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SECOND SERMON
POUR LE JEUDI DE LA IIe SEMAINE DE CARÊME,
SUR L'IMPÉNITENCE FINALE (a).
Mortuus est autem et dives. Luc, XVI, 21.
Je laisse Jésus-Christ sur le
Thabor dans les splendeurs de sa gloire, pour arrêter ma vue sur un autre objet
moins agréable à la vérité, mais qui nous presse plus fortement à la pénitence.
C'est le mauvais riche mourant, et mourant comme il a vécu, dans l'attache à ses
passions, dans l'engagement au péché, dans l'obligation à la peine. Dans le
dessein que j'ai pris de faire tout l'entretien de cette semaine sur la triste
aventure de ce misérable, je m'étais d'abord proposé de donner comme deux
tableaux, dont l'un représenterait sa mauvaise vie et l'autre sa fin malheureuse
(b) ; mais j'ai cru que les pécheurs toujours favorables à ce qui éloigne
leur conversion, si je faisais ce partage, se persuaderaient trop facilement
qu'ils pourraient aussi détacher ces choses qui ne sont pour notre malheur que
trop enchaînées, et qu'une espérance présomptueuse de corriger à la mort ce qui
(a) Prêché en 1662, dans le Carême du Louvre, devant
le roi et la Cour.
L'auteur peint dans la péroraison les maladies, la
mortalité, la disette qui désolait la France. « Dans les provinces éloignées,
dit-il, et même dans cette ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant
d'excès, une infinité de familles meurent de faim et de désespoir : vérité
constante, publique, assurée.» Les pressantes sollicitations du prédicateur
portèrent la charité dans tous les cœurs : le roi Louis XIV écrivit de sa main
aux rois ses alliés pour obtenir des grains, les seigneurs de la Cour ouvrirent
leurs trésors et les dames vendirent leurs parures ; la pauvreté fut secourue,
la faim calmée et l'hôpital général sauvé d'une ruine imminente. Mais ce qu'il
importe de remarquer avant tout, c'est que les calamités décrites par le
charitable prédicateur, cette misère extrême, cette disette homicide, révèlent
manifestement l'année 1662, et fixent d'une manière certaine la date de notre
sermon. Et quand je lis ces descriptions déchirantes, en entendant ces plaintes,
ces gémissements, ces lamentations. je me demande encore: Comment a-t-on pu
accuser Bossuet de dureté envers les pauvres?
(b) Var. : Sa mauvaise mort.
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manquerait à la vie nourrirait leur impénitence. Je me suis
donc résolu de leur faire considérer dans ce discours comme par une chute
insensible (a) on tombe d'une vie licencieuse à une mort désespérée, afin
que contemplant d'une même vue ce qu'ils font et ce qu'ils s'attirent, où ils
sont et où ils s'engagent, ils quittent la voie en laquelle ils marchent par la
crainte de l'abîme où elle conduit. Vous donc, ô divin Esprit, sans lequel
toutes nos pensées sont sans force et toutes nos paroles sans poids, donnez
efficace à ce discours, touché des saintes prières de la bienheureuse Marie, à
laquelle nous allons dire : Ave.
C'est trop se laisser surprendre
aux vaines descriptions des peintres et des poètes, que de croire la vie et la
mort autant (b) dissemblables que les uns et les autres nous les
figurent. Pour les peindre au naturel, pour les représenter chrétiennement, il
leur faut donner les mêmes traits. C'est pourquoi les hommes se trompent,
lorsque trouvant leur conversion si pénible pendant la vie, ils s'imaginent que
la mort aplanira ces difficultés, se persuadant peut-être qu'il leur sera plus
aisé de se changer lorsque la nature altérée touchera de près à son changement
dernier et irrémédiable. Car ils devraient penser au contraire que la mort n'a
pas un être distinct qui la sépare de la vie, mais qu'elle n'est autre chose
sinon une vie qui s'achève. Or qui ne sait, chrétiens, qu'à la conclusion de la
pièce on n'introduit pas d'autres personnages que ceux qui ont paru dans les
autres scènes, et que les eaux d'un torrent, lorsqu'elles se perdent, ne sont
pas d'une autre nature que lorsqu'elles coulent. C'est donc cet enchaînement
qu'il nous faut aujourd'hui comprendre ; et afin de concevoir plus distinctement
comme ce qui se passe en la vie porte coup au point de la mort, traçons ici en
un mot la vie d'un homme du monde.
Ses plaisirs et ses affaires partagent ses soins. Par
l'attache à ses plaisirs il n'est pas à Dieu, par l'empressement de ses affaires
il n'est pas à soi, et ces deux choses ensemble le rendent insensible aux
malheurs d'autrui. Ainsi notre mauvais riche, homme de plaisirs et de bonne
chère, ajoutez, si vous le voulez, homme
(a) Var. : Presque inévitable. — (b)
Aussi.
180
d'affaires et d'intrigues, étant enchanté par les uns et
occupé par les autres, ne s'était jamais arrêté pour regarder en passant le
pauvre Lazare qui mourait de faim à sa porte (a).
Telle est la vie d'un homme du
monde ; et presque tous ceux qui m'écoutent se trouveront tantôt, s'ils y
prennent garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin,
chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort, qui s'avançait pas à
pas, arrive imprévue et inopinée. On dit à ce mondain délicat, à ce mondain
empressé, à ce mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière est
venue. Il se réveille en sursaut comme d'un profond assoupissement ; il commence
à se repentir de s'être si fort attaché au monde, qu'il est enfin contraint de
quitter; il veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois il sent
quelque chose, qu'il n'est pas possible, du moins tout à coup, de faire une
rupture si violente. Il demande du temps en pleurant pour accomplir un si grand
ouvrage, et il voit que tout le temps lui est échappé. Ah! dans une occasion si
pressante où les grâces communes ne suffisent pas, il implore un secours
extraordinaire ; mais comme il n'a lui-même jamais eu pitié de personne, aussi
tout est sourd à l'entour de lui au jour de son affliction (b) :
tellement que par ses plaisirs, par ses empressements, par sa dureté, il arrive
enfin, le malheureux, à la plus grande séparation sans détachement, premier
point ; à la plus grande affaire sans loisir, second point ; à la plus grande
misère sans assistance, troisième point. O Seigneur, Seigneur tout-puissant,
donnez efficace à mes paroles pour graver dans les cœurs de ceux qui m'écoutent
des vérités si importantes. Commençons à parler de l'attache au monde.
PREMIER POINT.
