M-Th de la Vieuville
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SERMON
POUR
LA VÊTURE  DE MARIE-THÉRESE-HENRIETTE
DE LA VIEUVILLE (a).

 

Martha , Martha, sollicita es et turbaris erga plurima : porrò unum est necessarium.

 

Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses : cependant une seule chose est nécessaire. Luc., X, 41, 42.

 

Quand je considère, mes Sœurs, les diverses agitations de l'esprit humain et tant d'occupations différentes qui travaillent

 

1 Tertull., De Pallio, n. 5.

 

(a) L'abbé Ledieu dit, dans ses Mémoires: « Il (Bossuet) alla à Meaux, en 1669, avec le duc de la Vieuville pour la vêture de sa fille Marie-Thérèse-Henriette, qu'il prêcha le 8 de septembre dans l'abbaye de Notre-Dame, en présence de l'évêque Dominique de Ligny, son ami, officiant pontificalement. »

Le duc de la Vieuville, chevalier d'honneur de la reine, fut gouverneur de la Champagne et du Poitou; c'est son illustre père, surintendant des finances, qui avait fondé l'abbaye de Notre-Dame. Sa fille Henriette avait été élevée dans ce monastère, de l'ordre de Cîteaux; déjà ses deux sœurs y avaient pris le voile, l'ainée portait la crosse abbatiale en 1669. — M. de Ligny fut le prédécesseur immédiat de Bossuet sur le siège épiscopal de Meaux ; il l’avait demandé pour coadjuteur. — Disons en passant que Bossuet reçut à Meaux, après la cérémonie religieuse, par un courrier du roi, la nouvelle de sa nomination à l'évêché de Condom.

Le sermon fut bien prononcé le 8 septembre ; car l'orateur dit dans la péroraison : « Mais achèverons-nous ce discours sans parler de la divine Marie, dont nous célébrons aujourd'hui la nativité bienheureuse? » L'exorde est emprunté au second sermon pour le dimanche de la Quinquagésime (vol. VIII, p. 463); seulement l'habile écrivain a beaucoup abrégé, dans la seconde ou plutôt dans la troisième rédaction, car il l’avait déjà écrit deux fois, son premier projet. On verra que la péroraison n'est pas achevée Déforis y avait ajouté un morceau de sa façon; nous l'avons retranché.

 

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inutilement les enfants des hommes, je ne puis que je ne m'écrie avec le Psalmiste : « Qu'est-ce que l'homme, ô grand Dieu , pour que vous en fassiez état et que vous en ayez souvenance (1) ? » Notre vie, qu'est-ce autre chose qu'un égarement continuel ? Nos opinions sont autant d'erreurs, et nos voies ne sont qu'ignorance. Et certes, quand je parle de nos ignorances, je ne me plains pas, chrétiens, de ce que nous ne connaissons point quelle est la structure du monde, ni les influences des corps célestes, ni quelle vertu tient la terre suspendue au milieu des airs, ni de ce que tous les ouvrages de la nature nous sont des énigmes inexplicables. Car encore que ces connaissances soient très-dignes d'être recherchées, ce n'est pas ce que je déplore aujourd'hui. La cause de ma douleur nous touche de bien plus près. Je plains le malheur de notre ignorance en ce que nous ne savons pas ce qui nous est propre, en ce que nous ne connaissons pas le bien et le mal, et que nous errons deçà et delà sans savoir la véritable conduite qui doit gouverner notre vie.

Et pour vous convaincre manifestement d'une vérité si constante, figurez-vous, ma très-chère Sœur, que venue tout nouvellement d'une terre inconnue et déserte, séparée de bien loin du commerce et de la société des hommes, ignorante des choses

 

1 Psal. VIII, 5.

 

