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SECOND SERMON
POUR
LE IVe DIMANCHE DE CARÊME,
SUR L'AMBITION (a).
Jesus ergo eum cognovisset quia venturi essent ut
raperent eum et facereni eum regem, subiit iterum in montem ipso solus.
Jésus ayant connu que tout le peuple viendrait pour
l'enlever et le fane roi, s'enfuit à la montagne tout seul. Joan., VI,
15.
Je reconnais Jésus-Christ à
cette fuite généreuse qui lui fait chercher dans le désert un asile contre les
honneurs qu'on lui
(a) Prêché dans le Carême de 1666, à
Saint-Germain-en-Laye.
Dans la conclusion, ce sermon emprunte un assez long
passage an premier point du troisième sermon pour le dimanche des Rameaux : «
Vous êtes des dieux, s'écrie l'orateur dans l'un et l'autre endroit; vous êtes
des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut... ; mais, ô dieux de chair et
de sang, ô dieux de terre et de poussière, vous mourrez connue des hommes, et
votre grandeur tombera pal terre.» Le sermon pour le dimanche des Rameaux a été
prêché, comme on le verra, dans le Carême de 1662 ; et Bossuet n'a pu répéter
devant. Louis XIV, à quinze jours d'intervalle, les mêmes choses conçues dans
les mêmes termes. Le second sermon pour le quatrième dimanche de Carême a donc
été prêché en 1666.
Ajoutons que ce dernier sermon reproduit aussi, dans le
deuxième point, un passage qui se trouve avec quelques variantes dans le
troisième point du sermon précédent, le premier pour le quatrième dimanche de
Carême. En même temps qu'il confirme toutes nos dates, ce nouveau rapprochement
fournit matière à de curieuses observations.
Enfin les éditeurs avoient enlevé la conclusion du premier
sermon, pour en donner deux au dernier.
317
prépare. Celui qui venait se charger d'opprobres, de voit
éviter les grondeurs humaines. Mon Sauveur ne connaît sur la terre aucune sorte
d'exaltation que celle qui l'élève à sa croix; et comme il s'est avancé quand on
eut résolu son supplice, il était de son esprit de prendre la fuite pendant
qu'on lui destinait un trône.
Cette fuite soudaine et
précipitée de Jésus-Christ dans une montagne déserte, où il veut si peu être
découvert que l'Evangéliste remarque qu'il ne souffre personne en sa compagnie,
ipse solus, nous fait voir qu'il se sent pressé de quelque danger
extraordinaire ; et comme il est tout-puissant et ne peut rien craindre pour
lui-même, nous devons conclure très-certainement. Messieurs, que c'est pour nous
qu'il appréhende.
Et en effet, chrétiens,
lorsqu'il frémit, dit saint Augustin (1), c'est qu'il est indigné contre nos
péchés; lorsqu'il est troublé, dit le même Père, c'est qu'il est ému de nos maux
: ainsi lorsqu'il craint et qu'il prend la fuite, c'est qu'il appréhende pour
nos périls. Jésus-Christ voit dans sa prescience en combien de périls extrêmes
nous engage l'amour des grandeurs; c'est pourquoi il fuit devant elles pour nous
obliger à les craindre : et nous montrant par cette fuite les terribles
tentations qui menacent les grandes fortunes, il nous apprend tout ensemble que
le devoir essentiel du chrétien, c'est de réprimer son ambition. Ce n'est pas
une entreprise médiocre de prêcher cette vérité à la Cour; et nous devons plus
que jamais demander la grâce du Saint-Esprit en...
C'est vouloir en quelque sorte
déserter la Cour que de combattre l'ambition, qui est l’âme de ceux qui la
suivent; et il pourrait même sembler que c'est diminuer (a) quelque chose
de la majesté des princes, que de décrier les présents de la fortune dont ils
sont les dispensateurs. Mais les souverains pieux veulent bien que toute leur
gloire s'efface en présence de celle de Dieu; et bien loin de s'offenser que
l'on diminue leur puissance dans cette vue, ils savent qu'on ne les honore
jamais plus intimement (b) que quand on les rabaisse de la sorte. Ne
craignons donc pas, chrétiens, de
1 Tract. XLIX in Joan., n. 19.
(a) Var.: Ravaler. — (b) Respecte, révère
jamais plus profondément, etc.
317
publier hautement dans une Cour si auguste, qu'elle ne peut
rien faire pour des chrétiens qui soit digne de leur estime (a).
Détrompons, s'il se peut, les hommes de cette attache profonde (b) à ce
qui s'appelle fortune; et pour cela faisons deux choses : faisons parler
l'Evangile contre la fortune, faisons parler la fortune contre elle-même : que
l’Evangile nous découvre ses illusions, qu'elle-même nous fasse voir ses
légèretés (c); ; que l'Evangile nous apprenne combien elle est trompeuse
dans ses faveurs, elle-même nous convaincra combien elle est accablante dans ses
revers. Ainsi nous reconnaîtrons que non-seulement quand elle ôte, mais encore
quand elle donne ; non-seulement quand elle change, mais encore quand elle
demeure, elle est toujours méprisable : c'est tout le sujet de ce discours (d).
PREMIER POINT.
