Dim. Septuagésime
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SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA SEPTUAGÉSIME (a).

 

Erunt novissimi primi, et primi novissimi. Matth., XX, 16.

Parcet pauperi et inopi, et animas pauperum salvos faciet.

 

Il pardonnera au pauvre et à l'indigent, et il sauvera les âmes des pauvres. Psal. LXXI , 23.

 

Encore que ce qu'a dit le Sauveur Jésus, que les premiers seront les derniers et que les derniers seront les premiers, n'ait son entier accomplissement que dans la résurrection générale où les justes, que le monde avait méprisés, rempliront les premières places, pendant que les méchants et les impies, qui ont eu leur règne sur la terre, seront honteusement relégués aux ténèbres extérieures ; toutefois ce renversement admirable des conditions humaines est déjà commencé (b) dès cette vie, et nous en voyons les premiers traits (c) dans l'institution de l'Eglise. Cette cité merveilleuse dont Dieu même a jeté les fondements, a ses lois et sa police, par laquelle elle est gouvernée. Mais comme Jésus-Christ

 

(a) Prêché dans le mois de février 1659, aux Filles de la Providence, devant Vincent de Paul et les fondatrices de l'ordre, la princesse de Condé, les duchesses d'Orléans, d'Aiguillon, de Vendôme, mesdames de Brienne, de Séguier, etc.

Une sainte veuve, Marie de Lumague, après avoir quitté la Cour, renvoyé sa suite et vendu ses parures, recueillait dans sa maison les filles repentantes. Quand ses ressources furent épuisées, Vincent de Paul vint à son aide ; et bientôt l'on vit s'élever près du Val-de-Grâce, par les libéralités de la reine mère, de vastes butinions pour les pauvres orphelines.

C'est là que Bossuet, à la prière de Vincent de Paul, prononça notre sermon. La péroraison, qui commence par ces mots : « Ouvrez les yeux sur cette maison indigente, » justifie la plupart des indications précédentes; et tout le discours réfute d'une manière éclatante l'accusation portée contre l'orateur, que «jamais la pauvreté ne lui arracha un seul cri.»

Ajoutons rapidement que l'auteur a écrit deux papes de ce sermon sur le dos. de deux lettres adressées, l'une « à Monsieur l'abbé de Bossuet, à Paris ; » l'autre «à Monsieur Bossuet, grand archidiacre de la cathédrale de Metz, à Paris. »

(b) Var. : Ebauché. — (c) Un commencement.

 

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on instituteur est venu au monde pour renverser l'ordre que l'orgueil y a établi, de là vient que sa politique est directement opposée à celle du siècle, et je remarque cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le monde les riches ont tout l'avantage et tiennent les premiers rangs : dans le royaume de Jésus-Christ la prééminence appartient aux pauvres, qui sont les premiers-nés de l'Eglise et ses véritables enfants. Secondement , dans le monde les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir ; au contraire, dans la sainte Eglise, les riches n'y sont admis qu'à condition de servir les pauvres. Troisièmement, dans le monde les grâces et les privilèges sont pour les puissants et les riches, les pauvres n'y ont de part que par leur appui : au lieu que dans l'Eglise de Jésus-Christ les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres, et les riches n'ont de privilèges que par leur moyen. Ainsi cette parole de l'Evangile que j'ai choisie pour mon texte, s'accomplit déjà dès la vie présente : «Les derniers sont les premiers, et les premiers sont les derniers, » puisque les pauvres qui sont les derniers dans le monde sont les premiers dans l'Eglise ; puisque les riches qui s'imaginent que tout leur est dû, et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont dans l'Eglise que pour les servir; puisque les grâces du Nouveau Testament appartiennent de droit aux pauvres, et que les riches ne les reçoivent que par leurs mains. Vérités certainement importantes et qui vous doivent apprendre , ô riches du siècle, ce que vous devez faire à l'égard des pauvres, c'est-à-dire honorer leur condition, soulager leurs nécessités, prendre part à leurs privilèges. C'est ce que je me propose de vous faire entendre avec le secours de la grâce.

 

PREMIER  POINT.

 

Le docte et éloquent saint Jean Chrysostome nous propose une belle idée pour connaître les avantages de la pauvreté sur les richesses ; il nous représente deux villes, dont l'une n'est composée que de riches, l'autre n'a que des pauvres (a) dans son enceinte,

 

(a) Var. : Dont l'une ne soit composée que de riches, l'antre n'ait que des pauvres.

