Bernardine II
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SECOND SERMON
POUR
LA VÊTURE D'UNE POSTULANTE
BERNARDINE (a).

 

Si vos Filius liberaverit, verè liberi eritis.

Vous serez vraiment libres, quand le Fils vous aura délivrés. Joan., vin.

 

Cette jeune fille se présente à vous, Mesdames, pour être admise dans votre cloitre, comme dans une prison volontaire. Ce ne sont point des persécuteurs qui l'amènent : elle vient touchée du mépris du monde ; et sachant qu'elle a une chair qui par la corruption de notre nature est devenue un empêchement à l'esprit, elle s'en veut rendre elle-même la persécutrice par la mortification et la pénitence. La tendresse d'une bonne mère n'a pas été capable de la rappeler aux douceurs de ses embrassements : elle a surmonté les obstacles que la nature tâchait d'opposer à sa généreuse résolution ; et l'alliance spirituelle qu'elle a contractée avec vous par le Saint-Esprit, a été plus forte que celle du sang. Elle préfère la blancheur de saint Bernard à l'éclat de la pourpre, dans laquelle nous pouvons dire qu'elle a pris naissance ; et la

 

(a) Prêché dans un couvent de Bernardine?, vers 1661.

Point de difficulté pour le lieu; car l'orateur, s'adressant à des religieuses, parle longuement de saint Benoit leur Patriarche, et de saint Bernard leur Père.

Quant à la date, si l'on en juge par le style du discours, on doit la fixer vers l'année 1661.

Déforis fait la remarque suivante : « Ce discours a pour objet les mêmes vérités que le précédent ; mais comme il les traite fort différemment et contient beaucoup de choses nouvelles, nous nous sommes bornés à en retrancher le commencement, qui était absolument semblable au début du premier sermon. »

Reproduit d'après les premières éditions.

 

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pauvreté de Jésus-Christ lui plaît davantage que les richesses dont le siècle l'aurait vue parée. Bien qu'elle sache qu'aux yeux des mondains un monastère est une prison, ni vos grilles, ni votre clôture ne l'étonnent pas : elle veut bien renfermer son corps, afin que son esprit soit libre à son Dieu ; et elle croit aussi bien que Tertullien (1) que comme le monde est une prison, en sortir c'est la liberté.

Et certes, ma très-chère Sœur, il est véritable que depuis la rébellion de notre nature, tout le monde est rempli de chaînes pour nous. Tant que l'homme garda l'innocence que son Créateur lui avait donnée, il était le maître absolu de tout ce qui se voit dans le monde; maintenant il en est l'esclave, son péché l'a rendu captif de ceux dont il était né souverain. Dieu lui dit dans l'innocence des commencements : Commande à toutes les créatures : Subjicite terram; dominamini piscibus maris, et volatilibus cœli, et universis animantibus (2) : « Assujettis-toi la terre, et domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux. » Au contraire, depuis sa rébellion : Garde-toi de toutes les créatures. Il n'y en a point dans le monde qui ne croie qu'elle le doit avoir pour sujet, depuis qu'il ne l'est plus de son Dieu : c'est pourquoi les uns vomissent pour ainsi dire contre lui tout ce qu'elles ont de malignité ; et si les autres montrent leurs appas ou étalent leurs ornements, c'est dans le dessein de lui plaire trop, et de lui ravir par cet artifice tout ce qui lui reste de liberté. Les créatures, dit le Sage, sont autant de pièges tendus de toutes parts à l'esprit de l'hommes. L'or et l'argent lui sont des liens, desquels son cœur ne peut se déprendre ; les beautés mortelles l'entraînent captif, le torrent des plaisirs l'emporte; cette pompe des honneurs mondains, toute vaine qu'elle est, éblouit ses yeux ; le charme de l'espérance lui ôte la vue ; en un mot, tout le monde semble n'avoir d'agrément que pour l'engager dans sa servitude, par une affection déréglée.

Et après cela ne dirons-nous pas que ce monde n'est qu'une prison , qui a autant de captifs qu'il a d'amateurs (a) ? De sorte

 

1 Ad Mart., n. 2. — 2 Genes., I, 28. — 3 Sap., XIV, 11.

 

(a) Var. :  Autant de captifs que d'amateurs.

