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Académie Française

 

 

 

PANÉGYRIQUE DE SAINT  ANDRÉ, APOTRE,
SUR LA VOCATION A LA FOI (a).

 

Venite post me, et faciam vos fieri piscatores hominum.

Venez après moi, et je vous ferai devenir des pécheurs d'hommes. Matth IV, 19.

 

Jésus va commencer ses conquêtes; il a déjà prêché son Evangile, déjà les troupes se pressent pour écouter sa parole. Personne

 

(a) Prêché le 30 novembre 1608, aux Carmélites de la rue Saint-Jacques devant Turenne, le P. Toussaints des Mares, Condé, la duchesse de Longueville la princesse de Conti, la duchesse de Montausier, la duchesse de Guise, etc.

Le panégyrique a bien été prononcé le 30 et non le 18 novembre, comme on la dit; car nous lisons dans les Mémoires de l'abbé Ledieu : « Le sermon du plus grand éclat fut celui de la vocation, qu'il y prononça faux Carmélites) un vendredi, fête de saint André, pour confirmer le vicomte de Turenne dans sa réunion à l'Eglise. »

Turenne avait abjuré le calvinisme un mois auparavant, le 28 octobre. C'est Bossuet qui, par la force de sa parole, l'avait ramené dans le sein de l'Eglise ; il ne dit pas moins du haut-de la chaire : « La parole est le rets qui prend les âmes. Mais on travaille vainement, si Jésus-Christ ne parle pas : In verbo tuo laxabo rete : « Sur votre parole, Seigneur. » C'est ce qui donne l'efficace » Plus loin, faisant allusion aux ancêtres de l'illustre néophyte, pour le retenir dans les filets du Pécheur des âmes : « Gardez-vous d'imiter, dit-il, ceux qui par les différentes ouvertures qu'ils ont. cherché dans leur inquiétude à faire aux rets salutaires qui les enserraient, n'ont travaillé qu'à se procurer une liberté plus déplorable que le plus honteux esclavage. » On trouvera, pareillement dans le Panégyrique de saint André, ce mot qu'on a si fort admiré, cité si souvent : « Quand Dieu veut faire voir qu'un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l'impuissance et an désespoir, puis il agit. » Au reste on remarquera que ce discours est, dans sa forme, une homélie plutôt qu'un sermon.

Turenne fut si content des enseignements de l'orateur, qu'il résolut de le suivre partout dans sa carrière évangélique, et tout d'abord dans l'Avent qu'il allait prêcher à Saint-Thomas du Louvre cette année-là. Les Carmélites qui appartenaient aux plus grandes maisons du royaume, écrivirent dans leurs Mémoires, en parlant du Panégyrique de saint André : « Ce fut un sermon d'une exquise beauté. » Le P. des Mares, célèbre prédicateur de l'Oratoire, le loua pendant toute sa vie.

Nous avons rapporté les réflexions d'un critique sur sa composition (vol. VIII, p. XXVIII). Le manuscrit, qui a été pendant quelque temps à la disposition de M. Valery-Hadot, appartenait à M. Solar, rédacteur du journal la Presse, associé de M. Mirés dans la banque de la caisse des chemins de fer. Il fut vendu avec la bibliothèque de cet amateur, et de ce moment nous n'avons pu en retrouver les traces.

Maintenant, trois remarques générales. Plusieurs panégyriques composés par Bossuet ne sont point parvenus jusqu'à nous : ainsi le panégyrique de saint Thomas d'Aquin, prêché en 1657 ; le panégyrique de saint Thomas de Villeneuve, prêché en 1659; le second panégyrique de saint Paul, prêché vers 1660; le panégyrique de saint Gaétan, prêché en 1663 ; le second panégyrique de saint Thomas d'Aquin, prêché en 1660; le panégyrique de sainte Madeleine, prêché en 1665 ; le panégyrique de saint Etienne, prêché en 1668, etc.

On ne trouve, à la bibliothèque impériale, aucun manuscrit des panégyriques; et malgré toutes nos recherches qui se sont étendues hors de cette immense collection d'autographes à toute l'Europe, nous n'en avons découvert que trois. Ces trois manuscrits renferment les panégyriques suivants : le panégyrique de saint Pierre Nolasque, celui de saint benoît et le premier de saint Gorgon.

Il est vrai que Déforis mêle moins souvent dans les panégyriques que dans les sermons, les exordes, les points, les péroraisons; il s'était lassé d'ajouter péniblement des passages, d'aligner avec un immense labeur des phrases disparates, pour faire un seul ouvrage de deux ouvrages différents. Cependant il ne s'est pas refusé le plaisir de corriger Bossuet; connue dans les sermons, comme partout, il met souvent dans les panégyriques sa prose rampante au milieu des sublimes développements de l'auteur. Alors même que le manuscrit nous faisait défaut, nous avons retranché ce qui était de son crû, et cela sans aucune crainte d'erreur ; car le style et les crochets fout reconnaître au premier coup d'œil les produits de son éloquence. Mais si les explications de Déforis, si ses tirades, si ses longues exhortations portent avec elles leur certificat d'origine, les traductions n'ont pas toujours une physionomie aussi nettement accentuée; quand elles sont courtes, faciles, calquées mol à mot sur l'original, on ne pourrait toujours sans péril les admettre ou les repousser sur les simples signes de leur provenance. Ici nous avons été plus sobres de ratures, préférant laisser vingt traductions de Déforis plutôt que d'en retrancher une de Bossuet. Le lecteur est prévenu ; il fera lui-même le discernement

 

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ne s'est encore attaché à lui; et parmi tant d'écoutants, il n'a pas encore gagné un seul disciple. Aussi ne reçoit-il pas indifféremment tous ceux qui se présentent pour le suivre. Il y en a qu'il rebute, il y en a qu'il éprouve, il y en a qu'il diffère. Il a ses temps destinés, il a ses personnes choisies. Il jette ses filets; il tend ses rets sur cette mer du siècle, mer immense, mer profonde, mer orageuse et éternellement agitée. Il veut prendre des hommes dans le monde ; mais quoique cette eau soit trouble, il n'y pêche pas à l'aveugle : il sait ceux qui sont à lui; il regarde, il considère, il choisit. C'est aujourd'hui le choix d'importance;

 

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car il va prendre ceux par qui il a résolu de prendre les autres ; enfin il va choisir ses apôtres.

