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PREMIER SERMON 
POUR
LE DIMANCHE DE LA PASSION,
SUR LA POSSIBILITÉ D'ACCOMPLIR LES COMMANDEMENTS (a).

 

Si veritatem dico vobis, quare non creditis mihi ?

Si je vous dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas? Joan., VIII, 46.

 

Il n'y a jamais eu de reproche plus équitable que celui que nous fait aujourd'hui le Sauveur des âmes, et que l'Eglise met dans la

 

(a) Exorde.— Vérité aimée dans le ciel, appréhendée dans les enfers, méprisée seulement sur la terre.

Premier point. — Possibilité des commandements. Règle. Ils ne sont pas loin. Evangile. Dieu abaissé : donc sa doctrine à notre portée. Tempérament, Grâce. Elle peut surmonter l'humeur dominante. Exemple de la Cour. Sicut exhibuistis membra vestra servire immunditiae..... ita nunc exhibete membra vestra servire justitiœ..... (Rom., VI, 19). Coutumes non à suivre : Licet concivere, commori non licet (Tertull., De Idololat., n. 14).

Second point.— Nécessité de reprendre les superbes. Propterea corripiendus es, quia corripi non vis ( S. August., De Corrept. et grat., lib. V, cap. VII). Les pécheurs ne veulent pas qu'on les reprenne, comme si faire bien ou mal c'était une chose indifférente.

On retire de ses yeux la loi. Les péchés. La loi devant nous éclaire ; la loi après nous charge. Honte utile. Exemple. Fausse paix : la faut troubler. Les pécheurs croient perdre tous leurs biens, quand on leur en ôte l'usage corrompu. Conscience bridée : lui rendre sa liberté. Douleur utile. Douleur qui nous trouve ; douleur que nous devons chercher, pénitence.

Troisième point. — Prédicateurs obligés à bien vivre : Qaœcumqne dixerint vobis, servate et facite ( Matth., XXIII, 3). Raisin, épine ( S. August., Tract, XLVI in Joan., n. 6).

 

Prêché dans le Carême de 1660, aux Minimes de la Place-Royale.

Ce sermon présente des vestiges de l'époque de Metz : on y trouve un grand nombre de passages bibliques jetés pour ainsi dire les uns sur les autres, de longues et fréquentes allocutions où l'auteur emploie le nombre singulier, dos interrogations sans la particule ne, qui rappellent les premiers essais de l'auteur, et des expressions comme celles-ci : « Ordures ; pourquoi une petite amertume, que votre goût malade y trouve d'abord (dans la pénitence), vous empêche-t-elle de recevoir une médecine si salutaire ?» Tout cela montre que notre sermon se rapproche de l'époque de Metz ; mais il n'y appartient pas. En effet l'orateur dit dans le premier point : « Je ne veux que la vie de la Cour pour les en convaincre par expérience (dans un si grand auditoire il n'est pas qu'il ne s'y rencontre plusieurs courtisans). Qu'est-ce que la vie de la Cour? faire céder toutes ses passions au désir d'avancer sa fortune... » Et dans le troisième point : « En quoi nous plaignons-nous justement que vous méprisez notre travail? En ce que vous nous écoulez, et que vous ne nous croyez pas ; en ce qu'où ne vit jamais un si grand Contours, et si peu de componction; en ce que nous recevons assez de compliments, et que nous ne voyons point de pénitence.» On voit par ces deux passages que notre sermon a été prêché dans la capitale et devant un nombreux auditoire. Or les mémoires de l'époque nous apprennent que la vaste église des Minimes ne pouvait contenir, pendant le Carême de 1660, la foule qui se pressait dans son enceinte.

 

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bouche (a) de tous les prédicateurs de l'Evangile. On prêche la vérité, et, personne ne la veut entendre; on montre à tous les peuples la voie du salut, et on méprise de la suivre; on élève la voix tout un Carême pour crier hautement contre les vices, et on ne voit point de pénitence. Si on prêchait à des infidèles qui se moquent de Jésus-Christ et de sa doctrine, il ne faudrait pas trouver étrange si elle était mal reçue ; mais que ceux qui se disent chrétiens, qui font profession de la respecter, la renient néanmoins par leurs œuvres et vivent comme si l'Evangile était une fable : Obstupescite, cœli, super hoc (1) ! « O ciel! ô terre! étonnez-vous d'un aveuglement si étrange! »

Chrétiens, qu'avez-vous à dire contre l'Evangile de Jésus-Christ et contre ses vérités qu'on vous annonce? Est-ce que vous n'y croyez pas (b)? Avez-vous renoncé à votre baptême? Avez-vous effacé de dessus vos fronts l'auguste caractère de chrétien ? A Dieu ne plaise! me direz-vous; je veux vivre et mourir enfant de l'Eglise. Dieu soit loué, mon frère, de ce que le dérèglement de vos mœurs ne vous a pas fait encore oublier votre religion et votre foi; mais si vous avez du respect pour elle; si vous croyez, comme vous le dites, que ce que nous vous enseignons c'est la vérité, pourquoi refusez-vous de la suivre? Pourquoi vois-je une telle contrariété entre votre vie et votre créance? Si veritatem dico vobis,

 

1 Jerem., II, 12.

 

(a) Var. : Il n'y a jamais eu de plainte plus juste que celle que fait aujourd'hui le Sauveur des âmes, et que l'Eglise met à la bouche... — (b) Puisque le Fils de Dieu nous ordonne de nous plaindre aujourd'hui en son nom de ce traitement indigne, que font les hommes à la vérité, un discours de cette nature doit se Commencer par des reproches; un attentat si qualifié doit obliger, ce me semble, à commencer par l'invective. Je vous demande, chrétiens, qu’avez-vous à dire contre l'Evangile? Que trouvez vous de si méprisable dans les ventes qu'on vous annonce, que vous ne daigniez vous en émouvoir non plus que h vous n'y croyiez pas ?

 

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quare non credilis mihi ? Avez-vous quelque raison ou quelque excuse, ou du moins quelque prétexte vraisemblable? Dites-le-nous franchement; nous sommes prêts de vous entendre.

Chrétiens, voici trois excuses que je trouve, sinon dans la bouche, du moins dans le cœur de tous les pécheurs; c'est là qu'il les faut aller attaquer pour les abattre, s'il se peut, aux pieds de Jésus et de ses vérités adorables. Ils répugnent premièrement à notre doctrine, parce qu'elle leur semble trop haute ; et ils disent que cette vie est au-dessus des forces humaines (a). Ils y résistent secondement, parce qu'encore qu'elle soit possible, elle choque leurs inclinations, et ainsi il ne faut pas s'étonner si nos discours leur déplaisent. Enfin la troisième cause de leur résistance, c'est qu'ils se plaignent de nous-mêmes, ou que nous ne prêchons pas comme il faut, ou que nous ne vivons pas comme nous prêchons, et ils se croient autorisés à mal faire en déchirant notre vie. Voilà, Messieurs, les froides raisons pour lesquelles ils méprisent les enseignements que nous leur donnons de la part de Dieu, où vous verrez qu'ils mêlent ensemble le faux, le vrai, le douteux : tant ils sont obstinés à se défendre contre ceux qui ne demandent que leur salut.

