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PREMIER SERMON
POUR
LA FÊTE DE  L'ANNONCIATION (a).

 

Beatus venter qui te portavit.

 

Bienheureuses les entrailles qui vous ont porté. Luc, XI, 27.

 

Dans cette auguste journée, en laquelle le Père céleste avait résolu d’associer la divine Vierge à sa génération éternelle en la

 

(a) Exorde. — Ibi accepit formant servi, ibi se pauperavit, ibi nos ditavit. (S. August., in Psal. CI, serm. I.)

Premier point. — Satan tombé par orgueil imprime le même mouvement. Undè cecidit, indè dejecit. (S. August., serm. CLXIII.) Un bâtiment ruineux.

Jalousie de Dieu. En quoi nous pouvons lui être semblables. Indépendance. Désir d'indépendance en l'homme.

Nous ne pouvons ressembler à Dieu dans son indépendance. Il nous ressemble dans l'humilité.

Second point. — L'appauvrissement du Verbe fait chair nous relève.

Attendez tout comme d'un Dieu. Approchez aussi librement que si ce n'était qu'un homme. Cache ses attributs.

Troisième point. — Admirabile commercium!

Deux sortes de commerce :  1° Pour  emprunter  ce  qui   manque, commerce de besoins ; 2° pour   se réjouir avec les âmes, commerce de société. Jésus-Christ mortel et Jésus-Christ immortel, à nous. Dons de la grâce, dons de la gloire.

 

Prêché en 1661, aux grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques.

D'une part ce sermon a été prêché pendant le Carême, puisque l'Annonciation tombait en 1661 dans ce saint temps; d'un autre côté le prédicateur interpelle des religieuses et des laïques, puisqu'il dit « mes Sœurs et mes Frères : » Or le Carême des Carmélites a seul réuni ces deux circonstances de temps et de personnes. En 1663, au Val-de-Grace, l'orateur voyait devant sa chaire, non-seulement des religieuses et des séculiers, mais encore des gens de la Cour.

Ou remarquera vers la fin du premier point ces paroles : « Vous vivez, mes Sœurs, dans une conduite qui vous doit faire trouver la soumission non-seulement fructueuse, mais encore douce et désirable. » Les Carmélites du faubourg Saint-Jacques avaient alors pour supérieure Mme de Gourges, en religion Marie de Jésus, dont la prudence et la charité, l'exemple et les vertus savaient adoucir les amertumes de la pénitence et rendre léger le joug de l'obéissance.

 

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faisant Mère de son Fils unique, comme il savait, chrétiens, que la fécondité de la nature n'était pas capable d'atteindre à un ouvrage si haut, il résolut aussi tout ensemble de lui communiquer un rayon de sa fécondité infinie. Aussitôt qu'il l'eut ainsi ordonné, cette chaste et bénite créature parut tout d'un coup environnée de son Saint-Esprit et couverte de toutes parts de l'ombre de sa vertu toute-puissante. Le Père éternel s'approche en personne, qui ayant engendré en elle ce même Fils tout-puissant qu'il engendre en lui-même devant tous les siècles, par un miracle surprenant une femme devient la Mère d'un Dieu, et celui qui est si grand et si infini, si je puis parler de la sorte, qu'il n'avait pu jusqu'alors être contenu que dans l'immensité du sein paternel, se trouve en un instant renfermé dans ses entrailles sacrées.

Cependant comme Dieu lui-même avait entrepris la formation de ce corps dont le Verbe devait être revêtu, la nature et la convoitise , qui ont accoutumé de s'unir dans les conceptions ordinaires , eurent ordre de se retirer ; ou plutôt la convoitise déjà éloignée depuis fort longtemps du corps et de l'esprit de Marie , n'osa pas seulement paraître dans ce mystère de grâce et de sainteté ; et pour ce qui est de la nature, qui est toujours respectueuse envers son Auteur, elle n'avait garde de mettre la main dans un ouvrage qu'il entreprenait d'une manière si haute ; mais s'arrêtant à considérer non sans un profond étonnement cette nouvelle manière de former et de faire naître un corps humain,

 

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elle crut que toutes ses lois allaient être à jamais renversées (a). C'est à peu près, chrétiens, ce qui s'accomplit aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge, et ce qui nous oblige de nous écrier avec cette femme de notre évangile qu'elles sont vraiment bienheureuses. Mais comme le fond d'un si grand mystère est entièrement impénétrable , je n'ose pas seulement penser à vous en donner l'explication ; et je me contenterai, chrétiens, de demander humblement à Dieu qu'il lui plaise me donner ses saintes lumières pour vous faire entendre les fruits infinis qui en reviennent à notre nature. Encore cette grâce est-elle si grande, que je n'ose pas espérer de l'obtenir de moi-même.

 

Ce n'est plus une femme particulière, c'est toute l'Eglise catholique qui adorant aujourd'hui le Verbe divin incarné dans les entrailles de la sainte Vierge, s'écrie avec transport que ces entrailles sont bienheureuses, dans lesquelles s'est accompli (b) un si grand mystère. Je me propose de vous faire entendre, autant que ma médiocrité le pourra permettre, la force de cette parole ; et comme le bonheur de la sainte Vierge ne consiste pas seulement dans les grâces qui lui sont données, mais dans celles que nous recevons par son entremise, je vous expliquerai, si Dieu le permet, le miracle qui s'est fait en elle pour notre commune félicité, afin que vous compreniez avec combien de raison ses entrailles sont appelées bienheureuses. Je suivrai dans cette matière les traces que saint Augustin nous a marquées, et je réduirai à trois chefs ce qui s'opère aujourd'hui dans la sainte Vierge. « Regardez, dit ce saint évoque, cette chaste servante de Dieu, vierge et mère tout ensemble : » Attende ancillam illam castam, et

 

(a) Dans son premier projet, l'auteur avait ainsi commencé l'exorde : Dans cette auguste journée, lorsqu'il fallut produire le corps du Sauveur dans les entrailles sacrées de Marie, la nature et la convoitise, qui se trouvent toujours dans les conceptions ordinaires, eurent ordre de se retirer pour laisser la place au divin Esprit qui avait entrepris cet ouvrage. La convoitise, mes Sœurs, bannie depuis longtemps du corps et de l'esprit de la sainte Vierge, n'eut pas même la liberté de paraître : et pour ce qui est de la nature, elle n'avait garde de mettre la main dans une œuvre où il travaillait d'une façon si miraculeuse; mais s'arrêtant à considérer non sans un profond étonnement cette nouvelle manière de former un corps, elle crut que toutes ses lois allaient être pour jamais renversées.

