Variations II
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Remarques
Préface
Variations I
Variations II
Variations III
Variations IV
Variations V
Variations VI
Variations VII
Variations VIII
Variations IX
Variations X
Variations XI
Variations XII
Variations XIII

 

LIVRE II.
Depuis 1520 jusqu'à 1529.

 

SOMMAIRE.

 

Les variations de Luther sur la transsubstantiation. Carlostad commence la querelle sacramentaire. Circonstances de cette rupture. La révolte des paysans, et le personnage que Luther y fit. Son mariage, dont lui-même et ses amis sont honteux. Ses excès sur le franc arbitre, et contre Henri VIII, roi d'Angleterre. Zuingle et Oecolampade paraissent. Les sacramentaires préfèrent la doctrine catholique à la luthérienne. Les luthériens prennent les armes, malgré toutes leurs promesses. Mélanchthon en est troublé. Ils s'unissent en Allemagne sous le nom de protestants. Vains projets d'accommodement entre Luther et Zuingle. La conférence de Marpourg.

 

Le premier traité où Luther parut tout ce qu'il était, fut celui qu'il composa en 1520, de la Captivité de Babylone. Là il éclata  hautement contre l'Eglise romaine qui venait de le condamner; et parmi les dogmes dont il tâcha d'ébranler les fondements, celui de la transsubstantiation fut un des premiers.

Il eût bien voulu pouvoir donner atteinte à la réalité; et chacun sait ce qu'il en a déclaré lui-même dans la lettre à ceux de Strasbourg, où il écrit « qu'on lui eût fait grand plaisir de lui donner quelque bon moyen de la nier, parce que rien ne lui eût été meilleur dans le dessein qu'il avait de nuire à la Papauté (2). »

Mais Dieu donne de secrètes bornes aux esprits les plus emportés,

et ne permet pas toujours aux novateurs d'affliger son Eglise autant

 

1 Act., XIX, 37. — 2 Epist. ad Argentin., tom. VII, fol. 501;

 

51

 

qu'ils voudraient. Luther demeura frappé invinciblement de la force et de la simplicité de ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ; ce corps livré pour vous, ce sang de la nouvelle alliance ; ce sang répandu pour vous et pour la rémission de nos péchés (1) ; » car c'est ainsi qu'il faudrait traduire ces paroles de Notre-Seigneur pour les rendre dans toute leur force. L'Eglise avait cru sans peine, que pour consommer son sacrifice et les figures anciennes, Jésus-Christ nous avait donné à manger la propre substance de la chair immolée pour nous. Elle avait la même pensée du sang répandu pour nos péchés. Accoutumée dès son origine à des mystères incompréhensibles et à des marques ineffables de l'amour divin, les merveilles impénétrables que renfermait le sens littéral ne l'avaient point rebutée; et Luther ne put jamais se persuader, ni que Jésus-Christ eût voulu obscurcir exprès l'institution de son sacrement, ni que des paroles si simples fussent susceptibles de figures si violentes, ou pussent avoir un autre sens que celui qui était entré naturellement dans l'esprit de tous les peuples chrétiens en Orient et en Occident, sans qu'ils en aient été détournés ni par la hauteur du mystère, ni par les subtilités de Bérenger et de Viclef.

Il y voulut pourtant mêler quelque chose du sien. Tous ceux qui jusqu'à lui avaient bien ou mal expliqué les paroles de Jésus-Christ, avaient reconnu qu'elles opéraient quelque sorte de changement dans les dons sacrés. Ceux qui voulaient que le corps n'y fût qu'en figure, disaient que les paroles de Notre-Seigneur opéraient un changement purement mystique, et que le pain consacré devenait le signe du corps. Par une raison opposée, ceux qui défendirent le sens littéral avec une présence réelle, mirent aussi un changement effectif. C'est pourquoi la réalité s'était naturellement insinuée dans tous les esprits avec le changement de substance, et toutes les églises chrétiennes étaient entrées dans un sens si droit et si simple, malgré les oppositions qu'y formaient les sens. Mais Luther ne demeura pas dans cette règle. « Je crois, dit-il, avec Viclef, que le pain demeure; et je crois avec les sophistes (c'est ainsi qu'il appelait nos théologiens) que le corps y

 

1 Matth., XXVI, 26, 28; Luc., XXII, 19, 20; I Cor., XI, 24.

 

52

 

est (1) » Il expliquait sa doctrine en plusieurs façons, et la plupart fort grossières. Tantôt il disait que le corps est avec le pain comme le feu est avec le fer brûlant. Quelquefois il ajoutait à ces expressions que le corps était dans le pain et sous le pain, comme le vin est dans et sous le tonneau. De là ces propositions si célèbres dans le parti, in, sub, cum, qui veulent dire que le corps est dans le pain, sous le pain, et avec le pain. Mais Luther sentait bien que ces paroles : Ceci est mon corps, demandaient quelque chose de plus que de mettre le corps là-dedans, ou avec cela, ou sous cela ; et pour expliquer ceci est, il se crut obligé à dire que ces paroles : « Ceci est mon corps, » voulaient dire, ce pain est mon corps substantiellement et proprement; chose inouïe et embarrassée de difficultés invincibles.

