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SECOND SERMON
POUR LE PREMIER DIMANCHE  DE CARÊME,
SUR LES DÉMONS (a).

 

Ductus est Jesus à Spiritu in desertum, ut tentaretur à diabolo.

Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour être tenté du diable, Matth., IV, 1.

 

On vit dans le ciel un grand changement lorsque les anges, maintenant ennemis, autrefois enfants et domestiques, ayant quitté le bien commun de toutes les natures intelligentes pour s'arrêter à eux-mêmes et à leur propre excellence, perdirent tout à coup la justice dans laquelle Dieu les avait créés; et n'ayant plus que du

 

(a) Prêché dans le Carême de 1660, aux Minimes de la Place-Royale.

Après de longues souffrances et d'immenses calamités, la paix des Pyrénées, signée à Toulouse le 7 novembre 1659, fut proclamée solennellement à Paris le samedi 14 février 1660. Cette nouvelle lit éclater partout des transports d'allégresse, et le Te Deum devait être chanté à Notre-Dame le lundi, Bossuet l'entonna pour ainsi dire le dimanche du haut de la tribune sacrée : « Voici, mes frères, s'écria-t-il, une grande joie qu'on nous annonce pour ce  Carême..... Peuples, qu'on se réjouisse ! » etc.

L'auteur ajouta le passage qui renferme ces mots, après avoir appris la paix des Pyrénées. Dans le premier projet, le sermon finissait par les paroles qu'on trouvera dans la note marginale de la page 37.

Bossuet nous représente dans notre sermon, vers la fin du deuxième point , les artifices, les manœuvres, les attentats et la rage homicide des démons. En 1668, dans le troisième sermon pour le premier dimanche de l’Avent, troisième point, il nous peint de nouveau « ces esprits noirs, ces esprits ténébreux, ces esprits furieux et abîmés sans ressource. » Il serait trop long de mettre en parallèle ces deux descriptions; si le lecteur veut les comparer, il trouvera sans doute que la dernière, moins prodigue de textes, d'images et d'exclamations, a plus de simplicité tout ensemble et plus de force que la première. Remarquons seulement que, en 1668, l'auteur a retranché ces mots, qu'il avait employés en 1660 : « Enfin, enfin, disent-ils (les démons), nous ne serons pas les seuls; çà, çà ! voici des compagnons ! O justice divine, soûle ta vengeance ! »

 

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faste au lieu de leur grandeur naturelle, des finesses malicieuses au lieu d'une sagesse céleste, une noire envie dans le cœur (a) au lieu d'une charité très-ardente, ils devinrent superbes, trompeurs et jaloux et réduits justement par leur péché à une telle extrémité de misère, que nonobstant l'excellence de leur nature, de pauvres mortels comme nous ne laissent pas de leur faire envie (b). Changement vraiment épouvantable, lequel si nous méditons sérieusement, il en réussira cette utilité, que ces esprits malfaisants, malgré la haine qu'ils ont contre nous, profiteront néanmoins à notre salut, en nous apprenant à craindre Dieu par l'exemple de leur ruine et à veiller sur nous-mêmes par l'appréhension de leurs ruses. C'est le fruit que je me propose de ce discours, qui étant de telle importance, je ne puis douter du secours d'en haut dans une entreprise si salutaire. Oui, mes frères, le Saint-Esprit descendra sur nous, Marie nous assistera par ses prières ; et s'agissant de combattre les démons, un ange nous prêtera volontiers ses paroles pour implorer son secours. Ave.

 

C'est le dessein du Fils de Dieu de tenir ses fidèles toujours en action, toujours occupés et vigilants et animés, jamais relâchés ni oisifs. Et parce que comme de tous les emplois celui de la guerre est le plus actif et qui tient l'esprit le plus occupé, de là vient qu'il nous enseigne dans son Ecriture que « notre vie est une milice (1), » et que comme nous sommes toujours dans le combat, aussi ne devons-nous jamais cesser d'être sur nos gardes : Sobrii estote et vigilate (2). L'évangile de ce jour nous fait bien connaître cette vérité ; nous y voyons Jésus conduit au désert pour y être tenté du diable, c'est-à-dire notre capitaine qui descend au champ de bataille pour venir aux mains avec nos ennemis invisibles : Ductus est Jesus à Spiritu in desertum, ut tentaretur à diabolo.

Ne croyez pas, mes frères, que nous devions être spectateurs oisifs de ce combat admirable; nous sommes engagés bien avant dans cette querelle, et le Fils de Dieu ne permet aux démons d'entreprendre

 

1 Job., VII, 7. — 2 I Petr., V, 8.

 

(a) Var. : L'esprit de division.— (b) Qu'au milieu de tant de faiblesses qui  nous environnent, notre condition leur fait envie.

 

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aujourd'hui sur sa personne qu'afin de nous faire entendre par son exemple ce qu'ils machinent tous les jours contre nous-mêmes. Que s'il est ainsi, chrétiens, que nous soyons obligés à combattre, faisons ce que l'on fait dans la guerre ; et avant que d'entrer dans la mêlée, avançons-nous avec le Sauveur pour reconnaître ces ennemis qui marchent contre nous si résolument. Si nous sommes soigneux de les observer dans l'évangile de cette journée, nous remarquerons aisément leur puissance qui les rend superbes et audacieux. Ils entreprennent, Messieurs, contre le Fils de Dieu même ; ils tentent de le mettre à leurs pieds : peut-on voir une audace plus emportée (a)? Ils l'enlèvent en un moment du désert sur le pinacle du temple, Jésus-Christ le permettant de la sorte pour l'instruction de ses fidèles; est-ce pas une force terrible? S'ils sont forts et entreprenants, ils ne sont pas moins rusés ni malicieux. La haine invétérée qu'ils ont contre nous les oblige de recourir à des artifices également subtils et malins. Ils tentent Jésus-Christ de gourmandise après un jeune de quarante jours : Die ut lapides isti panes fiant ; et ils tâchent de le porter à la vaine gloire après une action d'une patience héroïque : n'était-ce pas un dessein plausible et une finesse bien inventée ?

