Dim. Quinq. II
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SECOND SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME (a).

 

Cogitavi vias meos et converti pedes meos in testimonia tua. Psal. CXVIII, 59.

 

Puisque la licence effrénée tient maintenant ses grands jours; puisqu'on haine de la pénitence que nous allons bientôt commencer, le diable s'efforce de noircir ces jours par l'infamie de tant d'excessives débauches, c'est une institution sainte et salutaire de les sanctifier autant que nous le pourrons par des prières publiques et par la parole divine. Mais comme durant ce temps les hommes ensevelis dans le vin, la bonne chère, les délices brutales, semblent avoir oublié qu'ils sont faits à l'image de Dieu (b), puisqu'ils égalent leur félicité à celle des bêtes brutes, j'ai cru que je ferois une chose fort profitable à votre salut, si je vous représentais aujourd'hui avec le prophète David les vrais devoirs de la vie humaine. C'est pourquoi j'ai choisi ce verset du psaume CXVIII, où ce grand roi et ce grand prophète, après avoir considéré ce qu'il a à faire en ce monde, nous déclare tout ouvertement qu'il n'a point trouvé de meilleures voies que celles de la loi de Dieu : « J'ai étudié mes

 

(a) Ce sermon, ou du moins le fond de ce sermon a été prêché deux fois ; car il a deux exordes, dont l’un porte dans l'appellation, mes frères, et l'autre, mes sœurs. Les critiques pensent qu'il a été prêché la seconde fois dans le Carême de 1661, aux Carmélites de lu rue Saint-Jacques. La noblesse du style et l'élévation des idées révèlent manifestement la grande époque de l'orateur; mais quelques expressions surannées ne permettent pas de revenir dans cette époque an deçà de la daté Indiquée. Nous lisons, par exemple : «Si est-ce toutefois. — Durant ces trois jours (de carnaval) des hommes de terre et de boue mènent... une vie plus brutale que Les bêtes brutes... Ils me font parade de leur bonne chère, ils se vantent de leurs bons morceaux. — L'utilité de cette médecine (la pénitence) nous en fera digérer l'amertume.»

Disons maintenant que le commencement du manuscrit porte ces mots : « Pour les jours du carnaval, prêché avant le Carême. ». Notre sermon a donc été prononcé, la première fois, dans les jours du carnaval qui précéda le Carême de 1661.

Enfin les éditeurs avaient mêlé plusieurs phrases et plusieurs passages du second exorde dans le premier.

(b) Var. : De leur Créateur.

 

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voies. » Fidèles, rendez-vous attentifs à une délibération de cette importance. Cet excellent serviteur de Dieu, qui nous a laissé les paroles que je vous ai rapportées, dès sa tendre jeunesse a eu à se défendre de puissantes inimitiés; il s'est trouvé souvent impliqué dans les dangereux intérêts des princes et des potentats ; il a eu à gouverner un puissant Etat, où il avait à s'établir contre les restes de la famille de Saül son prédécesseur ; enfin durant un règne fort long, jusqu'à ses dernières années il lui a fallu soutenir l'embarras, non-seulement d'une Cour factieuse et de sa propre maison toujours agitée de cabales, mais encore de cruelles guerres et civiles et étrangères. Toutefois si vous lui demandez sa pensée touchant ce qu'il nous propose dans ce sage et admirable verset que je vous ai allégué pour mon texte, il ne craindra pas de vous dire que jamais il n'a eu une affaire plus importante. Puis donc qu'étant impuissants de nous-mêmes, d'autant plus que les choses sont de conséquence, d'autant plus nous avons besoin de l'assistance divine : adressons-nous, mes frères, avec une ferveur extraordinaire au Père de toute lumière, afin qu'il lui plaise par sa bonté nous remplir de son Esprit-Saint aux prières de la sainte Vierge. Ave.

 

Dans cette importante délibération (a), chrétiens , je me représente que venu tout nouvellement d'une terre inconnue et déserte, séparée de bien loin du commerce et de la société des hommes, ignorant des choses humaines, je suis élevé tout à coup au sommet d'une haute montagne, d'où par un effet de la puissance divine je découvre la terre et les mers, et tout ce qui se fait dans le monde. C'est avec un pareil artifice que le bienheureux martyr Cyprien fait considérer les vanités du siècle à son fidèle ami Donatus (1). Elevé donc sur cette montagne, je vois du premier aspect cette multitude infinie de peuples et de nations avec leurs mœurs différentes et leurs humeurs incompatibles, les unes barbares et sauvages, les autres polies et civilisées. Et comment pourrais-je vous rapporter une telle variété de coutumes et d'inclinations? certes,

 

1 Epist. I ad Donat., p. 3.

(a) Var. : Consultation.

 

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c'est une chose impossible. Après, descendant pins exactement au détail de la vie humaine, je contemple les divers emplois dans lesquels les hommes s'occupent. O Dieu éternel, quel tracas! quel mélange de choses! quelle étrange confusion! Je jette les yeux sur les villes, et je ne sais où arrêter la vue, tant j'y vois de diversité. Celui-ci s'échauffe dans un barreau; cet autre songe aux affaires publiques ; les autres dans leurs boutiques débitent plus de mensonges que de marchandises. Je ne puis considérer sans étonnement tant, d'arts et tant de métiers avec leurs ouvrages divers, et cette quantité innombrable de machines et d'instruments que l'on emploie en tant de manières. Cette diversité confond mon esprit. Si l'expérience ne me la faisait voir, il me serait impossible de m'imaginer que l'invention humaine fût si abondante (a).

D'autre part je regarde que la campagne n'est pas moins occupée. Personne n'y est de loisir, chacun y est en action et en exercice, qui à bâtir, qui à faire remuer la terre, qui à l'agriculture, qui dans les jardins; celui-ci y travaille pour l'ornement et pour les délices, celui-là pour la nécessité ou pour le ménage. Et qu'est-il nécessaire que je vous fasse une longue énumération de toutes les occupations de la vie rustique? La mer même que la nature semblait n'avoir destinée que pour être l'empire des vents et la demeure des poissons, la mer est habitée par les hommes; la terre lui envoie dans des villes flottantes comme des colonies de peuples errants qui, sans autre rempart que d'un bois fragile, osent se commettre à la fureur des tempêtes sur le plus perfide des éléments. Et là que ne vois-je pas? que de divers spectacles? que de durs exercices? que de différentes observations? Il n'y a point de lieu où paraisse davantage l'audace tout ensemble et l'industrie de l'esprit humain.

Vous raconterai-je, fidèles, les diverses inclinations des hommes? Les uns  d'une nature plus remuante ou plus généreuse, se plaisent dans les emplois violents : tout leur contentement est dans le tumulte des armes; et si quelque considération les oblige a demeurer dans quelque repos, ils prendront leur divertissement

 

(a) Var. : Il me serait impossible de concevoir que l'imagination humaine fût si abondante

 

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à la chasse, qui est une image de la guerre. D'autres d'un naturel plus paisible, aiment mieux la douceur de la vie; ils s'attachent plus volontiers à cette commune conversation, ou à l'étude des bonnes lettres, ou à diverses sortes de curiosités, chacun selon son humeur. J'en vois qui sont sans cesse à étudier de bons mots pour avoir l'applaudissement du beau monde. Tel aura tout son plaisir dans le jeu : ce qui ne devrait être qu'un relâchement de l'esprit, ce lui est une affaire de conséquence à laquelle il occupe dans un grand sérieux la meilleure partie de son temps ; il donne tous les jours de nouveaux rendez-vous, il se passionne, il s'impatiente. Et d'autres qui passent toute leur vie dans une intrigue continuelle : ils veulent être de tous les secrets, ils s'empressent, ils se mêlent partout, ils ne songent qu'à faire toujours de nouvelles connaissances et de nouvelles amitiés. Celui-ci est possédé de folles amours, celui-là de haines cruelles et d'inimitiés implacables, et cet autre de jalousies furieuses. L'un amasse, et l'autre dépense. Quelques-uns sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois publics ; les autres plus retenus se plaisent dans le repos et la douce oisiveté d'une vie privée. Chacun a la manie de ses inclinations différentes : les mœurs sont plus dissemblables que les visages; chacun veut être fol à sa fantaisie : la mer n'a pas plus de vagues, quand elle est agitée par les vents, qu'il ne naît de diverses pensées de cet abîme sans fond et de ce secret impénétrable du cœur de l'homme. C'est à peu près, mes frères, ce qui se présente à mes yeux, quand je considère attentivement les affaires et les actions qui exercent la vie humaine.

