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IVe SEMAINE. ÉLÉVATIONS SUR LA CRÉATION DES ANGES ET CELLE DE L'HOMME.
PREMIÈRE ÉLÉVATION. La création des anges.
IIe ÉLÉVATION. La chute des anges.
IIIe ÉLÉVATION. La persévérance et la béatitude des saints anges.
IVe ÉLÉVATION. Création de l'homme.
Ve ÉLÉVATION. Sur les singularité de la création de l'homme. Première
singularité dans ces paroles : Faisons l'homme.
VIe ÉLÉVATION. Seconde distinction de la création de l'homme, dans ces paroles
: A notre image et ressemblance.
VIIe ÉLÉVATION. L'image de la Trinité dans l’âme raisonnable.
VIIIe ÉLÉVATION. L'empire de l'homme sur soi-même.
IXe ÉLÉVATION. L'empire de Dieu exprimé dans celui de l’âme sur le corps.
Xe ÉLÉVATION. Autre admirable singularité de la création de l'homme : Dieu le
forme par ses doigts.
XIe ÉLÉVATION. La plus excellente distinction de la création de l'homme dans
celle de son âme.
Dieu qui est un pur esprit, a
voulu créer de purs esprits comme lui : qui comme lui vivent d'intelligence et
d'amour : qui le connaissent et l'aiment, comme il se connaît et s'aime lui-même
: qui comme lui soient bienheureux en connaissant et aimant ce premier Etre,
comme il est heureux en se connaissant et aimant lui-même : et qui par là
portent empreint dans leur fond un caractère divin par lequel ils sont faits à
son image et ressemblance.
Des créatures si parfaites sont
tirées du néant comme les autres : et dès là toutes parfaites qu'elles sont,
elles sont peccables par leur nature. Celui-là seul par sa nature est
impeccable, qui est de lui-même et parfait par son essence. Mais comme il est le
seul parlait, tout est défectueux, excepté lui, « et il a trouvé de la
dépravation même dans ses anges (1). »
Ce n'est pourtant pas lui qui
les a faits dépravés : à Dieu ne plaise ! Il ne sort rien que de très-bon d'une
main si bonne et si puissante : tous les esprits sont purs dans leur origine,
toutes les natures intelligentes étaient saintes dans leur création, et Dieu y
avait tout ensemble formé la nature et répandu la grâce.
Il a tiré de ses trésors des
esprits d'une infinité de sortes. De ces trésors infinis sont sortis les anges :
de ces mêmes trésors infinis sont sorties les âmes raisonnables, avec cette
différence, que les
1 Job., IV, 18.
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anges ne sont pas unis à un corps : c'est pourquoi ils sont
appelés des esprits purs : au lieu que les aines raisonnables sont créées pour
animer un corps; et quoiqu'en elles-mêmes elles soient des esprits purs et
incorporels, elles composent un tout qui est mêlé du corporel et du spirituel,
et ce tout est l'homme.
O Dieu, soyez loué à jamais dans
la merveilleuse diversité de vos ouvrages. Vous qui êtes esprit, vous avez créé
des esprits; et en faisant ce qu'il y a de plus parfait, vous n'avez pas dénié
l'être à ce qu'il y a de plus imparfait. Vous avez donc fait également et les
esprits et les corps : et comme vois avez fait des esprits séparés des corps, et
des corps qui n'ont aucun esprit, vous avez aussi voulu faire des esprits qui
eussent des corps; et c'est ce qui a donné lieu à la création de la race
humaine.
Qui doute que vous ne puissiez
et séparer et unir tout ce qui vous plait? Qui doute que vous ne puissiez faire
des esprits sans corps? A-t-on besoin d'un corps pour entendre, et pour aimer,
et pour être heureux ? Vous qui êtes un esprit si pur, n'êtes-vous pas
immatériel et incorporel? L'intelligence et l'amour, ne sont-ee pas des
opérations spirituelles et immatérielles, qu'on peut exercer sans être uni à un
corps? Qui doute donc que vous ne puissiez créer des intelligences de cette
sorte? Et vous nous avez révélé que vous en avez créé de telles.
Vous nous avez révélé que ces
pures créatures « sont innombrables (1). » Un de vos prophètes, éclairé de votre
lumière et comme transporté en esprit parmi vos anges, en a vu « un millier de
milliers qui exécutaient vos ordres; et dix mille fois cent mille qui
demeuraient en votre présence (2), «sans y faire autre chose que vous adorer et
admirer vos grandeurs. Il ne faut pas croire qu'en parlant ainsi il ait
entrepris de les compter : cette prodigieuse multiplication qu'il en fait par
les plus grands nombres, nous signifie seulement qu'ils sont innombrables et que
l'esprit humain se perd dans cette immense multitude. Comptez, si vous pouvez,
ou le sable de la mer, ou les étoiles du ciel, tant celles qu'on voit que celles
qu'on ne voit pas : et croyez que vous n'avez pas atteint le nombre des anges,
il ne coûte rien à Dieu de multiplier les
1 Hebr., XII, 22. — 2 Dan., VII, 10.
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choses les plus excellentes : et ce qu'il a de plus beau;
c'est pour ainsi dire ce qu'il prodigue le plus.
« O mon Dieu, je vous adorerai
devant vos saints anges : je chanterai vos merveilles en leur présence (1);» et
je m'unirai eu foi et en vérité à cette immense multitude des habitants de votre
saint temple, de vos adorateurs perpétuels dans le sanctuaire de votre gloire.