Car pour ce que vous nous reprochez que la vie que nous prêchons est trop parfaite et que vous ne pouvez pas y atteindre, cela est faux manifestement, parce que Dieu si sage et si bon ne commande pas l'impossible. Que si la cause pour laquelle nous vous déplaisons, c'est que nous contrarions vos désirs, pour cela nous confessons qu'il est véritable; aussi notre dessein n'est pas de vous plaire, mais de faire, si nous pouvons, que vous vous déplaisiez à vous-mêmes, afin de vous convertir à Notre-Seigneur. Enfin quand vous rejetez sur nous votre faute, et que vous dites que notre vie ou notre manière de dire en est cause, en cela peut-être que vous dites vrai, et peut-être aussi nous imposez-vous. Mais qu'il soit vrai ou faux, notre faute ne vous justifie pas; et quoi qu'il soit de nous, qui ne sommes que faibles ministres (b), les vérités que nous annonçons doivent se soutenir par leur propre poids. C'est en peu de mots ce que j'ai à dire. Que. sert de vous

 

(a) Var. : Qu'il n'est pas possible de la pratiquer. — (b) Qu'indignes ministres.

 

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demander vos attentions? Vous n'êtes guère chrétiens, si vous la refusez à des matières si importantes. Commençons à combattre la première excuse.

 

PREMIER  POINT.

 

La première raison de ceux qui, sous le nom du christianisme, mènent une vie païenne et séculière, c'est qu'il est d'une trop haute perfection de vivre selon l'Evangile ; et que cette grande pureté d'esprit et de corps, cette vie pénitente et mortifiée, cet amour des amis et des ennemis, passe la portée de l'esprit humain. De vouloir montrer en particulier la possibilité de chaque précepte, ce serait une entreprise infinie; prouvons-le par une raison générale, et disons que c'est pécher contre les principes, que ce n'est pas entendre le mot de commandement, que de dire que l'exécution en est impossible. En effet le commandement, c'est la règle de l'action; or toute règle est une mesure : Mensura homogenea, dit saint Thomas, accommodabilis mensurato (1) : « C'est une mesure, dit-il, qui doit s'ajuster avec la chose; » par conséquent si la loi de Dieu est la règle et la mesure de nos actions, il faut qu'il y ait de la proportion, afin qu'elles puissent être égalées; toute mesure est fondée sur la proportion.

Que si le commandement que Dieu nous donne était au-dessus de nous, nous aurions raison de lui dire : Seigneur, vous me donnez une règle à laquelle je ne puis me joindre, dont je ne puis pas même approcher : cela n'est pas de votre sagesse. Aussi n'en est-il pas de la sorte; et lui-même (a) en donnant sa loi, il a été soigneux de nous dire : Ah! mon peuple, ne te trompe pas ; « le précepte que je te donne aujourd'hui n'est pas au-dessus de toi, il n'est pas éloigné (b) de toi par une longue distance : » Mandatum hoc, quod ego prœcipio tibi hodie, non supra te est, neque longè positum (2); « il ne faut point monter au ciel, il ne faut point passer les mers pour le trouver : » nec in cœlo situm...., neque trans mare positum (3). C'est une règle que je te donne; et afin que tu

 

1 Part., Quaest. III, art. 5, ad 2; Ia IIae, Quœst. XIX, art. 4, ad 2. — 2 Deuter., XXX, 11. — 3 Ibid., 12, 13.

 

(a) Var. : C'est pourquoi lui-même. — (b) Séparé.

 

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puisses t'ajuster à elle, je la mets au niveau, tout auprès de toi : Juxta te est sermo valde, valde, valde : « Il est tout auprès, en ta bouche et en ton cœur pour l'accomplir : » In ore tuo et in corde tuo, ut facias illum (1). Et vous direz après cela qu'il est impossible !

Mais peut-être que vous penserez que cela s'entend du Vieux Testament, qui est de beaucoup au-dessous de la perfection évangélique. Que de choses j'aurais à répondre pour combattre cette pensée (a)! Erunt prava indirecta (2).— Legis difficultates, Evangelii facilitates. Mais je m'arrête à cette raison : qu'elle est solide! qu'elle est chrétienne ! Quel est le mystère de l'Evangile? Un Dieu homme, un Dieu abaissé ! Et Verbum caro factum est (3). Et pourquoi s'est-il abaissé? Apprenez-le par la suite : Et habitavit in nobis : c'est afin de «demeurer avec nous, » dit le bien-aimé disciple; et ailleurs : « Pour lier société avec nous : » Ut et nos societatem habeamus cum eo (4). Il ne pouvait y avoir de société entre sa grandeur et notre bassesse, entre sa majesté et notre néant; il s'abaisse, il s'anéantit pour s'accommoder à notre portée. Il se couvre d'un corps comme d'un nuage, non pour se cacher, dit saint Augustin, mais pour tempérer son éclat trop fort, qui aurait ébloui notre faible vue : Nube tegitur Christus, non ut obscuretur, sed ut temperetur (5). Ce Dieu, qui est descendu du ciel en la terre pour se mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-dessus de nous ses préceptes (b)? Et s'il veut que nous atteignions à sa personne, voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa doctrine? Ah! mes frères, ce n'est pas entendre le mystère d'un Dieu abaissé : une telle hauteur ne s'accorde pas avec une telle condescendance.

Ce n'est pas que je veuille rien diminuer de la perfection évangélique; mais je suis ravi en admiration, quand je considère attentivement par quels degrés Dieu nous y conduit. Il nous laisse bégayer comme des enfants dans la loi de nature; il nous forme

 

1 Deuter., XXX, 14. — 2 Luc, III, 5. — 3 Joan., I, 14.— 4 I Joan., I, 3. — 5 Tract. XXIV, in Joan., n. 4.

 

(a) Var. : Que de choses j'aurais à dire pour détruire cette pensée ! — (b) Ce Dieu, qui s'est rendu notre égal, ne mettra-t-il pas son précepte en égalité avec nous?