A cette étonnante diversité, je demeure confus et comme hors de moi; je me regarde, je me considère; que ferai-je? où me tournerai-je? Cogitavi vias meas. Certes, dis-je incontinent en moi-même, les autres animaux semblent ou se conduire ou être conduits d'une manière plus réglée et plus uniforme. D'où vient dans les choses humaines une telle inégalité et une telle bizarrerie? Est-ce là ce divin animal dont on raconte de si grandes merveilles? Cette âme d'une vigueur immortelle n'est-elle pas capable de quelque opération plus sublime et qui ressente mieux le lieu d'où elle est sortie? Toutes les occupations que je vois me semblent

 

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ou serviles, ou vaines, ou folles, ou criminelles; j'y vois du mouvement et de l'action pour agiter l’âme; je n'y vois ni règle, ni véritable conduite pour la composer. « Tout y est vanité et affliction d'esprit (1). » disait le plus sage des hommes. Ne paraîtra-t-il lira à ma vue qui soit digne d'une créature laite à l'image de Dieu? Cogitavi vias meas : je cherche, je inédite, j'étudie mes voies; et pendant que je suis dans ce doute, je découvre un nouveau genre d'hommes que Dieu a dispersés deçà et delà dans le monde, qui mettent tous leurs soins à former leur vie sur l'équité de la loi divine, et ce sont les justes et les gens de bien; leur conduite me paraît plus égale, et leur contenance plus sage, et leurs mœurs bien mieux ordonnées ; mais le nombre en est si petit, qu'à peine paraissent-ils sur la terre. Davantage, pour l'ordinaire je ne les vois pas dans le grand crédit; il semble que leur partage soit lé mépris et la pauvreté. Ceux qui les maltraitent et qui les oppriment vont dans le monde la tête levée, au milieu des applaudissements de toutes les conditions et de tous les âges; et c'est ce qui me jette dans de nouvelles perplexités. Suivrai-je le grand ou le petit nombre? les sages ou les heureux? ceux qui ont la faveur publique ou ceux qui sont satisfaits du témoignage de leur conscience? Cogitavi vias meas. Mais enfin après plusieurs doutes, voici la réflexion que je fais : Je suis né dans une profonde ignorance, j'ai été comme exposé en ce monde sans savoir ce qu'il y faut faire ; et ce que je puis en apprendre est mêlé de tant de sortes d'erreurs, que mon âme demeurerait suspendue dans une incertitude continuelle, si elle n'avait que ses propres lumières ; et nonobstant cette incertitude, je suis engagé à un long et périlleux voyage : c’est le voyage de cette vie, où il faut nécessairement que je marche par mille sentiers détournés, environné de toutes parts de précipices (a) fameux par la chute de tant de personnes. Aveugle que je suis, que ferai-je si quelque bonne fortune ne me fait trouver un guide fidèle qui régisse mes pas errants et conduise mon âme mal assurée; c'est la première chose qui m'est nécessaire.

Mais je n’ai pas seulement l'esprit obscurci d'ignorance; ma

 

1 Eccl., I, 14.

(a) Au milieu des précipices.

 

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volonté est extrêmement déréglée. Il s'y élève sans cesse des désirs injustes ou superflus. Je suis presque toujours en désordre par la véhémence de nies passions et par la violente précipitation de mes mouvements. Il faut que je cherche une règle certaine qui compose mes mœurs selon la droite raison et réduise mes actions à la juste médiocrité; c'est la seconde chose dont j'ai besoin. Et enfin voici la troisième. Mon entendement et ma volonté, qui sont les deux parties principales qui gouvernent toutes mes actions, étant ainsi blessées, l'une par l'ignorance et l'autre par le dérèglement, toute mon âme en est agitée et tombe dans un autre malheur, qui est une inquiétude et une inconstance éternelle. J'erre de désirs en désirs, sans trouver quoi que ce soit qui me satisfasse ; je prends tous les jours de nouveaux desseins, espérant que les derniers réussiront mieux; et partout mon espérance est frustrée, parce que je ne trouve rien qui me satisfasse. De là l'inégalité de ma vie, qui n'ayant point de conduite arrêtée, est un mélange d'aventures diverses et de diverses prétentions, qui toutes ont trompé nies désirs. Je les ai manquées, ou elles m'ont manqué : je les ai manquées, lorsque je ne suis pas parvenu au but que je m'étais proposé; elles m'ont manqué, lorsqu'ayant obtenu ce que je voulais, je n'y ai pas rencontré ce que je cherchais. De sorte que je vivrai désormais sans espérance de terminer mes longues inquiétudes, si je ne trouve à la fin un objet solide qui donne quelque consistance à mes mouvements par une véritable tranquillité, une lumière pour mes erreurs, une règle pour mes désordres , un repos assuré pour mes inconstances. Ce sont les trois choses qui me sont nécessaires. O Dieu, où les trouverai-je? Cogitavi vias meas. La prudence humaine est toujours chancelante; les règles des hommes sont défectueuses, les biens du monde n'ont, rien de ferme; il faut que je porte mon esprit plus haut. Je vois, je vois dans la loi de Dieu une conduite infaillible, et une règle certaine, et une paix immuable. J'entends le Sauveur Jésus, qui avec sa charité ordinaire : « Je suis, dit-il, la voie, la vérité et la vie (1). » Je suis la voie assurée qui vous conduit sans incertitude ; je suis la vérité infaillible, invariable, sans aucun défaut, qui vous

 

1 Joan., XIV, 6.

 

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règle ; je suis la vraie vie de vos âmes, qui leur donne un repos sang trouble. Pourquoi délibérer davantage? Loin de moi, doutes et inquiétudes ! loin de moi, fâcheuses irrésolutions ! «J'ai étudié mes voies, et enfin j'ai tourné mes pas, o Seigneur, du côté de vos témoignages : » Cogitavi vias meas, et converti pedes meos in testimonia tua. C'est le sujet de cet entretien qui embrasse, comme vous voyez, tous les devoirs de la vie humaine. Fidèles, je n'en doute pas, vous avez souvent entendu de plus doctes prédications et où les choses ont été mieux déduites que je ne suis capable de le faire ; mais je ne craindrai pas de vous assurer que ni dans les cabinets, ni dans les conseils, ni dans les chaires, ni dans les livres, jamais il ne s'est traité une affaire plus importante.

 

PREMIER  POINT.

 

« Qu'est-ce que l'homme, ô grand Dieu, que vous en faites état et que vous en avez souvenance, » dit le prophète David ? (a) Notre vie, qu'est-ce autre chose qu'un égarement continuel? nos opinions sont autant d'erreurs, et nos voies ne sont qu'ignorance. Et certes quand je parle de nos ignorances, je ne me plains pas, chrétiens, de ce que nous ne connaissons pas quelle est la structure du monde, ni les influences des corps célestes, ni quelle vertu tient la terre suspendue au milieu des airs, ni de ce que tous les ouvrages de la nature nous sont des énigmes insolubles. Bien que ces connaissances soient très-admirables et très-dignes d'être recherchées, ce n'est pas ce que je déplore aujourd'hui ; la cause de ma douleur nous touche de bien plus près. Je plains notre malheur de ce que nous ne savons pas ce qui nous est propre, de ce que nous ne connaissons pas le bien et le mal, de ce que nous n'avons pas la véritable conduite qui doit gouverner notre vie.