O Dieu, qui avez daigné nous
révéler que vous les avez faits en si grand nombre, vous avez bien voulu nous
apprendre encore que vous les avez distribués en neuf chœurs; et votre Ecriture
qui ne ment jamais et ne dit rien d'inutile, a nommé « des anges, des archanges,
des vertus, des dominations, des principautés, des puissances, des trônes, des
chérubins, des séraphins (2). » Qui entreprendra d'expliquer ces noms augustes,
ou de dire les propriétés et les excellences de ces belles créatures? Trop
content d'oser les nommer avec votre Ecriture toujours véritable, je n'ose me
jeter dans cette haute contemplation de leurs perfections; et tout ce que
j'aperçois, c'est que parmi ces bienheureux esprits, les séraphins, qui sont les
plus sublimes et qui; vous mettez à la tête de tous les célestes escadrons le
plus près de vous, n'osent pourtant lever les yeux jusqu'à votre face. Votre
prophète qui leur a donné six ailes, pour signifier la hauteur de leurs pensées,
leur en donne « deux pour les mettre devant votre face : deux pour les mettre
devant vos pieds (3). » Tout est également grand en votre nature et ce qu'on
appelle la face et ce qu'on appelle les pieds ; il n'y a rien en vous qui ne
soit incompréhensible. Les esprits les plus épurés ne peuvent soutenir la
splendeur de votre visage : s'il y a quelqu'endroit en vous par où vous sembliez
vous rapprocher d'eux davantage, et qu'on puisse par cette raison appeler vos
pieds, ils le couvrent encore de leurs ailes et n'osent le regarder. De six
ailes, ils en emploient quatre à se cacher à eux-mêmes votre impénétrable et
inaccessible lumière, et adorer l'incompréhensibilité de votre être : et il ne
leur reste que «deux ailes pour voltiger (4), si on l'ose dire, autour de vous,
sans pouvoir
1 Psal., CXXXVII, 1.— 2 Ibid.,
XC, 11 ; CIII, 4; Matth., XVIII, 10; I Thessal., IV, 16 ; Eph.,
I, 21 ; Coloss., I, 16 ; Isa., VI, 2 ; XXXVII, 16. — 3 Ibid.,
VI, 2. — 4 Ibid.
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jamais entrer dans vos profondeurs, ni sonder cet abîme
immense de perfection, devant lequel ils battent à peine des ailes tremblantes
et ne peuvent presque se soutenir devant vous.
O Dieu, je vous adore avec eux;
et n'osant mêler mes lèvres impures avec ces bouches immortelles qui font
retentir vos louanges dans tout le ciel, j'attends qu'un de ces célestes esprits
me vienne toucher du feu des charbons qui brûlent devant votre autel. Quelle
grandeur me montrez-vous dans ces esprits purifiants, et vous me montrez
cependant que ces esprits qui me purifient, sont si petits devant vous!
Tout peut changer, excepté Dieu
: « Rien n'est immuable (par soi-même) parmi ses saints, et les cieux ne sont
pas purs en sa présence (1) : ceux qu'il avait créés pour le servir n'ont pas
été stables, et il a trouvé de l'impureté et de la dépravation dans ses anges
(2). » C'est ce que dit un ami de Job, et il n'en est pas repris par cet homme
irrépréhensible. C'était la doctrine commune de tout le monde, conformément à
cette pensée : « Dieu, dit saint Pierre (3), n'a point épargné les anges
pécheurs; mais il les a précipités dans les ténèbres infernales, où ils sont
tenus comme par des chaînes de fer et de gros cordages, pour y être tourmentés
et réservés aux rigueurs du jugement dernier. » Et Jésus-Christ a dit lui-même,
parlant de Satan : « Il n'est pas demeuré dans la vérité (4). »
« Comment êtes-vous tombé du
ciel, ô bel astre du matin (5)? Vous portiez en vous le sceau de la
ressemblance, plein de sagesse et d'une parfaite beauté ; vous avez été avec
tous les esprits sanctifiés dans le paradis de votre Dieu, tout couvert de
pierres
1 Job., XV, 15. — 2 Ibid.,
IV, 18. — 3 II Petr., II, 4.— 4 Joan., VIII, 44. — 5
Isa., XIV, 12.
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précieuses, » des lumières et des ornements de sa grâce.
«Comme un chérubin a des ailes étendues, vous avez brillé dans la sainte
montagne de Dieu au milieu des pierreries embrasées : parfait dans vos voies dès
le moment de votre création, jusqu'à ce que l'iniquité s'est trouvée en vous
(1). » Comment s'y est-elle trouvée, par où y est-elle entrée ? L'erreur
a-t-elle pu s'insinuer au milieu de tant de clartés, ou la dépravation et
l'iniquité parmi de si grandes grâces ? Vraiment tout ce qui est tiré du néant
en tient toujours. Vous étiez sanctifié, mais non pas saint comme Dieu : vous
étiez réglé d'abord : mais non pas comme Dieu, la règle même. Une de vos beautés
était d'être doué d'un libre arbitre : mais non pas comme Dieu, dont la volonté
est sa règle, d'un libre arbitre indéfectible. Esprit superbe et malheureux,
vous vous êtes arrêté en vous-même : admirateur de votre propre beauté, elle
vous a été un piège. Vous avez dit : Je suis beau, je suis parfait et tout
éclatant de lumière ; et au lieu de remonter à la source d'où vous venait cet
éclat, vous avez voulu comme vous mirer en vous-même. Et c'est ainsi que vous
avez dit : « Je monterai jusqu'aux cieux ; et je serai semblable au Très-Haut
(2). » Comme un nouveau Dieu vous avez voulu jouir de vous-même. Créature si
élevée par la grâce de votre créateur, vous avez affecté une autre élévation qui
vous fût propre, et vous avez voulu « vous élever un trône au-dessus des astres,
» pour être comme le Dieu, et de vous-même et des autres esprits lumineux que
vous avez attirés à l'imitation de votre orgueil : et voilà que tout à coup «
vous êtes tombé : » et nous qui sommes en terre, nous vous voyons « dans
l'abîme » au-dessous de nous. C'est vous qui l'avez voulu, ange superbe, et il
ne faut point chercher d'autre cause de votre défection que votre volonté
propre. Dieu n'a besoin ni de foudre ni de la force d'un bras indomptable, pour
atterrer ces rebelles ; il n'a qu'à se retirer de ceux qui se retirent de lui,
et qu'à livrer à eux-mêmes ceux qui se cherchent eux-mêmes. Maudit esprit laissé
à toi-même, il n'en a pas fallu davantage pour te perdre : esprits rebelles qui
l'avez suivi, Dieu, sans vous ôter votre intelligence sublime, vous l'a tournée
en supplice :
1 Ezech., XXVIII, 12-15. — 2 Isa., XIV,
13-15.
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vous avez été les ouvriers de votre malheur, et dès que
vous vous êtes aimés vous-mêmes plus que Dieu, tout en vous s'est changé en mal.