 

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que vous tirer du monde, c'est vous tirer des fers et de l'esclavage ; et la clôture où vous vous jetez n'est pas ' comme les hommes se le persuadent, une prison où votre liberté soit contrainte , mais un asile fortifié où votre liberté se défend contre ceux qui s'efforcent de l'opprimer : c'est ce que je me propose de vous faire entendre avec le secours de la grâce. Mais afin que nous voyions éclater la vraie jouissance de la liberté dans les maisons des vierges sacrées, distinguons avant toutes choses trois sortes de captivité dans le monde.

Il y a dans le siècle trois lois qui captivent : il y a premièrement la loi du péché ; après, celle des passions et des convoitises; et la troisième est celle que le siècle nomme la nécessité des affaires et la loi de la bienséance mondaine. Et en premier lieu, le péché est la plus infâme des servitudes, où la lumière de la grâce étant toute éteinte, l’âme est jetée dans un cachot ténébreux , où elle souffre de la violence du diable tout ce que souffre une ville prise de la rage d'un ennemi implacable et victorieux. Que les passions nous captivent, c'est ce qui paraît par l'exemple d'un riche avare, qui ne peut retirer son âme engagée parmi ses trésors, et parce que Dieu défend aux Israélites d'épouser des femmes idolâtres, de peur , dit-il, qu'elles n'amollissent leurs cœurs et les entraînent après des dieux étrangers (1). Et d'où vient cela, chrétiens, si ce n'est que les passions ont certains liens invisibles , qui tiennent nos volontés asservies?

Mais j'ose dire que le joug le plus empêchant que le monde impose à ceux qui le suivent, c'est celui de l'empressement des affaires et la bienséance du monde. C'est là ce qui nous dérobe le temps ; c'est là ce qui nous dérobe à nous-mêmes ; c'est ce qui rend notre vie tellement captive, dans cette chaîne continuée de visites, de divertissements, d'occupations qui naissent perpétuellement les unes des autres, que nous n'avons pas la liberté de penser à nous. O servitude cruelle et insupportable, qui ne nous permet pas de nous regarder ! C'est ainsi que vivent les enfants du siècle ! Parmi tant de servitudes diverses, nous nous imaginons être libres. De quelque liberté que nous nous flattions, jamais

 

1 Exod., XXXIV, 16.

 

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nous ne serons vraiment libres, jusqu'à ce que le Fils de Dieu nous ait délivrés.

Mais qui sont ceux qui seront plutôt délivrés par votre toute-puissante bonté, ô miséricordieux Sauveur des hommes, si ce n'est ces âmes pures et célestes qui ont tout quitté pour l'amour de vous? C'est donc vous, mes très-chères Sœurs, c'est vous que je considère comme vraiment libres, parce que le Fils vous a délivrées de la triple servitude qu'on voit dans le monde, du péché, des passions, de l'empressement. Le péché doit être exclu du milieu de vous, par l'ordre et la discipline religieuse ; les passions y perdent leur force, par l'exercice de la pénitence ; la loi de la prétendue bienséance , que la vanité humaine s'impose, n'y est pas reçue, par le mépris qu'on y fait du monde : et ainsi l'on y peut jouir pleinement de la liberté bienheureuse que le Fils de Dieu à rendue à l'homme : Si vos Filius liberaverit, verè liberi eritis. C'est ce que j'espère vous faire entendre aujourd'hui, avec le secours de la grâce.

 

PREMIER POINT.

 

C'est une juste punition de Dieu, que l'homme après avoir méprisé la solide possession des biens véritables que son Créateur lui avait donnés, soit abandonné à l'illusion des biens apparents. Les plaisirs du paradis ne lui ont pas plu ; il sera captif des plaisirs trompeurs qui mènent les âmes à la perdition : il ne s'est pas voulu contenter de l'espérance de l'immortalité bienheureuse , il se repaîtra d'espérances vaines, que souvent le mauvais succès et toujours la mort rendra inutiles : il n'a point voulu de la liberté qu'il avait reçue de son souverain; il se plaira dans la liberté imaginaire que sa raison volage lui a figurée. Justement, certes, justement, Seigneur; car il est juste que ceux-là n'aient que de faux plaisirs, qui ne veulent pas les recevoir de vos mains; qu'ils n'aient qu'une fausse liberté, puisqu'ils ne veulent pas la tenir de vous; et enfin qu'ils soient livrés à l'erreur, puisqu'ils ne se contentent pas de vos vérités.