Le sage Salomon étant un jour entré profondément en cette pensée : « Qu'est-il nécessaire, dit-il, que l'homme s'étudie à des choses qui surpassent sa capacité, puisqu'il ne sait pas même ce qui lui est convenable durant le pèlerinage de cette vie? » Quid necesse est homini majora sequœrere, cum ignoret quid conducat sibi in vitâ sua numero dierum peregrinationis suae, et tempore

 

1 Nota marg. : Quid est hoomo, quòd memor es ejus ? etc. Psal. VIII, 5.

 

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quod velut umbra prœterit (1) ? Mortels misérables et audacieux, nous mesurons le cours des astres, nous assignons la place aux éléments, nous allons chercher au fond des abîmes les choses que la nature y avait cachées, nous pénétrons un océan immense pour trouver des terres nouvelles que les siècles précédais n'ont jamais connues, et à quoi ne nous portent pas les désirs vagues et téméraires d'une curiosité infinie? Et après tant de recherches laborieuses, nous sommes étrangers chez nous-mêmes; nous ne connaissons ni le chemin que nous devons tenir, ni quelle est la vraie fin de nos mouvements. Et toutefois il est manifeste que la première chose que doit faire une personne avisée, c'est de considérer ses voies et de peser par une véritable prudence comment il doit composer ses mœurs. C'est ce que nous enseigne l’Ecclésiaste en ces deux petits mots si sensés : « Les yeux du sage sont en sa tête : » Sapientis oculi in capite ejus (2). Quelle étrange façon de parler : les yeux du sage sont en sa tête ! Mais il a voulu nous faire entendre que de même que la nature a mis la vue comme un guide fidèle dans la place la plus éminente du corps, afin de veiller à notre conduite et de découvrir de loin les obstacles qui la pourvoient traverser : ainsi la Providence divine a établi la raison dans la suprême partie de notre âme pour adresser nos pas à la bonne voie, et considérer aux environs les empêchements qui nous en détournent (a).

Et bien que tout le monde confesse qu'il n'y a rien de si nécessaire que ce précepte du sage, si est-ce toutefois, chrétiens, que si nous l'observons en quelque façon dans les affaires de peu d'importance , nous le négligeons tout à fait dans le point capital de la vie. Etrange aveuglement de l'homme! personne parmi nous ne se plaint de manquer de raisonnement; nous nous piquons d'employer la raison et dans nos affaires et dans nos discours ; il faut même qu'il y ait de l'esprit et du raisonnement dans nos jeux ; il y a de l'étude et de l'art jusque dans nos gestes et dans nos démarches : il n'y a que sur le point de nos moeurs où nous ne nous mettons point en peine de suivre ni de consulter la raison ; nous

 

1 Eccle., VII, 1. — 2 Ibid., II, 14.

(a) Var. : Ce qui peut nous en détourner.

 

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les abandonnons au hasard et à l'ignorance. Et afin que vous ne croyiez pas, chrétiens, que ce soit ici une invective inutile, considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit et sa fortune, l'ambition et les vengeances et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante ! combien trouble-t-elle le présent par la vue d'un avenir qui lui est funeste!

Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés ; nous désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu équitables, et je n'en exempte pas les emplois les plus éclatants. Car pour être les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus accompagnés de raison (a). La plupart des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération? N'y avons-nous pas plutôt été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement à tous nos desseins ? Et dans les choses mêmes dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu'avons-nous jugé par les vrais principes? Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme ? Quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous n'avons jamais entendus , nous ont toujours entraînés, et jamais nous ne sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la vie parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations ; si bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée (b) par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour

 

(a) Var.: Les plus raisonnables. — (b) Modérée, — ralentie.

 

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rien. Et d'où vient cela, chrétiens? N'est-ce pas manque d'avoir bien compris les solides devoirs de l'homme et le vrai but où nous devons tendre?

Il est vrai, et il le faut avouer, que ce n'est pas une entreprise facile ni un travail médiocre : tous les sages du monde s'y sont appliqués, tous les sages du monde s'y sont trompés. Tu me cries de loin, ô philosophie, que j'ai à marcher en ce monde dans un chemin glissant et plein de périls. Je l'avoue, je le reconnais, je le sens même par expérience. Tu me présentes la main pour me soutenir et pour me conduire; mais je veux savoir auparavant si ta conduite est bien assurée : « Si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice (1). » Et comment puis-je me fier à toi, ô pauvre philosophie? Que vois-je dans tes écoles, que des contentions inutiles qui ne seront jamais terminées ? On y forme des doutes, mais on n'y prononce point de décisions. Remarquez, s'il vous plaît, chrétiens, que depuis qu'on se mêle de philosopher dans le monde, la principale des questions a été des devoirs essentiels de l'homme et quelle était la fin de la vie humaine. Ce que les uns ont posé pour certain, les autres l'ont rejeté comme faux. Dans une telle variété d'opinions, que l'on me mette au milieu d'une assemblée de philosophes un homme ignorant de ce qu'il aurait à faire en ce monde ; qu'on ramasse, s'il se peut, en un même lieu tous ceux qui ont jamais eu la réputation de sagesse, quand est-ce que ce pauvre homme se résoudra, s'il attend que de leurs conférences (a) il en résulte enfin quelque conclusion arrêtée? Plutôt on verra le froid et le chaud cesser de se faire la guerre, que les philosophes convenir entre eux de la vérité de leurs dogmes : Nobis invicem videmur insanire : « Nous nous semblons insensés les uns aux autres, » disait autrefois saint Jérôme (1). Non je ne le puis, chrétiens, je ne puis jamais me fier à la seule raison humaine. Elle est si variable et si chancelante, elle est tant de fois tombée dans l'erreur, que c'est se commettre à un péril manifeste que de n'avoir point d'autre guide qu'elle. Quand je regarde quelquefois en moi-même cette mer si vaste et si

 

1 Matth., XV, 14. — 2 Epist. XXVIII ad Asell.

(a) Var. ; De leurs disputes.

 

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agitée si j'ose parler de la sorte, des raisons et opinions humaines, je ne puis découvrir dans une si vaste étendue, ni aucun lieu si calme, ni aucune retraite si assurée, qui ne soit illustre parle naufrage de quelque personnage célèbre. Si bien que le prophète Job, déplorant dans la véhémence de ses douleurs les diverses calamités qui affligent la vie humaine, a eu juste sujet de se plaindre de notre ignorance à peu près en cette manière : O vous qui naviguez sur les mers, vous qui trafiquez dans les terres lointaines et qui nous en rapportez des marchandises si précieuses, dites-nous : N'avez-vous point reconnu dans vos longs et pénibles voyages, « n'avez-vous point reconnu où réside l'intelligence et dans quelles bienheureuses provinces la sagesse s'est retirée ? » Unde sapientia venit, et quis est locus intelligentiœ? Certes « elle s'est cachée des yeux de tous les vivants ; les oiseaux mêmes du ciel, c'est-à-dire les esprits élevés, n'ont pu découvrir ses vestiges : » Abscondita est ab oculis omnium viventium, volucres quoque cœli latet (1), La mort et la corruption, c'est-à-dire l'âge caduc et la décrépite vieillesse, qui courbée par les ans semble déjà regarder sa fosse, « la mort donc et la corruption nous ont dit : » Enfin après de longues enquêtes et plusieurs rudes expériences, «nous en avons ouï quelque bruit confus, » mais nous ne pouvons vous en rapporter de nouvelles bien assurées : Perditio et mors dixerunt : Auribus nostris audivimus famam ejus (2).