 

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et il examine ensuite laquelle des deux est la plus puissante. Si nous consultions la plupart des hommes sur cette proposition, je ne doute pas, chrétiens, que les riches ne l'emportassent ; mais le grand saint Chrysostome conclut pour les pauvres (1), et il se fonde sur cette raison que cette ville de riches aurait beaucoup d'éclat et de pompe, mais qu'elle serait sans force et sans fondement assuré. L'abondance ennemie du travail, incapable de se contraindre, et par conséquent toujours emportée dans la recherche des voluptés , corromprait tous les esprits et amollirait tous les courages par le luxe, par l'orgueil, par l'oisiveté. Ainsi les arts seraient négligés, la terre peu cultivée (a), les ouvrages laborieux par lesquels le genre humain se conserve entièrement délaissés; et cette ville pompeuse, sans avoir besoin d'autres ennemis, tomberait enfin par elle-même, ruinée par son opulence. Au contraire dans l'autre ville où il n'y aurait que des pauvres, la nécessité industrieuse , féconde en inventions et mère des arts profitables, appliquerait les esprits par le besoin, les aiguiserait par l'étude, leur inspirerait une vigueur mâle par l'exercice de la patience ; et n'épargnant pas les sueurs, elle achèverait les grands ouvrages qui exigent nécessairement un grand travail. C'est à peu près ce que nous dit saint Jean Chrysostome au sujet de ces deux villes différentes. Il se sert de cette pensée pour adjuger (b) la préférence à la pauvreté.

Mais à parler des choses véritablement, nous savons que la distinction de ces deux villes n'est qu'une fiction agréable. Les villes, qui sont des corps politiques, demandent, aussi bien que les naturels , le tempérament et le mélange : tellement que selon la police humaine cette ville de pauvres de saint Chrysostome ne peut subsister qu'en idée. Il n'appartenait qu'au Sauveur et à la politique du ciel de nous bâtir une ville qui fût véritablement la ville des pauvres : cette ville c'est la sainte Eglise ; et si vous me demandez, chrétiens, pourquoi je l'appelle la ville des pauvres, je vous en dirai la raison par cette proposition que j'avance, que l'Eglise dans son premier plan n'a été bâtie que pour les pauvres, et qu'ils

 

1 Homil. XI De Divit. et paup., tom. XII, p.505, 506.

(a) Var. : La terre mal cultivée , la terre inculte et abandonnée. — (b) Donner.

 

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sont les véritables citoyens de cette bienheureuse cité que l'Ecriture a nommée la cité de Dieu. Encore que cette doctrine vous paraisse peut-être extraordinaire, elle ne laisse pas d'être véritable ; et afin de vous en convaincre, remarquez, s'il vous plait, Messieurs, qu'il y a cette différence entre la Synagogue et l'Eglise, que Dieu a promis à la Synagogue des bénédictions temporelles, au lieu que, comme dit le divin Psalmiste, « toute la gloire de la sainte Eglise est cachée et intérieure : » Omnis gloria ejus fîliœ regis ab intus (1). « Dieu te donne , disait Isaac à son fds Jacob », la rosée du ciel et la graisse de la terre. » C'est la bénédiction de la Synagogue. Et qui ne sait que dans les Ecritures anciennes, Dieu ne promet à ses serviteurs que de prolonger leurs jours, que d'enrichir leurs familles, que de multiplier leurs troupeaux, que de bénir leurs terres et leurs héritages ? Selon ces promesses, Messieurs, il est bien aisé de comprendre que les richesses et l'abondance étant le partage de la Synagogue, dans sa propre institution elle devait avoir des hommes puissants et des maisons opulentes. Mais il n'en est pas ainsi de l'Eglise. Dans les promesses de l'Evangile, il ne se parle plus des biens temporels par lesquels l'on attirait ces grossiers ou l'on amusait ces enfants. Jésus-Christ a substitué en leur place les afflictions et les croix ; et par ce merveilleux changement, les derniers sont devenus les premiers, et les premiers sont devenus les derniers, parce que les riches qui étaient les premiers dans la Synagogue n'ont plus aucun rang dans l'Eglise, et que les pauvres et les indigents sont ses véritables citoyens.