Les hommes jettent leurs filets de tous côtés ; ils amassent toutes sortes de poissons, bons et mauvais, dans les filets de l'Eglise, selon la parole de l'Evangile. Jésus choisit ; mais puisqu'il a le choix des personnes, peut-être commencera-t-il ses conquêtes par quelque prince de la Synagogue, par quelque prêtre, par quelque pontife, ou par quelque célèbre docteur de la loi, pour donner réputation à sa mission et à sa conduite. Nullement. Ecoutez, mes Frères : « Jésus marchait le long de la mer de Galilée. Il vit deux pêcheurs, Simon et André son frère, et il leur dit : Venez après moi, et je vous ferai devenir des pêcheurs d'hommes. »

Voilà ceux qui doivent accomplir les prophéties, dispenser la grâce, annoncer la nouvelle alliance, faire triompher la croix. Est-ce qu'il ne veut point des grands de la terre, ni des riches, ni des nobles, ni des puissants, ni même des doctes, des orateurs et des philosophes? Il n'en est pas ainsi. Voyez les âges suivants. Les grands viendront en foule se joindre à l'humble troupeau du Sauveur Jésus. Les empereurs et les rois abaisseront leur tête superbe pour porter le joug.  On verra les faisceaux romains abattus devant la croix de Jésus. Les Juifs feront la loi aux Romains : ils recevront dans leurs Etats des lois étrangères, qui y seront plus fortes que les leurs propres : ils verront sans jalousie un empire s'élever au milieu de leur empire, des lois au-dessus des leurs : un empire s'élever au-dessus du leur, non pour le détruire, mais au contraire pour l'affermir. Les orateurs viendront, et on leur verra préférer la simplicité de l'Evangile et ce langage mystique à cette magnificence de leurs discours vainement pompeux. Ces esprits polis de Rome et d'Athènes viendront apprendre à parler dans les écrits des barbares. Les philosophes se rendront aussi ; et après s'être longtemps débattus et tourmentés, ils donneront enfin dans les filets de nos célestes pêcheurs, où étant pris heureusement, ils quitteront les rets de leurs vaines et dangereuses subtilités où ils tâchaient de prendre les âmes ignorantes et curieuses. Ils apprendront, non à raisonner, mais à croire et à trouver la lumière dans une intelligence captivée.

 

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PREMIER POINT.

 

Jésus ne rebute donc point les grands, ni les puissants, ni les sages : « Il ne les rejette pas, mais il les diffère : » Différantur isti superbi, aliquà soliditate sanandi sunt (1). Les grands veulent que leur puissance donne le branle aux affaires ; les sages, que leurs raisonnement gagnent les esprits. Dieu veut déraciner leur orgueil, Dieu veut guérir leur enflure. Ils viendront en leur temps, quand tout sera accompli, quand l'Eglise sera établie, quand l'univers aura vu et qu'il sera bien constant que l'ouvrage aura été achevé sans eux ; quand ils auront appris à ne plus partager la gloire de Dieu, à descendre de cette hauteur, à quitter dans l'Eglise au pied de la croix cette primauté qu'ils affectent; quand ils se réputeront les derniers de tous : les premiers partout, mais les derniers dans l'Eglise : ceux que leur propre grandeur éloigne le plus du ciel, ceux que leurs périls et leurs tentations approchent le plus près de l'abîme. Etes-vous ceux, ô grands, ô doctes, que la religion estime les plus heureux, dont elle estime l'état le meilleur ? Non ; mais au contraire ceux pour qui elle tremble, ceux qu'elle doit d'autant plus humilier pour les guérir et les sauver que tout contribue davantage à les élever et à les perdre. Ainsi votre besoin et la gloire du Tout-Puissant exigent que vous soyez d'abord rebutés dans l'exécution de ses hauts desseins, pour vous apprendre à concevoir de vous-mêmes le juste mépris que vous méritez.

En attendant, venez, ô pécheurs; venez, saint couple de frères, André et Simon; vous n'êtes rien, vous n'avez rien : « Il n'y a rien en vous qui mérite d'être recherché, il y a seulement une vaste capacité à remplir : » Nihil est quod in te expetatur, sed est quod in te impleatur (2). Vous êtes vides de tout, et vous êtes principalement vides de vous-mêmes : « Venez recevoir, venez vous remplir à cette source infinie : » Tam largo fonti vas inane admovendum est. Les autres se réjouissent d'avoir attiré à leur parti les grands et les doctes; Jésus, d'y avoir attiré les petits et les simples : Confiteor tibi, Pater, Domine cœli et terrae, quia

 

1 S. August., serm. LXXXVII, n. 12. — « Ibid.

 

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abscondisti hœc à sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis (1). « Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que vous les avez révélées aux plus simples. »