Tout cela , chrétiens, nous doit faire peur, puisque nous avons à nous défendre dans le même temps et de la violence et de la surprise, et de la force et des ruses. Et néanmoins ce même évangile qui nous représente ces ennemis avec cet appareil redoutable, nous découvre aussi d'une même vue qu'il n'est rien de plus aisé que de les vaincre, puisque nous voyons clairement et toutes leurs forces abattues, et toutes leurs finesses éludées par une simple parole. Voilà, mes frères, en peu de mots ce que nous apprend l'Evangile de l'état de nos ennemis et de leur armée. Si vous regardez leur marche hardie et leur contenance fière et présomptueuse, vous verrez d'abord leur force et leur puissance ; si vous observez de plus près leur marche, vous reconnaîtrez aisément leurs ruses et leurs détours; et enfin si vous pénétrez jusqu'au fond, vous verrez qu'avec leur mine superbe et leur appareil redoutable, ils sont déjà rompus et défaits; et qu'étant encore tremblants

 

(a) Var. : Une plus grande insolence.

 

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et effrayés de leur déroute, il est très-facile de les mettre en fuite (a). C'est ce que je me propose de vous faire entendre, et voilà en peu de mots le partage de ce discours. Commençons par leur force et par leur puissance.

 

PREMIER POINT.

 

Pour vous faire entendre, Messieurs, quelle est la force des ennemis que nous avons à combattre, il faut nécessairement vous entretenir de la perfection de leur nature. Mais comme ce discours serait infini, si j'allais rechercher curieusement tout ce que la théologie nous en enseigne , je vous en dirai seulement ce mot qui sera très-utile pour votre instruction, c'est que la noblesse de leur être est telle, qu'à peine les théologiens peuvent-ils comprendre de quelle sorte le péché a pu trouver place dans une perfection si éminente. Il faut donc nécessairement qu'elle soit bien haute. Et en effet, mes frères, que des mortels comme nous, abîmés dans une profonde ignorance, accablés de cette masse de chair, agités de tant de convoitises brutales, abandonnent si souvent le chemin étroit de la loi de Dieu, bien que ce soit une extrême insolence, ce n'est pas un événement incroyable ; mais que ces intelligences pleines de lumières divines, elles dont les connaissances sont si distinctes et les mouvements si paisibles, que Dieu avait créées avec tant de grâce et dans une condition si heureuse qu'elles pouvaient mériter leur béatitude par un moment de persévérance, se soient néanmoins retirées de Dieu, bien qu'elles fussent si assurées que leur souveraine félicité ne fût qu'en lui seul, c'est ce qui est surprenant et terrible. Le prophète même s'en étonne : Quomodo cecidisti de cœlo, Lucifer (1) ? O Lucifer, astre brillant qui luisois dans le ciel avec tant d'éclat, comment es-tu tombé si soudainement? quelle est la cause de ta chute ? qui a pu donner l'entrée au péché, puisqu'il ne pouvait y avoir ni erreur parmi tant de connaissances (b), ni surprise dans un si grand jour, ni trouble dans une si parfaite tranquillité et dans un tel

 

1 Isa., XIV, 12.

 

(a) Var. : Et il n'est rien de plus facile que de les vaincre et les mettre en faite. — (b) Lumières.

 

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dégagement de la matière? Cependant, mes frères, cet astre est tombé, et il a entraîné avec lui lu quatrième partie des étoiles De quelle sorte cela s'est-il fait? Ne soyons pas curieux d'un si grand secret, et reconnaissons seulement qu'en vérité être créature c'est bien peu de chose.

Les fous marcionites et les manichéens encore plus insensé estimoient que la méchanceté des démons était leur condition naturelle ; car de même qu'il y a un souverain bien duquel tous les biens découlent dans cet univers (a) ; ainsi parce qu'il s'y rencontre diverses sortes de maux, ils inféraient de là qu'il y avait un principe commun de tout mal, un souverain mal pour ainsi parler, un Dieu méchant dont tout le plaisir est de nuire, ruminant toujours en soi-même quelque dessein tragique et funeste ; et ils voulaient que les diables fussent ses créatures et ses satellites, de sorte, disaient-ils, qu'ils sont méchants par nature. Certes je m'étonnerais qu'une doctrine si monstrueuse ait pu avoir quelque vogue parmi des gens qui se disaient chrétiens, si je ne savais qu'il n'y a point d'abîme d'erreurs où l'esprit humain ne se précipite, lorsqu'enflé des sciences humaines et secouant le joug de la foi, il se laisse emporter à sa raison égarée.

Mais autant que leur doctrine était ridicule et impie, autant sont excellentes les vérités que les anciens Pères leur ont opposées ; et surtout je ne puis assez admirer avec quelle force de raisonnement l'incomparable saint Augustin (1), et après lui le grand saint Thomas son disciple, ont réfuté leur extravagance. Ces grands hommes leur ont appris qu'en vain ils recherchaient les causes efficientes du mal ; que le mal n'étant qu'un défaut, il ne pouvait avoir de vraies causes; que tous les êtres venaient du premier et souverain Etre, qui étant très-bon par essence, communiquait aussi une impression de bonté à tout ce qui sortait de ses mains d'où il résultait manifestement qu'il ne pouvait y avoir de nature mauvaise. Ce qui se confirme par le sentiment et le langage commun des hommes, qui appellent les choses bonnes quand elles

 

1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII; lib. De Verâ relig., n. 35   36  37

 

(a) Var. : Car de même qu’y ayant plusieurs biens dans le monde, il faut qu’il y ait un souverain bien duquel.....