Donc, ô Sagesse incompréhensible, agité de cette tempête de diverses opinions pleines d'ignorance et d'incertitude, je ne vois de refuge que vous; vous serez le port assuré où se termineront mes erreurs. Grâce à votre miséricorde, comme vous allumiez autrefois durant l'obscurité de la nuit cette mystérieuse colonne de flammes qui conduisait Israël votre peuple dans une telle étendue de terres tout incultes et inhabitées : ainsi m'avez-vous propose comme un céleste flambeau votre loi et vos ordonnances; elles rassureront mon esprit flottant, elles dirigeront mes pas incertains : Lucerna pedibus meis verbum tuum, et lumen semilis meis (3).

« Je m'étais résolu, dit le Sage, de me retirer entièrement des

 

1 Job, XXVIII, 20, 21. — 2 Ibid., 22. — 3 Psal. CXVIII. 105.

 

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plaisirs afin de m'adonner sérieusement à l'étude de la sagesse, jusqu'au temps que je visse avec évidence ce qui est utile aux enfants des hommes. Mais, poursuit ce sage prince, j'ai reconnu que pour cette recherche notre vie n'est pas assez longue (1). » Et certes la prudence humaine est si lente dans ses progrès et la vie si précipitée dans sa course, qu'à peine avons-nous pris les premières teintures des connaissances que nous recherchons, que la mort inopinément tranche le cours de nos études par une fatale et irrévocable sentence , au lieu que dans l'étude de la loi de Dieu on y est savant dès le premier jour. Craignez Dieu, je vous ai tout dit, c'est un abrégé de doctrine qui « donne de l'entendement à l'enfance la plus impuissante (a) : » Intellectum dat parvulis (2). C'est pourquoi le prophète David : J'ai eu, dit-il, de grands démêlés durant mes jeunes années avec de puissants ennemis, avec de vieux et rusés courtisans ; mais j'ai été plus avisé qu'eux, je me suis ri des raffinements de ces vieillards expérimentés, sans y entendre d'autre finesse que de rechercher simplement les commandements de mon Dieu : Super senes intellexi, quia mandata tua quœsivi (3).

En effet considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies ; ils ne savent tous ce qu'ils font. Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise ? L'événement des choses est ordinairement si extravagant et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés, qu'il faudrait être aveugle pour ne voir pas qu'il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît de renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert et se moque d'eux, comme ils se servent et se moquent des autres.

En effet, il le faut avouer, dans la confusion des choses humaines, l'unique sûreté, mes chers frères, la seule et véritable science est de s'attacher constamment à cette raison dominante. Ah ! quelle consolation à une âme de suivre la raison souveraine avec laquelle

 

1 Eccle., II, 3. — 2 Psal., CXVIII, 130. — 3 Ibid., 100.

(a) Var. : Imbécile!

 

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on ne peut errer! Sans cela nos affaires iraient au hasard et à l'aventure. Car ce serait une folle persuasion de croire que nous puissions prendre si justement nos mesures, que nous fassions tomber les événements au point précis que nous souhaitons ; les rencontres des choses humaines sont trop irrégulières et trop bizarres. Il sert beaucoup d'observer le temps pour ensemencer la terre et pour moissonner : et néanmoins, dit le Sage, que je ne me lasse point de vous alléguer cette matière : « Qui prendrait garde au vent de si près, jamais il ne sèmerait ; et qui considérerait les nues, attendant toujours que le temps lui vint entièrement à souhait, jamais il ne recueillerait ses moissons : » Qui observat ventum non seminat, et qui considerat nubes nunquam metet (1). Il veut dire, par cet exemple, que les affaires du monde sont de telle nature, que souvent elles se gâtent par trop de précautions; que c'est un abus de croire que toutes choses cadrent au juste et concourent à nos desseins. Telle est la loi des entreprises humaines, qu'il y manque toujours quelque pièce; et ainsi la plus haute prudence est contrainte de commettre au hasard le principal de l'événement.

N'en usez pas de la sorte, ô justes et enfants de Dieu. Vous qui faites profession d'une sagesse plus qu'humaine, croyez qu'il serait indigne de personnes bien avisées d'abandonner vos desseins au hasard et à la fortune ; et puisque votre raison n'est ni assez ferme ni assez puissante pour diriger les vues des affaires selon une conduite certaine, laissez-vous gouverner à cette divine Sagesse qui régit si bien toutes choses, et ne me dites pas qu'elle passe votre portée. Ne voyez-vous pas que par une extrême bonté elle s'est rendue sensible et familière : elle est pour ainsi dire coulée dans les Ecritures divines, d'où les prédicateurs la tirent pour vous la prêcher ; et là cette Sagesse profonde qui donne une nourriture solide aux parfaits, a daigné se tourner en lait pour sustenter les petits enfants. Mais que pouvons-nous désirer davantage, après que cette Sagesse éternelle s'est revêtue d'une chair humaine, afin de se familiariser avec nous? Nous ne pouvions trouver la voie assurée, à cause de nos erreurs; « la voie même est venue

 

1 Eccle., XI, 4.

 

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à nous : » Ipsa via ad te venit, dit saint Augustin (1). Car le Sauveur Jésus est la voie.

C'est cet excellent Précepteur que nous promettait Isaïe : « Tes oreilles entendront, dit-il, la voix de celui qui marchant derrière toi, t'avertira de tes voies, et tes yeux verront ton Précepteur : » Erunt oculi tui videntes Prœceptorem tuum (2). O ineffable miséricorde! Fidèles, réjouissons-nous : nous sommes des enfants ignorants de toutes choses; mais puisque nous avons un tel Maître, nous avons juste sujet de nous glorifier de notre ignorance, qui a porté notre Père céleste à nous mettre sous la conduite d'un si excellent Précepteur. Ce bon Précepteur, il est Dieu et homme. O souveraine autorité! ô incomparable douceur! Un maître a tout gagné quand il peut si bien tempérer les choses qu'on l'aime et qu'on le respecte. Je respecte mon Maître, parce qu'il est Dieu ; et afin que mon amour pour lui fût plus familier et plus libre, il a bien voulu se faire homme. Je me défierais d'une prudence et je secouerais aisément le joug d'une autorité purement humaine : « Celle-là est trop sujette à l'erreur ; celle-ci trop exposée au mépris (a) : » Tam illa falli facilis, quàm ista contemni, dit Tertullien (3). Mais je ploie et je me captive sous les paroles magistrales du Sauveur Jésus : dans celles que j'entends, j'y vois des instructions admirables ; dans celles que je n'entends pas, j'y adore une autorité infaillible. Si je ne mérite pas de les comprendre, elles méritent que je les croie ; et j'ai cet avantage dans son école, qu'une humble soumission me conduit à l'intelligence plutôt qu'une recherche laborieuse. Venez donc, ô sages du siècle, venez à cet excellent Précepteur qui a des paroles de vie éternelle : laissez votre Platon avec sa divine éloquence, laissez votre Aristote avec cette subtilité de raisonnements, laissez votre Sénèque avec ses superbes opinions; la simplicité de Jésus est plus majestueuse et plus forte que leur gravité affectée. Ce philosophe insultait aux misères du genre humain par une raillerie arrogante ; cet autre les déplorait par une compassion inutile. Jésus, le débonnaire Jésus, il plaint nos misères, mais il les soulage. Ceux qu'il instruit, il les porte :

 

Serm. CXLI, n. 4. — 2 Isa., XXX, 20, 21. — 3 Apolog., n. 45.

(a) Var. : Semble trop méprisable.

 

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ah ! il va au péril de sa vie chercher sa brebis égarée ; mais il la rapporte sur ses épaules, parce que « errant deçà et delà, elle s'était extrêmement travaillée : » Multùm enim errando laboraverat, dit Tertullien (1). Pouvons-nous hésiter ayant un tel Maître ?