(b) Var. : Consommé, — achevé.

 

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virginem et matrem. « C'est là que le Fils de Dieu a pris la forme d'esclave, c'est là qu'il s'est appauvri, c'est là qu'il a enrichi les hommes : » Ibi accepit formam servi..., ibi se pauperavit, ibi nos ditavit (1). Voilà trois choses, mes Sœurs, que cette sainte journée a vues s'accomplir dans les entrailles de la sainte Vierge, l'humiliation , l'appauvrissement, permettez-moi d'user de ce mot, la libéralité du Verbe fait chair. Il y a pris la forme d'esclave, voilà qui marque l'humiliation; il y a pris notre pauvreté, vous voyez comme il s'est ainsi appauvri lui-même (a) ; il nous a communiqué ses richesses, c'est par là qu'il a exercé (b) sur nous sa libéralité infinie. Ce sont, mes Sœurs, les trois grands ouvrages dans lesquels saint Augustin a cru renfermer tout ce qui s'accomplit aujourd'hui (c).

Et en effet, si nous entendons l'ordre et l'économie du mystère, nous verrons que tout est compris dans ces trois paroles. Car pour remonter jusqu'au principe, ce Dieu qui prend une chair humaine dans le ventre sacré de Marie, ne se charge de notre nature que dans le dessein de la réparer ; et pour cela trois choses étaient nécessaires, de confondre notre orgueil, de relever notre bassesse, d'enrichir notre pauvreté, il fallait confondre l'orgueil, qui était la plus grande plaie de notre nature et le plus grand obstacle à la guérison ; et pour cela est-il rien de plus efficace que de voir un Dieu rabaissé jusqu'à prendre la forme d'esclave ? Mais l'ouvrage de notre salut n'est pas encore achevé, et l'orgueil étant confondu, il faut encourager la faiblesse, de peur que notre nature (d) n'étant plus occupée que de son néant, n'osât pas même s'approcher de Dieu, ni même regarder le ciel ; et au lieu qu'elle se perdait par l'orgueil, elle ne pérît encore plus parle désespoir. Pour lui donner du courage, « Dieu (e) se fait pauvre, dit saint Augustin (2), de peur que l'homme pauvre et misérable , étant effrayé par l'éclat et la pompe de ses richesses, n'ose pas s'approcher de lui avec sa pauvreté et sa misère : » Accepit

 

1 In Psal. CI, serm. I, n. 4. — 2 Ubi supra.

 

(a) Var. : Et c'est ainsi qu'il s'est appauvri lui-même; — et il s'est ainsi appauvri lui-même. — (b) Et il a exercé. — (c) Les trois grands ouvrages que le Fils de Dieu accomplit dans les entrailles très-pures de la sainte Vierge. — (d) La nature humaine. — (e) C’est pourquoi Dieu.

 

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paupertatem nostram, ne divitias ejus expavesceres et ad eum accedere cum tuâ paupertate non auderes.

Ayant donc ainsi relevé notre courage abattu, que reste-t-il maintenant à faire, sinon qu'il rende le bien à ceux auxquels il a déjà rendu l'espérance? Et c'est ce qu'il fait, se donnant à nous avec ses trésors et ses grâces par son incarnation bienheureuse. Par où vous découvrez maintenant la suite des paroles de saint Augustin, et tout ensemble l'ordre merveilleux du mystère qui s'accomplit en la sainte Vierge. O entrailles vraiment bienheureuses , dans lesquelles la nature humaine reçoit tant de grâces ! « Là un Dieu a pris la forme d'esclave, » afin de confondre notre orgueil : Ibi accepit formam servi ; « là un Dieu s'est revêtu de notre indigence, » afin d'encourager (a) notre bassesse : ibi se pauperavit ; « là un Dieu se donne lui-même avec tous ses biens, » afin d'enrichir (b) notre pauvreté : ibi nos ditavit. Dieu me fasse la grâce, mes Sœurs, d'expliquer saintement ces trois vérités, qui feront le partage de ce discours.

 

PREMIER POINT.

 

Tous les saints Pères ont dit d'un commun accord que l'orgueil était le principe de notre ruine, et la raison en est évidente. Nous apprenons par les saintes Lettres que le genre humain est tombé par l'impulsion de Satan. Comme un grand bâtiment qu'on jette par terre, qui en accable un moindre sur lequel il tombe, ainsi cet esprit superbe, en tombant du ciel, est venu fondre sur nous et nous enveloppe dans sa ruine (c). En tombant sur nous de la sorte, il a, dit saint Augustin, imprimé en nous un mouvement semblable à celui qui le précipite lui-même : Undè cecidit, indè dejecit (1). Etant donc abattu par son propre orgueil, il nous a entraînés , en nous renversant, dans le même sentiment dont il est poussé ; de sorte que nous sommes superbes aussi bien que lui, et c'est le vice le plus dangereux de notre nature. Je dis le plus dangereux, parce que ce vice est celui de tous qui s'oppose le

 

1 Serm. CLXIII, n. 8.

(a) Var. : Pour encourager. — (b) Pour enrichir. — (c) Cet esprit superbe est tombé sur nous comme un grand bâtiment qu'on jette par terre, et nous entraine après lui dans sa ruine.

