. Ils ne sont non plus du nombre de ceux dont il parle au verset
20, parce que ceux-là sont ceux qui devaient croire par la parole des apôtres.
Or ceux qu'on vient de nommer croyaient déjà, et ce n'était point par la parole
des apôtres, mais par celle de Jésus-Christ, et sa sainte Mère avant tout cela
par
1 Joan., XVII, 9, 10. — 2 Ibid., 6-8. — 3
Ibid., 20.
618
celle de l'ange. Et dans le temps de sa passion, ceux qui
s'en retournaient frappant leur poitrine, et le Centenier qui disait : «
Vraiment celui-ci était le Fils de Dieu (1)» étaient bien de ceux qui devaient
croire, mais non par la parole des apôtres. Et quand on voudrait dire que
quelques-uns d'eux eurent besoin d'être confirmés dans la foi par leur
ministère, le peut-on dire de sa sainte Mère et le peut-on dire des femmes
pieuses qui persistèrent à suivre Jésus à la croix et dans le tombeau, pendant
que les apôtres étaient dans le trouble et dans l'incrédulité, et qui furent
aussi les premières à qui il apprit lui-même sa résurrection ? Le bon larron fut
aussi de ceux qui crurent; mais on sait que ce ne fut point par le ministère des
apôtres. L'exemple de Jésus-Christ le convertit, et sa promesse l'assura de son
salut.
Disons donc que cette prière
regardant principalement la fondation de son Eglise, Jésus-Christ n'y a
considéré que les moyens ordinaires dont il se voulait servir pour l'établir, et
que pour cela il ne parle dans cette prière que des apôtres qui étaient présents
et de ceux qui devaient croire par leur parole. Il ne faut donc point douter que
Jésus-Christ n'ait recommandé à son Père, publiquement ou secrètement, d'autres
personnes que celles dont il est fait mention en cet endroit : car qui doute
qu'il n'ait secrètement recommandé le bon larron, et qui ne sait la prière qu'il
fit hautement à la croix pour ceux qui l'y avaient mis? Mais la prière qu'il
fait ici regardait principalement les apôtres, pour l'instruction de qui il la
fit tout haut, qu'il voulait encourager à l'œuvre qu'il leur avait confiée, en
leur faisant voir ce qu'il faisait et ce qu'il demandait à son Père pour en
assurer le succès. Dans cet esprit, il dit à son Père : « Je prie pour eux : je
ne prie pas pour le monde ; mais pour ceux que vous m'avez donnés et que vous
avez tirés du monde pour me les donner (2). » Comme donc ils sont déjà séparés
du monde, il n'a pas à prier son Père de les en tirer. Quand Dieu les tira du
monde pour les lui donner, ce fut sans cloute selon le désir et à la prière de
son cher Fils, par qui il les appelait. Lorsqu'il voulut former le corps des
douze apôtres, il est expressément marqué qu'auparavant « il se retira sur une
montagne et
1 Matth., XXVII, 54; Luc,
XXIII, 47, 48. — 2 Joan., XVII, 9.
619
y passa la nuit en prière (1) : » ce qui nous donne à
entendre qu'une prière secrète précédait ses actions ; ou plutôt qui peut douter
qu'il ne fût dans une perpétuelle communication avec son Père , et qu'il ne lui
demandât tout et n'accomplit en tout sa volonté ?
On doit donc croire
très-certainement qu'il demandait à son Père tous ceux qu'il convertissait, et
qu'il retirait de la corruption du monde. Alors il priait du moins pour quelque
partie du monde, mais afin que cette partie cessât d'en être. Et quand il dit à
la croix : ce Mon Père, pardonnez-leur, parce qu'ils ne savent ce qu'ils font
(2), » ceux pour qui il priait étaient encore de ce monde pervers ; mais ici
ceux pour qui il prie n'en étaient déjà plus, puisque son Père les en avait
tirés pour les lui donner ; ce qui lui fait dire dans la suite : « Ils ne sont
pas du monde, comme je ne suis pas du mondes. » Autre est donc la prière par
laquelle le Sauveur prie pour tirer quelqu'un du monde, autre celle par laquelle
il prie pour obtenir ce qu'il faut à ceux qui en sont déjà tirés. Et c'est ce
dernier genre de prière qu'il fait ici, lorsqu'il demande pour ceux dont il
parle, « qu'ils soient un comme le Père et le Fils sont un (3): » qui est une
chose dont le monde , tant qu'il est monde, n'est pas capable.
Il est vrai que cette partie du
monde qui devait croire, comme nous verrons dans la suite, devait par conséquent
venir à cette unité ; mais afin qu'elle en fût capable, il eût fallu demander
pour elle les dons nécessaires pour l'y préparer par la grâce, qui les devait
tirer du monde. Mais nous ne voyons pas que Jésus-Christ le fasse ici, ni enfin
qu'il fasse autre chose que de prier pour ceux qui étaient déjà tirés du monde,
ainsi que nous le venons de voir.
Mon Dieu, n'est-ce point ici un
vain travail et une recherche trop curieuse de vos paroles? Je ne le crois pas :
car je tâche à les entendre par elles-mêmes et par ce qu'elles contiennent, et
il n'y a rien d'inutile dans ce que vous dites. Il n'est donc pas inutile de le
rechercher. Car qui sait le fruit que vous voudrez qu'on y trouve ? Quoi qu'il
en soit, je vous offre mes faibles recherches, mes faibles pensées. Criblez-les,
Seigneur, criblez-les : que le vent emporte la poussière, le mauvais grain, les
ordures, tout ce qui
1 Luc., VI, 12, 13. — 2
Luc., XXIII, 34. — 3 Joan., XVII, 16. — 4 Ibid., 11.
620
n'est pas le pur froment; et ne permettez pas qu'il demeure
autre chose dans mon cœur que ce qui est propre à le nourrir pour la vie
éternelle.
« Je ne prie pas pour le monde
(1). » Je ne prie pas pour les hommes vains et amoureux d'eux-mêmes, qui ne
veulent que paraître bons, et se trompent les uns les autres : car tout cela
c'est le monde : je ne prie pas pour ce monde plein de haine, de jalousie, de
dissimulation, de tromperie; pour ce monde dont les maximes sont toutes
contraires à la vérité, à la piété, à la sincérité, à l'humilité, à la paix. O
monde, la vérité te condamne ici et Jésus-Christ t'exclut de sa charité; mais
plutôt tu t'en exclus toi-même et tu te rends incapable du grand fruit de sa
prière, qui est cette parfaite unité qu'il demande pour ses apôtres et pour tous
ses autres fidèles.
Le monde porte corruption et
division, parce qu'il porte concupiscence, intérêt, avarice, orgueil; et tout
cela ne corrompt pas seulement, mais encore divise les cœurs. Témoin, dans les
liaisons qui semblent les plus étroites et les plus vives, ou selon l'esprit ou
même selon la chair, les dégoûts, les défiances, les jalousies, les légèretés,
les infidélités, les ruptures. Où trouve-t-on des amis qui ne soient en garde
l'un contre l'autre, et séparés par quelque endroit? Et quand on trouverait dans
tout l'univers un ou deux couples d'amis véritables, qui peut dire que cette
union sera durable et qu'on n'en viendra jamais au point délicat où l'on ne se
pourra plus supporter l'un l'autre ? Et quel est ce point délicat, si ce n'est
l'amour de son excellence propre et de la prééminence du mérite, qui fait qu'il
n'y a rien de sincère ni de cordial parmi les hommes? On se sera mis au-dessus
d'un bas intérêt, je le veux, quoique cela soit rare; mais cet intérêt
d'excellence, cette
1 Joan., XVII, 9.
621
jalousie de gloire et de mérite, qui l'extirpera du fond
des cœurs? qui l'empêchera de régner dans le monde, et d'y porter la division
partout? Non, le monde n'est pas capable de cette union d'esprit et de cœur, que
Jésus-Christ demande pour ses apôtres, « afin qu'ils soient un (1). » Il n'y a
que le Saint-Esprit qui puisse mettre cette unité dans les cœurs. Elle fut dans
les fidèles, après que cet esprit d'unité fut descendu sur eux : « et ils
n'avaient tous qu'un cœur et qu'une âme, et personne ne croyait avoir rien de
propre parmi eux (2). » Mais cet Esprit qui porte la paix et l'union dans les
cœurs, notre Sauveur vient de dire que « le monde ne le peut pas recevoir (3); »
et c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si Jésus-Christ dédaigne de prier
pour le monde. Ce n'est pas en vain qu'il parle ainsi, lui qui est si bon, si
charitable; ce n'est pas en vain qu'il nous dit qu'il ne prie pas pour le monde
; il faut que nous entendions combien nous devons haïr le monde et l'esprit du
monde : de ce monde dont Jésus-Christ ne veut pas se souvenir, lorsqu'il prie
pour ses fidèles.
« Je ne prie pas pour le monde,
mais pour ceux que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à vous; et j'ai été
glorifié en eux (4) » Jésus-Christ est glorifié en nous, quand son Père y est
glorifié ; et son Père y est glorifié, quand non-seulement nous portons «
beaucoup de fruit (5), » comme Jésus-Christ le dit lui-même, mais encore que
nous rapportons tout ce fruit « à la louange de la gloire de sa grâce, par
laquelle il nous a rendus agréables à ses yeux et nous a élargi ses dons en
Jésus-Christ son Fils bien-aimé (6) ; » en sorte « que nulle chair, » nul homme,
« ne se glorifie en lui-même, mais que celui qui se glorifie , se glorifie
uniquement en Notre-Seigneur (7) ». Soyons donc de ceux dont Jésus-Christ
1 Joan., XVII, 11. — 2 Act., IV, 32. — 3
Joan., XIV, 17. — 4 Joan., XVII, 9, 10. — 5 Joan., XV, 8. — 6
Ephes., I, 6. — 7 I Cor., I, 31.
622
se glorifie auprès de son Père, en lui disant, comme il
vient de faire de ses apôtres : « Ils ont gardé votre parole; et comme je leur
ai donné la parole que vous m'avez donnée, ils ont été fidèles à la recevoir
comme une parole qui venait de vous, de qui moi-même je viens (1) : » soyons de
ceux à qui Jésus-Christ rend ce témoignage ; mais soyons aussi de ceux qui
reconnaissent que tout cela nous vient de Dieu, et que notre fidèle coopération
à la grâce de Jésus-Christ est le premier effet de cette grâce. Amen, il est
ainsi. Et si nous avons en nous-mêmes ce sentiment, le témoignage de Dieu sera
en nous : nous serons les vrais disciples de la grâce de Jésus-Christ, et il
sera vraiment glorifié en nous, ne pouvant jamais l'être en ceux qui se
glorifient, pour peu que ce soit en eux-mêmes, parce qu'il est le vrai et seul
Dieu, « qui ne donnera pas sa gloire à un autre (2). » Rentrons donc
sérieusement en nous-mêmes ; et toutes les fois que nous y trouverons un secret
appui dans nos œuvres, dans nos lumières, dans notre travail, dans notre mérite,
dans nos propres forces, sortons de nous-mêmes pour nous laisser aller à
l'abandon entre les bras de celui qui nous soutient, et ne tenons qu'à lui seul.
« Je ne suis plus dans le monde
: » toujours selon cette façon de parler qui lui fait énoncer comme déjà
accompli, ce qui va l'être. Je ne suis donc plus dans le monde : « Je pars, et
je viens à vous; mais pour eux, ils sont dans le monde : Mon Père saint,
conservez en votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme
nous (3). » Voilà donc ce que Jésus-Christ demande pour ses apôtres, et en eux
pour tous ses élus, ainsi qu'il l'expliquera plus clairement dans la suite. S'il
demande cela pour eux, il n'est pas permis de douter qu'il ne l'obtienne; car
c'est lui-même qui a dit : « Je sais, mon Père, que vous m'écoutez
1 Joan., XVII, 6, 8. — 2 Isa.,
XLII, 8. — 3 Joan., VII, 11.
623
toujours (1). » Il est donc bien assuré d'être écouté,
lorsqu'il demande à son Père de les garder tellement qu'ils soient un : et ils
le seront, puisque Jésus-Christ a demandé qu'ils le fussent.
« Je vous prie, mon Père, qu'ils
soient un : » que l'esprit de dissension, d'envie, de jalousie, de vengeance,
d'animosité, de soupçon et de défiance ne soit point en eux : « Qu'ils soient un
comme nous :» ce n'est pas assez qu'ils soient un, comme le Père et le Fils,
dans la nature qui leur est commune, de même que le Père et le Fils sont un dans
la nature qui leur est commune; mais qu'ils aient comme eux une même volonté,
une même pensée, un même amour : « qu'ils soient donc un comme nous. »
Ce comme ne fait pas descendre
l'unité du Père et du Fils jusqu'à l'imperfection de la créature, ainsi que les
ariens se l'imaginaient; mais au contraire il relève l'imperfection de la
créature jusqu'à prendre autant qu'elle peut, pour son modèle l'unité parfaite
du Père et du Fils : « Qu'ils soient un comme nous : » c'est donc à dire que
nous soyons le modèle de leur union, non qu'ils puissent jamais atteindre à la
perfection de ce modèle, mais néanmoins qu'ils y tendent ; de même que lorsqu'on
nous dit : « Soyez saints comme je suis saint, moi le Seigneur votre Dieu (2) ;
» et encore : « Soyez parfaits, soyez miséricordieux comme votre Père céleste
est parfait et miséricordieux (3), » nous entendons bien qu'il ne nous
appartient pas d'être saints, d'être bons, d'être parfaits dans la transcendance
qui convient à la nature divine ; mais seulement qu'il nous appartient d'y
tendre, et que nous devons nous proposer ce modèle pour en approcher de plus en
plus. Ainsi « qu'ils soient un comme nous, » c'est-à-dire qu'ils le soient,
s'avançant aujourd'hui et après et tous les jours de plus en plus à cette
perfection, et y avançant d'autant plus infatigablement qu'on ne peut jamais
atteindre au sommet. Car plus on avance, plus on connaît la distance; et elle
paraît de plus en plus infinie, et on s'abaisse et on s'humilie jusqu'à
l'infini, jusqu'au néant.
« Qu'ils soient donc un comme
nous, » s'unissant ensemble, en toute cordialité et vérité, non de paroles
seulement, mais par les œuvres et par les effets d'une charité sincère : qu'ils
soient un
1 Joan., XI, 42. — 2 Levit.,
XI, 44. — 3 Matth., V, 48; Luc., VI, 36.
624
véritablement : qu'ils soient un inséparablement : qu'ils
montrent et qu'ils voient en eux-mêmes, dans la perpétuelle persévérance de leur
union mutuelle, une image de cette éternelle et incompréhensible unité par
laquelle le Père et le Fils étant un dans une même et simple nature
individuelle, ils n'ont aussi qu'une seule et simple intelligence, avec un seul
et simple amour, et par tout cela font un seul Dieu : ainsi qu'ils fassent entre
eux un seul corps, une seule âme, un seul Jésus-Christ. Car s'il est réservé à
Dieu et aux personnes divines d'être un d'une parfaite unité, il nous convient
d'être un comme faits à leur image, et c'est la grâce que Jésus-Christ demande
pour nous.
Il ne dit pas, qu'ils soient «
un avec nous, » ou que « nous et eux nous ne soyons qu'une seule et même chose ;
» ce qui serait égaler les hommes à Dieu; mais « qu'ils soient un comme nous, »
selon la proportion qui convient à ceux que nous avons faits à notre image, en
disant : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance (1). » O image, de qui
es-tu l'image? Du Père et du Fils et du Saint-Esprit, qui ont prononcé d'une
voix commune : « Faisons l'homme à notre image. » Achève donc le portrait, et
imprime en toi tous les traits de cette divine ressemblance. Otons de plus en
plus ce qui nous divise de nos frères : ôtons nos propriétés, nos propres
désirs, nos propres pensées, notre amour-propre : il ne resterait plus que le
bien commun, qui est Dieu, en qui nous serons une même chose.
« Pendant que j'étais avec eux,
je les conservais en votre nom; j'ai gardé ceux que vous m'avez donnés et aucun
d'eux n'est péri, si ce n'est l'enfant de perdition, afin que l'Ecriture fût
accomplie -. » On entend bien que cet enfant de perdition, c'est le traître
disciple. Il n'est enfant de perdition, enfant de la géhenne, enfant de
1 Genes., I, 26. — 2 Joan., XVII, 12.
625
l'enfer, que par lui-même et par sa faute : car
Jésus-Christ l'avait appelé non-seulement à la foi, mais encore à l'apostolat ;
et s'il se fût purifié, il aurait été, comme dit saint Paul, « un vaisseau
d'honneur, sanctifié au Seigneur, » au lieu qu'il s'est fait lui-même un
vaisseau de rebut et de mépris (1). Ce n'est donc pas Dieu qui l'a précipité
dans le crime pour accomplir les prédictions de son Ecriture : car ces
prédictions du péché le supposent comme devant être, et ne le font pas. Cela est
clair, cela est certain; et il ne faut rien écouter contre. Judas n'a pas été
poussé au crime, si ce n'est par le diable et par sa propre malice. Mais
Jésus-Christ le rappelait : pendant le traître baiser, il l'appelle encore son
ami ; il lui dit encore : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ici? Quoi ! tu trahis
le Fils de l'homme avec un baiser (2) ! » Et il reçoit son baiser, et lui-même
lui donne le sien. Mais parce qu'il s'endurcit au milieu de toutes ses grâces,
il le laisse à lui-même, et au mauvais esprit qui le possédait, et à son propre
désespoir. C'est ainsi « qu'il est allé en son lieu, » comme il est porté dans
les Actes (3) : au lieu qui lui avait été préparé par une juste punition de son
crime; mais qu'il avait lui-même choisi, et qu'il s'était comme approprié par sa
libre et volontaire dépravation.
