Henriette de France
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Saint André
Saint Jean
S. Th de Cantorbéry
Saint Sulpice
S. François de Sales
S. Pierre de Nolasque
Saint Joseph I
Saint Joseph II
Saint Benoît
S. François de Paule I
S. François de Paule II
Saint Pierre
Saint Paul
Saint Paul précis
Saint Victor
Saint Jacques précis
Saint Bernard
Saint Gorgon I
Saint Gorgon II
Saints Anges Gardiens
Saint François d'Assise
Sainte Thérèse
Sainte Catherine
Henriette de France
Henriette d'Angleterre
Anne d'Autriche
Anne de Gonzague
Michel Le Tellier
Louis de Bourbon
R.P. Bourgoing
Nicolas Cornet
Yolande de Monterby
Henri de Gornay
Académie Française

 

ORAISONS FUNÈBRES

 

ORAISON FUNÈBRE DE
HENRIETTE-MARIE DE FRANCE,
REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE.

Oraison Funèbre

REMARQUES HISTORIQUES.

 

Henriette-Marie de France, reine d'Angleterre, naquit au Louvre le 25 novembre 1609, quelques mois avant la mort funeste de Henri IV son père. Elle portait sur sa physionomie plusieurs traits du grand monarque, et montra de bonne heure les plus heureuses dispositions du cœur et de l'esprit. Saint François de Sales fondait sur ses vertus de grandes espérances.

En 1625, Louis XIII, son frère, la promit en mariage à Charles Ier, roi d'Angleterre. Urbain VIII, parrain de la royale fiancée, non-seulement leva l'empêchement résultant de la différence de culte ; mais il approuva, s'il n'inspira lui-même le contrat de mariage. Comme les conventions les plus formelles lui garantissaient le plein exercice de la religion catholique, Henriette partit avec douze prêtres de l'Oratoire.

La mer soumit calme et paisible ses flots devant les pas de la reine; mais l'Angleterre et la Réforme lui réservaient d'affreuses tempêtes. Les sectaires mal affermis dans l'Ile des Saints, les ministres de l'évangile établis sur les ruines de la discipline, les grands du royaume enrichis des dépouilles de l'Eglise, tous se crurent menacés dans leurs biens, dans leur indépendance et dans leur domination; bientôt la calomnie répandit partout le trouble et l'agitation, la Cour manifesta du mécontentement et le roi lui-même conçut de l'ombrage : la reine se vit contrainte de renvoyer les prêtres qui l'avaient suivie dans la Grande-Bretagne.

 

434

 

Le calme ne tarda pas à se rétablir. Les Anglais, descendus dans l'île de Rhé pour appuyer la Réforme, subirent une entière défaite. Malgré l'injustice de leur attaque et les excès de leurs désordres, la reine obtint de Louis XIII, non-seulement les prisonniers, mais une paix favorable à l'Angleterre. Une intervention si heureuse lui rendit pour un temps l'affection du peuple, pour toujours la confiance du roi.

Voulant donner à Dieu le fruit de cette victoire, elle appela de France autant de capucins qu'on lui avait enlevé d'oratoriens ; elle leur lit construire un monastère près de sa résidence de Sommerset, et les chapelles de ses palais devinrent autant d'écoles où l'on enseignait la doctrine catholique. En même temps que le charme de ses vertus gagnait les cœurs, la force de la vérité subjuguait les intelligences; des milliers d'hérétiques allaient abjurer l'erreur devant les autels que leurs pères avaient désertés. Dans ces jours de faveur et de crédit, Henriette se servait de son pouvoir pour répandre partout des bienfaits ; quand on lui conseillait de réprimer l'audace de ses ennemis : « Faites du bien, disait-elle, à ceux qui vous haïssent (1). »

Les pasteurs protestants frémissaient à la vue des pertes qu'éprouvaient leurs troupeaux; des voix confuses s'élevèrent qui accusaient la reine devant l'opinion puritaine : elle avait séduit l'esprit du monarque et corrompu la foi des princes ses enfants; elle minait la religion nationale et livrait l'Angleterre à l'étranger; le Pape allait rétablir les superstitions romaines sur les ruines de la sainte Réforme évangélique. A ces mots les Ecossais se mettent en marche les armes à la main, et voient leurs rangs se grossir comme l'avalanche qui se précipite de la montagne; à Londres, le parlement, égaré par Cromwell, condamne les plus fidèles défenseurs du trône, et menace d'arrêter la reine elle-même; enfin la famille royale est obligée de quitter la capitale pour se réfugier à Oxford.

La reine, qui devait conduire sa fille aînée à son époux, le prince d'Orange, partit pour la Hollande. Là, donnant en gage ses pierreries et celles de la couronne, elle lève des hommes de guerre, et charge plusieurs navires de vivres et de munitions. Dans s on retour, assaillie par une violente tempête, elle court pendant neuf jours les plus grands périls ; au plus fort de la tourmente, debout sur le tillac, la fille de Henri IV, joignant la gaieté à l'intrépidité, dit à ceux qui l'entourent : « Les reines ne se noient pas. » Plus heureuse dans un second voyage, elle arrive au port; mais à peine a-t-elle touché le sol de l'Angleterre, que cinq vaisseaux rebelles viennent cribler à coups de canon l'humble réduit où elle prend quelques moments de repos; elle passe la unit dans un fossé, couverte de sable et de terre par les boulets.

 

1 Matth., V, 44.

 

435

 

Le jour venu, elle se met à la tête de ses troupes, force tous les passages, renverse tous les obstacles et rejoint le roi à Oxford. Elle voulait marcher incessamment sur Londres. Au lieu d'adopter un avis si sage, le roi divisa ses forces, battit la campagne et commença plusieurs sièges, fatiguant inutilement ses troupes et perdant un temps précieux.

Cependant le jour approchait où la reine devait éviter les fatigues et les périls de la guerre : elle allait donner une princesse à la Grande-Bretagne. Elle se retira dans un coin de son royaume, à Exeter : là, cette reine naguère la plus grande des reines, « fille, femme et mère de rois si puissants (1), » mit au monde dans un humble réduit, au milieu de la plus affreuse misère, Henriette d'Angleterre, dont nous verrons l'histoire dans la seconde Oraison funèbre. Peu de jours après sa délivrance (2), malgré son extrême faiblesse, elle gagne le port à pied, pendant la nuit, dans le dessein de se réfugier en France; comme elle ne trouve point de vaisseau, retirée dans une pauvre chaumière, elle entend de son lit les soldats envoyés à sa poursuite, qui se promettent à l'envi de recevoir bientôt le prix de sa tête, cinquante mille écus promis par Le parlement

Les éléments s'unissaient aux hommes pour consommer sa perte. Après plusieurs jours de marche à travers un pays couvert de ses persécuteurs, elle parvient à s'embarquer a Plimouth ; mais elle est assaillie tout ensemble, et par les vagues de la mer en fureur, et par les canons du fanatisme respirant la haine et le meurtre. Son navire, dont les voiles sont déchirées par les boulets, marche lourdement; les séides de la Réforme s'apprêtent à saisir leur proie, poussant des cris de rage et de joie tout à la fois. Henriette ne veut point tomber vivante entre les mains de ses sujets rebelles, ennemis de son royal époux, ennemis de son Dieu; elle s'apprête à mourir avec courage; et parlant avec l'autorité de reine : « Quand vous ne pourrez plus me défendre, dit-elle au capitaine, tuez-moi (3). » Grâces au Ciel! un vent violent, mais favorable s'éleva, qui conduisit son bâtiment sur les côtes de la Basse-Bretagne.

Arrivée à Paris dans le palais des rois ses ancêtres, la reine de trois royaumes éprouva de nouveau les plus grands besoins, à tel point qu'elle manquait de bois dans les plus grandes rigueurs de l'hiver. C'est la piété maternelle et l'amour conjugal, c'est l'oubli d'elle-même et le dévouement à la justice qui la réduisaient à ce déplorable état : elle se dépouillait de tout pour soulager la misère et soutenir les droits

 

1 Bossuet dans l’Oraison funèbre. — 2 Douze jours d'après le P. d'Avrigny dix-sept jours Belon Madame de Motteville. — 3 D'autres disent qu'elle lui donna l'ordre de faire sauter le navire, en mettant le feu aux poudres. Quoi qu'il en soit, la reine déplorait plus lard cet acte de désespoir comme elle le qualifiait elle-même, et Bossuet ne l'a point rapporté dans son immortel discours.

 

436

 

des siens; elle se dépouillait, hélas! sans pouvoir égaler les secours aux besoins, le remède au mal.