 

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sont dans leur constitution naturelle ; et par conséquent il est impossible qu'une chose soit tout ensemble et naturelle et mauvaise. A quoi ils ajoutaient que le mal n'étant qu'une corruption du bien, ne pouvait agir ni travailler que sur un bon fond ; qu'il n'y a que les bonnes choses qui soient capables d'être corrompues; et que les créatures ne pouvant devenir mauvaises que parce qu'elles s'éloignent de leurs vrais principes, il s'ensuivait de là que ces principes étaient très-bons. Ainsi disaient ces grands personnages, tant s'en faut que les manquements des créatures prouvent qu'il y a de mauvais principes, qu'au contraire il serait impossible qu'il y eût aucun manquement dans le monde, si les principes n'étaient excellons : par exemple, il ne pourrait y avoir de dérèglement s'il n'y avait une règle première et invariable, ni aucune malice dans les actions s'il n'y avait une souveraine bonté de laquelle les méchants se retirent par un égarement volontaire. Enfin pour couronner leurs belles raisons par une parole expresse du Fils de Dieu, ils ont remarqué que Notre-Seigneur, en parlant du diable en saint Jean, n'avait pas dit qu'il était né dans le mensonge , mais « qu'il n'était pas demeuré dans la vérité : » In veritate non stetit (1). Que s'il n'y est pas demeuré, il y a donc été établi; et s'il en est tombé, ce n'est pas un vice de sa nature, mais une dépravation de sa volonté. Laissant donc à part ces vieilles erreurs ensevelies depuis si longtemps dans l'oubli, recherchons de plus haut et par les véritables principes l'origine de ces esprits dévoyés et la cause de leurs erreurs. Suivez-moi, s'il vous plait, chrétiens.

Non, je ne cherche point d'autres causes pourquoi les anges ont pu pécher, sinon que c'étaient des créatures : la raison, saint Augustin nous l'a enseignée *. La créature est faite de la main de Dieu ; donc il ne se peut qu'elle ne soit bonne (a), parce que son principe est la bonté même : mais la créature est tirée du néant; c'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si elle retient quelque chose de cette basse et obscure origine ; ni si étant sortie du néant, elle y retombe si facilement par le péché qui l'y rengage de nouveau

 

1 Joan., VIII, 44. — 2 De Civit. Dei, lib. XIV. cap. XIII.

 

(a) Var. : Par conséquent elle est bonne.

 

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en la séparant de la source de son être. Ainsi, Messieurs, c'est assez de voir que les anges étaient créatures, pour conclure qu'ils n'étaient pas impeccables. Cet honneur n'appartient qu'à Dieu. Ils lui sont semblables, il est vrai, mais non pas en tout : et encore que nous voyions, dit Tertullien, «qu'une image bien faite (a) représente tous les traits de l'original, elle ne peut exprimer sa vigueur, étant destituée de mouvement; ainsi quelque ressemblance que nous voyions des perfections infinies de Dieu dans les anges et les natures spirituelles, elles ne peuvent jamais exprimer sa force, qui est le bonheur de ne pécher pas : » Imago, cùm omnes lineas exprimat veritatis,vi tamen ipsà caret, non habens motum; ita et anima, imago Spiritùs, solam vim ejus exprimera non valuit, id est non peccandi félicitatem ».

Tirés du néant, et c'est assez dire. De là. Messieurs, il est arrivé que les premiers des anges (b) se sont endormis en eux-mêmes dans la complaisance de leur beauté. La douceur de leur liberté les a trop charmés, ils en ont voulu faire une épreuve malheureuse et funeste ; et déçus par leur propre excellence, ils ont oublié la main libérale qui les avait comblés de ses grâces ; l'orgueil s'est emparé de leurs puissances, ils n'ont plus voulu se soumettre à Dieu ; et ayant quitté, les malheureux ! cette première bonté qui n'était pas moins l'appui de leur bonheur que le principe de leur être, vous étonnerez-vous si tout est allé en ruine, ni s'il s'en est ensuivi un changement si épouvantable ? Dieu l'a permis de la sorte.

Tremblons, tremblons, mes frères, et soyons saisis de frayeur en voyant ce tragique exemple et de la faiblesse de la créature et. de la justice divine. Hélas ! on a beau nous avertir, nous courons tous les jours aux occasions du péché les plus pressantes, les plus dangereuses ; nous ne veillons non plus sur nous-mêmes que si nous étions impeccables, et nous croyons pouvoir conserver sans peine parmi tant de tentations ce que des créatures si parfaites ont perdu dans une telle tranquillité. Est-ce folie? est-ce enchantement ? est-ce que nous n'entendons pas quels malheurs

 

1 Lib. II Advers. Marcion., II. 9.

 

(a) Var. : Une excellente pointure, — (b) Les anges rebelles,

 

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le péché apporte, pendant que nous voyons à nos yeux ces esprits si nobles défigurés (a) si étrangement par un seul crime, que d'anges de lumière ils sont faits tout d'un coup anges de ténèbres, d'enfants ils sont devenus ennemis irréconciliables; et étant ministres immortels des volontés divines (b), ils sont enfin réduits à cette extrémité de misère, qu'il n'y a plus pour eux d'occupation que dans l'infâme emploi de tromper les hommes ? Quelle vengeance ! quel changement ! C'est le péché qui l'a fait, et nous ne le craignons pas ! n'est-ce pas être bien aveugles? Mais revenons à notre sujet, et jugeons de la force de nos ennemis par la perfection de leur nature.

C'est le grand apôtre saint Paul qui nous y exhorte par ces excellentes paroles : « Revêtez-vous, dit-il, des armes de Dieu, parce que vous n'avez pas à combattre la chair, ni le sang, » ni aucune force visible : Non est nobis colluctatio adversùs carnem et sanguinem ; sed adversùs principatus et potestates, adversùs mundi redores, contra spiritualia nequitiœ in cœlestibus (1) ; « mais contre des principautés et des puissances, et des malices spirituelles : » spiritualia nequitiœ. Pourquoi exagère-t-il en termes si forts leur nature spirituelle? C'est à cause que dans les corps, outre la partie agissante , il y en a aussi une autre qui souffre , que nous appelons la matière. C'est pourquoi les actions des causes naturelles, si nous les comparons à celles des anges, paraîtront languissantes et engourdies, à cause de la matière qui ralentit toute leur vertu. Au contraire ces ennemis invisibles qui s'opposent à notre bonheur ne sont pas, dit-il, de chair ni de sang; tout y est dégagé, tout y est esprit, c'est-à-dire tout y est force, tout y est vigueur. Ils sont de la nature de ceux dont il est écrit « qu'ils portent le monde (2). » Et de là nous devons conclure que leur puissance est très-redoutable.