« Il fallait donc que l'Ecriture
s'accomplit en lui, » comme dit saint Pierre (4) parce que Dieu accomplit sa
volonté juste dans ceux-là mêmes qui s'opposent, autant qu'il est en eux, à sa
volonté. Car, comme dit saint Augustin, « il fait ce qu'il veut de ceux qui ne
font pas ce qu'il veut (5) ; » et en voulant se soustraire à l'empire de sa
vérité, ils y retombent en subissant les lois de sa justice. O justice! ô
justice! ô justice! il faut adorer tes saintes et inexorables rigueurs. A force
de pardonner, Dieu en vient enfin, en quelque façon à ne pouvoir plus pardonner,
et il faut que sa justice s'accomplisse.
1 II Timoth., II, 20, 21. — 2
Matth., XXVI, 50; Luc., XXII, 48. — 3 Act., I, 25. — 4 Act.,
I, 16. — 5 Enchirid., cap. CIV, n. 28.
626
« Aucun n'a péri que l'enfant de
perdition (1). » Je ne sais que dire de ce perfide. Est-il venu d'abord à
Jésus-Christ avec un esprit trompeur? Il le semble, selon ces paroles : « Jésus
savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était
celui qui le devait trahir (2). » Est-ce donc que ce perfide ne croyait pas dès
le commencement, ou bien est-ce que Jésus-Christ voyait dès le commencement qui
étaient ceux qui dans la suite ne croiraient plus? Mais il distingue les temps:
il savait ceux qui ne croyaient pas alors et dans ce temps-là; et ensuite dans
le futur, il savait qui le devait trahir. On pourrait donc soupçonner que ce
malheureux, qui devait trahir son Maître, dès le commencement n'y croyait pas,
et qu'avec toute la confiance qu'il lui avait témoignée en le recevant au nombre
de ses disciples , et même en lui confiant la garde de ce qu'il recevait des
peuples pour sa subsistance, il ne faisait que le tolérer pour nous donner un
exemple de patience.
Mais, dirons-nous que la
vocation de Jésus-Christ n'aura eu aucun effet dans ce traître? S'il n'avait
jamais cru, aurait-il dit dans son désespoir : « J'ai péché en livrant le sang
innocent (3), » et aurait-il rendu aux Juifs le prix de son iniquité? Il semble
donc qu'il ait cru, du moins durant quelque temps, de bonne foi; et qu'un reste
de sa première croyance s'étant réveillé, au lieu d'en profiter pour son salut,
il l'ait fait servir à sa perte. Car s'il eût bien entendu la parole qu'il
disait : « J'ai péché en vous livrant ce sang innocent, » ce sang juste, il
aurait vu que ce sang étant véritablement un sang juste où le péché n'avait
jamais trouvé de place, il y avait dans la justice et la sainteté de ce sang de
quoi expier le crime de celui qui l'avait vendu. Il ne l'a pas compris, le
malheureux; et sa pénitence désespérée, avec sa croyance infructueuse lui
tournent à damnation.
1 Joan., XVII, 12. — 2 Joan.,
VI, 65. — 3 Matth., XXVII, 4, 5.
627
Quoi qu'il en soit, j'oserai
dire avec assurance qu'il n'est pas de ceux dont Jésus-Christ a dit ici : « Ils
étaient à vous, et vous me les avez donnés (1) : » car ceux dont il le dit
étaient ceux qui étaient présents lorsqu'il priait, qui avaient gardé sa parole,
qui croyaient, en la foi desquels il était glorifié et le devait être. Que le
Père l'ait donné au Fils en un certain sens, lorsqu'il le lui a donné pour
apôtre ; et que le Fils l'ait reçu de lui, lorsqu'il l'appela, conformément à
cette parole : « Je vous ai élus douze, et un de vous est un diable (2), » on
n'en peut douter. Au même sens qu'il l'a donné, au même sens, quel qu'il soit,
il était à lui. Mais qu'il fût à lui de cette manière singulière dont
Jésus-Christ parle ici, la vérité de ses paroles ne permet pas de le penser.
S'il n'est pas de ceux dont Jésus-Christ a dit : « Ils ont cru à votre parole et
j'ai été glorifié en eux, » il n'est donc pas aussi de ceux dont il a dit : « Je
les conservais en votre nom ; » encore moins de ceux dont il a dit : « J'ai
gardé ceux que vous m'avez donnés; » encore moins de ceux dont il a dit : «
Aucun d'eux n'a péri (3). » Et quand il ajoute : « Si ce n'est l'enfant de
perdition, » il semble que c'est au même sens dont il dit ailleurs : « Personne
ne sait rien de ce dernier jour, ni les anges, ni le Fils, si ce n'est le Père
(4); » en sous-entendant : Ni personne, si ce n'est le Père ; ou bien : Ni
personne, « mais le Père seul (5); » ou, comme il est porté dans saint Paul : «
Personne n'est justifié par les œuvres de la loi, si ce n'est par la foi en
Jésus-Christ (6), » c'est-à-dire ni autrement que par la foi en Jésus-Christ ;
ou bien : Mais seulement par celte foi ; ou, comme on lit dans l’Apocalypse
: « Rien de souillé n'entrera dans la cité sainte, ni aucun de ceux qui
commettent des abominations et des mensonges, si ce n'est ceux qui sont écrits
au livre de vie de l'Agneau (7) ; » c'est-à-dire: Mais seulement ceux, etc.
Ainsi « aucun d'eux n'est péri, si ce n'est l'enfant de perdition, » c'est
à-dire mais seulement cet enfant de perdition, qui s'est perdu lui-même en me
quittant (a).
1 Joan., XVII, 6. — 2 Joan.,
VI, 71. — 3 Joan., XVII, 6, 8, 10, 12. — 4 Matth., XXIV, 36. — 5 Marc.,
XIII, 32. — 6 Galat., II, 16. — 7 Apoc., XXI, 27.
(a) Le passage suivant, que les précédentes éditions
donnent dans le texte de l’ouvrage, ne se trouve ni dans le manuscrit original
ni dans les anciennes copies : Jésus-Christ s'est servi lui-même de cette façon
de parler en deux versets consécutifs : « Il y avait, dit-il, plusieurs veuves
en Israël du temps d'Elie : et ce prophète n'a été envoyé chez aucune d'elles,
mais chez une femme veuve de Sarepte dans le pays des Sidoniens. Il y avait de
même plusieurs lépreux en Israël du temps d'Elisée, et il n'a été envoyé à aucun
d'eux, mais seulement à Naaman Syrien. » ( Luc, IV, 25-27.) Ainsi,
dit-il, « nul n'a péri, si ce n'est l'enfant de perdition, » c'est-à-dire qu'il
a péri seul, selon ce que dit l'Apôtre.
628
Qu'on prenne garde que je ne dis
pas que Judas n'ait été en aucune sorte donné à Jésus-Christ; mais qu'il y a une
certaine manière particulière selon laquelle nul n'est au Père et nul n'est
donné au Fils que ceux qui gardent sa parole, et en qui il est glorifié
éternellement, et que c'est de cette manière secrète et particulière que
Jésus-Christ parle ici. Prions le donc que nous soyons à lui de cette manière :
Unissons-nous à sa prière avec un cœur rempli de confiance. Seigneur, que je
sois de ceux qui conservent votre parole jusqu'à la fin, afin que je sois de
ceux en qui vous serez glorifié éternellement.
« J'ai gardé ceux que vous
m'avez donnés (1). » Je les ai gardés , même selon le corps, conformément à
l'explication que saint Jean nous donne lui-même : « Laissez, dit le Sauveur,
aller ceux-ci, afin que la parole qu'il avait prononcée fût accomplie : Je n'ai
perdu aucun de ceux que vous m'avez donnés (2), » pour nous montrer que
Jésus-Christ a soin et de notre corps et de notre âme ; et que nous ne perdons
rien de ce qu'il veut garder. C'est encore ce qui détermine à dire que cette
parole ne se doit entendre que de ceux qui étaient présents : « Laissez, dit-il,
aller ceux-ci, » en montrant les onze apôtres qui restaient auprès de lui. Car
pour Judas qui l'avait quitté, il n'avait rien à craindre des Juifs, à qui il
s’était donné, et il devait périr d'une autre sorte. Songeons donc à ne rien
craindre même pour nos corps. Car Jésus-Christ les garde tant qu'il lui plait :
« et un seul cheveu ne tombe pas
1 Joan., XVII, 12. — 2 Joan., XVIII, 8, 9.
629
de notre tête sans notre Père céleste (1). » Dans les
persécutions, dans les travaux, dans les maladies, Jésus-Christ prend soin de
nos corps autant qu'il faut; et on ne peut rien contre nous, comme on n'a rien
pu contre lui, que lorsque l'heure a été venue.
Mais songeons qu'il garde nos
corps au prix du sien. C'est en se livrant à ses ennemis qu'il leur dit : «
Laissez aller ceux-ci. » Sa mort délivre nos corps comme nos âmes, et c'est la
marque qu'un jour il les tirera entièrement de la mort.
Apprenons de cette explication
de saint Jean que les paroles de l'Ecriture, et celles du Fils de Dieu même
peuvent avoir un double sens. Il est clair que celles-ci de Jésus-Christ : «
Aucun de ceux que vous m'avez donnés ne périra (2), » s'entendent de l’âme; et
toute la suite, qui regarde l’âme, le fera paraître; mais il est clair par saint
Jean que cette parole s'entend aussi du corps. Méditons donc à fond l'Ecriture,
et tournons-la de tous côtés pour en tirer tout le sens et tout le suc. Car tout
y est esprit, tout y est vie, et Jésus-Christ a des paroles de vie éternelle.
« Et maintenant je viens à vous
: et je dis ces choses, étant encore dans le monde, afin qu'ils les entendent,
et qu'ils aient ma joie accomplie en eux (3). » Quelle est cette joie de Jésus,
si ce n'est celle de leur assurer leur bonheur sur les bontés de son Père? Et
comment est-elle accomplie dans ses apôtres, si ce n'est en espérance et par la
certitude de ses promesses? De même que s'il disait : Mon Père, dans la joie que
j'ai en vous les recommandant avec tant d'amour, faites-leur sentir qu'ils n'ont
rien à craindre, et qu'il ne leur reste qu'à se réjouir de vos bontés et des
miennes. Ce qu'il explique plus clairement dans les deux versets suivants : « Je
leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du
monde, et je ne suis pas du monde. Je ne
1 Luc., XXI, 18. — 2 Joan., XVII, 12. — 3
Ibid., 13.
630
vous prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du
mal (1). »
Voulant dire qu'ils ne sont pas
du monde, il commence par dire : « Je leur ai donné votre parole. » C'est cette
parole qui les a tirés du monde. Qu'elle fasse donc encore cet effet! Toutes les
fois que nous entendons, ou que nous lisons la parole de Jésus-Christ, c'est
cette parole qui venant de Dieu nous ramène au lieu d'où elle est venue. C'est
cette parole qui ne nous permet pas de goûter le monde, parce qu'elle nous fait
goûter la vérité , que le monde ne connaît pas ni ne veut connaître, parce que
la vérité le juge. Le monde est faux en tout, trompeur en tout, et la parole de
Jésus-Christ nous ouvre les yeux pour voir cette illusion , ce faux du monde.
Cette parole fait les chastes délices des âmes désabusées et dégoûtées du monde.
Goûtons donc cette parole, afin que le monde ne nous trompe et ne nous surprenne
pas. Récitons le Psaume CXVIII, pour nous accoutumer à la goûter. David la
tourne de tous côtés dans ce Psaume, pour en découvrir toutes les beautés, pour
en goûter toutes les douceurs. Il l'admire sous tous ses noms : c'est la parole,
la loi, le témoignage, le commandement , l'ordonnance, le conseil, la justice du
Seigneur. Il ne se contente pas d'en regarder la surface : il la pénètre, il en
sonde les profondeurs : il la cache dans son cœur : il ne cesse de la prononcer
dans sa bouche : elle le fait trembler, en même temps elle le dilate; elle est
sa consolation durant son exil, son conseil, sa lumière, son amour, son
espérance. En même temps qu'il l'entend, il demande de l'entendre, et reconnaît
que l'entendre c'est un don de Dieu : il s'y attache par le fond de l’âme : elle
brûle, elle consume le cœur : elle l'attendrit, elle le fond et fait couler des
torrents de larmes : les joues en sont cavées, et deviennent comme un canal par
où coulent les ruisseaux de pleurs.
Si la parole de l'Ancien
Testament faisait tous ces beaux effets, celle de Jésus-Christ qu'il a reçue de
son Père, qu'il a puisée dans son sein pour nous la donner, que fera-t-elle?
C'est donc cette parole, qui dans un grand auditoire ira choisir quelquefois une
aine mêlée dans la foule, mais que Dieu connaît et discerne, et lui laissera un
aiguillon dans le cœur. Elle ne sait d'où lui viennent ces nouveaux
1 Joan., XVII, 14, 15.
631
désirs, qui vont peu à peu la détachant du monde, en sorte
qu'elle n'en est plus et qu'elle est à Dieu, pour accomplir cette parole de
notre Sauveur : « Je leur ai donné votre parole, et ils ne sont pas du monde,
comme je ne suis pas du monde. Et le monde les hait, parce qu'ils ne sont pas
des siens (1): » mais ils méprisent sa haine injuste et impuissante : injuste,
puisqu'elle s'est premièrement attachée à Jésus-Christ : impuissante,
puisqu'elle n'a pu empêcher sa gloire ni l'accomplissement de la volonté de
Dieu.
Ainsi les enfants de Dieu, que
le monde hait à cause que l'esprit de simplicité, de droiture et de justice est
en eux, méprisent la haine du monde, et se trouvent trop honorés de goûter cette
partie des opprobres de leur cher Sauveur. Qu'attendez-vous du monde après cela?
Voulez-vous qu'il vous estime, lui dont vous devez plutôt désirer la haine?
Quant à ce qui vous regarde, ayez la paix avec tout le monde : mais si le monde
ne veut point avoir la paix avec vous, ni vous laisser en repos, que vous
importe? Vous n'êtes pas du monde, et votre repos est ailleurs.
« Je ne vous prie pas de les
tirer du monde, mais de les garder du mal (2). » Après ce que Jésus-Christ vient
de dire de ses apôtres, il pourrait sembler qu'il les voulût retirer du monde,
et qu'ils ne devaient plus y être après que lui-même il l'aurait quitté. Mais il
fallait qu'ils y fissent leur temps , comme lui-même l'y avait fait. Ils
devaient luire comme de grands luminaires dans le monde ; et Jésus-Christ qui
avait dit de lui-même : « Je suis la lumière du monde (3), » avait daigné en
dire autant de ses apôtres : « Vous êtes la lumière du monde, et des flambeaux
qu'il ne faut pas mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier pour éclairer
toute la maison (4). » Et c'est pourquoi il dit à son Père : « Je ne vous dis
pas
1 Joan., XVII, 14, 16. — 2
Ibid., 15. — 3 Joan., VIII, 12. — 4 Matth., V, 14-16.
632
que vous les tiriez du monde : mais que vous les délivriez
du mal » dont le monde abonde, « tout le monde étant dans le mal, » disait saint
Jean (1). Ainsi en les laissant dans le monde, je vous prie « de les garder du
mal : » que le monde ne les gagne pas par ses attraits : qu'il ne les épouvante
pas par ses menaces. Mon Père, « gardez-les du mal, » et qu'ils soient dans le
monde sans en être. C'est la grande merveille de la grâce de Dieu, et c'est
cette grâce que Jésus-Christ demande pour eux. Il nous apprend aussi à la
demander, lorsqu'il nous enseigne à dire : « Délivrez-nous du mal (2). » Mais
nous le demanderions en vain, s'il ne l'avait auparavant demandé pour nous : «
Mon Père, gardez-les du mal : si le Seigneur ne garde une ville, ses sentinelles
veillent en vain sur ses murailles : si le Seigneur ne garde une ville, ceux qui
l'ont bâtie avec tant de soin ont travaillé inutilement (3). »
« Mon Père, gardez-les du mal. »
Je m'unis, mon Sauveur, à votre prière; et c'est en vous et avec vous que je
veux dire, comme vous l'avez commandé : « Délivrez-nous du mal. »
« Ils ne sont pas du monde, et
moi je ne suis pas du monde (4). » Jésus-Christ ne se lasse point de répéter
cette parole, parce qu'il veut que nous la goûtions. Goûtons-la donc :
repassons-la nuit et jour dans notre cœur.
« Mes bien-aimés, disait saint
Jean, n'aimez pas le monde (5) : » Ce n'est pas assez de ne l'aimer pas en
général ; il s'explique : « ni tout ce qui est dans le monde : » car que
trouverez-vous dans le monde, si ce n'est « la concupiscence de la chair » et
l'amour des plaisirs des sens, où le cœur s'aveugle, s'épaissit, se corrompt, se
perd : « et la concupiscence des yeux, » les beaux meubles, l'or et l'argent,
les pierreries, tout ce qui contente les yeux,
1 I Joan., V, 19. — 2 Matth.,
VI, 13. — 3 Psal. CXXVI, 1. — 4 Joan., XVII, 16. — 5 I Joan.,
II, 15, 16,
633
quoiqu'après tout que leur en revient-il ? Possèdent-ils
véritablement tout ce qu'ils voient ? Ils ne font que l'effleurer par leurs
regards : tout est hors d'eux, et aussi tout leur échappe. Fuyez donc aussi la
concupiscence des yeux, la vanité, la curiosité , les vaines sciences. Car
encore que tout cela semble être en vous et vous repaître pour un moment, dans
le fond tout est hors de vous et se peut tellement effacer dans votre esprit,
qu'il ne vous restera pas même le souvenir de les avoir eus. Voilà pourtant tout
ce qu'il y a de plus beau dans le monde.