J'ai donc à faire voir dans ce
premier point que la fortune nous joue lors même qu'elle nous est libérale. Je
pourrais mettre ses tromperies dans un grand jour en prouvant, comme il est
aisé, qu'elle ne tient jamais ce qu'elle promet; mais c'est quelque chose de
plus fort de montrer qu'elle ne donne pas, quand même elle fait semblant de
donner. Son présent le plus cher, le plus précieux, celui qui se prodigue le
moins, c'est celui qu'elle nomme puissance ; c'est celui-là qui enchante les
ambitieux, c'est celui-là
(a) Var. : De publier hautement devant la
Cour la plus auguste du monde, que tout ce qu'elle peut faire pour des chrétiens
ne mérite pas leur estime. ( Le sujet du verbe, elle, représente le mot
fortune.) — (b) De celte étrangi attache , — de cette terrible attache. —
(c) Ses inconstances. — (d) Faisons parler l’ Evangile contre la fortune,
faisons parler la fortune contre elle-même ; que l'Evangile nous découvre ses
illusions, elle-même nous fera voir ses inconstances Ou plutôt voyons l'un et
l'autre dans l'histoire du Fils de Dieu. Pendant que tous les peuples courent à
lui et que leurs acclamations ne lui promettent rien moins qu'un trône,
cependant il méprise tellement toute cette vaine grandeur, qu'il déshonore et
flétrit son propre triomphe par son triste et misérable équipage. Mais ayant
foulé aux pieds la grandeur dans son éclat, la fortune dans ses faveurs, il veut
être lui-même l’exemple de l'inconstance des choses humaines; et dans
l'espace de trois jours on a vu la haine publique attacher à une croix celui
que la faveur publique avait jugé digne du trône. Par où nous devons apprendre
que la fortune n'est rien; et que non-seulement, quand elle ôte, mais même
quand elle donne ; non-seulement quand elle change mais même quand elle demeure,
elle est toujours méprisable : je commence par ses faveurs, et je vous prie de
les bien entendre.
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dont ils sont le plus jaloux, si petite que soit la part
qu'elle leur en fait (a). Voyons donc si elle le donne véritablement, ou
si ce n'est point peut-être un grand nom par lequel elle éblouit nos yeux
malades.
Pour cela il faut rechercher
quelle puissance nous pouvons avoir, et de quelle puissance nous avons besoin
durant cette vie. Mais comme l'esprit de l'homme s'est fort égaré dans cet
examen (b), tâchons de le ramener à la droite voie par une excellente
doctrine de saint Augustin, au livre XIII de la Trinité. Là ce grand
homme pose pour principe une vérité importante, que la félicité demande deux
choses (c) : « Pouvoir ce qu'on veut, vouloir ce qu'il faut : » Posse
quod velit, velle quod oportet (1). Que le concours de ces deux choses soit
absolument nécessaire pour nous rendre heureux, il paraît évidemment par cette
raison : car comme si vous ne pouvez pas ce que vous voulez, votre volonté n'est
pas satisfaite ; de même si vous ne voulez pas ce qu'il faut, votre volonté
n'est pas réglée; et l'un et l'autre l'empêche d'être bienheureuse, parce que si
la volonté qui n'est pas contente est pauvre, aussi la volonté qui n'est pas
réglée est malade ; ce qui exclut nécessairement la félicité, qui n'est pas
moins la santé parfaite de la nature que l'affluence universelle du bien. Donc
il est également nécessaire de désirer ce qu'il faut, que de pouvoir exécuter ce
qu'on veut.
Ajoutons, si vous le voulez,
qu'il est encore sans difficulté plus essentiel. Car l'un vous trouble dans
l'exécution, l'autre porte le mal jusqu'au principe. Lorsque vous ne pouvez pas
ce que vous voulez, c'est que vous en avez été empêché par uni; cause étrangère;
et lorsque vous ne voulez pas ce qu'il faut, le défaut en arrive toujours
infailliblement par votre propre dépravation : si bien que le premier n'est tout
au plus qu'un pur malheur, et le second toujours une faute; et en cela même que
eVsl une faute, qui ne voit, s'il a des yeux, que c'est sans comparaison un plus
grand malheur? Ainsi l'on ne peut nier, sans perdre le sens, qu'il
1 S. August., De Trinit., cap. XIII, n. 17.
(a) Var. : C'est celui-là dont nous sommes le
plu. jaloux, si petite que soit la part qu'elle nous en fait. — (b) Dans
la recherche d'un si grand bien. —(c) Consiste en deux choses.
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ne soit bien plus nécessaire à la félicité véritable
d'avoir une volonté bien réglée que d'avoir une puissance bien étendue.
Et c'est ici, chrétiens, que je
ne puis assez m'étonner des dérèglements de nos affections et de la corruption
de nos jugements. Nous laissons la règle, dit saint Augustin (1), et nous
soupirons après la puissance. Aveugles, qu'entreprenons-nous? La félicité a deux
parties, et nous croyons la posséder tout entière, pendant que nous faisons une
distraction violente de ses deux parties. Encore rejetons-nous la plus
nécessaire ; et celle que nous choisissons étant séparée de sa compagne, bien
loin de nous rendre heureux, ne fait qu'augmenter le poids de notre misère. Car
que peut servir la puissance à une volonté déréglée, sinon qu'étant misérable en
voulant le mal, elle le devient encore plus en l'exécutant? Ne disions-nous pas
dimanche dernier que le grand crédit des pécheurs est un fléau que Dieu leur
envoie? Pourquoi, sinon, chrétiens, qu'en joignant l'exécution au mauvais désir,
c'est donner le moyen à un malade de jeter du poison sur une plaie déjà
mortelle, c'est ajouter le comble (a) ? N'est-ce pas mettre le feu à
l'humeur maligne dont le venin nous dévore déjà les entrailles? Le Fils de Dieu
reconnaît que Pilate a reçu d'en haut une grande puissance sur sa divine
personne. Si la volonté de cet homme eût été réglée, il eût pu s'estimer heureux
en faisant servir ce pouvoir, sinon à punir l'injustice et la calomnie, du moins
à délivrer l'innocence. Mais parce que sa volonté était corrompue par une
lâcheté honteuse à son rang, cette puissance ne lui a servi qu'à l'engager
contre sa pensée dans le crime du déicide. C'est donc le dernier des
aveuglements, avant que notre volonté soit bien ordonnée, de désirer une
puissance qui se tournera contre nous-mêmes et sera fatale à notre bonheur,
parce qu'elle sera funeste à notre vertu.