Quoique ces différentes conduites de Dieu dans l'ancienne et dans la nouvelle alliance soient fondées sur de grandes raisons qu'il serait trop long de rapporter, nous en pouvons dire ce mot en passant, que dans le Vieux Testament Dieu se plaisant à se faire voir avec un appareil majestueux, il était convenable que la Synagogue son épouse eût des marques de grandeur extérieure : et au contraire que dans le Nouveau, dans lequel Dieu a caché toute sa puissance sous une forme servile, l'Eglise son corps mystique devait être une image de sa bassesse et porter sur elle

 

1 Psal. XLIV, 14.— 2 Genes., XXVII, 39.

 

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la marque de son anéantissement volontaire. Et n'est-ce pas pour cela, mes frères, que ce même Dieu humilié « voulant, dit-il, remplir sa maison, » ut impleatur domus mea (1), ordonne à ses serviteurs de lui aller chercher tous les misérables ? Voyez comme il en fait lui-même le dénombrement: «Allez-vous-en, dit-il, dans les coins des rues, Exi citò, et amenez-moi promptement, qui ? les pauvres et les infirmes ; qui encore ? les aveugles et les impotents : » Pauperes ac debiles, cœcos et claudos introduc huc (2). C'est de quoi il prétend remplir sa maison; il n'y veut rien voir qui ne soit faible, parce qu'il n'y veut rien voir qui n'y porte son caractère, c'est-à-dire la croix et l'infirmité. Donc l'Eglise de Jésus-Christ est véritablement la ville des pauvres. Les riches, je ne crains point de le dire, en cette qualité de riches, car il faut parler correctement, étant de la suite du monde, étant pour ainsi dire marqués à son coin, n'y sont soufferts que par tolérance, et c'est aux pauvres et aux indigents, qui portent la marque du Fils de Dieu, qu'il appartient proprement d'y être reçus. C'est pourquoi le divin Psalmiste les appelle « les pauvres de Dieu : » pauperes tuos (3). Pourquoi les pauvres de Dieu? Il les nomme ainsi en esprit, parce que dans la nouvelle alliance il lui a plu de les adopter avec une prérogative particulière (a).

En effet, n'est-ce pas à eux qu'a été envoyé le Sauveur ? « Dieu m'a envoyé, nous dit-il, pour annoncer l'Evangile aux pauvres : » Evangelizare pauperibus misit me (4). Ensuite n'est-ce pas aux pauvres qu'il adresse la parole, lorsque faisant son premier sermon sur cette montagne mystérieuse, où ne daignant parler aux riches sinon pour foudroyer leur orgueil, il porte, la parole aux pauvres comme à ceux qu'il devait évangéliser ? « O pauvres, que vous êtes heureux, parte qu'à vous appartient le royaume de Dieu (5) ! » Si donc c'est à eux qu'appartient le ciel qui est le royaume de Dieu dans l'éternité, c'est à eux aussi qu'appartient l'Eglise qui est le royaume de Dieu dans le temps. Aussi comme c'est à eux qu'elle appartenait, ce sont eux qui y sont entrés les  premiers.

 

1 Luc., XIV, 23. — 2 Ibid., 21. — 3 Psal., LXXI, 2. — 4 Luc., IV, 18. — 5 Ibid., VI, 20.

(a) Var.: Parce qu'il les adopte avec une prérogative particulière.

 

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« Voyez, disait le divin Apôtre, qu'il n'y a pas dans l'Eglise plusieurs sages selon le monde, il n'y a pas plusieurs puissants, il n'y a pas plusieurs nobles ; mais Dieu a voulu choisir ce qu'il y avait de plus méprisable (1) : » d'où il est aisé de conclure que l'Eglise de Jésus-Christ était une assemblée de pauvres. Et dans sa première fondation, si les riches y étaient reçus, dès l'entrée ils se dépouillaient de leurs biens et les jetaient aux pieds des apôtres, afin de venir à l'Eglise, qui était la ville des pauvres, avec le caractère de la pauvreté : tant le Saint-Esprit avait résolu d'établir dans l'origine du christianisme la prérogative éminente des pauvres membres de Jésus-Christ.