Mais vous croirez peut-être que leur ruine les a désarmés, et qu'étant tombés de si haut ils n'ont pu conserver leurs forces entières. Désabusez-vous, chrétiens; tout est entier en eux, excepté leur justice et leur sainteté, et conséquemment leur béatitude. En

 

1 Ephes., VI, 12. — 2 Job, IX, 13.

 

(a) Var. : Changés. — (b) Des volontés immuables de Dieu.

 

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voici la raison solide, tirée des principes de saint Augustin : c'est que la félicité des esprits ne se trouve ni dans une nature excellente ni dans un sublime raisonnement, ni dans la force, ni dans la vigueur ; mais elle consiste seulement à s'unir à Dieu par un amour chaste et persévérant. Quand donc ils se séparent de lui. ne croyez pas qu'il soit nécessaire que Dieu change rien en leur nature pour punir leur égarement ; il suffit, dit saint Augustin , pour se venger d'eux, qu'il les abandonne à eux-mêmes : Quia suâ superbiâ sibi placuerunt, Dei justitià sibi donarentur (1). De cette sorte ces anges rebelles que l'honneur de leur nature a enflés, que leurs grandes connaissances ont rendus superbes jusqu'à vouloir s'égaler à Dieu, ne perdront pas pour cela leurs dons naturels. Non, ils leur seront conservés ; mais il y aura seulement cette différence, que ce qui leur servait d'ornement, cela même leur tournera en supplice par une opération cachée de la main de Dieu, qui se sert comme il lui plait de ses créatures, tantôt pour la jouissance d'une souveraine félicité, tantôt pour l'exercice de sa juste et impitoyable vengeance.

Par conséquent, Messieurs, il ne faut pas croire que leurs forces soient épuisées par leur chute. Toute l'Ecriture les appelle forts. « Les forts, dit David, se sont jetés sur moi : » Irruerunt in me fortes (2) ; par où saint Augustin entend les démons (3). Jésus-Christ appelle Satan « le Fort armé : » Fortis armatus (4). Non-seulement il a sa force, c'est-à-dire sa nature (a) et ses facultés; mais encore ses armes lui sont conservées , c'est-à-dire ses inventions et ses connaissances : Fortis armatus. Ailleurs il le nomme « le prince du monde , » princeps hujus mundi (5); et saint Paul, «gouverneur du monde, » rectores mundi (6). Et nous apprenons de Tertullien que les démons faisaient parer leurs idoles des robes dont se revêtaient les magistrats, qu'ils faisaient porter devant eux les faisceaux et les autres marques d'autorité publique, comme étant, dit-il, « les vrais magistrats et les princes naturels du siècle : » Dœmones magistratus sunt sœculi (7). Satan n'est pas

 

« De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XV. — 2 Psal. LVIII, 4. — 3 Enarr. I in Psal. LVIII, n. 6. — 4 Luc., XI, 21. — 5 Joan., XII, 31. — 6 Ephes., VI, 12. — 7 De Idololat., n. 18.

 

(a) Var. : Qui est sa nature.....

 

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seulement le prince, le magistrat et le gouverneur du siècle ; mais pour ne laisser aucun doute de sa redoutable puissance, saint Paul nous enseigne «qu'il en est le dieu : » deus hujus sœculi (1). En effet il fait le Dieu sur la terre, il affecte d'imiter le Tout-Puissant. Il n'est pas en son pouvoir de faire comme lui de nouvelles créatures pour les opposer à son Maître; voici ce qu'invente son ambition : il corrompt celles de Dieu, dit Tertullien (2), et les tourne autant qu'il peut contre leur auteur. Enflé démesurément de ses bons succès, il se fait rendre enfin des honneurs divins ; il exige des sacrifices, il reçoit des vœux, il se fait ériger des temples, comme un sujet rebelle qui par mépris ou par insolence affecte la même grandeur que son souverain : Ut Dei Domini placita non contumelià affectans (3).

Telle est la puissance de notas ennemi ; et ce qui la rend plus terrible, c'est la violente application avec laquelle il unit ses forces dans le dessein de notre ruine. Tous les esprits angéliques, comme remarque très-bien saint Thomas (4) sont très-arrêtés dans leurs entreprises. Car au lieu que les objets ne se présentent à nous qu'à demi, si bien que par de secondes réflexions nous avons de nouvelles vues qui rendent nos résolutions chancelantes, les anges au contraire, dit saint Thomas, embrassent tout leur objet du premier regard avec toutes ses circonstances ; et ensuite leur résolution est fixe, déterminée et invariable. Mais s'il y a en eux quelque pensée forte et où leur intelligence soit toute appliquée, c'est sans doute celle de nous perdre. « C'est un ennemi qui ne dort jamais, jamais il ne laisse sa malice oisive : » Pervicacissimus hostis ille nunquam malitiœ suœ otium facit. Quand même vous le surmontez, vous ne domptez pas son audace, mais vous enflammez son indignation : Tunc plurimùm accenditur, dùm extinguitur : (5). « Quand son feu semble tout à fait éteint, c'est alors qu'il se rallume avec plus de force. » Ce superbe ayant entrepris de traiter d'égal avec Dieu , pourra-t-il jamais croire qu'une créature impuissante soit capable de lui résister? Et si renversé comme il est dans les cachots éternels, il ne cesse pas néanmoins de traverser

 

1 II Cor., IV, 4. — 2 De Idolat., n. 4. — 3 Tertull., Ad Uxor., n. 8. — 4 I part., Quaest. LVIII, art. 3. — I Tertull., De Pœnit., n. 7.

 

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autant qu’il peut les desseins de Dieu, s'il se roidit contre lui arec une telle opiniâtreté, bien qu'il sache que tous ses efforts seront, inutiles, que n'osera-t-il pas contre nous dont il a si souvent expérimenté la faiblesse ?