 

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plus au remède, qui éloigne le plus la miséricorde. Car l'homme étant misérable, il se serait rendu aisément digne de pitié (a), s'il n'eût été orgueilleux. Il est assez naturel d'user de clémence envers un malheureux qui se soumet ; « mais est-il rien de plus indigne de compassion qu'un misérable superbe, qui joint l'arrogance (b) avec la faiblesse ? » Quid tam indignum misericordiâ quàm superbus miser (1)? C'était l'état où nous étions, faibles et altiers tout ensemble, impuissants et audacieux. Cette présomption fermait la porte à la clémence : ainsi, pour soulager notre misère, il fallait avant toutes choses guérir notre orgueil ; pour attirer sur nous la compassion, il fallait nous apprendre l'humilité; c'est pourquoi un Dieu s'humilie dans les entrailles de la sainte Vierge, et y prend aujourd'hui la forme d'esclave : Ibi accepit formam servi. C'est ici qu'il faut admirer la méthode dont Dieu s'est servi pour guérir l'arrogance humaine, et pour cela il est nécessaire de vous expliquer (c) la nature de cette maladie invétérée. Je suivrai les traces de saint Augustin, qui est Celui des saints Pères qui l'a mieux connue. L'orgueil, dit saint Augustin, est une fausse et pernicieuse imitation de la divine grandeur : Perverse te imitantur qui longé se à te faciunt, et extollunt se adversùm te (2) : « Ceux qui s'élèvent contre vous, vous imitent désordonnément. » Cette parole est pleine de sens ; mais une belle distinction du même saint Augustin nous en fera entendre le fond. Il y a des choses, dit-il (3), où Dieu nous permet de l'imiter, et d'autres où il le défend. Il est vrai que ce qui l'excite à la jalousie , c'est lorsque l'homme se veut faire Dieu et entreprend de lui ressembler; mais il ne s'offense pas de toute sorte de ressemblance.

Car premièrement, chrétiens, il nous a faits son image ; nous portons empreints sur nous-mêmes les traits de sa face et les caractères de ses perfections. Il y a de ses attributs dans lesquels il n'est pas jaloux que nous tâchions de lui ressembler ; au contraire il nous le commande. Par exemple, voyez sa miséricorde, dont il est dit dans son Ecriture « qu'elle éclate par-dessus ses autres

 

1 S. August., De liber. Arbit., lib. III, n. 29. — 2 Conf., lib. II, cap. VI. — 3 In Psal. LXX, serm. II, n. 6.

 

(a) Var. ; Etait certainement digne de pitié. — (b) L'audace. — (c) Il faut entendre.

 

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ouvrages (1) ; » il nous est ordonné de nous conformer à cet admirable modèle : Estote misericordes, sicut et Pater vester misericors est (2). Dieu est patient sur les pécheurs ; et les invitant à la pénitence, il fait luire en attendant son soleil sur eux ; il veut que nous nous montrions ses enfants, en imitant cette patience à l'égard de nos ennemis : Ut sitis filii Patris vestri (3). Ainsi comme il est véritable, vous pouvez l'imiter dans sa vérité ; il est juste, vous pouvez le suivre dans sa justice; il est saint, et encore que sa sainteté semble être entièrement incommunicable, il ne se fâche pas néanmoins que vous osiez porter vos prétentions jusqu'à l'honneur de lui ressembler dans ce merveilleux attribut; au contraire il vous le commande : Sancti estote, quoniam ego sanctus sum (4).

Quelle est donc cette ressemblance qui lui cause tant de jalousie? C'est lorsque nous lui voulons ressembler dans l'honneur de l'indépendance , en prenant notre volonté pour loi souveraine, comme lui-même n'a point d'autre loi que sa volonté absolue. C'est sur ce point qu'il est chatouilleux, c'est là l'endroit délicat ; c'est alors qu'il repousse avec violence tous ceux qui veulent ainsi attenter à la majesté de son empire. Soyons des dieux, il nous le permet par l'imitation de sa sainteté, de sa justice , de sa patience , de sa miséricorde toujours bienfaisante ; quand il s'agira de puissance, tenons-nous dans les bornes d'une créature et ne portons pas nos désirs à une ressemblance si dangereuse.

Voilà, mes Sœurs, la règle immuable qui distingue ce que nous pouvons, et ce que nous ne pouvons pas imiter en Dieu. Mais, ô* voies corrompues des enfants d'Adam ! ô étrange dépravation de notre cœur ! nous renversons ce bel ordre ; dans les choses où il se propose pour modèle, nous ne voulons pas l'imiter; en celle où il veut être unique et inimitable, nous entreprenons de le contrefaire (a). Car si nous l'imitions dans sa sainteté, le Prophète se serait-il écrié : « Sauvez-moi, Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saints sur la terre5 ? » Si dans sa fidélité ou dans sa

 

1 Psal. CXLIV, 9. — 2 Luc, VI, 36. — 3 Matth., V, 43. — 4 Levit., XIX, 2. — 5 Psal. XI, 2.

 

(a) Var. : Nous ne voulons pas l'imiter en ce qu'il nous est permis de le suivre, et nous entreprenons de le contrefaire dans ce que nous ne pouvons pas attenter sans rébellion.

 

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justice, le prophète Michée dirait-il : « Il n'y a plus de droiture parmi les hommes ; le grand demande et le juge lui donne tout ce qui lui plait ; il n'y a plus de foi parmi les amis , la terre n'est pleine que de tromperie (1) ? » Ainsi nous ne voulons pas imiter Dieu dans ces excellents attributs, dont il est bien aise de voir en nous une vive image. Cette souveraineté, cette indépendance où il ne nous est pas permis de prétendre, c'est à cela que (a) nous attentons, c'est ce droit sacré et inviolable que nous osons usurper (b).