Et quel a été le motif d'une conduite qui blesse si fort nos idées? C'est afin que le faste des hommes soit humilié, et que toute langue confesse que vraiment c'est Dieu seul qui a fait l'ouvrage. Jésus considérant ce grand dessein de la sagesse de son Père, tressaillit de joie par un mouvement du Saint-Esprit : In ipsà horà exidtavit Spiritu sancto (2). C'est quelque chose de grand que ce qui a donné tant de joie au Seigneur Jésus. « Considérez, mes Frères, qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés à la foi ; et voyez qu'il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles. Mais Dieu a choisi ce qu'il y a d'insensé selon le monde, pour confondre ce qu'il y a de fort. Il a choisi ce qu'il y a de vil et de méprisable selon le monde et qui n'est rien , pour détruire ce qui est grand, afin que nul homme ne se glorifie devant lui (3). »

Rien sans doute n'était plus propre à faire éclater la grandeur de Dieu et son indépendance qu'un pareil choix. A lui seul il appartient de se choisir pour ses œuvres des instruments qui, loin d'y paraître propres, semblent n'être capables que d'en empêcher le succès, parce que c'est lui qui leur-donne toute la vertu qui peut les rendre efficaces. Il est bon, pour qu'on ne puisse douter qu'il a fait tout lui seul, qu'il s'associe des coopérateurs qui en eux-mêmes soient absolument ineptes aux grands desseins qu'il veut accomplir par leur ministère. Et comme autrefois, entre les mains des soldats de Gédéon, de faibles vases d'argile cachaient la lumière qui devait jeter l'épouvante dans le camp des Madianites : ici de même ces trésors de sagesse que Dieu a voulu faire éclater dans le monde pour le salut des uns et la confusion des autres , sont portés dans des vaisseaux très-fragiles (4), afin que la grandeur de la puissance qui est en eux soit reconnue venir de Dieu, et non de ses faibles instruments , et qu'ainsi tout concoure à démontrer la vérité de l'Evangile.

 

1 Matth., XI, 25. - 2 Luc., X, 21. — 3 I Cor., I, 26. — I II Cor., IV, 7.

 

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Et d'abord admirez, mes Frères, les circonstances frappantes que Dieu choisit pour former son Eglise. Comme il avait différé jusqu'à la dernière extrémité l'exécution du commencement de sa promesse, de même ici il en prolonge le plein accomplissement jusqu'au moment où tout doit paraître sans ressource. Abraham et Sara se trouvent stériles, lorsque Dieu leur annonce qu'ils auront un fils : il attend la vieillesse décrépite, devenue stérile par nature, épuisée par l'âge, pour leur découvrir ses desseins. C'est alors qu'il envoie son ange, qui les assure de sa part que dans un certain temps Sara concevra. Sara se prend à rire, tant elle est merveilleusement surprise de la nouvelle qu'on lui déclare. Dieu par cette conduite veut faire voir que cette race promise est son propre ouvrage. Il a suivi le même plan dans l'établissement de son Eglise. Il laisse tout tomber jusqu'à l'espérance : Sperabamus (1) : « Nous espérions, » disent ses disciples depuis sa mort. Quand Dieu veut faire voir qu'un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l'impuissance et au désespoir, puis il agit. Sperabamus : c'en est fait, notre espérance est tombée et ensevelie avec lui dans le tombeau. Après la mort de Jésus-Christ, ils retournent à la pèche : jamais ils ne s'y étaient livrés durant sa vie ; ils espéraient toujours : Sperabamus. C'est Pierre qui en fait la proposition : Vado piscari ; venimus et nos tecum (2) : Retournons aux poissons, laissons les hommes. Voilà le fondement qui abandonne l'édifice, le capitaine qui quitte l'armée : Pierre, le chef des apôtres, va reprendre son premier métier, et les filets, et le bateau qu'il avait quittés. Evangile, que deviendrez-vous? Pêche spirituelle, vous ne serez plus. Mais dans ce moment Jésus vient : il ranime la foi presque éteinte de ses disciples abattus; il leur commande de reprendre le ministère qu'il leur a confié, et les rappelle au soin de ses brebis dispersées : Pasce oves meas. C'en est assez pour leur rendre la paix et relever leur courage. Rassurés désormais par sa parole, fortifiés par son esprit, rien ne les étonnera, rien ne sera capable de les troubler : ni le sentiment de leur faiblesse, ni la vue des obstacles, ni la grandeur du projet, ni le défaut des ressources humaines, rien ne saurait les ébranler

 

1 Luc., XXIV, 21. — 2 Joan., XX, 23.

 

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dans la résolution d'exécuter tout ce que leur Maître leur a prescrit. Armés d'une ferme confiance dans le secours qui leur est promis, loin d'hésiter, ils s'affermissent parles oppositions mêmes qu'ils éprouvent; loin de craindre, ils ressentent une joie indicible au milieu des menaces et des mauvais traitements que la seule idée du dessein qu'ils ont formé leur attire ; et déjà espérant contre toute espérance, ils se regardent comme assurés de la révolution qu'ils méditent. Quel étrange changement dans ces esprits grossiers ! Quelle folle présomption, ou quelle sublime et céleste inspiration les anime !

En effet considérez, je vous prie, l'entreprise de ces pêcheurs. Jamais prince, jamais empire, jamais république n'a conçu un dessein si haut. Sans aucune apparence de secours humain, ils partagent le inonde entre eux pour le conquérir. Ils se sont mis dans l'esprit de changer par tout l'univers les religions établies, et les fausses et la véritable, et parmi les Gentils et parmi les Juifs. Ils veulent établir urt nouveau culte , un nouveau sacrifice, une loi nouvelle, parce que, disent-ils, un homme qu'on a crucifié en Jérusalem l'a enseigné de la sorte. Cet homme est ressuscité, il est monté aux deux où il est le Tout-Puissant. Nulle grâce que par ses mains, nul accès à Dieu qu'en son nom. En sa croix est établie la gloire de Dieu; en sa mort, le salut et la vie des hommes.