Ainsi je vous avertis, mes chers frères, de ne vous relâcher jamais et de vous tenir toujours en défense. Tremblez même dans la victoire ; c'est alors qu'il fait ses plus grands efforts et qu'il remue ses machines les plus redoutables. Le voulez-vous voir clairement dans l'histoire de notre évangile? Il attaque trois fois le Fils de Dieu ; trois fois repoussé honteusement, il ne peut encore perdre courage. « Il le laisse, dit l'Ecriture, jusqu'à un autre temps : » Recessit ab illo usque ad tempus (1) ; surmonté et non abattu , ni désespérant de le vaincre, mais attendant une heure plus propre et une occasion plus pressante. O Dieu ! que dirons-nous ici, chrétiens? Si une résistance si vigoureuse ne ralentit pas sa fureur, quand pourrons-nous espérer de trêve avec lui ? Et si la guerre est continuelle , si un ennemi si puissant veille sans cesse contre nous avec tous ses anges, qui pourrait assez exprimer combien soigneuse, combien vigilante, combien prévoyante et inquiète doit être à tous moments la vie chrétienne? Et nous nous endormons! Je ne m'étonne pas si nous vivons sous sa tyrannie, ni si nous tombons dans ses pièges, ni si nous sommes enveloppés dans ses embûches et dans ses finesses.

 

SECOND POINT.

 

Puisque l'ennemi dont nous parlons est si puissant et si orgueilleux, vous croirez peut-être, Messieurs, qu'il vous attaquera par la force ouverte, et que les finesses s'accordent mal avec tant de puissance et tant d'audace. En effet saint Thomas remarque (2) que le superbe entreprend hautement les choses ; et cela, dit ce grand docteur, parce qu'il veut contrefaire le courageux, qui a coutume d'agir ouvertement dans ses desseins et qui est ennemi de la surprise et des artifices. Il serait donc malaisé d'entendre de quelle sorte Satan aime les finesses, « lui qui est le prince de tous les superbes, » comme l'appelle l'Ecriture sainte : Ipse est rex super

 

1 Luc, IV, 13. — 2 IIa IIae, Quaest. LV, art. 8, ad 2.

 

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universos filios superbiœ (1), si cette même Ecriture ne nous apprenait que c'est un superbe envieux, Invidia diaboli (2), et par conséquent trompeur et malin. Car encore qu'il soit véritable que l'envie soit une espèce d'orgueil, néanmoins tout le monde sait que c'est un orgueil lâche et timide, qui se cache, qui fuit le jour, qui ayant honte d'elle-même, ne parvient à ses fins que par de secrètes menées : et de là vient qu'une noire envie rongeant éternellement le cœur de Satan et le remplissant de fiel et d'amertume contre nous, elle le contraint d'avoir recours à la fraude, à la tromperie, à des artifices malicieux; il ne lui importe pas, pourvu qu'il nous perde.

D'où lui vient cette envie? C'est ce qu'il serait long de vous expliquer, et vous en êtes sans doute déjà bien instruits. Car qui ne sait, Messieurs, que cet insolent qui avait osé attenter sur le trône de son Créateur, frappé d'un coup de foudre, chut du ciel en terre, « plein de rage et de désespoir ? » Habens iram magnam (3). Se sentant perdu sans ressource et ne sachant sur qui se venger, il tourne sa haine envenimée contre Dieu, contre les anges, contre les hommes, contre toutes les créatures, contre lui-même; et après une telle chute, n'étant plus capable que de cette maligne joie qui revient à un méchant d'avoir des complices, et à un esprit malfaisant des compagnons de sa misère, il conspire avec ses anges de tout perdre avec eux, d'envelopper, s'ils pouvaient, tout le monde dans leur ruine. De là cette haine, de là cette envie qui le remplit contre nous de fiel et d'amertume.

Le voulez-vous voir, chrétiens, voulez-vous voir cet envieux représenté chez Ezéchiel sous le nom de Pharaon roi d'Egypte? Spectacle épouvantable ! tout autour de lui sont des corps meurtris par de cruelles blessures : « Là gît Assur, dit le prophète, avec toute sa multitude ; là est tombé Elam et tout le peuple qui le suivait ; là Mosoch et Thubal, les rois d'Idumée et du Nord, et leurs princes et leurs capitaines, et tous les autres qui sont nommés multitude immense, nombre innombrable;» ils sont tout autour couchés par terre, nageant dans leur sang : « Pharaon est au milieu qui voit tout ce carnage, et qui se console de ses pertes

 

1 Job, XLI, 25. — 2 Sap., II, 24. — 3 Apoc., XII, 12.

 

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et de toute sa multitude tuée par le glaive ; Pharaon et toute son armée ; » Satan et tous ses complices : Vidit eos Pharao, et consolatus est super universâ multitudine suâ quœ interfecta est gladio; Pharao, et omnis exercitus ejus (1).

Enfin, enfin, disent-ils, nous ne serons pas les seuls ; çà, çà ! voici des compagnons! O justice divine ! tu as voulu des supplices, en voilà ; soûle ta vengeance ; voilà assez de sang, assez de carnage. Voilà, voilà ces hommes que Dieu avait voulu égaler à nous ; les voilà enfin nos égaux dans les tournions ; cette égalité nous plaît. Plutôt, plutôt périr, que de les voir à nos côtés dans la gloire ; malheur à nos lâches compagnons qui le souffrent ; il vaut bien mieux périr, et qu'ils périssent avec nous. Ils nous jugeront quelque jour, ces hommes mortels ; il faudra bien l'endurer, puisque Dieu le veut. Ah ! quelle rage pour ces superbes ! mais auparavant, disent-ils, combien en mourra-t-il de notre main ! ah ! que nous allons faire de sièges vacants ; et qu'il y en aura parmi les criminels de ceux qui pouvaient s'asseoir parmi les juges ! Puis se tournant aux saints anges : Eh bien ! vous en avez de votre côté? est-ce que nous sommes seuls? vous semblons-nous mal accompagnés, au milieu de tant de peuples et de nations ? Allez, glorifiez-vous de votre petit nombre d'élus, que vous avez à peine tirés de nos mains ; mais confessez du moins que notre multitude l'emporte.