Au lieu de votre sublimité naturelle, vous n'avez plus eu qu'orgueil et
ostentation : les lumières de votre intelligence se sont tournées en finesse et
artifices malins : l'homme que Dieu avait mis au-dessous de vous, est devenu
l'objet de votre envie : et dénués de la charité qui devait faire votre
perfection, vous vous êtes réduits à la basse et malicieuse occupation d'être
premièrement nos séducteurs, et ensuite les bourreaux de ceux que vous avez
séduits. Ministres injustes de la justice de Dieu, vous l'éprouvez les premiers
: vous augmentez vos tourments en leur faisant éprouver vos rigueurs jalouses :
votre tyrannie fait votre gloire, et vous n'êtes capables que de ce plaisir noir
et malin, si on le peut appeler ainsi, que dorme un orgueil aveugle et une basse
envie. Vous êtes ces esprits privés d'amour, qui ne vous nourrissez plus que du
venin de la jalousie et de la haine. Et comment s'est fait en vous ce grand
changement? Vous vous êtes retirés de Dieu, et il s'est retiré : c'est là votre
grand supplice et sa grande et admirable justice. Mais il a pourtant fait plus
encore : il a tonné, il a frappé : vous gémissez sous les coups incessamment
redoublés de sa main invincible et infatigable : par ses ordres souverains la
créature corporelle, qui vous était soumise naturellement, vous domine et vous
punit : le feu vous tourmente : sa fumée, pour ainsi parler, vous étouffe :
d'épaisses ténèbres vous tiennent captifs dans des prisons éternelles : maudits
esprits, haïs de Dieu et le haïssant, comment êtes-vous tombés si bas ? Vous
l'avez voulu, vous le voulez encore, puisque vous voulez toujours être superbes,
et que par votre orgueil indompté vous demeurez obstinés à votre malheur.
Créature, quelle que tu sois et
si parfaite que tu te croies, songe que tu as été tirée du néant : que de
toi-même tu n'es rien : c'est du côté de cette basse origine que tu peux
toujours devenir pécheresse , et dès là éternellement et infiniment malheureuse.
Superbes et rebelles, prenez
exemple sur le prince de la rébellion et de l'orgueil ; et voyez, et considérez,
et entendez ce qu'un seul sentiment d'orgueil a fait en lui et dans tous ses
sectateurs.
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Fuyons, fuyons, fuyons-nous
nous-mêmes : rentrons dans notre néant et mettons en Dieu notre appui comme
notre amour. Amen. Amen.
« Il y eut un grand combat dans
le ciel : Michel et ses anges combattaient contre le dragon et ses anges : le
dragon et ses anges combattaient, et la force leur manqua, » et ils tombèrent du
ciel, «et leur place ne s'y trouva plus (1). » Quel est ce combat? Quelles sont
les armes des puissances spirituelles? «Nous n'avons point à combattre contre la
chair et le sang, mais contre des malices spirituelles qui sont dans les cieux
et dans cet air ténébreux» qui nous environne (2).
Il ne faut donc point s'imaginer
dans ce combat, ni des bras de chair, ni des armes matérielles, ni du sang
répandu comme parmi nous : c'est un conflit de pensées et de sentiments. L'ange
d'orgueil qui est appelé le dragon, soulevait les anges et disait : Nous serons
heureux en nous-mêmes et nous ferons comme Dieu notre volonté; et Michel disait
au contraire : « Qui est comme Dieu? » Qui se peut égaler à lui? d'où lui est
venu le nom de Michel, c'est-à dire qui est comme Dieu? Mais qui
doute dans ce combat, que le nom de Dieu ne l'emporte ? Que pouvez-vous, faibles
esprit»; faibles, dis-je, par votre orgueil? que pouvez-vous. contre l'humble
armée du Seigneur qui se rallie à ce mot : « Qui est comme Dieu? » Vous tombez
du ciel comme un éclair, et votre place qui y était si grande y demeure vide. O
quel ravage y a fait votre désertion! quels vastes espaces demeurent vacants!
ils ne le seront pas toujours, et Dieu créera l'homme pour remplir ces places
que votre désertion a laissées vacantes. Fuyez, troupe malheureuse : « Qui est
comme Dieu ? » Fuyez devant Michel et devant ses anges.
1 Apoc., XII, 7, 8. — 2 Ephes., VI, 12.
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Voilà donc le ciel purifié : les
esprits hautains en sont bannis à jamais : il n'y aura plus de révolte, il n'y
aura plus d'orgueil ni de dissension : c'est une Jérusalem, c'est une ville de
paix, où les « saints anges » unis à Dieu et unis entre eux, « voient
éternellement la face du Père (1) ; » et assurés de leur félicité, attendent
avec soumission le supplément de leurs Ordres qui leur viendront de la terre.
Saints et bienheureux esprits,
qui vous a donné de la force contre cet esprit superbe qui était un de vos
premiers princes, et peut-être le premier de tous ? Qui ne voit que c'est le nom
de Dieu que vous avez mis à votre tête en disant avec saint Michel : « Qui est
comme Dieu ? » Mais qui vous a inspiré cet amour victorieux pour le nom de Dieu
? Ne nous est-il pas permis de penser que Dieu même vous a inspiré, comme il a
fait aux saints hommes, cette dilection invincible et victorieuse qui vous a
fait persévérer dans le bien ; et de chanter en action de grâce de votre
victoire, ce que dit à Dieu un de ses saints : « C'est à vous qu'ils doivent
leur être : c'est à vous qu'ils doivent leur vie : c'est à vous qu'ils doivent
de vivre justes : c'est à vous qu'ils doivent de vivre heureux (2)? » Ils ne se
sont pas faits eux-mêmes meilleurs et plus excellents que vous ne les avez faits
; ce degré de bien qu'ils ont acquis en persévérant, leur vient de vous. Et
comme dit un autre de vos saints : « La même grâce qui a relevé l'homme tombé, a
opéré dans les anges saints le bonheur de ne tomber pas : elle n'a pas délaissé
l'homme dans sa chute, mais elle n'a pas permis que les anges bienheureux
tombassent (3). »
J'adore donc la miséricorde qui
les a faits heureux en les faisant persévérants ; et appelé par votre Apôtre au
témoignage des « anges élus (4) » je reconnais en eux comme en nous votre
élection en laquelle seule ils se glorifient. Car si je disais qu'ils se
glorifient, pour peu que ce fût, en eux-mêmes, je craindrais, Seigneur, et
pardonnez-moi si je l'ose dire, je craindrais en les rangeant avec les
déserteurs, de leur en donner le partage.