Notre grand Dieu, Messieurs,
nous donne une autre conduite, parce qu'il veut nous mener par des voies unies,
et non pas par des précipices. C'est pourquoi il enseigne à ses serviteurs, non
à
1 De Trinit., cap. XIII, n. 17.
(a) Var. : Pourquoi, sinon, chrétiens, qu'en
accordant la facilité de contenter leurs mauvais désirs, c'est leur donner le
moyen de mettre le venin dans la plaie et d'accroître par une nourriture
contraire la malignité qui les dévore ?
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désirer de pouvoir beaucoup, mais à s'exercer à vouloir le
bien ; à régler leurs désirs, avant de songer à les satisfaire; à commencer leur
félicité par une volonté bien ordonnée, avant que de la consommer par une
puissance absolue. Où je ne puis assez admirer l'ordre merveilleux de sa
sagesse, en ce que la félicité étant composée de deux choses, la bonne volonté
et la puissance, il les donne l'une et l'autre à ses serviteurs, mais il les
donne chacune en son temps. Si nous voulons ce qu'il faut dans la vie présente,
nous pourrons tout ce que nous voudrons dans la vie future. Le premier est notre
exercice, l'autre sera notre récompense. Que désirons-nous davantage ? Dieu ne
nous envie pas la puissance ; mais il a voulu garder l'ordre, qui demande que la
justice marche la première : Non quòd potentia quasi mali aliquid fugienda
sit ; sed ordo servandus est, quo prior est justitia (1). Réglons donc notre
volonté par l'amour de la justice, et il nous couronnera en son temps par la
communication de son pouvoir; si nous donnons ce moment de la vie présente à
composer nos mœurs, il donnera l'éternité tout entière à contenter nos désirs.
Mais il est temps, chrétiens,
que nous fassions une application plus particulière de cette belle doctrine de
saint Augustin. Que demandez-vous, ô mortels ? Quoi ? que Dieu vous donne
beaucoup de puissance? Et moi je réponds avec le Sauveur que « vous ne savez ce
que vous demandez (2). » Considérez bien où vous êtes, voyez la mortalité qui
vous accable , regardez cette « ligure du monde qui passe (3). » Parmi tant de
fragilité, sur quoi pensez-vous soutenir cette grande idée de puissance?
Certainement un si grand nom doit être appuyé sur quelque chose, et que
trouverez-vous sur la terre qui ait assez de force et de dignité pour soutenir
le nom de puissance? Ouvrez les yeux, pénétrez l'écorce. La plus grande
puissance du monde ne peut s'étendre plus loin que d'ôter la vie à un homme;
est-ce donc un si grand effort quo de faire mourir un mortel, que de hâter de
quelques moments le cours d'une vie qui se précipite d'elle-même ? Ne croyez
donc pas, chrétiens, qu'on puisse jamais trouver du pouvoir où règne la
mortalité : Nam quanta potentia potest esse mortalium ? C'est
1 S. August., De Trinit., cap.
XIII, n. 17.— 2 Matth., XX, 22. — 3 I Cor., VII, 31.
322
une sage Providence : et ainsi, dit saint Augustin (1), le
partage des hommes mortels, c'est d'observer la justice ; la puissance leur sera
donnée au séjour d'immortalité : Teneant mortales justitiam, potentia
immortalibus dabitur.
Aspirons, Messieurs, à cette
puissance. Si nous sentons d'une foi vive que nous sommes étrangers sur la
terre, nous ne désirerons pas avec ambition de gouverner où nous n'avons qu'un
lieu de passage, d'être les maîtres où nous ne devons pas même être citoyens.
Songeons en quelle cité nos noms sont écrits; songeons qui est celui à qui nous
demandons tous les jours que son règne advienne. Si c'est celui que nous
appelons notre Père, ne prétendons pas être tout-puissants avant que le règne de
notre Père soit arrive ; ce serait un contre-temps trop déraisonnable. Ainsi
pour aspirer à la puissance, attendons patiemment que son règne advienne et
contentons-nous en attendant de lui demander que sa volonté soit faite. Si nous
faisons sa volonté en nous laissant diriger par sa justice, le règne arrivera où
nous participerons à sa puissance.
Je crois que vous voyez
maintenant, Messieurs, quelle sorte de puissance nous devons désirer durant
cette vie : puissance pour régler nos mœurs, pour modérer nos passions, pour
nous composer selon Dieu ; puissance sur nous-mêmes, puissance contre nous-mêmes
, ou plutôt, dit saint Augustin (2), puissance pour nous-mêmes contre nous-mêmes
: Velit homo prudens esse, velit fortis, velit temperans... ; atque ut hœc
veraciter possit, potentiam plané optet, atque appetat ut potens sit in se ipso,
et miro modo adversùs se ipsimi pro se ipso. O puissance peu enviée! et
toutefois c'est la véritable. Car on combat notre puissance en deux sortes, ou
bien en nous empêchant dans l'exécution de nos entreprises, ou bien en nous
troublant dans le droit que nous avons de nous résoudre ; on attaque dans ce
dernier l'autorité même du commandement, et c'est la véritable servitude (a).