Que faisons-nous, mes frères , d'entendre parler si longtemps ces blasphémateurs ? Voyez leur rage, voyez leur envie, et comme ils triomphent de la mort des hommes. C'est là leur application, « c'est tout leur ouvrage : » Operatio corum est hominis eversio (2). Que ne peuvent-ils aussi se venger de Dieu ? sa puissance infinie ne le permet pas. Outrés d'une rage impuissante, ils déchargent tout leur fiel sur l'homme qui est son image ; ils mettent en pièces cette image ; ils repaissent leur esprit envieux d'une vaine imagination de vengeance. C'est, mes frères, cette noire envie, mère des fraudes et des tromperies, qui fait que Satan marche contre nous par une conduite cachée et impénétrable. Il ne brille pas comme un éclair, il ne gronde pas comme un tonnerre ; il ressemble

 

1 Ezech., XXXII, 22-31. — 2 Tertull., Apolg., n. 22.

 

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à une vapeur pestilente qui se coule au milieu de l'air par une contagion insensible et imperceptible à nos sens ; il inspire son venin dans le cœur ; ou pour me servir, chrétiens, d'une autre comparaison qui lui convient mieux, il se glisse comme un serpent, c'est ainsi que l'Ecriture l'appelle (1). Et Tertullien nous décrit ce serpent par une expression admirable : Abscondat se itaque serpens, totamque prudentiam suam in latebrarum ambagibus torqueat : « Il se cache autant qu'il peut ; il resserre en lui-même par mille détours sa prudence malicieuse ; » c'est-à-dire qu'il use de conseils cachés et de ruses profondément recherchées. C'est pourquoi Tertullien poursuit en ces mots : « Il se retire, dit-il, dans les lieux profonds, il ne craint rien tant que de paraître. Quand il montre la tête, il cache la queue ; il ne se remue jamais tout entier, mais il se développa par plis tortueux, bête ennemie du jour et de la clarté : » Altè habitet, in cœca detrudatur, per anfractus sériera suam evolvat, tortuosè procedat, nec semel totus, lucifuga bestia (2).

C'est Satan, c'est Satan, Messieurs, qui nous est représenté par ces paroles. C'est lui qui ne se déplie jamais tout entier; il étale la belle apparence, et il cache la suite funeste. Il rampe quand il est loin, et il mord sitôt qu'il est proche. Prenez garde à vous, mes chers frères, crie le grand apôtre saint Paul, « prenez garde que vous ne soyez trompés par Satan ; car nous n'ignorons pas ses pensées : » Ut non circumveniamur à Satanà, non enim ignoranus cogitationes ejus (3). Non, non, nous n'ignorons pas ses pensées ; nous savons que sa malice est ingénieuse ; que son esprit inventif, raffiné par un long usage, excité par sa haine invétérée, n'agit que par des artifices fins et déliés et par des machines imprévues. Ah ! mes frères, qui pourrait vous dire toutes les profondeurs de Satan et par quels artifices ce serpent coule ?

S'il vous trouve déjà agité, il vous prend par le penchant de l'inclination. Votre cœur est-il déjà effleuré par quelque commencement d'amour, il souffle cette petite étincelle jusqu'à ce qu'elle devienne un embrasement : il vous pousse de la haine à la rage, de l'amour au transport, et du transport à la folie. Que s'il vous

 

1 Apoc., XII, 9. — 2 Advers. Valent., n. 3. — 3 II Cor., II, 11.

 

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trouve éloigné du crime, jouissant des saintes douceurs d'une bonne conscience, ne croyez pas qu'il vous propose d'abord l’impudicité ; il n'est pas si grossier, dit saint Chrysostome : Multâ utitur versatià, perseverantiâ, attemperatione ad hominum perniciem, et à minimis statim congreditur. Multo, multo utitur condescensu, ut nos ad mala prœcipitet (1). « Il use, dit-il, avec nous d'une grande condescendance. » Que veut dire cette parole ? Dieu se rabaisse ; Satan se rabaisse aussi à sa mode. Il voudroit bien, mes frères, vous rendre d'abord aussi méchants que lui, s'il pou-voit ; « car que désire ce vieil adultère, sinon de corrompre l'intégrité des âmes innocentes (2) » et de les porter dès le premier pas à la dernière infamie? Mais vous n'êtes pas encore capables d'une si grande action , il vous y faut mener pas à pas ; c'est pourquoi il se rabaisse, dit saint Chrysostome, il s'accommode à votre faiblesse, il use avec vous de condescendance. Ah ! ce ne sera, dit-il, qu'un regard ; après, tout au plus qu'une complaisance et un agrément innocent. Prenez garde, le serpent s'avance : vous le laissez faire, il va mordre. Un feu passe de veines en veines et se répand par tout le corps. Il faut l'avoir, il faut la gagner. C'est un adultère, n'importe. Eh bien, je la possède, est-ce pas assez ? Il faut la posséder sans trouble. Elle a un mari : qu'il meure. Vous ne pouvez le faire tout seul ; engageons-en d'autres dans notre crime ; employons la fraude et la perfidie. David, David , le malheureux David ! et qui ne sait pas son histoire? Judas et l'avarice : il y a donné, il est à nous. Poussons, poussons de l'avarice au larcin, du larcin à la trahison, à la corde et au désespoir, (a) Mes chers frères, éveillez-vous, et ne vous laissez pas séduire à Satan : car vous êtes bien avertis, et vous n'ignorez pas ses pensées : Non enim ignoramus cogitationes ejus. C'est pourquoi il vous est aisé de le vaincre : c'est par où il faut conclure en peu de paroles.

 

1 Homil. LXXXVII in Matth., tom. VII, p. 814. — 2 S. August, In Psal. XXXIX . n. 1.

 

(a) Note marg. : Judas... le dessein de se porter à vendre son Maître. Le crime est horrible! Allons par degrés : qu'il le vole premièrement; après, qu'il le vende. Voilà l'appât.

 

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TROISIÈME  POINT.

 

Il semble que je sois ici obligé de me contredire moi-même et de détruire en cette dernière partie ce que j'ai établi dans les deux autres. Car après vous avoir fait voir que notre ennemi est fort et terrible, il faut maintenant vous dire au contraire qu'il est faible et facile à vaincre. Comment concilier ces deux choses, si ce n'est en vous disant, chrétiens, qu'il est fort contre les lâches et les timides, mais très-faible et impuissant pour les courageux? En effet nous voyons dans les saintes Lettres qu'il nous y est représenté tantôt fort, tantôt faible, tantôt fier et tantôt tremblant ; et il n'y eut jamais une bête plus monstrueuse.