 

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peu à peu dans la loi de Moïse : il pose les fondements de la vérité par des figures; il nous flatte, il nous attire au spirituel par des promesses temporelles (a) ; il supporte mille faiblesses, comme il dit lui-même, à cause de la dureté des cœurs à laquelle il s'accommode par condescendance. Il ne nous mène au grand jour de son Evangile (b), qu'après nous y avoir ainsi disposés par de si longues préparations. Et encore dans cet Evangile il y a du lait pour les enfants, il y a du solide pour les hommes faits : Facti estis quitus lacté opus sit, non solido cibo (1) ; lac vobis potum dedi (2). Tout y est dispensé par ordre. Ce Dieu qui nous conduit ainsi pas à pas et par un progrès insensible, ne nous montre-t-il pas manifestement qu'il a dessein de ménager nos forces, et non pas de les accabler par des commandements impossibles qui nous passent? Venez, venez. et ne craignez pas, soumettez-vous à sa loi ; c'est un joug, mais il est doux; c'est un fardeau, mais il est léger : Jugum enim meum suave est, et onus meum leve (3) : c'est lui-même qui nous en assure, et il ne dit pas qu'il est impossible de le porter sur nos épaules.

Toutefois je passe plus loin et je veux bien accorder, Messieurs, que les commandements de Dieu sont impossibles : oui, à l'homme abandonné à lui-même et sans le secours de la grâce. Or c'est un article de notre foi que cette grâce ne nous quitte pas que nous ne l'ayons premièrement rejetée; et si tu la perds, chrétien, Dieu te fera connaître un jour si évidemment que tu ne l'as perdue que par ta faute, que tu demeureras éternellement confondu de ta lâcheté : Non deserit, si non deseratur (4) : « Il ne se retire point à moins que l'on ne l'abandonne le premier. » — « J'ai bien lu, dit saint Augustin, qu'il en a ramené à la divine voie plusieurs de ceux qui l'abandonnaient ; mais qu'il nous ait jamais quittés le premier, c'est une chose entièrement inouïe. » C'est donc une extrême folie de dire que les commandements nous sont impossibles, puisque nous avons si près de nous un si grand secours ; aussi tous ceux qui l'ont assuré ont senti justement le coup de foudre ;

 

1 Hebr., V, 12. — I Cor., III, 2. — 3 Matth., XI, 30. — 4 S. August., In Psal. CXLV, n. 9.

 

(a) Var. —  Il nous attire au spirituel pur le temporel. — (b) Il ne découvre la grande lumière de son Evangile.....

 

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et tant que l'Eglise sera Eglise, une telle proposition sera condamnée par un anathème irrévocable.

Parce principe solide et inébranlable, que tout est possible à la grâce, se détruit facilement la vaine pensée des hommes mondains qui accusent leur tempérament de tous leurs crimes. Non, disent-ils, il n'est pas possible de se délivrer de la tyrannie (a) de l'humeur qui nous domine. Je résiste quelquefois à ma colère, mais enfin à la longue ce penchant m'emporte; pour me changer, il faut me refaire : c'est ce qu'ils disent ordinairement, vous reconnaissez leurs discours. Eh bien, chrétiens, s'il faut vous refaire, est-ce donc que vous ignorez que la grâce de Dieu nous reforme et nous régénère en hommes nouveaux (b)? Les apôtres naturellement tremblants et timides sont rendus invincibles par cette grâce : Paul ne se plaît plus que dans les souffrances ; Cyprien renouvelé par cette grâce, surmonte aisément dos difficultés qui lui paraissaient insurmontables : Confirmare se dubia, patere clausa , lucere tenebrosa..., geri posse quod impossibile videbatur (1) ; et le reste, qu'il explique si éloquemment dans cette belle épître à Donat. Augustin, dans la plus grande vigueur de son âge, professe la continence, que dix jours auparavant il croit impossible.

Et tu appréhendes, fidèle, que Dieu ne puisse pas vaincre ton tempérament et le soumettre à sa grâce ! C'est entendre bien peu sa puissance; car le propre de cette grâce, c'est de savoir changer nos inclinations et de savoir aussi s'y accommoder. C'est pourquoi saint Augustin dit qu'elle est « convenable et proportionnée : » apta, congruens, conveniens, contemperata; qu'elle « est douce, accommodante et contempérée ; » ( permettez-moi la nouveauté de ce mot, je n'ai pu rendre d'une autre manière ce beau contemperata de saint Augustin). Ceux qui ont lu ses livres à Simplicien savent que tous ces mots sont de lui : « qu'elle sait nous fléchir et nous attirer de la manière qui nous est propre, » quemadmodum aptum erat (2) ; c'est-à-dire qu'elle remue si à propos tous les ressorts de

 

1 Epist., I, p. 2. — 2 De Divers. quaest., ad Simpl., lib. I.

 

(a) Var. : De se soustraire à la tyrannie. — (b) Ne savez-vous pas que la grâce de Dieu refait les hommes et les régénère en hommes nouveaux?

 

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notre âme, qu'elle nous mène où il lui plaît par nos propres inclinations, ou en retranchant ce qu'il y a de trop, ou en ajoutant ce qui leur manque, ou en détournant leur cours sur d'autres objets. Ainsi l'opiniâtreté se tourne en constance, l'ambition devient un grand courage qui ne soupire qu'après les choses véritablement élevées, la colère se change en zèle, et cette complexion tendre et affectueuse en une charité compatissante.

Mais à qui est-ce, mes frères, que je dis ces choses? Ceux qui nous allèguent sans cesse leurs inclinations, qui se déchargent sur leur complexion de tous leurs vices, ne connaissent pas cette grâce; ils ne croient pas que Dieu se mêle de nos actions, ni qu'il y en ait d'autre principe que la nature : autrement, au lieu de désespérer de pouvoir vaincre leur tempérament, ils auraient recours à celui qui tourne les cœurs où il lui plaît; au lieu d'imputer leur naufrage à la violence de la tempête, ils tendraient les mains à celui dont le Psalmiste a chanté « qu'il bride la fureur de la mer, et qu'il calme quand il veut ses flots agités : » Tu dominaris potestati maris, motum autem fluctuum ejus tu mitigas (1).

Puis donc qu'ils ne croient pas en la grâce, montrez-leur par une autre voie que l'on peut se vaincre soi-même. Je ne veux que la vie de la Cour pour les en convaincre par expérience (dans un si grand auditoire il n'est pas qu'il ne s'y rencontre plusieurs courtisans). Qu'est-ce que la vie de la Cour? faire céder toutes ses passions au désir d'avancer (a) sa fortune. Qu'est-ce que la vie de la Cour? dissimuler tout ce qui déplaît et souffrir tout ce qui offense, pour agréer à qui nous voulons. Qu'est-ce encore que la vie de la Cour? étudier sans cesse la volonté d'autrui et renoncer pour cela, s'il est nécessaire, à nos plus chères pensées. Qui ne sait pas cela ne sait pas la Cour. Mes frères, après cette expérience, saint Paul va vous proposer de la part de Dieu une condition bien équitable : Sicut exhibuistis membra vestra servire immunditiœ et iniquitati ad iniquitatem, ita nunc exhibete membra vestra servire justitiœ in sanctificationem (2) : « Comme vous vous êtes rendus les esclaves de l'iniquité et des désirs

 

1 Psal. LXXXVIII, 10. — 2 Rom., XI, 19.

 

(a) Var. ; De faire.