L'abondance, la bonne fortune,
la vie délicate et voluptueuse sont comparées souvent dans les saintes Lettres à
des fleuves impétueux qui passent sans s'arrêter, et tombent sans pouvoir
(a) Var. : Qui languissait à sa porte. — (b)
Mais comme il a été trop souvent lui-même appelé en vain au secours, tout est
sourd à l'entour de lui au jour de sa dernière angoisse.
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soutenir leur propre poids. Mais si la félicité du monde
imite un fleuve dans son inconstance, elle lui ressemble aussi dans sa force,
parce qu'en tombant elle nous pousse, et qu'en coulant elle nous tire :
Attendis quia labitur, cave quia trahit, dit saint Augustin (1).
Il faut aujourd'hui, Messieurs,
vous représenter cet attrait puissant. Venez et ouvrez les yeux, et voyez les
liens cachés dans lesquels votre cœur est pris : mais pour comprendre tous les
degrés de cette déplorable servitude où nous jettent les biens du monde,
contemplez ce que fait en nous l'attache d'un cœur qui les possède , l'attache
d'un cœur qui en use, l'attache d'un cœur qui s'y abandonne (a). O
quelles chaînes! ô quel esclavage ! Mais disons les choses par ordre.
Premièrement, chrétiens, c'est
une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté
la fortune, que la possession des biens de la terre rend l’âme plus libre et
plus dégagée. Par exemple on se persuade que l'avarice serait tout à fait
éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce
qu'il faut. Ah ! c'est alors, disons-nous, que le cœur, qui se resserre dans
l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté fout entière dans la commodité et
dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu : tous les jours nous nous
flattons de cette pensée ; mais certes nous nous abusons, notre erreur est
extrême (b). C'est une folie de s'imaginer que les richesses guérissent
l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par
expérience que le riche , à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses
pertes que le pauvre à qui tout manque ; et je ne m'en étonne pas; car il faut
entendre, Messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une
affection générale. mais que chaque petite partie attire une affection
particulière : ce qui fait que nous voyons ordinairement que l’âme n'a pas moins
d attache, que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la
disette. Il en est comme des cheveux, qui font toujours sentir la même douleur,
soit qu'on les arrache d'une tête
1 In Psal. CXXXVI, n. 3.
(a) Var. : Le plaisir d’un cœur qui les
possède, le plaisir d'un cœur qui en use, le plaisir d'un cœur qui s'y
abandonne.— Var. effacée : Le plaisir de les posséder, le plaisir
d'en user, le plaisir de s'y abandonner. — (b) Grande.
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chauve, soit qu'on les tire d'une tête qui en est couverte
: on sent toujours la même douleur, à cause que chaque cheveu ayant sa racine
propre, la violence est toujours égale. Ainsi chaque petite parcetye du bien que
nous possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il
s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette ;
au contraire qu'elle est du moins en ceci et plus captive et plus engagée,
qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids qui l'accable.
Te voilà donc, ô homme du monde, attaché à ton propre bien avec un amour
immense. Mais il se croirait pauvre dans son abondance (de même de toutes les
autres passions), s'il n'usait de sa bonne fortune. Voyons quel est cet usage;
et pour procéder toujours avec ordre, laissons ceux qui s'emportent d'abord aux
excès ; et considérons mi moment les autres qui s'imaginent être modérés , quand
ils se donnent de tout leur cœur aux choses permises.
Le mauvais riche de la parabole
(a) les doit faire trembler jusqu'au fond de l’âme. Qui n'a ouï remarquer
cent fois que le Fils de Dieu ne nous parle ni de ses adultères, ni de ses
rapines, ni de ses violences? Sa délicatesse et sa bonne chère font une partie
si considérable de son crime, que c'est presque le seul désordre qui nous est
rapporté dans notre évangile. « C'est un homme, dit saint Grégoire, qui s'est
damné dans les choses permises, parce qu'il s'y est donné tout entier, parce
qu'il s'y est laissé aller sans retenue ; » tant il est vrai, chrétiens, que ce
n'est pas toujours l'objet défendu, mais que c'est fort souvent l'attache qui
fait des crimes damnables : Divitem ultrix gehenna suscepit, non quia aliquid
illicitum gessit, sed quia immoderato usu totum se licitis tradidit (1), O
Dieu, qui ne serait étonné? qui ne s'écrieroit avec le Sauveur : « Ah ! que la
voie est étroite qui nous conduit au royaume (2)? » — Sommes-nous donc si
malheureux, qu'il y ait quelque chose qui soit défendu, même dans l'usage de ce
qui est permis? — N'en doutons pas, chrétiens; quiconque a les yeux ouverts pour
entendre la force de cet oracle prononcé par le Fils de Dieu : « Nul ne peut
1 Pastor., part. III, cap. XXI. — 2 Matth.,
VII, 14.
(a) Var. : De notre évangile.
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servir deux maîtres (1), » il pourra aisément comprendre
qu'à quelque bien que le cœur s'attache, soit qu'il soit défendu, soit qu'il
soit permis, s'il s'y donne tout entier, il n'est plus à Dieu, et ainsi qu'il
peut y avoir des attachements damnables à des choses qui de leur nature seraient
innocentes. S'il est ainsi, chrétiens, et qui peut douter qu'il ne soit ainsi
après que la Vérité nous en assure ? ô grands, ô riches du siècle, que votre
condition me fait peur et que j'appréhende pour vous ces crimes cachés et
délicats qui ne se distinguent point par les objets, qui ne dépendent que du
secret mouvement du cœur et d'un attachement presque imperceptible ! Mais tout
le monde n'entend pas cette parole ; passons outre, chrétiens ; et puisque les
hommes du monde ne comprennent pas cette vérité, tâchons de leur faire voir le
triste état de leur âme par une chute plus apparente.
Et certes il est impossible
qu'en prenant si peu de soin de se retenir dans les choses qui sont permises,
ils ne s'emportent bientôt jusqu'à ne craindre plus de poursuivre celles qui
sont ouvertement défendues. Car, chrétiens, qui ne le sait pas? qui ne le sent
par expérience? notre esprit n'est pas fait de sorte qu'il puisse facilement se
donner des bornes. Job l'avait bien connu par expérience : Pepigi fœdus cum
oculis meis (2) : « J'ai fait un pacte avec mes yeux, de ne penser à aucune
beauté mortelle. » Voyez qu'il règle la vue pour arrêter la pensée. Il réprime
des regards qui pourraient être innocents, pour arrêter des pensées qui
apparemment seraient criminelles ; ce qui n'est peut-être pas si clairement
défendu par la loi de Dieu, il y oblige ses yeux par traité exprès. Pourquoi?