Néanmoins pour les surmonter, quelques disciples de Luther soutinrent que le pain était fait le corps de Notre-Seigneur, et le vin son sang précieux ; comme le Verbe divin a été fait homme : jetée par de sorte qu'il se faisait dans l’Eucharistie une impanation véritable, comme il s'était fait une véritable incarnation dans les entrailles de la sainte Vierge. Cette opinion, qui avait paru dès le temps de Bérenger, fut renouvelée par Osiandre, l'un des principaux luthériens. Elle ne put jamais entrer dans l'esprit des hommes. Chacun vit qu'afin que le pain fût le corps de Notre-Seigneur et que le vin fût son sang, comme le Verbe divin est homme par ce genre d'union que les théologiens appellent personnelle ou hypostatique, il faudrait que, comme l'homme est la personne, le corps fût aussi la personne et le sang de même ; ce qui détruit les principes du raisonnement et du langage. Le corps humain est une partie de la personne, mais n'est pas la personne même, ni le tout ou, comme on parle, le suppôt. Le sang l'est encore moins, et ce n'est nullement le cas où l'union personnelle puisse avoir heu. Ces choses s'entendent mieux qu'elles ne s'expliquent méthodiquement. Tout le monde ne sait pas employer le terme d'union hypostatique : mais quand elle est un peu expliquée, tout le monde sent à quoi elle peut convenir. Ainsi Osiandre fut le seul à soutenir son impanation et son invination. On lui

 

1 De capt. Babyl., tom. II.

 

53

 

laissa dire tant qu'il voulut: «Ce pain est Dieu; » car il passa jusqu'à cet excès (1). Mais une si étrange opinion n'eut pas même besoin d'être réfutée : elle tomba d'elle-même par sa propre absurdité, et Luther ne l'approuva point.

Cependant ce qu'il disait y menait tout droit. On ne savait comment concevoir que le pain, eu demeurant pain, fût en même temps, comme il l'assurait, le vrai corps de Notre-Seigneur, sans admettre entre les deux cette union hypostatique qu'il rejetait. Mais enfin il demeura ferme à la rejeter, et à unir néanmoins les deux substances, jusqu'à dire que l'une était l'autre.

Il parla pourtant d'abord avec doute du changement de substance; et encore qu'il préférât l'opinion qui retient le pain à celle qui le change au corps, l'affaire lui parut légère. « Je permets, dit-il, l'une et l'autre opinion; j'ôte seulement le scrupule (2).»  Voilà comme décidait ce nouveau pape : la transsubstantiation et  la consubstantiation lui parurent indifférentes. Ailleurs, comme on lui reprochait qu'il faisait demeurer le pain dans l'Eucharistie, il l'avoue : «mais, ajoute-t-il, je ne condamne pas l'autre opinion : je dis seulement que ce n'est pas un article de foi (3). » Mais il passa bientôt plus avant dans la réponse qu'il fit à Henri VIII, roi d'Angleterre , qui avait réfuté sa Captivité. « J'avais enseigné, dit-il, qu'il n'importait pas que le pain demeurât ou non dans le sacrement : mais maintenant je transsubstantie mon opinion ; je dis que c'est une impiété et un blasphème de dire que le pain est transsubstantié (4); » et il pousse la condamnation jusqu'à l'anathème. Le motif qu'il donne à son changement est mémorable. Voici ce qu'il en écrit dans son livre aux Vaudois : « Il est vrai, je crois que c'est une erreur de dire que le pain ne demeure pas, encore que cette erreur m'ait paru jusqu'ici peu importante : mais maintenant, puisqu'on nous presse si fort de recevoir cette erreur sans autorité de l'Ecriture, en dépit des papistes je veux croire que le pain et le vin demeurent; » et voilà ce qui attira aux catholiques cet anathème de Luther. Tels furent ses sentiments en 1523 : nous verrons s'il y persistera dans la suite; et on sera bien aise

 

1 Mel., lib. II, ep. 447. — 2 De capt. Babyl., tom. II, fol. 66. — 3 Resp. ad artic. extract., ibid., 172. — 4 Cont. reg. Angl., tom. II. 184.

 

54

 

dès à présent de remarquer une lettre produite par Hospinien, où Mélanchthon accuse son maître d'avoir accordé la transsubstantiation à certaines églises d'Italie, auxquelles il avait écrit de cette matière. Cette lettre est de 1543, douze ans après sa réponse au roi d'Angleterre (1).

Au reste il s'emporta contre ce prince avec une telle violence, que les luthériens eux-mêmes en étaient honteux. Ce n'était que des injures atroces et des démentis outrageux à toutes les pages : «  c'était un fou, un insensé, le plus grossier de tous les pourceaux et de tous les ânes (2). » Quelquefois il l'apostrophait d'une manière terrible : «Commencez-vous à rougir, Henri, non plus roi, mais sacrilège? » Mélanchthon, son cher disciple, n'osait le reprendre, et ne savait comment l'excuser. On était scandalisé, même parmi ses disciples, du mépris outrageux avec lequel il traitait tout ce que l'univers avait de plus grand, et de la manière bizarre dont il décidait sur les dogmes. Dire d'une façon, et puis tout à coup dire de l'autre, seulement en haine des papistes : c'était trop visiblement abuser de l'autorité qu'on lui donnait, et insulter pour ainsi parler à la crédulité du genre humain. Mais il avait pris le dessus dans tout son parti, et il fallait trouver bon tout ce qu'il disait.

Erasme étonné d'un emportement qu'il avait vainement tâché de modérer par ses avis, en explique toutes les causes à Mélanchthon son ami. « Ce qui me choque le plus dans Luther, c'est, dit-il, que tout ce qu'il entreprend de soutenir, il le pousse à l'extrémité et jusqu'à l'excès. Averti de ses excès, loin de s'adoucir, il pousse encore plus avant, et semble n'avoir d'autre dessein que de passer à des excès encore plus grands. Je connais, ajoute-t-il, son humeur par ses écrira, autant que je pourrais faire si je vivais avec lui. C'est un esprit ardent et impétueux. On y voit partout un Achille, dont la colère est invincible. Vous n'ignorez pas les artifices de l'ennemi du genre humain. Joignez à tout cela un si grand succès, une faveur si déclarée, un si grand applaudissement de tout le théâtre : il y en aurait assez pour gâter un esprit modeste (3). »

 

1 Hosp., part. II, fol. 184. — 2 Cont. reg. Angl., ibid., 333.— 3 Erasm., lib. VI, epist. III ad Luther.; lib. XIV, epist. 1, etc.; idem, lib. XIX, epist. ni ad Melancht.