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humaines, vous êtes tout à coup transportée au sommet d'une haute montagne, d'où par un effet de la puissance divine, vous découvrez la terre et les mers, et tout ce qui se fait dans le monde. Elevée donc sur cette montagne, vous voyez du premier aspect cette multitude infinie de peuples et de nations, avec leurs mœurs différentes et leurs humeurs incompatibles ; puis descendant plus exactement au détail de la vie humaine, vous contemplez les divers emplois dans lesquels les hommes s'occupent. O Dieu éternel, quel tracas! quel mélange de choses! quelle étrange confusion ! Celui-là s'échauffe clans un barreau, celui-ci assis dans une boutique débite plus de  mensonges que de marchandises ; cet autre, que vous voyez employer dans le jeu la meilleure partie de son temps, il se passionne, il s'impatiente, il fait une affaire de conséquence de ce qui ne devrait être qu'un relâchement de l'esprit. Les uns cherchent dans la compagnie l'applaudissement du beau monde; d'autres se plaisent à passer leur vie dans une intrigue continuelle; ils veulent être de tous les secrets , ils s'empressent, ils se mêlent partout, ils ne songent qu'à s'acquérir tous les jours de nouvelles amitiés ; et pour dire tout en un mot, le monde (a) n'est qu'un amas de personnes toutes diversement affairées avec une variété incroyable.

Vous raconterai-je, mes Sœurs, les diverses inclinations des hommes? Les uns, d'une nature plus remuante, se plaisent dans les emplois violents; les autres, d'une humeur plus paisible, s'attachent plus volontiers ou à cette commune conversation, ou à l'étude des bonnes lettres, ou à diverses sortes de curiosités. Celui-ci est possédé de folles amours ; celui-là de haines cruelles et d'inimitiés implacables, et cet autre de jalousies furieuses ; l'un amasse, et l'autre dépense ; quelques-uns sont ambitieux et recherchent avec ardeur les emplois publics ; les autres aiment mieux le repos et la douce oisiveté d'une vie privée. Chacun a ses inclinations différentes, chacun veut être fou à sa fantaisie : les mœurs sont plus dissemblables que les visages; et la mer n'a pas plus de vagues, quand elle est agitée par les vents, qu'il naît de diverses pensées de cet abîme sans fond, de ce secret impénétrable

 

(a) Var. : Une ville.

 

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du cœur de l'homme. C'est à peu près ce qui se présente à nos yeux, quand nous considérons attentivement les affaires et les actions qui exercent la vie humaine.

Dans cette diversité infinie, dans cet empressement, dans cet embarras, dans ce bruit et dans ce tumulte des choses humaines, chère Sœur, rentrez en vous-même; et imposant silence à vos passions, qui ne cessent d'inquiéter l'âme par leur vain murmure, écoutez le Seigneur Jésus qui vous parlant intérieurement au secret du cœur, vous dit avec cette voix charmante qui seule devrait attirer les hommes : « Tu te troubles dans la multitude, et il n'y a qu'une seule chose qui soit nécessaire. »

Qu'entends-je, et que dites-vous, ô Seigneur Jésus? Pourquoi tant d'affaires, pourquoi tant de soins, pourquoi tant d'occupations différentes, puisqu'il n'y a qu'une seule chose qui soit nécessaire? Si vous nous apprenez, Sagesse éternelle, que nous n'avons tous qu'une même affaire : donc nous nous consumons de soins superflus, donc nous ne concevons que de vains desseins, donc nous ne repaissons nos esprits que de creuses et chimériques imaginations, nous qui sommes si étrangement partagés. Votre parole, ô Seigneur Jésus, nous rappelant à l'unité seule, condamne la folie et l'illusion de nos désirs inconsidérés et de nos prétentions infinies: donc il s'ensuit de votre discours que la solitude que les hommes fuient, et les cloîtres qu'ils estiment autant de prisons, sont les écoles de la véritable sagesse, puisque tous les soins du inonde en étant exclus avec leur empressante multiplicité, on n'y cherche que l'unité nécessaire, qui seule est capable d'établir les cœurs dans une tranquillité immuable. Chère Sœur, c'est ce que Jésus-Christ nous enseigne dans cette belle et mystérieuse parole, que je tâcherai aujourd'hui de vous faire entendre.

Mais pour y procéder avec ordre, que puis-je me proposer de plus salutaire que d'imiter Jésus-Christ lui-même, et de suivre cette excellente méthode que je vois si bien pratiquée par ce divin Maître? « Marthe, Marthe, dit-il, tu es empressée, et tu te troubles dans la multitude : or il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. » Je

 

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remarque trois choses dans ce discours : Jésus ce charitable Médecin des âmes, les considère comme languissantes, et nous laisse dans ces paroles une consultation admirable pour les guérir de leurs maladies. Il en regarde premièrement le principe ; après, ayant touché la cause du mal, il y applique les remèdes propres ; et enfin il rétablit son malade dans sa constitution naturelle. Je vous prie de considérer ces trois choses accomplies par ordre dans notre évangile.