Cependant le roi d'Angleterre, abandonné sans défense entre les mains de ses ennemis, était trainé de prisons en prisons. Il accorda vainement toutes les prétendues libertés qu'une secte impie lui demandait au nom du peuple, vainement il livra les unes après les autres toutes les prérogatives de sa couronne : Cromwell le fit condamner comme traitre et comme tyran par un tribunal infâme ; et celui que l'histoire appellerait seul le meilleur et le plus malheureux des rois, si une autre victime de la fureur révolutionnaire ne partageait ce titre avec lui, mourut sur un échafaud, le 9 février 1649.

Henriette son épouse apprit la fatale nouvelle aux Carmélites. D'abord elle adora, prosternée devant un crucifix, la volonté du souverain Seigneur des peuples et des rois ; ensuite elle déplora le malheur de son époux mort dans l'hérésie ; puis la nature reprenant ses droits, « on fut étonné, pour parler avec Chateaubriant, de la quantité de larmes que renferment les yeux des reines. »

La religion pouvait seule soulager une si grande infortune. La veuve de Charles Stuart établit hors de Paris, à Chaillot, un couvent de la Visitation, dans un vaste bâtiment qu'avait possédé Catherine de Médicis. Retirée dans cette sainte solitude, elle accomplissait toutes les œuvres de la vie religieuse, suivant les exercices de la communauté, s'élevant à Dieu par la prière et la méditation, gardant le silence et l'humilité, s'imposant des mortifications rigoureuses et donnant l'exemple de toutes les vertus. En même temps elle remplissait ses devoirs de mère, de mère de princes et de roi ; elle faisait instruire ses enfants par des prêtres éclairés dans la foi catholique ; et plus tard elle maria la princesse Henriette, cette enfant de ses douleurs, au duc d'Orléans, frère unique de Louis XIV.

Des circonstances imprévues, des faits providentiels rappelèrent son fils Charles II sur le trône de ses ancêtres. Elle fit alors plusieurs voyages en Angleterre, et gagna par ses largesses et par ses aumônes, par sa bonté magnanime et par ses aimables vertus, l'estime et l'affection de ses anciens ennemis. Le climat d'Angleterre nuisait à sa santé, qui avait été si rudement éprouvée par tant de malheurs ; elle revint en France pour s'y préparer à la mort.

Délivrée des soins du monde, elle se renferma plus étroitement que jamais dans le monastère de Chaillot, En 1669, après avoir fait plusieurs dispositions testamentaires, elle se rendit à Colombe, près de Paris, dans une maison qu'elle habitait en automne, sans interrompre le cours de ses exercices de piété. Elle y était depuis quelques jours lorsqu'elle tomba, sous la fatigue d'une insomnie prolongée, dans un état de prostration et d'abattement général. Pour lui rendre ses forces

 

437

 

par le sommeil, les médecins de Louis XIV lui prescrivirent une potion opiacée ; elle la refusa, parce que son médecin lui avait défendu l'opium comme dangereux pour sa santé, pour ses jours mêmes. Un peu plus tard on lui présenta le même remède, en l'assurant qu'il ne contenait pas d'opium ; elle l'accepta dans cette persuasion et par esprit d'obéissance. Trois heures après les médecins voulant reconnaître l'effet du médicament, s'approchèrent de son lit ; elle était tombée comme dans une agonie léthargique, et les moyens les plus énergiques ne purent la tirer de son assoupissement.

Ainsi la reine d'Angleterre, « joignant la mort au sommeil (1), » s'endormit dans le Seigneur le 10 septembre 1669. La fille de Henri IV avait bravé mille fois la mort et sur mer et sur terre; mais elle la redoutait dans le calme, au milieu de la sécurité, loin du péril : « Je songe a bien vivre, disait-elle, je ne songe pas à mourir.» Sans doute le Seigneur voulut lui épargner les horreurs du trépas. Par l'ordre de Louis XIV, son corps fut porté a Saint-Denis, et son cœur à Chaillot. Un service religieux devait être célébré, quarante jours plus tard, pour le repos de son âme ; Henriette sa fille et le duc d'Orléans son gendre prièrent Bossuet de prononcer l'oraison funèbre. Madame de Motteville, si connue par ses Mémoires, écrivit, pour servir à la composition du discours, la Vie sommaire de l'illustre défunte, dont elle avait été l'amie, la confidente et la sœur en religion. La reine avait quitté ce monde à l'âge de 60 ans, et Bossuet avait à cette époque 42 ans. Il venait d'être nommé évêque de Condom ; mais il parut dans la chaire en habit de simple ecclésiastique.

 

L'Oraison funèbre fut prononcée le 16 novembre 1669, à Chaillot, dans la chapelle de la Visitation. Parmi les personnages qui eurent le bonheur de l'entendre, nommons Henriette d'Angleterre et le duc d'Orléans, milord Montaigu, milord Arundel, Henri Germain, Thérèse Stuart, le comte d'Alban de Chazeul, la comtesse de la Fayette ; plusieurs évêques français, puis les nobles religieuses de Chaillot, Anne-Marie Bollain qui avait reçu le voile des mains de saint François de Sales, Angélique de Beauvais dont Bossuet avait prêché la profession, etc.

Les premiers mots de l'orateur furent une réparation solennelle, faite à la majesté de la parole divine. Après avoir teint ses mains d'un sang royal, Cromwell fit frapper une médaille qui offrait aux regards, avec un glaive flamboyant, cet avertissement céleste : Et nunc, Reges, intelligite. Ces paroles ainsi profanées par une main protestante,

1 Judic., IV, 21.

 

438

 

consacrées par un odieux attentat à l'enseignement du régicide, l'orateur catholique les lit retentir au commencement de son discours, et les rétablit dans leur divine splendeur. Deux autres orateurs les ont aussi choisies pour texte principal, Fromentières dans l'Oraison funèbre d'Anne d'Autriche, et Massillon dans celle de Louis XIV.

Bossuet dit, dans le portrait de Charles Ier : « Ce cœur... se réveille, tout poudre qu'il est, et devient sensible même sous ce drap mortuaire, au nom d'un époux si cher. » Le cœur de la noble défunte reposait sur le catafalque, dans une urne de vermeil couverte d'un drap funèbre.

Après avoir parlé des qualités de la reine: « Je me sens obligé d'abord à les rappeler en votre mémoire.» Il fallait obligé de, disent les critiques; obligé à exprime un devoir, obligé de une nécessité.

Sur ce passage: L'homme de bien « grimpe plutôt qu'il ne marche, dans le sentier solitaire et dur de la vertu. » Laharpe fait cette remarque : « Le mot propre était gravit, qui est même plus expressif, puisque gravir c'est grimper avec effort. » Le lecteur jugera.

Voici encore une phrase remarquable, qui n'a pas été remarquée, si je ne me trompe : « Elle remerciait Dieu de deux grandes grâces; l'une de l'avoir fait chrétienne; l'autre, de l'avoir fait reine malheureuse. » Il faut lire ainsi : toutes les éditions publiées sous les yeux de l'auteur, toutes celles qui ont paru dans le XVIIIe et dans le XIXe siècle, en un mot toutes, si ce n'est celle qui s'imprime en ce moment à Saint-Dizier, portent fait et non pas faite. Ne pourrait-on pas dire, pour justifier le non-accord du participe, que faire n'est pas employé là dans son sens vraiment actif, ne signifiant pas créer, produire, former, façonner? Elle remerciait Dieu « de l'avoir fait reine malheureuse, » c'est-à-dire d'avoir fait qu'elle fût reine malheureuse. Un éditeur a dit dans une sorte de commentaire : « Les sentiments de sa reconnaissance envers Dieu avoient principalement pour objet deux grâces signalées : l'une, de l'avoir fait chrétienne; l'autre de l'avoir rendue reine malheureuse (1). »

Enfin dans cette phrase : « Une main si habile eût sauvé l'Etat, si l'Etat eût pu être sauvé, » les humanistes voient la traduction de ces mots de Virgile :

 

..........Si Pergama dextra

Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

 

Bossuet tenait que de graves motifs, l'édification des âmes, la défense de la vérité, le bien de l'Eglise devaient seuls décider un prêtre à publier

 

1 Orais. Fu.,  Paris, chez Saillant Nyon, 1774, p. 42. — 2 Aen. II, 291-292.

 

439

 

ses ouvrages; aussi les vœux de la princesse Henriette, fille de l'illustre défunte, des sollicitations puissantes, qui semblaient équivaloir à un ordre, obtinrent seuls de lui la publication du chef-d'œuvre qu'on va

lire.

L'Oraison funèbre de Henriette de France fut publiée pour la première fois en 1669, dans le format in-4°, chez Sébastien Marbre-Cramoisy. La quatrième édition parut en 1671, dans le format in-12, chez le même; les épreuves sont à la Bibliothèque nationale, avec les corrections littéraires de l'auteur. Le même éditeur, Cramoisy, donna en 1680, dans le format in-12, la cinquième édition, qui renfermait l'Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre.

En 1689, le libraire Dezallier, réunissant les six premières Oraisons funèbres, les publia dans un seul volume in-12 ; Bossuet y avait fait de nouvelles corrections.

