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IIe SEMAINE. ÉLÉVATIONS A LA TRÉS-SAINTE TRINITÉ.
PREMIÈRE ÉLÉVATION. Dieu est fécond: Dieu a un fils.
IIe ÉLÉVATION. Dieu de Dieu : le Fils de Dieu ne dégénère pas.
IIIe ÉLÉVATION. Images dans la nature de la naissance du Fils de Dieu.
IVe ÉLÉVATION. Image plus épurée dans la créature raisonnable.
Ve ÉLÉVATION. Le Saint-Esprit : la Trinité tout entière.
VIe ÉLÉVATION. Trinité créée, image de l'incréée, et comme elle
incompréhensible.
VIIe ÉLÉVATION. Fécondité des arts.
VIIIe ÉLÉVATION. Sagesse essentielle, personnelle, engendrante et engendrée.
IXe ÉLÉVATION. La béatitude de l'âme : image de celle de Dieu heureux dans la
trinité de ses personnes.
Pourquoi Dieu n'aurait-il pas de
Fils ? Pourquoi cette nature bienheureuse manquerait-elle de cette parfaite
fécondité qu'elle donne à ses créatures? Le nom de Père est-il si déshonorant et
si indigne du premier être, qu'il ne lui puisse convenir selon sa propriété
naturelle? « Moi qui fais enfanter les autres, ne pourrai-je pas enfanter
moi-même (1) ? » Et s'il est si beau d'avoir, de se faire des enfants par
l'adoption, n'est-il pas encore plus beau et plus grand d'en engendrer par
nature ?
Je sais bien qu'une nature
immortelle n'a pas besoin, comme la nôtre mortelle et fragile, de se renouveler,
de se perpétuer, en substituant à sa place des enfants qu'on laisse au monde
quand on le quitte. Mais en soi-même, indépendamment de cette nécessaire
réparation, n'est-il pas beau de produire un autre soi-même par abondance, par
plénitude, par l'effet d'une inépuisable communication, en un mot par fécondité
et par la richesse d'une nature heureuse et parfaite ?
C'est par une participation de
cette bienheureuse fécondité que l'homme est fécond. Quand il serait demeuré
immortel selon le premier dessein de sa création, quand il eût plu à son
créateur de consommer au temps destiné sa félicité sur la terre, on entend
toujours que de soi il est beau d'être fécond et d'engendrer de soi-même
1 Isa., LXVI, 9.
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et de sa propre substance un autre soi-même. Qu'on laisse
cette féconde efficacité dans sa pureté primitive et originaire, elle pourra
cesser quand Dieu voudra, quand le nombre d'hommes qu'il veut rendre heureux
sera complète. Mais d'elle-même elle sera toujours regardée comme riche et comme
parfaite. Et d'où viendrait cette perfection, sinon de celle de Dieu toujours
fécond en lui-même et toujours père ?
Quand le Sage a prononcé ces
paroles : « Qui est celui qui est élevé au plus haut des cieux » par sa
puissance, « et qui en descend » continuellement par ses soins? « Qui tient les
vents en ses mains? Qui tient la mer dans ses bornes et mesure les extrémités de
la terre? Quel est son nom, et quel est le nom de son fils, si vous le savez
(1)? » Ce n'est pas là une simple idée et des paroles en l'air : il a prétendu
proposer un mystère digne de Dieu, et quelque chose de très-véritable et de
très-réel, quoiqu'on même temps incompréhensible. Dans sa nature infinie il y a
vu un père qu'on ne comprend pas, et un fils dont le nom n'est pas connu. Il
n'est donc plus question que de le nommer, et on le doit reconnaître, pourvu
qu'on avoue qu'il est ineffable.
C'est-à-dire que pour connaître
le Fils de Dieu, il faut s'élever au-dessus des sens et de tout ce qui peut être
connu et nommé parmi les hommes : il faut ôter toute imperfection au nom de fils
pour ne lui laisser que ceci, que tout fils est de même nature que son père,
sans quoi le nom de fils ne subsiste plus : un enfant d'un jour n'est pas moins
homme que son père : il est un homme moins formé, moins parfait, mais pour moins
homme cela ne se peut, et les essences ne se peuvent pas diviser ainsi. Mais si
un homme et un fils de l'homme peut être imparfait, un Dieu et un Fils de Dieu
ne le peut pas être. Otons donc cette imperfection au Fils de Dieu, que
demeurera-t-il autre chose, sinon ce qu'ont dit nos Pères dans le concile de
Nicée et dès l'origine du christianisme, qu'il est « Dieu de Dieu, lumière de
lumière, vrai Dieu de vrai Dieu : » fils parfait d'un père parfait : d'un père
qui n'attendant pas sa fécondité des années, est père dès qu'il est : qui n'est
jamais sans fils : dont le fils n'a rien de dégénérant, rien d'imparfait,
1 Prov., XXX, 4.
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rien à attendre de l'âge : car tout cela n'est que le
défaut de la naissance des hommes ?
Dieu le Père n'a non plus besoin
de s'associer à quelque autre chose que soi, pour être père et fécond : il ne
produit pas hors de lui-même cet autre lui-même : car rien de ce qui est hors de
Dieu n'est Dieu. Dieu donc conçoit en lui-même; il porte en lui-même son fruit
qui lui est coéternel. Encore qu'il ne soit que père, et que le nom de mère qui
est attaché à un sexe imparfait de soi et dégénérant, ne lui convienne pas, il a
toutefois un sein comme maternel où il porte son Fils : « Je t'ai, dit-il,
engendré aujourd'hui d'un sein maternel : » ex utero (1). Et le Fils
s'appelle lui-même le « Fils unique qui est dans le sein du Père (2) : »
caractère uniquement propre au Fils de Dieu. Car où est le Fils, excepté lui qui
est toujours dans son Père et ne sort jamais de son sein? Sa conception n'est
pas distinguée de son enfantement : le fruit qu'il porte est parfait dès qu'il
est conçu, et jamais il ne sort du sein qui le porte. Qui est porté dans un sein
immense, est d'abord aussi grand et aussi immense que le sein où il est conçu,
et n'en peut jamais sortir. Dieu l'engendre, Dieu le reçoit dans son sein, Dieu
le conçoit, Dieu le porte, Dieu l'enfante : et la Sagesse éternelle, qui n'est
autre chose que le Fils de Dieu, s'attribue dans Salomon et « d'être conçue » et
« d'être enfantée (3) : » et tout cela n'est que la même chose.