Mais voyons par quels artifices ils se concilieront les esprits. Venez, disent-ils, servir Jésus-Christ : quiconque se donne à lui, sera heureux quand il sera mort : en attendant, il faudra souffrir les dernières extrémités. Voilà leur doctrine et voilà leurs preuves; voilà leur fin, voilà leurs moyens.

Dans une si étrange entreprise, je ne dis pas avoir réussi comme ils ont fait, mais avoir osé espérer, c'est une marque invincible de la vérité. Il n'y a que la vérité ou la vraisemblance qui puisse faire espérer les hommes. Qu'un homme soit avisé, qu'il soit téméraire, s'il espère, il n'y a point de milieu : ou la vérité le presse, ou la vraisemblance le flatte ; ou la force de celle-là le convainc, ou l'apparence de celle-ci le trompe. Ici tout ce qui se voit étonne, tout ce qui se prévoit est contraire, tout ce qui est humain est impossible. Donc, où il n'y a nulle vraisemblance, il faut conclure

 

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nécessairement que c'est la seule vérité qui soutient l'ouvrage. Que le monde se moque tant qu'il voudra : encore faut-il que la plus forte persuasion qui ait jamais paru sur la terre , et dans la chose la plus incroyable, et parmi les épreuves les plus difficiles, et dans les hommes les plus incrédules et les plus timides, dont le plus hardi a renié lâchement son maître, ait une cause apparente. La feinte ne va pas si loin, la surprise ne dure pas si longtemps , la folie n'est pas si réglée.

Car enfin poussons à bout le raisonnement des incrédules et des libertins. Qu'est-ce qu'ils veulent penser de nos saints pêcheurs? Quoi? qu'ils avoient inventé une belle fable qu'ils se plai-soient d'annoncer au monde? mais ils l'auraient faite plus vraisemblable. Que c'étaient des insensés et des imbéciles qui ne s'entendaient pas eux-mêmes? mais leur vie, mais leurs écrits, mais leurs lois et la sainte discipline qu'ils ont établie , et enfin l'événement même, prouvent le contraire. C'est une chose inouïe, ou que la finesse invente si mal, ou que la folie exécute si heureusement : ni le projet n'annonce des hommes rusés, ni le succès des hommes dépourvus de sens. Ce ne sont pas ici des hommes prévenus , qui meurent pour des sentiments qu'ils ont sucés avec le lait. Ce ne sont pas ici des spéculatifs et des curieux, qui ayant rêvé dans leur cabinet sur des choses imperceptibles, sur des mystères éloignés des sens , font leurs idoles de leurs opinions et les défendent jusqu'à mourir. Ceux-ci ne nous disent pas : Nous avons pensé, nous avons médité, nous avons conclu. Leurs pensées pourraient être fausses, leurs méditations mal fondées, leurs conséquences mal prises et défectueuses. Ils nous disent : Nous avons vu, nous avons ouï, nous avons touché de nos mains, et souvent, et longtemps, et plusieurs ensemble, ce Jésus-Christ ressuscité des morts. S'ils disent la vérité, que reste-t-il à répondre ? S'ils inventent, que prétendent-ils ? Quel avantage, quelle récompense, quel prix de tous leurs travaux? S'ils attendaient quelque chose, c'était dans cette vie, ou après leur mort. D'espérer pendant cette vie, ni la haine, ni la puissance, ni le nombre de leurs ennemis, ni leur propre faiblesse ne le souffre pas. Les voilà donc réduits aux siècles futurs; et alors, ou ils attendent

 

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de Dieu la félicité de leurs âmes, ou ils attendent des hommes la gloire et l'immortalité de leur nom. S'ils attendent la félicité que promet le Dieu véritable, il est clair qu'ils ne pensent pas à tromper le monde ; et si le monde veut s'imaginer que le désir de se signaler dans l'histoire, ait été flatter ces esprits grossiers jusque dans leurs bateaux de pécheurs, je dirai seulement ce mot : Si un Pierre, si un André, si un Jean, parmi tant d'opprobres et tant de persécutions, ont pu prévoir de si loin la gloire du christianisme, et celle que nous leur donnons, je ne veux rien de plus fort pour convaincre tous les esprits raisonnables que c'étaient des hommes divins, auxquels et l'Esprit de Dieu, et la force toujours invincible de la vérité, faisaient voir dans l'extrémité de l'oppression la victoire très-assurée de la bonne cause.

Voilà ce que fait voir la vocation des pêcheurs : elle montre que l'Eglise est un édifice tiré du néant, une création, l'œuvre d'une main toute-puissante. Voyez la structure, rien de plus grand : le fondement, c'est le néant même : Vocat ea quœ non sunt (1). Si le néant y paraît, c'est donc une véritable création : on y voit quelques parties brutes pour montrer ce que l'art a opéré. Si c'est Dieu, bâtissons dessus, ne craignons pas. Laissons-nous prendre ; et tant de fois pris par les vanités, laissons-nous prendre une fois à ces pêcheurs d'hommes et aux filets de l'Evangile, « qui ne tuent point ce qu'ils prennent, mais qui le conservent; qui font passer à la lumière ceux qu'ils tirent du fond de l'abîme, et transportent de la terre au ciel ceux qui s'agitent dans cette fange : » Apostolica instrumenta piscandi vetia sunt, quœ non captos perimunt, sed reservant; et de profundo ad lumen extrahunt, fluctuantes de infimis ad superna traducunt (2).