Au reste il n'est point de ces maîtres (a) délicats qui louent la pauvreté parmi les richesses, ou qui prêchent la patience dans la mollesse et la volupté. Et lui et tous ses disciples, ils ont scellé de leur sang les vérités qu'ils ont avancées. Ses saints enseignements n'étaient qu'un tableau de sa vie. Il prouvait beaucoup plus par ses actions que par ses paroles. Il a beaucoup plus fait qu'il n'a dit, parce qu'il accommodait ses instructions à notre faiblesse; mais il fallait qu'il vécût en ce monde comme un exemplaire achevé d'une inimitable perfection. Que craignez-vous donc, hommes sans courage? Cet excellent Maître, et par ses paroles et par ses exemples, a déterminé toutes choses sur le point de nos mœurs; il ne nous a point laissé de questions indécises. Je vous vois perdus et étonnés sur le chemin de la piété chrétienne ; vous n'osez y entrer, parce que vous n'y voyez au premier aspect qu'embarras et que difficultés; vous ne savez si dans ce fleuve (b) il y a un gué par où vous puissiez échapper. Considérez le Sauveur Jésus ; afin de vous tirer hors de doute, il y est passé devant vous. Regardez-le triomphant à l'autre rivage, qui vous appelle, qui vous tend les bras, qui vous assure qu'il n'y a rien à craindre. Voyez, voyez l'endroit qu'il a honoré par son passage : il l'a marqué d'un trait de lumière, et n'est-ce pas une honte à des chrétiens d'avoir horreur d'aller où ils voient les vestiges de Jésus-Christ? Certes, on ne le peut nier, mes chers frères, nous serions entièrement insensés, si ayant cette conduite certaine, nous nous laissions encore emporter aux mensonges et aux vanités de la prudence du monde. J'ai étudié mes voies; dans les erreurs diverses de notre vie, j'ai considéré attentivement où je pourrais rencontrer de la certitude ; j'ai trouvé, ô Sauveur Jésus, que c'était une manifeste folie de la chercher ailleurs que dans vos témoignages irrépréhensibles. Et ainsi par votre assistance j'ai résolu

 

1 De Pœnit., n. 8.

(a) Var. : Docteurs. — (2) Torrent.

 

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de tourner mes pas du côté de vos témoignages : Cogitavi vias meas, d'autant plus que je n'y vois pas seulement la lumière qui éclaire mes ignorances, mais j'y reconnais encore la seule règle infaillible qui peut composer mes désordres. C'est la seconde partie.

 

SECOND POINT.

 

Il était impossible que l'ignorance profonde qui règne dans les choses humaines, ne précipitât nos affections dans un étrange dérèglement. Car de même que le pilote à qui les tempêtes et l'obscurité ont ôté (a) le jugement tout ensemble avec les étoiles qui le conduisaient, abandonne le gouvernail et laisse voguer le vaisseau au gré des vents et des ondes (b) ; ainsi les hommes par leurs erreurs ayant perdu les véritables principes par lesquels ils se devaient gouverner, ils se sont laissé emporter à leurs fantaisies ; chacun s'est fait des idoles de ses désirs, et par là les règles des mœurs ont été entièrement perverties. Combien voyons-nous de personnes qui  voudraient que l'on nous laissât vivre chacun comme nous l'entendrions, que l'on nous eût défaits de tant de lois incommodes ! C'est ainsi qu'ils appellent les saintes institutions de la loi divine; et si nous n'osons pas peut-être en parler si ouvertement , au moins ne vivons-nous pas d'autre sorte que si nous étions imbus de cette créance. Notre règle, quoi que nous puissions dire, est de suivre nos passions; ou si nous les réprimons quelquefois, c'est par d'autres plus violentes, et en cela même moins raisonnables. Nous ne mettons pas la prudence à faire le choix de bonnes et vertueuses inclinations ; ce n'est pas là l'air du monde, ce n'est pas notre style ni notre méthode. Mais après que nos inclinations premières et dominantes sont nées en nous, je ne sais comment, par des mouvements indélibérés et par une espèce d'instinct aveugle, chose certainement qui n'est que trop véritable, quand nous savons faire le choix des moyens les plus propres pour les acheminer à leur fin, nous croyons avoir bien pris nos mesures ; c'est ce que nous appelons une conduite réglée, tant l'usage véritable des choses est corrompu parmi nous. Ou bien, comme dans une telle diversité de désira aveugles et téméraires

 

(a) Var. : Fait perdre. — (b) Laisse voguer le navire au gré des eaux.

 

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il y en a beaucoup qui se contrarient, les faire céder au temps et aux occurrences présentes, par exemple quitter pour un temps les plaisirs pour établir sa fortune, c'est aller adroitement à ses fins, c'est avoir la science du monde et savoir ce que c'est que de vivre ; mais de remonter à la source du mal et de couper une bonne fois la racine des mauvaises inclinations, c'est à quoi personne ne pense. O pauvres mortels abuses! Eh Dieu! qui nous a jetés dans de si fausses persuasions ? Et comment ne voyons-nous pas « qu'étant d'une race divine, » comme dit l'apôtre saint Paul (1), il faut prendre de bien plus haut la règle de nos affaires? Car s'il est vrai ce que nos pères ont dit contre les sectateurs d'Epicure et l'école des libertins, que de même que cet univers est régi par une Providence éternelle, ainsi les actions humaines, quelque extravagance qui nous y paraisse, sont conduites et gouvernées par une sagesse infinie, n'est-il pas absolument nécessaire qu'elles aient une règle certaine sur laquelle elles soient composées ? Et si nous ne sommes pas capables de ces grandes et importantes raisons, l'expérience du moins ne devrait-elle pas nous avoir appris qu'ayant plusieurs désirs qui nous sont pernicieux à nous-mêmes, la véritable sagesse n'est pas de les savoir contenter, mais de les savoir modérer? Eh Dieu! que serait-ce des choses humaines, si chacun suivait ses désirs ? D'où vient que les Néron, les Caligula et ces autres monstres du genre humain se sont laissés aller à des actions si brutales et si furieuses ? N'est-ce pas par la licence effrénée de faire tout ce qu'ils ont voulu, pour nous faire voir, chrétiens, qu'il n'y a point d'animal plus farouche ni plus indomptable que l'homme, quand il se laisse dominer à ses passions? Par conséquent il est nécessaire de donner quelques bornes à nos désirs par des règles fixes et invariables; et d'autant que nous avons tous la même raison et qu'étant d'une même nature, il est entièrement impossible que nous ne soyons destinés à la même fin, il s'ensuit de là par nécessité que ces règles que nous poserons doivent être communes à tous les hommes. Or vous allez voir, chrétiens, par un raisonnement invincible, qu'il n'y en peut avoir d'autres que la loi de Dieu.

 

1 Ad., XVII, 28.

 

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Où notre désordre paraît plus visible, c'est que nous sommes toujours hors de nous; je veux dire que nos occupations et nos exercices, nos conversations et nos divertissements nous attachent aux choses externes. J'en ai déjà dit quelque chose au commencement de ce discours, et je le répète à présent pour en tirer d'autres conséquences; mais ne m'obligez pas, chrétiens, de rentrer encore une fois dans le particulier de nos actions pour vous faire voir cette vérité trop constante. Que chacun s'examine soi-même, et il reconnaîtra manifestement qu'il n'agit que par des motifs tirés purement de dehors ; et toutefois la première chose que la règle doit faire en nos âmes, c'est de nous ramener en nous-mêmes. Vous avez fait, dites-vous, une grande affaire, vous avez trouvé le moyen d'amasser beaucoup de richesses, vous êtes entré dans les bonnes grâces d'une personne considérable qui vous peut rendre de grands services ; et je veux encore supposer, si vous le voulez, que vous vous soyez rendu maître de tout le monde , votre âme n'en est pas en meilleure assiette ; vos mœurs n'en sont pas pour cela ni plus innocentes ni mieux ordonnées. « Je ne suis point dans l'intrigue, dit le grave Tertullien dans le docte livre de Pallio, on ne me voit pas m'empresser près la personne des grands, je n'assiège ni leurs portes ni leurs passages, je ne me romps point l'estomac à crier au milieu d'un barreau, je ne vas ni aux marchés ni aux places publiques; j'ai assez à travailler en moi-même ; c'est là ma grande et ma seule affaire : » In me unicum negotium mihi est (1). C'est qu'il pensait bien sérieusement à régler son intérieur ; et le premier effet, comme je disais, de cette résolution, c'est de nous rappeler en nous-mêmes.