Les réimpressions se multiplièrent dans le XVIII° siècle. En 1730, Dupuis donna une édition augmentée de l'éloge historique de Bossuet. Cette édition fut reproduite plusieurs fois par Desaint et Saillant jusqu'en 1784, puis par Saillant et Nyon jusqu'en 1774. Bientôt après vint l'édition de Déforis, qui a été copiée servilement, aveuglément jusqu'à ce jour.

 

440

 

ORAISON FUNÈBRE DE
HENRIETTE-MARIE  DE FRANCE.

 

Et nunc, Reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram.

Maintenant, ô rois, apprenez ; instruisez-vous, juges de la terre. Psal. II, 10.

 

Monseigneur ,

 

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l'indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner quand il plaît de grandes et de terribles leçons. Soit qu'il élève les trônes, soit qu'il les abaisse, soit qu'il communique sa puissance aux princes, soit qu'il la retire à lui-même et ne leur laisse que leur propre faiblesse : il leur apprend leurs devoirs d'une manière souveraine et digne de lui. Car en leur donnant sa puissance, il leur commande d'en user comme il fait lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir en la retirant, que toute leur majesté est empruntée ; et que pour être assis sur le trône, ils n'en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C'est ainsi qu'il instruit les princes, non-seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples : Et nunc, Reges, intelligite; erudimini qui judicatis terram.

Chrétiens, que la mémoire d'une grande Reine, Fille, Femme, Mère de Rois si puissants, et Souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie ; ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité toute entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères; une longue et paisible jouissance d une des plus nobles couronnes de l'univers ; tout ce que peuvent

 

441

 

donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d'abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains; des changements inouïs; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies; la majesté violée par des attentats jusqu'alors inconnus; l'usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une Reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n'est plus qu'un triste lieu d'exil ; neuf voyages sur mer entrepris par une princesse malgré les tempêtes; l'Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le cœur d'une grande Reine autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes , parlera assez haut : et s'il n'est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : Et nunc, Reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram : « Entendez, ô Grands de la terre; instruisez-vous, arbitres du monde. »

Mais la sage et religieuse Princesse qui fait le sujet de ce discours, n'a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes, pour y étudier les conseils de la divine Providence et les fatales révolutions des monarchies ; elle s'est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisait lés princes par son exemple (a). J'ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant et en leur ôtant leur puissance. La Reine dont nous parlons a également entendu deux leçons si opposées, c'est-à-dire qu'elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l'une elle a été bienfaisante, dans l'autre elle s'est montrée toujours invincible. Tant qu'elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir

 

(a) 1ère édit. : par son exemple fameux.

 

442

 

 au monde par des bontés infinies ; quand la fortune l'eut abandonnée, elle s'enrichit plus que jamais elle-même de vertus: tellement qu'elle a perdu pour son propre bien cette puissance royale qu'elle avait pour le bien des autres; et si ses sujets, si ses alliés, si l'Eglise universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu'elle n'avait fait de toute sa gloire. C'est ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de très-haute, très-excellente et très-puissante princesse HENRIETTE DE France, REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE.

 

Quoique personne n'ignore les grandes qualités d'une Reine dont l'histoire a rempli tout l'univers, je me sens obligé d'abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite du discours. Il serait superflu de parler au long de la glorieuse naissance de cette princesse : on ne voit rien sous le soleil qui en égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles cet éloge singulier à la Couronne de France, « qu'elle est autant au-dessus des autres couronnes du monde, que la dignité royale surpasse les fortunes particulières (1). » Que s'il a parlé en ces termes du temps du roi Childebert, et s'il a élevé si haut la race de Mérovée : jugez ce qu'il aurait dit du Sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette race, fille de Henri le Grand et de tant de rois , son grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu'un trône eût été indigne d'elle. A la vérité elle eut de quoi satisfaire à sa noble fierté, quand elle vit qu'elle allait unir la Maison de France à la royale Famille des Stuarts, qui étaient venus à la succession de la Couronne d'Angleterre par une fille de Henri VII; mais qui tenaient de leur chef depuis plusieurs siècles le sceptre de l'Ecosse, et qui descendaient de ces rois antiques dont l'origine se cache si avant dans l'obscurité des premiers temps. Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande nation, c'est parce qu'elle pouvait contenter le désir immense qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une magnificence royale, et l'on eût dit

 

1 Lib. VI, ep. VI.

 

443

 

qu'elle perdait ce qu'elle ne donnait pas. Ses autres vertus n'ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les princes devaient garder le même silence que les confesseurs et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n'a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle, autre a mieux pratiqué cet art obligeant qui fait qu'on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect? Douce, familière, agréable autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l'autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitoit les affaires ; et une main si habile eût sauvé l'Etat, si l'Etat eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette Princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle ; ni les maux qu'elle a prévus, ni ceux qui l'ont surprise n'ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses Ancêtres? Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa Maison aussi bien que celle de toute la France, seule nation de l'univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé le christianisme, n'a jamais vu sur le trône que des princes enfants de l'Eglise. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne serait capable de la détacher de la foi de saint Louis. Le Roi son mari lui a donné jusqu'à la mort ce bel éloge qu'il n'y avait que le seul point de la religion où leurs cœurs fussent désunis; et confirmant par son témoignage la piété de la reine, ce Prince très-éclairé a fait connaître en même temps à toute la terre la tendresse, l'amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son épouse incomparable.

Dieu, qui rapporte tous ses conseils à la conservation de sa sainte Eglise, et qui fécond en moyens emploie toutes choses à Qua cachées, s'est servi autrefois des chastes attraits de deux saintes héroïnes pour délivrer ses fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut sauver la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith un piège imprévu et inévitable à l'aveugle brutalité d'Holopherne. Les grâces pudiques de la reine Esther

 

444

 

eurent un effet aussi salutaire, mais moins violent. Elle gagna le cœur du Roi son mari, et fit d'un prince infidèle un illustre protecteur du peuple de Dieu. Par un conseil à peu près semblable, ce grand Dieu avait préparé un charme innocent au roi d'Angleterre, dans les agréments infinis de la Reine son épouse. Comme elle possédait son affection (car les nuages qui a voient paru au commencement furent bientôt dissipés), et que son heureuse fécondité redoublait tous les jours les sacrés liens de leur amour mutuel : sans commettre l'autorité du Roi son seigneur, elle employait son crédit à procurer un peu de repos aux catholiques accablés. Dès l'âge de quinze ans elle fut capable de ces soins : et seize années d'une prospérité accomplie, qui coulèrent sans interruption avec l'admiration de toute la terre, furent seize années de douceur pour cette église affligée. Le crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et presque incroyable, d'être gouvernés successivement par trois nonces apostoliques, qui leur apportaient les consolations que reçoivent les enfants de Dieu de la communication avec le Saint-Siège.

Le pape saint Grégoire écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens (1) : « Sachez, ô grand Empereur, que la souveraine puissance vous est accordée d'en haut, afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies et que l'empire de la terre serve l'empire du ciel (a). » C'est la vérité elle-même qui lui a dicté ces belles paroles. Car qu'y a-t-il de plus convenable à la puissance, que de secourir la vertu? A quoi la force doit-elle servir, qu'à défendre la raison? Et pourquoi commandent les hommes, si ce n'est pour faire que Dieu soit obéi? Mais surtout il faut remarquer l'obligation si glorieuse que ce grand pape impose aux princes, d'élargir les voies du ciel. Jésus-Christ a dit dans son Evangile : « Combien est étroit le chemin (b) qui mène à la vie (2) ! » et voici ce qui le

 

1 Ad hoc enim potestas dominorum meorum pietati cœlitùs data est super omnes hommes, ut qui bona appetunt adjuventur, ut cœlorum via largiùs pateat, ut terrestre regnum cœlesti regno famuletur. S. Greg., Ep., lib. III, ep. LXV. — 2 Matth., VII, 14.

 

(a) 1ère édit. : Serve à l'empire du ciel. — (b) Que le chemin est étroit qui mène à la vie.

 

445

 

rend si étroit. C'est que le juste, sévère à lui-même et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres ; et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu'il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, Puissances du siècle : voyez dans quel sentier la vertu chemine, doublement à l'étroit et par elle-même et par l'effort de ceux qui la persécutent : secourez-la, tendez-lui la main : puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu'elle soutient au dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez difficile.