« Car comme Dieu n'a personne au-dessus de lui qui le règle et qui le gouverne, nous voulons être, dit saint Augustin (2), les arbitres souverains de notre conduite, » afin qu'en secouant le joug, en rompant les rênes, en rejetant le frein du commandement qui retient notre liberté égarée, nous ne relevions point d'une autre puissance et soyons comme des dieux sur la terre. A sœculo confregisti jugum meum; rupisti vincula mea et dixisti: Non serviam (3). Par ce désir et cette fausse opinion d'indépendance , nous nous irritons contre les lois ; qui nous défend, nous incite; comme si nous disions en notre cœur: Quoi! on veut me commander (c). Et n'est-ce pas ce que Dieu lui-même reproche aux superbes sous l'image du roi de Tyr ? « Ton cœur s'est élevé, et tu as dit : Je suis un dieu, et tu as mis ton cœur comme le cœur d'un dieu : » Dedisti cor tuum quasi cor Dei (4); tu n'as voulu ni de règle, ni de dépendance ; tu t'es rempli de toi-même, et tu t'es attribué toutes choses ; lorsque tu as vu ta fortune bien établie par ton adresse et par ton intrigue, tu n'as pas fait réflexion sur la main de Dieu, et tu as dit avec Pharaon : « Ce fleuve est à moi, » tout ce grand domaine m'appartient, c'est le fruit de mon industrie, « et je me suis fait moi-même : » Meus est fluvius et ego feci memetipsum (5).

Ainsi notre orgueil aveugle nous érige en de petits dieux. Eh bien, ô superbe, ô petit dieu, voici le grand Dieu vivant qui s'abaisse pour te confondre ! Un homme se fait dieu par orgueil, un

 

1 Mich., VII, 2, 3, 5. — 2 In Psal. LXX, serm. II, n. 6. — 3 Jerem., II, 20. — 4 Ezech., XXVIII, 2. — 5 Ezech., XXIX, 3.

 

(a) Var. : C'est là que. — (b) Nous attribuer. — (c) Note marg. : Dépit contre la loi, comme si ou nous faisait grand tort.

 

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Dieu se fait homme par humilité ; l'homme s'attribue faussement la grandeur de Dieu, Dieu prend véritablement le néant de l'homme. Car considérons, chrétiens, ce qui s'accomplit en ce jour dans les entrailles bienheureuses de la sainte Vierge : là un Dieu s'épuise et s'anéantit en prenant la forme d'esclave, afin que l'esclave soit confondu, quand il veut faire le maître et le souverain. O homme, viens apprendre à t'humilier ; homme, pécheur, superbe, humilié et honteux de ton orgueil même : homme, quoi de plus infirme? pécheur, quoi de plus injuste? superbe, quoi de plus insensé?

Mais voici un nouveau secret de la miséricorde divine. Elle ne veut pas seulement confondre l'orgueil, elle a assez de condescendance pour vouloir en quelque sorte le satisfaire. Car il a fallu donner quelque chose à cette passion indocile, qui ne se rend jamais tout à fait. L'homme avait osé aspirer à l'indépendance divine. On ne peut le contenter en ce point, le trône ne se partage pas, la majesté souveraine ne peut souffrir d'égal. Mais si nous ne pouvons ressembler à Dieu dans cette souveraine indépendance, il veut nous ressembler dans l'humilité (a) ; l'homme ne peut devenir indépendant, un Dieu pour le contenter deviendra soumis. Sa souveraine grandeur ne souffre pas qu'il s'abaisse tant qu'il demeurera dans lui-même ; cette nature infiniment abondante ne refuse pas d'aller à l'emprunt pour s'enrichir par l'humilité , « afin, dit saint Augustin, que l'homme qui méprise l'humilité, qu'il appelle simplicité et bassesse quand il la voit dans les autres hommes, ne dédaignât plus de la pratiquer en la voyant dans un Dieu : » Ut vel sic non dedignaretur humana superbia sequi vestigia Dei (1). Voilà le conseil de notre Dieu pour guérir l'arrogance humaine. Il veut arracher du fond de nos cœurs cette fierté indocile qui ne veut rien voir sur sa tête; qui nous fait toujours regarder ceux qui sont soumis avec dédain, ceux qui dominent avec envie; qui ne peut souffrir aucun joug ni céder à aucunes lois, pas même à celles de Dieu. C'est pourquoi il n'y a

 

1 In Psal. XXXIII, Enar. I, n. 4.

 

(a) Var. : Mais voici un conseil de miséricorde qui sera capable de le satisfaire. L'homme ne peut...

 

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bassesse, il n'y a servitude où il ne descende; il s'abandonne lui-même à la volonté de son Père.

Mais pesons davantage sur cette parole. Il a pris la forme d'esclave ; il a pris la nature humaine qui l'oblige à être sujet, lui qui était né souverain. Il descend encore un autre degré ; il a pris la forme d'esclave, parce qu'il a paru comme pécheur, qu'il s'est revêtu lui-même de la ressemblance de la chair de péché, qu'en cette qualité il a porté sur lui les marques d'esclave, par exemple la circoncision, et qu'il a mené une vie servile : Non venit ministrari, sed ministrare (1). Il s'abaisse beaucoup plus bas; il a pris la forme d'esclave, parce qu'il est non-seulement semblable au pécheur, mais qu'il est la victime publique pour tous les pécheurs. Dès le premier moment de sa conception, « en entrant au monde, dit le saint Apôtre, il s'est mis en cet état de victime : » Ingrediens mundum, dixit : Ut facerem, Deus, voluntatem tuam (2).

Mais peut-être qu'en se soumettant à la volonté de son Père, vous croirez qu'il veut s'exempter de dépendre de la volonté des hommes. Non, mes Frères, ne le croyez pas. Car la volonté de son Père est qu'il soit livré comme une victime à la volonté des hommes pécheurs, à la volonté de l'enfer : Nunc potestas tenebrarum (3). Il n'a pas attendu la croix pour faire cet acte de soumission : Ingrediens mundum dixit. Marie a été l'autel où il s'est premièrement immolé (a), où s'est vu la première fois ce grand et admirable spectacle d'un Dieu soumis et obéissant jusqu'à se dévouer à la mort, jusqu'à se livrer aux pécheurs et à l'enfer même, pour faire de lui à leur volonté. Pourquoi cet abaissement ? Je vous ai déjà dit, mes Sœurs, que c'est pour confondre l'orgueil.