Marthe, Marthe, tu es empressée; c'est-à-dire, ô âme, tu es affaiblie en cela même que tu es partagée ; de là l'empressement et le trouble : voilà le principe de la maladie; après, suit l'application du remède. Car puisque la cause de notre faiblesse, c'est que nos désirs sont trop partagés dans les objets visibles qui nous environnent, qui ne voit que le véritable remède, c'est de savoir ramasser nos forces inutilement dissipées? C'est aussi ce que fait le Seigneur Jésus, en nous appliquant à l'unité simple qui n'est autre chose que Dieu. Pourquoi, dit-il, vous épuisez-vous parmi tant d'occupations différentes, puisqu'il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire? Porrò unum est necessarium. Voyez qu'il ramasse nos désirs en un : de là naît enfin la santé de l’âme dans le repos, dans la stabilité, dans la consistance que lui promet le Sauveur Jésus : « Marie, dit-il, a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée : » c'est l'entière stabilité; c'est ainsi que le Fils de Dieu nous guérit. Ma chère Sœur, abandonnez-vous à ce Médecin tout-puissant; apprenez de lui ces trois choses, que vous devez avant toutes choses vous démêler de la multitude, après rassembler tous vos désirs en l'unité seule, et enfin que vous y trouverez le repos et la consistance. Ainsi vous accomplirez les devoirs de la vie religieuse que vous embrassez, et nous pourrons dire de vous ce que Jésus-Christ a dit de Marie, qu'en quittant le monde et ses vanités, vous avez choisi la meilleure part qui ne vous sera point ôtée.

 

PREMIER  POINT.

 

Encore que nous connaissions par expérience que notre plus grand mal naît de l'amour-propre, et que ce soit le vice de tous

 

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les hommes de s'estimer eux-mêmes excessivement, il ne laisse pas d'être véritable que de toutes les créatures, l'homme est celle qui se met à un plus bas prix et qui a le plus de mépris de soi-même.

Je n'ignore pas, chrétiens, que cette proposition paraît incroyable jusqu'à ce que l'on en ait pénétré le fond. Car on pourrait d'abord objecter que l'orgueil est la plus dangereuse maladie de l'homme. C'est l'amour-propre qui fait toutes nos actions, il ne nous abandonne pas un moment ; et de même que si vous rompez un miroir, votre visage semble en quelque sorte se multiplier dans toutes les parties de cette glace cassée, cependant c'est toujours le même visage : ainsi quoique notre âme s'étende et se partage en beaucoup d'inclinations différentes, l'amour-propre y paraît partout; étant la racine de toutes nos passions, il fait couler dans toutes les branches ses vaines quoique agréables complaisances.

Et certes si l'on connaît la grandeur du mal lorsqu'on a recours aux remèdes extrêmes, il faut nécessairement confesser que notre nature était enflée d'une insupportable insolence. Car puisque pour remédier à l'orgueil de l'homme, il a fallu rabaisser un Dieu; puisque pour abattre l'arrogance humaine, il ne suffisait pas que le Fils de Dieu descendît du ciel en la terre si sa majesté ne se ravalait jusqu'à la pauvreté d'une étable, jusqu'à l'ignominie de la croix, jusqu'aux agonies de la mort, jusqu'à l'obscurité du tombeau, jusqu'aux profondeurs de l'enfer : qui ne voit que nous nous étions emportés au plus haut degré d'insolence, nous, dis-je, qui n'avons pu être rétablis que par cette incompréhensible humiliation ? Et toutefois je ne crains point de vous assurer que par une juste punition de notre arrogance insensée, pendant que nous nous enflons et flattons notre cœur par l'estime la plus emportée de ce que nous sommes, nous ne méprisons rien tant que nous-mêmes. Et c'est ce que je veux vous faire connaître, non par des raisonnements recherchés, mais par une expérience sensible.