Mais si jamais l'on peut dire que la voie du chrétien est étroite, c'est, Messieurs, durant les persécutions. Car que peut-on imaginer de plus malheureux que de ne pouvoir conserver la foi sans s'exposer au supplice, ni sacrifier sans trouble, ni chercher Dieu qu'en tremblant ? Tel était l'état déplorable des catholiques anglais? L'erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires; et la doctrine ancienne, qui selon l'oracle de l'Evangile « doit être prêchée jusque sur les toits », » pouvait à peine parler à l'oreille. Les enfants de Dieu étaient étonnés de ne voir plus ni l'autel, ni le sanctuaire , ni ces tribunaux de miséricorde, qui justifient ceux qui s'accusent. O douleur! Il fallait cacher la pénitence avec le même soin qu'on eût fait les crimes ; et Jésus-Christ même se voyait contraint, au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d'autres voiles et d'autres ténèbres, que ces voiles et ces ténèbres mystiques dont il se couvre volontairement dans l'Eucharistie. A l'arrivée de la Reine , la rigueur se ralentit, et les catholiques respirèrent. Cette chapelle royale qu'elle fit bâtir avec tant de magnificence dans son palais de Sommerset, rendait à L'Eglise sa première forme. Henriette, digne fille de saint Louis, y animait tout le monde par son exemple ; et y soutenait avec gloire pur ses retraites, par ses prières et par ses dévotions, l'ancienne réputation de la très-chrétienne Maison de

 

1 Quod in aure auditis, praedicate super tecta. Matth., X, 27.

 

446

 

France. Les prêtres de l'Oratoire que le grand Pierre de Bérulle avait conduits avec elle, et après eux les Pères Capucins, y donnèrent par leur piété, aux autels leur véritable décoration, et au service divin sa majesté naturelle. Les prêtres et les religieux, zélés et infatigables pasteurs de ce troupeau affligé, qui vivaient en Angleterre pauvres, errants, travestis, « desquels aussi le monde n'était pas digne (1), » venaient reprendre avec joie les marques glorieuses de leur profession dans la chapelle de la Heine, et l'Eglise désolée, qui autrefois pouvait à peine gémir librement et pleurer sa gloire passée , faisait retentir hautement les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Ainsi la pieuse Reine consolait la captivité des fidèles, et relevait leur espérance.

Quand Dieu laisse sortir du puits de l'abîme la fumée qui obscurcit le soleil, selon l'expression de l'Apocalypse (2), c'est-à-dire l'erreur et l'hérésie; quand pour punir les scandales ou pour réveiller les peuples et les pasteurs, il permet à l'esprit de séduction de tromper les âmes hautaines, et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile curiosité et un esprit de révolte, il détermine dans sa sagesse profonde les limites qu'il veut donner aux malheureux progrès de l'erreur et aux souffrances de son Eglise. Je n'entreprends pas, chrétiens, de vous dire la destinée des hérésies de ces derniers siècles, ni de marquer le terme fatal dans lequel Dieu a résolu de borner leur cours. Mais si mon jugement ne me trompe pas; si rappelant la mémoire des siècles passés, j'en fais un juste rapport à l'état présent : j'ose croire, et je vois les sages concourir à ce sentiment, que les jours d'aveuglement sont écoulés, et qu'il est temps désormais que la lumière revienne. Lorsque le roi Henri VIII, prince en tout le reste accompli, s'égara dans les passions qui ont perdu Salomon et tant d'autres rois, et commença d'ébranler l'autorité de l'Eglise : les sages lui dénoncèrent qu'en remuant ce seul point, il mettait tout en péril, et qu'il donnait contre son dessein une licence effrénée aux âges suivants. Les sages le prévirent; mais les sages sont-ils crus en ces temps d'emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties? Ce qu'une judicieuse

 

1 Quibus dignus non erat mundus. Hebr., XI, 38. — 2 Apoc. t IX, 1, 2.

 

447

 

prévoyance n'a pu mettre dans l'esprit des hommes, une maîtresse plus impérieuse, je veux dire l'expérience, les a forcés de le croire. Tout ce que la religion a de plus saint a été en proie. L'Angleterre a tant changé, qu'elle ne sait plus elle-même à quoi s'en tenir ; et plus agitée en sa terre et dans ses ports mêmes que l'Océan qui l'environne, elle se voit inondée par l'effroyable débordement de mille sectes bizarres. Oui sait si étant revenue de ses cireurs prodigieuses touchant la royauté, elle ne poussera pas plus loin ses réflexions ; et si ennuyée de ses changements, elle ne regardera pas avec complaisance l'état qui a précédé ? Cependant admirons ici la piété de la Reine, qui a su si bien conserver les précieux restes de tant de persécutions. Que de pauvres, que de malheureux, que de familles ruinées pour la cause de la foi, ont subsisté pendant tout le cours de sa vie par l'immense profusion de ses aumônes! Elles se répandaient de toutes parts jusqu'aux dernières extrémités de ses trois royaumes : et s'étendant par leur abondance même sur les ennemis de la foi, elles adoucissaient leur aigreur et les ramenaient à l'Eglise. Ainsi non-seulement elle conservait, mais encore elle augmentait le peuple de Dieu. Les conversions étaient innombrables; et ceux qui en ont été témoins oculaires nous ont appris que, pendant trois ans de séjour qu'elle a fait dans la Cour du Roi son fils, la seule chapelle royale a vu plus de trois cents convertis, sans parler des autres , abjurer saintement leurs erreurs entre les mains de ses aumôniers. Heureuse d'avoir conservé si soigneusement l'étincelle de ce feu divin que Jésus est venu allumer au monde (1) ! Si jamais l'Angleterre revient à soi, si ce levain précieux vient un jour à sanctifier toute cette masse où il a été mêlé par ces royales mains : la postérité la plus éloignée n'aura pas assez de louanges pour célébrer les vertus de la religieuse Henriette, et croira devoir a sa piété l'ouvrage si mémorable du rétablissement de l'Eglise.

Que si l'histoire de l'Eglise garde chèrement la mémoire de cette Reine, notre histoire ne taira pas les avantages qu'elle a procures a sa Maison et à sa patrie. Femme et Mère très-chérie et très-honorée , elle a réconcilié avec la France le Roi son mari, et

 

1 Luc., XII, 49.

 

448

 

le Roi son fils. Qui ne sait qu'après la mémorable action de l'île de Rhé et durant ce fameux siège de la Rochelle, cette Princesse prompte à se servir des conjonctures importantes, fit conclure la paix, qui empêcha l'Angleterre de continuer son secours aux Calvinistes révoltés ? Et dans ces dernières années, après que notre grand Roi, plus jaloux de sa parole et du salut de ses alliés que de ses propres intérêts, eut déclaré la guerre aux Anglais, ne fut-elle pas encore une sage et heureuse médiatrice ? Ne réunit-elle pas les deux royaumes ? Et depuis encore ne s'est-elle pas appliquée en toutes rencontres à conserver cette même intelligence? Ces soins regardent maintenant Vos Altesses Royales : et l'exemple d'une, grande Reine, aussi bien que le Sang de France et d'Angleterre, que vous avez uni par votre heureux mariage, vous doit inspirer le désir de travailler sans cesse à l'union de deux Rois qui vous sont si proches, et de qui la puissance et la vertu peuvent faire le destin de toute l'Europe.

Monseigneur, ce n'est plus seulement par cette vaillante main et par ce grand cœur que vous acquerrez de la gloire. Dans le calme d'une profonde paix vous aurez des moyens de vous signaler ; et vous pouvez servir l'Etat sans l'alarmer, comme vous avez fait tant de fois, en exposant au milieu des plus grands hasards de la guerre une vie aussi précieuse et aussi nécessaire que la vôtre. Ce service, Monseigneur, n'est pas le seul qu'on attend de vous ; et l'on peut tout espérer d'un Prince que la sagesse conseille, que la valeur anime, et que la justice accompagne dans toutes ses actions. Mais où m'emporte mon zèle, si loin de mon triste sujet? Je m'arrête à considérer les vertus de Philippe, et ne songe pas que je vous dois l'histoire des malheurs de Henriette.

J'avoue, en la commençant, que je sens plus que jamais la difficulté de mon entreprise. Quand j'envisage de près les infortunes inouïes d'une si grande Reine, je ne trouve plus de paroles : et mon esprit rebuté de tant d'indignes traitements qu'on a faits à la majesté et à la vertu, ne se résoudrait jamais à se jeter parmi tant d'horreurs, si la constance admirable avec laquelle cette Princesse a soutenu ses calamités, ne surpassait de bien loin les crimes qui les ont causées. Mais en même temps, chrétiens, un

 

449

 

autre soin me travaille. Ce n'est pas un ouvrage humain que je médite. Je ne suis pas ici un historien qui doit vous développer le secret des cabinets, ni l'ordre des batailles, ni les intérêts des parties : il faut que je m'élève au-dessus de l'homme, pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu. « J'entrerai, » avec David , « dans les puissances du Seigneur (1) : » et j'ai à vous faire voir les merveilles de sa main et de ses conseils ; conseils de juste vengeance sur l'Angleterre; conseils de miséricorde pour le salut de la Reine : mais conseils marqués par le doigt de Dieu, dont l'empreinte est si vive et si manifeste dans les événements que j'ai à traiter, qu'on ne peut résister à cette lumière.