A la vue d'un abaissement si profond, qui pourrait refuser de se soumettre? Vous vivez, mes Sœurs, dans une conduite qui vous doit faire trouver la soumission non-seulement fructueuse, mais encore douce et désirable. Mais quand vous auriez à souffrir un autre gouvernement, de quelle obéissance pourriez-vous vous plaindre, en voyant à la volonté de quels hommes se dévoue aujourd'hui le Sauveur des âmes? A celle du lâche Pilate, à celle du

 

1 Matth., XX, 28. — 2 Hebr., X, 5, 7. — 3 Luc, XXII, 53.

 

(a) Var. : Marie a été le temple où il a rendu à Dieu ce premier hommage.

 

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traître Judas, à celle des Juifs et des pontifes, à celle des soldats inhumains, qui ne gardant avec lui aucune mesure, ont fait de lui ce qu'ils ont voulu. Après cet exemple de soumission, vous ne sauriez descendre assez bas; et vous devez chérir les dernières places, qui après les abaissements du Dieu incarné, sont devenues désormais les plus honorables.

Marie entre aujourd'hui dans ses sentiments ; quoique sa pureté angélique ait été un puissant attrait pour faire naître Jésus-Christ en elle, ce n'est pas néanmoins cette pureté qui a consommé le mystère ; c'a été l'humilité et l'obéissance. Si Marie n'avait dit qu'elle était servante, en vain elle eût été vierge, et nous ne nous écrierions pas aujourd'hui que ses entrailles sont bienheureuses. Vierges de Jésus-Christ, profitez de cette leçon, et méditez attentivement cette vérité : le dessein du Fils de Dieu n'est pas tant de faire des vierges pudiques que des servantes soumises : Itane magnum est esse parvum, ut nisi à te qui tam magnus es fieret, disci omninô non posset? lta plané (1). Mais ce n'est pas assez au Verbe fait chair d'avoir confondu l'orgueil, il faut relever l'espérance, et c'est ce qu'il va faire en s'appauvrissant ; il ne confond la présomption que pour donner place à l'espérance. C'est ma seconde partie, Ibi se pauperavit.

 

SECOND POINT.

 

L'appauvrissement du Verbe fait chair est la principale partie du mystère, et celle par conséquent qu'il est le plus malaisé de bien faire entendre. Car, lorsque le saint Apôtre    dit que le Fils de Dieu s'est fait pauvre, il me semble, âmes chrétiennes, qu'il ne suffit pas de comprendre qu'il s'est appauvri en qualité d'homme, en s'unissant à une nature dont le partage est la pauvreté, en naissant de parents obscurs, dans la lie du peuple, en vivant sur la terre (a) sans retraite, sans lieu de repos et sans avoir seulement un gîte assuré où il pût reposer sa tête. Cette pauvreté mystérieuse a quelque chose de plus caché, qui ne sera jamais assez

 

1 S. August., De sanct. Virginit., n. 35.

 

(a) Var. : Ce n'est pas assez de comprendre qu'il a pris la nature humaine dont le partage est la pauvreté, en vivant sur la terre...

 

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entendu, jusqu'à ce que nous disions que c'est la Divinité qui s'est elle-même appauvrie.

Je ne suis point trop hardi, quand je parle ainsi, et je ne fais que suivre l'Apôtre : Exinanivit semetipsum (1) ; « Il s'est anéanti lui-même, » ou pour traduire ce mot proprement, il s'est vidé et répandu tout entier, comme un vase qui était plein et qu'on vide en le répandant. C'est l'idée que nous donne le divin Apôtre, et c'est dans cette effusion que consiste l'appauvrissement du Verbe fait chair. Ce dépouillement est-il véritable? Dieu a-t-il perdu quelque chose en se faisant homme? Et n'est-ce pas un article de notre foi, que la Divinité toujours immuable ne s'est ni altérée ni diminuée dans ce mélange? Comment donc le Fils de Dieu s'est-il dépouillé? Voici le secret du mystère.

On dépouille quelqu'un en deux sortes, ou quand on lui ôte la propriété, ou quand on le prive de l'usage. Car quoiqu'on laisse à un homme la propriété de son patrimoine, si on lui lie les mains pour l'usage, il est pauvre parmi les richesses dont il ne peut pas se servir. Ce principe étant supposé, il est bien aisé de comprendre l'appauvrissement du Verbe divin. Si je considère la propriété, il n'est rien de plus véritable que l'oracle du grand saint Léon, dans cette célèbre épître à saint Flavien, que comme la forme de Dieu n'a pas détruit la forme d'esclave, aussi la forme d'esclave n'a diminué en rien la forme de Dieu*. Ainsi la nature divine n'est dépouillée en Jésus-Christ d'aucune partie de son domaine ; de sorte que son appauvrissement, c'est qu'elle y perd l'usage de la plus grande partie de ses attributs. Mais que dis-je, de la plus grande partie ! Quel de ses divins attributs voyons-nous paraître en ce Dieu enfant que le Saint-Esprit a formé dans les entrailles de la sainte Vierge? Que voyons-nous qui sente le Dieu dans les trente premières années de sa vie? Mais encore dans les trois dernières, qui sont les plus éclatantes, s'il paraît quelques rayons de sa sagesse dans sa doctrine, de sa puissance dans ses miracles, ce ne sont que des rayons affaiblis, et non pas la lumière dans son midi. La sagesse se cache sous des paraboles et sous le voile sacré de paroles simples ; et lorsque la puissance étend son bras à des

 

1 Philip., II, 7. — 2 Epist. XXIV, cap. III.

 