Mais quoi donc! a-t-il manqué
quelque chose aux mauvais
1 Matth., XVIII, 10.— 2 S.
August. — 3 S. Bernard., serm. XXII in Cant., n. 6. — I Timoth.,
V, 21.
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anges du côté de Dieu? Loin de nous cette pensée! ils sont
tombés par leur libre arbitre : et quand on demandera : Pourquoi Satan s'est-il
soulevé contre Dieu ? La réponse est prête : c'est parce qu'il l'a voulu. Car il
n'avait point comme nous à combattre une mauvaise concupiscence qui l'entraînât
au mal comme par force : ainsi sa volonté était parfaitement libre, et sa
désertion est le pur ouvrage de son libre arbitre. Et les saints anges, comment
ont-ils persévéré dans le bien? Par leur libre arbitre sans doute, et parce
qu'ils l'ont voulu. Car n'ayant point cette maladie de la concupiscence, ni
cette inclination indélibérée vers le mal dont nous sommes tyrannisés, ils
n'avoient pas besoin de la prévention de cet attrait indélibéré qui nous incline
vers le bien, et qui est dans les hommes enclins à mal faire, le secours
médicinal du Sauveur. Au contraire, dans un parfait équilibre, la volonté des
saints anges donnait seule, pour ainsi parler, le coup de l'élection ; et leur
choix que la grâce aidait, mais qu'elle ne déterminait pas, sortait comme de
lui-même par sa propre et seule détermination. Il est ainsi, mon Dieu ; et il me
semble que vous me faites voir cette liberté dans la notion que vous me donnez
du libre arbitre, lorsqu'il a été parfaitement sain.
Il était tel dans tous les
anges; mais cependant ce bon usage de leur libre arbitre, qui est un grand bien,
et en attire un plus grand encore, qui est la félicité éternelle, peut-il ne pas
venir de Dieu ? Je ne le puis croire ; et je crois, si je l'ose dire, faire
plaisir aux saints anges en reconnaissant que celui qui leur a donné l'être
comme à nous, la vie comme à nous, la première grâce comme à nous, la liberté
comme à nous, par une action particulière de sa puissance et de sa bonté, leur a
donné comme à nous encore, par une action de sa bonté particulière, le bon usage
du bien ; c'est-à-dire le bon usage de leur libre arbitre, qui était un bien,
mais ambigu, dont on pouvait bien et mal user, que Dieu néanmoins leur avait
donné ; et combien plus leur a-t-il donné le bien dont on ne peut pas mal user,
puisque ce bien n'est autre chose que le bon usage? Tout vient de Dieu ; et
l'ange, non plus que l'homme, « n'a point à se glorifier en lui-même (1) » par
quelque
1 I Cor., I, 29, 31.
70
endroit que ce soit, mais toute sa gloire est en Dieu. Il
lui a donné la justice commencée, et à plus forte raison la justice persévérante
qui est plus parfaite comme plus heureuse, puisqu'elle a pour sa récompense cet
immuable affermissement de la volonté dans le bien, qui fait la félicité
éternelle des justes.
Oui, saints anges, je me joins à
vous pour dire à Dieu que vous lui devez tout, et que vous voulez lui tout
devoir, et que c'est par là que vous avez triomphé de vos malheureux compagnons,
parce que vous avez voulu tout devoir à celui à qui vous deviez l'être, la vie
et la justice, pendant que ces orgueilleux oubliant ce qu'ils lui devaient, ont
voulu se devoir à eux-mêmes leur perfection, leur gloire, leur félicité.
Soyez heureux, saints anges. Venez à notre secours :
périssent en une nuit, par la main d'un seul de vous, les innombrables armées de
nos ennemis (1) : périssent en une nuit, par une semblable main, tous les
premiers nés de l'Egypte, persécutrice du peuple de Dieu (2) : saint ange, qui
que vous soyez, que Dieu a commis à ma garde, repoussez ces superbes tentateurs,
qui pour continuer leur combat contre Dieu, lui disputent encore l'homme qui est
sa conquête, et vous le veulent enlever. O saint ange, puissant protecteur du
peuple saint, « dont vous offrez à Dieu les prières comme un encens agréable
(3), ô saint Michel, que je puisse dire sans fin avec vous : «Qui est comme
Dieu? » O saint Gabriel, qui êtes appelé la force de Dieu, vous qui avez annoncé
à Marie la venue actuelle du Christ (4), dont vous aviez prédit à Daniel
l'arrivée future (5) inspirez-nous la sainte pensée de profiter de vos
prédictions. O saint Raphaël, dont le nom est interprété la médecine de Dieu,
guérissez mon âme d'un aveuglement plus dangereux que celui du saint homme Tobie
: liez le démon d'impudicité, qui attaque les enfants d'Adam même dans la
sainteté du mariage (6) : liez-le, car vous êtes plus puissant que lui, et Dieu
même est votre force. Saints anges, tous tant que vous êtes « qui voyez la face
de Dieu (7) » et à qui « il a commandé de
1 IV Reg., XIX, 35; Isa., XXXVII, 36. — 2
Exod., III, 29. — 3 Apoc., VIII, 3. — 4 Luc., I, 26. — 5
Dan., IX, 2, 22, 23, etc. — 6 Tob., V, 17, 21, 27; VIII, 3; XI,
13-15. — 7 Matth., XVIII, 10.
71
nous garder dans toutes nos voies (1), » développez sur
notre faiblesse les secours de toutes les sortes que Dieu vous a mis en main
pour le salut de ses élus, « pour lesquels il a daigné vous établir des esprits
administrateurs (2). »
O Dieu, envoyez-nous vos saints
anges : ceux qui ont servi Jésus-Christ après son jeune : ceux»qui ont gardé son
sépulcre et annoncé sa résurrection (3) : celui qui l'a fortifié dans son agonie
(4) : car Jésus-Christ n'avait pas besoin de son secours pour lui-même, mais
seulement parce qu'il s'était revêtu de notre faiblesse, et ce sont les membres
infirmes que cet ange consolateur est venu fortifier en la personne de leur
chef.
