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FRAGMENT D'UN DISCOURS
SUR
LA VIE CHRÉTIENNE (a).

 

Je tirerai mon raisonnement de deux excellents discours de saint Augustin : le premier c'est le Traité XIX sur saint Jean; le second

 

(a) Prononcé dans un monastère après l'élévation de Bossuet sur le siège épiscopal de Meaux. Voilà tout ce que nous pouvons dire sur ce discours; car non-seulement les renseignements positifs nous manquent, mais nous n'avons ni le manuscrit ni le texte même de l'auteur. Une remarque générale devient ici nécessaire.

Le charitable pasteur entourait d'une vive et tendre sollicitude les compagnes de l'Agneau, les Vierges du Seigneur; en même temps qu'il protégeait contre les attaques de l'ennemi cette sainte portion de son bercail, il le conduisait sur les gras pâturages, lui faisant goûter les charmes de la vie mystique et l'abreuvant aux sources de l'amour divin. Si l'on avait toutes les paroles de salut qu'il a fait entendre dans les monastères de son diocèse, on en remplirait plusieurs volumes in-folio. Ces exhortations, ces conférences, ces discours, il ne les écrivait pas, du moins en entier, comme le dit l'abbé Ledieu; dans la troisième époque de son ministère apostolique, sûr de lui-même et de sa parole, il se contentait de méditer les mystères évangéliques dans le silence du sanctuaire, et de tracer quelquefois les idées fondamentales sur le papier.

Les religieuses conservaient précieusement, pour leur nourriture de chaque jour, le pain substantiel qu'il leur distribuait avec tant de charité : « Celles, dit dom Déforis, qui avaient plus de mémoire et de présence d'esprit avaient soin, après la conférence, d'écrire le discours que le prélat leur avait fait de l’abondance de son cœur paternel, et il approuvait cette méthode si propre à conserver le fruit de ses entretiens. C'est aux soins de ces bonnes religieuses que nous Sommes redevables d'avoir hérité de quelque portion des monuments du zèle et de la sagesse de cet illustre prélat. » Déforis recueillit les débris de ces monuments; c'est à Meaux, dans le couvent de Sainte-Ursule qu'il fit la plus abondante récolte; ses recherches furent peu fructueuses au couvent de la Visitation.

Sans doute les résumés des religieuses ne reproduisent pas Bossuet tout entier, on chercherait vainement dans leurs rapports la soudaineté, la concision, la force et la majesté de sa parole; mais on y retrouve encore l'étendue de sa science, la ferveur de son zèle, l'ardeur de sa piété et l'étonnante énergie de sa foi.

Probablement les manuscrits des religieuses n'existent plus. Cette perte nous paraît peu regrettable : car, ici, l'impression du premier éditeur vaut l'écriture du manuscrit original.

Encore une observation. Après le Fragment sur la vie chrétienne, on trouve dans toutes les éditions un discours quia pour titre : Sermon sur les obligations de l'état religieux. Les éditeurs disent dans une note «qu'il est aisé de reçoit naître Bossuet » dans ce discours. Cependant, si l'on veut se donner la peine de le lire aux endroits qui seront indiqués tout à l'heure, je m'assure qu'on n'y trouvera pas une phrase qui porte l'empreinte de ce mâle et vigoureux génie. Aussi le sermon sur les obligations de l'état religieux n'est-il pas de Bossuet, mais de Fénelon. Et ce qu'il y a de plus inconcevable, c'est que la plupart des éditeurs modernes l'ont donné deux fois sous le nom de deux auteurs différents : ainsi nous le trouvons dans L'édition de Versailles, Œuvres complètes de Bossuet, vol. XIV, p. 419; puis dans l'édition de Versailles, Œuvres de Fénelon, vol. XVII, p. 387.