Dieu n'aura jamais que ce Fils,
car il est parfait; et il ne peut en avoir deux : un seul et unique enfantement
de cette nature parfaite en épuise toute la fécondité et en attire tout l'amour.
C'est pourquoi le Fils de Dieu s'appelle lui-même l'Unique, le Fils unique,
Unigenitus (4) : par où il démontre en même temps qu'il est Fils, non par
grâce et par adoption, mais par nature. Et le Père confirmant d'en haut cette
parole du Fils, fait partir du ciel cette voix : « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé, en qui je me suis plu (5) : » c'est mon Fils, je n'ai que lui, et
aussi de toute éternité je lui ai donné et lui donne sans fin tout mon amour.
1 Psal. CIX, 3. — 2 Joan.,
I, 18. — 3 Prov., VIII, 24, 25. — 4 Joan., I, 18. — 5 Luc.,
IX, 35.
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Un Dieu peut-il venir d'un Dieu?
Un Dieu peut-il avoir l'être d'un autre que de lui-même? Oui, si ce Dieu est
fils. Il répugne à un Dieu de venir d'un autre comme créateur qui le tire du
néant ; mais il ne répugne pas à un Dieu de venir d'un autre comme d'un père qui
l'engendre de sa propre substance. Plus un fils est parfait, si l'on peut ainsi
parler, plus un fils est fils, plus il est de même nature et de même substance
que son père, plus il est un avec lui : et s'il pouvait être de même nature et
de même substance individuelle, plus il serait fils parfait. Mais quelle nature
peut être assez riche, assez infinie, assez immense pour cela, si ce n'est la
seule infinie et la seule immense, c'est-à-dire la seule nature divine? C'est
ainsi qu'il nous a été révélé que Dieu est Père, que Dieu est Fils, et que le
Père et le Fils sont un seul Dieu, parce que le Fils engendré de la substance de
son Père, qui ne souffre point de division et ne peut avoir (a) de parties, ne
peut être rien moins qu'un Dieu et un même Dieu avec son Père ; car qui dit
substance de Dieu, la dit toute, et dit par conséquent Dieu tout entier : qui
sort de Dieu de cette sorte, c'est-à-dire de toute sa substance, possède en même
temps son éternité tout entière, selon ce que dit le prophète : « Sa sortie est
dès le commencement, dès les jours de l'éternité (1), » parce que l'éternité est
la substance de Dieu ; et quiconque est sorti de Dieu et de sa substance, en
sort nécessairement avec une même éternité, une même vie, une même majesté. Car
si un père transmet à son fils toute sa noblesse, combien plus le Père éternel
communique-t-il à son Fils toute la noblesse avec toute la perfection et
l'éternité de son être ! Ainsi le Fils de Dieu nécessairement est coéternel à
son Père : car il ne peut rien y avoir de nouveau ni de temporel dans le sein de
Dieu : la mutation et le temps, dont
1 Mich., V, 2.
(a) Var. : Et n'a point.
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la nature est de changer toujours, n'approche point de ce
sein auguste; et la même perfection, la même plénitude d'être qui en exclut le
néant, en exclut toute nature changeante. En Dieu tout est permanent : tout est
immuable : rien ne s'écoule dans son être : rien n'y arrive de nouveau ; et ce
qu'il est un seul moment, si on peut parler de moment en Dieu, il l'est
toujours.
« Au commencement le Verbe était
(1). » Remontez à l'origine du monde, « le Verbe était : » remontez plus haut si
vous pouvez, et mettez tant d'années que vous voudrez les unes devant les
autres, «il était : » il est comme Dieu « celui qui est. » Saint Jean disait
dans l'Apocalypse : « La grâce vous soit donnée par celui » qui n'est autre que
celui « qui est, qui était et qui viendra : » c'est Dieu. Et un peu après :
c'est Jésus-Christ, dont saint Jean dit : « Le voilà qui vient dans les nues ; »
et c'est lui qui prononce ces paroles : « Je suis l'alpha et l'oméga : le
commencement et la fin : dit le Seigneur Dieu, qui est, et qui était, et qui
viendra (2). » Jésus-Christ est donc comme son Père « celui qui est, » et « qui
était : » il est celui dont l'immensité embrasse le commencement et la fin des
choses : et comme Fils, et étant de même nature, de même substance que son Père,
il est aussi de même être, de même durée et de même éternité.
Voyez cette délicate vapeur que
la mer doucement touchée du soleil et comme imprégnée de sa chaleur, envoie jour
et nuit comme d'elle-même vers le ciel, sans diminution de son vaste sein. C'est
pourtant le pins pur de sa substance et quelque chose de même nature, quoique
non de même matière, que les eaux qu'elle se réserve. Ainsi, dit Salomon, « la
sagesse » que Dieu engendre dans l'éternité, « est une vapeur de sa
toute-puissante vertu et une très-pure émanation de sa clarté (3). »
1 Joan., I, 1. — 2 Apoc.,
I, 4, 7, 8. — 3 Sap., VII, 25.
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On peut entendre encore par
cette vapeur la chaleur même qui sort du soleil, « dont nul ne se peut cacher
(1), » comme dit David. Quoi qu'il en soit, on voit que le Sage cherche par
toutes ses comparaisons à nous faire entendre une génération qui n'altère ni
n’entame point la substance, et dans le Père et le Fils une distinction qui n'en
ôte point l'unité. C'est ce qui ne se trouve pas dans les créatures, et encore
moins dans les créatures corporelles : mais il nous propose pourtant ce qu'il y
a de plus épuré dans la nature sensible, pour en tirer des images les plus
dégagées qu'il sera possible de l'altération qui paraît dans les productions
ordinaires.