Laissons-nous tirer de cette mer dont la face est toujours changeante, qui cède à tout vent, et qui est toujours agitée de quelque tempête. Ecoutez ce grand bruit du monde, ce tumulte, ce trouble éternel ; voyez ce mouvement, cette agitation, ces flots vainement émus qui crèvent tout à coup et ne laissent que de l'écume. Ces ondes impétueuses qui se roulent les unes contre les autres, qui s'entrechoquent avec grand éclat et s'effacent mutuellement,

 

1 Rom., IV, 17. — 2 S. Ambr., lib. IV, in Luc., n. 12.

 

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sont une vive image du monde et des passions qui causent toutes les agitations de la vie humaine, « où les hommes comme des poissons se dévorent mutuellement : » Ubi se invicem homines quasi pisces devorant (1). Voyez encore ces grands poissons, ces monstres marins, qui fendent les eaux avec grand tumulte, et il ne reste à la fin aucun vestige de leur passage. Ainsi passent dans le monde ces grandes puissances, qui font si grand bruit, qui paraissent avec tant d'ostentation. Ont-elles passé, il n'y paraît plus; tout est effacé, et il n'en reste aucune apparence.

Il vaut donc beaucoup mieux être enfermé dans ces rets qui nous conduiront au rivage, que de nager et se perdre dans une eau si vaste, en se flattant d'une fausse image de liberté. La parole est le rets qui prend les âmes. Mais on travaille vainement, si Jésus-Christ ne parle pas : In verbo tuo laxabo rete : « Sur votre parole, Seigneur, je jetterai le filet. » C'est ce qui donne efficace.

Saintes Filles, vous êtes renfermées dans ce filet : la parole qui vous a prises, c'est cet oracle si touchant de la vérité : Quid prodest homini si mundum universum lucretur, animœ verô suce detrimentum patiatur (2) ? « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme? » Dès lors pénétrées par l'efficace de cette parole du néant et des dangers d'un monde trompeur, vous avez voulu donner toutes vos affections à ces biens véritables, seuls dignes d'attirer vos cœurs; et pour vous mettre plus en état de les acquérir, vous vous êtes empressées de vous séparer de tous les objets qui auraient pu par des illusions funestes égarer vos désirs et détourner votre application de cet unique nécessaire. Persévérez dans ces bienheureux filets qui vous ont mises à couvert des périls de cette mer orageuse, et gardez-vous d'imiter ceux qui, par les différentes ouvertures qu'ils ont cherché dans leur inquiétude à faire aux rets salutaires qui les enserraient, n'ont travaillé qu'à se procurer une liberté plus déplorable que le plus honteux esclavage.

 

1 August., serm. CCLII, n. 2. — 2 Matth., XVI, 26.

 

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SECOND  POINT.

 

Saint André est un des plus illustres de ces divins pêcheurs, et l'un de ceux à qui Dieu a donné le plus grand succès dans cette pèche mystérieuse. C'est lui qui a pris son frère Simon, le prince de tous les pêcheurs spirituels : Veni et vide (1). C'est ce qui donne lieu à Hésychius, prêtre de Jérusalem, de lui donner cet éloge (2) : André, le premier né des apôtres, la colonne premièrement établie, Pierre devant Pierre, fondement du fondement même, qui a appelé avant qu'on l'appelât, qui amène des disciples à Jésus avant que d'y avoir été amené lui-même. « Il rend ainsi au Verbe ceux qu'il prend par sa parole : » Quos in verbo capit Verbo reddit (3). Car toute la gloire des conquêtes des apôtres est due à Jésus-Christ : c'est en s'appuyant sur ses promesses qu'ils les entreprennent : In verbo tuo laxabo rete (4) « Aussi ne sommes-nous pas appelés Pétriens, mais Chrétiens, » Non petrianos, sed christianos : « et ce n'est pas Paul qui a été crucifié pour nous : » Numquid Paulus crucifixus est pro vobis (5)?

Bientôt André rempli de ces sentiments, soumettra à son Maître avec un zèle infatigable et un courage invincible l'Epire, l'Achaïe, la Thrace, la Scythie, peuples barbares et presque sauvages, « libres par leur indocile fierté, par leur humeur rustique et farouche : » Omnes illœ ferocià liberœ gentes. Tous ces succès sont l'effet de l'ordre que Jésus-Christ leur a donné à tous : Laxate retia: « Jetez vos filets. » Dès que les apôtres se sont mis en devoir de l'exécuter, la foule des peuples et des nations convertis se trouve prise dans la parole.

Si nous voulons considérer avec attention toutes les circonstances de la pêche miraculeuse des apôtres, nous y verrons toute l'histoire.de l'Eglise figurée avec les traits les plus frappants. Il y entre des esprits inquiets et impatiens; ils ne peuvent se donner de bornes, ni renfermer leur esprit dans l'obéissance : Rumpebatur autem rete eorum (6). La curiosité les agite, l'inquiétude les pousse, l'orgueil les emporte : ils rompent les rets, ils échappent, ils font

 

1 Joan., I, 16. — 2 Bibl. Phot., cod. 269. — 3 S. Ambr., in Luc., lib. IV, n. 78. — 4  Luc., V, 5. — 5 I Cor., I, 13. — 6 Luc., V, 6.

 

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des schismes et des hérésies : ils s'égarent dans des questions infinies, ils se perdent dans l'abîme des opinions humaines. Toutes les hérésies, pour mettre la raison un peu plus au large, se font des ouvertures par des interprétations violentes : elles ne veulent rien qui captive. Dans les mystères, il faut souvent dire qu'on n'entend pas, il faut renoncer à la raison et au sens. L'esprit libre et curieux ne peut s'y résoudre; il veut tout entendre, l'Eucharistie, les paroles de l'Evangile. C'est un filet où l'esprit est arrêté. On force un passage, on cherche à s'échapper à travers les mauvaises défaites que suggère une orgueilleuse raison. Pour nous, demeurons dans l'Eglise, heureusement captivés dans ses liens. Il y en demeure des mauvais, mais il n'en sort aucun des bons.