 

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c'est le Sermon XVIII des paroles de l'Apôtre. Ce grand homme, aux lieux allégués, distingue en l’âme deux sortes de vie : l'une est celle qu'elle communique au corps; l'autre est celle dont elle vit elle-même. Comme l’âme est la vie du corps, ce saint évêque enseigne que Dieu est sa vie (1). Pénétrons, s'il vous plaît, sa pensée. L’âme ne pourrait donner la vie à nos corps, si elle n'avait ces trois qualités. Il faut premièrement qu'elle soit plus noble, car il est plus noble de donner que de recevoir ; il faut en second lieu qu'elle lui soit unie, car notre vie ne peut point être hors de nous; il faut enfin qu'elle lui communique des opérations que le corps ne puisse exercer sans elle, caria vie consiste principalement dans l'action. Ces trois choses paraissent clairement en nous : ce corps mortel dans lequel nous vivons, si vous le séparez de son âme, qu'est-ce autre chose qu'un tronc inutile et qu'une masse de boue ? Mais sitôt que l’âme lui est conjointe, il se remue , il voit, il entend, il est capable de toutes les fonctions de la vie. Si je vous fais voir maintenant que Dieu fait à l'égard de l’âme la même chose (pie ce que l’âme fait à l'égard du corps, vous avouerez sans doute que, tout ainsi que l’âme est la vie du corps, ainsi Dieu est la vie de l’âme (a); et la proposition de saint Augustin sera véritable. Voyons ce qui en est, et prouvons tout solidement par les Ecritures.

 

1 Serm., CLXI, n. 6.

 

(a) Dieu est la vie de l’âme à aussi bon titre que l’âme elle-même est la vie ou corps.

 

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Et premièrement, que Dieu soit plus noble et plus éminent que nos âmes, ce serait perdre le temps de vous le prouver. Pour ce qui regarde l'union de Dieu avec nos esprits, il n'y a non plus de lieu d'en douter, après que l'Ecriture a dit tant de fois que « Dieu viendrait en nous, qu'il ferait sa demeure chez nous (1), que nous serions son peuple et qu'il demeurerait en nous (2); » et ailleurs, que « qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui (3); » et enfin, que « la charité a été répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit qu'on nous a donné (4). » Tous ces témoignages sont clairs, et n'ont pas besoin d'explication.

L'union de Dieu avec nos âmes étant établie, il reste donc maintenant à considérer si l’âme par cette union avec Dieu est élevée à quelque action de vie, dont sa nature ne soit pas capable par elle-même. Mais nous n'y trouverons point de difficultés, si nous avons bien retenu les choses qui ont déjà été accordées. Suivez, s'il vous plaît, mon raisonnement; vous verrez qu'il relève merveilleusement la dignité de la vie chrétienne. Il n'y a rien qui ne devienne plus parfait en s'unissant à un être plus noble : par exemple, les corps les plus bruts reçoivent tout à coup un certain éclat, quand la lumière du soleil s'y attache. Par conséquent il ne se peut faire que l’âme s'unissant à ce premier Etre très-parfait, très-excellent et très-bon, elle n'en devienne meilleure. Et d'autant que les causes agissent selon la perfection de leur être, qui ne voit que l’âme étant meilleure elle agira mieux? Car dans cet état d'union avec Dieu, que nous avons montré par les Ecritures, sa vertu est fortifiée par la toute-puissante vertu de Dieu qui s'unit à elle, de sorte qu'elle participe en quelque façon aux actions divines. Cela est peut-être un peu relevé; mais tâchons de le rendre sensible par un exemple.

Considérez les cordes d'un instrument : d'elles-mêmes elles sont muettes et immobiles. Sont-elles touchées d'une main savante, elles reçoivent en elles la mesure et la cadence, et même elles la portent aux autres. Cette mesure et cette cadence, elles sont originairement dans l'esprit du maître; mais il les fait en quelque sorte passer dans les cordes , lorsque les touchant avec art, il les

 

1 Joan., XIV, 23. — 2 Levit., XXVI, 12 — 3 I Cor., VI, 17. — 4 Rom., V, 3.

 