Je pourrais encore, mes frères, établir la prééminence des pauvres sur d'autres raisons convaincantes, par lesquelles vous reconnaîtriez qu'ils sont les vrais enfants de l'Eglise et que c'est pour eux principalement que cette cité spirituelle a été bâtie. Mais il vaut mieux tirer quelque instruction et recueillir quelque fruit de cette doctrine salutaire. Elle nous doit apprendre, Messieurs, à respecter les pauvres et les indigents comme ceux qui sont nos aînés dans la famille de Jésus-Christ, et que son Père céleste a choisis pour être les citoyens de son Eglise, qui portant ses marques les plus assurées, sont aussi ses membres les plus précieux. C'est de l'apôtre saint Jacques que j'ai appris cette excellente morale. «Ecoutez, nous dit-il, mes très-chers frères : » Audite, patres mei dilectissimi (2) ; sans doute il a dessein de nous proposer quelque chose de bien remarquable : quelle âme assez endurcie refusera son attention, à laquelle il est excité par l'organe d'un si grand apôtre, qui est honoré dans les saintes Lettres de la qualité glorieuse de frère de Notre-Seigneur ? Mais entendons ce qu'il veut dire; voici ses propres paroles : « N'est-il pas vrai que Dieu a choisi les pauvres afin qu'ils fussent riches dans la foi et les héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment? Et après cela, poursuit-il, vous osez mépriser les pauvres ! » Cet apôtre, comme vous voyez, nous veut faire considérer en ce lieu rémittente dignité des pauvres, et cette prérogative de leur vocation que j'ai tâché de vous expliquer. Dieu, dit-il, les a choisis

 

1 I Cor., I, 26, 28. — 2 Jacob., II, 5.

 

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spécialement pour être riches selon la foi et les héritiers de son royaume ; n'est-ce pas mes frères, ce que j'ai prêché, qu'ils sont appelés à l'Eglise avec l'honneur et la préférence d'un choix particulier? Et de là que conclurons-nous, sinon ce qu'a conclu le même saint Jacques, que c'est un aveuglement déplorable de ne pas honorer les pauvres, auxquels Dieu a fait tant d'honneur pu cette grâce de prééminence qu'il leur donne dans son Eglise? Chrétiens, rendez-leur respect, honorez leur condition.

Saint Paul nous en donne l'exemple. Ecrivant aux Romains d'une aumône qu'il allait porter aux fidèles de Jérusalem, il leur parle en ces termes : « Je vous conjure, mes frères, par notre Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint-Esprit, que vous m'aidiez par vos prières auprès de Dieu, afin que les saints qui sont en Jérusalem agréent le présent que j'ai à leur faire : » Obsecro vos, patres, per Dominum nostrum Jesum Christum et per charitatem sancti Spiritùs,ut adjuvetis me in orationibus vestris pro me ad Deum, ut... obsequii mei oblatio accepta fiât in Jérusalem sanctis (1). Qui n'admirerait, chrétiens, comme il traite les pauvres honorablement ! Il ne dit pas l'aumône que j'ai à leur faire, ni l'assistance que j'ai à leur donner, mais le service que j'ai à leur rendre. Il fait quelque chose de plus, et je vous prie de méditer ce qu'il ajoute : « Priez Dieu, dit-il, mes chers frères, que mon service leur soit agréable. » Que veut dire le saint Apôtre, et faut-il tant de précautions pour faire agréer une aumône ? Ce qui le fait parler de la sorte, c'est la haute dignité des pauvres. On peut donner pour deux motifs : ou pour gagner l'affection, ou pour soulager la nécessité ; ou par un effet d'estime (a), ou par un sentiment de pitié : l'un est un présent, et l'autre une aumône. Dans l'aumône , on croit ordinairement que c'est assez de donner : on apporte plus de soin dans le présent, et il y a un certain art d'en relever le prix par la manière de l'offrir (b). C'est en cette dernière façon que saint Paul assiste les pauvres ; il ne les regarde pas

 

1 Rom., XV, 30, 31. — A la suite du latin, vient dans le manuscrit : Ina è diakonia mou è eis Ierousaleme, euprosdektos genetai tois agiois.

(a) Var. : Ou par une marque d'estime. — (b) Et il y'a un certain art innocent de relever le prix de ce que l’on donne, par la manière et les circonstances de l’offrir.