En effet considérons, mes très-chères Sœurs, quelle image de liberté se proposent ordinairement les pécheurs. Qu'elle est fausse,

 

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qu'elle est ridicule, qu'elle est, si je puis parler ainsi, chimérique ! Ecoutons-les parler, et voyons de quelle liberté ils se vantent. Nous sommes libres , nous disent-ils , nous pouvons faire ce que nous voulons. Mes Sœurs, examinons leurs pensées, et nous verrons combien ils se trompent ; et nous confesserons devant Dieu dans l'effusion de nos cœurs que nul pécheur ne peut être libre , que tous les pécheurs sont captifs. Tu peux faire ce que tu veux, et de là tu conclus : Je suis libre. Et moi je te réponds au contraire : Tu ne peux pas faire ce que tu veux, et quand tu le pourrais, tu n'es pas libre. Montrons premièrement aux pécheurs qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent.

Et certainement nous pourrions leur dire qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent, puisqu'ils ne peuvent pas empêcher que leur fortune ne soit inconstante, que leur félicité ne soit fragile , que ce qu'ils aiment ne leur échappe, que la vie ne leur manque comme un faux ami au milieu de leurs entreprises, et que la mort ne dissipe toutes leurs pensées. Nous pourrions leur dire véritablement qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent, puisqu'ils ne peuvent pas empêcher qu'ils ne soient trompés dans leurs vaines prétentions. Ou ils les manquent, ou elles leur manquent : ils les manquent, quand ils ne parviennent pas à leur but ; elles leur manquent, quand obtenant ce qu'ils veulent ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent. C'est ainsi que nous pouvons montrer aux pécheurs qu'ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent.

Mais pressons-les de plus près encore, et déplorons l'aveuglement de ces malheureux qui se vantent de leur liberté , pendant qu'ils gémissent dans un si honteux esclavage. Ah ! les misérables captifs, ils ne peuvent pas ce qu'ils veulent le plus; ce qu'ils détestent le plus, il faut qu'il arrive. Que prétendez-vous, ô pécheur, dans ces plaisirs que vous recherchez, dans ces biens que vous amassez par des voleries ; que prétendez-vous? — Je veux être heureux. — Et pourquoi ! heureux même malgré Dieu? Insensé, qui vous imaginez avoir aucun bien contre la volonté du souverain bien ! digne certes qu'on dise de vous ce que nous lisons dans les Psaumes : « Voilà l'homme qui n'a pas mis son secours en Dieu, mais qui a espéré dans la multitude de ses richesses et s'est plu

 

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dans sa vanité (1). » Mais non-seulement vous ne pouvez obtenir ce que vous avez le plus désiré ; ce que vous détestez le plus, il faut qu'il arrive; cette justice divine qui vous poursuit, ces étangs de feu et de soufre , ce grincement de dents éternel. Car quelle force vous peut arracher des mains toutes-puissantes de Dieu, que vous irritez par vos crimes et dont vous attirez sur vous les vengeances ?

Telle est la liberté de l'homme pécheur : malheureux, qui croyant faire ce qu'il veut, attire sur lui nécessairement ce qu'il veut le moins ; qui pour trop faire ses volontés , par une étrange contradiction de désirs, s'empêche lui-même d'être ce qu'il veut, c'est-à-dire heureux (a) ; qui s'imagine être vraiment libre, parce qu'il est en effet trop libre à pécher, c'est-à-dire libre à se perdre ; et qui ne s'aperçoit pas qu'il forge ses fers par l'usage de sa liberté prétendue ! Et de là nous pouvons apprendre que ce n'est pas être vraiment libre, que de faire ce que nous voulons ; mais que notre liberté véritable, c'est de faire ce que Dieu veut. De là vient que nous lisons dans notre évangile , que les hommes sont vraiment libres quand le Fils les a délivrés : où nous devons entendre, mes Sœurs, que le Fils de Dieu nous parlant d'une liberté véritable, nous explique assez qu'il y en a aussi une fausse.