Mais il y a encore « l'orgueil
de la vie : » l'ambition, les charges, les grands commandements, qui semblent
rendre la vie pour ainsi dire plus vivante, parce qu'on devient un homme public
; on vit dans l'esprit de tout le monde, qui vous recherche, qui s'empresse
autour de vous ; et vous croyez plus vivre que les autres, et vous vous trompez.
Car tout cela n'est qu'orgueil, c'est-à-dire une vaine enflure; on croit être
plein : on n'est qu'enflé : il n'y a que du vent au dedans et tout ce dont vous
vous repaissez n'est que fumée.
Goûtons ces vérités,
nourrissons-nous-en : « Mes petits enfants, n'aimez donc pas le monde, » parce
que voilà ce que c'est que ce monde que vous aimez. Ces désirs, ces
concupiscences ne sont pas de Dieu, et par conséquent n'ont rien de solide : «
car le monde passe, et ses convoitises passent (1) : » ce sont comme des
torrents qui passent avec grand bruit, mais qui passent ; qui se jettent les uns
dans les autres, mais qui passent et autant celui qui reçoit que celui qui vient
de s'y perdre. « Le monde passe donc et ses convoitises : et il n'y a rien qui
demeure que celui qui fait la volonté du Seigneur (2), » parce que la parole de
Dieu qui ne. passe pas demeure en eux. Et c'est pourquoi il disait : « Je leur
ai donné votre parole, et ils ne sont pas du monde. »
Qui pourra dire de bonne foi
avec Jésus-Christ : « Je ne suis pas
1 I Joan., II, 17. — 2 Ibid.
634
du monde ? » Nous nous retirons dans nos cabinets : le
monde nous suit ; nous fuyons dans le désert : le monde nous suit ; nous fermons
cent portes sur nous, nous mettons sur nous cent serrures , cent grilles si vous
le voulez, cent murailles closes, la clôture est impénétrable : le monde nous
suit ; nous nous recueillons en nous-mêmes : le monde nous suit, et nous nous
donnons à nous-mêmes tout l'honneur que nous voulons, même celui que le monde
nous refuse. Que ferai-je donc pour quitter le monde qui me suit, qui vit en moi
au dedans, et qui tient à mes entrailles ? Et néanmoins il faut pouvoir dire
avec Jésus-Christ : « Je ne suis pas du monde, » puisqu'il a dit : « Ils ne sont
pas du monde, comme je ne suis pas du monde. » O Jésus, je le pourrai dire,
quand vous aurez dit pour moi : « Je ne vous prie pas de les tirer du monde ;
mais de les garder du mal, » c'est-à-dire de leur ôter l'esprit du monde.
« Sanctifiez-les en vérité.
Votre parole ( que je leur ai donnée) est la vérité. Comme vous m'avez envoyé
dans le monde, ainsi je les envoie dans le monde ( pour y être, non pour en être
) et je me sanctifie moi-même pour eux (je m'offre, je me consacre, je me
sacrifie, et je me rends leur victime) afin qu'ils soient sanctifiés en vérité
(d'une véritable et parfaite sanctification); ou, qu'ils soient sanctifiés dans
la vérité (1), » (dans moi qui suis la vérité même) ce qui revient dans le fond
à la même chose.
Ces paroles sont hautes : «
Sanctifiez-les en vérité. » Non-seulement elles nous élèvent au-dessus des
sanctifications et purifications de la loi, qui n'étaient que des figures et des
ombres, au lieu que les chrétiens sont sanctifiés dans la vérité qui est
Jésus-Christ ; mais encore elles nous apprennent d'une façon plus particulière
quelle est la propre sanctification des chrétiens. Etre sanctifié, c'est être
séparé. Pour être sanctifié dans la vérité et à
1 Joan., XVII, 17, 18.
635
fond, à quelle séparation ne faut-il pas être venu d'avec
toute créature et d'avec soi-même? O Dieu, je suis effrayé, quand je le
considère : être sanctifié dans la vérité, en sorte qu'il ne reste en nous que
cette vérité qui nous sanctifie et que tout le faux, tout l'impur soit ôté et
déraciné, c'est quelque chose de si pur et de si parfait qu'on ne peut pas y
atteindre en cette vie ; mais seulement qu'il y faille tendre en vérité sous les
yeux de Dieu , c'est de quoi crucifier l'homme tout entier.
« Votre parole est la vérité. »
Cette parole est la vérité qui nous jugera un jour, selon ce que disait le
Sauveur : « Celui qui me méprise et ne reçoit pas mes paroles, a un juge qui le
jugera : la parole que j'ai prononcée e jugera au dernier jour, parce que je
n'ai point parlé de moi-même, et que mon Père qui m'a envoyé m'a prescrit tout
ce que j'avais à dire (1). »
Ce jugement se commence dès
cette vie, conformément à cette sentence de saint Paul : « La parole de Dieu est
vive et efficace, et plus pénétrante qu'un couteau à deux tranchants ; elle
perce jusqu'aux plus secrets replis de l’âme et de l'esprit : » divisant l'homme
animal d'avec l'homme spirituel, et discernant ce qui vient de l'un ou de
l'autre, « elle entre jusque dans les jointures et les moelles (2) : » elle
découvre la liaison secrète de nos pensées et de nos désirs, jusqu'aux moindres
fibres, et voit jusque dans nos os ; c'est-à-dire ce qu'il y a de plus caché ,
de plus intime , aussi bien que ce qu'il y a de plus délicat et de plus subtil
dans nos pensées : « elle discerne les mouvements et les intentions du cœur, et
rien ne lui est caché : tout est à nu et à découvert devant elle
(3) : » comme on ouvre les entrailles
d'une victime à qui on a coupé la gorge, ainsi tout est ouvert à cette parole
dont nous parlons.
Si l'Apôtre fait ici comme une
personne de la parole de Dieu, c'est Jésus-Christ qui a commencé lorsqu'il a dit
: « Je ne vous jugerai pas; la parole que j'ai prononcée sera votre juge (4). »
Cette parole prononcée par Jésus-Christ est l'image de la parole éternelle et
substantielle, qui est Jésus-Christ même, et elle en fait en quelque façon les
fonctions dans les cœurs : elle nous juge donc, parce que c'est par elle, et
selon elle, que nous serons jugés. Elle
1 Joan., XII, 48, 49. — 2 Hebr., IV, 12. — 3
Ibid., 13. — 4 Joan., XII, 48.
636
fait la séparation de toutes nos pensées, de tous nos
désirs, de toutes nos intentions : de celles qui viennent de l'amour de Dieu et
de celles qui viennent de notre amour-propre : cette parole est un flambeau
allumé dans notre cœur, et la lumière en pénètre partout, pour tout distinguer:
elle discerne où le bien et le mal se séparent, et l'endroit secret où ils se
mêlent : qui pourrait soutenir la rigueur de ce jugement ? Mais cette même
parole nous apprend que « si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas
jugés (1). » Elle nous apprend « que la miséricorde est exaltée au-dessus du
jugement, et que le jugement sans miséricorde ne sera que pour ceux qui n'auront
point fait miséricorde (2). » Ainsi cette parole nous munit contre sa propre
sévérité; et nous serons sanctifiés en vérité, selon cette parole, si nous
confessons en vérité nos fautes et nos faiblesses.
Oh ! que la vue en est
affligeante ! oh ! qu'on aime à discourir de ses vertus, de ses lumières, de ses
grâces ! mais qu'on fuit de voir ses faiblesses, ses fautes ! Elles se
présentent malgré qu'on en ait, mais on détourne les yeux : on parlera tant
qu'on voudra de ses faiblesses en général, de son néant; mais quand on nous fait
mettre le doigt dessus , l'on ne veut plus, l'on ne peut plus voir. Pour être
sanctifié en vérité, il faut voir la vérité de ses fautes en particulier : car
c'est là ce qui rend l'humilité véritable ; toute autre humilité, celle qui se
dit un néant sans vouloir voir en quoi elle l'est, n'est qu'un orgueil déguisé.
« Il vaut mieux voir ses fautes, dit saint Augustin, que de voir toutes les
merveilles de l'univers. »
« Comme vous m'avez envoyé dans
le monde, ainsi je les ai envoyés dans le monde ; et je me sanctifie moi-même
pour eux, afin qu'ils soient aussi sanctifiés en vérité (3). »
On voit ici la raison profonde
pourquoi il fallait que les apôtres
1 I Cor., XI, 31. — 2 Jacob., II,
13. — 3 Joan., XVII, 18, 19.
637
fussent sanctifiés en vérité. C'est que le Fils les
envoyait dans le monde, comme son Père l'avait envoyé dans le monde; mais en
l'envoyant dans le monde il l'avait sanctifié pour y aller, conformément à cette
parole du Sauveur : « Celui que le Père a sanctifié et qu'il a envoyé dans le
monde, vous dites qu'il blasphème, parce qu'il s'appelle lui-même le Fils de
Dieu (1). »
Disons donc : Qu'est-ce qu'a
fait le Père céleste pour sanctifier son Fils ? D'abord le sanctifier, c'est le
déclarer saint ; ce que le Père céleste a fait par tant de miracles que les
démons mêmes furent contraints de s'écrier : « Je sais qui vous êtes : vous êtes
le Saint de Dieu (2) : » le Saint qui êtes saint de la sainteté de Dieu : le
Saint que Dieu a promis par tous les prophètes et a qu'il a oint pour être le
Saint des saints (3). » Mais il faut entendre non-seulement la manière dont
Jésus-Christ est déclaré saint, mais encore celle dont il l'est et dont il l'a
été fait. Il est saint par sa naissance éternelle ; et encore qu'il reçoive
cette sainteté de son Père, comme il en reçoit son essence, il n'a non plus été
fait saint qu'il a été fait Dieu : ainsi il ne convient à Jésus-Christ d'avoir
été sanctifié que selon sa nature humaine; et ce grand ouvrage fut accompli et
manifesté au milieu des temps, lorsque le Saint-Esprit étant descendu sur la
sainte Vierge et la vertu du Très-Haut l'ayant couverte, « la chose sainte qui
naquit de cette bienheureuse Vierge, fut appelée le Fils de Dieu (4). » C'est
donc ainsi que Jésus-Christ a été sanctifié, pour être envoyé au monde, ou
plutôt lorsqu'il y fut envoyé. Et ce qui rend cette sanctification plus
glorieuse et plus abondante, c'est qu'outre la sainteté personnelle de
Jésus-Christ, il fut oint, consacré, sanctifié par su charge de médiateur et de
pontife, ayant été revêtu de ce divin sacerdoce qui lui avait été prédestiné
selon l'ordre de Melchisédech : ce qui était encore une suite de sa filiation,
selon ce que dit saint Paul, « qu'il ne s'est pas ingéré de lui-même dans le
sacerdoce, mais qu'il y a été appelé et nommé par celui qui lui a dit : Vous
êtes mon Fils : je vous ai engendré aujourd'hui (5). »
Cette sanctification de
Jésus-Christ en qualité de pontife, en
1 Joan., X, 36. — 2 Luc,
IV, 31. — 3 Dan., IX, 24. — 4 Luc, I, 35. — 5 Hebr.
V, 5, 6, 10.
638
induit une autre du même Jésus en qualité de victime. Car
ce divin sacrificateur ne devait pas, comme le grand prêtre de la loi, offrir
une victime étrangère, ni un autre sang que le sien; mais il devait paraître «
une fois pour abolir le péché en s'offrant lui-même (1). » Il était donc saint
et consacré à Dieu, non-seulement en qualité de pontife, mais encore en qualité
de victime. « Et c'est pourquoi il dit à Dieu en entrant au monde : Vous avez
rejeté les holocaustes et les sacrifices pour le péché, alors j'ai dit : Je
viendrai moi-même (2), » pour tenir la place de toutes les hosties.
C'est pour cela qu'il se
sanctifie, qu'il s'offre, qu'il se consacre comme une chose dédiée et sainte au
Seigneur. Mais il ajoute : « Je me sanctifie pour eux, » en parlant de ses
apôtres, afin que participant par leur ministère à la grâce de son sacerdoce,
ils entrent aussi en même temps dans son état de victime; et que n'ayant point
par eux-mêmes la sainteté qu'il fallait pour être les envoyés et les ministres
de Jésus-Christ, ils la trouvassent en lui. Ce ne sont pas seulement les
apôtres, mais encore tous les chrétiens, qui ont part à ce sacrifice (a). Car
les apôtres mêmes ne sont pas apôtres pour eux, mais pour les autres, comme
disait l'apôtre saint Paul : « Tout est à vous, soit Paul, soit Céphas, soit
Apollo : tout est à vous, et vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à
Dieu (3). » Et encore : « Dieu a mis en nous le ministère de réconciliation,
parce que Dieu était en Christ, se réconciliant le monde, ne leur imputant point
leurs péchés, et il a mis en nous la parole de réconciliation (4). »
1 Hebr., IX, 25, 26.— 2 Psal.
XXXIX, 7, 8; Hebr., X, 5-7, etc.— 3 I Cor., III, 22, 23. — 4 II
Cor., V, 18, 19.
(a) Les précédentes éditions renferment ici un passage qui
ne se trouve ni dans le manuscrit original ni dans la copie de Jouarre, mais
seulement dans la copie de la Visitation de Meaux, avec quelques variantes.
Voici ce passage : ..... Et au sacerdoce de Jésus-Christ. Saint Paul nous
apprend « à offrir nos corps comme une hostie vivante à Dieu (Rom., XII,
1). Celui qui a une hostie à offrir participe au sacerdoce ; et c'est ce qui
lait dire à saint Pierre que tant que nous sommes des chrétiens, « nous sommes
un saint sacerdoce, offrant à Dieu des victimes spirituelles, qui sont acceptées
par Jésus-Christ (I Petr., II, 5.) ; » et à saint Jean, dans V
Apocalypse, que « Jésus-Christ nous a faits rois et sacrificateurs à notre Dieu
(Apoc., V, 10). » Ce ne sont pas seulement les apôtres qui sont
sanctifiés par la part qu'ils ont au sacerdoce de Jésus-Christ : nous y avons
tous notre part à cette manière. Tout ce qu'a fait Jésus-Christ nous appartient
comme à eux.
639
Voilà donc la mission des
apôtres fondée sur celle de Jésus-Christ, et l'accomplissement de cette parole
du Sauveur : « Comme vous m'avez envoyé, ainsi je les envoie (1). » Vous m'avez
envoyé pour réconcilier le monde; et je les envoie avec la parole et le
ministère de la réconciliation, pour accomplir mon ouvrage. Et je me sanctifie
pour eux et pour tous ceux à qui je les envoie, afin qu'ils soient saints en
vérité par l'effet de mon sacerdoce et par la perfection de mon sacrifice.
Voici donc les mots solennels du
sacrifice de Jésus-Christ, par lesquels il s'offre lui-même pour nous : «
Sanctifiez-les en vérité : Je me sanctifie, » je me consacre moi-même pour eux,
« afin qu'ils soient sanctifiés en vérité (2). Il fallait que nous eussions un
tel pontife, saint, innocent, juste, parfaitement séparé des pécheurs et exempt
de toute souillure, qui n'eût pas besoin d'offrir pour lui-même (3), » mais qui
s'offrît lui-même pour le peuple. « Lui qui ne connut jamais le péché, a été
fait péché pour nous, » c'est-à-dire victime pour le péché, « afin que nous
fussions justice de Dieu en lui (4). » Il s'est revêtu de notre péché pour nous
revêtir de sa justice; c'est l'effet de cette parole : « Je me sanctifie pour
eux. » Entrons donc avec Jésus-Christ dans cet esprit de victime. S'il se
sanctifie, s'il s'offre pour nous, il faut que nous nous offrions avec lui.
Ainsi nous serons sanctifiés en vérité; et Jésus-Christ nous sera donné de Dieu
pour être « notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre
rédemption. » Et l'effet d'un si grand mystère, c'est « que celui qui se
glorifie ne se glorifie pas en lui-même (5), » mais seulement en Jésus-Christ en
qui il a tout. C'est donc ce que Jésus-Christ demandait pour nous, en disant : «
Je me sanctifie pour eux, afin qu'ils soient sanctifiés en vérité. » Et il ne
faut rien ajouter à ce commentaire de saint Paul, qu'une profonde attention à un
si grand mystère.
1 Joan., XVII, 18. — 2 Joan.,
XVII, 19. — 3 Hebr., VII, 20, 27. — 4 II Cor., V, 21. — 5 I
Cor. I, 30, 31.