« Vous l'avez abaissé un peu
au-dessous de l'ange : vous l'avez couronné d'honneur et de gloire, et vous
l'avez préposé à tous les ouvrages de vos mains (5). » C'est ce que chantait
David en mémoire de la création de l'homme. Et il est vrai que Dieu « l'a mis un
peu au-dessous des anges : au-dessous ; car uni à un corps il est inférieur à
ces esprits purs : mais seulement un peu au-dessous ; car comme eux il a la vie
et l'intelligence et l'amour ; et l'homme n'est pas heureux par la participation
d'un autre bonheur que de celui des anges : Dieu est la commune félicité des uns
et des autres ; et de ce côté, égaux aux anges, « leurs frères (6) » et non
leurs sujets, nous ne sommes « qu'un peu au-dessous d'eux. »
« Vous l'avez couronné d'honneur
et de gloire, » selon l’âme et selon le corps. Vous lui avez donné la justice,
la droiture originelle, l'immortalité et l'empire sur toute la créature
corporelle. Les anges n'ont pas besoin de ces créatures qui ne leur sont d'aucun
usage, n'ayant point de corps. Mais Dieu a introduit l'homme
1 Psal. XC, 11. — 2 Hebr., I, 14. — 3
Matth., IV, 11; XXVIII, 2, 5. — 4 Luc., XXII, 43. — 5 Psal.,
VIII, 6, 7. — 6 Apoc., XIX, 10; XXII, 9.
72
dans ce monde sensible et corporel pour le contempler et en
jouir. Le contempler, selon que David le venait de dire par ces mots : « Je
verrai vos cieux qui sont l'œuvre de vos doigts : je verrai la lune et les
étoiles que vous avez fondées (1) » au milieu de la liqueur immense qui les
environne, et dont vous avez réglé le cours par une loi d'une inviolable
stabilité. L'homme doit aussi jouir du monde, selon les usages que Dieu lui en a
prescrits : du soleil, de la lune et des étoiles, « pour distinguer les jours,
les mois, les saisons et les années (2). » Tout le reste de la nature corporelle
est soumis à son empire : il cultive la terre et la rend féconde : il fait
servir les mers à ses usages et à son commerce : elles font la communication des
deux mondes qui forment le globe de la terre : tous les animaux reconnaissent
son empire, ou parce qu'il les dompte, ou parce qu'il les emploie à divers
usages. Mais le péché a affaibli cet empire et ne nous en a laissé que quelques
malheureux restes.
Comme tout devait être mis en la
puissance de l'homme, Dieu le crée après tout le reste, et l'introduit dans
l'univers, comme on introduit dans la salle du festin celui pour qui il se fait,
après que tout est prêt et que les viandes sont servies. L'homme est le
complément des œuvres de Dieu : et après l'avoir fait comme son chef-d'œuvre, il
demeure en repos.
Dieu honore l'homme : pourquoi
se déshonore-t-il lui-même, « en se rendant semblable aux bêtes (3), » sur qui
l'empire lui est donné ?
Homme animal, qui te ravilis
jusqu'à te « rendre semblable aux bêtes (4) » et souvent te mettre dessous et
envier leur état, il
1 Psal. VIII, 4. — 2 Genes., I, 14.— 3
Psal. XLVIII, 13, 21. — 4 Ibid.
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faut aujourd'hui que tu comprennes ta dignité parles
singularités admirables de ta création. La première est d'avoir été fait, non
point comme le reste des créatures par une parole de commandement : fiat;
mais par une parole de conseil : faciamus, « faisons (1). » Dieu prend
conseil en lui-même, comme allant faire un ouvrage d'une plus haute perfection,
et pour ainsi dire d'une industrie particulière, où reluisît plus excellemment
la sagesse de son auteur. Dieu n'avait rien fait sur la terre ni dans la nature
sensible, qui put entendre les beautés du monde qu'il avait bâti, ni les règles
de son admirable architecture ; ni qui put s'entendre soi-même à l'exemple de
son créateur ; ni qui de soi-même se put élever à Dieu et en imiter
l'intelligence et l'amour, et comme lui être heureux. Pour donc créer un si bel
ouvrage, Dieu consulte en lui-même, et voulant produire un animal capable de
conseil et de raison, il appelle en quelque manière à son secours, parlant à un
autre lui-même, à qui il dit : « Faisons ; » qui n'est donc point une chose
faite, mais une chose qui fait comme lui et avec lui, et cette chose ne peut
être que son Fils et son éternelle Sagesse, engendrée éternellement dans son
sein, par laquelle et avec laquelle il avait à la vérité fait toute chose, mais
qu'il déclare plus expressément en faisant l'homme.
Gardons-nous donc bien de nous
laisser entraîner aux aveugles impulsions de nos passions, ni à ce que le monde
appelle hasard et fortune. Nous sommes produits par un conseil manifeste, toute
la sagesse de Dieu pour ainsi dire appelée. Ne croyons donc pas que les choses
humaines puissent aller un seul moment à l'aventure : tout est régi dans le
monde par la providence : mais surtout ce qui regarde les hommes est soumis aux
dispositions d'une sagesse occulte et particulière, parce que de tous les
ouvrages de Dieu, l'homme est celui d'où son ouvrier veut tirer le plus de
gloire. Soyons donc toujours aveuglément soumis à ses ordres, et mettons là
toute notre sagesse. Quoi qu'il nous arrive d'imprévu, de bizarre et
d'irrégulier en apparence, souvenons-nous de cette parole : « Faisons l'homme, »
et du conseil particulier qui nous a donné l'être.
1 Genes., I, 26.
74
« Faisons l'homme à notre image
et ressemblance (1) : » à ces admirables paroles, élève-toi au-dessus des cieux
et de tous les esprits célestes, âme raisonnable, puisque Dieu t'apprend que
pour te former, il ne s'est pas proposé un autre modèle que lui-même. Ce n'est
pas aux cieux, ni aux astres, ni au soleil, ni aux anges mêmes, ni aux
archanges, ni aux séraphins qu'il te veut rendre semblable : « Faisons, dit-il,
à notre image : » et pour inculquer davantage : « Faisons à notre ressemblance :
» qu'on voie tous nos traits dans cette belle créature, autant que la condition
de la créature le pourra permettre.