Considérons, je vous prie, mes très-chères Sœurs, de quelle sorte les hommes agissent quand ils veulent témoigner beaucoup de mépris, et après nous reconnaîtrons que c'est ainsi que nous traitons avec nous-mêmes. Quelles sont les personnes que nous

 

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méprisons, sinon celles dont nous négligeons tous les intérêts, desquelles nous fuyons la conversation, auxquelles même nous ne daignons pas donner quelque part dans notre pensée ? Or je dis que nous en usons ainsi avec nous-mêmes : nous laissons dans le mépris toutes nos affaires, nous ne pouvons converser avec nous-mêmes, nous ne voulons pas penser à nous-mêmes; et en un mot, nous ne pouvons nous souffrir nous-mêmes. Car est-il rien de plus évident que nous sommes toujours hors de nous; je veux dire que nos occupations et nos exercices, nos conversations et nos divertissements nous attachent continuellement aux choses externes et qui ne tiennent pas à ce que nous sommes? Et une preuve très-claire de ce que je dis, c'est que nous ne pouvons nous accoutumer à la vie recueillie et intérieure.

Chère Sœur, dans la profession que vous embrassez, les hommes n'y trouvent rien de plus insupportable que la retraite, la clôture et la solitude ; et toutefois cette solitude est cause que vous rentrez en vous-même, que vous vous entretenez avec vous-même, que vous pensez sérieusement à vous-même. C'est ce que le monde ne peut goûter : l'homme pense qu'il ne fait rien, s'il ne se jette sur les objets qui se présentent; tant il est vrai, âmes chrétiennes, que nous sommes à charge à nous-mêmes. Voyez Marthe dans notre évangile; elle s'empresse, elle se tourmente, elle est extraordinairement empêchée : elle découvre sa sœur Marie-Madeleine , qui assise aux pieds de Jésus, boit à longs traits le fleuve de vie qui distille si abondamment de sa bouche. Marthe tâche de la détourner : « Seigneur, ordonnez-lui qu'elle m'aide : » elle s'imagine qu'elle est oisive, parce qu'elle ne la voit point agitée : elle croit qu'elle est sans affaires, parce qu'étant recueillie en soi, elle veille à son affaire la plus importante. Etrange aveuglement de l'esprit humain, qui ne croit point s'occuper s'il ne s'embarrasse, qui ne conçoit point d'action sans agitation, et qui ne trouve d'affaire que dans le trouble et dans l'empressement !

D'où vient cela, mes très-chères Sœurs, si ce n'est que nous nous ennuyons en nous-mêmes, possédés de l'amour des objets externes ? Et ainsi ne puis-je pas dire avec l'admirable (a) saint

 

(a) Var. : L'incomparable.

 

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Augustin : Usque adeò charus est hic mundus hominibus, et sibimet ipsi viluerunt (1) : « Les hommes aiment ce monde si éperdument, qu'ils s'en traitent eux-mêmes avec mépris. » C'est ce que reprend le Sauveur des âmes dans les premières paroles de ce beau passage que j'ai allégué pour mon texte: « Marthe, Marthe, dit-il, tu t'es empressée et tu te troubles dans la multitude; » où il me semble que sa pensée se réduit à ce raisonnement invincible, dont toutes les propositions sont si évidentes qu'elles n'ont pas même besoin d'éclaircissement : écoutez seulement et vous entendrez. L’âme ne peut être en repos, si elle n'est saine; et elle ne peut jamais être saine, jusqu'à ce qu'elle ait été établie dans une bonne constitution : est-il rien de plus clair? Pour la mettre en cette bonne constitution, il faut nécessairement agir au dedans, et non pas s'épancher inutilement ni se vicier pour ainsi dire au dehors. Car la bonne constitution, c'est le bon état du dedans : qui le peut nier? Ceux donc qui consument toutes leurs forces après la multitude des objets sensibles, puisqu'ils dédaignent de travailler au dedans d'eux-mêmes, ils ne trouveront jamais la santé de l’âme, ni par conséquent son repos ; de sorte qu'il n'est rien de plus véritable que nous ne pouvons rencontrer que trouble dans la multitude qui nous dissipe : Martha, Martha, sollicita es, et turbaris erga plurima. Quelle conséquence plus nécessaire?