 

55

 

Quoiqu'Erasme n'ait jamais quitté la communion de l'Eglise, il a toujours conservé parmi ces disputes de religion un caractère particulier, qui a fait que les protestants lui donnent assez de créance dans les faits dont il a été témoin. Mais il n'est que trop certain d'ailleurs que Luther enflé du succès inespéré de son entreprise, et de la victoire qu'il croyait avoir remportée contre la puissance romaine, ne gardait plus aucune mesure.

C'est une chose étrange d'avoir pris, comme il fit avec tous les siens, le nombre prodigieux de ses sectateurs comme une marque de faveur divine, sans se souvenir que saint Paul avait dit des hérétiques et des séducteurs que « leur discours gagne comme la gangrène, et qu'ils profitent en mal, errant et jetant les autres  dans l'erreur (1). » Mais le même saint Paul a dit aussi « que leur  progrès a des bornes (2). » Les malheureuses conquêtes de Luther furent retardées par la division qui se mit dans la nouvelle Réforme. Il y a longtemps qu'on a dit que les disciples des novateurs se croient en droit d'innover à l'exemple de leurs maîtres (3) : les chefs des rebelles trouvent des rebelles aussi téméraires qu'eux; et pour dire simplement le fait sans moraliser davantage, Carlostad que Luther avait tant loué (4) tout indigne qu'il en était, et qu'il avait appelé son vénérable précepteur en Jésus-Christ, se trouva en état de lui résister. Luther avait attaqué le changement de substance dans l'Eucharistie; Carlostad attaqua la réalité que Luther n'avait pas cru pouvoir entreprendre.

Carlostad, si nous en croyons les luthériens, était un homme brutal, ignorant, artificieux pourtant et brouillon, sans piété, sans humanité, et plutôt juif que chrétien. C'est ce qu'en dit Mélanchthon (5), homme modéré et naturellement sincère. Mais, sans citer en particulier les luthériens, ses amis et ses ennemis demeuraient d'accord que c'était l'homme du monde le plus inquiet, aussi bien que le plus impertinent. Il ne faut point d'autres preuves de son ignorance que l'explication qu'il donna aux paroles de l'institution de la Cène, soutenant que par ces paroles : « Ceci est

 

1 II Timoth., II, 17; III, 13. — 2 Ibid., III, 9. — 3 Tertull., De Praescr., cap. XLII. — 4 Ep. dedic. comm. in Gal. ad Carlostad. — 5 Mell., lib. Testim. Prœf. ad Frid. Mycon.

 

56

 

mon corps, » Jésus-Christ, sans aucun égard à ce qu'il donnait, voulait seulement se montrer lui-même assis à table comme il était avec ses disciples (1) : imagination si ridicule, qu'on a peine à croire qu'elle ait pu entrer dans l'esprit d'un homme.

Avant qu'il eût enfanté cette interprétation monstrueuse, il y avait déjà eu de grands démêlés entre lui et Luther. Car en 1524, durant que Luther était caché par la crainte de Charles V qui l'avait mis au ban de l'empire, Carlostad avait renversé les images, ôté l'élévation du Saint-Sacrement et même les messes basses, et rétabli la communion sous les deux espèces dans l'église de Vitenberg, où avait commencé le luthéranisme. Luther n'improuvait pas tant ces changements qu'il les trouvait faits à contretemps, et d'ailleurs peu nécessaires. Mais ce qui le piqua au vif, comme il le témoigne assez dans une lettre qu'il écrivit sur ce sujet, c'est que Carlostad avait « méprisé son autorité, et avait voulu s'ériger en nouveau docteur (2). » Les sermons qu'il fit à cette occasion sont remarquables : car sans y nommer Carlostad, il reprochait aux auteurs de ces entreprises qu'ils avaient agi sans mission, comme si la sienne eût été bien mieux établie. « Je les défendrais (3), disait-il, aisément devant le Pape, mais je ne sais comment les justifier devant le diable, lorsque ce mauvais esprit à l'heure de la mort leur opposera ces paroles de l'Ecriture : « Toute plante que mon Père n'aura pas plantée sera déracinée : » Et encore : « Ils couraient, et ce n'était pas moi qui les envoyais. » Que répondront-ils alors? Ils seront précipités dans les enfers (3). »

Voilà ce que dit Luther pendant qu'il était encore caché. Mais au sortir de Patmos (c'est ainsi qu'il appelait sa retraite), il fit bien un autre sermon dans l'église de Vitenberg. Là il entreprit de prouver qu'il ne fallait pas employer les mains, mais la parole toute seule à réformer les abus. « C'est la parole, disait-il, qui pendant que je dormais tranquillement, et que je buvais ma bière avec mon cher Mélanchthon et avec Amsdorf, a tellement ébranlé la Papauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait

 

1 Zuing., ep. ad Matt. Aber.; Id., lib. De ver. et fals, relig. Hospin., II part., fol. 132. — 2 Ep. Luth, ad Gasp. Gustol., 1522. — 3 Serm. : Quid Christiano prœstandum, tom. VII, fol. 273.