Voyous l'exemple de l'un et de l'autre dans une même maison.
1 S. August., De Trinit., cap.
XIII. n. 17. — 2 Ibid.
(a) Var. : Ou bien en nous attaquant dans l'autorité
même du commandement. Voyons.....
323
Joseph était esclave chez
Putiphar, et la femme de ce seigneur d'Egypte y est la maîtresse. Celui-là dans
le joug delà servitude n'est pas maître de ses actions, et celle-ci tyrannisée
par sa passion n'est pas même maîtresse de ses volontés. Voyez où l'a portée un
amour infâme. Ah ! sans doute, à moins que d'avoir un front d'airain, elle avait
honte en son cœur de cette bassesse ; mais sa passion furieuse lui commandait au
dedans comme à une esclave : Appelle ce jeune homme, confesse ton faible,
abaisse-toi devant lui, rends-toi ridicule. Que lui pouvait conseiller de pis
son plus cruel ennemi? c'est ce que sa passion lui commande. Qui ne voit que
dans cette femme la puissance est liée bien plus fortement qu'elle ne l'est dans
son propre esclave?
Cent tyrans de cette sorte
captivent nos volontés, et nous ne soupirons pas. Nous gémissons quand on lie
nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos
cœurs sont enchaînés. Nous croyons qu'on nous violente quand on enchaîne les
ministres, les membres qui exécutent ; et nous ne soupirons pas quand on met
dans les fers (a) la maîtresse même, la raison et la volonté qui
commande. Eveille-toi, pauvre esclave ; (b) et reconnais enfin cette
vérité, que si c'est une grande puissance de pouvoir exécuter ses desseins, la
grande et la véritable c'est de régner sur ses volontés.
Quiconque aura su goûter la
douceur de cet empire, se souciera peu, chrétiens, du crédit et de la puissance
que peut donner la fortune ; et en voici la raison : c'est qu'il n'y a point de
plus grand obstacle à se commander soi-même, que d'avoir autorité sur les
autres. Car considérez, chrétiens, quelle est la condition des grands de la
terre : qu'est-ce qui grossit leur cour et qui fait la foule autour d'eux?
N'écoutons pas ce qu'ils disent, voyons ce qu'ils portent au dedans du cœur.
Chacun a ses intérêts et ses passions, l'un sa vengeance, l'autre son ambition,
son avarice ; et pour exécuter leurs desseins, ils tâchent de ménager les
puissances. Celui qui ost obligé, pour se faire des créatures, de satisfaire les
passions d'autrui, quand prendra-t-il la pensée de donner des bornes aux
siennes?
(a) Var. : Quand on captiva. — (b)
Note marg. : Qui songe à sauver quelques soldats, et laisse prendre le roi
prisonnier.
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Qui compescere debuisti cupiditates tuas, explere
cogeris alienas (1). Mais entrons plus avant encore dans ces ressorts
secrets et imperceptibles qui font remuer le coeur humain, afin, s'il se peut,
de vous faire voir comment les vices croissent avec la puissance. En effet il y
a en nous une certaine malignité qui a gâté notre nature jusqu'à la racine, qui
a répandu dans nos cœurs le principe de tous les vices (a). Ils sont
cachés et enveloppés en cent replis tortueux, et ils ne demandent qu'à montrer
la tête. Le meilleur moyen de les réprimer, c'est de leur ôter le pouvoir; c'est
ce qui fait dire à saint Augustin qui l'avait bien compris, en l'une de ses
Epîtres à Macédonius, si je ne me trompe, que « pour guérir la volonté il
faut réprimer la puissance : Fraenatur facultas... ut sanetur voluntas
(2). Eh quoi donc ! des vices cachés en sont-ils moins vices ? Est-ce
l'accomplissement qui en fait la corruption ? Comment donc est-ce guérir la
volonté que de laisser le venin dans le fond du cœur? Voici le secret : on se
lasse de vouloir toujours l'impossible, de faire toujours des desseins à faux,
de n'avoir que la malice du crime. C'est pourquoi une malice frustrée commence à
déplaire, on se remet, on revient à soi à la faveur de son impuissance, on prend
aisément le parti de modérer ses désirs. On le fait premièrement par nécessité ;
mais enfin comme la contrainte est importune , on y travaille sérieusement et de
bonne foi, et on bénit son peu de puissance, le premier appareil qui a donné le
commencement à la guérison.
Par une raison contraire, qui ne
voit que plus on sort de la dépendance, plus on rend ses passions indomptables?
Nous sommes des enfants qui avons besoin d'un tuteur sévère, la difficulté ou la
crainte. Si on lève ces empêchements, nos inclinations corrompues commencent à
se remuer et à se produire, comme des voleurs dispersés par la crainte de ceux
qui les poursuivaient, troupe sanguinaire qui va désoler toute la province. (b)
Que si je pouvais
1 S. August., Epist. CCXX ad
Bonif., n. 16. — 2 S. August., Epist. CLI ad Maced., n. 16.
(a) Var. : Il faut donc remarquer, Messieurs,
qu'une certaine malignité, qui a gâté notre nature jusqu'à la racine, a répandu
dans nos coeurs...... —
(b) Note marg. : Et oppriment notre liberté
sous le joug de leur licence effrénée. Ah! nous ne le voyous que trop tous les
jours. Ainsi vous voyez, chrétiens, combien la fortune est trompeuse, puisque
bien loin de nous donner la puissance, elle ne nous laisse pas même la liberté.