Mais voici un autre inconvénient. « La multitude est si grande, que la nacelle surchargée est prête a couler à fond : » Impleverunt ambas naviculas, ita ut penè mergerentur (1) : figure bien sensible de ce qui devait se passer dans l'Eglise, où le grand nombre de ceux qui entraient dans la nacelle a tant de fois fait craindre qu'elle ne fût submergée par son propre poids : Sed mihi cumulus iste suspectus est, ne plenitudine sut naves penè mergantur (2). Mais ce n'est pas encore tout, et ici le danger n’est pas moins redoutable que tous les périls déjà courus : « Pierre est agité d'une nouvelle sollicitude; sa proie même, qu'il a tirée à terre avec tant d'efforts, lui devient suspecte; et il a besoin d'un sage discernement pour n'être pas trompé dans son abondance : » Ecce alia sollicitude Pétri, cui jam suaprœda suspecta est (3). Image vive de la conduite que les pêcheurs spirituels ont dû tenir à l'égard de tous ces poissons mystérieux qui tombaient dans leurs filets. Faute de cette sage défiance et de ces précautions salutaires, l'Eglise s'est accrue, et la discipline s'est relâchée; le nombre des fidèles s'est augmenté, et l'ardeur de la foi s'est ralentie : Nescio quomodò pugnante contra temetipsam tuà felicitate, quantum tibi auctum est populorum, tantùm penè vitiorum; quantum tibi copiœ accessit, tantùm disciplinœ recessit ;.....factaque es, Ecclesia, profectu tuœ fœcunditatis infirmior et quasi minus valida (4).

 

1 Luc., V 7. — 2 S. Ambr., in Luc., lib. IV, n. 77. —  3 Ibid., n. 78. — 4 Salvian., adv. Avar., lib. I.

 

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Elle est déchue par son progrès et abattue par ses propres forces.

L'Eglise n'est faite que pour les saints. Aussi les enfants de Dieu y sont appelés, et y accourent de toutes parts. Tous ceux qui sont du nombre y sont entrés; « mais combien en est-il entré par-dessus le nombre? » Multiplicati sunt super numerum (1). Combien parmi nous, qui néanmoins ne sont point des nôtres? Les enfants d'iniquité qui l'accablent, la foule des médians qui l'opprime, ne sont dans l'Eglise que pour l'exercer. Les vices ont pénétré jusque dans le cœur de l'Eglise, et ceux qui ne devaient pas même y être nommés y paraissent hautement la tête levée : Maledictum, et mendacium, et adulterium inundaverunt (2). Les scandales se sont élevés; et l'iniquité étant entrée comme un torrent, elle a renversé la discipline. Il n'y a plus de correction, il n'y a plus de censure. On ne peut plus, dit saint Bernard (3), noter les médians, tant le nombre en est immense; on ne peut plus les éviter, tant leurs emplois sont nécessaires ; on ne peut plus les réprimer ni les corriger, tant leur crédit et leur autorité est redoutable.

Dans cette foule, les bons sont cachés; souvent ils habitent dans quelque coin écarté, dans quelque vallée déserte : ils soupirent en secret et se livrent aux saints gémissements de la pénitence. Combien de saints pénitents? Hélas! « à peine dans un si grand amas de pailles aperçoit-on quelques grains de froment : » Vix ibi apparent grana frumenti in tam multo numero palearum (4). Les uns paraissent, les autres sont cachés, selon qu'il plaît au Père céleste, ou de les sanctifier par l'obscurité, ou de les produire pour le bon exemple.

Mais dans cette étrange confusion et au milieu de tant de désordres, souvent la foi chancelle, les faibles se scandalisent, l'impiété triomphe; et l'on est tenté de croire que la piété n'est qu'un nom, et la vertu chrétienne qu'une feinte de l'hypocrisie. Rassurez-vous cependant, et ne vous laissez pas ébranler par la multitude des mauvais exemples. Voulez-vous trouver des hommes sincèrement vertueux et vraiment chrétiens, qui vous consolent dans ce dérèglement presque universel, « soyez vous-mêmes ce que vous

 

1 Psal. XXXIX, 6. — 2 Osée, IV, 2. — 3 In Cant., serm. XXXIII, n. 16. — 4  S. August, serm. CCLII, n. 4.

 

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désireriez voir dans les autres; et vous en trouverez sûrement, ou qui vous ressembleront, ou qui vous imiteront : » Estote tales, et invenietis tales.

 

TROISIÈME POINT.

 

L'Eglise parle à ses enfants : ils doivent l'écouter avec un respect qui prouve leur soumission, et lui obéir avec une promptitude qui témoigne leur fidélité et leur confiance. Dieu parle aussi, et à sa parole tout se fait dans la nature comme il l'ordonne. Si les créatures inanimées ou sans raison lui obéissent avec tant de dépendance, nous qui sommes doués d'intelligence, lui devons-nous moins de docilité quand il parle? Et en effet la liberté ne nous est pas donnée pour hésiter, ni pour disputer contre lui : elle nous donne le volontaire pour distinguer notre obéissance de celle des créatures inanimées ou sans raison : mais quel que soit notre avantage sur elles, ce n'est pas pour nous dispenser de rendre à Dieu la déférence qui lui est due. Le même droit qu'il a sur les autres êtres subsiste à notre égard, et il nous impose la même obligation de lui obéir ponctuellement et dans l'instant même. S'il nous laisse notre choix, c'est non pour affaiblir son empire, mais pour rendre notre sujétion plus honorable.