 

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seulement comme des malheureux qu'il faut assister, mais il regarde que dans leur misère ils sont les principaux membres de Jésus-Christ et les premiers-nés de l'Eglise. En cette qualité glorieuse il les considère comme des personnes auxquelles il fait la cour, si je puis parler de la sorte. C'est pourquoi il n'estime pas que ce soit assez que son présent les soulage, mais il souhaite que son service leur agrée; et pour obtenir cette grâce, il met toute l'Eglise en prières. Tant les pauvres sont considérables dans l'Eglise de Jésus-Christ, que saint Paul semble établir sa félicité dans l'honneur de les servir et dans le bonheur de leur plaire : Ut obsequii mei oblatio accepta fiat in Jerusalem sanctis.

Mesdames, revêtez-vous de ces sentiments apostoliques ; et dans les soins que vous prenez de cette maison, regardez avec respect les pauvres qui la composent. Méditez sérieusement en la charité de Notre-Seigneur que, si les honneurs du siècle vous mettent au-dessus d'eux, le caractère de Jésus-Christ qu'ils ont l'honneur de porter les élève au-dessus de vous ; honorez, en les servant, la mystérieuse conduite de la Providence divine, qui leur donne les premiers rangs dans l'Eglise avec une telle prérogative que les riches n'y sont reçus que pour les servir.

 

SECOND POINT.

 

C'est la seconde vérité que je me suis obligé de vous expliquer, et qui suit si évidemment de celle que j'ai déjà établie, qu'il ne sera pas nécessaire de m'étendre beaucoup sur la preuve. Et certainement, chrétiens, comme il a déjà été dit, Jésus qui ne promet dans son Evangile que des afflictions et des croix, n'a pas besoin de riches dans sa sainte Eglise ; et leur faste n'ayant rien de commun avec la profonde humiliation de ce Dieu anéanti jusqu'à la croix, il est bien aisé de juger, Messieurs, qu'il ne les recherche pas pour eux-mêmes (a). Car à quoi lui sont-ils bons dans son royaume, sinon pour lui ériger des temples superbes ou pour orner ses autels d'or et de pierreries ? Ne vous persuadez pas qu'il se plaise dans ces ornements ; il les reçoit de la main des hommes comme

 

(a) Var.: Leur faste n'ayant rien de commun avec l'anéantissement de ce Dieu pauvre, il est bien visible, Messieurs, qu'il ne les recherche pas pour eux-mêmes.

 

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des marques de leur piété, comme des hommages de leur religion. Mais bien loin d'exiger ces grandes dépenses, ne voyez-vous pas au contraire qu'il n'est rien de plus commun ni de plus bas prix que ce qui est nécessaire à son culte? Il demande seulement de l'eau la plus simple pour régénérer ses enfants; il ne faut qu'un peu de pain et de vin pour consacrer ses mystères, où réside la source de toutes ses grâces ; jamais il ne s'est tenu mieux servi que lorsqu'on lui sacrifiait dans des cachots et que l'humilité et la foi faisaient tout l'ornement de ses temples. Autrefois dans l'ancienne loi il voulait de la pompe dans son service; mais cette simplicité qu'il affecte, si je puis parler de la sorte, dans le culte de la nouvelle alliance, c'est pour faire voir aux riches du monde qu'il n'a plus besoin d'eux ni de leurs trésors, si ce n'est pour le service de ses pauvres.

Mais pour les pauvres, Messieurs, il confesse qu'il en a besoin, et il implore leur secours : Ecce mysterium vobis dico (1) : « Voici un mystère admirable. » Jésus n'a besoin de rien, et Jésus a besoin de tout ; Jésus n'a besoin de rien selon sa puissance ; mais Jésus a besoin de tout selon sa compassion : Ecce mysterium vobis dico : « Voici un grand mystère que j'ai à vous dire ; » c'est le mystère du Nouveau Testament. Cette même miséricorde qui a obligé Jésus innocent à se charger de tous les crimes, oblige encore Jésus, tout heureux qu'il est, à se charger de toutes les misères. Car comme le plus innocent est celui qui a porté le plus de péchés, aussi le plus abondant est celui qui porte le plus de besoins. Ici il a faim, et là il a soif ; là il gémit sous des chaînes, ici il est travaillé par des maladies : il souffre en même temps le froid et le chaud, et les extrémités opposées. Pauvre véritablement, et le plus pauvre de tous les pauvres, parce que tous les autres pauvres ne souffrent que pour eux-mêmes, et « qu'il n'y a que Jésus-Christ qui pâtisse dans toute l'universalité des misérables : » Unus tantummodo Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet (2). Ce sont donc les besoins pressants de ses pauvres membres qui l'obligent de se relâcher en faveur des riches.