 

57

 

autant (1). » — « Si j'avais voulu, poursuit-il, faire les choses avec  tumulte, toute l'Allemagne nagerait dans le sang; et lorsque j'étais à Vorms, j'aurais pu mettre les affaires en tel état, que l'empereur n'y eût pas été en sûreté (2). » C'est ce que nous n'avions pas vu dans les histoires. Mais le peuple une fois prévenu croyait tout, et Luther se sentait tellement le maître, qu'il osa bien leur dire en pleine chaire : «Au reste si vous prétendez continuer à faire les choses par ces commîmes délibérations, je me dédirai sans hésiter, de tout ce que j'ai écrit ou enseigné : j'en ferai ma rétractation, et je vous laisserai là. Tenez-le-vous pour dit une bonne fois; et après tout, quel mal vous fera la messe papale? » On croit songer, quand on lit ces choses dans les écrits de Luther imprimés à Vitenberg : on revient au commencement du volume, pour voir si on a bien lu, et on se dit à soi-même : Quel est ce nouvel évangile? Un tel homme a-t-il pu passer pour réformateur? N'en reviendra-t-on jamais? Est-il donc si difficile à l'homme de confesser son erreur ?

Carlostad de son côté ne se tint pas en repos ; et poussé avec tant d'ardeur, il se mit à combattre la doctrine de la présence réelle, autant pour attaquer Luther que par aucun autre motif. Luther aussi, quoiqu'il eût pensé à ôter l'élévation de l'hostie, la retint « en dépit de Carlostad, » comme il le déclare lui-même, « et de peur, poursuit-il, qu'il ne semblât que le diable nous eût appris quelque chose (3). »

Il ne parla pas plus modérément de la communion sous les deux espèces, que le même Carlostad avait rétablie de son autorité privée. Luther la tenait alors pour assez indifférente. Dans la lettre qu'il écrivit sur la réformation de Carlostad, il lui reproche « d'avoir mis le christianisme dans ces choses de néant, à communier sous les deux espèces, à prendre le sacrement dans la main, à ôter la confession et à brûler les images (4). » Et encore en 1523 il dit dans la formule de la messe : « Si un concile ordonnait ou permettait les deux espèces, en dépit du concile nous n'en prendrions

 

1 Sermo docens abusus, non manibus sed verbo exterm., etc., 1521. — 2  Ibid., 275. — 3 Luth., par. Confess., Hospin., part. II, fol. 188. — 4 Epist. ad Gasp. Gustol.

 

58

 

qu'une, ou ne prendrions ni l'une ni l'autre, et maudirions ceux qui prendraient les deux en vertu de cette ordonnance (1). » Voilà ce qu'on appelait la liberté chrétienne dans la nouvelle Réforme : telle était la modestie et l'humilité de ces nouveaux chrétiens.

Carlostad chassé de Vitenberg, fut contraint de se retirer à Orlemonde, ville de Thuringe, dépendante de l'électeur de Saxe. En ces temps toute l'Allemagne était en feu. Les paysans révoltés contre leurs seigneurs avaient pris les armes, et imploraient le secours de Luther. Outre qu'ils en suivaient la doctrine, on prétendent que son livre de la Liberté chrétienne n'avait pas peu contribué à leur inspirer la rébellion par la manière hardie dont il y parlait « contre les législateurs et contre les lois (2). » Car encore qu'il se sauvât en disant qu'il n'entendait point parler des magistrats ni des lois civiles, il était vrai cependant qu'il mêlait « les princes et les potentats » avec le Pape et les évêques ; et prononcer généralement, comme il faisait, que le chrétien n'était sujet à aucun homme, c'était, en attendant l'interprétation, nourrir l'esprit d'indépendance dans les peuples et donner des vues dangereuses à leurs conducteurs. Joint que mépriser les puissances soutenues par la majesté de la religion, était encore un moyen d'affaiblir les autres. Les anabaptistes, autre rejeton de la doctrine de Luther, puisqu'ils ne s'étaient formés qu'en poussant à bout ses maximes, se mêlaient à ce tumulte des paysans, et commençaient à tourner leurs inspirations sacrilèges à une révolte manifeste. Carlostad donna dans ces nouveautés, du moins Luther l'en accuse; et il est vrai qu'il était dans une grande liaison avec les anabaptistes (3), grondant sans cesse avec eux autant contre l’électeur que contre Luther, qu'il appelait un flatteur du Pape, à cause principalement de quelque reste qu'il conservait de la messe et de la présence réelle : car c'était à qui blâmerait le plus l'Eglise romaine, et à qui s'éloignerait le plus de ses dogmes. Ces disputes avaient excité de grands mouvements à Orlemonde (a). Luther y

 

1 Form. Miss., tom. II, fol. 384, 386. — 2 De libert. Christ., tom. II, fol. 10, 11. — 3 Sleid., lib. V, 17.

(a) Orlamunde.

 

 

59

 

fut envoyé par le prince pour apaiser le peuple ému. Dans le chemin il prêcha à Jene (a) en présence de Carlostad, et ne manqua pas de le traiter de séditieux. C'est par là que commença la rupture. J'en veux ici raconter la mémorable histoire comme elle se trouve parmi les œuvres de Luther, comme elle est avouée par les luthériens, et comme les historiens protestants l'ont rapportée (1). Au sortir du sermon de Luther, Carlostad le vint trouver à l'Ourse Noire où il logeait ; lieu remarquable dans cette histoire, pour avoir donné le commencement à la guerre sacramentaire parmi les nouveaux réformés. Là, parmi d'autres discours et après s'être excusé le mieux qu'il put sur la sédition, Carlostad déclare à Luther qu'il ne pouvait souffrir son opinion de la présence réelle. Luther avec un air dédaigneux le défia d'écrire contre lui, et lui promit un florin d'or s'il l'entreprenait. Il tire le florin de sa poche. Carlostad le met dans la sienne. Ils touchèrent en la main l'un de l'autre, en se promettant mutuellement de se faire bonne guerre. Luther but à la santé de Carlostad et du bel ouvrage qu'il allait mettre au jour. Carlostad fit raison, et avala le verre plein : ainsi la guerre fut déclarée à la mode du pays, le 22 d'août en 1524. L'adieu des combattants fut mémorable. « Puissé-je te voir sur la roue, » dit Carlostad à Luther ! — « Puisses-tu te rompre le col ayant que de sortir de la ville (2) ! » L'entrée n'avait pas été moins agréable. Par les soins de Carlostad, Luther entrant dans Orlemonde, « fut reçu à grands coups de pierre, et presque accablé de boue. » Voilà le nouvel évangile ; voilà les actes des nouveaux apôtres.