 

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séculiers, en la même sorte rendez-vous esclaves de la sainteté et

de la justice. »

Mon frère, certainement vous avez grand tort de dire que Dieu vous demande l'impossible ; bien loin d'exiger de vous l'impossible,

il ne vous demande que ce que vous faites : Sicut exhibuistis.....,

ita nunc exhibete.... : « Faites, dit-il, pour la justice ce que vous faites pour la vanité. » Vous vous contraignez pour la vanité, contraignez-vous pour la justice ; vous vous êtes tant de fois surmonté vous-même pour servir à la vanité, ah ! surmontez-vous quelquefois pour servir à la justice. C'est beaucoup se relâcher, pour un Dieu, de ne demander que l'égalité; néanmoins il se réduit là: Sicut exhibuistis....., ita nunc exhibete. Encore se réduira-t-il beaucoup au-dessous. Car quoi que vous fassiez pour son service, quand aurez-vous égalé les peines de ceux que la nécessité engage au travail, l'ambition aux intrigues de la Cour, l'amour au service d'une maîtresse, l'honneur aux emplois de la guerre, l'avarice à des voyages immenses et à un exil perpétuel de leur patrie ; et pour passer aux choses de nulle importance, le divertissement, la chasse, le jeu, à des veilles, à des fatigues, à des inquiétudes incroyables (a) ? Et quand je vous parle de Dieu, vous commencez à ne rien pouvoir ; vous m'alléguez sans cesse le tempérament et cette complexion délicate. Où était-elle dans ce carnaval? Où est-elle, lorsque vous passez les jours et les nuits à jouer votre bien et celui des pauvres? Elle est revenue dans le Carême (b) ; il n'y a que ce qui regarde l'intérêt de Dieu que vous appelez impossible. Ah! j'atteste le ciel et la terre que vous vous moquez de lui, lorsque vous parlez de la sorte, et que quoi que puisse dire votre lâcheté, le peu qu'il demande de vous est beaucoup plus facile que ce que vous faites.

Eh bien, mon frère, ai-je pas bien dit que tu ne pouvais maintenir longtemps ton impossibilité prétendue? As-tu encore quelque froide excuse? as-tu quelque vaine raison que tu puisses encore opposer à l'autorité de la loi de Dieu? Chrétiens, écoutons encore; il a quelque chose à nous dire ; voici une raison d'un grand poids : La coutume l'entraîne, dit-il ; c'est ainsi qu'on vit dans le monde;

 

(a) Var. : Inexplicables. — (b) Elle ne se trouve plus.

 

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il faut vivre avec les vivants, il est impossible de faire autrement. Nous en sommes, Messieurs, en un triste état ; et les affaires du christianisme sont bien déplorées, si nous sommes encore obligés à combattre cette faible excuse. O Eglise! ô Evangile ! ô vérités chrétiennes! où en seriez-vous, si les martyrs qui vous ont défendus s'étaient laissé emporter par le grand nombre, s'ils avaient déféré à la coutume (a), s'ils avaient voulu périr avec la multitude des infidèles ?

Mon frère, qui que tu sois qui gémis sous la tyrannie de la coutume après que l'Eglise l'a désarmée, je n'ai que ce mot à te repartir (b), et je l'ai pris de Tertullien dans le livre de l'Idolâtrie : Tu veux vivre avec les vivants ; à la bonne heure, je te le permets : « Il nous est permis de vivre avec eux, mais non de mourir avec eux : » Licet convivere..., commori non licet (1) : autre chose est la société de la vie, autre chose la corruption de la discipline. Réjouis-toi (c) avec tes égaux par la société de la nature, s'il se peut par celle de la religion ; mais que le péché ne fasse point de liaison, que la damnation n'entre pas dans le commerce. La nature doit être commune, et non pas le crime; la vie, et non pas la mort; nous devons participer aux mêmes biens, et non pas nous associer pour les mêmes maux. Loin de nous cette société damnable : il y a pour nous une autre vie et une autre société à prétendre : Licet convivere..., commori non licet. Convivamus cum eis, conlaetemur ex communione naturœ, non superstitionis : pares anima sumus, non disciplina; compossessores mundi, non erroris (2). Chrétiens, si vous méditez sérieusement les grandes choses que je vous ai dites, jamais, jamais, j'en suis assuré, jamais vous ne répondrez que ce que nous prêchons est impossible. Mais qu'il ne soit pas impossible, c'est assez, direz-vous, qu'il nous déplaise pour nous le faire rejeter : voyons s'il est ainsi, comme vous le dites, et entrons en notre seconde partie.

 

1 De Idololat.,n. 14.— 2 Ibid.

 

(a) Var. : S'ils avaient fléchi sous la coutume. — (b) A dire. — (c) Tu veux vivre avec les vivants; à la bonne heure, vis avec eux; mais du moins ne meurs pas avec eux : Licet convivere... commori non licet. Réjouis-toi, etc.

 

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SECOND POINT.

 

Je trouve deux causes principales pour lesquelles les chrétiens mal vivants ne peuvent écouter sans peine les vérités de l'Evangile. La première , c'est qu'elles offensent leur orgueil, et ils s'élèvent contre elles; la seconde, c'est qu'elles troublent le repos de leur mauvaise conscience, et ils ne le peuvent souffrir. Contre cet orgueil des pécheurs, qui ne peuvent endurer qu'on les contredise ni qu'on se mette au-dessus d'eux en censurant leurs actions, je ne puis rien dire de plus efficace que ces belles paroles de saint Augustin dans le livre de la Correction et de la grâce (1) : « Qui que tu sois, dit-il, qui non content de désobéir à la loi de Dieu qui t'est si connue (a), ne veux pas encore que l'on te reprenne d'une si injuste désobéissance, c'est pour cela que tu dois être repris , parce que tu ne veux pas l'être : » Propterea corripiendus es, quia corripi non vis. « C’est par ta faute que tu es mauvais; et c'est encore une plus grande faute de ne vouloir point être repris de ce que tu es mauvais : » Tuum quippe vitium est quòd malus es, et majus vitium corripi nolle, quia malus es : « comme s'il fallait louer les pécheurs, ou comme si faire bien ou mal, c'était une chose indifférente » sur laquelle il faille laisser agir chacun à sa mode : quasi laudanda aut indifferenter habenda sint vitia.

Non, il n'en est pas de la sorte; c'est en vain que tu nous dis : Priez pour moi, mais ne me reprenez pas avec tant d'empire. — Nous voulons bien prier pour toi, et Dieu sait que nous le faisons tous les jours; mais il faut aussi te reprendre, afin que tu pries toi-même : il faut te mettre devant les yeux toute la honte de ta vie, « afin que tu te lasses enfin de faire des actions honteuses et que confondu par nos reproches, tu te rendes digne de louanges:» ut Deo miserante... desinat agere pudenda atque dolenda, et agat laudanda atque gratanda (2).