Mais s'il ne faut autre chose, l'orgueil toujours empressé se présentera aussitôt à nos yeux. Voyez cet orgueilleux : comme il se contemple, avec quelle complaisance il se considère de toutes parts, l'orgueil le fait rentrer en soi-même. Et n'est-ce pas l'orgueil, chrétiens, qui a retiré tant de philosophes du milieu de la multitude? Nous voulons, disaient-ils, vaquer à nous-mêmes; et certes ils disaient vrai : c'était en eux-mêmes qu'ils voulaient s'occuper à contempler leurs belles idées, à se contenter de leurs

 

1 De Pallio, n. 5.

 

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beaux et agréables raisonnements, à se former à leur fantaisie une image de vertu de laquelle ils faisaient leur idole. Ils ne reconnaissaient pas comme il faut ce grand Dieu, duquel toutes leurs lumières étaient découlées : superbes et arrogants qu'ils étaient, ils ne songeaient qu'à se plaire à eux-mêmes dans leurs subtiles inventions. C'est là tout le désordre, c'est la vraie source du dérèglement. Qui donc nous ramènera utilement en nous-mêmes, nous retirant de tant d'objets inutiles dans lesquels notre âme s'est elle-même si longtemps dissipée ? Ce sera sans doute là lui de Dieu par l'humilité chrétienne. C'est l'humilité chrétienne qui nous rappelle véritablement en nous-mêmes, parce qu'elle nous fait rentrer dans la considération de notre néant, elle nous fait entendre que nous tenons tout de la miséricorde divine ; et ainsi elle nous abaisse sous la loi de Dieu, elle nous assujettit à sa volonté qui est la règle souveraine de notre vie.

« Dieu a fait l'homme droit, » dit l’Ecclesiaste (1), et voici en quoi le docte saint Augustin reconnaît cette rectitude. La rectitude et la juste règle et l'ordre sont inséparables : or chaque chose est bien ordonnée quand elle est soumise aux causes supérieures qui doivent dominer sur elle par leur naturelle condition. C'est en cela que l'ordre consiste, quand chacun se range aux volontés de ceux à qui il doit être soumis. Dieu donc, dit saint Augustin, a donné ce précepte à l'homme, de « régir ses inférieurs et d'être lui-même régi par la Puissance suprême : » Regi a superiore, regere inferiorem (2). De même donc que la règle des mouvements inférieurs, c'est la juste et saine raison ; ainsi la règle de la raison, c'est Dieu même. Et lorsque la raison humaine compose ses mouvements selon la volonté de son Dieu, de là résulte cet ordre admirable, de là ce juste tempérament, de là cette médiocrité raisonnable qui fait toute la beauté de nos âmes. Pour pénétrer au fond de cette doctrine excellente de saint Augustin, élevons un peu nos esprits, et considérons attentivement que la volonté de Dieu est la règle suprême selon laquelle toutes les autres règles doivent être nécessairement mesurées. Elles n'ont de justice ni de vérité qu'autant qu'elles se trouvent conformes à cette règle

 

1 Eccle., VII, 30. — 2 In Psal., CXLV, n. 5.

 

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première et originale qui n'emprunte rien de dehors, mais qui est sa loi elle-même. C'est pourquoi le prophète David dit que « les jugements de Dieu sont vrais et justifiés par eux-mêmes : » vrais et justifiés par eux-mêmes, comme s'il disait : Les jugements des hommes peuvent bien quelquefois être véritables, mais ils ne peuvent pas être justifiés par eux-mêmes. Toutes les vérités créées doivent être nécessairement conférées à la vérité divine, de laquelle elles tirent toute leur certitude. Mais pour les jugements de Dieu, dit le saint prophète, « ils sont Mais d'une vérité propre et essentielle, et c'est pour cette raison qu'ils sont justifiés par eux-mêmes : » Vera, justificata in semetipsa (1). De sorte que la volonté divine qui préside à cet univers, étant elle-même sa règle, elle est par conséquent la règle infaillible de toutes les choses du monde et la loi immuable par laquelle elles sont gouvernées.

Sur quoi je fais une observation dans le prophète David, qui peut-être édifiera les âmes pieuses. Cet homme toujours transporté d'une  sainte admiration de la Providence divine , après avoir célébré la sagesse de ses conseils dans ses grands et magnifiques ouvrages, passe de là insensiblement à la considération de ses lois. Ainsi au psaume XVIII : « Les deux, dit ce grand personnage, racontent la gloire de Dieu (2). » Puis ayant employé la moitié du psaume à glorifier Dieu dans ses œuvres, il donne tout le reste à chanter l'équité de ses ordonnances. « La loi de Dieu, dit-il, est immaculée, les témoignages de Dieu sont fidèles (3); » et il achève cet admirable cantique dans de semblables méditations. Et au psaume CXVIII : « Votre vérité, dit-il, ô Seigneur, est établie éternellement dans les cieux; votre main a fondé la terre, et elle demeure toujours immobile ; c'est en suivant votre ordre que les jours se succèdent les uns aux autres avec des révolutions si constantes, et toutes choses, Seigneur, servent à vos décrets éternels. » Et puis il ajoute aussitôt : « N'était que votre loi a occupé toute ma pensée, cent fois j'aurais manqué de courage parmi tant de diverses afflictions dont ma vie a été tourmentée (4). » Fidèles, que veut-il dire? Quelle liaison trouve ce chantre céleste

 

1 Psal., XVIII, 10. — 2 Ibid., 2. — 3 Ibid., 8. — 4 Psal. CXVIII, 89-92.

 

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entre les ouvrages de Dieu et sa loi? Est-ce par une rencontre fortuite que cet ordre se remarque en plusieurs endroits de ses psaumes? Ou bien ne vous semble-t-il pas qu'il nous dit à tous au fond de nos consciences : Elevez vos yeux, ô enfants d'Adam, hommes faits à l'image de Dieu ; contemplez cette belle structure du monde, voyez cet accord et cette harmonie : y a-t-il rien de pins beau ni de mieux entendu que ce grand et superbe édifice? C’est parce que la volonté divine y a été fidèlement observée, c'est parce que ses desseins ont été suivis et que tout se régit par ses mouvements. Car cette volonté étant sa règle elle-même, toujours juste, toujours égale, toujours uniforme, tout ce qui la suit ne peut aller que dans un bel ordre. De là ce concert et cette cadence si juste et si mesurée. Que si les créatures même corporelles reçoivent tant d'ornements à cause qu'elles obéissent aux décrets de Dieu, combien grande sera la beauté des natures intelligentes lorsqu'elles seront réglées par ses ordonnances ! Consultez toutes les créatures du monde ; si elles avaient de la voix, elles publieraient hautement qu'elles se trouvent très-bien d'observer les lois de cette Providence incompréhensible, et que c'est de là qu'elles tirent toute leur perfection et tout leur éclat; et n'ayant point de langage, elles ne laissent pas de nous le prêcher par cette constante uniformité avec laquelle elles s'y attachent. Vous, hommes, enfants de Dieu, que votre Père céleste a illuminés d'un rayon de son intelligence infinie, quelle sera votre ingratitude , si plus stupides et plus insensibles que les créatures inanimées, vous méprisez de suivre les lois que Dieu même vous a données depuis le commencement du monde par le ministère de ses saints prophètes, et enfin dans la plénitude des temps par la bouche de son cher Fils! C'est ainsi, ce me semble, que nous parte le prophète David.