Que prétendez-vous, ô riches du siècle, lorsque vous acquérez tous les jours de nouvelles terres, et que vous amassez tous les jours de nouveaux trésors? Vos richesses sont hors de vous; et comment espérez-vous pouvoir vous remplir de ce qui ne peut entrer en vous-mêmes? Votre corps terrestre et mortel ne se nourrit que de ce qu'il prend, et de là vient que la Sagesse divine lui a préparé tant de beaux organes pour s'unir et s'incorporer ce qui le sustente. Votre âme d'une nature immortelle n'aura-t-elle pas aussi ses organes pour recevoir en elle-même le bien qu'elle cherche? Maintenant ouvrez son sein tant qu'il vous plaira, et vous verrez qu'elle ne peut recevoir en elle cet or et cet argent que vous entassez et qui ne peut jamais la satisfaire : lors donc que vous pensez l'en rassasier, n'est-ce pas une pareille folie que

 

1 Ad Glor., Epist. XLIII, n. 2.

 

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si vous vouliez remplir un vaisseau d'une liqueur qui ne peut y être versée? Insensés, ne voyez-vous pas que vous vous travaillez inutilement, que vous vous troublez dans la multitude? Turbaris erga plurima.

Et vous, qui recherchez avec tant d'ardeur la réputation et la gloire, pensez-vous pouvoir contenter votre âme? Cette gloire que vous désirez, c'est l'estime que les autres font de votre personne. Ou ils se trompent, ou ils jugent bien de votre mérite. S'ils se trompent dans leur pensée, vous seriez bien déraisonnables de faire votre bonheur de l'erreur d'autrui; que s'ils jugent sainement, c'est un bien pour eux, et comment estimez-vous pouvoir être riche d'un bien qui est possédé par les autres? Voyez donc que vous vous épanchez hors de l'unité, et que vous vous troublez dans la multitude. Turbaris erga plurima.

Vous enfin, qui courez après les plaisirs, dites-moi, n'avez-vous rien en vous-mêmes de plus excellent que vos sens? Cette âme, que Dieu a faite à sa ressemblance, est-elle insensible et stupide, et n'a-t-elle pas aussi ses contentements? Est-ce en vain que le Psalmiste s'écrie, que son cœur se réjouit dans le Dieu vivant (1)? Si l’âme a des délices qui lui sont propres, si elle a ses plaisirs à part, quelle est notre erreur et notre folie de croire que nous l'aurons contentée, lorsque nous aurons satisfait les sens? Au contraire ne jugeons-nous pas que si nous ne lui donnons des objets tout spirituels qu'elle sente et qu'elle reçoive par elle-même, elle sortira au dehors pour en chercher d'autres, et qu'elle se troublera clans la multitude? Turbaris erga plurima.

Ainsi quoi que puisse nous représenter notre imagination abusée, notre âme ne trouvera jamais son repos jusqu'à ce que nous ayons composé nos mœurs ; jusqu'à ce que nous dégageant de la multitude afin de nous recueillir en nous-mêmes, nous nous soyons rangés au dedans et que nos affections soient bien ordonnées. C'est ce que nous apprend le Psalmiste, lorsqu'il dit : « La justice et la paix se sont embrassées : » Justitia et pax osculatœ sunt (2). Où est-ce qu'elles se sont embrassées? Elles se sont embrassées certainement dans le cœur du juste. C'est la justice qui

 

1 Psal. LXXXIII, 3. — 2 Psal. LXXXIV, 11.

 

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établit l'ordre; et la justice règne en nos âmes, lorsque les choses y sont rangées dans une bonne disposition, et que les lois que la raison donne sont fidèlement observées : alors nous avons en nous la justice, et aussitôt après nous avons la paix : Justitia et pax oscula tœsunt.