Et certainement, chrétiens, quelque dur que soit le front du pécheur, il n'a pas si fort dépouillé les sentiments de la raison,

 

1 Cap. V, n. 7. — De Corrept. et grat., loc. mox cit.

(a) Var. : « Qui connaissant les commandements de Dieu sans les faire, ne veux pas encore... »

 

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qu'il ne lui reste quelque honte de mal faire. « La nature, dit Tertullien, a couvert tout le mal de crainte ou de honte : » Omne malum aut timore aut pudore natura perfundit (1); mais surtout il faut avouer que la honte presse vivement les consciences. Tel pécheur, à qui l'on applaudit, se déchire lui-même en secret par mille reproches, et ne peut supporter son crime; c'est pourquoi il se le cache en lui-même, il en détourne ses yeux : « Il le met derrière son dos, » dit saint Augustin (2). J'ai trahi lâchement mon meilleur ami, j'ai ruiné cette famille innocente; quelle honte! mais n'y songeons pas; songeons que j'ai établi ma fortune ou contenté ma passion. N'y songeons pas, dites-vous; c'est pour cela, c'est pour cela qu'il faut vous y faire songer. Oui, oui, je viendrai à vous, ô pécheurs, avec toute la force, toute la lumière, toute l'autorité de l'Evangile. Ces infâmes pratiques que vous cachez avec tant de soin sous le masque d'une vertu empruntée, ce que vous vous cachez à vous-mêmes par tant de feintes excuses par lesquelles vous palliez vos méchancetés (vous savez bien le traité infâme que vous avez fait de ce bénéfice), c'est ce que je veux étaler à vos yeux dans toute son étendue (a).

Ces vérités évangéliques dont la pureté incorruptible fait honte à votre vie déshonnête , vous ne voulez pas les voir, je le sais ; vous ne les voulez pas devant vous, mais derrière vous ; et cependant, dit saint Augustin, quand elles sont devant nous, elles nous guident ; quand elles sont derrière, elles nous chargent. Vive Dieu ! ah ! j'ai pitié de votre aveuglement ; je veux ôter de dessus votre dos ce fardeau qui vous accable et mettre devant vos yeux cette vérité qui vous éclaire. La voilà, la voilà dans toute sa force, dans toute sa sainteté, dans toute sa sévérité ; envisagez cette beauté, et ayez confusion de vous-même ; regardez-vous dans cette glace, et voyez si votre laideur est supportable. Otez, ôtez, vous me faites honte, et c'est ce que je demande : cette honte, c'est votre salut. Que ne puis-je dompter cette impudence! que ne puis-je amollir ce front d'airain! Jésus regarde Pierre qui l'a renié et qui ne sent

 

1 Apolog., n. 1. — 2 Enarr. in Psal. c, n. 3.

 

(a) Var. : Je viendrai à vous, ô pécheurs: ce que vous me cachez avec tant de soin....., c'est ce que je veux étaler, etc.

 

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pas encore son crime; il le regarde et lui dit tacitement : O homme vaillant et intrépide, qui devais être le seul courageux dans le scandale de tous tes frères, regarde où aboutit cette vaillance : ils s'en sont fuis, il est vrai ; tu es le seul qui m'as suivi, mais tu es aussi le seul qui me renies. C'est ce que Jésus lui reprocha par ce regard, et Pierre l'entendit de la sorte ; il eut honte de sa présomption, et il pleura son infidélité : Flevit amarè (1). Que dirai-je du roi David, qui prononce sa sentence sans y penser? 11 condamne à mort celui qui a enlevé la brebis du pauvre, et il ne songe pas à celui qui a corrompu la femme et fait tuer le mari. Les vérités de Dieu sont loin de ses yeux, ou s'il les voit, il ne se les applique pas. Vive Dieu ! dit le prophète Nathan ; cet homme ne se connaît plus (a), il faut lui mettre son iniquité devant sa face. Laissons la brebis et la parabole : « C'est vous, ô Roi, qui êtes cet homme, c'est vous-même : » Tu es ille vir (2). Il revient à lui, il se regarde, il a honte et il se convertit. Ainsi je ne crains pas de vous faire honte ; rougissez , rougissez tandis que la honte est salutaire, de peur qu'il ne vienne une honte qui ne servira plus pour vous corriger, mais pour vous désespérer et vous confondre. Rougissez, rougissez en voyant votre laideur, afin que vous recouriez à la grâce qui peut effacer ces taches honteuses, et qu'ayant horreur de vous-même, vous commenciez à plaire à celui à qui rien ne déplaît que le péché seul (b) : Confundantur et convertantur (3). Ah! qu'ils soient confondus, pourvu enfin qu'ils soient convertis.

Je vous ai dit, Messieurs, que non-seulement l'orgueil se fâche d'être repris, mais que la fausse paix des pécheurs se plaint d'être troublée par nos discours. Plût à Dieu qu'il fût ainsi! Cette plainte ferait notre gloire ; et notre malheur, chrétiens, c'est qu'elle n'est pas assez véritable. Nous savons (c), à la vérité, que nous remplissons d'amertume l’âme des pécheurs, lorsque nous les venons troubler dans leurs délices. Laban pleure et ne se peut consoler de ce qu'on lui a enlevé ses idoles : Cur furatus es deos meos (4)? Le peuple insensé s'est fait des dieux qui le précèdent, des dieux

 

1 Luc, XXII, 62.— 2 II Reg., XII, 7. — 3 Psal. CXXVIII, 5. — 4 Genes., XXXI, 30.

 

(a) Var. : Ne se connaît pas. — (b) Que l'iniquité. — (c) Nous n'ignorons pas que nous remplissons.....

 

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qui touchent ses sens; et il danse, et il les admire, et il court après, et il ne peut souffrir qu'on les lui ôte. Ainsi je ne m'étonne pas si le pécheur, voyant la parole divine venir à lui impérieusement pour détruire ces idoles pompeuses qu'il a élevées; si, voyant qu'on veut réduire à néant ce qui occupe en son cœur une place si spacieuse, ces grands palais, ces chères idées, ces attachements trop aimables, il ne peut souffrir sans impatience de voir tout d'un coup s'évanouir en fumée ce qui lui est le plus cher. Car encore que vous lui laissiez ses richesses, sa puissance, ses maisons superbes, ses jardins délicieux, néanmoins il croit qu'il perd tout, quand vous voulez lui en donner un autre usage : comme un homme qui est assis dans une table délicate, quoique vous lui laissiez toutes les viandes, il croit néanmoins perdre le festin s'il perd tout à coup le goût qu'il y trouve et l'appétit qu'il y a.