Il ne voudrait voir dans son Eglise que ceux qui portent sa

 

1 I Cor., XV, 51. — 2 Salvian., Advers. Avarit., lib. IV, n. 4.

 

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marque, que des pauvres, que des indigents, que des affligés, que des misérables. Mais s'il n'y a que des malheureux, qui soulagera les malheureux? que deviendront les pauvres dans lesquels il souffre et dont il ressent tous les besoins? Il pourrait leur envoyer ses saints anges, mais il est plus juste qu'ils soient assistés par des hommes qui sont leurs semblables. Venez donc, ô riches, dans son Eglise ; la porte enfin vous en est ouverte ; mais elle vous est ouverte en faveur des pauvres et à condition de les servir. C'est pour l'amour de ses enfants qu'il permet l'entrée à ces étrangers. Voyez le miracle de la pauvreté ! Oui, les riches étaient étrangers ; mais le service des pauvres les naturalise et leur sert à expier la contagion qu'ils contractent parmi leurs richesses; par conséquent, ô riches du siècle , prenez tant qu'il vous plaira des titres superbes, vous les pouvez porter dans le monde : dans l'Eglise de Jésus-Christ vous êtes seulement serviteurs des pauvres. Ne vous offensez pas de ce titre : le patriarche Abraham l'a tenu à gloire ; lui qui avait tant de serviteurs et une si nombreuse famille, prenait néanmoins pour son partage le soin et l'obligation de servir les nécessiteux. Aussitôt qu'ils approchent de sa maison, lui-même s'avance pour les recevoir ; lui-même va choisir dans son troupeau ce qu'il y a de plus délicat et de plus tendre -, lui-même se donne la peine de servir leur table (1). Ainsi, dit l'éloquent Pierre Chrysologue, « Abraham sentant arriver les pauvres, ne se souvient plus qu'il est maître, » et il fait toutes les fonctions d'un serviteur : Abraham, viso peregrino, dominum se esse nescivit (2). Mais d'où lui vient cet empressement à servir les pauvres? C'est que ce père des croyants voyait déjà en esprit le rang qu'ils devaient tenir dans l'Eglise; il considère déjà Jésus-Christ en eux; il oublie sa dignité dans la vue de celle des pauvres, et il montre aux riches par son exemple l'obligation qu'ils ont de les servir.

Mais quel service leur devons-nous rendre ? en quoi sommes-nous tenus de les assister? Vous le voyez déjà, chrétiens, dans l'exemple du patriarche Abraham. Mais l'admirable saint Augustin vous va donner encore sur ce sujet-là une instruction plus particulière. « Le service que vous devez aux nécessiteux, c'est de

 

1 Genes., XVIII, 8. — 2 Serm. CXXI De Divit. et Lazar.

 

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porter avec eux une partie du fardeau qui les accable (1). » L'apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres : » Alter alterius onera portate (2). Les pauvres ont leur fardeau. et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau ; qui ne le sait pas? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très-pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise et semblent n'avoir rien qui leur pèse, sachez qu'ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches? chrétiens, le pourrez-vous croire? Ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? C'est le besoin. Quel est le fardeau des riches? C'est l'abondance. «Le fardeau des pauvres, dit saint Augustin, c'est de n'avoir pas ce qu'il faut ; et le fardeau des riches, c'est d'avoir plus qu'il ne faut : » Omis paupertatis non habere, divitiarum onus plus quàm opus est habere (3). Quoi donc ! est-ce un fardeau incommode que d'avoir trop de biens? Ah! que j'entends de mondains qui désirent un tel fardeau dans le secret de leurs cœurs ! Mais qu'ils arrêtent ces désirs inconsidérés. Si les injustes préjugés du siècle les empêchent de concevoir en ce monde combien l'abondance pèse, quand ils viendront en ce pays où il nuira d'être trop riches, quand ils comparaîtront à ce tribunal où il faudra rendre compte non-seulement des talents dispensés, mais encore des talents enfouis, et répondre à ce juge inexorable non-seulement de la dépense, mais encore de l'épargne et du ménage, alors, Messieurs, ils reconnaîtront que les richesses sont un grand poids, et ils se repentiront vainement de ne s'en être pas déchargés.