Considérez cet éclat, ce rayon,
cette splendeur qui est la production et comme le Bis du soleil : elle en sort
sans le diminuer, sans s'en séparer elle-même, sans attendre le progrès du temps
: tout d'un coup, dès que le soleil a été formé, sa splendeur est née et s'est
répandue avec lui, et on y voit toute la beauté de cet astre : ainsi, disait
Salomon, la sagesse sortie du sein de Dieu, «est la délicate vapeur, la
très-pure émanation, » le vif rejaillissement, « l'éclat de sa lumière éternelle
(2) : » ou, comme parle saint Paul, c'est « le rayon resplendissant de la gloire
de Dieu et l'empreinte de sa substance (3). » Dès que la lumière est, elle
éclate : si l'éclat et la splendeur du soleil n'est pas éternelle, c'est que la
lumière du soleil ne l'est pas non plus : et par une contraire raison, si la
lumière était éternelle, son éclat et sa splendeur le seraient aussi. Or Dieu
est une lumière où il n'y a point de ténèbres : une lumière qui n'étant point
faite, subsiste éternellement par elle-même et ne connait ni commencement ni
déclin. Ainsi son éclat, qui est son Fils, est éternel comme lui et ne se divise
pas de sa substance. Tous les rayons, pour ainsi parler, tiennent au soleil; son
éclat ne se détache jamais : ainsi sans se détacher de son Père, le Fils de Dieu
en sort éternellement; et mettre Dieu sans son Fils, c'est mettre la lumière
sans rayon et sans splendeur.
Mais passons à l'autre
expression de saint Paul : « Le Fils de Dieu, dit l'Apôtre, est le caractère et
l'empreinte de la substance de son Père (4). » Lorsqu'un sceau est appliqué sur
de la cire,
2 Psal. XVIII, 7. — 2 Sap., VII, 25 — 3
Hebr. I, 3. — 4 Ibid.
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cette cire, sans rien détacher du sceau qui s'imprime en
elle, en tire la ressemblance tout entière et se l'incorpore, en sorte qu'on ne
peut plus l'en séparer : regardez-la bien, aucun trait ne lui est échappé ; et
cependant tout est demeuré dans le sceau sous lequel elle a pris sa forme. Ainsi
le Fils de Dieu a pris tout du Père sans lui rien ôter : il en est la parfaite
image, « l'empreinte , » l'expression tout entière, non de sa figure, car Dieu
n'en a point; mais, comme parle saint Paul, « de sa substance : » selon la force
de l'original, on pourrait traduire, « de sa personne. » Il en porte tous les
traits; c'est pourquoi il dit : « Qui me voit, voit mon Père (1). Et comme le
Père a la vie en soi, ainsi il a donné à son Fils d'avoir la vie en soi (2) :
comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la
vie à qui il lui plaît (3). » Et il n'exprime pas seulement son Père dans les
effets de sa puissance ; il en exprime tous les traits, tous les caractères
naturels et personnels ; en sorte que si on pouvait voir le Fils sans voir le
Père, on le verrait tout entier dans son Fils.
Mais qui pourrait expliquer
quels sont ces traits et ces caractères du Père éternel qui reluisent dans son
Fils ? Cela n'est pas de cette vie ; et tout ce qu'on en peut dire, c'est que
n'y ayant rien en Dieu d'accidentel, tous ces traits du Père que le Fils porte
empreints dans sa personne, sont de la substance ou de la personne du Père : il
est cette impression substantielle que le Père opère de tout ce qu'il est, et
c'est en opérant cette impression qu'il engendre son Fils.
Voici dans le Sage quelque chose
de plus délicat : la sagesse éternellement conçue dans le sein de Dieu, «est un
miroir sans tache de sa majesté et l'image de sa bonté (4). » C'est une chose de
trop grossier pour le Fils de Dieu , que l'impression d'un cachet, ou que
l'expression de la ressemblance dans une image qu'on taille avec un ciseau ou
qu'on fait avec des couleurs. La nature a quelque chose de plus délicat : et
voici dans de claires eaux et dans un miroir, un nouveau secret pour peindre et
faire une image. Il n'y a qu'à présenter un objet : aussitôt il se peint
lui-même, et cet admirable tableau ne dégénère par aucun endroit de l'original :
1 Joan., XIV. 9.— 2 Ibid.,
X, 26. — 3 Ibid., 21. — 4 Sap., VII, 26.
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c'est en quelque sorte l'original même. Cependant rien ne
dépérit ni à l'original, ni à la glace polie où il s'est imprimé lui-même tout
entier. Pour achever ce portrait, on n'a pas besoin du secours du temps, ni
d'une ébauche imparfaite : un même instant le commence et l'achève, et le dessin
comme le fini n'est qu'un seul trait.
Tout cela est mort : le soleil,
son rayon, sa chaleur ; un cachet, son expression ; une image ou taillée ou
peinte ; un miroir et les ressemblances que les objets y produisent, sont choses
mortes : Dieu a fait une image plus vive de son éternelle et pure génération ;
et afin qu'elle nous fût plus connue, c'est en nous-mêmes qu'il l'a faite.
Il l'a faite lorsqu'il a dit :
«Faisons l'homme. » Il voulut alors faire quelque chose où fût déclarée
l'opération de son Fils, d'un autre lui-même, puisqu'il dit : «Faisons : » il
voulut faire quelque chose qui fût vivant comme lui, intelligent comme lui,
saint comme lui, heureux comme lui : autrement on ne saurait ce que voudrait
dire : «Faisons l'homme à notre image et ressemblance (1) : à notre image » dans
le fond de sa nature ; « à notre ressemblance » par la conformité de ses
opérations avec la nôtre éternelle et indivisible.