325
vous découvrir aujourd'hui le cœur d'un Nabuchodonosor dans
l'Histoire sainte, d'un Néron ou de quelque autre monstre dans les histoires
profanes, vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain cette terrible
pensée de ne voir rien sur sa tète, et à proportion ce qui en approche. C'est là
que la convoitise va tous les juins se subtilisant et se renviant (a)
pour ainsi dire sur elle-même. De là naissent des vices inconnus, des monstres
d'avarice. Des raffinements de volupté, des délicatesses d'orgueil qui n'ont,
point de nom. Et qui les produit, chrétiens? La grande puissance féconde en
crimes, la licence mère de tous les excès.
Ce n'est pas sans raison,
Messieurs, que le Fils de Dieu nous instruit à craindre les grands emplois ;
c'est qu'il sait que la puissance est le principe le plus ordinaire de
l'égarement, qu'en l'exerçant sur les autres on la perd souvent sur soi-même,
enfin qu'elle est semblable à un vin fumeux qui fait sentir sa force aux plus
sobres. Celui-là seul est maître de ses volontés, qui satura modérer son
ambition, qui se croira assez puissant pourvu qu'il puisse régler ses désirs, et
être assez désabusé des choses humaines pour ne point mesurer sa félicité à
l'élévation de sa fortune (b).
(a) : Se renvier, pour renchérir. — (b)
Première rédaction du passage : L'expérience l'apprend assez : mais on
n'écoute point cette expérience. On en voit d'autres se prendre de vin, on
reconnaît la force de cette liqueur; mais ou s'imagine toujours qu'on aura la
tête plus forte. — Je me modérerai. — Et comment? Ne porterez-vous pas toujours
avec vous cette humeur inquiète el remuante! comme si nous nous gouvernions par
raison, et non par humeur ; ou connue si l'ambition n'était pas sans comparaison
moins traitante, quand on lui laisse prendre goût aux honneurs du monde.
Donnons quelque conseil aux grands de la terre. Que leur
condition est périlleuse ! Ce que c'est que d'agir par humeur, et non par raison
! C'est ce qui cause que les passions sont insatiables, parce que l'humeur nous
demeure. Et il faut considérer en ce lieu ce que c'est que l'avarice des
passions.
Tel qu'est le péril d'un homme, qui ayant épousé une femme
d'une rare et ravissante beauté, serait obligé néanmoins de vivre avec elle
comme avec sa sœur, et même de ne la regarder qu'avec réserve; vous ne comprenez
que trop son péril : autant est-il difficile de garder la modération dans les
dignités ( S. Chrysost. homil. XL in Matth.). Il y en a néanmoins… Dieu
prête de ses serviteurs a l'ordre du siècle. Que feront-ils, chrétiens ? Si
nosti quia oderim gloriam iniquorum... : tu scis necessitatem meam, quod
abominer signum superbiae quod est super caput meum in diebus ostentationis meae
; et quòd non comederim in mensà Aman, non mihi placuerit convivium regis.....,
et nunquam laetata sit concilla tua..... nisi in te, Deus Israël ( Esth.,
XIV, 18).Mais pour cela, que faire ? Elle évite ce qu'elle peut; ce qu'elle ne
peut éviter, elle en éloigne son cœur. Elle fuit les délicatesses exquises et
plus que royales de la table du favori; et pour la table du roi, elle ne pouvait
l'éviter étant son épouse; mais elle détourne son cœur, et au milieu de ses
délices royales, elle ne trouve sa joie qu'au Dieu d'Israël. S'examiner de tous
côtés, pour voir si l'orgueil ne lève point la tête par quelque endroit:
Domine, non est exaltatum cor meum, neque elati tam oculi mei. Enflure du
coeur, les yeux élevés, se méconnaître, point de réflexion sur soi-même,
s'entretenir dans sa grandeur : Neque ambulavi in magnis ; des desseins
d'emportement: neque in mirabilibus super me. Et enfin il la déracine. Si non
humiliter sentiebam, sed exaltavi animam meam; sicut ablactatus est super matre
suà, ita retributio in animâ mea (Psalm. CXXX, 1, 2).
326
Mais écoutons, chrétiens, ce que
nous opposent les ambitieux. Il faut, disent-ils, se distinguer ; c'est une
marque de faiblesse de demeurer dans le commun, les génies extraordinaires se
démêlent toujours de la troupe et forcent les destinées. Les exemples de ceux
qui s'avancent, semblent reprocher aux autres leur peu de mérite; et c'est sans
doute ce dessein de se distinguer qui pousse l'ambition aux derniers excès. Je
pourrais combattre par plusieurs raisons cette pensée de se discerner. Je
pourrais vous représenter que c'est ici un siècle de confusion où toutes choses
sont mêlées, qu'il y a un jour arrêté à la fin des siècles pour séparer les bons
d'avec les mauvais, et que c'est à ce grand et éternel discernement que doit
aspirer de toute sa force une ambition chrétienne. Je pourrais ajouter encore
que c'est en vain qu'on s'efforce de se distinguer sur la terre, où la mort nous
vient bientôt arracher de ces places éminentes pour nous abîmer avec tous les
autres dans le néant commun de la nature : de sorte que les plus faibles se
riant de votre pompe d'un jour et de votre discernement imaginaire , vous diront
avec le prophète : O homme puissant et superbe, qui pensiez par votre grandeur
vous être tiré du pair, « vous voilà blessé comme nous, et vous êtes fait
semblable à nous : » Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri similis
effectus es (1).