640
« Je ne prie pas seulement pour
eux; mais pour ceux qui croiront en moi par leur parole (1). » Heureux chrétiens
! Jésus-Christ vous a tous en vue dans cette prière. En priant pour les apôtres
qu'il envoyait au monde, il priait aussi pour ceux à qui il les envoyait. Mais
pour confirmer notre foi et nous déclarer davantage ses intentions, il a daigné
s'expliquer en notre faveur d'une manière plus expresse par les paroles qu'on
vient de voir. Et afin de nous faire entendre qu'il nous associe à ses apôtres,
il demande pour nous la même grâce qu'il a demandée pour eux : « Je vous prie,
disait-il, qu'ils soient un comme nous. » Voilà ce qu'il demandait pour ses
apôtres. Et que demande-t-il maintenant pour nous, qui devions croire par leur
parole? « Je vous prie, dit-il encore, que tous ils soient un; comme vous, mon
Père, êtes en moi et moi en vous, ainsi qu'ils soient un en nous (2). »
« Qu'ils soient un comme nous,
qu'ils soient un en nous. » Il explique plus distinctement ce qu'il avait dit de
notre unité. « Qu'ils soient un comme nous : » c'était-à-dire avec la proportion
qui doit être entre l'original toujours parfait et d'imparfaites images. Mais
lorsqu'il dit : « Qu'ils soient un en nous, » il explique plus distinctement que
l'unité est en Dieu comme dans la source, comme dans le centre, comme dans le
premier principe, par qui et en qui nous sommes unis. « Qu'ils soient un en nous
: » que nous soyons non-seulement le modèle, mais encore le lien de leur unité :
qu'ils aient par nous et par grâce ce que nous avons par nature et de
nous-mêmes; qu'ils soient des ruisseaux qui se réunissent en nous, comme dans la
source d'où ils tirent tout. Ainsi ils vivront tous d'une même vie, et ils ne
seront qu'un cœur et qu'une âme.
Si les chrétiens sont un de cette sorte, ils sont heureux :
car
1 Joan., XVII, 20.— 2 Joan., II, 20, 21.
641
qu'y a-t-il de plus heureux que d'être un dans le Père et
dans le Fils, que d'être un véritablement, persévéramment, sans que rien nous
puisse séparer? C'est ce qui nous sera donné dans la perfection au siècle futur,
mais c'est ce qu'il faut commencer ici par la sincérité de notre concorde.
Repassons souvent ces paroles :
« Ils n'étaient qu'un cœur et qu'une âme (1). » C'est par où a commencé le
christianisme : mais si nous tenions quelque chose d'une si belle origine, la
charité serait-elle si resserrée, la concorde si rare, les aumônes si peu
abondantes?
Le cœur de l'homme est si ennemi
de la concorde et de la paix, qu'au milieu de cette union primitive qui ne
faisait des premiers fidèles qu'un cœur et qu'une âme, « il s'éleva un principe
de dissension entre les Grecs et les Hébreux, comme si les veuves des uns
étaient plus négligées que celles des autres (2). Les apôtres remédièrent
bientôt à ce désordre, et ce fut ce qui donna lieu à la première promotion des
diacres. O Dieu, réveillez dans votre Eglise cet esprit de charité apostolique,
qui répare les dissensions qu'on voit répandues dans tous les ordres de
l'Eglise. Au lieu de cette première unité, on ne voit que jalousie, que mépris,
que froideur entre tous les ordres, entre tous les particuliers. O Dieu,
donnez-nous des Etiennes qui ne respirent que la charité, et qui entretiennent
la concorde. O Dieu, mettez fin aux schismes, aux hérésies, aux guerres, aux
jalousies des chrétiens. Gardez du moins, pacifiez et unissez votre Eglise par
toute la terre, qu'il n'y ait « qu'un même esprit, » et un même cœur, « comme il
n'y a qu'une même foi (3). »
« Comme vous, mon Père, êtes en
moi et moi en vous (4) » Ces façons de parler réciproques, dont la propriété et
la force est de marquer une parfaite égalité, sont familières à Notre-Seigneur.
Ici il ne se contente pas de dire à son Père : « Vous êtes en moi, »
1 Act., IV, 32. — 2 Act.,
VI, 1. — 3 Ephes., IV, 5. — 5 Joan., XVII, 21.
642
s'il ne dit en même temps : « Je suis en vous. » Un peu
au-dessus : « Tout ce qui est à moi est à vous; » et incontinent après : « Tout
ce qui est à vous est à moi (1) ; » en un autre endroit : « Personne ne connaît
le Père, si ce n'est le Fils; » et réciproquement : « Personne ne connaît le
Fils, si ce n'est le Père (2). » Toutes manières de parler naturelles au Fils de
Dieu, pour marquer son unité parfaite avec son Père, et traiter en toutes
manières d'égal avec lui : en sorte que s'il semble recevoir de son Père quelque
avantage, en disant : « Vous êtes en moi, » il le lui rend en disant : « Et moi
en vous. » Ce sont paroles de société, d'égalité, d'unité parfaite : c'est un
langage qui n'a lieu qu'entre le Père et le Fils, entre le Fils et le Père. Qui
osera dire : « Vous êtes en moi, et je suis en vous, » que celui qui ne
reconnaît de différence entre son Père et lui que dans le rapport mutuel de Père
et de Fils? De même qui osera dire : « Tout ce qui est à vous est à moi ; » et
réciproquement : « Tout ce qui est à moi est à vous, » sinon celui qui est un
avec son Père? C'est déjà quelque chose de divin de pouvoir dire : « Tout ce qui
est à vous est à moi; » mais d'ajouter : « Tout ce qui est à moi est à vous, »
c'est montrer que l'avantage est égal : au Fils, d'avoir tout ce qu'a le Père;
et au Père, d'avoir tout ce qu'a le Fils. Par ces divines façons de parler tout
est égal: dans les personnes : « Vous êtes en moi et moi en vous; » dans les
biens : « Tout ce qui est à moi est à vous, tout ce qui est à vous est à moi ; »
dans la connaissance : « Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père ; et
personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils. » L'avantage est égal des deux
côtés en tout et partout. La gloire de recevoir n'est pas moindre que celle de
donner : celui qui donne reçoit, parce qu'il reçoit dans son sein ce Fils unique
à qui il donne, et s'il lui était inégal, il recevrait en lui-même quelque chose
qui, lui étant inférieur, ne serait pas digne de lui. Tout fils est égal à son
père par la nature, et c'est là le propre d'un fils. Que s'il y a quelque
inégalité entre ces noms de père et de fils parmi les hommes, c'est que le fils
n'est d'abord qu'un homme imparfait et commencé.
Il faut ôter tout cela en Dieu,
où il n'y a rien d'imparfait. Et si
1 Joan., XVII, 10. — 2 Matth., XI, 27.
643
même parmi les hommes, le désir du père est que son fils
lui devienne égal en tout en croissant, combien plus le désir de Dieu doit-il
être pour ainsi parler, non que son Fils lui devienne égal, mais qu'il le soit
en naissant? Car par ce moyen il ne dégénère du Père en aucun instant, étant
d'abord tout parfait. Il faut ôter semblablement, dans la nature divine, que le
Père précède le Fils : car cela n'a point de lieu où le temps ne se trouve pas
et où tout est mesuré par l'éternité. Qui ne voudrait être père d'abord,
puisqu'être père, c'est l'effusion de la fécondité et la démonstration de la
plénitude ? On voudrait donc être père d'abord, et n'attendre pas cela du temps
: c'est le désir de la nature. Or tout le bien qu'on désire parmi les hommes,
est naturel en Dieu sans le désirer. Et d'ailleurs quel avantage est-ce, parmi
nous, à un père d'être devant son fils, si ce n'est d'avoir vieilli? Or comme
Dieu ni ne change ni ne vieillit, ni le Père n'a la prééminence de l'âge, ni le
Fils n'a l'avantage de la jeunesse : car après tout, ce qu'on appelle la
prééminence de l'âge n'est qu'un défaut de la nature, qui en vieillissant tend à
sa fin.
Tout cela est donc exclu en Dieu
: ni le Père n'est plus vieux, ni le Fils n'est plus jeune : car en cela il
excellerait au-dessus du Père. Dans le l'ère qui est Dieu, et le Fils qui est
Dieu aussi, l'antiquité est toujours également vénérable, comme la jeunesse est
toujours également dans la fleur, parce que l'éternité, qui est toujours
ancienne et toujours nouvelle, égale tout. Et c'est pourquoi le Fils dit : «
Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi : » par
conséquent l'éternité même : et de toute éternité je suis en vous, comme de
toute éternité vous êtes en moi. Ainsi la gloire est égale : car s'il y a de la
gloire pour le Fils d'avoir un tel l'ère, il n'y en a pas moins au Père d'avoir
un tel Fils. Et si même parmi les hommes, où le fils nécessairement est moins
que son père et dégénère de lui, du moins en naissant si petit et si imparfait,
on ne laisse pas de dire : « Un sage fils est la gloire de son père, » combien
plus le dira-t-on du Fils de Dieu? Si c'est la gloire d'un père d'avoir un fils
qui n'est sage qu'à cause qu'il l'est devenu, quelle gloire pour le Père
éternel, d'avoir un Fils qui est, en naissant et d'abord, la sagesse même? Il
644
est si beau d'avoir un tel Fils, que le Père en
l'engendrant le conserve en soi. Parmi nous avoir un fils, c'est le mettre hors
de soi-même : en Dieu avoir un Fils, c'est le produire et le conserver
éternellement dans son sein, comme quelque chose d'égal et aussi parfait que
soi-même. C'est pourquoi il est unique et il ne peut y en avoir deux : « Le Fils
unique qui est dans le sein du Père (1) : » il est unique, parce qu'il est
parfait : il est unique, parce qu'il tire tout et épuise si parfaitement la
fécondité, qu'un autre n'ajouterait rien à la gloire d'être Père. C'est pourquoi
il demeure dans le sein du Père, parce qu il est digne par sa perfection d'y
être toujours; et tout immense qu'est ce sein du Père, il n'y a point de place
pour un autre fils, parce qu'on ne peut en avoir qu'un, quand on l'a parfait.
Croyons donc la vérité de cette
parole : « Vous êtes en moi, et moi en vous. » Et adorons également le Fils dans
le Père, et le Père dans le Fils, parce qu'ôtant du nom de Père et de Fils tout
ce qui marque imperfection, commencement, inégalité, il ne reste qu'une nature
parfaite et parfaitement commune. En sorte que si du côté de l'origine on met le
Père devant le Fils, du côté de la perfection on les met naturellement tous deux
ensemble ; et qu'on pourrait aussi bien dire le Fils et le Père, qu'on dit le
Père et le Fils, selon aussi que l'ont dit quelques anciens, pour montrer
qu'entre le Père et le Fils, être le premier ou le second n'emporte point
d'inégalité, mais seulement une origine sans imperfection.
Pourquoi osons-nous parler de
telles choses? Ne faudrait-il pas trembler et adorer en silence un si grand
mystère? Mais puisque Jésus-Christ a daigné nous en parler, nous pouvons en
parler aussi, pourvu que ce soit avec lui, après lui et selon lui : ajoutons que
ce soit encore pour la fin qu'il s'est proposée. Et quelle est-elle? Elle est
admirable : « Comme vous, mon Père, êtes en moi et que je suis en vous, ainsi
qu'ils soient un en nous : » qu'il y ait entre eux, comme entre nous, une
parfaite égalité, depuis le premier d'entre eux jusqu'au dernier. Qu'il y ait
une parfaite unité et communauté : que chacun puisse dire en quelque façon à son
frère : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est
1 Joan., I, 18.
645
à vous est à moi. » C'est ce qui a été en effet, il le faut
souvent répéter, dans la naissance de l'Eglise : « Et ils n'avaient qu'un cœur
et qu'une âme, et aucun d'eux ne disait qu'il eût quelque chose à soi, mais tout
était commun entre eux (1). » Cela a été effectif au commencement de l'Eglise
pour montrer que la disposition en devait être dans le fond de tous les cœurs :
et c'est pourquoi Ananias et Saphira, ces deux disciples qui violèrent la loi de
cette communauté de l'Eglise, périrent dans leur malheureuse propriété. Pierre,
qui était le chef de l'unité, les frappa ; et le Saint-Esprit, à qui ces
malheureux avaient menti, fit un foudre de la parole de ce saint apôtre pour les
faire mourir à l'instant (2). Ainsi fut vengé le violement de l'unité des
fidèles.
Portons donc cette disposition
dans le fond du cœur : communiquons : donnons : ne resserrons point nos
entrailles : qu'aucun de nous ne regarde son frère avec mépris : dans le fond
tout est égal entre nous : la distinction superficielle qui nous élève les uns
au-dessus des autres, regarde l'ordre du monde, mais ne change rien dans le
fond. Nous sommes tous formés d'une même boue : nous portons tous également
l'image de Dieu dans notre âme : l'homme n'a que la nature : le chrétien n'a que
la foi : que la charité égale tout, selon ce que dit saint Paul : « qu'il faut
établir l'égalité (3). » La consolation et l'affliction, le bien et le mal, tout
doit être égal entre les frères. Et pour cela « celui qui est riche doit
suppléer à ce qui manque au pauvre, afin, répète l'Apôtre, que tout soit réduit
à l'égalité, selon ce qui est écrit « de la manne, » que celui qui en
recueillait plus n'en avait pas plus , et celui qui en recueillait moins n'en
avait pas moins (4). » Dieu veut donc de l'égalité entre les frères;
c'est-à-dire que personne ne soit dans l'indigence , mais que le besoin de tout
le monde soit soulagé et l'inégalité compensée.
Le riche qui fait meilleure
chère , qui est mieux vêtu, mieux logé, n'en est pas plus grand pour cela ; au
contraire dans le fond il est plus pauvre, parce qu'il s'est fait des besoins de
ce que la nature ne demandait pas : il serait et plus riche et plus heureux,
s'il ne lui fallait que ce qui contente le pauvre. Qu'il regarde donc
1 Act., IV, 32. — 2. Act V, 2 et seq. — 3 II
Cor., VIII, 13, 14. — 4 Ibid., 15.
646
son abondance comme une preuve de sa pauvreté et de son
infirmité , qu'il s'en humilie, qu'il en ait honte : ainsi il se mettra en
égalité avec le pauvre; et faisant de ses biens un supplément des besoins de
l'indigent, il participe à la grâce de la pauvreté.
Quand dirons-nous de tout notre
cœur à notre frère qui souffre : Tout ce qui est à moi est à vous ? et à notre
frère qui est dans l'abondance : Tout ce qui est à vous est à moi ? Hélas ! on
ne verra jamais sur la terre un si grand bien dans sa perfection. C'est pourtant
ce que veut Jésus, lorsqu'il dit : « Comme vous, mon Père, êtes en moi et que je
suis en vous et que tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous
est à moi : ainsi qu'ils soient un en nous (1). » Tendons à cette unité divine.
Mon Dieu, j'étends de grands bras à tous mes frères : je leur ouvre mon sein :
je dilate sur eux mes entrailles, afin de leur être tout, père, mère, frère,
sœur, ami, défenseur et tout ce dont ils ont besoin pour être contents.
« Afin que le monde croie que
vous m'avez envoyé (2). » Quand le monde le croira ainsi, le monde sera converti
: cette partie du monde qui le croira cessera d'être du monde; et Jésus-Christ
attribue la conversion de l'univers, qui devait venir, à cette unité de ses
fidèles. Il avait dit, chapitre XIV, 31 : « Afin que le monde sache que j'aime
mon Père, et que je fais ce qu'il m'ordonne, levons-nous, allons » (à la mort).
Il avait dit en parlant de la charité fraternelle : « On connaîtra que vous êtes
mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres (3). » Et il dit encore ici
plus précisément : « Afin que le monde croie que vous m'avez envoyé : » c'est la
foi pleine et entière , et c'est l'effet de l'unité des fidèles. Il persiste : «
Je suis en eux et vous en moi, afin que le monde connaisse que vous m'avez
envoyé (4). » La meilleure manière de prêcher, c'est de
1 Joan., XVII, 10, 11, 21, 23. —
2 Ibid., 21. — 3 Joan., XIII, 35. — 4 Joan., XVII, 23.
647
prêcher par l'exemple : si vous voulez convertir le monde,
vivez dans cette unité parfaite dont je vous ai montré le parfait modèle dans
celle qui est entre mon Père et moi : imitez cette unité; et le monde, qui en
verra l'image en vous, s'élèvera à l'original; et il verra que mon Père et moi
sommes en vous, y imprimant le caractère de charité et de concorde; et il croira
que je suis vraiment l'envoyé de Dieu, en ce qu'unissant les hommes d'une
manière si cordiale, je fais un ouvrage qui marque la dignité de mon envoi et la
puissance de ma grâce.
« Je leur ai donné la gloire que
vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme nous sommes un (1). » Il la
compte comme donnée, parce qu'il voulait nous la donner, et qu'elle sera le
fruit du sacrifice qu'il allait offrir pour nous.
Il commence ici à nous découvrir
une nouvelle vérité, qui est qu'après avoir été un dans la charité sur la terre
, nous serons un dans la gloire, et que la gloire qui nous sera donnée sera
celle de Jésus-Christ. Il parle ici de la gloire qui devait être donnée à
Jésus-Christ selon sa nature humaine, en le ressuscitant. Cette gloire nous sera
donnée, puisque nous aurons part à la gloire de sa résurrection. Bien plus : il
a daigné dire dans l’ Apocalypse : « Je donnerai à celui qui aura
remporté la victoire, d'être assis dans mon trône, comme j'ai remporté la
victoire et que je me suis assis avec mon Père dans son trône (2). »
Toute la sainte cité, toute la
société des saints, n'est qu'un seul trône de Dieu, qui a dit : « Je serai en
eux (3) : » Il y sera comme un roi, qui, après avoir abattu le règne du péché et
de la mort, établira son empire dans tous ses sujets, en les rendant
éternellement et parfaitement heureux : ce qui leur arrivera, parce que
1 Joan., XVII, 22. — 2 Apoc., III, 21. — 3
Levit., XXVI, 12; II Cor., VI, 16; Apoc., XXI, 3.