C'est un lion rugissant qui se rue sur nous ; c'est un serpent qui rampe par terre, et il n'est rien de plus aisé que d'en éviter les approches. « Il tourne autour de vous pour vous dévorer; » voilà qui est terrible : Circuit quœrens quem devoret (1). « Mais résistez-lui seulement, et il se mettra en fuite : » Resistite diabolo, et fugiet a vobis (2). Ecoutez comme il parle à notre Sauveur ; c'est une remarque de saint Basile de Séleucie : Quid mihi et tibi est, Jesu Fili Dei altissimi (3) ? « Qu'y a-t-il entre toi et moi, Jésus Fils de Dieu ? » Voilà un serviteur qui parle bien insolemment à son maître (4) ; mais il ne soutiendra pas longtemps sa fierté. « Et je te prie, dit-il, ne me tourmente pas : » Obsecro te, ne me torqueas (5). Venisti ante tempus torquere nos (6) ? Voyez comme il tremble sous les coups de fouet. Que si j'avais assez de loisir pour repasser sur toutes les choses qui nous l'ont fait paraître terrible, il me serait aisé de vous y montrer des marques visibles de faiblesse.

Il est vrai qu'il a ses forces entières; mais celui qui les lui a laissées pour son supplice, ainsi que nous avons dit, lui a mis un frein dans les mâchoires et ne lui lâche la bride qu'autant qu'il lui plaît, ou pour exercer ses serviteurs, ou pour se venger de ses ennemis. Il a une puissance fort vaste, et son empire s'étend bien loin ; mais saint Augustin nous apprend que ce

 

1 I Petr., V, 8. — 2 Jacob., IV, 7. — 3 Luc, VIII, 28. — 4 S. Basil. Seleuc., Orat. XXIII. — 5 Luc, VIII, 28. — 6 Matth., VIII, 29.

 

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commandement (a) lui tient lieu de peine : Pœna enim ejus est, ut in potestate habeat eos, qui Dei prœcepta contemnunt (1). Et en effet s'il est véritable que d'être ennemi de Dieu ce soit la souveraine misère, celui qui en est le chef n'est-il pas par conséquent le plus misérable ? Enfin est-il rien de plus méprisable que toute cette grandeur qu'il affecte, puisqu'avec cette intelligence qui le rend superbe et toutes ces qualités extraordinaires, nous lui semblons néanmoins dignes d'envie ; et tout impuissants que nous sommes, il désespère de nous pouvoir vaincre, s'il n'y emploie les ruses et la surprise, de laquelle certes, Messieurs, ayant été si bien avertis, est-il rien de plus aisé que de l'éviter, pourvu que nous marchions en plein jour comme des enfants de lumière ? » Ut filii lucis ambulate (2).

Que si vous voulez savoir sa faiblesse non plus, Messieurs, par raisonnement, mais par une expérience certaine , écoutez parler Tertullien dans son admirable Apologétique. Voici une proposition bien hardie et dont vous serez étonnés. Il reproche aux gentils que toutes leurs divinités sont des esprits malfaisants (b) ; et pour leur faire entendre cette vérité, il leur donne le moyen de s'en éclaircir par une expérience bien convaincante: Edatur hic aliquis sub tribunalibus vestris, quem dœmone agi constet (5). O juges ! qui nous tourmentez avec une telle inhumanité, c'est à vous que j'adresse ma parole : qu'on me produise devant vos tribunaux ; je ne veux pas que ce soit en un lieu caché, mais à la face de tout le monde ; « qu'on y produise un homme qui soit notoirement possédé du démon ; » je dis notoirement possédé et que la chose soit très-constante : quem dœmone agi constet ; alors que l'on fasse venir quelque fidèle, je ne demande pas qu'on fasse un grand choix, que l'on prenne le premier venu, « pourvu seulement qu'il soit chrétien : » Jussus à quolibet christiano ; si en présence de ce chrétien il n'est contraint non-seulement de parler, mais encore de vous confesser ce qu'il est et d'avouer sa tromperie, « n'osant mentir à un chrétien : » Christiano mentiri non audentes ; Messieurs, remarquez ces paroles : « là même, là

 

1 De Genes., cont. Munich., lib. II, n. 26. — 2 Ephes., V, 8. — 3 Apolog., n. 23.

 

(a) Var. : Cet empire. — (b) Des démons.

 

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même, sans plus différer, sans aucune nouvelle procédure , faites mourir ce chrétien impudent qui n'aura pu soutenir par l'effet une promesse si extraordinaire : » Ibidem illius christiani procacissimi sanguinem fundite.

O joie ! ô ravissement des fidèles, d'entendre une telle proposition, faite si hautement et avec une telle énergie par un homme si posé et si sérieux, et vraisemblablement de l'avis de toute l'Eglise dont il soutenait l'innocence ! Quoi donc ! cet esprit trompeur , ce père de mensonge oublie ce qu'il est et n'ose mentir à un chrétien : Christiano mentiri non audentes ! Devant un chrétien ce front de fer s'amollit ; forcé par la parole d'un fidèle, il dépose son impudence ; et les chrétiens sont si assurés de le faire parler à leur gré, qu'ils s'y engagent au péril de leur vie, en présence de leurs propres juges. Qui ne se rirait donc de cet impuissant ennemi, qui cache tant de faiblesse sous une apparence si fière ? Non, non, mes frères, ne le craignons pas ; Jésus notre capitaine l'a mis en déroute ; il ne peut plus rien contre nous, si nous ne nous rendons lâchement à lui.