Quelque haut qu'on puisse remonter pour rechercher dans les histoires les exemples des grandes mutations, on trouve (a) que jusqu'ici elles sont causées, ou par la mollesse, ou par la violence des princes. En etfet quand les princes négligeant de connaître leurs affaires et leurs armées, ne travaillent qu'à la chasse, comme disait cet historien (2), n'ont de gloire que pour le luxe, ni d'esprit que pour inventer des plaisirs ; ou quand emportés par leur humeur violente, ils ne gardent plus ni lois ni mesures, et qu'ils ôtent les égards e! la crainte aux hommes, en faisant que les maux qu'ils souffrent leur paraissent plus insupportables que ceux qu'ils prévoient : alors ou la licence excessive, ou la patience pousser à l'extrémité, menacent terriblement les maisons régnantes.

Charles Ier roi d'Angleterre était juste, modéré, magnanime, irès-instruit de ses affaires et des moyens de régner. Jamais prince ne fut plus capable de rendre la royauté, non-seulement vénérable et sainte , mais encore aimable et chère à ses peuples. Que lui peut-on reprocher, sinon la clémence (b) ? Je veux bien avouer de lui ce qu'un auteur célèbre a dit de César, « qu'il a été clément jusqu'à être obligé de s'en repentir : » Cœsari proprium et peculiare sit clementiœ insigne, quâ usque ad pœnitentiam omnes superavit (3). Que ce soit donc là, si l'on veut, l'illustre défaut de Charles  aussi bien que de César : mais que ceux qui

 

1 Introibo in potentias Domini. Psal. LXX, 15. — 2 Q. Curt., lib. VIII, n. 9. — 3 Plin., lib. VII, cap. XXV.

 

(a) 1ère édit. : On trouvera. — (b) Sa démence.

 

450

 

veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l'implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s'est pas manqué à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n'a pas pu le forcer : et comme il n'a jamais refusé ce qui était raisonnable étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste étant captif. J'ai peine à contempler son grand cœur dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu'il n'est pas permis aux rebelles de faire perdre la majesté à un Roi qui sait se connaître : et ceux qui ont vu de quel front il a paru dans la salle de Westminster et dans la place de Whitehall, peuvent juger aisément combien il était intrépide à la tête de ses armées, combien auguste et majestueux au milieu de son palais et de sa Cour. Grande Reine, je satisfais à vos plus tendres désirs, quand je célèbre ce monarque : et ce cœur qui n'a jamais vécu que pour lui, se réveille tout poudre (a) qu'il est, et devient sensible même sous ce drap mortuaire , au nom d'un époux si cher, à qui ses ennemis mêmes accorderont le titre de sage et celui de juste; et que la postérité mettra au rang des grands princes, si son histoire trouve des lecteurs dont le jugement ne se laisse pas maîtriser aux événements ni à la fortune.

Ceux qui sont instruits des affaires, étant obligés d'avouer que le Roi n'avait point donné d'ouverture ni de prétexte aux excès sacrilèges dont nous abhorrons la mémoire, en accusent la fierté indomptable de la nation : et je confesse que la haine des parricides pourrait jeter les esprits dans ce sentiment. Mais quand on considère de plus près l'histoire de ce grand royaume et particulièrement les derniers règnes, où l'on voit non-seulement les rois majeurs, mais encore les pupilles, et les reines mêmes si absolues et si redoutées ; quand on regarde la facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée, ou rétablie par Henri, par Edouard , par Marie, par Elisabeth : on ne trouve, ni la nation si rebelle , ni ses parlements si fiers et si factieux; au

 

1 1ère édit. : Cendre.

 

451

 

contraire on est obligé de reprochera ces peuples d'avoir été trop soumis, puisqu'ils ont mis sous le joug leur foi même et leur conscience. N'accusons donc pas aveuglément le naturel des habitants de l'île la plus célèbre du monde, qui selon les plus fidèles histoires tirent leur origine des Gaules : et ne croyons pas que les Merciens, les Danois et les Saxons aient tellement corrompu en eux ce que nos pères leur avoient donné de bon sang, qu'ils soient capables de s'emporter à des procédés si barbares, s'il ne s'y était mêlé d'autres causes. Qu'est-ce donc qui les a poussés? Quelle force, quel transport, qu'elle intempérie a causé ces agitations et ers violences? N'en doutons pas, chrétiens : les fausses religions, le libertinage d'esprit, la fureur de disputer des choses divines sans tin, sans règle, sans soumission, a emporté les courages. Voilà les ennemis que la Reine a eus à combattre, et que ni sa prudence, ni sa douceur, ni sa fermeté n'ont pu vaincre.

J'ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits, quand on ébranle les fondements de la religion, et qu'on remue les bornes une fois posées. Mais comme la matière que je traite me fournit un exemple manifeste et unique dans tous les siècles de ces extrémités furieuses : il est, Messieurs, de la nécessité de mon sujet de remonter jusqu'au principe, et de vous conduire pas à pas par tous les excès où le mépris de la religion ancienne et celui de l'autorité de l'Eglise ont été capables de pousser les hommes.

Donc la source de tout le mal est que ceux qui n'ont pas craint de tenter au siècle passé la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l'Eglise, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des conciles, la doctrine des Pères et leur sainte unanimité, l'ancienne tradition du Saint-Siège et de l'Eglise catholique, n'ont plus été comme autrefois des lois sacrées et inviolables. Chacun s'est fait à soi-même un tribunal où il s'est rendu l'arbitre de sa croyance : et encore qu'il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfermant dans les limites de l'Ecriture sainte, comme ce n'a été qu'à condition que chaque fidèle en deviendrait l'interprète, et croirait que le Saint-Esprit

 

452

 

lui en dicte l'explication, il n'y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu'il pense. Dès lors on a bien prévu que la licence n'ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu'à l'infini ; que l'opiniâtreté serait invincible; et que tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste et une entière indépendance dans l'indifférence des religions, ou dans l'athéisme.

Tels et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans la suite, sont les effets naturels de cette nouvelle doctrine. Mais de même qu'une eau débordée ne fait pas partout les mêmes ravages, parce que sa rapidité ne trouve pas partout les mêmes penchants et les mêmes ouvertures : ainsi quoique cet esprit d'indocilité et d'indépendance soit également répandu dans toutes les hérésies de ces derniers siècles, il n'a pas produit universellement les mêmes effets; il a reçu diverses limites, suivant que la crainte, ou les intérêts, ou l'humeur des particuliers et des nations, ou enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportées, l'ont différemment retenu. Que s'il s'est montré tout entier à l'Angleterre, et si sa malignité s'y est déclarée sans réserve, les rois en ont souffert, mais aussi les rois en ont été cause. Ils ont trop fait sentir aux peuples que l'ancienne religion se pouvait changer. Les sujets ont cessé d'en révérer les maximes, quand ils les ont vu céder aux passions, et aux intérêts de leurs princes. Ces terres trop remuées et devenues incapables de consistance, sont tombées de toutes parts, et n'ont fait voir que d'effroyables précipices. J'appelle ainsi tant d'erreurs téméraires et extravagantes qu'on voyait paraître tous les jours. Ne croyez pas que ce soit seulement la querelle de l'épiscopat, ou quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému les Communes. Ces disputes n'étaient (a) encore que de faibles commencements, par où ces

 

(a) 1ère édit. : Tout cela n'était.

 

453

 

esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs : c'était un dégoût secret de tout ce qui a de l'autorité, et une démangeaison d'innover sans fin après qu'on en a vu le premier exemple.

Ainsi les calvinistes plus hardis que les luthériens, ont servi à établir les sociniens qui ont été plus loin qu'eux, et dont ils grossissent tous les jours le parti. Les sectes infinies des anabaptistes sont sorties de cette même source : et leurs opinions mêlées au calvinisme ont fait naître les indépendants, qui n'ont point eu de bornes ; parmi lesquels on voit les trembleurs, gens fanatiques, qui croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées ; et ceux qu'on nomme Chercheurs, à cause que dix-sept cents ans après Jésus-Christ ils cherchent encore la religion et n'en ont point d'arrêtée.

C'est, Messieurs, en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. En vain les rois d'Angleterre ont cru les pouvoir retenir sur cette pente dangereuse, en conservant l'épiscopat. Car que peuvent des évêques qui ont anéanti eux-mêmes l'autorité de. leur chaire et la révérence qu'on doit à la succession, en condamnant ouvertement leurs prédécesseurs jusqu'à la source même de leur sacre; c'est-à-dire jusqu'au pape saint Grégoire et au saint moine Augustin son disciple, et le premier apôtre de la nation anglaise? Qu'est-ce que l'épiscopat, quand il se sépare de l'Eglise, qui est son tout, aussi bien que du Saint-Siège, qui est son centre, pour s'attacher contre sa nature à la royauté comme à son chef? Ces deux puissances d'un ordre si différent ne s'unissent pas, mais s'embarrassent mutuellement, quand on les confond ensemble : et la majesté des rois d'Angleterre serait demeurée plus inviolable, si contente de ses droits sacrés, elle n'avait point voulu attirer à soi les droits et l'autorité de l'Eglise. Ainsi rien n'a retenu la violence des esprits féconds en erreurs : et Dieu, pour punir l'irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à l'intempérance de leur toile curiosité; en sorte que l'ardeur de leurs disputes insensées, et leur religion arbitraire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies.