Mais sans m'arrêter à ces
raisons, je demanderai seulement à ces âmes ambitieuses par quelles voies elles
prétendent se distinguer, (a) La voie du vice est honteuse, celle de la
vertu est
1 Isa., XIV, 10.
(a) Note marg.: Circumveniamus justum,
quoniam inutilis est nobis (Sap., II, 12). L'injuste peut entrer dans tous
les desseins, trouver tous les expédients, entrer dans tous les intérêts. A quel
usage peut-on mettre cet homme si droit qui ne parle que de son devoir? Il n'y a
rien de si sec ni de moins flexible ; et il y a tant de choses qu'il ne peut pas
faire, qu'à la fin il est regardé comme un homme qui n'est bon à rien,
entièrement inutile. Ainsi étant inutile, on se résout facilement à le mépriser,
ensuite à le sacrifier à l'intérêt du plus fort, et aux pressantes
sollicitations de cet homme de grand secours, qui n'épargne ni le saint ni le
profane pour entrer dans nos desseins, qui sait remuer les intérêts et les
passions, ces deux grands ressorts de la vie humaine. Confortati sunt in
terrâ, quia de malo ad malum egressi sunt (Jerem., IX, 3). Une médisance
secrètement semée, par une calomnie encore plus ingénieuse, une première
injustice par une corruption : il enveloppe la vérité dans des embarras infinis;
il a l'art de faire taire et parler les hommes, parce qu'il sait les flatter,
les intimider, les intéresser par toutes sortes de voies. Que fera ici la vertu
avec sa froide et impuissante médiocrité ! A peine peut-elle se remuer, tant
elle s'est renfermée dans des limites étroites, Elle se retranche tout d'un coup
plus de la moitié des moyens, j'entends ceux qui sont mauvais ou suspects, et
c'est-à-dire assez souvent les plus efficaces.
327
bien longue. La vertu ordinairement n'est pas assez souple
pour ménager la faveur des hommes ; et le vice qui met tout en œuvre est plus
actif, plus pressant, plus prompt; et ensuite il réussit mieux que la vertu qui
ne sort point de ses règles, qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance que
par mesure. Ainsi vous vous ennuierez d'une si grande lenteur, peu à peu votre
vertu se relâchera, et après elle abandonnera tout à fait sa première régularité
pour s'accommoder à l'humeur du monde. Ah! que vous feriez bien plus sagement de
renoncer tout à coup à l'ambition ! Peut-être qu'elle vous donnera de temps en
temps quelques légères inquiétudes; mais toujours en aurez-vous bien meilleur
marché, et il vous sera bien plus aisé de la retenir, que lorsque vous lui aurez
laissé prendre goût aux honneurs et aux dignités. Vivez donc content de ce que
vous êtes, et surtout que le désir de faire du bien ne vous fasse pas désirer
une condition plus relevée : c'est l'appât ordinaire des ambitieux. Ils
plaignent toujours le public, il s'érigent en réformateurs des abus, ils
deviennent sévères censeurs de tous ceux qu'ils voient dans les grandes places.
Pour eux, que de beaux desseins ils méditent! que de sages conseils pour l'Etat
! que de grands sentiments (a) pour l'Eglise ! que de saints règlements
pour un diocèse ! Au milieu de ces desseins charitables et de ces pensées
chrétiennes, ils s'engagent dans l'amour du monde, ils prennent insensiblement
l'esprit du siècle; et puis quand ils sont arrivés au but, il faut attendre les
occasions qui ne marchent qu'à pas de plomb pour ainsi parler, et qui enfin
n'arrivent jamais; ainsi périssent tous ces beaux desseins et s'évanouissent,
comme un songe toutes ces grandes pensées.
(a) Var. : Que de grandes pensées... !
328
Par conséquent, chrétiens, sans
soupirer ardemment après une plus grande puissance, songeons à rendre bon compte
de tout le pouvoir que Dieu nous confie. Un fleuve pour faire du bien n'a que
faire de passer ses bords ni d'inonder la campagne ; en coulant paisiblement
dans son lit, il ne laisse pas d'arroser la terre et de présenter ses eaux aux
peuples pour la commodité publique (a). Ainsi sans nous mettre en peine
de nous déborder par des pensées ambitieuses (b), tâchons de nous étendre
bien !oin par des sentiments de bonté ; et dans des emplois bornés, ayons une
charité infinie. Telle doit être l'ambition du chrétien, qui méprisant la
fortune, se rit de ses vaines promesses et n'appréhende pas ses revers, desquels
il me reste à vous dire un mot dans ma dernière partie.
SECOND POINT.
La fortune, trompeuse en toute
autre chose, est du moins sincère en ceci, qu'elle ne nous cache pas ses
tromperies; au contraire elle les étale dans le plus grand jour; et outre ses
légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d'étonner le monde par des
coups d'une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire
des hommes et de peur qu'ils n'oublient jamais ses inconstances, sa malignité,
ses bizarreries. C'est ce qui m'a fait souvent penser que toutes les
complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons; qu'elle
ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons
de sa main ne sont pas tant des présents qu'elle nous fait que des gages que
nous lui donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis aux retours
fâcheux de sa dure et malicieuse puissance (c).
Cette vérité établie sur tant
d'expériences convaincantes, devrait détromper les ambitieux de tous les biens
de la terre; et c'est au contraire ce qui les engage. Car au lieu d'aller à un
bien
(a) Var. : De présenter ses eaux an
voisinage. — (b) Par l'ambition. — (c) Note marg. : Numquam ego
fortunae credidi, etiamsi videretur pacen agere. Quoniam illa quae mihi
indulgentissime afferebat pecuniam, honorent, gloriam, eo loco posui unde posset
ea sine motu meo repetere. Intervallum inter me et illum magnum habui. Itaque
abstulit illa, non allusit ( Consol. ad Hebr., cap. V).