C'est par l'effet de cette
parole : « Faisons l'homme à notre image, » que l'homme pense : et penser, c'est
concevoir : toute pensée est conception et expression de quelque chose : toute
pensée est l'expression et par là une conception de celui qui pense, si celui
qui pense pense à lui-même et s'entend lui-même ; et c'en serait une conception
et expression parfaite, éternelle, substantielle, si celui qui pense était
parfait, éternel, et s'il était par sa nature toute substance, sans rien avoir
d'accidentel en lui-même,
1 Genes., I, 26.
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ni rien qui puisse être surajouté à sa pure et inaltérable
substance.
Dieu donc qui pense
substantiellement, parfaitement, éternellement, et qui ne pense ni ne peut
penser qu'à lui-même, en pensant conçoit quelque chose de substantiel, de
parfait et d'éternel comme lui : c'est là son enfantement, son éternelle et
parfaite génération : car la nature divine ne connait rien d'imparfait ; et en
elle la conception ne peut être séparée de l'enfantement. C'est donc ainsi que
Dieu est Père; c'est ainsi qu'il donne la naissance à un Fils qui lui est égal :
c'est là cette éternelle et parfaite fécondité dont l'excellence nous a ravi,
dès que sous la conduite de la foi nous avons osé y porter notre pensée.
Concevoir et enfanter de cette sorte, c'est être la perfection et l'original :
et concevoir et enfanter comme nous faisons, à notre manière imparfaite, c'est
Être fait à l'image et ressemblance de Dieu.
Nous pouvons donc maintenant
répondre à la question de Salomon : « Dites-nous son nom et le nom de son fils,
si vous le pouvez (1). » Nous le pouvons à présent qu'il nous l'a appris : son
nom est « le Verbe (2), » la parole : non une parole étrangère et accidentelle,
Dieu ne connait rien de semblable ; mais une parole qui est en lui une personne
subsistante, coopératrice, concréatrice, « composant et arrangeant toutes choses
avec lui (3), » comme dit le même Salomon : une personne qui n'a point commencé,
puisque, dit saint Jean : « Au commencement elle était (4) : » une personne qui
est un avec Dieu, puisque, dit le même saint Jean, « elle est Dieu, » et que
Dieu essentiellement est un : une personne qui est pourtant distincte de Dieu,
puisque, continue le même apôtre, elle est en Dieu, avec Dieu, « chez Dieu, »
apud Deum: son Fils unique qui est dans son sein , in sinu Patris
(5), qu'il envoie au monde , qu'il fait paraître dans la chair comme le Fils
unique de Dieu. Voilà son nom : c'est « le Verbe, » c'est la parole, la parole,
dis-je, par laquelle un Dieu éternel et parfait se dit lui-même à lui-même tout
ce qu'il est ; et conçoit, et engendre, et enfante tout ce qu'il dit : enfante
par conséquent un parfait, un coéternel, un coessentiel et consubstantiel.
1 Prov., XXX. 4.— 2 Joan.,
I, 1. — 3 Prov., XIII, 27, 30. — 4 Joan., I, 1, 2. — 5 Ibid.,
18.
33
Ne trouvons point ce mystère
indigne de Dieu, puisqu'il ne lui attribue rien qui ne soit parfait : ne
trouvons point incroyable que Dieu ait révélé le mystère de son éternelle
génération à ceux qu'il avait faits à sa ressemblance, en qui il avait imprimé
une faible image de cette éternelle et parfaite production. Soyons attentifs à
nous-mêmes, à notre conception, à notre pensée : nous v trouverons une idée de
cette immatérielle, incorporelle, pure, spirituelle génération que l'Evangile
nous a révélée.
Sans cette révélation, qui
oserait porter ses yeux sur cet admirable secret de Dieu? Mais après la foi nous
osons non-seulement le contempler, mais encore en voir en nous une image : nous
osons en quelque sorte transporter en Dieu cette conception de notre esprit, et
la dépouillant de toute altération, de tout changement, de toute imperfection,
il ne nous reste que la pure, que la parfaite, l'incorporelle, l'intellectuelle
naissance du Fils de Dieu; et dans son Père, une fécondité digne du premier Etre
par sa plénitude, par son abondance, par l'infinité d'une nature parfaite et
parfaitement communicative, non-seulement au dehors où tout ce qu'elle produit
dégénère jusqu'à l'infini, parce qu'au fond il vient du néant et ne peut perdre
la bassesse de cette origine; mais encore en elle-même et au dedans, où tout ce
qu'elle produit étant produit de sa substance et de toute sa substance, lui est
nécessairement égal en tout.
Dieu est donc fécond : Dieu a un
Fils : mais où est ici le Saint-Esprit, et où est la Trinité sainte et parfaite
, que nous servons dès notre baptême? Dieu n'aime-t-il pas ce Fils, et n'en
est-il pas aimé? Cet amour n'est ni imparfait ni accidentel à Dieu : l'amour de
Dieu est substantiel coin ne sa pensée ; et le Saint-Esprit qui sort du Père et
du Fils, comme leur amour mutuel, est de même substance
34
que l'un et l'autre : un troisième consubstantiel et avec
eux un seul et même Dieu.
Mais pourquoi donc n'est-il pas
Fils, puisqu'il est par sa production de même nature? Dieu ne l'a pas révélé. Il
a bien dit que le Fils était « unique (1) : » car il est parfait, et tout ce qui
est parfait est unique : ainsi le Fils de Dieu, Fils parfait d'un Père parfait,
doit être unique, et s'il pouvait y avoir deux fils, la génération du fils
serait imparfaite. Tout ce donc qui viendra après ne sera plus fils : et ne
viendra point par génération, quoique de même nature. Que sera-ce donc que cette
finale production de Dieu? C'est une procession sans nom particulier : le
Saint-Esprit « procède du Père (2) : » le Saint-Esprit est l'esprit commun du
Père et du Fils, « le Saint-Esprit prend du Fils (3) ; » et : « le Fils l'envoie
(4)» comme le Père. Taisez-vous, raisonnements humains : Dieu a voulu expliquer
que la procession de son Verbe était une véritable et parfaite génération : ce
que c'était que la procession de son Saint-Esprit, il n'a pas voulu le dire, ni
qu'il y eût rien dans la nature qui représentât une action si substantielle et
tout ensemble si singulière : c'est un secret réservé à la vision bienheureuse.