Parce qu'il sait que, par cet abandon aux choses licites, il se fait dans tout
notre cœur un certain épanchement d'une joie mondaine ; si bien que l’âme se
laissant aller (a) à tout ce qui lui est permis, commence à s'irriter de
ce que quelque chose lui est défendu. Ah! quel état! quel penchant! quelle
étrange disposition ! Je vous laisse à penser si une liberté précipitée jusqu'au
voisinage du vice ne s'emportera pas bientôt jusqu'à la licence; si elle ne
passera pas bientôt les limites, quand il ne lui restera plus
1 Matth., VI, 24.— 2 Job, XXXI, 1.
(a) Var. : ... D'une joie mondaine, qui fait
que l’âme se laissant aller...
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qu'une si légère démarche. Sans doute, ayant pris sa course
avec font d'ardeur dans cette vaste carrière des choses permises, elle ne pourra
plus retenir ses pas; et il lui arrivera infailliblement ce que dit (a)
de soi-même le grand saint Paulin : « Je m'emporte au delà de ce que je dois,
pendant que je ne prends aucun soin de me modérer en ce que je puis : » Quod
non expediebat admisi, dùm non tempero quod licebat (1).
Après cela,
chrétiens, si Dieu ne fait un miracle, la licence des grandes fortunes n'a plus
de limites (b) : Prodiit quasi ex adipe iniquitas eorum (2) : «
Dans leur graisse, dit le Saint-Esprit, dans leur abondance, il se fait un fonds
d'iniquité qui ne s'épuise jamais. » C'est de là que naissent ces péchés
régnants qui ne se contentent pas qu'on les souffre ni même qu'on les excuse,
mais qui veulent encore qu'on leur applaudisse. Car il y a, dit saint Augustin
(3), deux espèces de péchés : les uns viennent de la disette, les autres
naissent de l'excès. Ceux qui naissent du besoin et de la misère, ce sont des
péchés serviles et timides : quand un pauvre vole, il se cache; quand il est
découvert, il tremble; il n'oserait soutenir son crime, trop heureux s'il le
peut couvrir et envelopper dans les ténèbres. Mais ces péchés d'abondance, ils
sont superbes et audacieux, ils veulent régner; vous diriez qu'ils sentent la
grandeur de leur extraction : « Ils veulent jouir, dit Tertullien, de toute la
lumière du jour et de toute la conscience du ciel : » Delicta vestra et loco
omni, et luce omni, et universâ cœli conscientià fruuntur (4). Combien en
avons-nous vu qui se plaisent de faire les grands par la licence du crime, qui
s'imaginent s'élever bien haut au-dessus des choses humaines par le mépris de
toutes les lois, à qui la pudeur même semble indigne d'eux, parce que c'est une
espèce de crainte ! Ah ! si je pouvais vous ouvrir ici le cœur d'un
Nabuchodonosor ou d'un Balthasar dans l'histoire sainte, d'un Néron, d'un
Domitien dans les histoires profanes, vous verriez avec horreur et tremblement
ce que fait dans les grandes places l'oubli de Dieu et cette terrible pensée de
n'avoir
1 Epist. XXX ad Sever., n. 3.— 2
Psal. LXXII, 7.— 3 In Psal.
LXXII, n. 12. — 4 Ad Nat., lib. I, n. 16.
(a) Var. : Il arrivera bientôt à cette âme ce
que dit... — (b) De mesures.
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rien sur sa tête. C'est là que la convoitise va tous les
jours se subtilisant et renviant (a) sur soi-même. De là naissent des
vices inconnus, des monstres d'avarice, des raffinements de volupté, des
délicatesses d'orgueil qui n'ont point de nom. Et tout cela se soutient à la
face du genre humain. Pendant que tout le monde applaudit, on se résout
facilement à se faire grâce ; et dans cette licence infinie on compte parmi ses
vertus tous les péchés qu'on ne commet pas, tous les crimes dont on s'abstient.
Et quelle est la cause de tous ces désordres? La grande puissance féconde en
crimes, la licence mère de tous les excès : Dixisti : In sempiternum ero
domina. Non posuisti hœc super cor tuum, neque recordata es novissimi tui
(1). « Ces pécheurs hardis et superbes ne se contentent plus de penser le mal,
ils s'en vantent, ils s'en glorifient : » Cogitaverunt et locuti sunt
nequitiam, iniquitatem in excelso locuti sunt (2); Remarquez ces paroles :
in excelso, à découvert, en public, devant tout le monde. Parce qu'ils
ont oublié Dieu, ils croient que Dieu les oublie et qu'il dort aussi bien qu'eux
: Dixit enim in corde suo : Oblitus est Deus (3). L'impunité leur fait
tout oser, ils ne pensent ni au jugement, ni à la mort même, jusqu'à ce qu'elle
vienne, toujours imprévue, finir l'enchaînement des crimes pour commencer celui
des supplices (b).
Car de croire que sans miracle
l'on puisse en ce seul moment abattre d'un même coup l'ouvrage de tant d'années,
c'est une folie
1 Isa., XLVII, 7. — 2 Psal.
LXXII, 8. — 3 Psal. X, H, 34.
(a) C'est-à-dire renchérissant. — (b) Var.
: C'est de là que naissent ces péchés régnants qui ne se contentent pas qu'on
les souffre ni même qu'on les excuse, mais qui veulent encore qu'on leur
applaudisse ; c'est là qu'on se plaît de faire le grand par le mépris de toutes
les lois et faire une insulte publique à la pudeur du genre humain. Ah ! si je
pouvais ici vous ouvrir le cœur d'un Nabuchodonosor ou d'un Balthasar, ou de
quelque autre de ces rois superbes qui nous sont représentés dans l’histoire
sainte, vous veniez avec horreur et tremblement ce que peut dans un cœur qui a
oublié Dieu cette horrible pensée de n'avoir rien qui nous contraigne. C'est
alors que la convoitise va tous tes jouis se subtilisant et enchérissant sur
elle-même; elle fait naître des vices inconnus, des monstres d'avarice, des
raffinements de volupté, des délicatesses d'orgueil qui n'ont pas de nom. Et ce
qu’il y a de plus étrange, c'est qu'au milieu de tous ces excès souvent on
s'imagine être vertueux, parce que dans une licence qui n'a point de bornes ou
compte parmi les vertus tous les vices dont on s'abstient; on croit faire grâce
à Dieu et à sa justice de ne la pousser pas tout à fait à bout ; l'impunité fait
tout oser ; on ne pense ni au jugement ni à la mort même, jusqu’à ce qu'elle
vienne, toujours imprévue, finir l'enchaînement des crimes pour commencer celui
des supplices.