Ceux qui sont accoutumés au commandement, sentent mieux que les autres combien cette obéissance est juste et légitime, combien elle est douce et aimable. Que sert donc de la refuser ou de la contester? Les hommes peuvent bien trouver moyen de se soustraire à l'empire de leurs semblables; mais Dieu a cela par nature, que rien ne lui résiste. Si la volonté rebelle prétend échapper à sa domination, en se retirant d'un côté, elle y retombe d'un autre avec toute l'impétuosité des efforts qu'elle avait faits pour s'en affranchir. Ainsi tout invite, tout presse l'homme de se soumettre à son Dieu et de lui obéir sans contradiction et sans délai.

Quand on hésite ou qu'on diffère, il se tient pour méprisé et refusé tout à fait. Lorsque la vocation est claire et certaine, qui est capable d'hésiter un moment est capable de manquer tout à fait; qui peut retarder un jour peut passer toute sa vie : nos passions

 

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et nos affaires ne nous demandent jamais qu'un délai. C'est pour Dieu une insupportable lenteur que d'aller seulement dire adieu aux siens, que d'aller rendre à son propre père les honneurs de la sépulture. Il faudra voir le testament, l'exécuter, le contester : d'une affaire il en naît une autre, et un moment de remise attire quelquefois la vie toute entière; c'est pourquoi il faut tout quitter en entrant au service de Dieu (1). Puisqu'il faudra nécessairement couper quelque part, coupez dès l'abord, tranchez au commencement, afin d'être plutôt à celui à qui vous voulez être pour toujours.

Et combien n'est-on pas dédommagé de ces sacrifices; et quelle confiance ne donnent-ils pas aux âmes, pour oser tout espérer de la bonté d'un Dieu si généreux et si magnifique? Voyez les apôtres, ils n'ont quitté qu'un art méprisable : Pierre en dit-il avec moins de force : « Nous avons tout quitté? » Reliquimus omnia (2). Des filets : voilà le présent qu'ils suspendent à ses autels; voilà les armes, voilà le trophée qu'ils érigent à sa victoire. Qu'il y a plaisir de servir celui qui fait justice au cœur et qui pèse l'affection; qui veut à la vérité nous faire acheter son royaume, mais aussi qui a la bonté de se contenter de ce que nous avons entre les mains! Car il met son royaume à tout prix, et il le donne pour tout ce que nous pouvons lui offrir : Tantùm valet quantum habes. « Rien qui soit à plus vil prix quand on l'achète, rien qui soit plus précieux quand on le possède : » Quid, vilius cùm emitur, quid charius cùm possidetur (3)?

Mais ce n'est pas assez de tout quitter, parons, amis, biens, repos, liberté : il faut encore suivre Jésus-Christ, porter sa croix après lui en marchant sur ses traces, en imitant ses exemples et se renoncer ainsi soi-même tous les jours de sa vie. Cependant qu'il est difficile, quand tout est heureux, quand tout nous favorise, de résister à ces attraits séduisants d'un monde qui nous amollit et nous corrompt en nous flattant! A qui persuadera-t-on de fuir la gloire, de mépriser les honneurs, de redouter les richesses, lorsqu'ils semblent se présenter comme d'eux-mêmes, et

 

1 S. Chrysost., in Matth., homil. XXVII. — 2 Matth., XIX, 27. — 3 S. Gregor., in Ev., hom. V, n. 2, 3.

 

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venir pour ainsi dire nous chercher dans notre obscurité? Qui peut comprendre qu'il faille se mortifier dans le sein de l'abondance ; faire violence à ses désirs, lorsque tout concourt à les satisfaire; devenir à soi-même son propre bourreau, si les contradictions du dehors ne nous en tiennent lieu; et savoir se-livrer à tous les genres de souffrances, pour mener une vie vraiment pénitente et crucifiée ! Et toutefois y a-t-il une autre manière de se rendre semblable à Jésus-Christ, et de porter fidèlement sa croix avec lui?

« O croix aimable, ô croix si ardemment désirée et enfin trouvée si heureusement, puissé-je ne jamais te quitter, te demeurer tendrement et constamment attaché, afin que celui qui en mourant entre tes bras par toi m'a racheté, par toi aussi me reçoive et me possède éternellement dans son amour! » Ut per te me recipiat, qui per te moriens me redemit. Tels sont les sentiments dont doivent être animés tous ceux qui veulent sincèrement appartenir à Jésus-Christ : point d'autre moyen de se montrer ses véritables disciples.

Quand est-ce que l'Eglise a vu des chrétiens dignes de ce nom? C'est lorsqu'elle était persécutée, lorsqu'elle lisait à tous les poteaux des sentences épouvantables contre ses enfants, et qu'elle les voyait à tous les gibets et dans toutes les places publiques immolés pour la gloire de l'Evangile. Durant ce temps, mes Sœurs, il y avait des chrétiens sur la terre; il y avait de ces hommes forts, qui nourris dans les proscriptions et dans les alarmes continuelles, s'étaient fait une glorieuse habitude de souffrir pour l'amour de Dieu. Ils croyaient que c'était trop de délicatesse à des disciples de la croix, que de rechercher le plaisir en ce monde et en l'autre. Comme la terre leur était un exil, ils n'estimaient rien de meilleur pour eux que d'en sortir au plus tôt. Alors la piété était sincère, parce qu'elle n'était pas encore devenue un art : elle n'avait pas encore appris le secret de s'accommoder au monde, ni de servir au négoce des ténèbres. Simple et innocente qu'elle était, elle ne regardait que le Ciel, auquel elle prouvait sa fidélité par une longue patience. Tels étaient les chrétiens de ces premiers temps : les voilà dans leur pureté, tels que les engendrait le sang des martyrs, tels que les formaient les persécutions.