O âme, si vous n'avez pas la justice, c'est-à-dire si vous n'êtes pas recueillie pour vous composer en vous-même, infailliblement la paix vous fuira : pour quelle raison? Parce qu'elle ne trouvera point au dedans de vous la justice sa bonne amie. Que si vous avez en vous la justice, cette justice qui vous retire en vous-même pour régler votre intérieur, vous n'aurez que faire de chercher la paix ; elle viendra elle-même, dit saint Augustin, pour embrasser sa fidèle amie, c'est-à-dire la justice qui vous établit dans votre véritable constitution : Si amaveris justitiam, non diù quœrespacem, quia et ipsa occurret tibi ut osculetur justitiam (1). D'où il s'ensuit que nous n'avons point de repos, jusqu'à-ce que détachés de la multitude, nous appliquions nos soins en nous-mêmes pour régler notre intérieur, selon ce que dit le Seigneur Jésus : « Marthe, Marthe, tu es empressée et tu te troubles. »

C'est pourquoi le grave Tertullien, méprisant l'inutilité de toutes les occupations ordinaires: Je ne suis point, dit-il, dans l'intrigue; on ne me voit point m'empresser près de la personne des grands, je n'assiège ni leurs portes ni leurs passages, je ne me romps point l'estomac à crier au milieu d'un barreau, je ne fréquente point les places publiques, j'ai assez à travailler en moi-même, c'est là que je mets toute mon affaire : In me unicum negotium mihi est ; tout mon soin est de retrancher les soins superflus : nihil aliud curo quàm ne curem (2).

O  généreuse résolution d'un philosophe chrétien ! Chère Sœur, c'est ce que vous devez pratiquer dans la sainte retraite où vous voulez vivre. Laissez le siècle avec ses erreurs et ses empressements inutiles. Il ne peut souffrir votre solitude, ni votre grille, ni votre clôture; il appelle votre retraite une servitude ; au contraire il se glorifie par une vaine ostentation de sa liberté. Les hommes du siècle croient être libres, parce qu'ils errent deçà et delà dans

 

In Psal. LXXXIV, n. 12. — 2 De Pallio, n. 5.

 

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le monde, éternellement travaillés de soins superflus ; et ils appellent leur égarement une liberté, comme des enfants qui se pensent libres, lorsqu'échappés de la maison paternelle , ils courent sans savoir où ils vont. Pernicieuse liberté du siècle, qui ne nous laisse pas le loisir de vaquer à nous ! Heureuse mille et mille fois votre servitude, qui vous occupe si utilement en vous-même !

Quelle affaire plus importante que de composer son intérieur, c'est-à-dire la seule chose qui nous appartient? Quelle pensée plus douce ni plus agréable? Si ta maison menace ruine, tu y emploies les jours et les nuits avec une satisfaction merveilleuse. Ton âme se dément de toutes parts comme un édifice mal entretenu, et tu n'auras point de plaisir à la réparer ! Dieu commet à tes soins un champ très-fertile, c'est-à-dire l’âme raisonnable capable de porter des fruits immortels : quelle honte que dédaignant un si bel ouvrage tu t'abaisses jusqu'à cultiver une terre stérile et infructueuse !

D'ailleurs nos désirs sont si peu réglés, notre esprit est préoccupé de tant de fausses imaginations : ou l'orgueil nous enfle,, ou l'envie nous ronge, ou les convoitises nous brûlent; et nous nous laissons accabler d'affaires, comme si celles-ci ne nous touchaient pas, ou qu'il n'y en eût pas assez pour nous occuper. Enfin que recherchons- nous parmi tant d'emplois ? Pourquoi gouvernons-nous notre vie par des considérations étrangères ?—Je veux la passer dans les grandes charges. —Mais que nous sert de faire une vie publique, puisqu'enfin nous ferons tous une mort privée? — Mais si je me retire, que dira le monde? — Et pourquoi voulons-nous vivre pour les autres, puisque chacun doit enfin mourir pour soi-même? O folie ! ô illusion ! ô troubles et empressements inutiles des enfants du siècle! Chère Sœur, rompez ces liens, démêlez votre cœur de la multitude, et que vos forces se réunissent pour la seule occupation nécessaire : Porrò unum est necessarium : c'est ma seconde partie, que je joindrai avec la troisième dans une même suite de raisonnement.

 

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SECOND  ET  TROISIÈME POINT.