186
manifeste (a). A la vérité, chrétiens, pendant que
la maladie arrête pour un peu de temps les atteintes les plus vives de la
convoitise, je confesse qu'il est facile de jouer par crainte le personnage d'un
pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui. se font et se défont en un
moment, mais ses mouvements véritables ne se produisent pas de la sorte. Non,
non, ni un nouvel homme ne se forme pas en un instant, ni ces affections
vicieuses si intimement attachées ne s'arrachent pas par un seul effort : car
quelle puissance a la mort, quelle grâce extraordinaire, pour opérer tout à coup
un changement si miraculeux? Peut-être que vous penserez que la mort nous enlève
tout, et qu'on se résout aisément de se détacher de ce qu'on va perdre. Ne vous
trompez pas, chrétiens; plutôt il faut craindre un effet contraire : car c'est
le naturel du cœur humain de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu'on
lui ôte. Considérez ce roi d'Amalec, tendre et délicat, qui se voyant proche de
la mort, s'écrie avec tant de larmes : Siccine separat amara mors (1) ! « Est-ce
ainsi que la mort amère sépare les choses ! » il pensait et à sa gloire et à ses
plaisirs; et vous voyez comme à la vue de la mort qui lui enlève son bien,
toutes ses passions émues et s'irritent et se réveillent. Ainsi la séparation
augmente l'attache d'une manière plus obscure et plus confuse, mais aussi plus
profonde et plus intime; et ce regret amer d'abandonner tout, s'il avait la
liberté de s'expliquer, on verrait qu'il confirme par un dernier acte tout ce
qui s'est passé dans la vie, bien loin de le rétracter. C'est, Messieurs, ce qui
me fait craindre que ces belles conversions des mourants ne soient que sur la
bouche ou sur le visage, ou dans la fantaisie alarmée, et non dans la
conscience. — Mais il fait de si beaux actes de détachement? — Mais je crains
qu'ils ne soient forcés, je crains qu'ils ne soient dictés par rattache même. —
Mais il déteste tous ces péchés? — Mais c'est peut-être qu'il est condamné à
faire amende honorable avant que d'être traîné au dernier supplice. — Mais
pourquoi faites-vous un si mauvais jugement? — Parce qu'ayant commencé si tard
1 I Reg., XV, 32.
(a) Var. : Car de croire que sans miracle
l'on puisse eu ce seul moment briser des liens si forts, changer des
inclinations si profondes, enfin abattre d'un même coup l'ouvrage de tant
d'années, c'est une folie manifeste.
187
l'œuvre de son détachement total, le temps lui a manqué
pour accomplir une telle affaire (a).
SECOND POINT.
L’un des plus grands malheurs de
la vie mondaine, c'est qu'elle est toujours empressée. J'entends dire tous les
jours aux hommes du inonde qu'ils ne peuvent trouver de loisir ; toutes les
heures s'écoulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt; et dans ce
mouvement éternel la grande affaire du salut, qui est toujours celle qu'on
remet, ne manque jamais de tomber tout entière au temps de la mort avec tout ce
qu'elle a de plus épineux.
Je trouve deux causes de cet
embarras : premièrement nos prétentions, secondement notre inquiétude. Les
prétentions nous engagent et nous amusent jusqu'au dernier jour ; cependant
notre inquiétude, c'est-à-dire l'impatience d'une humeur active (b) et
remuante, est si féconde en occupations, que la mort nous trouve encore
empressés dans une infinité de soins superflus.
(a) Var. : Non, non, ni un nouvel homme ne se
forme pas en un instant, ni ces affections vicieuses si intimement attachées ne
s'arrachent pas par un seul effort; plutôt il faut attendre un effet contraire.
Considérez ce roi d'Amalec, tendre et délicat, qui se voyant proche de la mort,
s'écrie avec tant de larmes : Siccine separat amara mors (I Reg.,
XV, 32)? «Est-ce ainsi que la mort amère sépare les choses?» Voyez comme à la
vue de la mort qui lui va enlever son bien, toutes ses passions émues et
s'irritent et se réveillent. La séparation augmente l'attache, et ce regret amer
d'abandonner tout, s'il avait la liberté de s'expliquer, on verrait qu'il
confirme par un dernier acte tout ce qui s'est passé dans la vie. Par
conséquent, chrétiens, ne nous laissons point abuser à ces belles conversions
des mourants, qui peignant et sur les yeux et sur le visage, et même, pour mieux
tromper, dans la fantaisie alarmée, l'image d'un pénitent, font croire que le
cœur est changé. Car une telle pénitence, bien loin d'entrer assez avant pour
arracher l'amour du monde, souvent, je ne crains pas de le dire, elle est faite
par l'amour du monde. La crainte de mourir fait qu'il lâche d'apaiser Dieu par
la seule espérance de vivre; et comme il n’ignore pas que la justice divine se
plaît d’ôter aux pécheurs ce qu'ils aiment désordonnément, il feint de se
détacher, il ne méprise le monde que dans l'appréhension de le perdre. Ainsi par
une illusion terrible de son amour-propre, il se force lui-même à former dans
l'esprit, et non dans le cœur, des actes de détachement que son attache lui
dicte, ô pénitence impénitente! ô pénitence toute criminelle et tout infectée de
l'amour du monde! Avec cette étrange pénitence, cette âme malheureuse sort de
ton corps, toute noyée et tout abîmée dans les affections sensuelles. Ah!
démons, ne cherchez point d'autres chaînes pour la tramer dans l'abîme : ses
chaînes sont ses passions; ne cherchez point dans cette âme ce qui peut servir
d’aliment au feu éternel : elle est toute corporelle, toute pétrie pour ainsi
dire de chair et de sang; pourquoi?
Parce qu'ayant commencé si lard
l'ouvrage de sou détachement, le temps lui a manqué pour l'accomplir.— (b)
Vague.
188
Sur ces principes, ô hommes du
inonde, venez que je vous raconte votre destinée. Quelque charge que l'on vous
donne , quelque établissement que l'on vous assure (a), jamais vous ne
cesserez de prétendre. Ce que vous croyez la fin de votre course , quand vous y
serez arrivés, vous ouvrira inopinément une nouvelle carrière. La raison,
Messieurs, la voici : c'est que votre humeur est toujours la même et que la
facilité se trouve (b) plus grande. Commencer, c'est le grand travail ; à
mesure que vous avancez, vous avez plus de moyens de vous avancer; et si vous
couriez avec tant d'ardeur, lorsqu'il fallait grimper par des précipices, il est
hors de la vraisemblance que vous vous arrêtiez tout à coup quand vous aurez
rencontré la plaine. Ainsi tous les présents de la fortune vous seront un
engagement pour vous abandonner tout à fait à des prétentions infinies.