O Dieu Saint-Esprit, vous n'êtes
pas le Fils, puisque vous êtes l'amour éternel et subsistant du Père et du Fils
: qui supposez par conséquent le Fils engendré, et engendré comme Vils unique, à
cause qu'il est parfait. Vous êtes parfait aussi.et unique en votre genre et en
votre ordre : vous n'êtes pas étranger au Père et au Fils, puisque vous en êtes
l'amour et l'union éternelle : vous procédez nécessairement de l'un et de
l'autre, puisque vous êtes leur amour mutuel : qui vous voudrait séparer d'eux,
les séparerait eux-mêmes entre eux et diviserait leur règne éternel.
Vous êtes égal au Père et au Fils, puisque nous sommes
également consacrés « au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (5) ; » et
que vous avez avec eux « un » même « temple qui est notre âme, notre corps (6),
» tout ce que nous sommes. Rien d'inégal ni d'étranger au Père et au Fils ne
doit être nommé avec eux en égalité : je ne veux pas être baptisé et consacré au
nom
1 Joan., 1, 18. — 2 Ibid.,
XV, 28. — 3 Ibid., XVI, 14. — 4 Ibid., 7. — 5
Matth., XXVIII, 19. — 6 I
Cor., III, 16, 17; VI, 19.
d'un conserviteur : je ne veux pas être le temple d'une
créature : ce serait une idolâtrie de lui bâtir un temple, et à plus forte
raison d'être et se croire soi-même son temple.
Revenons encore à nous-mêmes :
nous sommes, nous entendons, nous voulons. D'abord, entendre et vouloir. Si
c'est quelque chose, ce n'est pas absolument la même chose : si ce n'était pas
quelque chose, ce ne serait rien, et il n'y aurait ni entendre ni vouloir. Mais
si c'était absolument la même chose, on ne les distinguerait pas. Mais on les
distingue : car on entend ce qu'on ne veut pas, ce qu'on n'aime pas, encore
qu'on ne puisse aimer ni vouloir ce qu'on n'entend point : Dieu même entend et
connaît ce qu'il n'aime pas, comme le péché : et nous combien de choses
entendons-nous que nous haïssons et que nous ne voulons ni faire ni souffrir,
parce que nous entendons qu'elles nous nuisent ! Nous entendons ce que c'est que
se précipiter du haut d'une tour, et ce mouvement n'est pas moins bien entendu
que les autres : mais cependant on ne le veut pas, à cause qu'il nous est
nuisible.
Nous sommes donc quelque chose
d'intelligent, quelque chose qui s'entend et s'aime soi-même ; qui n'aime que ce
qu'il entend, mais qui peut connaître et entendre ce qu'il n'aime pas :
toutefois en ne l'aimant pas, il sait et entend qu'il ne l'aime pas, et cela
même il veut le savoir, et il ne veut pas l'aimer, parce qu'il sait ou qu'il
croit qu'il lui est nuisible ; mais au contraire il veut ne l'aimer pas. Ainsi
entendre et aimer sont choses distinctes, mais tellement inséparables, qu'il n'y
a point de connaissance sans quelque volonté. Et si l'homme semblable à l'ange
connaissait tout ce qu'il est, sa connaissance serait égale à son être : et
s'aimant à proportion de sa connaissance, son amour serait égal à
36
l'un et à l'autre. Et si tout cela était bien réglé, tout
cela ne ferait ensemble qu'un seul et même bonheur de la même âme, et à vrai
dire la même âme heureuse, en ce que par la droiture de sa volonté conforme à la
vérité de sa connaissance, elle serait juste. Ainsi ces trois choses : être,
connaître et vouloir, font une seule âme heureuse et juste, qui ne pourrait ni
être sans être connue, ni être connue sans être aimée, ni distraire de soi-même
une de ces choses sans se perdre tout entière avec tout son bonheur. Car que
serait-ce à une âme que d'être sans se connaître, et que serait-ce de se
connaître sans s'aimer de la manière qu'il faut s'aimer pour être véritablement
heureux, c'est-à-dire sans s'aimer par rapport à Dieu, qui est tout le fondement
de notre bonheur?
Ainsi, à notre manière
imparfaite et défectueuse, nous représentons un mystère incompréhensible. Une
Trinité créée que Dieu fait dans nos âmes, nous représente la Trinité incréée,
que lui seul pouvait nous révéler; et pour nous la faire mieux représenter, il a
mêlé dans nos âmes qui la représentent, quelque chose d'incompréhensible.
Nous avons vu qu'entendre et
vouloir, connaître et aimer sont actes très-distingués : mais le sont-ils
tellement que ce soient choses entièrement et substantiellement différentes?
Cela ne peut être : la connaissance n'est autre chose que la substance de l'âme
affectée d'une certaine façon, et la volonté n'est autre chose que la substance
de l’âme affectée d'une autre. Quand je change ou de pensée et de volonté, ai-je
cette volonté et cette pensée sans que ma substance y entre? Sans doute elle y
entre : et tout cela au fond n'est autre chose que ma substance affectée,
diversifiée, modifiée de différentes manières, mais dans son fond toujours la
même : car en changeant de pensée, je ne change pas de substance; et ma
substance demeure une pendant que mes pensées vont et viennent, et pendant que
ma volonté va se distinguant de mon âme, d'où elle ne cesse de sortir : de même
que ma connaissance va se distinguant de mon être, d'où elle sort pareillement;
et pendant que tous les deux, je veux dire ma connaissance et ma volonté, se
distinguent en tant de manières et se portent successivement à tant de divers
objets, ma substance est toujours la
37
même dans son fond, quoiqu'elle entre tout entière dans
toutes ces manières d'être si di fié rentes.