Ainsi les pécheurs, accoutumés à se servir de leurs biens pour contenter leurs passions (a), se persuadent qu'ils n'ont plus rien quand vous leur défendez cet usage. Quoi ! vous me dites, ô prédicateur , qu'il ne la faut plus voir qu'avec crainte, ni lui parler qu'avec réserve, ni l'aimer autrement qu'en Notre-Seigneur ! Et que deviendront toutes ces douceurs, toutes ces aimables familiarités (b) ? Il s'imaginerait avoir tout perdu, et qu'il ne saurait plus que faire en ce monde. C'est pourquoi il s'irrite contre ces conseils, et il ne les peut endurer (c).

Mais il y a encore une autre raison de l'impatience qu'il nous témoigne, c'est qu'il goûte une paix profonde dans la jouissance de ses plaisirs. Au commencement, à la vérité, sa conscience incommode venait l'importuner mal à propos, elle l'effrayait quelquefois par la terreur des jugements de Dieu ; maintenant il l'a enchaînée et il ne lui permet plus de se remuer ; il a ôté toutes les pointes par lesquelles elle piquait son cœur si vivement ; ou elle ne parle plus, ou il ne lui reste plus qu'un faible murmure, qui n'est pas capable de l'interrompre. Parce qu'il a oublié Dieu, il croit que Dieu l'a oublié et ne se souvient plus de le punir : Dixit enim in

 

(a) Var. : Accoutumés à un certain usage de leurs biens. —(b) Toutes ces complaisances, toutes ces douces familiarités. — (c) Il ne peut souffrir ces sages conseils.

 

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corde suo : Oblitus est Deus (1) ; c'est pourquoi il dort à son aise sous l'ombre (a) des prospérités qui le flattent. Et vous venez l'éveiller; vous venez, ô prédicateurs, avec vos exhortations et vos invectives, animer cette conscience qu'il croyait avoir désarmée ! Ne vous étonnez pas s'il se fâche. Comme un homme qu'on éveille en sursaut dans son premier somme où il est assoupi profondément, il se lève en murmurant : O homme fâcheux, quel importun vous êtes ! Qui êtes-vous, et pourquoi venez-vous troubler mon repos? — Pourquoi? le demandez-vous? C'est parce que votre sommeil est une léthargie, parce que votre repos est une mort, parce que je ne puis vous voir courir à votre perte éternelle en riant, en jouant, en battant des mains, comme si vous alliez au triomphe. Je viens ici pour vous troubler dans cette paix pernicieuse. Surge, qui dormis, et exurge à mortuis (2). Je viens rendre la force et la liberté à cette conscience malheureuse dont vous avez si longtemps étouffé la voix.

Parle, parle, ô conscience captive : parle, parle, il est temps de rompre ce silence violent que l'on t'impose. Nous ne sommes point dans les bals, dans les assemblées, dans les divertissements, dans les jeux du monde ; c'est la prédication que tu entends, c'est l'église de Dieu où tu es. Il t'est permis de parler devant ses autels ; je suis ici de sa part pour te soutenir dans tes justes reproches. Raconte à cette impudique toutes ses ordures, à ce voleur public toutes ses rapines, à cet hypocrite qui trompe le monde la honte de son ambition cachée, à ce vieux pécheur qui avale l'iniquité comme l'eau la longue suite de ses crimes : dis-lui que Dieu qui l'a souffert, ne le souffrira pas toujours : Tacui, numquid semper tacebo (3) ? « Si je me suis tu, dit le Seigneur, est-ce que je nie tairai éternellement ? » Dis-lui que sa justice ne permettra pas qu'il se moque toujours de sa bonté, ni qu'il brave insolemment sa miséricorde par ses ingratitudes continuelles. Dis-lui que la foi si souvent violée, les sacrements si souvent profanés, la grâce si souvent foulée aux pieds, ce long oubli de Dieu, cette résistance opiniâtre à ses volontés, ce mépris si outrageux de son

 

1 Psal. X, H, 11. —  2 Ephes., V, 14. — 3 Isa., XLII, 14.

 

(a) Var. : A l'ombre.

 

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Saint-Esprit, lui amasse un trésor de haine dont le poids est déjà si grand qu'il ne peut plus différer longtemps à tomber sur sa tête et à l'écraser; et que si Dieu patient et bon ne précipite pas sa vengeance, c'est à cause qu'il saura bien nous faire payer au centuple un mépris si outrageux de sa clémence (a).

Ah ! que ce discours est importun ! Que plût à Dieu, mon frère, qu'il te le fût encore davantage ! Plût à Dieu que tu ne pusses te souffrir toi-même ! peut-être que ton cœur ulcéré se tournerait au médecin ; peut-être que le sentiment de ta misère te ferait gémir en ton cœur (b) et regretter les désordres de ta vie passée. Au lieu de t'irriter contre celui qui t'exhorte, tu t'irriterais contre toi-même ; et ayant fait naître une douleur qui sera la cause de ta guérison, tu dirais un jour à ton Dieu dans l'épanchement de ton cœur : Tribulationem et dolorem inveni (1) : enfin je l'ai trouvée, cette affliction fructueuse, cette douleur salutaire de la pénitence. « J'ai trouvé l'affliction et la douleur : » plusieurs afflictions m'ont trouvé, que je ne cherchais pas; mais enfin j'ai trouvé une affliction qui méritait bien que je la cherchasse, c'est l'affliction d'un cœur contrit et attristé de ses péchés : je l'ai trouvée, cette douleur, « et j'ai invoqué le nom de Dieu : » je me suis affligé de mes crimes, et je me suis converti à celui qui les efface : Tribulationem et dolorem inveni, et nomen Domini invocavi (2). On m'a sauvé, parce qu'on m'a blessé; on m'a donné la paix, parce qu'on m'a offensé; on m'a dit des vérités qui ont déplu premièrement à ma faiblesse, et ensuite qui l'ont guérie. Si ce sont ces vérités que nous vous prêchons, pourquoi refusez-vous de les entendre? Et pourquoi une petite amertume, que votre goût malade y trouve d'abord, vous empêche-t-elle de recevoir une médecine si salutaire (c) ? Si veritatem dico vobis, quare non creditis mihi? C'est ce que j'avais à vous dire dans ma seconde partie.

 

1 Psal. CXIV, 3. — 2 Ibid., 4.

 

(a) Var.: De sa miséricorde. — (b)  En toi-même. — (c) Et pourquoi leur dureté apparente vous empêche-t-elle de les recevoir?

 

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TROISIÈME POINT.

 

Les pécheurs superbes et opiniâtres, convaincus par tous les endroits qu'il n'y a aucune raison qui puisse autoriser leur résistance contre les prédicateurs de l'Evangile, s'imaginent faire quelque chose bien considérable en alléguant de mauvais exemples, et surtout quand ils les rencontrent dans ceux qui sont destinés pour les instruire; c'est alors, Messieurs, qu'ils triomphent et qu'ils croient que désormais (a) il n'y a plus rien par où l'on puisse combattre leur impénitence. C'est pourquoi le Sauveur Jésus prévoyant qu'ils auraient encore ce méchant prétexte pour ne se rendre point à la vérité, a été au-devant dans son Evangile, lorsqu'il a dit ces paroles :... super cathedram Moysis; quœcumque dixerint vobis, servate et facile (1). O hommes curieux et dili-gens à rechercher les vices des autres, lâches et paresseux à corriger vos propres défauts, pourquoi examinez-vous avec tant de soin les mœurs de ceux qui vous prêchent? Considérez plutôt que ce qu'ils vous disent c'est la vérité, et que leur mauvais exemple ne ruine pas en vos esprits leur bonne doctrine : Quœcumque dixerint vobis, servate et facite.