S'il faut distinguer ici l'image
et la ressemblance ; ou si c'est, comme on vient de le proposer, pour inculquer
davantage cette vérité que Dieu emploie ces deux mots à peu près de même force,
je ne sais si on le peut décider. Quoi qu'il en soit, Dieu exprime ici toutes
les beautés delà nature raisonnable et à la fois toutes les richesses qu'il lui
a données par sa grâce : entendement, volonté, droiture, innocence, claire
connaissance de Dieu, amour infus de ce premier être, assurance de jouir avec
lui d'une même félicité, si on eût persévéré dans la justice où l'on avait été
créé.
Chrétiens, élevons-nous à notre
modèle, et n'aspirons à rien moins qu'à imiter Dieu. « Soyez miséricordieux, dit
le Fils de Dieu, comme votre Père céleste est miséricordieux (2). » Dieu est bon
par sa nature, il ne fait que le bien et ne fait du mal à personne que forcé.
Ainsi, « faisons du bien à tout le monde, et même à nos ennemis, » comme Dieu «
qui fait luire son soleil sur les bons et sur les mauvais, et pleut sur le champ
du juste comme sur celui du pécheur (3). » Dieu est indulgent et s'apaise
aisément
1 Genes., I, 26.— 2 Luc., VI, 36. — 3
Matth., V, 44, 45.
78
envers nous, malgré notre malice : pardonnons à son
exemple. Il est saint : « Soyez saints comme je suis saint, » dit le Seigneur
Dieu tout-puissant (1). En un mot, il est parfait : « Soyez parfaits comme votre
Père céleste est parfait (2). » Qui peut atteindre à la perfection de ce modèle?
Il faut donc croître toujours et ne donner aucun repos ni aucun relâche. C'est
pourquoi saint Paul « s'avance toujours dans la carrière : oubliant ce qu'il »
laissait « derrière, et ne cessant de s'étendre en avant (3) » par de nouveaux
et continuels efforts. Pesez toutes ces paroles, cet oubli, cette extension,
cette infatigable ardeur. C'est au bout d'une telle course qu'on « trouve la
couronne et le prix proposé par la vocation divine en Jésus-Christ. » Que nul
chrétien ne s'imagine être exempt de ce travail, ou que cette perfection n'est
pas pour lui. Cette voie demande, dit saint Augustin, « des gens qui marchent
sans cesse : elle ne souffre pas ceux qui reculent : elle ne souffre pas ceux
qui se détournent : enfin elle ne souffre pas ceux qui s'arrêtent pour peu que
ce soit. » En quelque point qu'ils s'arrêtent , là les prend l'orgueil, là les
prend la paresse : ils pensent avoir avancé, ou avoir fait quelque chose ; et
dans ce relâchement leur pesanteur naturelle les entraine en bas, et il n'y a
plus de ressource.
« Faisons l'homme (4) : » nous
l'avons dit, à ces mots l'image de la Trinité commence à paraître. Elle reluit
magnifiquement dans la créature raisonnable : semblable au Père, elle a l'être :
semblable au Fils, elle a l'intelligence : semblable au Saint-Esprit, elle a
l'amour : semblable au Père, au Fils et au Saint-Esprit, elle a dans son être,
dans son intelligence, dans son amour, une même félicité et une même vie. Vous
ne sauriez lui en rien ôter, sans lui
1 Levit., XIX, 2. — 2 Matth., V, 48. — 3
Philip., III, 13, 14. — 4 Genes., 1, 26.
76
ôter tout. Heureuse créature, et parfaitement semblable, si
elle s'occupe uniquement de lui : alors parfaite dans son être, dans son
intelligence, dans son amour, elle entend tout ce qu'elle est, elle aime tout ce
qu'elle entend : son être et ses opérations sont inséparables : Dieu devient la
perfection de son être, la nourriture immortelle de son intelligence et la vie
de son amour : elle ne dit comme Dieu qu'une parole, qui comprend toute sa
sagesse : comme Dieu elle ne produit qu'un seul amour, qui embrasse tout son
bien : et tout cela ne meurt point en elle. La grâce survient sur ce fond, et
relève la nature : la gloire lui est montrée, et ajoute son complément à la
grâce : heureuse créature encore un coup, si elle sait conserver son bonheur !
Homme, tu l'as perdu. Où s'égare ton intelligence, où se va noyer ton amour?
Hélas! hélas! et sans fin hélas ! Reviens à ton origine.
« Faisons l'homme à notre image
et ressemblance, afin qu'il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du
ciel, aux bêtes et à toute la terre, et à tout ce qui se remue ou rampe dessus
(1). » Troisième caractère particulier de la création de l'homme : c'est un
animal né pour le commandement : s'il commande aux animaux , à plus forte raison
se commande-t-il à lui-même, et c'est en cela que je vois reluire un nouveau
trait de la divine ressemblance. L'homme commande à son corps, à ses bras, à ses
mains, à ses pieds ; et dans l'origine nous verrons jusqu'à quel point tout soit
soumis à son empire. Il lui reste encore quelque chose du commandement absolu
qu'il avait sur ses passions : il commande à sa propre intelligence qu'il
applique à quoi il lui plaît : à sa propre volonté par conséquent, à cause de
son libre arbitre, comme nous verrons bientôt : à ses sens intérieurs et
extérieurs,
1 Genes., I, 26.
77
et à son imagination qu'il tient captive sous l'autorité de
la raison et qu'il fait servir aux opérations supérieures : il modère les
appétits qui naissent des images des sens ; et dans l'origine il était maître
absolu de toutes ces choses : car telle était la puissance de l'image de Dieu en
l’âme, qu'elle tenait tout dans la soumission et dans le respect.
Travaillons à rétablir en
nous-mêmes l'empire de la raison : contenons les vives saillies de nos pensées
vagabondes ; par ce moyen nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel
: empêchons nos pensées de ramper toujours dans les nécessités corporelles,
comme font les reptiles sur la terre ; par ce moyen nous dominerons ces bas
sentiments, et nous en corrigerons la bassesse. Ceux-là s'y laissent dominer,
qui toujours occupés de leur santé, de leur vie mortelle et des besoins de leurs
corps, sont plongés dans la chair et dans le sang, et se remuent sur la terre,
c'est-à-dire qu'ils n'ont aucuns mouvements que ceux qui sont terrestres et
sensuels. Ce sera dompter des lions que d'assujettir notre impétueuse colère.