Des combats plus sanglants, mais peut-être pas plus dangereux, suivirent un peu après. Les paysans soulevés s'étaient assemblés au nombre de quarante mille. Les anabaptistes prirent les armes avec une fureur inouïe. Luther interpellé par les paysans de prononcer sur les prétentions qu'ils avaient contre leurs seigneurs, fit un étrange personnage (3). D'un côté il écrivit aux paysans que Dieu défendait la sédition. D'autre côté il écrivit aux seigneurs

 

1 Luth., tom. II, Jen., 447; Calix., Judic, n. 49 ; Hospin., II part., ad an 1524, fol. 32.— 2 Epist. Luth , ad Argent., tom. VII, fol. 302. — 3 Sleid., lib. V.

(a) Iena.

 

60

 

qu'ils exerçaient une tyrannie « que les peuples ne pouvaient, ni ne voulaient, ni ne devaient plus souffrir (1). » Il rendait par ce dernier mot à la sédition les armes qu'il semblait lui avoir ôtées. Une troisième lettre, qu'il écrivit en commun à l'un et l'autre parti, leur donnait le tort à tous deux, et leur dénonçait de terribles jugements de Dieu, s'ils ne convenaient à l'amiable. On blâmait ici sa mollesse : peu après on eut raison de lui reprocher une dureté insupportable. Il publia une quatrième lettre où il excitait les princes puissamment armés, « à exterminer sans miséricorde ces misérables, » qui n'avaient pas profité de ses avis, « et à ne pardonner qu'à ceux qui se rendraient volontairement : » comme si une populace séduite et vaincue n'était pas un digne objet de pitié, et qu'il la fallût traiter avec la même rigueur que les chefs qui l'avaient trompée. Mais Luther le voulait ainsi : et quand il vit que l'on condamnait un sentiment si cruel, incapable de reconnaître qu'il eût tort en rien, il fit encore un livre exprès pour prouver qu'en effet « il ne fallait user d'aucune miséricorde » envers les rebelles, et qu'il ne fallait pas même pardonner à ceux « que la multitude aurait entraînés par force dans quelque action séditieuse (2) » On vit ensuite ces fameux combats qui coûtèrent tant de sang à l'Allemagne : tel en était l'état quand la dispute sacramentaire y alluma un nouveau feu.

Carlostad, qui l'avait émue, avait déjà introduit une nouveauté étrangement scandaleuse; car il fut le premier prêtre de quelque réputation qui se maria, et cet exemple fit des effets surprenants dans l'ordre sacerdotal et dans les cloîtres. Carlostad n'était pas encore brouillé avec Luther. On se moqua dans le parti même du mariage de ce vieux prêtre. Mais Luther, qui avait envie d'en faire autant, ne disait mot. Il était devenu amoureux d'une religieuse de qualité et d'une beauté rare, qu'il avait tirée de son couvent. C'était une des maximes de la nouvelle Réforme, que les vœux étaient une pratique judaïque, et qu'il n'y en avait point qui obligeât moins que celui de chasteté. L'électeur Frédéric laissait dire ces choses à Luther ; mais il n'eût pu (a) digérer qu'il en

 

1 Sleid., lib. V, fol. 75. — 2 Ibid., fol. 77.

(a) 1ère édit. : Il n'eût pas pu.

 

61

 

fût venu à l'effet. Il n'avait que du mépris pour les prêtres et les religieux qui se mariaient au préjudice des canons et d'une discipline révérée dans tous les siècles. Ainsi pour ne se point perdre dans son esprit, il fallut patienter durant la vie de ce prince, qui ne fut pas plutôt mort que Luther épousa sa religieuse. Ce mariage se fit en 1525, c'est-à-dire dans le fort des guerres civiles d'Allemagne, et lorsque les disputes sacramentaires s'échauffaient avec le plus de violence. Luther avait alors quarante-cinq ans; et cet homme, qui à la faveur de la discipline religieuse, avait passé toute sa jeunesse sans reproche dans la continence, en un âge si avancé et pendant qu'on le donnait. à tout l'univers comme le restaurateur de l'Evangile, ne rougit point de quitter un état de vie si parfait et de reculer en arrière.

Sleidan passe légèrement sur ce fait, « Luther, dit-il, épousa une religieuse ; et par là il donna lieu à de nouvelles accusations de ses adversaires, qui l'appelèrent furieux et esclave de Satan (1). » Mais il ne nous dit pas tout le secret ; et ce ne fut pas seulement les adversaires de Luther qui blâmèrent son mariage : il en fut honteux lui-même ; ses disciples les plus soumis en furent surpris, et nous apprenons tout ceci dans une lettre curieuse de Mélanchthon au docte Camérarius son intime ami (2).