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fait participer à son action. Ainsi l’âme, si j'ose parler de la sorte, s'élevant à cette justice, à cette sagesse, à cette infinie sainteté qui n'est autre chose que Dieu, touchée pour ainsi dire par l'Esprit de Dieu, elle devient juste, elle devient sage, elle devient sainte ; et participant selon sa portée aux actions divines, elle agit saintement comme Dieu lui-même agit saintement. Elle croit en Dieu, elle aime Dieu, elle espère en Dieu, et lorsqu'elle croit en Dieu, qu'elle aime Dieu, qu'elle espère en Dieu, c'est Dieu qui fait en elle cette toi, cette espérance et ce saint amour. C'est pourquoi l'Apôtre nous dit que « Dieu fait en nous le vouloir et le faire (1); » c'est-à-dire si nous le savons bien comprendre, que nous ne faisons le bien que par l'action qu'il nous donne ; nous ne voulons le bien que par la volonté qu'il opère en nous. Donc toutes les actions chrétiennes sont des actions divines et surnaturelles auxquelles l’âme ne pourrait parvenir ; n'était que Dieu s'unissant à elle, les lui communique par le Saint-Esprit qui est répandu dans nos cœurs. De plus, ces actions que Dieu fait en nous, ce sont aussi actions de vie, et même de vie éternelle. Par conséquent (a) on ne peut nier que Dieu s'unissant à nos âmes, mouvant ainsi nos âmes, ne soit véritablement la vie de nos âmes. Et c'est là, si nous l'entendons, la nouveauté de vie dont parle l'Apôtre (2).

Passons outre maintenant, et disons : Si Dieu est notre vie, parce qu'il agit en nous, parce qu'il nous fait vivre divinement en nous rendant participons des actions divines : il est absolument nécessaire qu'il détruise en nous le péché, qui non-seulement nous éloigne de Dieu, mais encore nous fait vivre comme des bêtes, hors (b) de la conduite de la raison. Et ainsi, chrétiens, élevons nos cœurs; et puisque dans cette bienheureuse nouveauté de vie nous devons vivre et agir selon Dieu, rejetons loin de nous le péché qui nous fait vivre comme des bêtes brutes, et aimons la justice de la vertu, par laquelle nous sommes participants, comme dit l'apôtre saint Pierre (3), de la nature divine. C'est à quoi nous exhorte saint Paul, quand il dit : « Si nous vivons de l'esprit, marchons en esprit : » Si spiritu vivimus, spiritu et ambulemus (4) ;

 

1 Philipp., II, 13. — 2 Rom., VI, 4. — 3 II Petr., I, 4. — 4 Galat., V, 25.

(a) Var. : Ce qui étant ainsi posé. — (b) Loin.

 

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c'est-à-dire si nous vivons d'une vie divine , faisons des actions dignes d'une vie divine. Si l'Esprit de Dieu nous anime, laissons la chair et ses convoitises, et vivons comme animés de l'Esprit de Dieu, faisons des œuvres convenables à l'Esprit de Dieu; et comme Jésus Christ est ressuscité par la gloire du Père, ainsi marchons en nouveauté de vie.

Regardons avec l'apôtre saint Paul (1) Jésus ressuscité, qui est la source de notre vie. Quel était le Sauveur Jésus pendant le cours de sa vie mortelle ? Il était chargé des péchés du monde , il s'était mis volontairement en la place de tous les pécheurs, pour lesquels il s'était constitué caution , et dont il était convenu de subir les peines. C'est pour cela que sa chair a été infirme; pour cela il a langui sur la croix parmi des douleurs incroyables; pour cela il est cruellement mort avec la perte de tout son sang. Dieu éternel, qu'il est changé maintenant ! « Il est mort au péché , » dit l'Apôtre (2), c'est-à-dire qu'il a dépouillé toutes les faiblesses qui avaient environné sa personne en qualité de caution des pécheurs. « Il est mort au péché et il vit à Dieu, » parce qu'il a commencé une vie nouvelle qui n'a plus rien de l'infirmité delà chair, mais en laquelle reluit la gloire de Dieu : Quod autem vivit, vivit Deo. « Ainsi estimez, continue l'Apôtre, vous qui êtes ressuscites avec Jésus-Christ, estimez que vous êtes morts au péché, et vivants à Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ (3) : et comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire du Père, marchons aussi dans une vie nouvelle (4). » C'est à quoi nous oblige la résurrection de notre Sauveur, et la doctrine du saint Evangile : et ce que la doctrine évangélique nous prêche, cela même est confirmé en nous par le saint baptême.