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ouvrages miraculeux, comme si elle avait peur de paraître, en même temps (a) elle le retire. Car la véritable grandeur de la puissance divine, c'est de paraître agir de son chef, et c'est ce que le Fils de Dieu n'a pas voulu faire. Il rapporte tout à son Père: Ego non judico quemquam... ; Pater in me manens ipse facit opera (1) ; et il semble qu'il n'agisse et qu'il ne parle que par une autorité empruntée. Ainsi la nature divine devait être (b) en lui, durant les jours de sa; chair, privée de l'usage de sa puissance et de ses divines perfections. C'est pourquoi, dignus est accipere virtutem, et divinitatem, et sapientiam, et fortitudinem (2) ; comme s'il ne l'avait pas eue auparavant, l'oserai-je dire? comme un homme interdit par les lois, qui a la propriété (c) de son bien et n'en a pas la disposition. Ainsi étant interdit en vertu de cette loi suprême qui l'envoyait sur la terre pour y être dans un état de dépouillement (d), il n'avait pas l'usage de son propre bien, et il n'en reçoit (e) la pleine disposition qu'après qu'il est retourné au lieu de sa gloire, c'est-à-dire au sein de son Père.

Tel est l'appauvrissement du Verbe fait chair ; le Fils de Dieu s'y est engagé par sa première naissance qu'il prend d'une mère mortelle (f). C'est pourquoi son Père immortel (g), pour l'en délivrer, le ressuscite des morts; et lui donnant de nouveau la vie, il le fait jouir de tous les droits de sa naissance éternelle : Ego hodie genui te (3). O Dieu appauvri ! ô Dieu dépouillé ! je vous adore: vous méritez d'autant plus nos adorations, ô Dieu interdit !

Il pourrait sembler, chrétiens, que cette pauvreté du Verbe fait chair serait un moyen peu sur pour relever la bassesse de notre nature (h). Car est-ce une espérance (i) pour des malheureux, qu'un Dieu en vienne augmenter le nombre? Est-ce une ressource à notre faiblesse, que notre Libérateur se dépouille de sa puissance? Ne semble-t-il pas au contraire que le joug qui accable les enfants d'Adam est d'autant plus dur et inévitable, qu'un Dieu même est

 

1 Joan., VIII, 15; XIV, 10. — 2 Apoc., V, 12. — 3 Psal. n, 7.

 

(a) Var. : Aussitôt. — (b) C'est ainsi qu'il devait être. — (c) Le domaine (d) Qui l'envoyait seulement pour être soumis et infirme. — (e) Et il ne le reçoit. — (f) Par sa première naissance de la très-pure Marie. — (g) C'est pourquoi son Père. — (h) Pour le rétablissement de notre espérance.                — (i) Car quelle ressource.

 

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assujetti à le supporter ? Cela serait vrai, chrétiens, si sa pauvreté était forcée, s'il y était tombé par nécessité, et non pas descendu par miséricorde. Mais que ne devons-nous pas espérer d'un Dieu qui descend (a) pour se joindre à nous ; dont l'abaissement n'est pas une chute, mais une condescendance ; qui n'a pris notre pauvreté, comme il a déjà été dit, que de peur qu'étant si pauvres et si misérables, nous n'osassions approcher de lui avec notre misère et notre indigence? Descendit ut levaret, non cecidit ut jaceret (1) ; «Il ne tombe pas pour être abattu, mais il descend pour nous relever. »

C'est ce qui fait dire à saint Augustin, que le Fils de Dieu a été porté au mystère de l'incarnation « par une bonté populaire ; » populari quàdam clementià (2). Comme un grand orateur plein de riches conceptions, pour se rendre populaire et intelligible, se rabaisse par un discours simple à la capacité des esprits communs ; comme un grand environné d'un éclat superbe, qui étonne le pauvre peuple et ne lui permet pas d'approcher, quitte tout ce pompeux appareil et par une familiarité populaire vit à la mode de la multitude, dont il se propose de gagner l'esprit : ainsi la Sagesse incréée par un conseil de condescendance se rabaisse en prenant un corps et se rend sensible ; ainsi la Majesté souveraine par une facilité populaire se dépouille de son éclat et de ses richesses, de son immensité et de sa puissance, pour converser librement avec les hommes. Elevez votre courage, ô enfants d'Adam : dans la dispensation de sa chair, ne croyez pas que ce soit en vain qu'il semble appréhender de paraître Dieu; il l'est, et vous pouvez attendre de lui tout ce que l'on peut espérer d'un Dieu. Mais il cache tous ses divins attributs ; approchez avec la même familiarité, avec la même franchise, avec la même liberté de cœur, que si ce n'était qu'un homme mortel.

Voilà l'effet admirable que produit le dépouillement du Verbe incarné ; de sorte que nous pouvons dire qu'il ne s'appauvrit en toute autre chose, que pour être riche en amour et abondant en miséricorde. C'est le seul de ses attributs dont il se laisse l'usage; et dans sa pauvreté mystérieuse rien n'est plus riche que son

 

1 In Joan., tract. CVII, n. 7. — 2 Contra Acad., lib. III, n. 42.

 

(a) Var. : Mais nous devons tout espérer d'un Dieu qui s'abaisse.

 

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amour, qui coule sur nous de source, qui n'a même rien en nous qui l'attire, mais qui se répand sur nous de lui-même, et se déborde par sa propre abondance : tel est l'amour de notre Dieu. Ipse prior dilexit nos (1) : que reste-t-il maintenant, sinon que nous lui rendions amour pour amour? Certainement le cœur est trop dur, qui non content de ne lui pas donner son amour (a), refuse même de le lui rendre ; qui n'allant pas à Dieu le premier, ne le suit pas du moins quand il le cherche. Que si nous aimons ce divin Sauveur, observons ses commandements, et marchons par les voies qu'il nous a marquées. Et ne disons pas en nos cœurs : Aimer ses ennemis, se haïr soi-même, ce commandement est trop haut, il n'y a pas moyen de l'atteindre; la doctrine évangélique est trop relevée, et passe de trop loin la portée des hommes.