Elle est écrite toute en grec, et c'est ainsi qu'ils traitaient entre  eux les choses secrètes. Il lui dit donc que « Luther, lorsqu'on y pensait le moins, avait épousé la Borée (c'était la religieuse qu'il aimait) sans en dire mot à ses amis : mais qu’un soir ayant prié à souper Poméranus ( c'était le pasteur), un peintre et un avocat, il fit les cérémonies accoutumées ; qu'on serait étonné de voir que dans un temps si malheureux, où tous les gens de bien avaient tant à souffrir, il n'eût pas eu le courage de compatir à leurs maux, et qu'il parût au contraire se peu soucier des malheurs qui les menaçaient, laissant même affaiblir sa réputation dans le temps que l'Allemagne avait le plus de besoin de son autorité et de sa prudence ! » Ensuite il raconte à son ami les causes de son mariage : « Qu'il sait assez que Luther n'est pas ennemi de l'humanité , et qu'il croit qu'il a été engagé à ce mariage par une

 

1 Sleid., lib. V, fol. 77. — 2 Lib. IV, epist. XXIV, 21. Jul. 1525.

 

62

 

nécessité naturelle : qu'il ne faut donc point s'étonner que la magnanimité de Luther se soit laissée amollir ; que cette manière de vie est basse et commune, mais sainte ; et qu'après tout l'Ecriture dit que le mariage est honorable ; qu'au fond il n'y a ici aucun crime ; et que si on reproche quelque chose à Luther, c'est une manifeste calomnie. » C'est qu'on avait fait courir le bruit que la religieuse était grosse et prête à accoucher quand Luther l'épousa, ce qui ne se trouva pas véritable. Mélanchthon avait donc raison de justifier son maître en ce point. Il dit « que tout ce qu'on peut blâmer dans son action, c'est le contre-temps dans lequel il fait une chose si peu attendue, et le plaisir qu'il va donner à ses ennemis qui ne cherchent qu'à l'accuser: au reste qu'il le voit tout chagrin et tout troublé de ce changement, et qu'il fait ce qu'il peut pour le consoler. »

On voit assez combien Luther était honteux et embarrassé de son mariage, et combien Mélanchthon en était frappé malgré tout le respect qu'il avait pour lui. Ce qu'il ajoute à la fin fait aussi connaître combien il croyait que Camérarius en serait ému, puisqu'il dit qu'il avait voulu le prévenir, « de peur que dans le désir qu'il avait que Luther demeurât toujours sans reproche et sa gloire sans tache, il ne se laissât trop troubler et décourager par cette nouvelle surprenante. »

Ils avaient d'abord regardé Luther comme un homme élevé au-dessus de toutes les faiblesses communes. Celle qu'il leur fit paraître dans ce mariage scandaleux, les mit dans le trouble. Mais Mélanchthon console le mieux qu'il peut et son ami et lui-même , sur ce que « peut-être il y a ici quelque chose de caché et de divin ; qu'il a des marques certaines de la piété de Luther ; qu'il ne sera point inutile qu'il leur arrive quelque chose d'humiliant, puisqu'il y a tant de péril à être élevé, non-seulement pour les ministres des choses sacrées, mais encore pour tous les hommes ; qu'après tout les plus grands saints de l'antiquité ont fait des fautes ; et qu'enfin il faut apprendre à s'attacher à la parole de Dieu par elle-même, et non par le mérite de ceux qui la prêchent, n'y ayant rien de plus injuste que de blâmer la doctrine à cause des fautes où tombent les docteurs. »

 

63

 

La maxime est bonne sans doute : mais il ne fallait donc pas tant appuyer sur les défauts personnels, ni se tant fonder sur Luther, qu'ils voyaient si faible quoiqu'il fût d'ailleurs si audacieux ; ni enfin nous tant vanter la réformation comme un ouvrage merveilleux de la main de Dieu, puisque le principal instrument de cette œuvre incomparable était un homme non-seule-iqent si vulgaire, mais encore si emporté.

Il est aisé de juger par la conjoncture des choses, que le contre-temps qui fait tant de peine à Mélanchthon, et cette fâcheuse diminution qu'il voit arriver de la gloire de Luther dans le temps qu'on en avait le plus de besoin, regardaient à la vérité ces troubles horribles, qui faisaient dire à Luther lui-même que l'Allemagne allait périr; mais regardaient encore plus la dispute sacramentaire, par laquelle Mélanchthon sentait bien que l'autorité de son maître allait s'ébranler. En effet on ne croyait pas Luther innocent des troubles de l'Allemagne (1), puisqu'ils étaient commencés par des gens qui avaient suivi son évangile, et qui paraissaient animés par ses écrits, outre que nous avons vu qu'il avait au commencement autant flatté que réprimé la fureur des paysans soulevés. La dispute sacramentaire était encore regardée comme un fruit de sa doctrine. Les catholiques lui reprochaient qu'en inspirant tant de mépris pour l'autorité de l'Eglise et en ébranlant ce fondement, il avait tout réduit en questions. Voilà ce que c'est, disaient-ils, d'avoir mis la décision entre les mains des particuliers, et de leur avoir donné l'Ecriture comme si claire, qu'on n'avait besoin pour l'entendre que de la lire, sans consulter l'Eglise ni l'antiquité. Toutes ces choses tourmentaient terriblement Mélanchthon : lui qui était naturellement si prévoyant, il voyait naître dans la Réforme une division, qui en la rendant odieuse allait encore y allumer une guerre irréconciliable.