648
« Dieu sera tout en tous (1). » Alors donc nous serons unis
dans la gloire, comme sur la terre nous aurons été unis dans la charité et dans
la grâce : notre gloire sera celle de Jésus-Christ notre chef, qui se répandra
sur tous ses membres, et la gloire de Jésus-Christ sera celle de son Père;
laquelle se trouvant en lui par sa naissance éternelle , rejaillira sur
l'humanité que le Fils de Dieu s'est unie. Voilà donc tout réduit en un par la
gloire et la félicité éternelle; et pour être reçus dans cette gloire, il faut
être un par la charité : car Dieu veut faire de ses fidèles un corps
parfaitement un en Jésus-Christ, un corps dont l'unité aille croissant jusqu'à
ce qu'elle se consomme et reçoive sa dernière perfection dans le ciel.
Pour donc répondre au dessein de
Dieu, nous ne pouvons nous unir assez avec nos frères, ni assez bannir tout ce
qui peut faire entre nous la moindre division. Mon Dieu, plus que jamais je m'en
vais rechercher en moi tout ce qui me divise de mes frères par quelque endroit
que ce soit : les défiances, les jalousies, l'orgueil qui en est la source.
L'orgueil tire tout à soi, veut tout pour soi, et c'est là le principe de la
division. Nous vivrions sans partage, si nous vivions sans orgueil.
O vie sainte ! ô vie heureuse
que celle qui est sans orgueil ! c'est le vrai commencement delà vie éternelle.
Commençons donc cette vie; et puisque Jésus-Christ ne cesse de nous inculquer
cette unité, tournons toutes nos pensées, tous nos désirs, tous nos soins à
l'établir dans notre cœur. Ayons toujours dans la pensée, toujours à la bouche
ce précepte de saint Paul : « Que chacun ne regarde pas ce qui lui convient,
mais ce qui convient aux autres (2). » C'est là cette parfaite abnégation de
soi-même tant commandée par Jésus-Christ. Soyons un de notre côté même avec ceux
qui ne veulent pas être un avec nous : n'ayons rien à nous : que tout notre
déplaisir soit de ne pouvoir pas communiquer assez tout ce que nous avons et
tout ce que nous sommes : cherchons les moyens de devenir, autant que nous
pourrons, un bien commun à tous, en nous faisant « tout à tous » avec saint Paul
(3).
O charité! ô amour! ô
compassion! ô condescendance ! ô support!
1 I Cor., XV, 28. — 2 Philipp.,
II, 4. — 3 I Cor., IX, 22.
649
Aumônes, libéralité, consolation, entrailles de
miséricorde, paix entre les frères en Dieu notre Père et en Jésus-Christ
Notre-Seigneur; vous êtes l'objet de mes vœux, je ne veux plus penser autre
chose. Amen, Amen.
« Je suis en eux et vous en moi,
afin qu'ils soient consommés, » réduits « en un, et que le monde connaisse que
vous m'avez envoyé, et que vous les avez aimés comme vous m'avez aimé (1). » Il
revient toujours à cette sainte unité : elle fait les délices de son cœur, et il
ne peut quitter un sujet qui lui plait si fort. Il va toujours approfondissant
de plus en plus cette matière; et il nous apprend ici que la source de cette
unité, c'est qu'il est en nous comme son Père est en lui.
Les saints Pères ont interprété
ces paroles en cette sorte : « Je suis en eux, » par mon esprit ; « je suis en
eux » par ma chair que je leur donne dans l'Eucharistie : je leur rends par ce
moyen tout ce que j'ai pris d'eux : je leur donne en même temps tout ce que j'ai
reçu de vous : ma divinité est à eux aussi bien que mon humanité. Dans
l'humanité : qui est à eux et en eux, ils trouvent la divinité qui lui est unie,
et ils en peuvent jouir comme de leur bien. C'est donc ainsi que «je suis en eux
: et vous, mon Père, vous êtes en moi. » Tout est donc en eux, tout est à eux :
que leur faut-il davantage pour être parfaitement consommés en un? Et néanmoins
voici encore quelque chose de plus touchant : c'est, mon Père, que « vous les
aimez comme vous m'avez aimé. » Ils ne sont enfants que par adoption et par
grâce ; et moi, qui suis Fils par la nature, j'ai trouvé cet admirable moyen de
me les unir comme mes membres, afin que cet amour paternel que vous avez pour
moi s'étendit sur eux : « afin, continue-t-il, que l'amour dont vous m'avez aimé
soit en eux, comme je suis aussi en eux (2). »
1 Joan., XVII, 23 — 2 Ibid., 20.
650
O homme, regarde donc combien
tu es chéri de Dieu. Quoi! le monde te plaît encore ! Quoi ! tu peux penser
autre chose que Dieu même ! il en faudrait mourir de regret et de honte. Il faut
se taire ici dans une profonde admiration et action de grâces, en considérant ,
en goûtant ce que nous sommes à Dieu par Jésus-Christ. C'est un mystère
ineffable et inénarrable. Oh ! si le monde le pou-voit connaître, il connaîtrait
en même temps que Jésus-Christ est vraiment envoyé de Dieu : et qu'un Dieu
envoyé au monde ne pouvait rien enseigner ni opérer de plus grand !
« Mon Père, je veux que là où je
suis, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu'ils voient la
gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant l'établissement
du monde (1). »
« Mon Père, je veux. » Jusqu'ici
il avait dit : « Je prie; » il change de langage, et il dit plus absolument : «
Je veux. » En parlant aux hommes, il pouvait dire : « Je veux, » à même titre
qu'il leur dit : Je vous commande. Car il est leur maître et leur seigneur :
toute puissance lui est donnée sur eux. Il pouvait aussi, même en parlant à son
Père , parler ou en inférieur ou en égal ; et étant Dieu comme son Père, étant
la parole même de son Père, il pouvait dire comme lui et avec lui : « Je veux. »
Mais pourquoi il ne l'a fait qu'ici, et pourquoi dans une prière, et pourquoi
ayant accoutumé partout ailleurs, lorsqu'il parle de volonté absolue, de ne
nommer que celle de son Père à laquelle la sienne était attachée avec une
parfaite soumission, il parle ici seulement d'une manière si déterminée et si
absolue? Mon Sauveur, est-il permis de vous le demander?
Commençons par adorer, quelle
qu'elle soit, la vérité enseignée dans celte parole : « Je veux. » Oui, le
Verbe, qui est la sagesse
1 Joan., XVII, 21.
651
même, a eu sa raison pour l'inspirer à l’âme de
Jésus-Christ, qui lui est unie de cette manière ineffable ; et cette âme sainte
a pu dire, en conformité de la volonté suprême du Père et de son Verbe : a Je
veux. » Et c'est une chose admirable, que ce soit en faisant pour nous la
demande la plus importante, que Jésus-Christ ait parlé de cette sorte : « Je
veux, mon Père, que là où je suis, » dans votre gloire éternelle, « ceux que
vous m'avez donnés » les apôtres dont il a dit : « Ils étaient à vous et vous me
les avez donnés, et ceux qui devaient croire par leurs paroles (1), » qui
n'auraient pas cru si son Père ne les lui avait aussi donnés : « Je veux,
dis-je, que tous ceux-là soient là où je suis. » Il semble qu'après avoir dit «
qu'ils soient où je suis, » il ne servait de rien d'ajouter : « Qu'ils y soient
avec moi; » mais on ne pouvait trop exprimer ce qui fait toute la douceur de
cette demande, puisqu'être avec Jésus-Christ c'est ce qui satisfait le cœur de
l'homme : être avec Jésus-Christ, c'est être avec la vérité et la vie : y être
dans le ciel et dans la gloire éternelle, ce n'est plus être avec lui comme avec
celui qui est la voie , mais comme avec celui qui est le terme de notre course,
et en qui nous trouvons la vie éternelle dans la consommation de notre amour.
C'est pour nous obtenir un si grand bien que Jésus-Christ dit : « Je veux, »
d'une manière si déterminée.
Mais écoutons la suite : « Je
veux que là où je suis, ils y soient aussi avec moi, afin qu'ils voient ma
gloire. » Il semble qu'il y manquerait quelque chose, qu'elle ne serait pas
complète, si ses amis ne la voyaient. Mais est-ce assez de la voir ?
Jésus-Christ ne veut-il pour nous que cet avantage, et ne veut-il pas que nous y
ayons part, comme il l'a dit tant de fois ? La voir, c'est y avoir part : la
voir, c'est en jouir : qui voit la gloire de Jésus-Christ dans le sein de son
Père, il est heureux : heureux premièrement du bonheur de la gloire de
Jésus-Christ qui fait la leur; et heureux ensuite en eux-mêmes, parce que cette
bienheureuse vision de la gloire de Jésus-Christ nous transforme en elle-même ;
et que qui le voit lui est semblable, conformément à cette parole : « Nous lui
serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (2). »
1 Joan., XVII, 6, 20. — 2 1
Joan., III, 2.
652
Commençons donc dès cette vie à
contempler par la foi la gloire de Jésus-Christ, et à lui devenir semblables en
l'imitant : un jour nous lui serons semblables par l'effusion de sa gloire ; et
n'aimant en nous que le bonheur de lui ressembler, nous serons enivrés de son
amour. Ce sera là la dernière et parfaite consommation de l'œuvre pour lequel
Jésus-Christ est venu; et peut-être pourquoi il en demande l'accomplissement par
ce « Je veux » si déterminé, si absolu, si aimable et si doux à entendre aux
hommes.
« Parce que vous m'avez aimé
avant l'établissement du monde. » Il semble qu'il parle ici de l'amour qu'il a
de toute éternité pour son Fils, qui lui est coéternel. C'est proprement cet
amour qu'il a pour lui « avant la constitution du monde. » Car encore que le
Père éternel ait un amour éternel pour ses créatures par la volonté de les créer
et par celle de les rendre heureuses, si c'était d'un amour semblable qu'il
voulût parler, il ne se distinguerait pas assez ni des hommes, ni des anges
bienheureux qu'il a aimés d'un semblable amour, quoique dans un degré fort
inégal.
Entendons donc que le « Père a
aimé son Fils avant l'établissement du monde, » parce qu'il était ce Fils unique
avant cet établissement, et qu'il était par conséquent aimé de son Père. Que
faisait Dieu, s'il est permis de le demander, avant qu'il eût fait le monde : il
aimait son Fils : il le produisait dans son sein : il l'embrassait : il se
l'unissait : ou plutôt il était un avec lui. Et pourquoi nous rappeler toujours
à un si sublime mystère ? Parce que c'est toute la source de notre bonheur. La
source de notre bonheur, c'est que ce Fils que Dieu aime et qu'il porte dans son
sein avant que le monde fût et de toute éternité, se soit fait homme ; en sorte
que ne faisant qu'une seule et même personne avec l'homme qui lui est uni, il
aime ce tout comme son Fils; d'où il s'ensuit que répandant sur les hommes qui
sont ses membres le même amour qu'il a pour lui, il s'ensuit, dis-je, que
l'amour qu'il a pour nous est une extension et une effusion de celui qu'il porte
dans l'éternité à son Fils unique. C'est la source de notre bonheur. C'est
pourquoi Jésus-Christ nous y rappelle : et il veut que nous entendions par ces
dernières paroles combien est grande, combien est
653
immense la gloire que nous verrons et à laquelle nous
aurons part en la voyant.
Que l'élévation de l'homme est
un grand mystère ! Tout le mystère de Dieu et toute cette éternelle et intime
communication du Père et du Fils y est déclarée : et c'est ainsi que « Dieu est
tout à tous, » selon l'expression de saint Paul (1).
Chrétien, es-tu chrétien, si
après cela tu languis encore dans l'amour des choses de la terre ? Quand
entendrons-nous que nous ne pouvons assez épurer nos pensées, nos affections,
notre esprit et notre cœur? Seigneur Jésus, achevez; et après nous avoir montré
de si sublimes vérités, élevez-nous-y, et faites-les-nous aimer d'un pur et
éternel amour.
« Mon Père juste, le monde ne
vous a pas connu (2). » Jésus-Christ ne donne dans cette oraison que deux
qualités à son Père : « Mon Père saint; » et ici : « Mon Père juste. »
« Mon Père saint, sanctifiez-les
en vérité : je me sanctifie pour eux, afin qu'ils soient saints en vérité (3), »
par la communication de votre sainteté, qui est aussi la mienne. On pourrait
entendre de même : « Mon Père juste, » parce que, comme dit saint Paul, « Dieu
est juste et justifiant celui qui croit en Jésus-Christ (4). »
Mais la suite semble demander
quelque chose de plus : « Mon Père, vous êtes juste et le monde ne vous connaît
pas : » non-seulement il est corrompu et ne connaît pas votre justice; mais
c'est encore par votre justice que l'abandonnant à sa corruption, dont il ne
veut pas sortir et ne le peut de soi-même, vous le laissez privé de votre
connaissance : « Le monde donc ne vous connaît pas, et moi je vous connais : et
ceux-ci ont connu que vous m'avez envoyé (5). » C'est ainsi qu'ils vous
connaissent. Ils méritaient,
1 I Cor., XV, 28. — 2 Joan.,
XVII, 25. — 3 Ibid., 11, 17, 19. — 4 Rom.,
III, 26. — 5 Joan., XVII, 23.
654
comme les autres, de ne vous connaître jamais; mais moi,
qui vous connais seul et qui seul suis digne de vous connaître, je vous ai fait
connaître à eux, en me faisant connaître moi-même, parce qu'ils sont ces petits
et ces humbles dont je vous ai dit ailleurs : « Je vous loue, mon Père, Seigneur
du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux
prudents de la terre, et vous les avez révélées aux petits : ainsi soit-il, mon
Père, parce que vous l'avez voulu : toutes choses me sont données par mon Père,
et personne reconnaît le Fils, si ce n'est le Père ; et personne ne connaît le
Père, si ce n'est le Fils et ceux à qui le Fils le voudra faire connaître (1). »
C'est pourquoi il dit ici : « Le monde ne vous connaît pas; » par la même vérité
qui lui fait dire : « Vous avez caché ce secret aux sages du monde, » qui enflés
de leur vaine science, n'ont pas voulu se soumettre à la justice de Dieu : « Mon
Père juste, ceux-là ne vous connaissent pas : et moi je vous connais, et je vous
ai fait connaître à ceux-ci, » qui ont su chercher la vérité dans la petitesse
et dans l'humble abaissement de leur esprit. Mon Père juste, faites-leur adorer
en tremblant le juste et terrible jugement que vous exercez sur le monde, qui
est privé de votre connaissance, et la merveilleuse miséricorde avec laquelle
vous avez daigné vous faire connaître à ceux que vous avez séparés de la
corruption.
Chrétien, rendez-vous petit, si
vous voulez connaître Dieu et en Dieu Jésus-Christ, de la manière qu'il le faut
connaître pour être saint.
« Mon Père juste, le monde ne
vous connaît pas. » Quoi! les Juifs ne vous connaissent-ils pas, eux qui ont
votre loi ? Et n'êtes-vous pas celui dont il est écrit, « que ses » beautés «
invisibles, et son éternelle vertu et divinité sont manifestées » aux Gentils «
par les ouvrages » de votre puissance, « en sorte qu'ils sont
1 Matth., IX, 25-27.
655
inexcusables (1)? » Entendons donc de quelle manière Dieu
n'est point connu du monde.
Il n'est point connu du monde :
il n'est point connu de ceux qui présument d'eux-mêmes; et c'est pourquoi saint
Paul ajoute, sur ces Gentils qui ont connu Dieu, « que se disant sages, ils sont
devenus fol (2) . »
En ce sens les Juifs mêmes ne
l'ont pas connu, puisqu'ils « ont le zèle de Dieu, mais non pas selon la
science; et qu'ignorant la justice que Dieu donne et cherchant leur propre
justice, » celle qu'on croit avoir de soi-même, « ils n'ont pas été soumis à la
justice de Dieu (3). » Ainsi pour connaître Dieu de cette manière secrète, dont
il assure que le monde ne le connaît pas, il faut bannir toute présomption de
notre propre justice, et reconnaître que « Dieu a tout renfermé dans
l'incrédulité, afin d'avoir pitié de tous. O profondeur des richesses de la
sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles, et
que ses voies sont impénétrables! Car qui a connu les desseins de Dieu, ou qui
est entré dans ses conseils, ou qui est-ce qui lui a donné le premier quelque
chose pour ensuite en recevoir la rétribution? Parce que de lui et par lui et en
lui sont toutes choses : la gloire lui en soit rendue dans tous les siècles!
Amen (4). »
« Ceux-ci ( les apôtres qui
étaient présents et en leur personne toute la société des enfants de Dieu qu'ils
représentaient), ont connu que vous m'avez envoyé, et je leur ai fait connaître
votre nom (comme il a été déjà expliqué, vos grandeurs, vos conseils, ce nom de
Père); et je le leur ferai encore connaître davantage, afin que l'amour que vous
avez pour moi soit en eux et moi aussi en eux (5). »
1 Rom.,
I, 20. — 2 Ibid., 22. — 3 Rom.,
X, 2, 3.— 4 Rom., XI, 32-36. — 5 Joan., XVII, 25, 26.
656
Voilà, dans la conclusion de la
prière de Notre-Seigneur, le dessein de tout le reste, et en particulier le
dénouement de ce que nous avons vu au verset 24. C'est ce qu'il nous faut
considérer avec attention et avec respect, comme la chose du monde qui nous doit
le plus donner de consolation. Car c'est ici la dernière marque de la tendresse
de Jésus-Christ.