O Dieu éternel ! chrétiens, quand il faudra paraître devant ce tribunal redoutable, quelle sera notre confusion lorsqu'on nous reprochera devant les saints anges que Dieu nous ayant donné une âme immortelle, afin que nous employassions tous nos soins à régler ses actions et ses mouvements selon leur véritable modèle, nous avons fait si peu  d'état de ce riche et

 

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incomparable présent que, plutôt que de travailler en cette âme ornée de l'image de Dieu, nous avons appliqué notre esprit à des occupations toujours superflues et le plus souvent criminelles ; de sorte qu'au grand mépris de la munificence divine, parmi tant de sortes d'affaires qui nous ont vainement travaillés, la chose du monde la plus précieuse a été la plus négligée? ô folie ! ô indignité! ô juste et inévitable reproche! ah! grand Dieu, Je le veux prévenir. Assez et trop longtemps mon âme s'est égarée parmi tant d'objets étrangers, dans le jeu, dans les compagnies, dans l'avarice, dans la débauche. Je rentrerai en moi du moins à ce Carême qui nous touche de près, j'étudierai mes voies, je chercherai la règle sur laquelle je me dois former; et connue il ne peut y en avoir d'autre que vos saints et justes commandements, je tournerai mes pas du côté de vos témoignages. C'est ma dernière et irrévocable résolution, que vous confirmerez, s'il vous plaît, par votre grâce toute-puissante : c'est elle qui me fera trouver le repos où je viens de rencontrer le bon ordre et où je trouvais tout à l'heure la vérité et la certitude ; et pour vous en convaincre, fidèles, c'est par où je m'en vais finir ce discours.

 

TROISIÈME POINT.

 

Je ne pense pas, chrétiens, après les belles maximes que nous avons, ce me semble, si bien établies parles Ecritures divines. qu'il soit nécessaire de recommencer une longue suite de raisonnements pour vous faire voir que notre repos est dans l'observance exacte de la loi de Dieu. Contentons-nous d'appliquer ici (a), par une méthode facile et intelligible, la doctrine que par la miséricorde de Dieu nous avons aujourd'hui expliquée ; et faisons, pour l'édification de cette audience, paraître cette vérité dans son évidence.

Chaque chose commence à goûter son repos, quand elle est dans sa bonne et naturelle constitution. Vous avez été tourmenté d'une longue et dangereuse maladie ; peu à peu vos forces se rétablissent, et les choses reviennent au juste tempérament; cela vous promet un prochain repos. Et comment donc notre âme ne

 

(a) Var. :  Appliquons seulement ici

 

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jouirait-elle pas d'une grande tranquillité après que la loi de Dieu a guéri toutes ses maladies? La loi de Dieu établit l'esprit dans une certitude infaillible; si bien que les doutes étant levés et les erreurs dissipées, non par l'évidence de la raison, mais par une autorité souveraine, plus inébranlable et plus ferme que nos plus solides raisonnements, il faut que l'entendement acquiesce. Et de même la volonté ayant trouvé sa règle immuable, qui coupe et qui retranche ce qu'il y a de trop en ses mouvements, ne doit-elle pas rencontrer une consistance tranquille et une sainte et divine paix? C'est pourquoi le Psalmiste disait : « Les justices de Dieu sont droites et réjouissent le cœur (1). » Elles réjouissent le cœur, parce qu'elles sont droites, parce qu'elles règlent ses affections, parce qu'elles le mettent dans la disposition qui lui est convenable et dans le véritable point où consiste sa perfection.

Quelle inquiétude dans les choses humaines ! on ne sait si on fait bien ou mal : on fait bien pour établir sa fortune, on fait mal pour conserver sa santé; on fait bien pour son plaisir, mais on ne contente pas ses amis; et de même des autres choses. Dans la soumission à la loi de Dieu on fait absolument bien, on fait bien sans limitation, parce que quand on fait ce bien, tout le reste est de peu d'importance; en un mot on fait bien, parce qu'on suit le souverain bien. Et comment est-il possible, fidèles, de n'être pas en repos en suivant le souverain bien? quelle douceur et quelle tranquillité à une âme! Il vous appartient, ô grand Dieu, en qualité de souverain bien, de faire le partage des biens à vos créatures; mais heureuses mille et mille fois les créatures dont vous êtes le seul héritage ! c'est là le partage de vos enfants, que par votre bonté ineffable vous assemblez près de vous dans le ciel. Mais nous, misérables bannis, bien que nous soyons éloignés de notre céleste patrie, nous ne sommes pas privés tout à fait de vous ; nous vous avons dans votre loi sainte, nous vous avons dans votre divine parole. Oh ! que cette loi est désirable! oh ! que cette parole est douce ! « Elle est plus douce que le miel à ma bouche, disait le prophète David ; elle est plus désirable que tous les trésors (2) » Et considérez en effet, chrétiens, que cette loi

 

1 Psal., XVIII, 9. — 2 Psal. CXVIII, 103; Psal., XVIII, 11.

 

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admirable est un éclat de la vérité divine et un écoulement de cette souveraine bonté. Ne doutez pas que cette fontaine n'ait retenu quelque chose des qualités de sa source. « Votre serviteur, à mon Dieu, observe vos commandements, chante amoureusement le Psalmiste ; il y a une grande récompense à les observer : » In custodiendis illis retributio multa (1). «Ce n'est pas en autre chose, dit saint Augustin (2), mais en cela même que l'on les observe : la rétribution y est grande, parce que la douceur y est sans égale. »

Mes frères, je vous en prie, considérons un homme de bien dans la simplicité de sa vie : il ne gouverne point les Etats, il ne manie point les affaires publiques, il n'est point dans les grands emplois de la terre, comme sont les grands et les politiques; vous diriez qu'il ne fasse rien en ce monde. Il ne sait pas les secrets de la nature, il ne parle pas du mouvement des astres, ces hauts et sublimes raisonnements peut-être passeront sa portée. Sa conduite nous paraît vulgaire; et cependant, si nous avons entendu les choses que nous avons dites, il est régi par une raison éternelle il est gouverné par des principes divins, sa conduite appuyée sur la parole de Dieu est plus ferme que le ciel et la terre ; et plutôt tout le monde sera renversé, qu'il soit confondu dans ses espérances. Dans les affaires du monde,  chacun recherche divers conseils qui nous embarrassent souvent dans de nouvelles perplexités : il chante sincèrement avec le Psalmiste : « Mon conseil ce sont vos témoignages : » Consilium meum justificationes tuœ (3); ou bien, comme lit saint Jérôme : Amici mei justiftcationes tuœ: «Vos témoignages, ce sont mes amis. » Ceux que nous croyons nos meilleurs amis nous trompent très-souvent, ou par infidélité, ou par ignorance : l'homme de bien dans ses doutes consulte ses amis fidèles, qui sont les témoignages de Dieu; ces amis sincères et véritables lui enseignent ce qu'il faut faire et le conseillent pour la vie éternelle. Heureux mille et mille fois d'avoir trouvé de si bons amis ! par là il se rira de la perfidie qui règne dans les choses humaines. Et c'est encore par cette raison que je le publie bienheureux.

 

1 Psal. XVIII, 12. — 2 Enarr., I in Psal. XVIII, n. 2 . — 3 Psal., CXIII, 24.

 

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    Souffrez que je vous interroge en vérité et en conscience: Avez-vous tout ce que vous demandez ? N’avez-vous aucune prétention en ce monde? Il n'y a peut-être personne en la compagnie qui puisse répondre qu'il n'en a pas. « Le laboureur, dit l'apôtre saint Jacques (1), attend le fruit de la terre : » sa vie est une espérance continuelle, il laboure dans l'espérance de recueillir, il recueille dans l'espérance de vendre, et toujours il recommence de même. Il en est ainsi de toutes les autres professions. En effet nous manquons de tant de choses, que nous serions toujours dans l'affliction si Dieu ne nous avait donné l'espérance comme pour charmer nos maux (a) et tempérer par quelque douceur l'amertume de cette vie. Cette vie, que nous ne possédons jamais que par diverses parcelles qui nous échappent sans cesse, se nourrit et s'entretient d'espérance. L'avenir, qui sera peut-être une notable partie de notre âge, nous ne le tenons que par espérance; et jusqu'au dernier soupir, c'est l'espérance qui nous fait vivre. Et puisque nous espérons toujours, c'est un signe très-manifeste que nous ne sommes pas dans le lieu où nous puissions posséder les choses que nous souhaitons. Partant dans ce bas monde où personne ne jouit de rien, où on ne vit que d'espérance, celui-là sera le plus heureux qui aura l'espérance la plus belle et la plus assurée. Heureux donc mille et mille fois les justes et les gens de bien! Grâce à la miséricorde divine, on leur a bien débattu la jouissance de la vie présente, mais personne ne leur a encore contesté l'avantage de l'espérance.