De là était née cette belle cérémonie que l'on observait dans l'ancienne Eglise au baptême des chrétiens. On les plongeait entièrement dans les eaux, en invoquant sur eux le saint nom de Dieu. Les spectateurs (a) qui voyaient les nouveaux baptisés se noyer pour ainsi dire et se perdre dans les ondes de ce bain salutaire, puis revenir aussitôt lavés de cette fontaine très-pure, se les représentaient en un moment tout changés par la vertu occulte

 

1 Hebr. XII, 2.— 2 Rom. VI, 10. — 3 Ibid., 11. — 4 Ibid., 4.

(a) Var. : Les fidèles.

 

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du Saint-Esprit, dont ces eaux étaient animées ; comme si sortant de ce monde en même temps qu'ils disparaissaient à leur vue, ils fussent allés mourir avec le Sauveur pour ressusciter avec lui selon la vie nouvelle du christianisme. Telle était la cérémonie du baptême à laquelle l'Apôtre regarde, lorsqu'il dit dans le texte que nous traitons que nous sommes ensevelis avec Jésus-Christ pour mourir avec lui dans le saint baptême, afin que comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire du l'ère, ainsi nous marchions en nouveauté de vie. Il regardait à cette cérémonie du baptême, qui se pratiquait sans doute du temps des apôtres : or encore que le temps ait changé, que la cérémonie ne soit plus la même, la vertu du baptême n'est point altérée, à cause qu'elle ne consiste pas tant dans cet élément corruptible que dans la parole de Jésus-Christ, et dans l'invocation de La Trinité, et dans la communication de l'Esprit de Dieu, qui sont choses sur lesquelles le temps ne peut rien.

En effet, tout autant que nous sommes de baptisés, nous sommes tous consacrés dans le saint baptême à la Trinité très-auguste par la mort du péché et par la résurrection à la vie nouvelle. C'est pourquoi nos péchés y sont abolis et la nouveauté de vie y est commencée : et de là vient que nous appelons le baptême le sacrement de régénération et de renouvellement de l'homme par le Saint-Esprit. D'où je conclus que le dessein de Dieu est de détruire en nous le péché, puisqu'il veut que la vie chrétienne commence par l'abolition (a) de nos crimes, et ainsi il nous rend la justice que la prévarication du premier père nous avait ôtée. Grâces à votre bonté, ô grand Dieu, qui faites un si grand présent à vos serviteurs par Jésus-Christ le Juste, qui se chargeant de nos péchés à la croix, par un divin échange nous a communiqué sa justice.

Mais ici peut-être vous m'objecterez que le péché n'est point détruit, même dans les justes, puisque la foi catholique professe qu'il n'y a aucun homme vivant qui ne soit pécheur. Pour résoudre cette difficulté, et connaître clairement quelle est la justice que le Saint-Esprit nous rend en ce monde, l'ordre de mon

 

(a) Var. : Rémission.

 

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raisonnement m'oblige d'entrer en ma seconde partie , et de vous faire voir le combat du fidèle contre la chair et ses convoitises. Je joindrai donc cette seconde partie avec ce qui me reste à dire de la première, dans une même suite de discours. Je tâcherai pourtant de ne rien confondre ; mais j'ai besoin que vous renouveliez vos attentions.

La seconde partie de la vie chrétienne, c'est de combattre la concupiscence, pour détruire en nous le péché. Or quand je parle ici de concupiscence, n'entendez par ce mot aucune passion particulière, mais plutôt toutes les passions assemblées, que l'Ecriture a accoutumé d'appeler d'un nom général la concupiscence et la chair. Mais définissons en un mot la concupiscence, et disons avec le grand Augustin : La concupiscence, c'est un attrait qui nous fait incliner à la créature (a) au préjudice du Créateur, qui nous pousse aux choses sensibles au préjudice des biens éternels.