« Je suis en eux (1) : » ils
sont mes membres vivants : ce sont d'autres Jésus-Christ, d'autres moi-même :
ils ont en eux son esprit , qui fait que la doctrine de Jésus-Christ reluit dans
leur vie, qui les rend semblables à lui; qui les rend doux, humbles, pa-tiens,
tranquilles dans le bien et dans le mal, soit que le monde les estime ou les
méprise, soit qu'il leur fasse part de ses honneurs ou de ses rebuts; soit qu'il
les invite pour ainsi dire à ses festins, comme il y a invité Jésus-Christ, ou
qu'il les attache à la croix comme à la fin il y a mis le même Jésus. En tout
cela, l'esprit de Jésus qui est en eux, comme dans ses membres vivants, les rend
semblables à lui et leur fait suivre ses exemples : en sorte qu'on voit en eux
la vie et la mort de Jésus-Christ : la vie, parce qu'ils marchent sur ses pas;
la mort, parce qu'ils portent l'empreinte de sa croix, et comme parle saint
Paul, « la mortification de Jésus (2). » Ainsi le Père éternel ne voit en eux
que Jésus-Christ : c'est pourquoi il les aime par l'effusion et l'extension du
même amour qu'il a pour Jésus-Christ même; et cet amour, en les embrassant comme
les images, comme les membres de son Fils, répand sur eux la même gloire que
Jésus-Christ a reçue en conséquence de ce qui était dû à sa grandeur naturelle
en tant que Dieu, et à ses souffrances en tant qu'homme : qu'y a-t-il à désirer
davantage? Jésus-Christ même n'a rien de plus à nous donner. C'est pourquoi
après avoir prononcé avec une tendresse infinie ce grand et bienheureux mot, il
met fin à sa prière: et il ne lui reste plus qu'à partir pour la consommer par
son sacrifice.
On peut donc voir maintenant
tout le dessein et toute la suite de cette prière : il commence par demander que
son Père le glorifie, et cette glorification se termine à nous en faire part; en
sorte que la perfection de la glorification de Jésus-Christ soit dans
1 Joan., XVII, 26. — 2 II Cor.,
IV, 10.
657
la nôtre : ce qui nous unit tellement à lui, que le Père
même ne nous en sépare point dans son amour. Après quoi il faut se taire avec le
Sauveur, et demeurant dans l'étonnement de tant de grandeurs où nous sommes
appelés en Jésus-Christ, n'avoir plus d'autre désir que de nous en rendre dignes
avec sa grâce.
« Mon Père saint : » mon « Père
juste : » ce sont les deux seuls noms que le Fils de Dieu donne à son Père, les
deux seules qualités qu'il lui attribue; ce qu'elles renferment est
inexplicable.
Il est parlé dans cette divine
oraison de deux sortes de personnes, dont les unes sont sanctifiées par la
connaissance de Jésus-Christ ; les autres n'ont point cette connaissance, et
sont privées de l'effet de sa sainte prière (1). Nous avons vu que c'est par
rapport aux premiers que Jésus appelle son « Père saint, » parce qu'il est saint
et sanctifiant, et auteur dans les âmes saintes de toute leur sainteté. Et nous
avons dit aussi que c'est par rapport aux seconds que le Père est appelé «
Juste, » parce que c'est par un juste et impénétrable jugement qu'ils sont
privés de la sainteté que Jésus-Christ leur aurait donnée, s'ils l'avaient reçu.
On voit donc qu'il n'y avait rien de plus convenable que
d'honorer ces deux attributs dans une prière dont ils contiennent tout l'effet.
Mais si je viens maintenant à la contemplation particulière de ces deux divines
perfections, je m'y perds.
Je vois que ce qu'on loue, ce
qu'on célèbre principalement en Dieu dans le ciel, c'est sa sainteté. Les
séraphins, c'est-à-dire les premiers et les plus sublimes de tous les esprits
célestes, adorant Dieu dans son trône, n'en peuvent dire autre chose, sinon
qu'il est saint, encore une fois qu'il est saint, pour la
troisième fois qu’il est saint (2) c'est-à-dire qu'il est infiniment
saint : saint dans sa parfaite unité, saint dans la Trinité de
ses personnes : la première
1 Joan., XVII, 11. — 2 Isa., VI, 3.
658
comme le principe de la sainteté, les deux autres comme
sorties par de saintes opérations du sein même et du fond de la sainteté. Crions
donc aussi : « Saint, saint, saint! » et adorons la sainteté de Dieu.
La sainteté dans les hommes,
c'est une qualité morale qui leur donne toutes les vertus et les éloigne de tous
les péchés. Rien n'est plus excellent dans les hommes que la sainteté : rien ne
les rend si admirables, si vénérables. La sainteté les fait regarder comme
quelque chose de divin, comme des dieux sur la terre : «J'ai dit : Vous êtes des
dieux, et vous êtes tous les enfants du Très-Haut (1). » Quelle adoration ne
doit donc pas attirer à Dieu sa sainteté infinie! La sainteté est en nous comme
quelque chose d'accidentel, qu'on peut acquérir, qu'on peut perdre : Dieu est
saint par son essence : son essence est la sainteté : le fond en est saint, il
est sacré : tout y est sacré, tout y est saint. Profane, n'approchez pas. ne
touchez pas : tout est saint, tout est la sainteté même : « Dieu est lumière et
il n'y a point de ténèbres en lui (2) : Dieu est celui qui est (3), » et par son
être il est infiniment éloigné du néant : il est saint, et par sa sainteté il
est encore plus infiniment, si on peut parler ainsi, éloigné d'un autre néant
plus vil et plus haïssable, qui est celui du péché. Sa volonté est sa règle et
celle de toute chose : qu'y aura-t-il d'irrégulier dans la règle même? Il n'est
pas le saint par grâce; il est le saint par nature : il n'est fins le saint
sanctifié; il est le saint sanctifiant : toutes ses œuvres sont saintes, parce
qu'elles partent du fond de la sainteté et de sa volonté qui est toujours
sainte, toujours droite, puisqu'elle est la droiture même, la règle même de
toute droiture.
David se lève le matin, et il
vient contempler la sainteté de Dieu : « Le matin je me présenterai devant vous,
et je verrai que vous êtes Dieu , qui ne voulez point l'iniquité (4), » qui ne
pouvez la vouloir, qui êtes toujours saint, dont toutes les œuvres sont
inséparables de la sainteté.
Demeurons avec David en silence
devant la très-auguste sainteté de Dieu. On se perd en la contemplant, parce
qu'on ne la
1 Psal. LXXXI, 6. — 2 I Joan.,
I, 5. — 3 Exod., III, 14. — 4 Psal. V, 5.
659
peut jamais comprendre, non plus que la pureté avec
laquelle il faut s'en approcher.
Isaïe voit de loin le trône dé
Dieu : ce trône devant lequel sa sainteté est célébrée par les séraphins : J'ai
vu, dit-il, « le Seigneur sur un trône haut et élevé : » et tout était à ses
pieds, et tout tremblait devant lui : et je vis les bienheureux esprits qui
approchent le plus près du trône : et je n'entendis autre chose de leur bouche
que cette voix : « Saint, saint, saint. Et je fus saisi de frayeur. Et je dis :
Malheur à moi, parce que j'ai les lèvres souillées, et que je demeure au milieu
d'un peuple dont les lèvres sont souillées aussi : et j'ai vu de mes yeux le Roi
dominateur des armées (1), » de toute l'armée du ciel, de toutes celles de la
terre : la sainteté de Dieu le fait trembler : saisi à sa vue d'une sainte et
religieuse frayeur, il s'en retire. Je ne m'en étonne pas : il voit les
séraphins mêmes dans l'étonnement : s'ils ont des ailes pour voler, ce qui
montre la sublimité de leurs connaissances, ils en ont pour se couvrir les yeux
éblouis de la lumière et de la sainteté de Dieu : tout embrasés qu'ils sont du
divin amour, ils sentent que leur amour est borné , comme tout ce qui est créé,
et par conséquent qu'il y a en eux, pour ainsi parler, plus de non-amour que
d'amour, comme il y a aussi toujours plus de non-être que d'être. Et c'est
pourquoi ils se cachent, et ils voilent de leurs ailes leur face et leurs pieds,
et se trouvent comme indignes de paraître avec une sainteté finie devant
l'infinie sainteté de Dieu. Et le cri qu'ils font pour se dire l'un à l'autre :
« Saint, saint, saint, » fait voir l'effort dont ils ont besoin pour entendre et
pour célébrer la sainteté de Dieu, laquelle demeure au-dessus de tous leurs
efforts; en sorte qu'il n'y a que lui qui se puisse louer lui-même, et que c'est
en lui qu'il faut trouver et connaître sa digne louange.
Combien plus devons-nous
trembler devant l'auguste et redoutable sainteté de Dieu avec nos péchés ? Mais
si un charbon de l'autel est appliqué à mes lèvres, si un de ces séraphins prend
l'ordre de Dieu pour me toucher, comme Isaïe, de ce feu céleste, alors je
louerai Dieu avec des lèvres pures, parce que je l'aimerai d'un pur amour.
1 Isa., VI, 1-7.
660
Ne croyons pas néanmoins que les
séraphins, ni que les ministres de Dieu, quels qu'ils soient, fussent-ils élevés
à leur degré par la perfection de leur amour, puissent nous purifier. Ils
peuvent bien nous toucher les lèvres de ce feu divin par l'inspiration de
quelques bonnes pensées ; mais pour pénétrer dans le fond, pour nous embraser de
l'amour qui nous sanctifie , c'est le coup réservé à Dieu, qui plus intime dans
nos cœurs que le plus intime , allume et cache dans notre intérieur et dans la
moelle de nos os cette flamme sanctifiante et purifiante. Et c'est ainsi que
s'accomplit cette divine prière : « Mon Père saint, sanctifiez-les en vérité :
je me sanctifie pour eux (1). »
Séparons-nous donc des pécheurs
et de toute iniquité, en contemplant la sainteté de Dieu notre Père céleste :
car c'est ainsi que David, après avoir vu et contemplé dès le matin que Dieu est
saint et « ne veut point l'iniquité, » c'est-à-dire ne la veut jamais ni par
quelque endroit que ce puisse être, ajoute aussitôt après : « Et le méchant
n'habitera point auprès de vous ; et les injustes, les pécheurs ne subsisteront
point devant vos yeux (2). » Encore un coup, séparons-nous donc des pécheurs :
séparons-nous-en, non-seulement par une vie opposée à la leur ; mais encore
autant qu'il se peut en nous retirant de leur odieuse et dangereuse compagnie ,
de peur d'être corrompus par leurs discours et par leurs exemples, et de
respirer un air infecté.
Après avoir dit par Jésus-Christ
et en Jésus-Christ : « Mon Père saint, » nous pouvons dire aussi en lui et avec
lui : « Mon Père juste. »
Après avoir conçu la grâce par
laquelle il nous sanctifie et avoir admiré le bonheur de ceux qui l'ont reçue,
nous viendrons à considérer ceux qui en sont justement privés; et nous adorerons
1 Joan., XVII, 11, 17, 19. — 2
Psal., V, 6.
661
les jugements d'un Dieu juste, après avoir admiré les
sanctifications d'un Dieu saint.
La vue de ces sanctifications
n'a rien que de consolant ; mais quand il faut venir à considérer cette parole :
« Le monde ne vous connaît pas (1) ; » et celle-ci : « Je ne prie pas pour le
monde (2), » c'est là que l'on tremble : l'esprit est confondu, le cœur s'abat,
et il ne reste qu'à dire : « Mon Père juste, vous êtes juste, ô Seigneur, et
tous vos jugements sont droits (3). »
Gardez-vous bien de vous jeter
dans ces profondeurs : tant de nations qui ne connaissent pas Dieu et qu'il
laisse, comme dit l'Apôtre, « aller dans leurs voies (4), » à qui Jésus-Christ
n'a pas seulement été nommé; tant d'hérétiques, tant de schismatiques, à qui on
ôte dès leur enfance la connaissance de la vraie Eglise ; parmi les vrais
chrétiens, tant d'ingrats, tant d'esprits bouchés, tant de cœurs durs, tant
d'oreilles sourdes. O Dieu, je m'y perds. Que dirai-je ? « Mon Père juste, »
c'est par votre juste et impénétrable jugement qu'ils sont endurcis. Qu'y a-t-il
de plus juste que de laisser à eux-mêmes ceux qui se cherchent ? Quelle punition
plus convenable que celle qui punit l'homme par sa propre faute? Seigneur,
m'élèverai-je contre vous? Et parce que je vois périr dans un hôpital où m'a
réduit ma misère, une infinité de malades, me rebellerai-je contre le médecin
qui daigne m'apporter un remède qui me guérit? Lui dirai-je : Je n'en veux point
que je ne voie tout le monde guéri de même ? Non , mon frère, prends le remède :
pourquoi te troubler de ceux qui périssent, à qui tu vois quelquefois rejeter
avec chagrin et aveuglement le secours qu'on leur présente? Ce n'est pas là ce
que le céleste médecin demande de toi : reçois humblement le remède, et laisse à
la divine Providence ceux que tu en vois privés. Crois seulement que nul ne
périt que par sa faute : que dans ce grand hôpital de Dieu, dans le monde où
tout est malade, il n'y a point de mal qui n'ait son remède ; et que tous les
secours qui se donnent dans l'univers, dans quelque lieu que ce soit, à qui que
ce soit, dans quelque degré que ce soit, se dispensent avec équité et avec
bonté, sans que personne se puisse plaindre.
1 Joan., XVII, 25. — 2 Ibid.,
9. — 3 Psal. CXVIII, 137. — 4 Act., XIV, 15.
662
Quand donc nous entendons ces
paroles : « Le monde ne vous connaît pas, » ne demandons point comme fit saint
Jude : « Seigneur, d'où vient que vous vous ferez connaître à nous et non pas au
monde (1) ? » Car Jésus-Christ ne répond pas à cette demande, et il répond
seulement : « Celui qui m'aime gardera ma parole. » C'est-à-dire : Ne soyez
point curieux de savoir pourquoi Jésus-Christ est caché au monde : ce n'est pas
là votre affaire : votre affaire est de profiter de la lumière qui vous est
donnée : pour vous et pour tous ceux qui sont sanctifiés, adorez Dieu qui est
saint : pour les autres qui sont justement privés de la grâce qui vous
sanctifie, adorez Dieu qui est juste. C'est à ces deux points qu'aboutit toute
la prière de Notre-Seigneur.
En passant, où sont ceux qui
veulent que ce soit déroger à la perfection de la contemplation que de
s'attacher aux attributs divins, auxquels il faut, disent-ils, préférer la
contemplation de son essence? En savent-ils plus que Jésus-Christ, qui dans la
plus haute oraison qu'il ait daigné nous manifester, dit : « Mon Père saint, mon
Père juste? » Qui sait ce que c'est que l'essence de Dieu ? Mais qui ne sait, ou
ne doit savoir que c'est son essence qu'on adore sous le nom de sainteté et de
justice ? Célébrons donc sans fin ces deux divins attributs. Disons avec David :
« O Seigneur, je vous chanterai miséricorde et jugement (2), » parce que c'est
dire avec Jésus-Christ et en Jésus-Christ : «Mon Père saint, mon Père juste. »
En repassant sur la prière de
Jésus-Christ, on verra qu'il y ramasse toute la substance du sermon de la cène.
S'il dit dans sa prière que ses apôtres « ne sont pas du monde, » c'est ce qu'il
avait dit auparavant. S'il dit « qu'il quitte le monde, » il avait dit : « Je
1 Joan., XIV, 22, 23. — 2
Psal. C, 1.
663
suis sorti de Dieu pour venir au monde : et maintenant je
quitte le monde pour retourner à Dieu. » Comme il avait donné l'amour et l'union
de ses disciples comme la marque de son école, il inculque la même chose dans sa
prière (1). Ces paroles : « Vous connaîtrez en ce jour-là que je suis dans mon
Père et vous en moi, et moi en vous (2), » reviennent à celles-ci : « Je suis en
eux et vous en moi; » et à celles-ci : « Afin que l'amour que vous avez pour moi
soit en eux comme je suis en eux (3). » Ce qu'il promet par ces paroles : « Là
où je suis, celui qui me sert y sera aussi (4) » il le demande à son Père par
celles-ci : « Là où je suis, je veux, mon Père, que ceux que vous m'avez donnés
y soient aussi avec moi (5). » Cela nous montre deux vérités : l'une, que ce
qu'on enseigne aux hommes doit être aussi la matière de ce qu'on traite avec
Dieu dans la prière; la seconde, que la même chose qui fait la matière du
commandement et celle de la promesse, fait en même temps la matière de la
prière, parce qu'on doit demander à Dieu l'observation des commandements et
l'accomplissement de ses promesses : « Ce qu'il promet, dit saint Paul, il est
puissant pour le faire (6); » et saint Augustin disait aussi en parlant des
commandements : « Accordez-moi ce que vous me commandez. » Il ne dit pas :
Accordez-moi ce que vous me promettez, ce qui serait naturel ; mais :
Accordez-moi ce que vous me commandez; qui est la même chose que s'il disait :
Accordez-moi ce que je dois faire, c'est-à-dire faites en moi mon action propre.
Ce qui est conforme à la parole de Jésus-Christ, qui après avoir commandé la
charité fraternelle et l'union de ses fidèles, demande à Dieu qu'il la fasse en
eux, et qu'ils soient consommés en un.