Comparons à cela, je vous prie, les folles espérances du monde. Dites-moi en vérité, chrétiens, avez-vous jamais rien trouvé qui satisfit pleinement votre esprit? Nous prenons tous les jours de nouveaux desseins, espérant que les derniers réussiront mieux, et partout notre espérance, est frustrée. De là l'inégalité de notre vie, qui ne trouve rien de fixe ni de solide, et par conséquent ne pouvant avoir aucune conduite arrêtée, devient un mélange d'aventures diverses et de diverses prétentions, qui toutes nous ont trompés : ou nous les manquons, ou elles nous manquent; si bien

 

1 Jacob., V, 7.

(a) Var. : Nos inquiétudes,

 

que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément aux choses du monde, est un peu ralentie par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien.

Et par conséquent, chrétiens, que pouvons-nous faire de mieux que de nous reposer en Dieu seul, que de vouloir ce que Dieu ordonne, et attendre ce qu'il prépare? Pourquoi donc ne cherchons-nous pas cet immobile repos? Pourquoi sommes-nous si aveugles que de mettre ailleurs notre béatitude? Ah! voici, mes frères, ce qui nous trompe (je vous demande, s'il vous plait, encore un moment d'audience), c'est que nous nous sommes figuré une fausse idée de bonheur; et ainsi notre imagination étant abusée, nous semblons jouir pour un temps d'une ombre de félicité. Nous nous contentons des biens de la terre, non pas tant parce qu'ils sont de vrais biens, que parce que nous les croyons tels : semblables à ces pauvres hypocondriaques dont la fantaisie blessée se repaît du simulacre et du songe d'un vain et chimérique plaisir. Ici vous me direz peut-être : Ah ! ne m'ôtez point cette erreur agréable; elle m'abuse, mais elle me contente. C'est une tromperie, mais elle me plait. Certes je vous y laisserais volontiers, si je ne voyais que par ce moyen, quoique vous vous imaginiez d'être heureux, vous êtes dans mie condition déplorable.

Beatum faciunt... duœ res, bene velle et posse quod velis (1) : « Deux choses nous rendent heureux, bien vouloir et pouvoir ce qu'on veut... » Enfants robustes, ils ont la force des hommes et l'inconsidération des enfants. Les enfants veulent violemment ce qu'ils veulent. S'ils sont en colère, aussitôt tout le visage est en feu et tout le corps en action. Le feu sur le visage, l'impatience dans le cri. Ils ne regardent pas s'il est à autrui, c'est assez qu'il leur plaise pour le désirer, ils s'imaginent que tout est à eux ; ils ne considèrent pas s'il leur est nuisible, ils ne songent qu'à se satisfaire; il n'importe que cet acier coupe, c'est assez qu'il brille à leurs yeux. C'est ainsi que les méchants veulent posséder tout ce qui leur plaît, sans autre titre que leur avarice. Enfants inconsidérés,

 

1 S. August., De Trinit., lib. XIII, n. 17.

 

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avec cette différence qu'ils ont de la force. La nature donne des bornes; aux enfants la faiblesse, aux hommes la raison. La faiblesse empêche ceux-là d'avoir tout l'effet de leurs désirs ardents ; ceux-ci ont la force, mais la raison sert de frein à la volonté. A mesure qu'on est raisonnable, on apprend de plus en plus à se modérer, parce qu'on ne veut que ce qu'il convient de vouloir pour être heureux : Posse quod velis..., velle quod oportet (1) : « Pouvoir ce qu'on veut..., vouloir ce qu'il faut; » l'un dépend du hasard, l'autre est un effet de la raison. Pouvoir ce qu'on veut peut convenir aux plus méchants ; vouloir ce qu'il faut c'est le privilège inséparable des gens de bien. L'un dépend des conjonctures tirées du dehors; l'autre fait la bonne constitution du dedans. Or jamais, comme nous disions tout à l'heure, il ne peut y avoir de bonheur que lorsque les choses sont établies dans leur naturelle constitution et dans leur perfection véritable, et il est impossible qu'elles y soient mises par l'erreur et par l'ignorance. C'est pourquoi, dit l'admirable saint Augustin, « le premier degré de misère, c'est d'aimer les choses mauvaises, et le comble de malheur, c'est de les avoir : » Amando enim res noxias miseri, habendo sunt miseriores (2). Ce pauvre malade tourmenté d'une fièvre ardente, il avale du vin à longs traits; il pense prendre du rafraîchissement, et il boit la peste et la mort.  Ne vous semble-t-il pas d'autant plus à plaindre, qu'il y ressent plus de délices?

Quoi ! je verrai durant ces trois jours des hommes tout de terre et de boue, mener à la vue de tout le monde une vie plus brutale que les bêtes brutes; et vous voulez que je dise qu'ils sont véritablement heureux, parce qu'ils me font parade de leur bonne chère, parce qu'ils se vantent de leurs bons morceaux, parce qu'ils font retentir tout le voisinage et de leurs cris confus et de leur joie dissolue? Eh! cependant quelle indignité que si près des jours de retraite, la dissolution paraisse si triomphante! L'Eglise notre bonne mère voit que nous donnons toute l'année a des divertissements mondains : elle fait ce qu'elle peut pour dérober six semaines à nos dérèglements; elle nous veut donner

 

1 S. August, De Trinit., lib., XIII, n. 17. — 2 In Psal., XXVI, n. 7.

 

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quelque goût de la pénitence ; elle nous en présente un essai pendant le Carême, estimant que l'utilité que nous recevrons d'une médecine si salutaire nous en fera digérer l'amertume et continuer l'usage. Mais, ô vie humaine incapable de bons conseils! ô charité maternelle indignement traitée par de perfides enfants ! nous prenons de ses salutaires préceptes une occasion de nouveaux désordres. Pour honorer l'intempérance, nous lui faisons publiquement précéder le jeûne ; et comme si nous avions entrepris de joindre Jésus-Christ avec Bélial, nous mettons les bacchanales à la tête du saint Carême. O jours vraiment infâmes, et qui méritaient d'être ôtés du rôle des autres jours ! jours qui ne seront jamais assez expiés par une pénitence de toute la vie, bien moins par quarante jours de jeûne mal observés ! Mes frères, ne dirait-on pas que la licence et la volupté ont entrepris de nous fermer les chemins de la pénitence, et qu'ils en occupent l'entrée pour faire de la débauche un chemin à la piété ? C'est pourquoi je ne m'étonne pas si nous n'en avons que la montre et quelques froides grimaces. Car c'est une chose certaine : la chute de la pénitence au libertinage est bien aisée ; mais de remonter du libertinage à la pénitence; mais sitôt après s'être rassasié des fausses douceurs de l'un, goûter l'amertume de l'autre, c'est ce que la corruption de notre nature ne saurait souffrir.

Vous donc, âmes chrétiennes, vous à qui notre Sauveur Jésus a donné quelque amour pour sa sainte doctrine, demeurez toujours dans sa crainte ; qu'il n'y ait aucun jour qui puisse diminuer quelque chose de votre modestie ni de votre retenue. Etudiez vos voies avec le prophète: tournez avec lui vos pas aux témoignages de Dieu; sans doute vous y trouverez et la certitude, et la règle, et l'immobile repos qui se commencera sur la terre pour être consommé dans le ciel. Amen.

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