Mais n'attendons pas cette heure fatale, et pendant que le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul : Alter alterius onera portate : « Portez vos fardeaux les uns les autres. » Riche, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit; mais sachez qu'en le déchargeant vous travaillez à votre décharge : lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre ; vous portez le besoin qui le presse, il porte l'abondance qui vous

 

1 Serm. CLXIV, n. 9. 2 Galat., VI, 2. 3 Ubi suprà.

 

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charge. Communiquez outre vous mutuellement vos fardeaux, « afin que les charges deviennent égales : » ut fiat œqualitas, dit saint Paul (1). Car quelle injustice, nies frères, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S'ils s'en plaignent et s'ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c'est avec quelque couleur de justice. Car étant tous pétris d'une même niasse et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue , pourquoi verrons-nous d'un côté la joie, la faveur, l'affluence; et de l'autre la tristesse, et le désespoir, et l'extrême nécessité, et encore le mépris et la servitude? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance et pourrait-il contenter jusqu'aux désirs les plus inutiles d'une curiosité étudiée, pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim qui le presse? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen elle n'avait pourvu au besoin des pauvres et remis quelque égalité entre les hommes ? C'est pour cela, chrétiens, qu'il a établi son Eglise, où il reçoit les riches, mais à condition de servir les pauvres ; où il ordonne que l'abondance supplée au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez, mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l'abîme : au lieu que si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout ensemble de participer à leurs privilèges.

 

TROISIÈME POINT.

 

Sans cette participation des privilèges des pauvres il n'y a aucun salut pour les riches ; et il me sera aisé de vous en convaincre, en insistant toujours aux mêmes principes. Car s'il est vrai, comme je l'ai dit, que l'Eglise est la ville des pauvres, s'ils y tiennent les premiers rangs, si c'est pour eux principalement que

 

1 II Cor., VIII, 14.

 

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cette cité bienheureuse a été bâtie, il est bien aisé de conclure que tés privilèges leur appartiennent. Dans tous les royaumes, dans tous les empires, il y a des privilégiés, c'est-à-dire des personnes éminentes qui ont des droits extraordinaires ; et la source de ces privilèges, c'est qu'ils touchent de plus près ou par leur naissance ou par leurs emplois à la personne du prince. Cela est de la majesté, de l'état et de la grandeur du souverain, que l'éclat qui rejaillit de sa couronne se répande en quelque sorte sur ceux qui l'approchent. Puisque nous apprenons par les saintes Lettres que l'Eglise est un royaume si bien ordonné, ne doutez pas, mes frères, qu'elle n'ait aussi ses privilégiés. Et d'où se prendront ces privilèges, sinon de la société avec son prince, c'est-à-dire avec Jésus-Christ? Que s'il faut être uni avec le Sauveur, chrétiens, ne cherchons pas dans les riches les privilèges de la sainte Eglise. La couronne de notre monarque est une couronne d'épines : l'éclat qui en rejaillit, ce sont les afflictions et les souffrances. C'est dans les pauvres, c'est dans ceux qui souffrent, que réside la majesté de ce royaume spirituel. Jésus étant lui-même pauvre et indigent, il était de la bienséance qu'il liât société avec ses semblables et qu'il répandit ses faveurs sur ses compagnons de fortune.

Qu'on ne méprise plus la pauvreté et qu'on ne la traite plus de roturière. Il est vrai qu'elle était de la lie du peuple : mais le Roi de gloire l'ayant épousée, il l'a ennoblie par cette alliance, et ensuite il accorde aux pauvres tous les privilèges de son empire. Il promet le royaume aux pauvres, la consolation à ceux qui pleurent, la nourriture à ceux qui ont faim, la joie éternelle à ceux qui souffrent. Si tous les droits, si toutes les grâces, si tous les privilèges de l'Evangile sont aux pauvres de Jésus-Christ, ô riches, que vous reste-t-il, et quelle part aurez-vous dans son royaume ? Il ne parle de vous dans son Evangile que pour foudroyer votre orgueil : Vœ vobis divitibus (1)! « Malheur à vous, riches! » Qui ne tremblerait à cette sentence? Qui ne serait saisi de frayeur ? Contre cette terrible malédiction, voici votre unique espérance. Il est vrai, ces privilèges sont donnés aux pauvres; mais vous pouvez les obtenir d'eux et les recevoir de leurs mains :

 

1 Luc., VI, 24.

 