320
solide et éternel sur lequel le hasard ne domine pas, et de
mépriser par cette vue la fortune toujours changeante, la persuasion de son
inconstance fait qu'on se donne tout à fait à elle pour trouver des appuis
contre elle-même. Car écoutez parler ce politique habile et entendu. La fortune
l'a élevé bien haut, et dans cette élévation il se moque des petits esprits qui
donnent tout à la montre et au dehors (a) ; pour lui il appuie sa famille
sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des
richesses immenses qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il
pense s'être affermi contre toutes sortes d'attaques; aveugle et mal avisé!
comme si ces soutiens magnifiques qu'il cherche contre la puissance de la
fortune, n'étaient pas encore de son ressort et de sa dépendance, et pour le
moins aussi fragiles que l'édifice même qu'il croit chancelant.
C'est trop parler de la fortune
dans la chaire de vérité. Ecoute, homme sage, homme prévoyant, qui étends si
loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence ; c'est Dieu même qui te
va parler et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète
Ezéchiel. « Assur, dit ce saint prophète, s'est élevé comme un grand arbre,
comme les cèdres du Liban; » le ciel l'a nourri de sa rosée ; la terre l'a
engraissé de sa substance ; les puissances l'ont comblé de leurs bienfaits, et
il suçoit de son côté le sang du peuple. « C'est pourquoi il s'est élevé,
superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en
ses rejetons : » Pulcher ramis, et frondibus nemorosus, excelsusque
altitudine, et inter condensas frondes elevatum est cacumen ejus (1). «Les
oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches,» les familles de ses domestiques
; « les peuples se mettaient à couvert sous son ombre ; » un grand nombre de
créatures et les grands et les petits étaient attachés à sa fortune. « Ni les
cèdres ni les pins, » c'est-à-dire les plus grands de la Cour, « ne l'égalaient
pas : » Abietes non adaequaverunt summitatem ejus... Aemulata sunt eum omnia
ligna
1 Ezech., XXXI, 3.
(a) Var. : Il se moque des petits esprits qui
donnent tout au dehors et qui se repaissent de titres et d'une belle montre de
grandeur; il se croirait peut-être assez grand, s'il ne voulait chercher des
appuis à sa grandeur. Pour lui il appuie sa famille.....
330
voluptatis quœ erant in paradiso Dei (1). Autant que
ce grand arbre s'était poussé en haut, autant semblait-il avoir jeté en bas de
fortes et profondes racines.
Voilà une grande fortune, un
siècle n'en voit pas beaucoup de semblables; mais voyez sa ruine et sa
décadence. « Parce qu'il s'est élevé superbement et qu'il a porté son faite
jusqu'aux nues, et que son cœur s'est enflé dans sa hauteur; pour cela, dit le
Seigneur, je le couperai par la racine; je l'abattrai d'un grand coup et le
porterai par terre ; il viendra une disgrâce, et il ne pourra plus se soutenir,
il tombera d'une grande chute. Tous ceux qui se reposaient sous son ombre se
retireront de lui, de peur d'être accablés sous sa ruine : » Recedent de
umbraculo ejus omnes populi terrœ, et relinquent eum (2). « Cependant on le
verra couché tout de son long sur la montagne, fardeau inutile de la terre : »
Projicient eum super montes (3). Ou s'il se soutient durant sa vie, il
mourra au milieu de ses grands desseins et laissera à des mineurs des affaires
embrouillées qui ruineront sa famille; ou Dieu frappera son fils unique, et le
fruit de son travail passera en des mains étrangères; ou Dieu lui fera succéder
un dissipateur, qui se trouvant tout d'un coup dans de si grands biens dont
l'amas ne lui a coûté aucunes peines, se jouera des sueurs d'un homme insensé
qui se sera perdu pour le laisser riche (a) ; et devant la troisième
génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages ;
« les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées : »
In cunctis convallibus corruent rami ejus (4) ; je veux dire, ces terres
et ces seigneuries qu'il avait ramassées comme une province, avec tant de soin
et de travail, se partageront en plusieurs mains; et tous ceux qui verront ce
grand changement, diront en levant les épaules et regardant avec étonnement les
restes de cette fortune ruinée (b) : Est-ce là que devait aboutir toute
cette grandeur formidable au monde? Est-ce là ce grand arbre qui élevait son
faîte jusqu'aux nues (c) ? Il n'en reste plus qu'un tronc inutile. Est-ce
là ce fleuve impétueux qui
1 Ezech., XXXI, 8, 9. — 2 Ibid.,
12. — 3 Ibid.— 4 Ibid.
(a) Var. : Qui se sera damné pour le faire
riche.— (b) Délabrée. — (c) Dont l'ombre couvrait toute la terre.
331
semblait devoir inonder toute la terre ? Je n'aperçois plus
(a) qu'un peu d'écume.
O homme, que penses-tu faire, et
pourquoi te travailles-tu vainement? — Mais je saurai bien m'affermir et
profiter de l'exemple des autres ; j'étudierai le défaut de leur politique et le
faible de leur conduite, et c'est là que j'apporterai le remède.— Folle
précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l'exemple de ceux qui les précèdent?