 

454

 

Il ne faut point s'étonner s'ils perdirent le respect de la majesté et des lois, ni s'ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres. On énerve la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids qui seul est capable de tenir les peuples. Ils ont dans le fond du cœur je ne sais quoi d'inquiet qui s'échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire ; et on ne leur laisse plus rien à ménager, quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion. C'est de là que nous est né ce prétendu règne de Christ, inconnu jusques alors au christianisme, qui devait anéantir toute la royauté (a) et égaler tous les hommes ; songe séditieux des indépendants, et leur chimère impie et sacrilège. Tant il est vrai que tout se tourne en révoltes et en pensées séditieuses, quand l'autorité de la religion est anéantie. Mais pourquoi chercher des preuves d'une vérité que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence manifeste? Dieu même menace les peuples qui altèrent la religion qu'il a établi»', de se retirer du milieu d'eux, et par là de les livrer aux guerres civiles. Ecoutez comme il parle par la bouche du prophète Zacharie : « Leur âme, dit le Seigneur, a varié envers moi, » quand ils ont si souvent changé la religion ; « et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur (1); » c'est-à-dire je vous abandonnerai à vous-mêmes et à votre cruelle destinée ; et voyez la suite : « Que ce qui doit mourir, aille à la mort; que ce qui doit être retranché, soit retranché; » entendez-vous ces paroles? « et que ceux qui demeureront, se dévorent les uns les autres. » O prophétie trop réelle et trop véritablement accomplie ! La Reine avait bien raison de juger qu'il n'y avait point de moyen d'ôter les causes des guerres civiles qu'en retournant à l'unité catholique, quia fait fleurir durant tant de siècles l'église et la monarchie d'Angleterre, autant que les plus saintes églises et les plus illustres monarchies du monde. Ainsi quand cette pieuse Princesse servait l'Eglise, elle croyait servir l'Etat; elle croyait assurer (b) au Roi des serviteurs, en conservant à Dieu des fidèles. L'expérience a

 

1 Anima eorum variavit in me; et dixi : Non pascam vos. Quod moritur, moriatur; et quod succiditur, succidatur; et reliqui devorenl unusquisque carnem proximi sui  Zachar., XI, 8 et seq.

 

(a) 1ère édit. : Toute royauté. — (b) Elle croyait servir l'Etat et assurer.

 

455

 

justifie ses sentiments; et il est vrai que le Roi son fils n'a rien trouvé de plus ferme dans son service que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avait sauvés la Reine sa mère. En effet il est visible que puisque la séparation et la révolte contre l'autorité de l'Eglise a été la source d'où sont dérives tous les maux, on n'en trouvera jamais les remèdes que par le retour à l'unité et par la soumission ancienne. C'est le mépris de cette unité qui a divisé l'Angleterre. Que si vous me demandez comment tant de factions opposées et tant de sectes incompatibles, qui se devaient apparemment détruire les unes les autres, ont pu si opiniâtrement conspirer ensemble contre le trône royal, vous l'allez apprendre.

Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué les occasions qu'elle lui a présentées; enfin un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu'il en paraît dans l'histoire à qui leur audace a été funeste! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s'en servir? Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples et de prévaloir contre les rois (1). Car comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n'avoient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière, était le charme qui possédait les esprits : il sut si bien les concilier par là, qu'il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. Ceux-ci occupés du premier objet qui les avait transportes, allaient toujours, sans regarder qu'ils allaient à la servitude : et leur subtil conducteur, qui en combattant, en mêlant mille personnages divers, en taisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le

 

1 Apoc., XIII, 5, 7.

 

456

 

capitaine, vit qu'il avait tellement enchanté le monde, qu'il était regardé de toute l'armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l'indépendance, commença à s'apercevoir qu'il pouvait encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu était indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l'univers. C'était le conseil de Dieu d'instruire les rois à ne point quitter son Eglise. Il voulait découvrir par un grand exemple tout ce que peut l'hérésie, combien elle est naturellement indocile et Indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste quand ce grand Dieu a choisi quelqu'un pour être l'instrument de ses desseins, rien n'en arrête le cours; ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. « Je suis le Seigneur, dit-il par la bouche de Jérémie; c'est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux, et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant j'ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur (1). » Il l'appelle son serviteur, quoiqu'infidèle, à cause qu'il l'a nommé pour exécuter ses décrets. « Et j'ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu'aux animaux (2) » Tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande. Mais écoutez la suite de la prophétie : « Je veux que ces peuples lui obéissent, et qu'ils obéissent encore à son fils, jusqu'à ce que le temps des uns et des autres vienne (3). » Voyez, chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées : Dieu détermine jusques à quand doit durer l'assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde.

Tel a été le sort de l'Angleterre. Mais que dans cette effroyable confusion de toutes choses, il est beau de considérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume ; ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et

 

1 Ego feci terram et homines, et jumenta quae sunt super faciem terrae in fortitudine meà magnà, et in brachio meo extento, et dedi eam ei qui placuit iu oculis meis. Et nunc itaque dedi omnes terras istas in manu Nabuchodonosor regia Babylonis servi mei. Jerem., XXVII, 5, 6. — 2 Insuper et bestias agri dedi ei ut serviant illi. Ibid. — 3 Et servient ei et servient filio ejus,... donec veniat tempos terrae ejus et ipsius. Ibid. 7.

 

457

 

son courage opposaient à la fortune de l'Etat, et enfin sa constance, par laquelle n'ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement soutenu l'effort ! Tous les jours elle ramenait quelqu'un des rebelles ; et de peur qu'ils ne fussent malheureusement engagés à faillir toujours parce qu'ils avoient failli une fois, elle voulait qu'ils trouvassent leur refuge dans sa parole (a). Ce fut entre ses mains que le gouverneur de Sharborough remit ce port, et ce château inaccessible. Les deux Hothams père et fils, qui avoient donné le premier exemple de perfidie, en refusant au Roi même les portes de la forteresse et du port de Hull, choisirent la Reine pour médiatrice, et devaient rendre au Roi cette place avec celle de Beverley : mais ils furent prévenus et décapités ; et Dieu, qui voulut punir leur honteuse désobéissance par les propres mains des rebelles, ne permit pas que le Roi profitât de leur repentir. Elle avait encore gagné un maire de Londres , dont le crédit était grand, et plusieurs autres chefs de la faction. Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle : et si Dieu n'eût point été inflexible, si l'aveuglement des peuples n'eût pas été incurable, elle aurait guéri les esprits et le parti le plus juste aurait été le plus fort.

On sait, Messieurs, que la Reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j'ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s'étaient saisis des arsenaux et des magasins ; et malgré la défection de tant de sujets, malgré l'infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au Roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne pour avoir des armes et des munitions, non-seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l'hiver et les tempêtes ; et sous prétexte de conduire en Hollande la Princesse royale sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume prince d'Orange, elle va pour engager les Etats dans les intérêts du Roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L'hiver ne l'avait pas effrayée, quand elle partit d'Angleterre ; l'hiver ne l'arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du Roi : mais le succès n'en fut pas semblable. Je

 

(a) 1ère édit. ; Leur refuge dans sa bonté, et leur sûreté dans sa parole.

 

458

 

tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu'à perdre l'esprit (a), et quelques-uns d'entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté. Elle excitait ceux qui l'accompagnaient à espérer en Dieu qui faisait toute sa confiance ; et pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés , elle disait avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire : et pour s'être sauvée du naufrage, ses malheurs n'en seront pas moins déplorables (b). Elle vit périr ses vaisseaux , et presque toute l'espérance d'un si grand secours. L'amiral, où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande ; et tous les peuples furent étonnes d'une délivrance si miraculeuse.