Il arriva dans le même temps d'autres choses qui le troublaient fort. La dispute s'était échauffée sur le franc arbitre entre Erasme et Luther. La considération d'Erasme était grande dans toute l'Europe, quoiqu'il eût de tous côtés beaucoup d'ennemis. Au commencement des troubles Luther n'avait rien omis pour le gagner,

 

1 Sleid., lib. VII, 109.

 

64

 

et lui avait écrit avec des respects qui tenaient de la bassesse (1). D'abord Erasme le favorisait, sans vouloir pourtant quitter l'Eglise. Quand il vit le schisme manifestement déclaré, il s'éloigna tout à fait, et écrivit contre lui avec beaucoup de modération. Mais Luther, au lieu de l'imiter, publia, un peu après son mariage, une réponse si envenimée, qu'elle fit dire à Mélanchthon : «Plût à Dieu que Luther gardât le silence ! J'espérais que l'âge le rendrait plus doux, et je vois qu'il devient tous les jours plus violent, poussé par ses adversaires et par les disputes où il est obligé d'entrer (2) : » comme si un homme qui se disait le réformateur du monde, devait sitôt oublier son personnage et ne devait pas, quoi qu'on lui fit, demeurer maître de lui-même, « Cela me tourmente étrangement, disait Mélanchthon ; et si Dieu n'y met la main, la fin de ces disputes sera malheureuse (3). » Erasme se voyant traité si rudement par un homme qu'il avait si fort ménagé , disait plaisamment : «Je croyais que ce mariage l'aurait adouci : » et il déplorait son sort de se voir, « malgré sa douceur et dans sa vieillesse, condamné à combattre contre une bête farouche, contre un sanglier furieux. »

Les outrageux discours de Luther n'étaient pas ce qu'il y avait de plus excessif dans les livres qu'il écrivit contre Erasme. La doctrine en était horrible, puisqu'il concluent, non-seulement que le libre arbitre était tout à fait éteint dans le genre humain depuis sa chute, qui était une erreur commune dans la nouvelle Réforme, mais encore qu'il est impossible qu'un autre que Dieu soit libre; que sa prescience et la Providence divine fait que toutes choses arrivent par une immuable, éternelle et inévitable volonté de Dieu, qui foudroie et met en pièces tout le libre arbitre ; que le nom de franc arbitre est un nom qui n'appartient qu'à Dieu, et qui ne peut convenir ni à l'homme, ni à l'ange, ni â aucune créature (4) »

Par là il était forcé de rendre Dieu auteur de tous les crimes ; et il ne s'en cachait pas, disant en termes formels « que le franc

 

1 Ep. Luth. ad Erasm., inter Erasm epist., lib. VI, 3. — 2 Ep. Mel., lib. IV, ep. XXVIII. — 3 Lib. XVIII, ep. XI, 28.— 4 De serv. Arb., tom. II, 426, 429, 431, 435.

 

65

 

arbitre est un titre vain ; que Dieu fait en nous le mal comme le bien ; que la grande perfection de la foi, c'est de croire que Dieu est juste, quoiqu'il nous rende nécessairement damnables par sa volonté, en sorte qu'il semble se plaire aux supplices des malheureux (1). » Et encore : «Dieu vous plaît quand il couronne des indignes ; il ne doit pas vous déplaire quand il damne des innocents (2). » Pour conclusion il ajoute « qu'il disait ces choses, non en examinant, mais en déterminant : qu'il n'entendait (a) les soumettre au jugement de personne, mais conseillait à tout le monde de s'y assujettir. »

Il ne faut pas s'étonner que de tels excès troublassent l'esprit modeste de Mélanchthons. Ce n'est pas qu'il n'eût donné au commencement dans ces prodiges de doctrine, ayant dit lui-même avec Luther que « la prescience de Dieu rendait le libre arbitre absolument impossible, » et que « Dieu n'était pas moins cause de la trahison de Judas, que de la conversion de saint Paul. » Mais outre qu'il était plutôt entraîné dans ces sentiments par l'autorité de Luther qu'il n'y entrait de lui-même, il n'y avait rien de plus éloigné de son esprit que de les établir d'une manière si insolente ; et il ne savait plus où il en était, quand il voyait les emportements de son maître.

Il les vit redoubler dans le même temps contre le roi d'Angleterre. Luther, qui avait conçu quelque bonne opinion de ce prince sur ce que sa maîtresse Anne de Boulen était assez favorable au luthéranisme, s'était radouci jusqu'à lui faire des excuses de ses premiers emportements (4). La réponse du roi ne fut pas telle qu'il espérait. Henri VIII lui reprocha la légèreté de son esprit, les erreurs de sa doctrine et la honte de son mariage scandaleux. Alors Luther, qui ne s'abaissait qu'afin qu'on se jetât à ses pieds et ne manquait pas de fondre sur ceux qui ne le faisaient pas assez vite, répondit au roi « qu'il se repentait de l'avoir traité si doucement; qu'il l'avait fait à la prière de ses amis dans l'espérance que cette douceur serait utile à ce prince; qu'un même

 

1 De serv. Arb., tom. II, fol. 444.— 2 Ibid., fol. 465. — 3 Loc. com., 1ère  édit.; Comm. in Ep. ad Rom. — 4 Epist. ad reg. Angl., tom. II, 92.

(a) 1ère édit. : Qu'il n'entendait pas.

 

66

 

dessein l'avait porté autrefois à écrire civilement au légat Cajétan, à George duc de Saxe et à Erasme; mais qu'il s'en était mal trouvé : ainsi qu'il ne tomberait plus dans la même faute (1). »

Au milieu de tous ces excès il vantait encore sa douceur extrême. A la vérité, «  s'assurant sur l'inébranlable secours de sa doctrine, il ne cédait en orgueil ni à empereur, ni à roi, ni à prince, ni à Satan, ni à l'univers entier; mais si le roi voulait se dépouiller de sa majesté pour traiter plus librement avec lui, il trouverait qu'il se montrait humble et doux aux moindres personnes ; un vrai mouton en simplicité, qui ne pouvait croire du mal de qui que ce fût (2). »

Que pouvait penser Mélanchthon, le plus paisible de tous les hommes par son naturel, voyant la plume outrageuse de Luther lui susciter au dehors tant d'ennemis, pendant que la dispute sacramentaire lui en donnait. au dedans de si redoutables?