Nous dominerons les animaux venimeux, quand nous saurons réprimer les haines,
les jalousies et les médisances. Nous mettrons le frein à la bouche d'un cheval
fougueux, quand nous réprimerons en nous les plaisirs. Quelle nécessité de
pousser plus loin la similitude, ni de nous appliquer celle des poissons ? Nous
pourrions dire seulement que leur caractère particulier est d'être muets, de ne
respirer jamais l'air et d'être toujours attachés à un élément plus grossier.
Tels sont ceux, qui possédés « du démon sourd et muet (1), » n'écoutent pas la
prédication de l'Evangile et sont empêchés par une mauvaise honte de confesser
leurs péchés. Ils sont toujours dans des sentiments grossiers, et entrevoient à
peine la lumière du soleil. Sortons de ces mouvements charnels, où nous nageons,
pour ainsi parler, par le plaisir que nous y prenons ; nous exerçons une espèce
de basse liberté, en nous promenant d'une passion à une autre, et ne sortant
jamais de cette basse sphère, pour ainsi parler, ni de cet élément grossier.
Quoi qu'il en soit, dominons en nous tout ce qu'il y a d'animal, de volage, de
rampant. S'il se faut
1 Marc., IX, 24.
78
servir de notre imagination, que ce soit en l'épurant de
toutes pensées corporelles et terrestres , et l'occupant saintement des mystères
de Jésus-Christ, des exemples des saints, et de toutes les pieuses
représentations qui nous sont offertes par l'Ecriture : non pour nous y arrêter,
mais pour nous élever plus haut après en avoir tiré le suc, c'est-à-dire les
instructions dont nos âmes se doivent nourrir : par exemple des mystères delà
vie et de la passion de Notre-Seigneur, l'esprit de pauvreté, de douceur,
d'humilité et de patience.
Pour donc corriger l'abus et
l'égarement de notre imagination vagabonde et dissipée, il la faut remplir
d'images saintes. Quand notre mémoire en sera pleine, elle ne nous ramènera que
ces pieuses idées. La roue agitée parle cours d'une rivière, va toujours, mais
elle n'emporte que les eaux qu'elle trouve en son Chemin : si elles sont pures,
elle ne portera rien que de pur : mais si elles sont impures, tout le contraire
arrivera. Ainsi, si notre mémoire se remplit de pures idées, la circonvolution
pour ainsi dire de. notre imagination agitée, ne puisera dans ce fonds et ne
nous ramènera que des pensées saintes. La meule d'un moulin va toujours , mais
elle ne moudra que le grain qu'on aura mis dessous : si c'est de l'orge, on aura
de l'orge moulu : si c'est du blé et du pur froment, on en aura la farine.
Mettons donc dans notre mémoire tout ce qu'il y a de saintes et de pures images,
et quelle que soit l'agitation de notre imagination, il ne nous reviendra, du
moins ordinairement, dans l'esprit, que la fine et pure substance des objets
dont nous nous serons remplis. Remplissons-nous de Jésus-Christ, de ses actions,
de ses souffrances, de ses paroles : pour donner plus d'un objet à nos sens,
remplissons-nous des saintes idées d'un Abraham immolant son fils; d'un Jacob
arrachant à Dieu par un saint combat la bénédiction qu'il en espérait ; d'un
Joseph laissant son habit entre les mains d'une impudique pour en tirer son
chaste corps ; d'un Moïse qui n'ose approcher du buisson ardent que le feu ne
consume pas, et qui se déchausse par respect ; d'un Isaïe qui tremble devant
Dieu jusqu'à ce que ses lèvres soient purifiées ; d'un Jérémie qui bégaie si
humblement devant Dieu, et n'ose annoncer sa parole ; des trois jeunes hommes
79
dont la flamme d'une fournaise brûlante respecte la foi ;
d'un Daniel aussi sauvé par la foi des dents des lions affamés: d'un
Jean-Baptiste prêchant la pénitence sous la haire et sous le ciliée; d'un Saul
abattu par la puissante parole de Jésus qu'il persécutait ; et de toutes les
autres belles images des prophètes et des apôtre». Votre mémoire et votre
imagination consacrées comme un temple saint par ces pieuses images, ne vous
rapporteront rien qui ne soit digne de Dieu.
Prenez garde seulement de ne
laisser jamais votre imagination chauffer trop, parce qu'excessivement échauffée
et agitée, elle se consume elle-même par son propre feu et offusque les pures
lumières de l'intelligence, qui sont celles qu'il faut faire luire, dans notre
esprit; et à qui l'imagination doit seulement préparer un trône, comme elle fit
au saint prophète Ezéchiel et aux autres saints prophètes, ses compagnons
inspirés du même esprit.
On passe toute sa vie dans des
miracles continuels qu'on ne remarque même pas. J'ai un corps; et sans connaître
aucun des organes de ses mouvements, je le tourne, je le remue, je le transporte
où je veux, seulement parce que je le veux. Je voudrais remuer devant moi une
paille, elle ne branle ni ne s'ébranle en aucune sorte : je veux remuer ma main,
mon bras, ma tête, les autres parties plus pesantes, qu'à peine pourrais-je
porter, si elles étaient détachées, toute la masse du corps; et les mouvements
que je commande se font comme par eux-mêmes, sans que je connaisse aucun des
ressorts de cette admirable machine : je sais seulement que je veux me remuer de
cette façon ou d'une autre, tout suit naturellement : j'articule cent et cent
paroles entendues ou non entendues, et je fais autant de mouvements connus et
inconnus des lèvres, de la langue, du gosier, de la poitrine, de la tête : je
lève, je baisse,
80
je tourne, je roule les yeux : j'en dilate, j'en rétrécis
la prunelle, selon que je veux regarder de près ou de loin : et sans même que je
connaisse ce mouvement, il se fait dès que je veux regarder ou négligemment et
comme superficiellement, ou bien déterminément, attentivement, ou fixement
quelque objet. Qui a donné cri empire à ma volonté, et comment puis-je mouvoir
également ce que je connais et ce que je ne connais pas ? Je respire sans y
penser et en dormant : et quand je veux, ou je suspends, ou je hâte la
respiration, qui naturellement va toute seule : elle va aussi à ma volonté ; et
encore que je ne connaisse ni la dilatation ni la restriction des poumons, ni
même si j'en ai, je les ouvre, je les resserre, j'attire, je repousse l'air
avec; une égale facilité : pour parler d'un ton plus aigu, ou plus gros, ou plus
haut, ou plus bas, je dilate encore ou je resserre une autre partie dans le
gosier, qu'on appelle trachée artère, quoique je ne sache même pas si j'en ai
une : il suffit que je veuille parler ou haut ou bas, afin que tout se fasse
comme de soi-même : en un moment, je fais articulément et distinctement mille
mouvement dont je n'ai nulle connaissance distincte ni même confuse le plus
souvent, puisque je ne sais pas si je les fais ou s'il les faut faire. Mais, ô
Dieu, vous le savez, et nul autre que vous ne fait ce que vous savez seul : et
tout cela est l'effet du secret concert que vous avez mis entre nos volontés et
les mouvements de nos corps : et vous avez établi ce concert inviolable , quand
vous avez mis l'âme dans le corps pour le régir.