Bien plus, quand on cessera de
vous donner, vous ne cesserez pas de prétendre. Le monde pauvre en effets, est
toujours magnifique en promesses ; et comme la source des biens se tarit
bientôt, il serait tout à fait à sec, s'il ne savait distribuer (c) des
espérances. Et est-il homme, Messieurs, qui soit plus aisé à mener bien loin,
qu'un qui espère, parce qu'il aide lui-même à se tromper (d). Le moindre
jour dissipe toutes ses ténèbres et le console de tous ses ennuis : et quand
même il n'y a plus aucune espérance, la longue habitude d'attendre toujours, que
l'on a contractée à la Cour, fait que l'on vit toujours en attente et que l'on
ne peut se défaire du titre de poursuivant, sans lequel on croirait n'être plus
du monde. Ainsi nous allons toujours tirant après nous cette longue chaîne
traînante de notre espérance ; et avec cette espérance, quelle involution
d'affaires épineuses; et à travers de ces affaires et de ces épines, que de
péchés, que d'injustices, que de tromperies, que d'iniquités enlacées : Vœ,
qui trahitis iniquitatem in funiculis vanitatis (1) ! « Malheur à vous, dit
le prophète, qui traînez tant d'iniquités dans les cordes de la vanité! »
c'est-à-dire, si je ne me trompe, tant d'affaires iniques
1 Isa., V, 18.
(a) Var. : Quoi qu’on vous donne, quoi qu'on
vous assure. — (b) Est.— (c) S'il ne distribuait. — (d) Il
n'y a point d'homme qui soit plus aisé à mener bien loin qu'un qui espère, parce
qu'il aide lui-même à la tromperie.
189
dans cet enchaînement infini de vos espérances trompeuses.
Que dirai-je maintenant,
Messieurs, de cette humeur inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir
et impatiente du repos? D'où vient qu'elle ne cesse de nous agiter en nous
engageant d'affaire en affaire (a) , avec un empressement qui ne finit
pas ? Une chose très-véritable, mais mal appliquée, nous jette dans cet embarras
: la nature même nous enseigne que la vie est dans l'action. Comme donc les
mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l'efficace de cette action
paisible et intérieure qui occupe l'âme en elle-même, ils ne croient pas
s'exercer s'ils ne s'agitent, ni se mouvoir s'ils ne font du bruit ; de sorte
qu'ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse, ils s'abiment
dans un commerce éternel d'intrigues et de visites qui ne leur laisse pas un
moment à eux (b) . Ils se sentent eux-mêmes quelquefois pressés et se
plaignent de cette contrainte ; mais, chrétiens, ne les croyez pas ; ils se
moquent, ils ne savent ce qu'ils veulent. Celui-là qui se plaint qu'il travaille
trop, s'il était délivré de cet embarras, ne pourrait souffrir son repos;
maintenant les journées lui semblent trop courtes, et alors son grand loisir lui
serait à charge. Il aime sa servitude, et ce qui lui pèse lui plait. Ce
mouvement perpétuel, qui l'engage en mille contraintes, ne laisse pas de le
satisfaire par l'image d'une liberté errante. Comme un arbre, dit saint
Augustin, que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses
branches, bien que ce vent ne le flatte qu'en l'agitant et le jette (c)
tantôt d'un côté, tantôt d'un autre avec une grande inconstance, vous diriez
toutefois que l'arbre s'égaie par la liberté de son mouvement. Ainsi, dit ce
grand évêque, encore que les hommes du monde n'aient pas de liberté véritable,
étant presque toujours contraints de céder aux divers emplois qui les poussent
comme un vent (d) , toutefois ils s'imaginent jouir d'un certain air de
liberté et de paix, en promenant deçà et de là leurs désirs vagues et incertains
: Tanquam olivœ pendentes in arbore, ducentibus vernis, quasi
(a) Var. : D'où vient qu'elle ne cesse de
nous agiter et de nous ôter notre meilleur bien, en nous engageant d'affaire en
affaire?— (b) Qui ne leur laisse pas un moment de repos ni de liberté.— (c)
Pousse. — (d) De céder aux divers emplois qui les pressent, — de céder au
vent qui les pousse.
100
quâdam libertate aurœ perfruuntur
vago quodam desiderio suo (1).
Voilà, si je ne me trompe, une
peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la Cour. Que
faites-vous cependant, grand homme d'affaires, homme qui êtes de tous les
secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d'un personnage
nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l'affaire de
l'éternité? C'est à l'affaire de l'éternité que doivent céder tous les emplois;
c'est à l'affaire de l'éternité que doivent servir tous les temps. Dites-moi, en
quel état est donc cette affaire? — Ah ! j'y veux penser, direz-vous (a)?
— Vous êtes donc averti que vous êtes malade dangereusement, puisque vous songez
enfin à votre salut. Mais, hélas ! que le temps est court pour démêler une
affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Je ne parle
point en ce lieu, ni de votre famille qui vous distrait, ni de la maladie qui
vous accable, ni de la crainte qui vous étonne, ni des vapeurs qui vous
offusquent, ni des douleurs qui vous pressent ; je ne regarde que
l'empressement. Ecoutez de quelle force on frappe à la porte ; on la rompra
bientôt si l'on n'ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur ajournement pour
vous appeler devant Dieu et devant sa chambre de justice. Ecoutez avec quelle
presse il vous parle par son prophète : « La fin est venue, la fin est venue;
maintenant la fin est sur toi; (b) et j'enverrai ma fureur contre toi, et
je te jugerai selon tes voies; et tu sauras que je suis le Seigneur. » (c)
O Seigneur, que vous me pressez! encore une nouvelle recharge : « La fin est
venue, la fin est venue ; la justice, que tu croyais endormie, s'est éveillée
contre toi; la voilà qu'elle est à la porte : » Finis venit, venit finis;
evigilavit adversùm te : ecce venit (2). « Le jour de vengeance est proche.
» Toutes les terreurs te semblaient vaines, et toutes les menaces trop
éloignées; et « maintenant, dit le Seigneur, je te frapperai de près, et je
mettrai tous tes crimes sur ta tête, et tu sauras que je suis le Seigneur qui
frappe. » (d) Tels sont,
1 S. August., In Psal.
CXXXVI, n. 9, tom. IV.— 2 Ezech., VII, 6.