Voilà déjà en moi un prodige
inconcevable : mais ce prodige s'étend dans toute la nature. Le mouvement et le
repos, choses si distinctes, ne sont dans le fond que la substance qui se meut
et qui se repose ; qui change à la vérité, mais non dans son fond , quand elle
passe du mouvement au repos, et du repos au mouvement. Car ce qui se meut
maintenant, c'est la même chose qui se reposera bientôt ; et ce qui se repose en
ce moment, est la même chose qui bientôt sera mise en mouvement. Et le mouvement
droit, et l'oblique, et le circulaire, sont des mouvements divers entre eux,
mais qui n'ont qu'une seule et même substance; et cent circulations successives
d'un même corps ne sont au fond que ce même corps agité en cercle. Et tout cela
est distinct et un : un en substance, distinct en manières : et ces manières,
quoique différentes, n'ont toutes qu'un mente sujet, un même fond , une seule et
même substance.
Je ne sais qui se peut vanter
d'entendre cela parfaitement : ni qui pourra se bien expliquer à soi-même ce que
les manières d'être ajoutent à l'être : ni d'où vient leur distinction dans
l'unité et identité qu'elles ont avec l'être même : ni comment, elles sont des
choses, ni comment elles n'en sont pas. Ce sont des choses, puisque si c'était
un pur néant, on ne pourrait véritablement ni les assurer ni les nier : ce n'en
sont point, puisqu'en elles-mêmes elles ne subsistent pas. Tout cela ne s'entend
pas bien ; tout cela est pourtant chose véritable : et tout cela nous est une
preuve que même dans les choses naturelles, l'unité est un principe de
multiplicité en elle-même, et que l'unité et la multiplicité ne sont pas autant
incompatibles qu'on le pense.
O Dieu, devant qui je me
considère moi-même et me suis à moi-même un grand énigme, j'ai vu en moi ces
trois choses : être, entendre, vouloir. Vous voulez que je sois toujours,
puisque vous m'avez donné une âme immortelle, dont le bonheur ou le malheur sera
éternel; et si vous vouliez, j'entendrais et voudrais toujours la même chose :
car c'est ainsi que vous voulez que je sois toujours, quand vous me rendrez
heureux par votre présence. Si je
37
ne voulais et n'entendais éternellement que la même chose,
comme je n'ai qu'un seul être, je n'aurais aussi qu'une seule connaissance et
une seule volonté, ou si l'on veut, un seul entendre et un seul vouloir.
Cependant ma connaissance et mon amour ou ma volonté n'en seraient pas pour cela
moins distingués entre eux, ni moins identifiés; c'est-à-dire n'en seraient pas
moins un avec le fond de mon être, avec ma substance. Et mon amour ou ma volonté
ne pourraient pas ne pas venir de ma connaissance, et mon amour serait toujours
une chose que je produirais en moi-même, et je ne produirais pas moins ma
connaissance : et toujours il y aurait en moi trois choses, l'être produisant la
connaissance, la connaissance produite, et l'amour aussi produit par l'un et par
l'autre. Et si j'étais une nature incapable de tout accident survenu à sa
substance, et en qui il fallut que tout fût substantiel, ma connaissance et mon
amour seraient quelque chose de substantiel et de subsistant : et je serais
trois personnes subsistantes dans une seule substance : c'est-à-dire je serais
Dieu. Mais comme il n'en est pas ainsi, je suis seulement fait à l'image et à la
ressemblance de Dieu, et un crayon imparfait de cette unique substance qui est
tout ensemble Père, Fils et Saint-Esprit : substance incompréhensible dans sa
trine divinité , qui n'est au fond qu'une même chose souveraine , immense,
éternelle, parfaitement une en trois personnes distinctement subsistantes,
égales, consubstantielles; à qui est dû un seul culte, une seule adoration, un
seul amour, puisqu'on ne peut ni aimer le Père sans aimer son Fils, ni aimer le
Fils sans aimer son Père, ni les aimer tous deux sans aimer leur union
éternellement subsistante et leur amour mutuel. Et pour aider la foi qui
m'attache à ce mystère incompréhensible, j'en vois en moi-même une ressemblance
qui, toute imparfaite qu'elle est, ne laisse pas d'avoir quelque chose que je ne
puis comprendre, et je me suis à moi-même un mystère impénétrable. Et pour
m'ôter toute peine de perdre en Dieu toute ma compréhension, je commence par la
perdre premièrement, non-seulement dans tous les ouvrages de la nature, mais
encore dans moi-même plus que dans tout le reste.
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Je suis un peintre, un
sculpteur, un architecte : j'ai mon art, j'ai mon dessein ou mon idée, j'ai le
choix et la préférence que je donne à cette idée par un amour particulier. J'ai
mon art; j'ai mes règles, mes principes, que je réduis autant que je puis à un
premier principe qui est un, et c'est par là que je suis fécond. Avec cette
règle primitive et ce principe fécond qui fait mon art, j'enfante au dedans de
moi un tableau, une statue, un édifice, qui dans sa simplicité est la forme,
l'original, le modèle immatériel de ce que j'exécuterai sur la pierre, sur le
marbre, sur le bois, sur une toile où j'arrangerai toutes mes couleurs. J'aime
ce dessein, cette idée, ce fils de mon esprit fécond et de mon art inventif. Et
tout cela ne fait de moi qu'un seul peintre, un seul sculpteur, un seul
architecte : et tout cela se tient ensemble et inséparablement uni dans mon
esprit : et tout cela dans le fond, c'est mon esprit même et n'a point d'autre
substance : et tout cela est égal et inséparable.
Lequel des trois que l'on ôte,
tout s'en va. Le premier qui est l'art, n'est pas plus parfait que le second qui
est l'idée, ni le troisième qui est l'amour. L'art produit l'un et l'autre, et
on suppose qu'il existe, quand il les produit. On ne peut dire ce qui est plus
beau, ou de commencer ou de terminer, ou d'être produit ou de produire. L'art
qui est comme le père, n'est pas plus beau que l'idée qui est le fils de
l'esprit; et l'amour qui nous fait aimer cette belle production, est aussi beau
qu'elle : par leur relation mutuelle chacune a la beauté des trois. Et quand il
faudra produire au dehors cette peinture ou cet édifice, l'art et l'idée et
l'amour y concourront également et en unité parfaite; en sorte que ce bel
ouvrage se ressentira également de l'art, de l'idée et de l'amour ou de la
secrète complaisance qu'on aura pour elle.