 

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Maintenant une longue paix a corrompu ces courages mâles, et on les a vus ramollis depuis qu'ils n'ont plus été exercés. Le monde est entré dans l'Eglise. On a voulu joindre Jésus-Christ avec Déliai, et de cet indigne mélange quelle race enfin nous est née? Une race mêlée et corrompue, des demi-chrétiens, des chrétiens mondains et séculiers, une piété bâtarde et falsifiée, qui est toute dans les discours et dans un extérieur contrefait. O piété à la mode, que je me ris de tes vanteries et des discours étudiés que tu débites à ton aise pendant que le monde te rit! Viens que je te mette à l'épreuve. Voici une tempête qui s'élève; voici une perte de biens, une insulte, une disgrâce, une maladie. Quoi ! tu te laisses aller au murmure, ô vertu contrefaite et déconcertée! Tu ne peux plus te soutenir, piété sans force et sans fondement! Vas, tu n'étais qu'un vain simulacre de la piété chrétienne ; tu n'étais qu'un faux or qui brille au soleil, mais qui ne dure pas dans le feu, mais qui s'évanouit dans le creuset. La piété chrétienne n'est pas faite de la sorte : le feu l'épure et l'affermit. Ah! s'il est ainsi, chrétiens, si les souffrances sont nécessaires pour soutenir l'esprit du christianisme, Seigneur, rendez-nous les tyrans; rendez-nous les Domitiens et les Nérons.

Mais modérons notre zèle et ne faisons point de vœux indiscrets : n'envions pas à nos princes le bonheur d'être chrétiens, et ne demandons pas des persécutions que notre lâcheté ne pourrait souffrir. Sans ramener les roues et les chevalets sur lesquels on étendait nos ancêtres, la matière ne manquera pas à la patience. La nature a assez d'infirmités, les affaires assez d'épines, les hommes assez d'injustice, leurs jugements assez de bizarreries, leurs humeurs assez d'importunes inégalités, le monde assez d'embarras, ses faveurs assez d'inconstance, ses engagements les plus doux assez de captivités. Que si tout nous prospère, si tout nous rit, c'est à nous à nous rendre nous-mêmes nos persécuteurs, à nous contrarier nous-mêmes.

Pour mener une vie chrétienne, il faut sans cesse combattre son cœur, craindre ce qui nous attire, pardonner ce qui nous irrite, rejeter souvent ce qui nous avance, et nous opposer nous-mêmes aux accroissements de notre fortune. Oh! qu'il est difficile,

 

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pendant que le monde nous accorde tout, de se refuser quelque chose ! Qui ayant en sa possession une personne très-accomplie qu’il aurait aimée, vivrait avec elle comme avec sa sœur, s'élèverait au-dessus de tous les sentiments de l'humanité : c'est une aussi forte résolution, dit saint Chrysostome (1), de ne pas laisser corrompre son cœur par les grandeurs et les biens qu'on possède. Ah! qu'il faut alors de courage pour renoncer à ses inclinations, et s'empêcher de goûter et d'aimer ce que la nature trouve si doux et si aimable. Sans cesse obligé d'être aux prises avec soi-même, pour s'arracher de vive force à des objets auxquels tout le poids du cœur nous entraîne, combien ne s'y sent-on pas plus fortement incliné, lorsque tout ce qui nous environne nous invite et nous presse de satisfaire à nos désirs? C'est dans une si critique situation qu'il faut vraiment, pour se conserver pur, se rendre en quelque sorte cruel à soi-même, en se privant d'autant plus des vains plaisirs que la chair recherche, qu'on a plus de moyen de se les procurer. Si l'esprit veut alors acquérir une noble liberté, qu'il tienne les sens dans une sage contrainte, de peur d'en être bientôt maîtrisé; et que saintement sévère à lui-même, sévère à son corps, il tende par une bienheureuse mortification de tous les retours de l'amour-propre et toutes les affections charnelles, à se dégager de plus en plus de tout ce qui l'empêche de retourner à son principe. Peu à peu il trouvera dans les austérités de la pénitence, dans les humiliations de la croix, plus de délices et de consolations, que les amateurs du monde ne sauraient en goûter dans toutes les folles joies qu'il leur procure et dans tous les contente-mens de leur orgueil. C'est ainsi que par les différents progrès du détachement et de la pénitence, nous parvenons à être réellement martyrs de nous-mêmes, nous devenons des victimes d'autant plus propres à être consommées en Jésus-Christ, qu'elles sont plus volontaires. Nouveau genre de martyre, où le persécuteur et le patient sont également agréables, où Dieu d'une même main anime celui qui souffre et couronne celui qui persécute.

Saintes Filles, vous connaissez ce genre de martyre, et depuis longtemps vous l'exercez sur vous-mêmes avec un zèle digne de

 

1 In Matth., hom. XL, n. 4.

 

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la foi qui vous anime. Peu contentes de vous être dépouillées par un généreux renoncement que la grâce vous a inspiré, de tous les objets capables de vous affadir, vous avez encore voulu déclarer une guerre continuelle à toutes les affections, à tous les sentiments d'une nature toujours ingénieuse à rechercher ce qui peut la satisfaire; et dans la crainte de céder à ses empressements, vous avez mieux aimé lui refuser sans danger ce qui pourrait lui être permis que de vous exposer à vous laisser entraîner au delà des bornes, en lui donnant tout ce que vous pouviez absolument lui accorder. Persévérez, mes Sœurs, dans cette glorieuse milice, qui vous apprendra à mourir chaque jour à ce que vous avez de plus intime, et qui vous détachant de plus en plus de la chair, vous élèvera par une sainte mortification de l'esprit jusqu'à Dieu, pour trouver en lui cette paix que le monde ne connaît pas, ces délices que les sens ne sauraient goûter, et ce parfait bonheur réservé aux âmes vraiment chrétiennes, que je vous souhaite.

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