Quiconque parle ainsi n'entend pas le mystère d'un Dieu abaissé. Ce Dieu facile, ce Dieu populaire, qui se dépouille et qui s'appauvrit pour se mettre en égalité avec nous, mettra-t-il au-dessus de nous ses préceptes ? Et celui qui veut que nous atteignions à sa personne, voudra-t-il que nous ne puissions atteindre à sa doctrine ? Prendre une telle pensée, c'est peu connaître un Dieu appauvri ; une telle hauteur ne s'accorde pas avec une telle condescendance. Non, je ne crois plus rien d'impossible. Il n'y a vertu où je n'aspire, il n'y a sainteté où je ne prétende. Mais si vous y prétendez, il faut encore ajouter : Il n'y a passion que je ne combatte. Ah! vous commencez à ne plus entendre et à trouver la chose impossible. Un Dieu descend et vous tend la main; il n'est que d'oser (b) et d'entreprendre. Heureuses donc les entrailles de la sainte Vierge, où s'accomplit un si grand mystère, dans lesquelles un Dieu appauvri ouvre une si belle carrière à nos espérances ! Mais laissons les espérances, mes Sœurs, et venons aux biens véritables dont il comble notre pauvreté : c'est ce qu'il faut (c) méditer dans la dernière partie.

 

1 I Joan., IV, 10.

 

(a) Var. : Qui ne voulant pas lui donner son amour. — (b) Il n'y a perfection où je n'aspire, il n'y a sainteté où je ne prétende; et pour parvenir à ce haut degré, il n'y a passion que je ne combatte. C'est difficile, mais ajoutons encore : Ambition, je veux t'arracher du fond de mon cœur, etc. Puisqu'un Dieu descend pour tenir ma main , il n'est que d'oser... — (c) Mais il fait quelque chose de plus ; après avoir relevé ma bassesse.. il comble de biens ma pauvreté : c'est ce qu'il faut méditer.....

 

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TROISIÈME POINT.

 

Ni dans l'ordre de la grâce, ni dans l'ordre de la nature, la terre pauvre et indigente ne peut s'enrichir que parle commerce avec le ciel : dans l'ordre de la nature elle ne porte jamais de riches moissons, si le ciel ne lui envoie ses pluies, ses rosées, sa chaleur vivifiante et ses influences ; et dans l'ordre de la grâce, on n'y verra jamais fleurir les vertus, ni fructifier les bonnes œuvres, si elle ne reçoit avec abondance les dons du ciel, où réside la source du bien. Jugez de là, chrétiens, quelle devait être notre pauvreté, puisque ce sacré commerce avait été rompu depuis tant de siècles par la guerre que nous avions déclarée au Ciel ; et jugez par la même raison quelles seront dorénavant nos richesses, puisqu'il se rétablit aujourd'hui par le mystère de l'incarnation. Car ce n'est pas sans raison, mes Sœurs, que l'Eglise nous expliquant ce divin mystère, l'appelle « un commerce admirable : » O admirabile commercium !

Voilà un commerce admirable, dans lequel il est aisé de comprendre que tout se fait pour notre avantage. Deux sortes de commerce parmi les hommes : un commerce de besoin, pour emprunter ce qui nous manque; un commerce d'amitié et de bienveillance, pour partager avec nos amis ce que nous avons (a). Dans Fun et l'autre de ces commerces l'on trouve de l'avantage. Dans le premier on a le plaisir d'acquérir ce qu'on n'avait pas ; dans le second, le plaisir de jouir de ce qu'on possède : plaisir qui serait sans goût, si nul n'y avait part avec nous.

Mais il n'en est pas ainsi de notre Dieu, qui est « suffisant à lui-même, parce qu'il trouve tout, dit saint Augustin (1), dans (b) la grandeur abondante de son unité : » Sibi sufficit copiosà.. unitatis magnitudine. Il n'a besoin de personne pour posséder tout le bien, parce qu'il le ramasse tout entier en sa propre essence; il n'a besoin de personne pour le plaisir d'en jouir, qu'il goûte

 

1 Confess., lib. XIII, cap. XI.

 

(a) Var. : Un commerce de besoin quand nous empruntons les uns des autres ce qui nous manque; un commerce d'amitié et de bienveillance, lorsque possédant ce que nous voulons, nous cherchons un fidèle ami pour en partager avec nous la joie. — (b) Par.

 

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parfaitement en lui-même. Donc s'il entre en commerce avec les hommes, qui doute que ce ne soit pour notre avantage ? Quand il semble venir à l'emprunt, c'est qu'il a dessein de nous enrichir (a); s'il recherche notre compagnie, c'est qu'il veut se donner à nous. C'est ce qu'il fait aujourd'hui dans les entrailles de la sainte Vierge (b) ; et saint Augustin a raison de dire : Ibi nos ditavit : « C'est là qu'il nous enrichit. »

Et en effet, saintes âmes, considérons, je vous prie, quel commerce le Fils de Dieu y commence, ce qu'il y reçoit, et ce qu'il y donne ; épanchons ici notre cœur dans la célébration de ses bienfaits. Il est venu ce charitable négociateur, il est venu trafiquer avec une nation étrangère. Dites-moi, qu'a-t-il pris de nous ? Il a pris les fruits malheureux que produit cette terre ingrate : la foi-blesse, la misère, la corruption. Et que nous a-t-il donné en échange? Il nous a apporté les biens véritables qui croissent en son royaume céleste, qui est son domaine et son patrimoine (c) : l'innocence, la paix, l'immortalité, l'honneur de l'adoption, l'assurance de l'héritage, la grâce et la communication du Saint-Esprit. Qui ne voit que tout se fait pour notre avantage dans cet admirable trafic?

Mais voyons maintenant cet autre commerce de société et d'affection. Peut-on nier que sans sa bonté notre compagnie lui serait à charge? Si donc il épouse la nature humaine dans les entrailles de la sainte Vierge, s'il entre dans notre alliance par le nœud sacré de ce mariage, puisqu'il n'y a pas la moindre apparence que cette société lui profite, reconnaissons plutôt qu'il veut être à nous, et enrichir notre pauvreté, non-seulement par la profusion de tous ses biens, mais encore en se donnant lui-même.