(a) Var. : Ah ! pensons-y, direz-vous?— (b)
Note marg. : Finis venit, venit finis… ; nunc finis super te (Ezech.,
VII, 2,3).—(c) Et immittam furorem meum in te..., et scietis
quia ego Dominus (Ibid., 3, 4, 5.)— (d) Venit tempus, propè
est dies occisionis...: nunc de propinquo effundum iram meum super te...:
et imponam tibi omnia scelera tua..., et scietis quia ego eum Dominus
percutient (Ibid. 7, 8, 9).
191
Messieurs, les ajournements par lesquels Dieu nous appelle
à son tribunal (a). Mais enfin voici le jour qu'il faut comparaître :
Ecce dies, ecce venit : egressa est contritio (1). L'ange qui préside à la
mort recule d'un moment à l'autre pour étendre le temps de la pénitence ; mais
enfin il vient un ordre d'en haut : Fac conclusionem (2) : Pressez,
concluez ; l'audience est ouverte. le Juge est assis, criminel, venez plaider
votre cause. Mais que vous avez peu de temps pour vous préparer! O Dieu, que le
temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes
et de votre vie ! Ah! que vous jetterez de cris superflus ! Ah ! que vous
soupirerez amèrement après tant d'années perdues ! Vainement, inutilement. Il
n'y a plus de temps pour vous; vous entiez an séjour de l'éternité. Je vous vois
étonné et éperdu en présence de votre Juge. Mais regardez encore vos
accusateurs, ce sont les pauvres qui vont s'élever contre votre dureté
inexorable (b).
TROISIÈME POINT.
J'ai remarqué, chrétiens, que le
grand apôtre saint Paul, parlant à Timothée de ceux qui s'aiment eux-mêmes et
leurs plaisirs, les appelle « des hommes cruels, sans affection, sans
miséricorde : » Sine affectione, immites, sine benignitate, voluptatum
amatores (3); et je me suis souvent étonné d'une si étrange contexture. En
effet cette aveugle attache aux plaisirs semble d'abord n'être que flatteuse, et
ne paraît ni cruelle ni malfaisante ; mais il est aisé de se détromper et de
voir dans cette douceur apparente une force maligne et pernicieuse. Saint
Augustin nous l'explique par cette comparaison : Voyez, dit-il (4), les buissons
hérissés d'épines, qui font horreur à la vue; la racine en est douce et ne pique
pas; mais
1 Ezech., VII, 10.— 2 Ibid.,
23.— 3 II Timoth., III, 3, 4. — 4 In psal. CXXXIX, n. 4.
(a) Var.: A son tribunal et à sa chambre de
justice. — (b) Que vous avez peu de temps pour vous préparer ! Ah! que
vous restera-t-il et que vous soupirerez amèrement après tant d’années perdues!
Vainement, inutilement. Il n'y a plus de temps pour vous : vous êtes au séjour
de l'éternité. Voyez qu'il n'y a plus de soleil visible qui commence et qui
unisse les jours, les saisons, les années. Rien ne finit en cette contrée; c'est
le Seigneur lui-même qui va commencer de mesurer toutes choses par sa propre
inimité. Vous êtes étonné et éperdu; vous le serez beaucoup davantage quand vous
entendrez les cris de vos pauvres frères s'élever contre votre dureté
inexorable.
192
c'est elle qui pousse ces pointes perçantes qui piquent (a)
les mains si violemment. Ainsi l'amour des plaisirs. Quand j'écoute parler les
voluptueux dans le livre de la Sapience, je ne vois rien de plus agréable ni de
plus riant. Ils ne parlent que de fleurs, que de festins, que de danses, que de
passe-temps. Coronemus nos rosis (1) : « Couronnons nos têtes de fleurs
avant qu'elles soient flétries. » Ils invitent tout le monde à la bonne chère,
et ils veulent leur faire part de leurs plaisirs : Nemo nostrûm exors sit
luxuriœ nostrœ (2). Que leurs paroles sont douces! que leur humeur est
enjouée ! que leur compagnie est désirable ! Mais si vous laissez pousser cette
racine, les épines sortiront bientôt. Car écoutez la suite de leurs discours : «
Opprimons, ajoutent-ils, le juste et le pauvre : » Opprimamus pauperem justum
(3). « Ne pardonnons point ni à la veuve, » ni à l'orphelin. Quel est,
Messieurs, ce changement, et qui aurait jamais attendu d'une douceur si
plaisante une; cruauté si impitoyable? C'est le génie de la volupté ; elle se
plaît à opprimer le juste et le pauvre, le juste qui lui est contraire, le
pauvre qui doit être sa proie; c'est-à-dire on la contredit, elle s'effarouche;
elle s'épuise elle-même, il faut bien qu'elle se remplisse par des pilleries. Et
voilà cette volupté si commode, si aisée et si indulgente, devenue cruelle et
insupportable.
Vous direz sans doute,
Messieurs, que vous êtes bien éloignés de ces excès ; et je crois facilement
qu'en cette assemblée et à la vue d'un roi si juste, de telles inhumanités
n'oseraient paraître ; mais sachez que l'oppression des faibles et des innocents
n'est pas tout le crime de la cruauté. Le mauvais riche nous fait bien connaitre
qu'outre cette ardeur violente qui étend les bras aux rapines (b), elle a
encore sa dureté qui ferme les oreilles aux plaintes, les entrailles à la
compassion, les mains au secours. C'est, Messieurs, cette dureté qui fait des
voleurs sans dérober, et des meurtriers sans verser de sang. Tous les saints
Pères disent d'un commun accord que ce riche inhumain de notre évangile a
dépouillé le pauvre Lazare, parce qu'il ne l'a pas revêtu ; qu'il l'a égorgé
1 Sap., II, 8. — 2 Ibid., 9. — 3 Ibid.,
10.
(a) Var. : Qui ensanglantent, — déchirent. —
(b) Outre cette ardeur furieuse qui étend les mains aux violences.
193
cruellement, parce qu'il ne l'a pas nourri : Quia non
pavisti, occidisti (1). Et cette dureté meurtrière est née de son abondance
et de ses délices. O Dieu clément et juste, ce n'est pas pour cette raison que
vous avez communiqué aux grands de la terre un rayon de votre puissance. Vous
les avez faits grands pour servir de pères à vos pauvres ; votre providence a
pris soin de détourner les maux de dessus leur tête, afin qu'ils pensassent à
ceux du prochain ; vous les avez mis à leur aise et en liberté, afin qu'ils
fissent leur affaire du soulagement de vos enfants : et leur grandeur au
contraire les rend dédaigneux, leur abondance secs, leur félicité insensibles,
encore qu'ils voient tous les jours non tant des pauvres et des misérables que
la misère elle-même et la pauvreté en personne pleurante et gémissante à leur
porte (a).