La fausse liberté, c'est de vouloir faire sa volonté propre; mais notre liberté véritable, c'est que notre volonté soit soumise à Dieu : car puisque nous sommes nés sous la sujétion de Dieu, notre liberté n'est pas une indépendance. Cette affectation de l'indépendance, c'est la liberté de Satan et de ses rebelles complices, qui ont voulu s'élever eux - mêmes contre l'autorité souveraine. Loin de nous une liberté si funeste, qui a précipité ces esprits superbes dans une servitude éternelle ! Pour nous, songeons tellement que nous sommes libres, que nous n'oubliions pas que nous sommes des créatures, et des créatures raisonnables, que Dieu a faites à sa ressemblance. Puisque notre liberté est la liberté d'une créature, il faut nécessairement qu'elle soit soumise, et qu'il y ait

 

1 Psal. LI, 9.

(a) Var. : Empêche lui-même l'exécution de sa volonté principale, qui est d'être heureux.

 

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de la servitude mêlée. Mais il y a une servitude honteuse, qui est la destruction de la liberté ; et une servitude honorable, qui en est la perfection. S'abaisser au-dessous de sa dignité naturelle , c'est une servitude honteuse : c'est ainsi que font les pécheurs ; c'est pourquoi ils ne sont pas libres. S'abaisser au-dessous de celui-là seul qui est seul naturellement souverain, c'est une servitude honorable, qui est digne d'un homme libre, et qui fait l'accomplissement de la liberté. En est-on moins libre, pour obéir à la raison et à la raison souveraine, c'est-à-dire à Dieu? N'est-ce pas au contraire une dépendance vraiment heureuse, qui nous assujettissant à Dieu seul, nous rend maîtres de nous-mêmes et de toutes choses

C'est ainsi que le Sauveur voulut être libre : il était libre certainement, car il était Fils et non pas esclave; mais il mit l'usage de sa liberté à être obéissant à son Père. Comme c'est la liberté qu'il a recherchée , c'est aussi celle qu'il nous a promise. « Vous serez, dit-il, vraiment libres, quand le Fils vous aura délivrés : » vous aurez une liberté véritable , quand le Fils vous l'aura donnée. Et quelle liberté vous donnera-t-il, sinon celle qu'il a voulue pour lui-même ? c'est-à-dire d'être dépendant de Dieu, dont il est si doux de dépendre, et le service duquel vaut mieux qu'un royaume, parce que cette même soumission, qui nous met au-dessous de Dieu, nous met en même temps au-dessus de tout. C'est pourquoi je ne puis m'empêcher, ma Sœur, de louer votre résolution généreuse, en ce que vous avez voulu être libre, non point à la mode du monde, mais à la mode du Sauveur des âmes; non de la liberté dangereuse que l'esprit de l'homme se donne à lui-même, mais de celle que Jésus promet à ses serviteurs.

Les enfants du siècle croient être libres, parce qu'ils errent deçà et delà dans le monde, éternellement travaillés de soins superflus, et ils appellent leur égarement une liberté : à peu près comme des enfants qui se pensent libres, lorsqu'échappés de la maison paternelle, ils courent sans savoir où ils vont. Telle est la liberté des pécheurs.

C'est vous, c'est vous, Mesdames, qui jouissez d'une liberté véritable, parce que vous ne vous contraignez que pour servir Dieu.