Tout cela, quoiqu'immatériel,
est trop imparfait et trop grossier
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pour Dieu : je n'ose lui en faire l'application : mais de
là, aidé de la foi, je m'élève et je prends mon vol; et cette contemplation de
ce que Dieu a mis dans mon âme, quand il l'a créée à sa ressemblance, m'aide à
faire mon premier effort.
« Dieu m'a possédée, » dit la
Sagesse (1) : c'est-à-dire Dieu m'a engendrée, conformément à cette parole
d'Eve, quand elle enfanta Caïn : « Et, dit-elle, j'ai possédé un homme par » la
grâce de « Dieu (2) : » il m'a engendrée « avant que de rien l'aire : je suis
ordonnée, » et garde mon rang « de toute éternité» et de toute antiquité, «
avant que la terre fût faite : les abîmes n'étaient pas encore, et j'étais déjà
conçue : Dieu m'enfantait devant les collines (3); » c'est-à-dire devant tous
les temps et de toute éternité, parce qu'il n'y a que l'éternité avant tous les
temps. Mais Dieu n'a-t-il de sagesse que celle qu'il engendre? A Dieu ne plaise!
Car nous-mêmes nous ne pourrions pas produire en nous notre verbe, notre parole
intérieure, s'il n'y avait en nous un fond déraison dont notre verbe est le
fruit : à plus forte raison y a-t-il en Dieu une Sagesse essentielle, qui étant
primitivement et originairement dans le Père, le rend fécond pour produire dans
son sein cette Sagesse qui est son Verbe et son Fils, sa parole, sa raison, son
intelligence, son conseil, l'idée de ce divin ouvrier qui précède tous ces
ouvrages, le bouillonnement pour ainsi dire ou la première effusion de son cœur,
et la seule production qui le fait nommer vraiment Père avant tous les temps, «
C’est de là » donc dit saint Paul, «que vient toute paternité dans le ciel et
dans la terre (4) : » c'est de là que « nous est donnée, à nous qui croyons au
Fils unique, la puissance d'être enfants de Dieu » à son image,
1 Prov., VIII, 22. — 2 Genes.,
IV I. — 3 Prov., VIII, 22, 23, 24, 25. — 4 Ephes., III, 15.
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« en naissant non du sang, ni de la volonté de l'homme, ni
de la volonté de la chair, mais de Dieu (1), » qui par sa bonté et par la grâce
de son adoption a daigné nous associer à son Fils unique.
Quand Dieu m'a fait à son image
et ressemblance, il m'a fait pour être heureux comme lui, autant qu'il peut
convenir à une créature : et c'est pourquoi il me fait trouver en moi ces trois
choses : moi-même qui suis fait pour être heureux, l'idée de mon bonheur, et
l'amour ou le désir du même bonheur. Trois choses que je trouve inséparables en
moi-même, puisque je ne suis jamais sans être une chose qui est faite pour être
heureuse, et par conséquent qui porte en soi-même et l'idée de son bonheur et le
désir d'en jouir provenant nécessairement de cette idée.
Qu'on me demande laquelle de ces
trois choses je voudrais perdre plutôt que l'autre, je ne saurai que répondre :
car premièrement je ne veux point perdre mon être : je veux pour ainsi parler
encore moins perdre mon bonheur, puisque sans bonheur il vau-droit mieux pour
moi que je ne fusse pas, conformément à cette parole du Sauveur sur son
malheureux disciple : « Il vaudrait mieux à cet homme de n'avoir jamais été (2).
» Je ne veux donc non plus perdre mon bonheur que mon être, ni non plus perdre
l'idée et l'amour de mon bonheur que mon bonheur, puisqu'il n'y a point de
bonheur sans cette idée et cet amour.
S'il y a quelque chose en moi
qui ait toujours été avec moi-même, c'est cette idée et cet amour de mon bonheur
: car je ne puis jamais avoir été sans fuir ce qui me nuisait et désirer ce qui
m'était convenable; ce qui ne peut provenir que du désir d'être heureux, et de
la crainte de ne l'être pas. Ce sentiment commence
1 Joan., I, 12, 13. — 2 Matth., XXVI, 24.
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à paraître dès l'enfance; et comme on l'apporte en venant
au monde, on doit l'avoir eu, quoique plus obscurément et plus sourdement,
jusque dans le sein de la mère.
Voilà donc une idée qui naît en
nous avec nous, et un sentiment qui nous vient avec cette idée ; et tout cela
est en nous avant tout raisonnement et toute réflexion. Quand la raison commence
à poindre, elle ne fait autre chose que de chercher les moyens, bons ou mauvais,
de nous rendre heureux : ce qui montre que cette idée et cet amour du bonheur
est dans le fond de notre raison.
D'une certaine façon cette idée
qui nous fait connaître notre bonheur, et ce sentiment qui nous le fait aimer,
font de tout temps notre seule idée et notre seul sentiment. Pour le sentiment,
il est clair, puisque tous nos autres sentiments se rapportent à celui-là : et
pour l'idée, c'est une suite, puisque ce n'est que pour remplir celle-là que
nous nous rendons attentifs à toutes les autres. Supposons donc que Dieu qui
nous donne tout et peut aussi nous ôter ce qui lui plaît, nous ôte tout, excepté
notre être, et l'idée de notre bonheur et le désir qui nous presse de le
rechercher, nous serons quelque chose de fort simple ; mais dans notre
simplicité nous aurons trois choses qui ne diviseront point notre unité simple,
mais plutôt concourront toutes trois à sa perfection.
Alors serons-nous heureux?
Hélas! point du tout. Nous désirerons seulement de l'être, et par conséquent
nous ne le serons pas, puisque le bonheur ne peut consister avec le besoin, dont
le désir est la preuve.