O homme, ne te trompe pas; l'avenir a des événements trop bizarres (b),
et les pertes et les ruines entrent par trop d'endroits dans la fortune des
hommes, pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d'un
côté, elle pénètre de l'autre, elle bouillonne même par-dessous la terre. Vous
croyez être bien muni aux environs, le fondement manque par en bas, un coup de
foudre par en haut.....— Mais je jouirai de mon travail. —
Eh quoi ! pour
dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que
ta postérité n'en jouira pas... — Mais peut-être aussi qu'elle en jouira. — Et
tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d'injustices,
sans pouvoir jamais arracher (c) de la fortune à laquelle tu te dévoues ,
qu'un misérable peut-être ! Regarde qu'il n'y a rien d'assuré pour toi, non pas
même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta
grandeur abattue : l'avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront
peut-être à ta mémoire, tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort.
Ce qu'il y a d'assuré, c'est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de
tes concussions et de ton ambition infinie. O les dignes restes de ta grandeur !
ô les belles suites de ta fortune ! ô folie ! O illusion ! étrange aveuglement
des enfants des hommes !
Chrétiens, méditons ces choses,
pensons aux inconstances, aux légèretés, aux trahisons de la fortune. Mais ceux
dont la puissance suprême semble être au-dessus de son empire, sont-ils
au-dessus des changements? Dans leur jeunesse la plus vigoureuse, ils doivent
penser à la dernière heure qui ensevelira toute leur grandeur. « Je l'ai dit :
Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants
(a) Var. ; Je ne vois plus.— (b) Trop
rapides. — (c) Tirer.
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du Très-Haut (1). » Ce sont les paroles de David, paroles
grandes et magnifiques; toutefois écoutez la suite : Mais, ô dieux de chair et
de sang, ô dieux de terre et de poussière, « vous mourrez comme des hommes, » et
toute votre grandeur tombera parterre : Verumtamen sicut homines moriemini
(2). Songez donc, ô grands de la terre, non à l'éclat de votre puissance,
mais au compte qu'il en faut rendre, et ayez toujours devant les yeux la majesté
de Dieu présente.
De tous les hommes vivants,
aucuns ne doivent avoir dans l'esprit la majesté de Dieu plus présente ni plus
avant imprimée que les rois. Car comment pourraient-ils oublier celui dont ils
portent toujours en eux-mêmes une image si présente et si expresse? Le prince
sent en lui-même cette vigueur, cette fermeté, cette noble confiance du
commandement; il voit qu'il ne fait que remuer les yeux, et qu'aussitôt tout se
remue d'une extrémité du royaume à l'autre ; et combien donc doit-il penser que
la puissance de Dieu est active? Il perce (a) les intrigues les plus
cachées; les oiseaux du ciel lui rapportent tout (3) ; il a même reçu de Dieu,
par l'usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il devine
: Divinatio in labiis regis (4); et quand il a pénétré les trames les
plus secrètes, avec ses mains longues et étendues il va prendre ses ennemis aux
extrémités du monde et les déterre pour ainsi dire du fond des abîmes où ils
cherchaient un vain asile. Combien donc lui est-il facile de s'imaginer que la
vue et les mains de Dieu sont inévitables?
Mais quand il voit les peuples
soumis obligés à lui obéir non-seulement « pour la crainte, mais encore pour la
conscience, » comme dit l'Apôtre (5) ;
quand il voit qu'on doit immoler et sa fortune et sa vie pour sa gloire et pour
son service, peut-il jamais oublier ce qui est dû au Dieu vivant et éternel?
C'est là qu'il doit reconnaître que tout ce que feint la flatterie, tout ce
qu'inspire le devoir, tout ce qu'exécute la fidélité, tout ce qu'il exige lui -
même de l'amour, de l'obéissance, de la gratitude de ses sujets, c'est une leçon
perpétuelle de ce qu'il doit à son Dieu, à son souverain.
1 Psal. LXXXI, 6. — 2 Ibid.,
7. — 3 Eccle., X, 20. — 4 Prov., XVI, 10. — 5
Rom., XIII, 5.
(a) Var. : Il pénètre.
333
C'est pourquoi saint Grégoire de Nazianze prêchant à
Constantinople en présence des empereurs, leur adresse ces belles paroles : « O
princes, respectez votre pourpre; révérez votre propre puissance , et ne
l'employez jamais contre Dieu qui vous l'a donnée. Connaissez le grand mystère
de Dieu en vos personnes; les choses hautes sont à lui seul; il partage avec
vous les inférieures. Soyez donc les sujets de Dieu, et soyez les dieux de vos
peuples (1). »
Ce sont les paroles de ce grand
Saint que j'adresse encore aujourd'hui au plus grand Monarque du monde. Sire,
soyez le Dieu de vos peuples; c'est-à-dire faites-nous voir Dieu en votre
personne sacrée. Faites-nous voir sa puissance, faites-nous voir sa justice,
faites-nous voir sa miséricorde. Ce grand Dieu est au-dessus de tous les maux ;
et néanmoins il y compatit et il les soulage. Ce grand Dieu n'a besoin de
personne; et néanmoins il veut gagner tout le monde, et il ménage ses créatures
avec une condescendance infinie. Ce grand Dieu sait tout, il voit tout ; et
néanmoins il veut que tout le inonde lui parle, il écoute tout, et il a toujours
l'oreille attentive aux plaintes qu'on lui présente, toujours prêt à faire
justice. Voilà le modèle des rois ; tous les autres sont défectueux, et on y
voit toujours quelque tache. Dieu seul doit être imité en tout, autant que le
porte la faiblesse humaine. Nous bénissons ce grand Dieu de ce que Votre Majesté
porte déjà sur elle-même une si noble empreinte de sa justice (a), et
nous le prions humblement d'accroître ses dons sans mesure dans le temps et dans
l'éternité. Amen.
1 Orat. XXVII, tom. I, p. 471.
(a) Var. : De lui-même.
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