 

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Et qu'on ne pense pas que cette contrainte diminue tant soit peu votre liberté; au contraire, c'en est la perfection. Car d'où vient que vous vous mettez dans cette salutaire contrainte, sinon pour vous imposer à vous-mêmes une heureuse nécessité de ne pécher pas? Et cette sainte nécessité de ne pécher pas, n'est-ce pas la liberté véritable? Ne croyons pas, mes Sœurs, que ce soit une liberté, de pouvoir pécher; ou s'il y a de la liberté à pouvoir pécher, disons avec saint Augustin que c'est une liberté égarée, une liberté qui se perd. La première liberté, dit saint Augustin, c'est de pouvoir ne pécher pas; la seconde et la plus parfaite, c'est de ne pouvoir plus pécher (1). C'est la liberté des saints anges et de toute la société des élus, que la félicité éternelle met dans la nécessité de ne pécher plus : c'est la liberté de la céleste Jérusalem ; cette nécessité, c'est leur béatitude; et jamais nous ne serons plus libres, que quand nous ne pourrons plus servir au péché. C'est la liberté de Dieu même, qui peut tout et ne peut pécher. C'est à cette liberté qu'on tend dans les cloîtres, lorsque par tant de saintes contraintes, par tant de salutaires précautions, on tâche de s'imposer une loi de ne pouvoir plus servir au péché.

 

SECOND  POINT.

 

Voilà la servitude du péché exclue de la vie retirée et religieuse par les observances de la discipline : voyons si elle n'est pas aussi délivrée de celle des passions et des convoitises par l'exercice de la pénitence. Pour cela, considérons une belle doctrine de saint Augustin : « Il y a, dit-il, deux sortes de maux : il y a des maux qui nous blessent, il y a des maux qui nous flattent : les maladies, les passions. Les passions nous flattent, et en nous flattant elles nous captivent. Ceux-là nous les devons supporter; ceux-ci nous les devons modérer : les premiers, par la patience et par le courage ; les seconds, par la retenue et la tempérance : » Alia quœ per patientiam sustinemus, alia quœ per continentiam refrenamus (2). Or Dieu, qui dispose toutes choses par une providence très-sage, et qui ne veut pas tourmenter les siens par des afflictions inutiles, a voulu que ces derniers maux servissent de remède pour guérir

 

1 De Corrept. et Grat., cap. XII, n. 33. — 2 Cont. Jul., lib. V, cap. V, n. 22.

 

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les autres : je veux dire que les maux qui nous affligent doivent corriger en nous ceux qui flattent. Ils étaient donnés en punition de notre péché; mais par la miséricorde divine ce qui était une peine devient un remède, et « le châtiment du péché est tourné à l'usage de la justice : » In usus justitiœ peccati pœna conversa est (1). La raison est que la force de ceux-ci consiste dans le plaisir, et que toute la pointe du plaisir s'émousse par la souffrance.

C'est pourquoi la mortification... dans les cloîtres ; et si la chair y est contrainte, c'est pour rendre l'esprit plus libre. C'est le rendre plus libre, que de brider son ennemi et le tenir en prison tout chargé de chaînes. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Je ne travaille pas en vain ; mais je châtie mon corps et je le réduis en servitude (2). » Ce n'est pas travailler en vain que de mettre en liberté mon esprit. J'ai, dit-il, un ennemi domestique : voulez-vous que je le fortifie, que je le rende invincible par ma complaisance ? J'ai des passions moins traitables que ne sont des bêtes farouches : voulez-vous que je les nourrisse? Ne vaut-il pas bien mieux que j'appauvrisse mes convoitises, qui sont infinies, en leur refusant ce  qu'elles demandent? Tellement que la vraie liberté d'esprit, c'est de contenir nos affections déréglées par une discipline forte et vigoureuse, et non pas de les contenter par une molle condescendance.

C'est ainsi qu'ont été libres les grands personnages, qui vous ont donné cette règle que vous professez. D'où vient que saint Benoit votre Patriarche, sentant que l'amour des plaisirs mortels qu'il avait presque éteint par ses grandes austérités se réveillait tout à coup avec violence, se déchire lui-même le corps par des ronces et des épines, sur lesquelles son zèle le jette (3) ? N'est-ce pas qu'il veut briser les liens charnels qui menacent son esprit de la servitude ? C'est pour cela que saint Bernard votre Père a cherché un salutaire rafraîchissement dans les neiges et dans les étangs glacés (4), où son intégrité attaquée s'est fait un rempart contre les délices du siècle. Ses sens étaient de telle sorte

 

1 S. August., De Civit. Dei, lib. XIII, cap. IV. — 2 I Cor., IX, 26, 27. — 3 S. Greg. Mag., Dialog., lib. II, cap. II. — 4 Vit. S. Bernard., lib. I, cap. III, n. 6.