Je ne m'en étonne pas, chrétiens
; d'autres pauvres plus pres-sans et plus affamés ont gagné les avenues les plus
proches et épuisé les libéralités à un passage plus secret (b).
Expliquons-nous nettement : je parle de ces pauvres intérieurs qui ne cessent de
murmurer, quelque soin qu'on prenne de les satisfaire, toujours avides, toujours
affamés dans la profusion et dans l'excès même ; je veux dire nos passions et
nos convoitises. C'est en vain, ô pauvre Lazare, que tu gémis à la porte,
ceux-ci sont déjà au cœur; ils ne s'y présentent pas, mais ils l'assiègent ; ils
ne demandent pas, mais ils arrachent. O Dieu, quelle violence! Représentez-vous,
chrétiens, dans une sédition, une populace furieuse, qui demande arrogamment,
toute prête à arracher si on la refuse. Ainsi dans l’âme de ce mauvais riche, et
ne l’allons pas chercher dans la parabole, plusieurs le trouveront dans leur
conscience (c) ; donc dans l’âme de ce mauvais riche et de ses cruels
imitateurs, où la raison a perdu l'empire, où les lois n'ont plus de vigueur,
l'ambition, l'avarice, la délicatesse, toutes les autres passions, troupe mutine
et emportée, font retentir de toutes parts un cri séditieux, où l'on n'entend
que ces mots : « Apporte, apporte : » Dicentes : Affer, affer (2) :
apporte toujours de l'aliment à l'avarice, apporte une
1 Lactant., De Divin, instit., lib. VI, cap. XI. — 2
Prov., XXX, 15.
(a) Note marg.: D'où vient, etc.? — (b)
Var.: Dans un passage plus secret. — (c) Et qu'il y en a peut-être
dans cet auditoire qui le trouvent en eux-mêmes !
194
somptuosité plus raffinée à ce luxe curieux et délicat,
apporte des plaisirs (a) plus exquis à cet appétit dégoûté par son
abondance. Parmi les cris furieux de ces pauvres impudents et insatiables, se
peut-il faire que vous entendiez la voix languissante des pauvres qui tremblent
devant vous, qui, accoutumés à surmonter leur pauvreté par leur travail et par
leurs sueurs (b), se laissent mourir de faim plutôt que de découvrir leur
misère. C'est pourquoi ils meurent de faim ; oui, Messieurs, ils meurent de faim
dans vos terres, dans vos châteaux, dans les villes, dans les campagnes, à la
porte et aux environs de vos hôtels ; nul ne court à leur aide. Hélas ! ils ne
vous demandent que le superflu, quelques miettes de votre table, quelques restes
de votre grande chère. Mais ces pauvres que vous nourrissez trop bien au dedans
épuisent tout votre fonds. La profusion, c'est leur besoin; non-seulement le
superflu, mais l'excès même leur est nécessaire ; et il n'y a plus aucune
espérance pour les pauvres de Jésus-Christ, si vous n'apaisez ce tumulte et
cette sédition intérieure : et cependant ils subsisteraient, si vous leur
donniez quelque chose (c) de ce que votre prodigalité répand, ou de ce
que votre avarice ménage.
Mais sans être possédé de toutes
ces passions violentes, la félicité toute seule, et je prie que l'on entende
cette vérité, oui, la félicité toute seule est capable d'endurcir le cœur de
l'homme. L'aise, la joie, l'abondance remplissent l’âme de telle sorte, qu'elles
en éloignent tout le sentiment de la misère des autres et mettent à sec, si l'on
n'y prend garde, la source de la compassion. C'est ici la malédiction des
grandes fortunes ; c'est ici que l'esprit du monde paraît le plus opposé à
l'esprit du christianisme. Car qu'est-ce que l'esprit du christianisme, esprit
de fraternité, esprit de tendresse et de compassion, qui nous fait sentir les
maux de nos frères, entrer dans leurs intérêts, souffrir de tous leurs besoins?
Au contraire l'esprit du monde, c'est-à-dire l'esprit de grandeur, c'est un
excès d'amour-propre, qui bien loin de penser aux autres, s’imagine qu'il n'y a
que lui. Ecoutez son langage dans le prophète Isaïe :
(a) Var. : Ragoûts.— (b) Qui sont
honteux de leur misère, accoutumés à la surmonter par un travail assidu. — (c)
Si vous leur assigniez quelque subsistance sur ce que...
195
« Tu as dit en ton cœur : Je suis, et il n'y a que moi sur
la terre, (a) » Je suis : il se fait un Dieu, et il semble vouloir imiter
celui qui a dit : « Je suis celui qui est (1). » Je suis : il n'y a que moi;
toute cette multitude, ce sont des tètes de nul prix et, comme on parle, des
gens de néant. Ainsi chacun ne compte que soi, et tenant tout le reste (b)
dans l'indifférence, on tâche de vivre à son aise dans une souveraine
tranquillité des fléaux qui affligent le genre humain.
Ah ! Dieu est juste et
équitable. Vous y viendrez vous-même, riche impitoyable, aux jours de besoin et
d'angoisse. Ne croyez pas que je vous menace du changement de votre fortune;
l'événement en est casuel, mais ce que je veux dire n'est pas douteux. Elle
viendra au jour destiné cette dernière maladie où, parmi un nombre infini
d'amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez sans secours, plus
délaissé, plus abandonné que ce pauvre qui meurt sur la paille et qui n'a pas un
drap pour sa sépulture : car en cette fatale maladie, que serviront ces amis,
qu'à vous affliger par leur présence; ces médecins, qu'à vous tourmenter; ces
serviteurs, qu'à courir deçà et delà dans votre maison avec un empressement
inutile? Il vous faut d'autres amis, d'autres serviteurs ; ces pauvres que vous
avez méprisés sont les seuls qui seraient capables de vous secourir. Que
n'avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous
tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels? Ah! si
vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous
aviez seulement écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour
vous ; leurs côtés revêtus, dit le saint prophète, leurs entrailles rafraîchies,
leur faim rassasiée vous auraient béni; et les bénédictions qu'ils vous auraient
données lorsque vous les auriez consolés dans leur amertume, feraient maintenant
distiller sur vous une rosée rafraîchissante (c),
1 Exod., III, 14.
(a) Note marg. : Dixisti in corde tuo :
Ego sum, et prœter me non est alter (Isa., XLVII, 10).— (b)
Var. : Les autres. — (c) Si vous aviez seulement écouté leurs
plaintes, vos aumônes prieraient Dieu pour vous; les bénédictions qu'ils vous
auraient données lorsque vous les auriez consolés dans leur amertume, feraient
maintenant distiller sur vous... ; — ils vous donneraient des bénédictions qui
feraient distiller sur vous, etc....