Ce n'est pas mon intention, chrétiens, de vous alléguer ces paroles pour autoriser les désordres ou la mauvaise vie des prédicateurs qui disent bien et font mal. Je sais qu'ils ne doivent pas se persuader que le bien qu'ils ont dit serve d'excuse au mal qu'ils ont fait ; au contraire, dit saint Augustin (2), il leur sera reproché avec justice que, « puisqu'ils voulaient qu'on les écoutât, ils devaient auparavant s'écouter eux-mêmes; qu'ils devaient dire avec le Prophète : » Audiam quid loquatur in me Dominus Deus (3) : « J'écouterai ce que dira en moi le Seigneur, parce qu'il mettra en ma bouche des paroles de paix pour son peuple (b) ; » ce qu'il me donne l'autorité de parler je le dirai aux autres, parce que c'est ma vocation et mon ministère : Loquetur pacem in

 

1 Matth., XXIII, 3. — 2 Enarr. in Psal. XLIX, n. 23. — 3 Psal. LXXXIV, 9.

 

(a) Var. : Et qu'ils croient qu'il n'y a plus rien désormais par où..... —

(b)« Parce que ce seront des paroles de paix pour son peuple. »

 

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plebem suam; mais je serai le premier des écoutants (a) : Audiam quid loquatur in me Dominus Deus; et si nous manquons de le faire, je le dirai hautement, quand je me devrais ici condamner moi-même, nous trahissons lâchement notre ministère, le plus saint et le plus auguste qui soit dans l'Eglise; nous détruisons notre propre ouvrage, et nous donnons sujet aux infirmes de croire que ce que nous enseignons est impossible, puisque nous-mêmes qui le prêchons, néanmoins ne le faisons pas.

Après que nous nous sommes ainsi condamnés nous-mêmes, si nous manquons à notre devoir, nous parlons maintenant, Messieurs, en faveur de la vérité qui vous est annoncée par notre entremise ; et encore que nous puissions dire qu'il y a beaucoup de prédicateurs qui édifient l'Eglise de Dieu par leurs œuvres et par leurs paroles (b), néanmoins sans nous servir de cette défense, nous nous contentons de vous avertir en la charité de Notre-Seigneur que vous ne soyez point curieux de rechercher la vie de ceux qui vous prêchent ; mais que vous receviez humblement la nourriture des enfants de Dieu, quelle que soit la main qui vous la présente, et que vous respectiez la voix du pasteur même dans la bouche du mercenaire. Saint Augustin, Messieurs, voulant nous faire entendre cette vérité, s'objecte d'abord à lui-même ce passage de l'Ecriture : Numquid colligunt de spinis uvas, aut de tribulis ficus (1) ? « Des épines peuvent-elles produire des raisins ? » Des prédicateurs corrompus peuvent-ils porter la parole de vie éternelle? peuvent-ils engendrer un fruit qui n'est pas de leur espèce ? Et il éclaircit cette difficulté par une excellente comparaison. Il est vrai, dit ce docteur incomparable, qu'un buisson ne produit point de raisins; mais il les soutient quelquefois : on plante une haie auprès d'une vigne ; la vigne étendant ses branches, en pousse quelques-unes à travers la haie ; et quand le temps de la vendange approche, vous voyez une grappe suspendue au milieu des épines : « Le buisson porte un fruit qui ne lui appartient pas, mais qui n'en est pas moins le fruit de

 

1 Matth., VII, 16.

 

(a) Var. : Parce que c'est mon devoir : Loquetur pacem in plebem suam ; mais je devais être le premier des écoutons. — (b) Par leur vie et par leurs paroles.

 

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la vigne, quoiqu'il soit appuyé sur le buisson : » Portat fructum spina non suum; non enim spinam vitis attulit, sed spinis palmes incubuit (1).

Ainsi la chaire de Moïse dont parle le Fils de Dieu dans son Evangile ; et disons, pour nous appliquer cette doctrine, la chaire de Jésus-Christ et des apôtres que nous remplissons dans l'Eglise, c'est une vigne sacrée ; la doctrine enseignée par les mauvais, c'est la branche de cette vigne qui produit son fruit sur le buisson. Ne dédaignez pas ce raisin, sous prétexte que (a) vous le voyez parmi des épines ; ne rejetez pas cette doctrine, parce qu'elle est environnée de mauvaises mœurs : elle ne laisse pas de venir de Dieu ; et vous devez regarder de quelle racine elle est née, et non pas sur quel appui (b) elle est soutenue : Lege uvam inter spinas pendentem, sed de vite nascentem (2). Approchez et ne craignez pas de cueillir ce raisin parmi ces épines; mais prenez garde, dit saint Augustin, que vous ne déchiriez votre main en le cueillant ; c'est-à-dire recevez la bonne doctrine, gardez-vous du mauvais exemple (c) ; faites ce qu'ils disent, prenez le raisin ; ne faites pas ce qu'ils font, gardez-vous des épines ; et craignez, dit saint Augustin en un autre endroit, que vous ne vous priviez vous-même (d) de la nourriture de la vérité, pendant que votre délicatesse et votre dégoût vous fait toujours chercher quelque nouveau sujet de dégoût (e) ou dans le vaisseau où l'on vous le présente, ou dans l'assaisonnement : Veritas tibi undelibet loquatur, esuriens accipe, ne unquam ad te perveniat panis, dùm semper quod reprehendas in vasculo fastidiosus... inquiris (3).

Cessez donc de travailler vos esprits à rechercher curieusement notre vie. Ne dites pas : J'ai découvert les intrigues de celui-là et les secrètes prétentions de cet autre; ne dites pas que vous avez reconnu son faible et que vous avez enfin découvert à quoi tendent tant de beaux discours. Vaine et inutile recherche. Car outre

 

1 Tract, XLVI in Joan., n. 6. — 2 Serm. XLVI, n. 22. — 3 Serm., III in Psal. XXXVI, n. 20.

 

(a) Var. : A cause que. — (b) Sur quoi. — (c) N'imitez pas le mauvais exemple. __ (d) Que vous ne priviez votre âme. — (e) Pendant que votre délicatesse et votre dégoût vous l'ait toujours trouver.....