Unissons-nous à la prière sainte
de Jésus-Christ, rappelons en notre mémoire, et méditons devant Dieu les vérités
qu'il nous enseigne, et surtout méditons-y ce qu'il nous promet et ce qu'il
commande, pour obtenir en Jésus-Christ et par Jésus-Christ l'accomplissement de
l'un et de l'autre, et autant de ce qui dépend de nous que de ce qui dépend de
Dieu.
1 Joan., XVII, 16; XV, 18, 19; XVI, 33; XVII,11 ;
XVI, 28; XV, 12, 17; XIII, 34, 35. — 2 Joan., XIV, 20. — 3 Joan.,
XVII, 23, 26. — 4 Joan., XII, 26. — 5 Joan., XVII, 24. — 6 Rom.,
IV, 21.
664
Apprenons la liaison sainte de
la promesse, du commandement et de la prière : le commandement nous avertit de
ce que nous avons à faire ; la promesse nous avertit de ce que nous avons à
espérer ; et l'une et l'autre nous avertissent de ce que nous avons à demander à
celui sans lequel nous ne pouvons rien espérer, ni rien faire.
« Ils ont connu que vous m'avez
envoyé (1) : » ils l'ont connu avec une ferme foi et une persuasion aussi forte
que celle qu'on a des choses dont on est le plus assuré : « Ils l'ont connu
véritablement (2), » comme il l'a dit : tout est là dedans, et cela posé tout
s'ensuit : heureux ceux à qui Jésus-Christ rend ce témoignage ! Examinons-nous
nous-mêmes sur cette importante disposition de notre cœur. Ecoutons saint Paul,
qui nous dit : « Examinez-vous vous-mêmes, si vous êtes dans la foi :
éprouvez-vous vous-mêmes (3) : » voyez combien il presse, combien il inculque :
« Examinez-vous, éprouvez-vous : » croyez-vous avec une pleine certitude que
Jésus-Christ soit véritablement envoyé de Dieu ? Quelle raison pourriez-vous
avoir de ne le pas croire? N'a-t-on pas vu en lui toutes les marques que les
prophètes et les patriarches avaient données du Christ qui devait venir?
N'a-t-il pas fait tous les miracles qu'il fallait faire, et dans toutes les
circonstances qu'il les fallait faire, en témoignage certain qu'il était celui
qu'on devait attendre et le véritable envoyé de Dieu ? Quel autre que lui a
donné aux hommes une morale si sainte, si pure, si parfaite ? Et qui a pu dire
comme lui : « Je suis la lumière du monde (4) ? » Où trouverons-nous plus de
charité envers les hommes, de plus saints exemples, un plus beau modèle de
perfection, une autorité plus douce, plus insinuante, plus ferme; une plus
grande condescendance pour les faibles, pour les pécheurs, jusqu'à s'en rendre
l'avocat, l'intercesseur, la victime? C'est ce qu'il explique lui-même
1 Joan., XVII, 25. — 2 Ibid.,
8. — 3 II Cor., XIII, 5. — 4 Joan., VIII, 12.
665
par ces aimables paroles : « Venez à moi, vous tous qui
êtes oppressés et affligés, et je vous soulagerai : approchez et apprenez de moi
que je suis doux et humble de cœur : et vous trouverez le repos de vos âmes :
car mon joug est doux et mon fardeau est léger (1). » Il faut à l'homme un joug,
une loi, une autorité, un commandement : autrement emporté par ses passions, il
s'échapperait à lui-même. Tout ce qu'il y avait à désirer, c'est de trouver un
maître comme Jésus-Christ, qui sût adoucir la contrainte et rendre le fardeau
léger. Où trouverons-nous la consolation, l'encouragement et les paroles de vie
éternelle, si nous ne les trouvons pas dans sa bouche ? Croyez-vous bien tout
cela ? C'est la première partie de cet examen.
Mais quand nous aurons dit :
Oui, je le crois, je le reconnais avec cette « plénitude de la foi (2) » dont
parle saint Paul : avec une « pleine et entière persuasion (3), » saint Jean
viendra nous dire, avec sa divine et incomparable douceur : « C'est en cela que
nous savons que nous le connaissons, si nous gardons sa parole : celui qui dit
qu'il le connaît et ne garde pas sa parole, c'est un menteur et la vérité n'est
pas en lui. » Et un peu après : « Celui qui dit qu'il demeure en lui, doit
marcher comme il a marché (4)» et suivre ses exemples. Bien certainement, « il y
en a qui le confessent de bouche, et qui le renoncent par leurs œuvres (5). »
Saint Paul l'a dit et saint Jean a dit : « Mes petits enfants, aimons non de
bouche et de la langue, mais en œuvre et en vérité (6). » Sommes-nous ou n'en
sommes-nous pas de ceux-là ? Qu'avons-nous à nous répondre à nous-mêmes
là-dessus ? C'est la seconde partie, encore plus essentielle que la première, de
l'examen que nous faisons.
Et la troisième, la plus
importante de toutes : « Si notre cœur ne nous reprend pas, et que nous
marchions devant Dieu avec confiance (7): » si nous tâchons de vivre, de sorte
que nous soyons les enfants de la vérité , du moins que nous travaillions à le
devenir, et que « nous en puissions persuader notre cœur en la présence de Dieu,
» croyons-nous bien que c'est là un don de Dieu, conformément à cette parole : «
La paix soit donnée aux frères et
1 Matth., XI, 28-30. — 2 Hebr.,
X, 22. — 3 I Thess., I, 5. — 4 Joan., II, 3, 4, 6. — 5 Tit.,
I, 16. — 6 I Joan., III, 18. — 1 Ibid., 21, 29.
666
la charité avec la foi par Dieu le Père et par Jésus-Christ
Notre-Seigneur (1). » En sorte que nous n'avons point à nous en glorifier, mais
plutôt à nous humilier jusqu'aux enfers, parce que nous n'y avons apporté du
nôtre, à ce tel quel commencement de bonnes œuvres, que misère, pauvreté et
corruption; et que si c'est se perdre que de s'écarter de la vertu , c'est se
perdre encore beaucoup plus d'en présumer.
Après cela il ne reste plus qu'à
confesser nos péchés , non avec découragement et désespoir, mais avec une douce
espérance, parce que le même saint Jean a dit « que si nous confessons nos
péchés, il est fidèle et juste pour nous pardonner nos péchés, et pour nous
purifier de toute iniquité (2). » Remarquez « fidèle et juste, » non qu'il nous
doive rien, mais à cause qu'il a tout promis en Jésus-Christ. En sorte que, pour
pouvoir espérer de lui notre rémission et notre grâce, il suffit de croire qu'il
a envoyé Jésus-Christ, parce que bien constamment il n'est envoyé que pour être
par son sang « la propitiation de nos fautes (3). »
On ne peut quitter cette divine
prière de Notre-Seigneur, ni le discours qui la précède et qui en a, comme on a
vu , fourni la matière. On lit et on relit ce discours, ce dernier adieu, cette
prière de Jésus-Christ, et pour ainsi dire ses derniers vœux, toujours avec un
nouveau goût et une nouvelle consolation. Tous les secrets du Ciel y sont
révélés, et de la manière du monde la plus insinuante et la plus touchante.
Quel est le grand secret du
Ciel, si ce n'est cette éternelle et impénétrable communication entre le Père,
le Fils, et le Saint-Esprit? C'est là, dis-je, le secret du Ciel, qui rend
heureux ceux qui le voient, et qui n'avait point encore été parfaitement révélé;
mais Jésus-Christ nous le révèle ici d'une manière admirable.
1 Ephes., VI, 23.— 2 I Joan.,
I, 9. — 3 I Joan., II, 2.
667
Qui dit un Père dit un Fils, et qui dit un Fils dit un égal
dans la nature , et qui dit un égal dans une nature aussi parfaite que celle de
Dieu, dit un égal en toute perfection : en sorte qu'il n'y puisse avoir de
premier et de second que par une sainte, parfaite et éternelle origine.
C'est ce que Jésus-Christ nous
fait entendre, lorsqu'il demande à son Père la claire manifestation de la gloire
qu'il avait en lui (1) : Apud te : « Chez vous et dans votre sein, devant
que le monde fût fait (2). » Cette gloire qu'il avait dans le sein de Dieu, ne
pouvait être que celle de Dieu même : laquelle, et cette gloire du Fils étant
toujours et précédant tout ce qui a été fait, par conséquent n'a point été
faite, par conséquent elle est incréée, et la même que celle du Père. Cela est
ainsi, et ne peut pas être autrement.
Le Fils, égal à son Père, est
pourtant en même temps son « envoyé, » à cause « qu'il sort de lui (3). » Il en
est sorti pour venir au monde : voilà comme il est envoyé; il quitte le monde
pour y retourner : voilà le terme de la mission ; voilà tout ce qu'est
Jésus-Christ en sa personne, parfaitement égal à Dieu qui l'envoie. Puisqu'il
est son propre Fils, Dieu ne voudrait point avoir un Fils qui serait moindre que
lui et qui ne le valût pas. Pardonnez, Seigneur, ces expressions : ce sont des
hommes qui parlent. Quand on dit : Dieu ne voudrait pas, c'est-à-dire que ce
serait une chose indigne de lui, et qui par conséquent ne peut pas être. C'est
pourquoi, en tout et partout, il traite d'égal avec son Père : « Tout ce qui est
à vous est à moi : tout ce qui est à moi est à vous (4) : » cela ressent une
égalité parfaite et des deux côtés; c'est plus que si l'on disait qu'on est son
égal : car c'est plus de traiter d'égal avec lui que d'énoncer simplement cette
égalité.
Mais voyons ce qu'est
Jésus-Christ par rapport à nous. Il est, comme son Père, notre bonheur : «
Connaître son Père et lui, c'est pour nous la vie éternelle. » C'est pourquoi il
dit : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et je me
manifesterai à lui (5). » C'est là le grand effet de mon amour : c'est par là
que je rends les hommes éternellement heureux. Et il ajoute :
1 Joan., I, 1. — 2 Joan.,
XVII, 5. — 3 Joan., XVI, 28; XVII, 8. — 4 Joan., XVII, 10. — 5
Joan., XVII, 3; XIV, 21.
668
« Celui qui m'aime gardera ma parole, et mon Père l'aimera,
et
nous viendrons à lui, et nous y ferons notre demeure (1). »
« Nous viendrons » en société,
mon Père et moi. Qui jamais a pu ainsi s'égaler à Dieu ? « Nous viendrons : »
car nous ne pouvons venir l'un sans l'autre : « Nous viendrons : » car ce n'est
pas tout d'avoir le Père ; il faut m'avoir aussi : « Nous viendrons : » qui peut
venir au dedans de l'homme, pour le remplir et le sanctifier intérieurement, que
Dieu même ? « Nous viendrons en eux, et nous y demeurerons : » ils seront notre
commun temple , notre commun sanctuaire : nous serons leur commune
sanctification, leur commune félicité, leur commune vie. Que peut-il dire de
plus clair, pour se mettre en égalité avec son Père ? La meilleure manière de le
dire, c'est de le montrer par les effets. O homme, que désirez-vous ? D'avoir
Dieu en vous : et afin que vous l'ayez pleinement, mon Père et moi nous
viendrons dans cet intérieur : si vous désirez de m'avoir en vous, en désirant
d'y avoir Dieu, je suis donc Dieu.
C'est ainsi que les fidèles
seront un, parce que tous ils auront en eux le Père et le Fils, et qu'ils en
seront le temple : « Ils seront un, » dit Jésus-Christ, mais ils seront « un en
nous (2). » Nous serons le lien commun de leur unité, parce qu'étant mon Père et
moi parfaitement un, toute unité doit venir de nous; et nous en sommes le lien
comme le principe.
C'est la première partie du
secret divin : l'unité parfaite du Père et du Fils, aujourd'hui parfaitement
révélée aux hommes, pour leur faire entendre combien leur union doit être
sincère et parfaite à sa manière, puisqu'elle a pour modèle et pour lien l'unité
absolument parfaite du Père et du Fils et leur éternelle et inaltérable paix.
Venons maintenant au
Saint-Esprit : « Je prierai mon Père, et
1 Joan., XIV, 23.— 2 Joan., XVII, 21.
669
il vous donnera un autre consolateur pour demeurer
éternellement avec vous (1) : Un autre consolateur ! » Un consolateur à la place
de Jésus-Christ, s'il est de moindre vertu et de moindre dignité, afflige plutôt
qu'il ne console. Ainsi un consolateur à la place de Jésus-Christ, ce n'est rien
moins qu'un Dieu pour un Dieu. Et c'est pourquoi si le Fils vient en nous et y
demeure comme le Père, « le Saint-Esprit y demeure aussi, et y est (2) » comme
le Père et le Fils. Il habite avec eux dans notre intérieur : comme eux il le
vivifie. Nous sommes son temple, comme nous le sommes du Père et du Fils : a Ne
savez-vous pas, dit saint Paul, que vous êtes le temple de Dieu et que son
Esprit habite en vous (3) ? Ne savez-vous pas que vos membres sont le temple du
Saint-Esprit qui habite en vous, et que vous n'êtes pas à vous-mêmes (4) ? » Car
un temple n'est pas à lui-même, mais au Dieu qui y habite. Celui-là donc qui
demeure en nous et qui y est, selon l'expression de Jésus-Christ, comme le Père
et le Fils, est Dieu comme eux ; et si j'ose parler ainsi, il fait en nous acte
de Dieu, quand il y habite et qu'il nous possède.
« Il vous enseignera toute chose
et il vous fera ressouvenir de ce que je vous aurai dit (5). » Paraîtra-t-il aux
yeux? Parlera-t-il aux oreilles ? Non : c'est au dedans qu'il tient son école :
il se fait entendre dans le fond : c'est aussi ce même fond où le Père parle, et
où l'on apprend de lui à venir au Fils. Qui peut parler à ce fond, sinon celui
qui le remplit et qui y agit pour le tourner où il veut, c'est-à-dire Dieu ? Le
Saint-Esprit est donc Dieu, et c'est encore un acte de Dieu que de parler et se
faire entendre au dedans le plus intime de l'homme.
« J'ai beaucoup de choses à vous
dire ; mais vous ne les pouvez pas encore porter : mais l'esprit de vérité
viendra, qui vous enseignera tout (6). » C'est à lui que sont réservées les
vérités les plus hautes et les plus cachées; et il lui est réservé en même temps
d'augmenter vos forces pour vous en rendre capables. Qui le peut, si ce n'est un
Dieu? Il est donc Dieu.
« Et il vous annoncera les choses futures (7). » Il veut
dire que
1 Joan., XIV, 1G. — 2 Ibid.,
17. — 3 I Cor., III, 16— 4 I Cor., VI, 19. — 5 Joan., XIV,
26. — 6 Joan., XVI, 12, 13. — 7 Ibid., 13.
670
c'est cet Esprit qui fait les prophètes, qui les inspire au
dedans, qui leur découvre l'avenir : car il sait tout, et ce qui est même le
plus réservé à Dieu. Il est vrai, dit le Fils de Dieu, « qu'il ne dit rien que
ce qu'il a ouï (1) : » mais il n'a pas ouï autrement que le Fils de Dieu : il a
ouï ce qu'il a reçu par son éternelle procession, comme le Fils a ouï ce qu'il a
reçu par son éternelle naissance.
Car il faut entendre que cet
Esprit procède du Père, d'une manière aussi parfaite que le Fils. Le Fils
procède par génération ; et le Saint-Esprit, comment? Qui le pourra dire? Nul
homme vivant, et je ne sais si les anges mêmes le peuvent. Ce que je sais, ce
qui est certain par l'expression de Jésus-Christ, c'est que s'il n'est pas
engendré comme le Fils, il est par manière de parler encore moins créé comme
nous. « Il prendra du mien (2), » dit le Fils. Les créatures viennent de Dieu,
mais elles ne prennent pas de Dieu : elles sont tirées du néant : mais le
Saint-Esprit prend de Dieu comme le Fils, et il est également tiré de sa
substance. C'est pourquoi on ne dit pas qu'il soit créé, à Dieu ne plaise! Il y
a un terme consacré pour lui : c'est qu'il procède du Père. Il est vrai que le
Fils en procède aussi; et si sa procession a un caractère marqué, qui est celui
de génération, c'est assez pour lui égaler le Saint-Esprit, d'exclure tout terme
qui marque création, et d'en choisir un pour lui qui lui puisse être commun avec
le Fils.
Si le Fils est engendré,
pourquoi le Saint-Esprit ne l'est-il pas? Ne recherchons point les raisons de
cette incompréhensible différence. Disons seulement : S'il y avait plusieurs
fils, plusieurs générations, le Fils serait imparfait, la génération le serait
aussi. Tout ce qui est infini, tout ce qui est parfait, est unique, et le Fils
de Dieu est unique, à cause aussi qu'il est parfait. Sa génération épuise, si on
peut ainsi parler de l'infini, toute la fécondité paternelle. Que reste-t-il
donc au Saint-Esprit? Quelque chose d'aussi parfait, quoique moins distinctement
connu. Il n'en est pas moins parfait pour être moins distinctement connu,
puisqu'au contraire ce caractère ne sert qu'à mettre sa procession parmi les
choses inconnues de Dieu, qui ne sont pas les moins parfaites. C'est assez
1 Joan., XVI, 13. — 2 Ibid.,
XVI, 14.
671
de savoir qu'il est unique, comme le Fils est unique :
unique comme Saint-Esprit, de même que le Fils est unique comme Fils et
procédant aussi noblement, et aussi divinement que lui, puisqu'il procède pour
être mis en égalité avec lui-même.