Elle y est donc, non point comme
dans un vaisseau qui la contient, ni comme dans une maison où elle loge, ni
comme dans un lieu qu'elle occupe : elle y est par son empire, par sa présidence
pour ainsi parler, par son action. Ainsi vous êtes en nous, el vous ne pouvez en
être loin, puisque c'est «par vous que nous vivons, que nous nous mouvons, et
que nous sommes (1) » Et vous êtes de la même sorte dans tout l'univers :
au-dessus, en le dominant; au dedans, en le remuant et faisant concourir en un
toutes ses parties; au-dessous, en le portant, comme dit Moïse, « avec vos bras
éternels. Il n'y a point de Dieu comme Dieu, » ajoute cet homme divin : « par
son empire magnifique les vents vont deçà
1 Act., XVII, 28.
81
et delà, et les nuées courent dans le ciel (1) : » il dit
aux astres : Marchez : il dit à l'abîme et à la baleine : Rendez ce corps
englouti : il dit aux flots : Accoisez-vous (a) : il dit aux vents : Soufflez et
mettez-moi en pièces ces gros mâts ; et tout suit à sa parole. Tout dépend
naturellement d'une volonté : les corps et leurs mouvements dépendent
naturellement d'un esprit et d'une intelligence toute-puissante : Dieu peut
donner à la volonté, qu'il fait à l'image de la sienne , tel empire qu'il lui
plaît ; et par là nous donner l'idée de sa volonté, qui meut tout et fait tout.
Rendons-lui l'empire qu'il nous
donne : et au lieu de « faire servir nos membres à l'iniquité, » puisque c'est
Dieu qui nous les soumet, « faisons-les servir , comme dit saint Paul (2), à la
justice. »
« Que la terre produise des
herbes et des plantes : que les eaux produisent les poissons et les oiseaux :
que la terre produise les animaux (3). » Tous les animaux sont créés par
commandement, sans qu'il soit dit que Dieu y ait mis la main. Mais quand il veut
former le corps de l'homme, il prend lui-même « de la boue (4) » entre ses
doigts, et il lui donne sa ligure. Dieu n'a point de doigts ni de mains : Dieu
n'a pas plus fait le corps de l'homme que celui des autres animaux : mais il
nous montre seulement dans celui de l'homme un dessein et une attention
particulière. C'est parmi les animaux, le seul qui est droit : le seul tourné
vers le ciel : le seul où reluit par une si belle et si singulière situation
l'inclination naturelle de la nature raisonnable aux choses hautes. C'est de là
aussi qu'est venue à l'homme cette singulière beauté sur le
1 Deuter., XXXIII , 20, 27. — 2
Rom., VI, 19. — 3
Genes., I, 11, 20, 24. — 4 Ibid., II,7.
(a) Tranquillisez-vous.
82
visage, dans les yeux, dans tout le corps. D'autres animaux
montrent plus de force, d'autres plus de vitesse et plus de légèreté, et ainsi
du reste : l'excellence de la beauté appartient à l'homme, et c'est comme un
admirable rejaillissement de l'image de Dieu sur sa face.
Encore un coup Dieu a forme les
autres animaux en cette sorte : « Que la terre, que les eaux produisent les
plantes et les animaux (1) : » et c'est ainsi qu'ils ont reçu l'être et la vie.
Mais Dieu après avoir pris dans ses mains toutes-puissantes la boue dont le
corps humain a été formé, il n'est pas dit qu'il en ait tiré son âme : mais il
est dit « qu'il inspira sur sa face un souffle de vie, » et que « c'est ainsi
qu'il a été fait en âme vivante (2). » Dieu fait sortir chaque chose de ses
principes : il produit de la terre les herbages et les arbres avec les animaux,
qui n'ont d'autre vie qu'une vie terrestre et purement animale : mais l'âme de
l'homme est tirée d'un autre principe, qui est Dieu. C'est ce que veut dire ce
souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche pour animer l'homme : ce qui est fait
à la ressemblance de Dieu, ne sort point des choses matérielles ; et cette image
n'est point cachée dans ces bas éléments pour en sortir, comme fait une statue
du marbre ou du bois. L'homme a deux principes : selon le corps il vient de la
terre, selon l’âme il vient de Dieu seul ; et c'est pourquoi, dit Salomon,
pendant que le corps « retourne en la terre d'où il a été tiré, l'esprit
retourne à Dieu qui l'a donné (3). » C'est ainsi qu'il vient de Dieu, non qu'il
soit en Dieu en substance et qu'il en sorte comme quelques-uns l'ont imaginé,
car ces idées sont grossières et trop corporelles ; mais il est en Dieu comme
dans son seul principe et sa seule cause, et c'est pourquoi on dit qu'il le
donne. Tout le reste
1 Genes., I, 11, 20-24. — 2 Ibid.,
II, 7. — 3 Eccles., XII, 7.
83
est tiré des éléments : car tout le reste est terrestre et
corporel. Ce qu'on appelle les esprits dans les animaux, ne sont que des
parcelles détachées et une vapeur du sang : ainsi tout vient de la terre. Mais
l’âme raisonnable faite à l'image de Dieu est donnée de lui et ne peut venir que
de cette divine bouche.
Hélas ! hélas ! « L'homme qui a été mis dans un si grand
honneur, » distingué des animaux par sa création, « s'est égalé aux bêtes
insensées, et leur a été fait semblable (1). »
1 Psal. XLVIII, 13, 21.
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