Que faut-il donc ajouter à tout
cela pour nous rendre heureux? Il faut ajouter à l'idée confuse que j'ai du
bonheur, la connaissance distincte de l'objet où il consiste, et en même temps
changer le désir confus du bonheur en la possession actuelle de ce qui le fait.
Mais où peut consister mon
bonheur que dans la chose la plus parfaite que je connaitrai, si je la puis
posséder? Ce que je connais le plus parfait, c'est Dieu sans doute, puisque même
je ne puis trouver en moi-même d'autre idée de perfection que celle de Dieu. Il
reste à savoir si je le puis posséder. Mais qu'est-ce que le posséder, si ce
n'est le connaître? Se possède-t-il autrement lui-même
43
qu'en connaissant sa perfection? Je suis donc capable de le
posséder, puisque je suis capable de le connaître, pourvu qu'en le connaissant
je me porte aussi à l'aimer, puisque le connaître sans l'aimer, c'est le
méconnaître en effet.
Après cette heureuse addition
qui s'est faite à la connaissance et à l'idée que j'avais de mon bonheur,
serais-je heureux? Point du tout. Mais quoi! Je connais et j'aime Dieu, et cela
même, avons-nous dit, c'est le posséder, et c'est posséder ce que je connais de
meilleur; et nous avons dit que cela c'est être heureux : je le suis donc?
Cependant si j'étais heureux, je n'aurais rien à désirer : puis-je dire que je
n'ai rien à désirer? Loin de moi cet aveuglement! Je ne suis donc pas heureux.
Il faut donc encore chercher en
moi-même ce qui me manque. Je connais Dieu, je l'avoue, mais très-imparfaitement
: ce qui fait que mon amour pour lui est trop faible; et de là aussi me vient la
faiblesse de désirer tant de choses bonnes ou mauvaises. J'ai donc à désirer de
connaître Dieu plus parfaitement que je ne fais : « De le connaître, comme dit
saint Paul, ainsi que j'en suis connu (1) : » de le connaître à nu, « à
découvert; » en un mot de le voir « face à face (2), » sans ombre, sans voile,
sans obscurité. Que Dieu m'ajoute cela; qu'il me dise comme à Moïse : « Je te
montrerai tout bien (3) : » alors je dirai avec saint Philippe : « Maître, cela
nous suffit (4). » Mais cela n'est pas de cette vie. Quand ce bonheur nous
arrivera, nous n'aurons rien à désirer pour la connaissance. Mais pour l'amour,
que sera-ce? Quand nous verrons Dieu face à face, pourrons-nous faire quelque
chose de plus que l'aimer? Non sans doute : et saint Paul a dit que « l'amour »
demeure éternellement « sans jamais se perdre (5). » Qu'aura donc de plus notre
amour dans cette éternelle et bienheureuse occupation, sinon qu'il sera parfait,
venant d'une parfaite connaissance? Et il ne pourra plus changer comme il peut
changer en cette vie : et il absorbera toutes nos volontés dans une seule, qui
sera celle d'aimer Dieu : « Et il n'y aura plus de gémissement, et nos larmes
seront essuyées pour jamais (6), » et nos désirs s'en iront avec nos besoins.
Alors donc
1 I Cor., XIII, 12.— 2 II Cor., III, 18. — 3
Exod., XXXIII, 19. — 4 Joan., XIV, 8. — 5 I Cor., XIII, 8.
— 6 Apoc., VII, 17.
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nous serons réduits à la parfaite unité et simplicité. Mais
dans cette simplicité nous porterons la parfaite image de la Trinité, puisque
Dieu uni au fond de notre être et se manifestant lui-même, produira en nous la
vision bienheureuse qui sera en un sens Dieu même, lui seul en étant l'objet
comme la cause : et par cette vision bienheureuse il produira un éternel et
insatiable amour, qui ne sera encore autre chose en un certain sens que Dieu
même vu et possédé : et « Dieu sera tout en tous (1) : » et il sera tout en
nous-mêmes : un seul Dieu uni à notre fonds, se produisant en nous par la vision
et se consommant en un avec nous par un éternel et parfait amour.
Alors donc s'accomplira notre
parfaite unité en nous-mêmes, et avec tout ce qui possédera Dieu avec nous : et
ce qui nous fera tous parfaitement un, c'est que nous serons, et nous verrons,
et nous aimerons; et tout cela sera en nous tous une seule et même vie. Et alors
s'accomplira ce que dit le Sauveur : « Comme vous, mon Père, êtes en moi et moi
en vous, ainsi » ils seront « un en nous (2) : » un en eux-mêmes, et un avec
tous les membres du corps de l'Eglise qu'ils composent.
Formons donc en nous la Trinité
sainte : unis à Dieu, connaissant Dieu, aimant Dieu. Et comme notre
connaissance, qui à présent est imparfaite et obscure, s'en ira; et que l'amour
est en nous la seule chose qui ne s'en ira jamais et ne se perdra point, aimons,
aimons, aimons : faisons sans fin ce que nous ferons sans fin : faisons sans fin
dans le temps ce que nous ferons sans fin dans l'éternité. Oh ! que le temps est
incommode ! Que de besoins accablants le temps nous apporte ! Qui pourrait
souffrir les distractions, les interruptions, les tristes nécessités du sommeil,
de la nourriture, des autres besoins? Mais celles des tentations, des mauvais
désirs, qui n'en serait honteux autant qu'affligé? « Malheureux homme que je
suis! qui me délivrera de ce corps de mort (1)?» O Dieu, que le temps est long,
qu'il est pesant, qu'il est assommant! O Dieu éternel, tirez-moi du temps :
fixez-moi dans votre éternité. En attendant, faites-moi prier sans cesse et
passer les jours et les nuits dans la contemplation de votre loi, de vos
vérités, de vous-même qui êtes toute vérité et tout bien. Amen, Amen.
1 I Cor., XV, 28.— 2 Joan., XVII, 21.— 3
Exod., III, 14.
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