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c'est là que le Saint-Esprit vous renvoie pour obtenir les grâces du ciel. Voulez-vous que vos iniquités vous soient pardonnées? « Rachetez-les, dit-il, par aumônes : » Peccata tua eleemosynis redime (1). Demandez-vous à Dieu sa miséricorde ? cherchez-la dans les mains des pauvres en l'exerçant envers eux : Beati misericordes (2); Enfin, voulez-vous entrer au royaume? Les portes, dit Jésus-Christ, vous seront ouvertes, pourvu que les pauvres vous introduisent : « Faites-vous, dit-il, des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels (3). » Ainsi la grâce, la miséricorde, la rémission des péchés, le royaume même est entre leurs mains; et les riches n'y peuvent entrer, si les pauvres ne les y reçoivent.

Donc, ô pauvres, que vous êtes riches! mais, ô riches, que vous êtes pauvres ! Si vous vous tenez à vos propres biens, vous serez privés pour jamais des biens du Nouveau Testament; et il ne vous restera pour votre partage que ce terrible de l'Evangile. Ah ! pour détourner ce coup de foudre, pour vous mettre heureusement à couvert de cette malédiction inévitable, jetez-vous sous l'aile de la pauvreté ; entrez en commerce avec les pauvres ; donnez, et vous recevrez ; donnez les biens temporels, et recueillez les bénédictions spirituelles ; prenez part aux misères des affligés, et Dieu vous donnera part à leurs privilèges.

C'est ce que j'avais à vous dire touchant les avantages de la pauvreté et la nécessité de la secourir. Après quoi il ne me reste plus autre chose à faire, sinon de m'écrier avec le prophète : Beatus qui intelligit super egenum et pauperem (4) ; « Heureux celui qui entend sur l'indigent et sur le pauvre ! » Il ne suffit pas, chrétiens, d'ouvrir sur les pauvres les yeux de la chair ; mais il faut les considérer par les yeux de l'intelligence : Beatus qui intelligit. Ceux qui les regardent des yeux corporels, ils n'y voient rien que de bas, et ils les méprisent. Ceux qui ouvrent sur eux l'œil intérieur, je veux dire l'intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Eglise, les premiers membres de son corps mystique. C'est ce

 

1 Dan., IV. 24. — 2 Matth., V, 7. — 3 Luc., XVI, 9 — 4 Psal. XL, 2.

 

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qui les porte à les assister avec un empressement charitable. Mais encore n'est-ce pas assez de les secourir dans leurs besoins. Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui qui leur distribue quelque aumône, ou contraint par leurs pressantes importunités, ou touché par quelque compassion naturelle, soulage la misère du pauvre ; mais néanmoins il est véritable qu'il n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui-là entend véritablement le mystère de la charité, qui considère les pauvres comme les premiers enfants de l'Eglise ; qui honorant cette qualité, se croit obligé de les servir ; qui n'espère de participer aux bénédictions de l'Evangile que par le moyen de la charité et de la communication fraternelle.

Donc, mes frères, ouvrez les yeux sur cette maison indigente, et soyez intelligents sur ses pauvres. Si je demandais vos aumônes pour une seule personne, tant de grandes et importantes raisons qui vous obligent à la charité, devraient émouvoir vos cœurs. Maintenant j'élève ma voix au nom d'une maison tout entière, et encore d'une maison chargée d'une multitude nombreuse de pauvres filles entièrement délaissées. Faut-il vous représenter et le péril de ce sexe, et les suites dangereuses de sa pauvreté, l'écueil le plus ordinaire où sa pudeur fait naufrage ? Que serviront les paroles, si la chose même ne vous touche pas ? Entrez dans cette maison, prenez connaissance de ses besoins ; et si vous n'êtes pas touchés de l'extrémité où elle est réduite, je ne sais plus, mes frères, ce qui sera capable de vous attendrir. Il est vrai, des dames pieuses ont ouvert les yeux sur cette maison, elles ont entendu sur les pauvres ; parce qu'elles connaissent leur dignité, elles se tiennent honorées de les servir ; parce qu'elles sont chrétiennes, elles se croient obligées de les assister; parce qu'elles savent le poids des richesses mal employées, elles se déchargent entre leurs mains d'une partie de leur fardeau, et en répandant les biens temporels, elles viennent recevoir en échange les grâces spirituelles.

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