 

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que vous imposez souvent à leur innocence, quand ce que vous leur reprochez serait véritable, quelle merveille, Messieurs, d'avoir trouvé des péchés dans des pécheurs, et dans des hommes des défauts humains? Ce n'est pas ce qui est digne de votre recherche. Ce qui mérite l'application de votre esprit, c'est premièrement, chrétiens, de vous souvenir de ce que vous êtes, et de ne juger pas témérairement les oints du Seigneur, les ministres de ses sacrements et de sa parole, (a) Mais si le mal est si manifeste qu'il ne puisse plus se dissimuler, ne perdez pas le respect pour la vérité à cause de celui qui la prêche ; admirez au contraire, admirez en nous-mêmes l'autorité, la force de la loi de Dieu, en ce qu'elle se fait honorer même par ceux qu'elle condamne et les contraint de déposer contre eux-mêmes en sa faveur. Enfin ne croyez pas vous justifier en débitant par le monde les vices des autres ; songez qu'il y a un tribunal où chacun sera j ugé par ses propres faits. Jésus-Christ a condamné l'aveugle qui mène, mais il n'a pas absous l'aveugle qui suit ; « ils se perdent tous deux dans la même fosse (b) : » Ambo in foveam cadunt (1). Ainsi, mes frères, la chute de ceux que vous voyez au-dessus de vous dans les fonctions ecclésiastiques, bien loin de vous porter au relâchement , vous doit inspirer de la crainte et vous faire d'autant plus trembler que vous voyez tomber les colonnes mêmes (c) : Non sit delectatio minorum lapsits majorum, sed sit casus majorum tremor minorum (2).

Nous avons ouï avec patience une partie des reproches que vous faites aux prédicateurs, et l'intérêt de votre salut nous a obligés d'y répondre par des maximes tirées de l'Evangile. Maintenant écoutez, Messieurs, les justes plaintes que nous faisons de vous; il est bien raisonnable que vous nous écoutiez à votre tour, d'autant plus que nous ne parlons pas pour nous-mêmes, mais pour votre utilité. Nous nous plaignons donc, chrétiens, et nous nous

 

1 Matth., XV, 14. — 2 S. August., In Psal. L, n. 3.

 

(a) Note marg. : Fussiez-vous des souverains, fussiez -vous des rois; dans l'Eglise de Dieu, le peuple et les brebis; par conséquent ne reprenez pas les oints du Seigneur, les ministres de ses sacrements et de sa parole. — (b) Var. : « Us tombent tous deux dans la même fosse. »— (c) Et vous devez d'autant plus trembler que vous voyez chanceler les colonnes mêmes.

 

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en plaignons à Dieu et aux hommes, nous nous en plaignons à vous-mêmes, que vous faites peu d'état de notre travail. Ce que je veux dire, Messieurs, ce n'est pas que vous preniez mal nos pensées, que vous censuriez nos actions et nos discours; tout cela est trop peu de chose pour nous émouvoir. Quoi ! cette période n'a pas ses mesures, ce raisonnement n'est pas dans son jour, cette comparaison n'est pas bien tournée : c'est ainsi qu'on parle de nous. Nous ne sommes pas exempts des mots de la mode : dites, dites ce qu'il vous plaira ; nous abandonnons de bon cœur à votre censure ces ornements étrangers que nous sommes contraints quelquefois de rechercher pour l'amour de vous, puisque telle est votre délicatesse que vous ne pouvez goûter Jésus-Christ tout seul dans la simplicité de son Evangile; tranchez, décidez, censurez, exercez là-dessus votre bel esprit, nous ne nous en plaignons pas. En quoi donc nous plaignons-nous justement que vous méprisez notre travail ? En ce que vous nous écoutez, et que vous ne nous croyez pas; en ce qu'on ne vit jamais un si grand concours, et si peu de componction ; en ce que nous recevons assez de compliments, et que nous ne voyons point de pénitence.

Saint Augustin, étant dans la chaire, a dit autrefois à ses auditeurs : Considérez, mes frères, que « notre vie est pénible et laborieuse, accompagnée de grands périls. » Après avoir ainsi représenté ses travaux et ses périls : « Consolez-nous en bien vivant : » Vitam nostram infîrmam, laboriosam, periculosam, in hoc mundo consolamini bene vivendo (1). Je puis bien parler après ce grand homme et vous représenter avec lui doucement, en simplicité de cœur, qu'en effet notre vie est laborieuse. Nous usons nos esprits à chercher dans les saintes Lettres et dans les écrivains ecclésiastiques ce qui est utile à votre salut, à choisir les matières qui vous sont propres, à nous accommoder autant qu'il se peut à la capacité de tout le monde ; il faut trouver du pain pour les forts et du lait pour les enfants. Eh! c'est assez parler de nos peines, nous ne vous les reprochons pas ; après tout c'est notre devoir ; si le travail est fâcheux, l'oisiveté d'autre part n'est pas supportable. Mais si vous avez peu d'égard à notre travail, ah!

 

1 Tract. XVIII in Joan., n. 12.

 

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ne comptez pas pour rien notre péril. Quel péril? Nous sommes responsables devant Dieu de tout ce que nous vous disons : est-ce tout? et de ce que nous vous taisons. Si nous dissimulons vos vices, si nous les déguisons, si nous les flattons, si nous désespérons les faibles, si nous flattons les présomptueux, Dieu nous en fera rendre compte. Est-ce là tout notre péril? Non, mes frères, ne le croyez pas; notre plus grand péril, c'est lorsque nous faisons notre devoir. J'ai quelque peine, Messieurs, à vous parler de notre emploi; ce qui m'y fait résoudre, c'est que j'en espère pour vous de l'instruction ; et ce qui me rassure, c'est que je ne parle pas de moi-même.

Saint Augustin dit : Nous devons souhaiter pour votre bien que vous approuviez nos discours; car quel fruit peut-on espérer, si vous n'approuvez pas ce que nous disons? C'est donc ce que nous devons désirer le plus, et c'est ce que nous avons le plus à craindre. Dispensez-moi, Messieurs, de vous expliquer plus au long ce que vous devez assez entendre. Ah ! cessons de parler ici de nous-mêmes; venons à la conclusion de saint Augustin : Consolamini bene vivendo; nolite nos atterere malis moribus vestris (1). Parmi tant de travaux et tant de périls, quelle consolation nous peut-il rester que dans l'espérance de gagner les âmes? Nous ne sommes pas si malheureux qu'il n'y en ait qui profitent de notre parole; mais voici, dit saint Augustin , ce qui rend notre condition misérable : In occulto est unde gandeam, in publico est unde torquear (2) : « Ce qui nous fâche est public, ce qui nous console est caché ; » nous voyons triompher hautement le vice qui nous afflige, et nous ne voyons pas la pénitence qui nous édifie. Luceat lux vestra coram hominibus (3).

 

1 Tract., XVIII in Joan.,  n. 12.— 2 Serm., CCCXCII, n. 6. — 3 Matth., V, 16.

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