C'est pourquoi, quand il paraît,
on lui attribue un ouvrage égal à celui du Fils. C'est ce qu'on a remarqué sur
ces paroles du Sauveur : « Quand il sera venu, il convaincra le monde sur le
péché, sur la justice et sur le jugement (1) ; » ce qui n'est rien d'inférieur
aux œuvres du Fils.
Si nous sommes soigneux de
recueillir toutes les expressions du Fils de Dieu, nous y trouverons un langage
qui emporte également entre ces divines personnes distinction et unité, origine
et indépendance. Le Fils est au Père, le Père est au Fils, chacun à différent
titre, mais à titre égal: le Saint-Esprit est au Fils, il est au Père par un
titre pareil, et sans déroger à la perfection : le Père l'envoie, le Fils
l'envoie, il vient : c'est ce langage mystique de la Trinité, qui ne s'entend
pleinement qu'en conciliant l'unité et la distinction dans une perfection égale.
C'est par là que les expressions de Jésus-Christ, que nous avons vues,
conviennent toutes; et c'est aussi pour les rassembler qu'il a dit en abrégé : «
Baptisez au nom du Père et du Fils, et du Saint-Esprit (2). » Tout ce qu'il dit
dans un long discours se rapporte là : ce qu'il dit là réunit tout ce qu'il a
dit dans son long discours.
Et pourquoi nous parle-t-il de
ces hauts mystères, si ce n'est parce qu'il veut un jour nous les découvrir à
nu? Avant que d'enseigner pleinement la vérité, les maîtres commencent par dire
en gros à leurs disciples ce qu'ils apprendront dans leur école. Jésus-Christ
commence aussi par nous dire confusément ce qu'il nous montrera un jour
très-clairement dans sa gloire. Croyons donc, et nous verrons. Ne nous étonnons
pas des difficultés : nous sommes encore dans les préludes de notre science : ne
souhaitons pas de demeurer dans ces premiers éléments : désirons de voir, et en
attendant contentons-nous de croire.
1 Joan., XVI, 8. — 2 Matth., XXVIII, 19.
672
C'est encore un autre mystère
profond, que l'effet secret de la prière de Notre-Seigneur.
Voici un premier principe que
Jésus-Christ nous apprend en ressuscitant Lazare : « Mon Père, je vous rends
grâces de ce que vous m'avez exaucé : je sais pour moi que vous m'exaucez
toujours (1). » Quoi qu'il puisse demander à Dieu, fut-ce la résurrection d'un
mort de quatre jours et déjà pourri, il est assuré de l'obtenir : et pour
montrer l'efficace de sa prière, il commence en remerciant d'avoir été écouté.
Il est vrai que dans le jardin
des Oliviers il fit cette prière : « Mon Père, si vous le voulez, si cela se
peut, éloignez de moi ce calice; toutefois que votre volonté s'accomplisse, et
non la mienne (2). » Mais ces paroles font voir que sa demande n'était que
conditionnelle; et pour montrer que s'il eût voulu la faire absolue, il eût été
exaucé, il ne faut qu'entendre ce qu'il dit lui-même à saint Pierre, lorsqu'il
entreprit de le défendre avec l'épée et qu'il frappa un de ceux qui le venaient
prendre : « Ne puis-je pas, dit-il alors, prier mon Père, et il m'enverrait plus
de douze légions d'anges (3)? » Il savait donc bien que s'il l'avait demandé, il
l'eût obtenu, et que son Père aurait fait ce qu'il eût voulu. Il est donc
toujours exaucé, quoi qu'il demande, fût-ce douze légions d'anges pour
l'arracher des mains de ses ennemis; fût-ce, comme on vient de dire, la
résurrection d'un mort, dont le cadavre commencerait à sentir mauvais.
Croyons-nous qu'il soit moins
puissant et moins écouté, lorsqu'il demande à son Père ce qui dépend de notre
libre arbitre ? Il ne le demanderait pas, s'il ne savait que cela même est au
pouvoir de son Père, et qu'il n'en sera non plus refusé que de tout le
1 Joan., XI, 41, 42. — 2 Matth.,
XXVI, 39; Luc, XXII, 42. — 3 Matth., XXVI, 53.
673
reste. Et c'est pourquoi lorsqu'il dit: « Simon, Simon,
j'ai prié pour vous, afin que votre foi ne défaille pas (1), » personne ne doute
que sa prière n'ait eu son effet en son temps. Qui doutera donc qu'elle ne l'ait
dans tous les autres apôtres, pour qui il a dit : « Je vous prie qu'ils soient
un en nous (2) ; » et encore : « Je ne vous prie pas de les tirer du monde, mais
de les préserver de tout mal (3) ; » et en général, dans tous ceux pour qui il a
dit avec une volonté si déterminée : « Mon Père, je veux que ceux que vous
m'avez donnés soient avec moi et qu'ils voient ma gloire (4)? » Dira-t-on
qu'aucun de ceux pour qui il a fait cette prière dût périr, ou n'être pas avec
lui et ne voir pas sa gloire? On pourrait dire de même que, malgré toute la
prière qu'il avait faite pour saint Pierre, on pouvait douter si sa foi ne
défaudrait pas. Mais à Dieu ne plaise qu'un tel doute entre dans un cœur
chrétien ! Tous ceux pour qui il a demandé de certains effets les auront : ils
auront, dis-je, la foi, la persévérance dans le bien et la parfaite délivrance
du mal, si Jésus-Christ le demande. S'il avait prié d'une certaine façon pour le
monde, pour lequel il dit « qu'il ne prie pas (5), » le monde ne serait plus
monde, et il se sanctifierait. Tous ceux donc pour qui il a dit : «
Sanctifiez-les en vérité (6), » seront sanctifiés en vérité.
Je ne nie pas la bonté dont il
est touché pour tous les hommes, ni les moyens qu'il leur prépare pour leur
salut éternel dans sa providence générale. « Car il ne veut point que personne
périsse, et il attend tous les pécheurs à repentance (7). » Mais quelque grandes
que soient les vues qu'il a sur tout le monde, il y a un certain regard
particulier et de préférence sur un nombre qui lui est connu. Tous ceux qu'il
regarde ainsi pleurent leurs péchés, et sont convertis dans leur temps. C'est
pourquoi lorsqu'il eut jeté sur saint Pierre ce favorable regard, il fondit en
larmes, et ce fut L'effet de la prière que Jésus-Christ avait faite pour la
stabilité de sa foi. Car il fallait premièrement la faire revivre, et dans son
temps raffermir pour durer jusqu'à la fin. Il en est de même de tous ceux que
son Père lui a donnés d'une certaine façon; et c'est
1 Luc, XXII, 31, 32. — 2 Joan.,
XVII, 11, 23. — 3 Ibid., 15. — 4 Ibid., 24. — 5 Ibid., 9. —
6 Ibid., 17. — 7 II Petr., III, 9.
674
de ceux-là qu'il a dit : « Tout ce que mon Père me donne
vient à moi ; et je ne rejette pas celui qui y vient, parce que je suis venu au
monde, non pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de mon Père : et la
volonté de mon Père est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés, mais que
je les ressuscite au dernier jour (1). »
Et pourquoi nous fait il entrer
dans ces sublimes vérités ? Est-ce pour nous troubler, pour nous alarmer, pour
nous jeter dans le désespoir et faire que l'on s'agite soi-même, en disant :
Suis-je des élus, ou n'en suis-je pas? Loin de nous une si funeste pensée, qui
nous ferait pénétrer dans les secrets conseils de Dieu, fouiller pour ainsi
parler jusque dans son sein, et sonder l'abîme profond de ses décrets éternels!
Le dessein de notre Sauveur est que contemplant ce regard secret qu'il jette sur
ceux qu'il sait et que son Père lui a donnés par un certain choix, et
reconnaissant qu'il les sait conduire à leur salut éternel par des moyens qui ne
manquent pas, nous apprenions, premièrement à les demander, à nous unir à sa
prière, à dire avec lui : « Préservez-nous de tout mal (2); » ou, comme parle
l'Eglise : « Ne permettez pas que nous soyons séparés de vous : si notre volonté
veut échapper, ne le permettez pas : » tenez-la sous votre main : changez-la, et
la ramenez à vous.
C'est donc la première chose que
Jésus-Christ nous veut apprendre : ce n'est point à nous à nous enquérir, ou à
nous troubler du secret de la prédestination, mais à prier. Et afin de le faire
comme il faut, une seconde chose qu'il nous veut apprendre, c'est de nous
abandonner à sa bonté , non qu'il ne faille agir et travailler, ou qu'il soit
permis de se livrer, contre les ordres de Dieu, à la nonchalance ou à des
pensées téméraires; mais c'est qu'en agissant de tout notre cœur, il faut
au-dessus de tout nous abandonner à Dieu seul pour le temps et pour l'éternité.
Mon Sauveur, je m'y abandonne :
je vous prie de me regarder de ce regard spécial, et que je ne sois pas du
malheureux nombre de ceux que vous haïrez et qui vous haïront. Cela est horrible
à prononcer. Mon Dieu, délivrez-moi d'un si grand mal; je vous
1 Joan., VI, 37-39. — 2 Matth.,
VI, 13.
675
remets entre les mains ma liberté malade et chancelante, et
ne veux mettre ma confiance qu'en vous.
L'homme superbe craint de rendre
son salut trop incertain, s'il ne le tient en sa main, mais il se trompe.
Puis-je m'assurer sur moi-même ? Mon Dieu, je sens que ma volonté m'échappe à
chaque moment; et si vous vouliez me rendre le seul maître de mon sort, je
refuserais un pouvoir si dangereux à ma faiblesse. Qu'on ne me dise donc pas que
cette doctrine de grâce et de préférence met les bonnes âmes au désespoir. Quoi!
on pense me rassurer davantage, en me renvoyant à moi-même et en me livrant à
mon inconstance? Non, mon Dieu, je n'y consens pas. Je ne puis trouver
d'assurance qu'en m'abandonnant à vous; et j'y en trouve d'autant plus que ceux
à qui vous donnez cette confiance, de s'abandonner tout à fait à vous, reçoivent
dans ce doux instinct la meilleure marque qu'on puisse avoir sur la terre de
votre bonté. Augmentez donc en moi ce désir ; et faites entrer par ce moyen dans
mon cœur, cette bienheureuse espérance de me trouver à la fin parmi ce nombre
choisi.
« Ce ne sont, dit David , dit
Salomon , ce ne sont ni de bonnes armes, ni un bon cheval ; ce n'est ni notre
arc, ni notre épée, ni notre cuirasse, ni notre valeur, ni notre adresse, ni la
force de nos mains, qui nous sauvent à un jour de bataille, mais la protection
du Très-Haut (1). » Quand j'aurai préparé mon cœur, il faut qu'il « dirige mes
pas (2). » Je ne suis pas plus puissant que les rois, « dont le cœur est entre
ses mains, et il les tourne où il veut (3). » Qu'il se rende le maître du mien,
qu'il m'aide de ce secours, qui me fait dire : « Aidez-moi, et je serai sauvé
(4); » et encore : « Guérissez-moi , et je serai guéri (5) ; » et encore : «
Convertissez-moi, et je serai converti; car depuis que vous m'avez converti,
j'ai fait pénitence ; et depuis que vous m'avez touché, je me suis
frappé le genou (6), » en signe de componction et de
regret.
1 Psal., XXXII, 16-19 ; CXLVI,
10, 11 ; Prov., XII, 31.— 2 Prov., XVI, 9 . — 3 Prov.,
XXI, 1.— 4 Psal. CXVIII, 117. — 5 Jerem., XVII, 14. — 6
Jerem., XXXI, 18, 19,
676
A la fin de ces réflexions , je
prie tous ceux que j'ai tâché d'aider par tout ce discours de s'élever
au-dessus, je ne dirai pas seulement de mes pensées qui ne sont rien, mais de
tout ce qui leur peut être présenté par le ministère de l'homme ; et en écoutant
uniquement ce que Dieu leur dira dans le cœur sur cette prière, de s'y unir avec
foi. Car c'est là véritablement ce qui s'appelle prier par Jésus-Christ et en
Jésus-Christ, que de s'unir en esprit avec Jésus-Christ priant, et s'unir autant
qu'on peut à tout l'effet de cette prière. Or l'effet de cette prière, c'est
qu'étant unis à Jésus-Christ Dieu et homme, et par lui à Dieu son Père, nous
nous unissions en eux avec tous les fidèles et avec tous les hommes, pour n'être
plus autant qu'il est en nous qu'une même âme et un même cœur. Pour accomplir
cet ouvrage d'unité, nous ne devons plus nous regarder qu'en Jésus-Christ; et
nous devons croire qu'il ne tombe pas sur nous la moindre lumière de la foi, la
moindre étincelle de l'amour de Dieu, qu'elle ne soit tirée de l'amour immense
que le Père éternel a pour son Fils, à cause que ce même Fils notre Sauveur
étant en nous, l'amour dont le Père l'aime s'étend aussi sur nous par une
effusion de sa bonté : car c'est à quoi aboutit toute la prière de Jésus-Christ.
C'est en cet esprit que nous
pouvons et devons conclure toutes les nôtres avec l'Eglise : « Par Jésus-Christ
Notre-Seigneur : » Per Dominum nostrum Jesum Christum. Car n'ayant à
demander à Dieu que les effets de son amour, nous les demandons véritablement
par Jésus-Christ, si nous croyons avec une ferme et vive foi que nous sommes
aimés de lui par une effusion de l'amour qu'il a pour son Fils. Et c'est là tout
le fondement de la piété et de la confiance chrétienne. C'en est, dis-je, tout
le fondement, de croire que l'amour immense que le Père éternel a pour son Fils
en tant que Dieu, lui fait aimer l’âme sainte qui lui est si étroitement et
677
si substantiellement unie, aussi bien que le corps sacré et
béni qu'elle anime, c'est-à-dire son humanité tout entière; et l'amour qu'il a
pour toute cette personne, qui est Jésus-Christ Dieu et homme, fait qu'il aime
aussi tous les membres qui vivent en lui et de son Esprit vivifiant.
Croyons donc que comme
Jésus-Christ est aimé par un amour gratuit, par un amour prévenant, l’âme sainte
qui est unie au Verbe de Dieu, n'ayant rien fait qui lui attirât cette union
admirable, mais cette union l'ayant prévenue, nous sommes aimés de même par un
amour prévenant et gratuit. En un mot, comme dit saint Augustin, « la même grâce
quia fait Jésus-Christ notre chef a fait tous ses membres (1) ; » nous sommes
faits chrétiens par une suite de la même grâce, qui a fait le Christ. Toutes les
fois donc que nous disons : Per Jesum Christum Dominum nostrum : « Par
Notre-Seigneur Jésus-Christ, » et nous le devons dire toutes les fois que nous
prions ou en effet ou en intention, n'y ayant point d'autre nom par lequel nous
devions être exaucés (2) : toutes les fois donc que nous le disons, nous devons
croire et connaître que nous sommes sauvés par grâce uniquement par Jésus-Christ
et par ses mérites, non que nous soyons sans mérite, mais à cause que tous nos
mérites sont ses dons et que celui de Jésus-Christ en fait tout le prix, parce
que c'est le mérite d'un Dieu, et par conséquent infini.
C'est ainsi qu'il faut prier «
par Jésus-Christ Notre-Seigneur; » et l'Eglise, qui le fait toujours, s'unit par
là à tout l'effet de la divine prière que nous venons d'écouter. Si elle célèbre
la grâce et la gloire des saints apôtres, qui sont les chefs du troupeau, elle
reconnaît l'effet de la prière que Jésus-Christ a faite distinctement pour eux.
Mais les saints, qui sont consommés dans la gloire, n'ont pas moins été compris
dans la vue et dans l'intention de Jésus-Christ, encore qu'il ne les ait pas
exprimés. Qui doute qu'il ne vît tous ceux que son Père lui avait donnés dans
toute la suite des siècles, et pour lesquels il s'allait immoler avec un amour
particulier ? Entrons donc avec Jésus-Christ et en
Jésus-Christ, dans la
1 De Praedest. Sanct., n. 31.— 2 Act. IV, 12.
678
construction de tout le corps de l'Eglise; et rendant
grâces avec elle « par Jésus-Christ » pour tous ceux qui sont consommés :
demandons l'accomplissement de tous le corps de Jésus-Christ, de toute la
société des saints. Demandons en même temps avec confiance que nous nous
trouvions rangés dans ce nombre bienheureux , ne doutant point que cette grâce
ne nous soit donnée, si nous persévérons à la demander par miséricorde et par
grâce, c'est-à-dire par le mérite du sang qui a été versé pour nous et dont nous
avons le sacré gage dans l'Eucharistie.
Après cette prière allons avec
Jésus-Christ au sacrifice; et avançons-nous avec lui aux deux montagnes, à celle
des Oliviers et à celle du Calvaire. Allons, dis-je, à ces deux montagnes, et
passons de l'une à l'autre : de celle des Oliviers qui est celle de l'agonie , à
celle du Calvaire qui est celle de la mort : de celle des Oliviers qui est celle
où l'on combat, à celle du Calvaire où l'on triomphe avec Jésus-Christ en
expirant : de celle des Oliviers qui est la montagne de la résignation , à celle
du Calvaire qui est la montagne du sacrifice actuel : enfin de celle où l'on dit
: « Non ma volonté, mais la vôtre, » à celle où l'on dit : « Je remets mon
esprit entre vos mains (1) : » et, pour tout dire en un mot, de celle où l'on se
prépare à tout, à celle où l'on meurt à tout avec Jésus-Christ; à qui soit rendu
tout honneur et gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, aux siècles des
siècles. Amen.
1 Luc., XXII, 42; XXIII, 46.
FIN DU SIXIÈME
VOLUME.
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