 

Toutes les créatures intelligentes tendent de leur nature à l'unité seule ; et j'apprends de saint Augustin (1) que le véritable mouvement de l’âme, c'est de rappeler ses esprits des objets extérieurs au dedans de soi, et de soi-même s'élever à Dieu. C'est pourquoi Dieu ayant fait le monde avec cet admirable artifice, aussitôt il introduit l'homme, dit Philon le Juif (2), au milieu de ce beau théâtre pour être le contemplateur d'un si grand ouvrage. Mais en même temps qu'il le contemple, et qu'il jouit de l'incomparable beauté d'un spectacle si magnifique, il sent aussi en son propre esprit la merveilleuse vertu de l'intelligence, qui lui découvre de si grands miracles; et ainsi rentrant en soi-même il y ramasse toutes ses forces pour s'élever à son Créateur et louer ses libéralités infinies. De cette sorte l’âme raisonnable se rappelle de la multitude pour concourir à l'unité seule, et telle est son institution naturelle. Mais le péché a perverti ce bel ordre, et lui donne un mouvement tout contraire. Dans sa véritable constitution elle passe de la multitude en soi-même, afin de réunir toute sa vigueur pour se transporter à son Dieu qui est le principe de l'unité : au contraire le péché la poussant, elle tombe de Dieu sur soi-même, et de là sur la multitude des objets sensibles qui l'environnent. Carde même qu'une eau qui se précipite du sommet d'une haute montagne, rencontrant au milieu de sa course une roche, premièrement elle fond sur elle avec toute son impétuosité , et là elle est contrainte à se partager, forcée par sa dureté qui la rompt : ainsi l'homme , que son orgueil avait emporté , tombe premièrement de Dieu sur soi-même, comme dit l'incomparable saint Augustin (3), parce qu'il est aussitôt déçu par son amour-propre ; et là rencontrant l'orgueil en son âme élevé comme un dur rocher, il se brise, il se partage, et il se dissipe dans la vanité de plusieurs désirs dans lesquels son âme s'égare.

Et c'est ce que nous pouvons comprendre aisément par le livre de la Genèse. Le serpent artificieux promet à nos pères que s'ils

 

1 Lib. de Quantit. Animae, n. 55. — 2 Lib. de Mundi Opificio. — 3 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII.

 

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mangent le fruit défendu, ils auront la science du bien et du mal; et Adam se laisse surprendre à ses promesses fallacieuses (1). Certes dans la pureté de son origine, il avait la science du bien et du mal. Car ne savait-il pas, chrétiens, que son souverain bien est de suivre Dieu, et le souverain mal de s'en éloigner? Mais il veut chercher dans la créature ce qu'il possédait déjà dans le Créateur; après quoi par un jugement équitable, le Créateur retire ses dons, desquels l'homme orgueilleux n'était pas content : si bien que l'homme perdit aussitôt la véritable science du bien et du mal, et il ne resta plus en son âme que la vaine curiosité de la rechercher dans la créature.

C'est ainsi que nous «allons, hommes misérables, cherchant curieusement le bien et tâchant de le goûter partout où nous en voyons quelques apparences. Et comme toute âme curieuse est naturellement inquiète, notre humeur remuante et volage ne pouvant s'arrêter à un seul désir, se partage en mille affections déréglées, et erre de désirs en désirs par un mouvement éternel. De là vient que l'homme animal ne peut comprendre ce que dit le Seigneur Jésus, qu'il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire, et la raison en est évidente. Car nous ne croyons pas pouvoir être heureux, si nos désirs ne sont satisfaits ; et ainsi notre cœur étant échauffé d'une infinité de désirs, le vieil Adam ne peut pas entendre qu'il trouve jamais la félicité en ne poursuivant qu'une seule chose. O misère! ô aveuglement, qui établit la félicité à contenter les désirs irréguliers qui sont causés par la maladie! Eveillez-vous, ô enfants d'Adam, retournez à l'unité sainte de laquelle vous êtes déchus par la pernicieuse curiosité de chercher le bien clans les créatures ; au lieu de partager vos désirs, apprenez du Sauveur Jésus à les réunir, et vous saurez le secret de les contenter: Porrò unum est necessarium. Cessez de m'inquiéter, désirs importuns; ne prétendez pas partager mon cœur; laissez-moi écouter le Seigneur Jésus, qui m'assure dans son Evangile qu'il n'y a qu'une chose qui soit nécessaire.