Qu'est-il nécessaire de vous dire combien cet attrait est puissant en nous? Chacun sait qu'il est né avec nous, et qu'il nous est passé en nature. Voyez avant le christianisme comme le vrai Dieu était méprisé par toute la terre : voyez depuis le christianisme combien peu de personnes goûtent comme il faut les vérités célestes de l'Evangile; et vous verrez que les choses divines nous touchent bien peu. Qui fait cela, fidèles, si ce n'est que nous aimons les créatures désordonnément ? C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit : « La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1). » Et ailleurs : « Je me plais en la loi selon l'homme intérieur; mais je sens en moi-même une loi qui résiste à la loi de l'esprit (2) : » voilà le combat. Que si l'Apôtre même ressent cette guerre, qui ne voit que cette opiniâtre contrariété de la convoitise répugnante au bien, se rencontre même dans les plus justes?

Dieu éternel, d'où vient ce désordre? Pourquoi cet attrait du mal, même dans les saints? Car enfin ils se plaignent tous

 

1 Galat., V, 17. — 2 Rom., VII, 22, 23.

 

(a) Var. : Qui nous fait pencher à la créature : — qui nous attire à la créature.

 

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généralement que dans le dessein qu'ils ont de s'unir à Dieu, ils sentent une résistance continuelle. Grand Dieu, je connais vos desseins : vous voulez que nous expérimentions en nous-mêmes une répugnance éternelle à ce que votre loi si juste et si sainte désire de nous, afin que nous sachions distinguer ce que nous faisons par nous-mêmes d'avec ce que vous faites en nous par votre Esprit-Saint; et que par l'épreuve de notre impuissance nous apprenions à attribuer la victoire, non point à nos propres forces , mais à votre bras et à l'honneur de votre assistance. Et ainsi vous nous laissez nos faiblesses, afin de faire triompher votre grâce dans l'infirmité de notre nature. Par où vous voyez, chrétiens, que la concupiscence combat dans les justes, mais que la grâce divine surmonte. C'est la grâce qui oppose à l'attrait du mal la chaste délectation des biens éternels ; c'est-à-dire la charité qui nous fait observer la loi, non point par la crainte de la peine, mais par l'amour de la véritable justice : et cette charité est répandue en nos cœurs, non par le libre arbitre qui est né avec nous, mais par le Saint-Esprit qui nous est donné (1).

La charité donc et la convoitise se font la guerre sans aucune trêve : à mesure que l'une croît, l'autre diminue. Il en est comme d'une balance : autant que vous ôtez à la charité, autant vous ajoutez de poids à la convoitise. Quand la charité surmonte, nous sommes libres de cette liberté dont parle l'Apôtre (2), par laquelle Jésus-Christ nous a affranchis. Nous sommes libres, dis-je, parce que nous agissons par la charité, c'est-à-dire par une affection libérale. Mais notre liberté n'est point achevée, parce que le règne delà charité n'est pas accompli. La liberté sera entière, quand la paix sera assurée, c'est-à-dire au ciel. Cependant nous gémissons ici-bas, parce que la paix de la charité que nous y avons étant toujours mêlée avec la guerre de la convoitise, elle n'est pas tant le calme de nos troubles que la consolation de notre misère : et en voici une belle raison de saint Augustin.

La liberté n'est point parfaite, dit-il, et la paix n'est pas assurée, parce que la convoitise qui nous résiste ne peut être combattue sans péril : elle ne peut être aussi bridée sans contrainte, ni

 

1 Rom., V, 5. — 2 Galat., IV, 31.

 

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par conséquent modérée (a) sans inquiétude : Illa quœ resistunt, pericidoso debellantur praelio; et illa quœ victa sunt, nondùm securo triumphantur otio, sed adhuc sollicito premuntur imperio (1). Et delà vient que notre justice ici-bas, je parle encore avec le grand Augustin, de là vient que « notre justice consiste plus en la rémission des péchés qu'en la perfection des vertus : » Magis remissione peccatorum constat, quàm perfectione virtutum (2). Certes, je sais que ceux qui sont humbles goûteront cette doctrine toute évangélique, qui est la base de l'humilité chrétienne.