Ce n'est pas moi, chrétiens, qui tire cette conséquence; c'est le grand apôtre saint Paul, qui considérant en lui-même cette charité infinie par laquelle Dieu a aimé tellement le monde qu'il lui a donné son Fils unique, s'écrie ensuite avec transport : « Celui qui ne nous a pas épargné son Fils, mais nous l'a donné tout entier et

 

(a) Var. : S'il emprunte ce que nous avons, c'est dans le dessein de nous enrichir. — (b) Telles sont les lois du sacré commerce qu'il est venu rétablir par le mystère de l'Incarnation. — (c) En cette céleste patrie, qui est son naturel héritage.

 

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par sa naissance et par sa mort, que nous pourra-t-il refuser? et ne nous donne-t-il pas en lui toutes choses? » Quomodù non etiam cum illo omnia nobis donavit (1) ? Quand il a donné son Fils aussi cher que lui-même, son unique, son bien-aimé, ses délices, son trésor, il nous a ouvert le fond de son cœur; et après que sa divine libéralité a ainsi épanché son cœur, ne faut-il pas que tout coule sur nous par cette ouverture? (a) Que plût à Dieu faire entendre la force de cette parole ! Seipsum dabit, dit saint Augustin (2), quia seipsum dedit : « Il se donnera de nouveau, parce qu'il s'est déjà donné une fois. » La libéralité des hommes est bientôt à sec. En Dieu un bienfait est une promesse, une grâce, un engagement pour un nouveau don. Comme dans une chaîne d'or, un anneau en attire un autre, ainsi les bienfaits de Dieu s'entre-suivent par un enchaînement admirable. Celui qui s'est donné une fois ne laissera pas tarir la source infinie de sa divine miséricorde, et il fera encore à notre nature un nouveau présent de lui-même : Seipsum dabit immortalibus immortalem, quia seipsum dedit mortalibus mortalem (3). En Jésus-Christ mortel, les dons de la grâce ; en Jésus-Christ immortel, les dons de la gloire. Il s'est donné à nous comme mortel, parce que les peines qu'il a endurées ont été la source de toutes nos grâces : il se donnera à nous comme immortel, parce que la clarté (b) dont il est plein sera le principe de notre gloire : Reformabit corpus humilitatis nostrœ, configuratum corpori claritatis suae (4).

Mais faisons en ce lieu, mes Sœurs, une réflexion sérieuse sur la grandeur incompréhensible de la sainte Vierge. Car si nous recevons tant de grâces et de bonheur parce que Dieu nous donne son Fils (c), que pourrons-nous penser de Marie, à qui ce Fils est donné avec une prérogative si éminente? Si nous sommes si avantagés parce qu'il nous le donne comme Sauveur, quelle sera la gloire de cette Vierge à laquelle il l'a donné comme Fils, c'est-à-dire en la même qualité qu'il est à lui-même? Beatus venter qui te portavit : « Heureuses mille et mille fois les entrailles qui ont

 

1 Rom., VIII, 32. — 2 In Psal. XLII, n. 2. — 3 Ibid. — 4 Philip., III, 21,

 

(a) Note marg. : Voyez 1er Serm. de la Nativité de la sainte Vierge, IIe  point. pag.  74 et suiv. — (b Var. : La gloire. — (c) Car si  le  principe de notre bonheur, c'est que Dieu nous donne sou Fils.

 

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porté Jésus-Christ ! » Jésus-Christ sera donné à tout le monde ; Marie le reçoit la première, et Dieu le donne au monde par son entremise. Jésus-Christ est un bien universel; mais Marie durant sa grossesse le possédera toute seule. Elle a cela de commun avec tous les hommes, que Jésus donnera pour elle sa vie ; mais elle a cela de singulier, qu'il l'a premièrement reçue d'elle. Elle a cela de commun, que son sang coulera sur elle pour la sanctifier ; mais elle a cela de particulier, qu'elle en est la source. C'est le privilège extraordinaire que lui donne le mystère de cette journée ; mais puisque ce mystère adorable nous donne Jésus-Christ aussi bien qu'à elle, quoique ce ne soit pas au même degré d'alliance, apprenons de cette Mère divine à recevoir saintement ce Dieu qui se donne à nous.

Jésus-Christ mortel est à nous, Jésus-Christ immortel est à nous encore. Nous avons le gage de l'un et de l'autre dans le mystère de l'Eucharistie. Il est effectivement immortel, et il porte la marque et le caractère, non-seulement de sa mortalité, mais de sa mort même : il se donne à nous en cet état, afin que nous entendions que tout ce qu'il mérite par sa mort, et tout ce qu'il possède dans son immortalité est le bien de tous ses fidèles : recevons-le dans cette pensée. La disposition nécessaire pour recevoir un Dieu qui se donne à nous, est la résolution de s'en bien servir. Car quiconque fait cette injure à la miséricorde divine de ne recevoir pas son présent, quomodo nos effugiemus, si tantam neglexerimus salutem (1) ? Au contraire, quelle source de gloire, quel torrent de délices, quelle abondance de dons, quelle inondation de félicité !

Le fruit de ce discours, dans ces paroles : Utamur nostro in nostram utilitatem, de Salvatore salutem operemur (2). Sortons de cette prédication avec une sainte ardeur de travailler à notre salut, puisque nous recevons un Sauveur... nous sauver, etc. S'il n'y avait point de Sauveur, je ne vous parlerais point de la sorte. S'il est à nous, mes Frères, servons-nous-en pour notre profit, et puisqu'il est le Sauveur, faisons de lui notre salut : Utamur nostro in nostram utilitatem, de Salvatore salutem operemur.

 

1 Hebr., II, 3. — 2 S. Bern., hom. III, super Missus est, n. 14.

 

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