Ceux qui sont échappés du naufrage, disent un éternel adieu à la mer et aux vaisseaux (1) ; et comme disait un ancien auteur (c), ils n'en peuvent même supporter la vue. Cependant onze jours après, ô résolution étonnante ! la Reine à peine sortie d'une tourmente si épouvantable, pressée du désir de revoir le Roi et de le secourir, ose encore se commettre à la furie de l'Océan et à la rigueur de l'hiver. Elle ramasse quelques vaisseaux qu'elle charge d'officiers et de munitions, et repasse enfin en Angleterre. Mais qui ne serait étonné de la cruelle destinée de cette Princesse? Après s'être sauvée des flots, une autre tempête lui fut presque fatale. Cent pièces de canon tonnèrent sur elle à son arrivée, et la maison où elle entra fut percée de leurs coups. Qu'elle eut d'assurance dans cet effroyable péril! mais qu'elle eut de clémence pour l'auteur d'un si noir attentat ! On l’amena prisonnier

 

1 Naufragio liberati, exindè repudium et navi et mari dicunt. Tertull., de Pœnit., n. 7.

 

(a) 1ère édit. : Les matelots alarmés en perdirent l'esprit. — (b) Et pour s'être sauvée des flots, son naufrage n'en sera pas moins déplorable. — (c) Et ce sont les paroles de Tertullien; — 2e édit. : Et, comme dit Tertullien , ils n'en peuvent...

 

459

 

peu de temps après ; elle lui pardonna son crime , le livrant pour tout supplice à sa conscience , et à la honte d'avoir entrepris sur la vie d'une Princesse si bonne et si généreuse : tant elle était au-dessus de la vengeance aussi bien que de la crainte.

Mais ne la verrons-nous jamais auprès du Roi qui souhaite si ardemment son retour? Elle brûle du même désir, et déjà je la vois paraître dans un nouvel appareil. Elle marche comme un général à la tête d'une armée royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque toutes. Elle assiège et prend d'assaut en passant une place considérable qui s'opposoit à sa marche; elle triomphe, elle pardonne; et enfin le Roi la vient recevoir dans une campagne où il avait remporté l'année précédente une victoire signalée sur le général Essex. Une heure après on apporta la nouvelle d'une grande bataille gagnée. Tout semblait prospérer par sa présence ; les rebelles étaient consternés : et si la Reine en eût été crue ; si au lieu de diviser les armées royales et de les amuser contre son avis aux sièges infortunés de Hull et de Glocester, on eût marché droit à Londres, l'affaire était décidée et cette campagne eût fini la guerre. Mais le moment fut manqué. Le terme fatal approchait ; et le Ciel, qui semblait suspendre en faveur de la piété de la Reine la vengeance qu'il méditait, commença à se déclarer. « Tu sais vaincre, disait un brave Africain au plus rusé capitaine qui fût jamais, mais tu ne sais pas user de ta victoire : Rome que tu tenais t'échappe ; et le destin ennemi t'a ôté tantôt le moyen, tantôt la pensée de la prendre (1). » Depuis ce malheureux moment tout alla visiblement en décadence , et les affaires furent sans retour. La Reine qui se trouva grosse, et qui ne put par tout son crédit faire abandonner ces deux sièges qu'on vit enfin si mal réussir, tomba en langueur et tout l'Etal languit avec aile.  Elle fut contrainte de se séparer d'avec le Roi, qui était presque assiégé dans Oxford, et ils se dirent un adieu bien triste, quoiqu'ils ne sussent pas que c'était le dernier. Elle se retire à Exeter, ville forte où elle fut elle-

 

1Tùm Maharbal : Vincere scis, Annibal, Victoria uti nescis. Tit. Liv., Dec. in lib. II.

Potiundœ urbis Romae, modo mentem non dari, modo fortunam. Ibid., lib. VI. Dans l'historien, c’est Annibal qui parle ainsi de lui-même.

 

460

 

même bientôt assiégée. Elle y accoucha d'une princesse, et se vit douze jours après contrainte de prendre la fuite pour se réfugier en France.

Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de votre Maison ? O Eternel, veillez sur elle ; anges saints, rangez à l'entour vos escadrons invisibles, et faites la garde autour du berceau d'une princesse si grande et si délaissée. Elle est destinée au sage et valeureux Philippe et doit des princes à la France , dignes de lui, dignes d'elle et de leurs aïeux. Dieu l'a protégée, Messieurs. Sa gouvernante deux ans après tire ce précieux enfant des mains des rebelles : et quoique ignorant sa captivité et sentant trop sa grandeur, elle se découvre elle-même ; quoique refusant tous les autres noms, elle s'obstine à dire qu'elle est la Princesse ; elle est enfin amenée auprès de la Reine sa mère pour faire sa consolation durant ses malheurs, en attendant qu'elle fasse la félicité d'un grand prince, et la joie de toute la France. Mais j'interromps l'ordre de mon histoire. J'ai dit que la Reine fut obligée de se retirer de son royaume. En effet elle partit des ports d'Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles, qui la poursuivaient de si près qu'elle entendait presque leurs cris et leurs menaces insolentes. O voyage bien différent de celui qu'elle avait fait sur la même mer, lorsque venant prendre possession du sceptre de la Grande-Bretagne, elle voyait pour ainsi dire les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers ! Maintenant chassée, poursuivie par ses ennemis implacables, qui avoient eu l'audace de lui faire son procès, tantôt sauvée , tantôt presque prise, changeant de fortune à chaque quart d'heure, n'ayant pour elle que Dieu et son courage inébranlable, elle n'a-voit ni assez de vents ni assez de voiles pour favoriser sa fuite précipitée. Mais enfin elle arrive à Brest, où après tant de maux il lui fut permis de respirer un peu.

Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels qu'a courus cette Princesse, sur la mer et sur la terre, durant l'espace de près de dix ans ; et que d'ailleurs je vois que toutes les entreprises sont inutiles contre sa personne, pendant

 

461

 

que tout réussit d'une manière surprenante contre l'Etat : que puis-je penser autre chose, sinon que la Providence, autant attachée à lui conserver la vie qu'à renverser sa puissance, a voulu qu'elle survéquît à ses grandeurs, afin qu'elle put survivre aux attachements de la terre et aux sentiments d'orgueil qui corrompent d'autant plus les âmes, qu'elles sont plus grandes et plus élevées ? Ce fut un conseil à peu près semblable qui abaissa autrefois David sous la main du rebelle Absalom. « Le voyez-vous, ce grand Roi, dit le saint et éloquent Prêtre de Marseille ; le voyez-vous seul, abandonné, tellement déchu dans l'esprit des siens, qu'il devient un objet de mépris aux uns, et ce qui est plus insupportable à un grand courage, un objet de pitié aux autres ; ne sachant, poursuit Salvien, de laquelle de ces deux choses il avait le plus à se plaindre, ou de ce que Sibale nourrissait, ou de ce que Séméi avait l'insolence de le maudire (1). » Voilà, Messieurs, une image, mais imparfaite, de la Reine d'Angleterre, quand après de si étranges humiliations, elle fut encore contrainte de paraître au monde, et d'étaler pour ainsi dire à la France même et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l'étendue de sa misère. Alors elle put bien dire avec le prophète Isaïe : « Le Seigneur des armées a fait ces choses, pour anéantir tout le faste des grandeurs humaines, et tourner en ignominie ce que l'univers a de plus auguste (2). » Ce n'est pas que la France ait manqué à la fille de Henri le Grand. Anne la magnanime , la pieuse, que nous ne nommerons jamais sans regret, la reçut d'une manière convenable à la majesté des deux Reines. Mais les affaires du Roi ne permettant pas que cette sage régente put proportionner le remède au mal, jugez de l'état de ces deux princesses. Henriette, d'un si grand cœur, est contrainte de demander du secours : Anne, d'un si grand cœur, ne peut en donner assez. Si l'on eût pu avancer ces belles années dont nous admirons maintenant le cours glorieux, Louis, qui entend de si loin les gémissements des chrétiens

 

1 Dejectos usque in suorum, quod grave est, contumeliam; vel, quod gravius, misericordiam; ut vel Siba eum pasceret, vel ei maledicere Semei publicè non timeret. Salv., de Guber. Dei, lib. II, cap. V. — 2 Dominus exercituum cogitavit hoc, ut detraheret superbiam omnis gloriae et ad ignominiam deduceret universos inclytos terrae, Isai., XXIII, 9.

 

462

 

affligés ; qui assuré de sa gloire , dont la sagesse de ses conseils et la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré l'incertitude des événements, entreprend lui seul la cause commune, et porte ses armes redoutées à travers des espaces immenses de mer et de terre ; aurait-il refusé son bras à ses voisins, à ses alliés , à son propre sang, aux droits sacrés de la royauté, qu'il sait si bien maintenir? Avec quelle puissance l'Angleterre l'aurait-elle vu invincible défenseur, ou vengeur présent de la majesté violée? Mais Dieu n'avait laissé aucune ressource au roi d'Angleterre : tout lui manque, tout lui est contraire. Les Ecossais, à qui il se donne, le livrent aux Parlementaires anglais, et les gardes fidèles de nos rois trahissent le leur. Pendant que le parlement d'Angleterre songe à congédier l'armée, cette armée toute indépendante réforme elle-même à sa mode le parlement, qui eût gardé quelques mesures, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le Roi est mené de captivité en captivité ; et la Reine remue en vain la France, la Hollande, la Pologne même, et les puissances du Nord les plus éloignées. Elle ranime les Ecossais, qui arment trente mille hommes ; elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du Roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses chers enfants, l'unique espérance de sa Maison ; et confesse à cette fois que parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie. Elle console le Roi, qui lui écrit de sa prison même qu'elle seule soutient son esprit, et qu'il ne faut craindre de lui aucune bassesse parce que sans cesse il se souvient qu'il est à elle. O mère, ô femme, ô reine admirable et digne d'une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose ! Enfin il faut céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l'Etat , qui est attaqué par une force invincible et divine : il ne reste plus désormais sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines.

Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui (a) d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu'elle

 

(a) 1ère édit. : Comme on voit une colonne, ouvrage d'une antique architecture, qui paraît le plus ferme appui...

 

463

 

soutenait fond sur elle sans l'abattre : ainsi la Reine se montre le ferme soutien de l'Etat, lorsqu'après en avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas même courbée sous sa chute.

Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs? Qui pourrait raconter ses plaintes? Non, Messieurs, Jérémie lui-même, qui seul semble être capable d'égaler les lamentations aux calamités, ni; suffirait pas à de tels regrets. Elle s'écrie avec ce Prophète (1) : « Voyez, Seigneur, mon affliction. Mon ennemi s'est fortifié, et mes enfants sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m'était le plus cher. La royauté a été profanée, et les princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi, je pleurerai amèrement; n'entreprenez pas de me consoler. L'épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable. »

Mais après que nous avons écouté ses plaintes, saintes filles, ses chères amies, (car elle voulait bien vous nommer ainsi), vous qui l'avez vue si souvent gémir devant les autels de son unique Protecteur, et dans le sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu'elle en recevait, mettez fin à ce discours, en nous racontant les sentiments chrétiens dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l'une, de l'avoir fait chrétienne; l'autre, Messieurs, qu'attendez-vous? Peut-être d'avoir rétabli les affaires du Roi son fils? Non : c'est de l'avoir fait reine malheureuse. Ah ! je commence à regretter les bornes étroites du lieu où je parle! Il faut éclater, percer cette enceinte, et faire retentir bien loin une parole qui ne peut être assez entendue. Que ses douleurs l'ont rendue savante dans la science de l'Evangile, et qu'elle a bien connu la religion et la vertu de la croix, quand elle a uni le christianisme avec les malheurs! Les grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent, nous égarent, nous font oublier Dieu, nous-mêmes et les sentiments de la foi.

 

1 Pacti sunt filii mei perditi, quoniam invaluit inimicus. Thren, I, 16. Manum suam misit hostis ad omnia desiderabilia ejus. Ibid. 10. Polluit regnum et principes ejus. Ibid., II, 2. Recedite à me, amarè flebo; nolite incumbere, ut consolemini me. Isa., XXII, 4. Foris interficit gladius, et domi mors similis est. Lam., I, 20.

 

464

 

De là naissent des monstres de crimes, des raffinements de plaisir, des délicatesses d'orgueil, qui ne donnent que trop de fondement à ces terribles malédictions que Jésus-Christ a prononcées dans son Evangile (1) : « Malheur à vous qui riez! malheur à vous qui êtes pleins » et contents du monde. Au contraire, comme le christianisme a pris sa naissance de la croix, ce sont aussi les malheurs qui le fortifient. Là on expie ses péchés; là on épure ses intentions ; là on transporte ses désirs de la terre au ciel ; là on perd tout le goût du monde, et on cesse de s'appuyer sur soi-même et sur sa prudence. Il ne faut pas se flatter; les plus expérimentés dans les affaires font des fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisément nos fautes, quand la fortune nous les pardonne ! Et que nous nous croyons bientôt les plus éclairés et les plus habiles, quand nous sommes les plus élevés et les plus heureux! Les mauvais succès sont les seuls maîtres qui peuvent nous reprendre utilement, et nous arracher cet aveu d'avoir failli, qui coûte tant à notre orgueil. Alors, quand les malheurs nous ouvrent les yeux, nous repassons avec amertume sur tous nos faux pas : nous nous trouvons également accablés de ce que nous avons fait, et de ce que nous avons manqué de faire ; et nous ne savons plus par où excuser cette prudence présomptueuse qui se croyait infaillible. Nous voyons que Dieu seul est sage; et en déplorant vainement les fautes qui ont ruiné nos affaires, une meilleure réflexion nous apprend à déplorer celles qui ont perdu notre éternité, avec cette singulière consolation, qu'on les répare quand on les pleure.

Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part des hommes, notre malheureuse Reine (donnons-lui hautement ce titre, dont elle a fait un sujet d'actions de grâces), lui faisant étudier sous sa main ces dures, mais solides leçons. Enfin fléchi par ses vœux et par son humble patience, il a rétabli la Maison royale. Charles II est reconnu, et l'injure des rois a été vengée. Ceux que les armes n'avoient pu vaincre, ni les conseils ramener, sont revenus tout à coup d'eux-mêmes : déçus par leur liberté, ils en ont à la fin détesté l'excès, honteux d'avoir eu tant

 

1 Vœ qui ridetis! vœ qui saturati estis! Luc., VI, 25.

 

465

 

de pouvoir (a), et leurs propres succès leur faisant horreur. Nous savons que ce prince magnanime eût pu hâter ses affaires, en se servant de la main de ceux qui s'offraient à détruire la tyrannie par un seul coup. Sa grande âme a dédaigné ces moyens trop bas. Il a cru qu'en quelque état que fussent les rois, il était de leur majesté de n'agir que par les lois ou par les armes. Ces lois qu'ils protégées l'ont rétabli presque toutes seules : il règne paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres; et fait régner avec lui la justice, la sagesse et la clémence.

Il est inutile de vous dire combien la Reine fut consolée par ce merveilleux événement; mais elle avait appris par ses malheurs à ne changer pas dans un si grand changement de son état. Le monde une fois banni, n'eut plus de retour dans son cœur. Elle vit avec étonnement que Dieu, qui avait rendu inutiles tant d'entreprises et tant d'efforts, parce qu'il attendait l'heure qu'il avait marquée, quand elle fut arrivée, alla prendre comme par la main le Roi son fils, pour le conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à cette main souveraine, qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les empires; et dédaignant les trônes qui peuvent être usurpés, elle attacha son affection au royaume où l'on ne craint point d'avoir des égaux (1), et où l'on voit sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces sentiments, elle aima cette humble maison plus que ses palais. Elle ne se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi catholique, pour multiplier ses aumônes, et pour soulager plus abondamment les familles réfugiées de ses trois royaumes, et tous ceux qui avaient été ruinés pour la cause de la religion ou pour le service du Roi.

Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le prochain, et combien elle avait d'aversion pour les discours empoisonnés de la médisance. Elle savait de quel poids est, non-seulement la moindre parole, mais le silence même des princes; et combien la médisance se donne d'empire, quand elle a osé seulement paraître en leur auguste présence. Ceux qui la

 

1 Plus amant illud regnum in quo non timent habere consortes. S. August. de Civit. Dei, lib. V, cap. XXIV.

 

(a) 1ère édit. : D'avoir tant pu.

 

466

 

voyaient attentive à peser toutes ses paroles, jugeaient bien qu'elle était sans cesse sous la vue de Dieu, et que fidèle imitatrice de l'institut de sainte Marie, jamais elle ne perdait la sainte présence de la Majesté divine. Aussi rappelait-elle souvent ce précieux souvenir par l'oraison, et par la lecture du livre de l’Imitation de Jésus, où elle apprenait à se conformer au véritable modèle des chrétiens. Elle veillait sans relâche sur sa conscience. Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus d'autres ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla léger : elle en faisait un rigoureux examen; et soigneuse de les expier par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée, que la mort n'a pu la surprendre, encore qu'elle soit venue sous l'apparence du sommeil. Elle est morte, cette grande Reine; et par sa mort elle a laissé un regret éternel, non-seulement à Monsieur et à Madame, qui fidèles à tous leurs devoirs, ont eu pour elle dos respects si soumis, si sincères, si persévérons, mais encore à tous ceux qui ont eu l'honneur de la servir ou de la connaître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font maintenant sa félicité. Si elle avait été plus fortunée, son histoire serait plus pompeuse, mais ses œuvres seraient moins pleines; et avec des titres superbes, elle aurait peut-être paru vide devant Dieu. Maintenant qu'elle a préféré la croix au trône, et qu'elle a mis ses malheurs au nombre des plus grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont promises à ceux qui pleurent. Puisse donc ce Dieu de miséricorde accepter ses afflictions en sacrifice agréable ! Puisse-t-il la placer au sein d'Abraham; et content de ses maux, épargner désormais à sa famille et au monde de si terribles leçons !

 

Précédente Accueil Suivante