Mais si la vie des justes est accompagnée de péchés, comment est-ce que ma proposition sera véritable, que Dieu détruit le péché dans les justes, même en cette vie ? C'est, s'il vous en souvient, ce que j'avais laissé à résoudre : maintenant je vous dirai en un mot : J'avoue que les plus grands saints sont pécheurs; et s'ils ne le reconnaissent humblement, ils ne sont pas saints. Il sont pécheurs, mais ils ne servent plus au péché : ils ne sont pas entièrement exempts de péché, mais ils sont délivrés de sa servitude. Il y a quelques restes de péché en eux ; mais le péché n'y règne plus, comme dit l'Apôtre (3) : « Que le péché ne règne plus en vos corps mortels : » et ainsi le péché n'y est pas éteint tout à fait ; mais le règne du péché y est abattu par le règne de la justice, selon cette parole de l'Apôtre (4) : « Etant libres du péché, vous êtes faits soumis à la justice. »

Comment est-ce que le règne du péché est abattu dans les justes? Ecoutez l'apôtre saint Paul : « Que le péché ne règne plus en vos corps mortels, pour obéir à ses convoitises. » Vous voyez par là que le péché règne où les convoitises sont obéies. Les uns leur lâchent la bride ; et se laissant emporter à leur brutale impétuosité , ils tombent dans ces péchés qu'on nomme mortels, desquels l'Apôtre a dit que « qui fait ces choses il ne possédera point le royaume de Dieu (5). » Les justes au contraire, bien loin d'obéir à leurs convoitises, ils leur résistent, ils leur font la guerre; ainsi que je disais tout à l'heure. Et bien que la victoire leur

 

1 De Civit. Dei, lib. XIX. cap. XXVII. — 2 Ibid. — 3 Rom., VI. 12. — 4 Ibid., 18. — 5 I Cor., VI, 9, 10.

(a) Var. ; Régie.

 

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demeure par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, toutefois dans un conflit si long, si opiniâtre , où les combattons sont aux mains de si près : en frappant ils sont frappés quelquefois : Percutimus et percutimur, dit saint Augustin (1) : et le victorieux ne sort point d'une mêlée si âpre et si rude sans quelques blessures, c'est ce que nous appelons péchés véniels. Parce que la justice est victorieuse, elle mérite le nom de véritable justice : parce qu'elle reçoit quelque atteinte qui diminue de beaucoup son éclat, elle n'est point justice parfaite. C'est autre chose d'avoir le bien accompli, autre chose de ne se plaire point dans le mal. « Notre vue peut se déplaire dans les ténèbres, encore qu'elle ne puisse pas s'arrêter dans cette vive source de la lumière : » Potest oculus nullis tenebris delectari, quamvis non possit in fulgentissimà luce defigi (2).

Si l'homme juste, résistant à la convoitise, tombe quelquefois dans le mal, du moins il a cet avantage qu'il ne s'y plaît pas ; au contraire il déplore sa servitude, il soupire ardemment après cette bienheureuse liberté du ciel ; il dit avec l'apôtre saint Paul (3) : « Misérable homme que je suis , qui me délivrera de ce corps de mort? » S'il tombe, il se relève aussitôt : s'il a quelques péchés, il a aussi la charité qui les couvre : « La charité, dit l'apôtre saint Pierre, couvre la multitude des péchés (4). »

Bien plus, ce grand Dieu tout-puissant fait éclater (a) la lumière même du sein des plus épaisses ténèbres, il fait servir à la justice le péché même. Admirable économie de la grâce ! oui les péchés mêmes, je l'oserai dire, dans lesquels la fragilité humaine fait tomber le juste, si d'un côté ils diminuent la justice , ils l'augmentent et l'accroissent de l'autre. Et comment cela ? C'est qu'ils enflamment les saints désirs de l'homme fidèle; c'est qu'en lui faisant connaître sa servitude , ils font qu'il désire bien plus ardemment les bienheureux embrassements de son Dieu, dans lesquels il trouvera la vraie liberté ; c'est qu'ils lui font confesser sa propre faiblesse et le besoin qu'il a de la grâce, dans un état d'un

 

1 Serm. CCCLI, n. 6. — 2 S. August., de Spirit. et litt., n. 65. — 3 Rom., VI, 24. — 4 Petr., IV, 8.

(a) Var. : Sait tirer.