C'est nous-mêmes que nous devons craindre ; ce sont nos vices et nos passions plus dangereuses que les démons mêmes. Del exemple de l'Ecriture : Saül possédé du malin esprit ; David le chassait au son de sa lyre, ou plutôt par la sainte mélodie des louanges de Dieu qu'il faisait perpétuellement résonner dessus. Chose étrange, Messieurs ! pendant que le démon se retirait, Saül devenait plus furieux; il tâche de percer David de sa lance (1) ; tant il est véritable qu'il y a quelque chose en nous qui est pire que le démon même, qui nous tente de plus près et qui nous jette dans un combat plus dangereux, chrétiens ! « C'est la convoitise qui nous tente, dit saint Jacques (2), et qui nous attire. » Ah ! modérons-la par le jeûne, châtions-là par le jeune, disciplinons-la par le jeûne.

O jeûne, tu es la terreur des démons, tu es la nourriture de l’âme , tu lui donnes le goût des plaisirs célestes, tu désarmes le diable, tu amortis les passions. O jeûne, médecine salutaire contre le dérèglement de nos  convoitises, malheureux ceux  qui te

 

1 I Reg., XVI, 23; XIX, 10. — 2 Jacob., I, 14.

 

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rejettent et qui t'observent en murmurant contre une précaution si nécessaire ! Loin de nous, mes frères, de tels sentiments ! jeûnons, jeûnons d'esprit et de corps. Comme nous retranchons pour un temps au corps sa nourriture ordinaire, ôtons aussi à l’âme les vanités dont nous la repaissons tous les jours : retirons-nous des conversations et des divertissements mondains : modérons nos ris et nos jeux : faisons succéder en leur place le soin d'écouter l'Evangile qui retentit de toutes parts dans les chaires ; c'est le son de cet Evangile qui fait trembler les démons. Sanctifions le jeûne par l'oraison ; purifions l'oraison par le jeûne. L'oraison est plus pure qui vient d'un corps exténué et d'une âme dégoûtée des plaisirs sensibles (a).

Assez de bals, assez de danses, assez de jeux, assez de folies. Donnons place à des voluptés et plus chastes et plus sérieuses. Voici, mes frères, une grande joie que Dieu nous donne pour ce Carême. Cette fille du ciel ne devait point être accueillie par une joie dissolue : il faut une joie digne de la paix , qui soit répandue en nos cœurs par l'esprit pacifique.

Qui ne voit la main de Dieu dans cet ouvrage (b) ? Que notre grande Reine ait travaillé à la paix de toute sa force, quoique ce soit une action toute divine, j'avoue que je ne m'en étonne pas : car que lui pouvait inspirer cette tendre piété qui l'embrase, et cet esprit pacifique dont elle est remplie ? Nous savons, nous savons il y a longtemps qu'elle a toujours imité Dieu dont elle porte sur le front le caractère ; elle a toujours pensé des pensées de paix.

Mais n'y a-t-il pas sujet d'admirer, de voir notre jeune Monarque toujours auguste s'arrêter au milieu de ses victoires, donner des bornes à son courage pour laisser croître sans mesure l'amour qu'il a pour ses sujets, aimer mieux étendre ses bienfaits que ses conquêtes , trouver plus de gloire dans les douceurs de la paix que dans le superbe appareil des triomphes, et

 

(a) Note marg.: Ainsi nous serons terribles au diable, nous verrons cet ancien, ennemi consumer sa rage par de vains efforts; et au lieu de succomber aux attaques de tous ces esprits dévoyés, nous irons remplir dans le ciel les places que leur désertion a laissées vacantes. C'est le bonheur que je vous souhaite, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen. — (b) Var. : C'est un coup de la main de Dieu.

 

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se plaire davantage à être le père de ses peuples qu'à être le victorieux de ses ennemis ? C'est Dieu qui a inspiré ce sentiment. Qui ne bénirait ce grand Roi ?

Qui ne bénira tout ensemble la main sage et industrieuse?.....

Parlons, parlons et ne craignons pas. Je sais combien les prédicateurs doivent être réservés sur les louanges; mais se taire en cette rencontre, ce ne serait pas être retenu, mais en quelque sorte envieux de la félicité publique... Elle viendra , elle viendra accompagnée de toutes ses suites.

Çà, çà ! peuples, qu'on se réjouisse ; et s'il y a encore quelque maudit reste de la malignité passée, qu'elle tombe aujourd'hui devant ces autels, et qu'on célèbre hautement ce sage ministre qui montre bien, en donnant la paix, qu'il fait son intérêt du bien de l'Etat et sa gloire du repos des peuples. Je ne brigue point de faveur, je ne fais point ma cour dans la chaire ; à Dieu ne plaise (a) ! Je suis français et chrétien : je sens, je sens le bonheur public ; et je décharge mon cœur devant mon Dieu sur le sujet de cette paix bienheureuse, qui n'est pas moins le repos de l'Eglise que de l'Etat. C'est assez dire, il faut que nos vœux achèvent le reste.

C'est nous, c'est nous, mes frères, qui devons commencer la réjouissance. C'est à Nathan le prophète, c'est à Sadoc le grand prêtre, c'est aux prédicateurs, c'est aux sacrificateurs du Très-Haut à sonner de la trompette devant le peuple et de crier les premiers : Vivat rex Salomon (1) : « Vive le roi, vive le roi, vive Salomon le pacifique ! » Qu'il vive, Seigneur, ce grand Monarque ; et pour le récompenser de cette bonté qui lui a fait aimer la gloire de la paix plutôt que celle des conquêtes (b), qu'il jouisse longtemps, heureusement, de la paix qu'il nous a donnée; qu'il ne voie jamais son Etat troublé ni sa maison divisée ; que le respect et l'amour concourant ensemble, la fidélité (c) de ses peuples soit inviolable, inébranlable; et enfin pour retenir longtemps la paix sur la terre, qu'il fasse régner la justice, qu'il fasse régner les lois, qu'il fasse régner Jésus-Christ, que je prie de nous donner à tous

 

1 III Reg., I, 39.

 

(a) Var. : Je ne demande pas qu'on le rapporte. — (b) Qui lui a l'ait préférer le titre de pacifique à celui de victorieux et de conquérant. — (c) L'obéissance.

 

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son royaume, à qui appartient tout honneur et gloire, qui avec le Père et le Saint-Esprit vit et règne maintenant et aux siècles des siècles.

 

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