 

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mortifiés, qu'il ne voyait plus ce qui se présentait à ses yeux (1). La longue habitude de mépriser le plaisir du goût, avait éteint en lui toute la pointe de la saveur : il mangeait de toutes choses sans choix ; il buvait de l'eau ou de l'huile indifféremment, selon qu'il les avait le plus à la main (2). Si quelques-uns trouvaient trop rude ce long et horrible silence, il les avertissait que. s'ils considéraient sérieusement l'examen rigoureux que le grand Juge fera des paroles, ils n'auraient pas beaucoup de peine à se taire. Il excitait en lui l'appétit, non par les viandes, mais par les jeûnes; non par la délicatesse ni par le ragoût, mais par le travail : et toutefois pour n'être pas entièrement dégoûté de son pain d'avoine et de ses légumes, il attendait que la faim les rendît un peu supportables. Il couchait sur la dure; mais il y attirait le sommeil par la psalmodie de la nuit et par l'ouvrage de la journée : de sorte que dans cet homme les fonctions même naturelles étaient causées non tant par la nature que par la vertu.

Quel homme plus libre que saint Bernard? Il n'a point de passions à contenter, il n'a point de fantaisie à satisfaire, et il n'a besoin que de Dieu. Les gens du monde, au lieu de modérer leurs convoitises, sont contraints de servir à celles d'autrui. Saint Augustin, parlant à un grand seigneur : « Vous, qui devez réprimer vos propres cupidités, vous êtes contraint de satisfaire celles des autres : » Qui debuisti refrenare cupiditates tuas, explere cogeris aliénas (3). C'est à cette liberté que vous aspirez, c'est l'héritage que saint Bernard a laissé à toutes les maisons de son ordre.

Mais voyez l'aveuglement du monde. Comme si nous n'étions pas encore assez captifs par le péché et les convoitises, il s'est fait lui-même d'autres servitudes. Il a fait des lois comme pour imiter Jésus-Christ, mais plutôt pour le contredire. Il ne faut pas souffrir les injures, on vous mépriserait : il faut avoir de l'honneur dans le monde, il faut se rendre nécessaire, il faut vivre pour le public et pour les affaires : Patriae et imperio reique vivendum est (4). C'est une loi à votre sexe... Le temps de se parer, des visites. La bienséance est une loi qui nous ôte tout le temps, qui fait qu'il

 

1 Lib. III, cap. II, n. 4. — 2 Lib. I, cap. VII. — 3 Ad Bonif., epist. CCXX, n. 6. — 4 Tertull., De Pallio, n. 5.

 

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se perd véritablement. Tout le temps se perd, et on n'y attache rien de plus immobile que lui. Le temps est précieux, parce qu'il aboutit à l'éternité ; on ne demande qu'à le passer ; à peine avons-nous un moment à nous ; et celui que nous avons, il semble qu'il soit dérobé. Cependant la mort vient avant que nous puissions avoir appris à vivre ; et alors que nous servira d'avoir mené une vie publique, puisqu'enfin il nous faudra faire une fin privée? Mais que dira le monde ? Et pourquoi voulons-nous vivre pour les autres, puisque nous devons enfin mourir pour nous-mêmes ? Nemo alii vivit, moriturus sibi (1).

Que si le monde a ses contraintes, que je vous estime, ma très-chère Sœur, qui estimant trop votre liberté pour la soumettre aux lois de la terre, professez hautement de ne vouloir vous captiver que pour l'amour de celui qui étant le maître de toutes choses , s'est rendu esclave pour l'amour de nous, afin de nous exempter de la servitude. C'est dans cette voie étroite que l’âme est dilatée par le Saint-Esprit, pour recevoir l'abondance des grâces divines. Déposez donc , ma très-chère Sœur, cet habit, cette vaine pompe et toute cette servitude du siècle : vous êtes libre à Jésus-Christ, son sang vous a mise en liberté, ne vous rendez point esclave des hommes.

 

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