Et certes quand je considère, mes très-chères Sœurs, qu'entre tous les êtres que nous connaissons, il n'y a que Dieu seul qui soit

 

1 Gen., III, 5.

 

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nécessaire, que tout le reste change, tout le reste passe, qu'il n'y a que notre grand Dieu qui soit immuable, je fais ce raisonnement en moi-même : S'il n'y a qu'un seul être qui soit nécessaire en lui-même, il n'y a rien aussi à l'égard des hommes qu'une seule opération nécessaire, qui est de suivre uniquement cet un nécessaire. Car il est absolument impossible que notre repos puisse être assuré, s'il ne s'appuie sur quelque chose qui soit immobile. Plus une chose est réunie en elle-même, plus elle approche de l'immutabilité. L'unité ne donne point de prise sur elle, elle s'entretient également partout : au contraire la multitude cause la corruption, ouvrant l'entrée à la ruine totale par la dissolution des parties. Il faut donc que mon cœur aspire à l'unité seule, qui associera toutes mes puissances, qui fera une sainte conspiration de tous les désirs de mon âme à une fin éternellement immuable : Porrò unum est necessarium.

Je m'élève déjà, ce me semble, au-dessus de toutes les créatures mortelles ; animé de cette bienheureuse pensée, je commence à découvrir la stabilité que me promet le Sauveur Jésus dans la troisième partie de mon texte : Maria optimam partem elegit, quce non auferetur ab eà : « Marie a choisi la meilleure partie, qui ne lui sera point ôtée. » Oui, si nous suivons fortement cet un nécessaire, qui nous est proposé dans notre évangile, nous trouverons une assurance infaillible parmi les tempêtes de

cette vie.

Et comment, me direz-vous, chères Sœurs, comment pouvons-nous trouver l'assurance, puisque nous gémissons encore ici-bas sur les fleuves de Babylone , éloignés de la Jérusalem bienheureuse qui est le centre de notre repos? Saint Augustin vous l'expliquera par une doctrine excellente, tirée de l'Apôtre. « Nous ne sommes pas encore parvenus au ciel, mais nous y avons déjà envoyé une sainte et salutaire espérance : » Jam spem prœmisimus, dit saint Augustin (1); et ce grand homme nous fait comprendre quelle est la force de l'espérance, par une excellente comparaison. Nous voguons en la mer, dit ce saint évêque; mais nous avons déjà jeté l'ancre au ciel, quand nous y avons porté

 

1 In Psal. LXIV, n. 23.

 

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l'espérance, que l'Apôtre appelle l'ancre de notre âme (1). Et de même que l'ancre, dit saint Augustin , empêche que le navire ne soit emporté ; et quoiqu'il soit au milieu des ondes, elle ne laisse pas de l'établir sur la terre : ainsi quoique nous flottions encore ici-bas, l'espérance qui est l'ancre de notre âme et que nous avons envoyée au ciel, fait que nous y sommes déjà établis.

C'est pourquoi je vous exhorte, ma très-chère Sœur, à mépriser généreusement la pompe du monde, et à choisir la meilleure part qui ne vous sera point ôtée. Non certes, elle ne vous sera point ôtée; votre retraite, votre solitude, vous fera commencer dès ce monde une vie céleste : ce que vous commencerez sur la terre, vous le continuerez dans l'éternité. Dites-moi, que cherchez-vous dans ce monastère? Vous y venez contempler Jésus, écouter Jésus avec Marie la contemplative ; vous y venez pour louer Jésus, pour goûter Jésus, pour aimer uniquement ce divin Jésus : c'est pour cela que vous séparez votre cœur de l'empressante multiplicité des désirs du siècle. Que font les....

Mais achèverons-nous ce discours sans parler de la divine Marie, dont nous célébrons aujourd'hui la nativité bienheureuse? Allons tous ensemble, mes très-chères Sœurs , allons au berceau de Marie ; et couronnons ce sacré berceau, non point de lis ni de roses, mais de ces fleurs sacrées que le Saint-Esprit fait éclore, je veux dire de pieux désirs et de sincères louanges. Regardons l'incomparable Marie comme le modèle achevé de la vie retirée et intérieure; et tâchons de remarquer en sa vie, selon la portée de l'esprit humain , la pratique des vérités admirables que son Fils notre Sauveur nous a enseignées....

 

1 Hebr., VI, 19.

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