 

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profond anéantissement. Et d'autant que le plus juste c'est le plus humble, le péché même en quelque sorte accroît la justice, parce qu'il nous fonde de plus en plus dans l'humilité.

Vivons ainsi, fidèles, vivons ainsi; faisons que notre faiblesse augmente l'honneur de notre victoire par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Aimons cette justice divine qui fait que le péché même nous tourne à bien : quand nous voyons croître nos iniquités, songeons à nous enrichir par les bonnes œuvres (a), afin de réparer notre perte. Le fidèle qui vit de la sorte, expiant ses péchés par les aumônes, se purifiant toute sa vie par la pénitence, par le sacrifice d'un cœur contrit, par les œuvres de miséricorde, il ne détruit pas seulement le règne du péché, comme je disais tout à l'heure ; je passe maintenant plus outre, et je dis qu'il détruit entièrement le péché, parce que, dit saint Augustin, « comme notre vie n'est pas sans péché, aussi les remèdes pour les purger ne nous manquent pas : » Sicut peccata non defuerunt, ita etiam remedia, quibus purgarentur, affuerunt (1).

Enfin celui qui vit de la sorte, détestant les péchés mortels, faisant toute sa vie pénitence pour les véniels à la manière que je viens de dire avec l'incomparable saint Augustin, il méritera, dit le même Père. Que nos nouveaux réformateurs entendent ce mot : c'est dans cette belle Epître à llilaire, où ce grand personnage combat l'orgueilleuse hérésie de Pelage, ennemi de la grâce de Jésus-Christ. Cet humble défenseur de la grâce chrétienne se sert en ce lieu du mot de mérite : était-ce pour enfler le libre arbitre? N'était-ce pas plutôt pour relever la dignité de la grâce et des saints mouvements que Dieu fait en nous? Quelle est donc votre vanité et votre injustice, ô très-charitables réformateurs, de prêcher que nous ruinons la grâce de Dieu, parce que nous nous servons du mot de mérite, si ce n'est peut-être que vous vouliez dire que saint Augustin a détruit la grâce et que Calvin seul l'a bien établie? Pardonnez-moi cette digression; je reviens à mon passage de saint Augustin. Un homme passant sa vie dans l'esprit de mortification et de pénitence, « encore qu'il

 

1 Ad Hilar., ep. CLVII, n. 3.

 

(a) Var. : Songeons à en obtenir le pardon par les bonnes œuvres.

 

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ne vive pas sans péché, il méritera, dit saint Augustin, de sortir de ce monde sans aucun péché : » Merebitur hinc exire sine peccato, quamvis, cùm hic vivent, habitent nonnulla peccata (1); et ainsi le péché est détruit en nous, à cause du mérite de la vraie foi qui opère par la charité.

Il est donc vrai, fidèles, ce que j'ai dit, que même dans cet exil Dieu détruit le péché par sa grâce ; il est vrai qu'il y surmonte la concupiscence : et ainsi, par la miséricorde de Dieu, je me suis déjà acquitté envers vous des deux premières parties de ma dette. Faites votre profit de cette doctrine; elle est haute, mais nécessaire. Je sais que les humbles l'entendent; peut-être ne plaira-t-elle pas aux superbes. Les lâches sans doute seront fâchés qu'on leur parle toujours de combattre. Mais pour vous, ô vrais chrétiens, travaillez sans aucun relâche, puisque vous avez un ennemi en vous-mêmes avec lequel si vous faites la paix en ce monde, vous ne sauriez avoir la paix avec Dieu (a). Voyez combien il est nécessaire de veiller toujours, de prier toujours, de peur de tomber en tentation. Que si cette guerre continuelle vous semble fâcheuse, consolez-vous par l'espérance fidèle de la glorieuse résurrection, qui se commence déjà en nos corps. C'est la troisième opération que le Saint-Esprit exerce dans l'homme fidèle durant le pèlerinage de cette vie; et c'est aussi par où je m'en vais conclure.

 

1 Ubi suprà.

 

(a) Var.: Travaillez, travaillez, chrétiens, puisque vous avez toujours à combattre un ennemi qui vous touche de si près.

 

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