196
leurs saints anges veilleraient autour de votre lit comme
des amis officieux, et ces médecins spirituels consulteraient entre eux nuit et
jour pour vous trouver des remèdes. Mais vous avez aliéné leur esprit, et le
prophète Jérémie me les représente vous condamnant eux-mêmes sans miséricorde.
Voici, Messieurs, un grand
spectacle; venez considérer les saints anges dans la chambre d'un mauvais riche
mourant. Oui, pendant que les médecins consultent l'état de sa maladie et que sa
famille tremblante attend le résultat de la conférence, ces médecins invisibles
consultent d'un mal bien plus dangereux : Curavimus Babylonem, et non est
sanata (1) : « Nous avons soigné cette Babylone, et elle ne s'est point
guérie. » Nous avons traité diligemment ce riche cruel ; que d'huiles
ramollissantes, que de douces fomentations nous avons mises sur ce cœur ! Et il
ne s'est pas amolli, et sa dureté ne s'est pas fléchie; tout a réussi contre nos
pensées, et le malade s'est empiré parmi nos remèdes. « Laissons-le là,
disent-ils; retournons à notre patrie, d'où nous étions descendus pour son
secours : » Derelinquamus eum, et eamus unusquisque in terram suam (2).
Ne voyez-vous pas sur son front le caractère d'un réprouvé? La dureté de son
cœur a endurci contre lui le cœur de Dieu; les pauvres l'ont déféré à son
tribunal; son procès lui est fait au ciel; et quoiqu'il ait fait largesse en
mourant des biens qu'il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à ses
prières, et il n'y a plus pour lui de miséricorde (a) : Pervenit
judicium ejus usque ad cœlos (3). Considérez, chrétiens, si vous voulez
mourir dans cet abandon ; et si cet état vous lait horreur, pour éviter les cris
de reproche que feront contre vous les pauvres, écoutez les cris de la misère.
Ah ! le ciel
n'est pas encore fléchi sur nos crimes. Dieu semblait s'être apaisé en donnant
la paix à son peuple, mais nos péchés continuels ont rallumé sa juste fureur ;
il nous a donné la paix, et lui-même nous fait la guerre. Il a envoyé contre
nous pour punir notre ingratitude, la maladie, la mortalité, la disette
1 Jerem., LI, 9. — 2 Ibid. — 3 Ibid.
(a) Var. : Le ciel est de fer pour lai, et il
n'y a plus de miséricorde pour son âme.
197
extrême, une intempérie étonnante, je ne sais quoi de
déréglé dans toute la nature qui semble nous menacer de quelques suites funestes
si nous n'apaisons sa colère. Et dans les provinces éloignées et même dans cette
ville, au milieu de tant de plaisirs et de tant d'excès, une infinité de
familles meurent de faim et de désespoir : vérité constante, publique, assurée.
O calamité de nos jours ! quelle joie pouvons-nous avoir? Faut-il que nous
voyions de si grands malheurs, et ne nous semble-t-il pas qu'à chaque moment
tant de cruelles extrémités que nous savons, que nous entendons de toutes parts,
nous reprochent devant Dieu et devant les hommes ce que nous donnons à nos sens,
à notre curiosité (a), à notre luxe ? Qu'on ne demande plus maintenant
jusqu'où va l'obligation d'assister les pauvres : la faim a tranché le doute, le
désespoir a terminé la question ; et nous sommes réduits à ces cas extrêmes où
tous les Pères et tous les théologiens nous enseignent d'un commun accord que si
l'on n'aide le prochain selon son pouvoir, on est coupable de sa mort; on rendra
compte à Dieu de son sang, de son aine, de tous les excès où la fureur de la
faim et du désespoir le précipite. Qui nous donnera que nous entendions le
plaisir de donner la vie? Qui nous donnera, chrétiens, que nos cœurs soient
comblés de l'onction du Saint-Esprit, pour goûter ce plaisir sublime de soulager
les misérables, de consoler Jésus-Christ qui souffre en eux, de faire reposer,
dit le saint Apôtre, leurs entrailles affamées : Viscera sanctorum
requieverimt per te, frater (1). Ah, que ce plaisir est saint! ah! que c'est
un plaisir vraiment royal !
Sire, Votre Majesté aime ce
plaisir; elle en a donné des marques sensibles, qui seront suivies de plus
grands effets. C'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à agir; eux-mêmes
ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils rendront compte à Dieu de ce
qu'ils peuvent (b). Sire, c'est tout ce qu'un sujet peut dire à Votre
1 Philem., 7.
(a) La curiosité pour les objets rares et de grand
prix. — (b) Var. : Il (Dieu) nous a donné la paix, et lui-même
nous fait la guerre. Il a envoyé contre nous la maladie, la mortalité, la
disette extrême. Les pauvres ont à combattre les dernières extrémités; et dans
les provinces éloignées et même dans cette ville, au milieu de tant de plaisirs
et de tant de luxe, une infinité de familles meurent de faim et de désespoir. Ce
n'est pas une vaine exagération, non, non; on ne monte pas dans la chaire comme
ou ferait sur un théâtre, pour émouvoir la compassion en inventant des sujets
trafiques ; ce que je dis c'est la vérité, vérité constante, publique, assurée.
O Dieu, quelle calamité de nos jours, que tant de monde périsse de faim à nos
yeux ! Ah ! quelle espérance pour nous à l'heure de notre mort, si le cri de
cette misère ne perce pas nos cœurs ? Ah ! Sire, Votre Majesté en est émue ;
comme elle aime ses pauvres peuples, elle veut bien qu'on lui parle des cruelles
extrémités où ils sont réduits. Leur misère, leur patience, leur soumission
presse d'autant plus Votre Majesté qu'ils n'osent pas même la presser, résolus
de mourir plutôt que de faire la moindre faute contre le respect.
Sire, c'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à
agir. Les rois mêmes ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent, mais ils rendront
compte à Dieu de ce qu'ils peuvent; mais....
198
Majesté. Il faut dire le reste à Dieu, et le prier
humblement de découvrir à un si grand roi les moyens de contenter bientôt
l'amour qu'il a pour ses peuples, de satisfaire à l'obligation de sa conscience,
de mettre le comble à sa gloire et de poser l'appui le plus nécessaire de son
salut éternel.
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