En effet, dans ce même temps les meilleures plumes du parti s'élevèrent contre lui. Carlostad avait trouvé des défenseurs qui ne permettaient plus de le mépriser. Poussé par Luther et chassé de Saxe, il s'était retiré en Suisse, où Zuingle et Oecolampade prirent sa défense. Zuingle pasteur de Zurich avait commencé à troubler l'Eglise à l'occasion des indulgences, aussi bien que Luther, mais quelques années après. C'était un homme hardi, et qui avait plus de feu que de savoir. Il y avait beaucoup de netteté dans son discours, et aucun des prétendus réformateurs n'a expliqué ses pensées d'une manière plus précise, plus uniforme et plus suivie : mais aussi aucun ne les a poussées plus loin, ni avec autant de hardiesse. Comme on connaîtra mieux le caractère de son esprit par ses sentiments que par mes paroles, je rapporterai un endroit du plus accompli de tous ses ouvrages; c'est la Confession de foi qu'il adressa un peu devant sa mort à François Ier. Là, expliquant l'article de la vie éternelle, il dit à ce prince « qu'il doit espérer de voir l'assemblée de tout ce qu'il y a eu d'hommes saints, courageux, fidèles et vertueux dès le commencement du monde. Là vous verrez, poursuit-il, les deux Adam, le racheté

 

1 Ad maled. reg. Angl. Resp., tom. II, 493; Sleid., lib. VI. p. 80. — 2  Sleid.» p. 494, 495.

 

67

 

et le Rédempteur. Vous y verrez un Abel, un Enoc, un Noé, un Abraham, un Isaac, un Jacob, un Juda, un Moïse, un Josué, un Gédéon, un Samuel, un Phinées, un Elie, un Elisée, un Isaïe avec la Vierge Mère de Dieu qu'il a annoncée, un David, un Ezé-chias, un Josias, un Jean-Baptiste, un saint Pierre, un saint Paul. Vous y verrez Hercule, Thésée, Socrate, Aristide, Antigonus, Numa, Camille, les Catons, les Scipions. Vous y verrez vos prédécesseurs et tous vos ancêtres qui sont sortis de ce monde dans la foi. Enfin il n'y aura aucun homme de bien, aucun esprit saint, aucune âme fidèle, que vous ne voyiez là avec Dieu. Que peut-on penser de plus beau, de plus agréable, de plus glorieux que ce spectacle (1) ? » Qui jamais s'était avisé de mettre ainsi Jésus-Christ pêle-mêle avec les saints et à la suite des patriarches, des prophètes, des apôtres et du Sauveur même, jusqu'à Numa le père de l'idolâtrie romaine, jusqu'à Caton qui se tua lui-même comme un furieux ; et non-seulement tant d'adorateurs des fausses divinités, mais encore jusqu'aux dieux et jusqu'aux héros, un Hercule, un Thésée qu'ils ont adoré ? Je ne sais pourquoi il n'y a pas mis Apollon ou Bacchus, et Jupiter même : et s'il en a été détourné par les infamies que les poètes leur attribuent, celles d'Hercule étaient-elles moindres? Voilà de quoi le ciel est composé , selon ce chef du second parti de la réformation : voilà ce qu'il a écrit dans une confession de foi, qu'il dédie au plus grand roi de la chrétienté ; et voilà ce que Bullinger son successeur nous en a donné « comme le chef-d'œuvre et comme le dernier chant de ce cygne » mélodieux (2). Et on ne s'étonnera pas que de tels gens aient pu passer pour des hommes extraordinairement envoyés de Dieu, afin de réformer son Eglise?

Luther ne l'épargna pas sur cet article; et déclara nettement qu'il désespérait de son salut, parce que non content de continuer à combattre le sacrement, il était devenu païen en mettant des païens impies, et jusqu'à un Scipion épicurien, jusqu'à un Numa, l'organe du démon pour instituer l'idolâtrie chez les Romains, au rang des âmes bienheureuses. Car à quoi nous servent le baptême, les autres sacrements, l'Ecriture et Jésus-Christ même,

 

1 Christ, fidei clara expos., 1536, p. 27. — 2 Praef. Bulling., ibid.

 

68

 

si les impies, les idolâtres, et les épicuriens sont saints et bienheureux? Et cela qu'est-ce autre chose que d'enseigner que chacun peut se sauver dans sa religion et dans sa croyance (1) ? »

Il était assez malaisé de lui répondre. Aussi ne lui répondit-on à Zurich que par une mauvaise récrimination (2), et en l'accusant lui-même d'avoir mis parmi les fidèles Nabuchodonosor, Naaman Syrien, Abimélec et beaucoup d'autres, qui étant nés hors de l'alliance et de la race d'Abraham, n'ont pas laissé d'être sauvés, comme dit Luther, « par une fortuite miséricorde de Dieu (3). » Mais sans défendre cette « fortuite miséricorde de Dieu, » qui à la vérité est un peu bizarre, c'est autre chose d'avoir dit avec Luther qu'il peut y avoir eu des hommes qui aient connu Dieu hors du nombre des Israélites ; autre chose de mettre avec Zuingle au nombre des âmes saintes ceux qui adoraient les fausses divinités : et si les zuingliens ont eu raison de condamner les excès et les violences de Luther, on en a encore (a) davantage de condamner ce prodigieux égarement de Zuingle. Car enfin ce n'était pas ici de ces traits qui échappent aux hommes dans la chaleur du discours : il écrivait une confession de foi, et il voulait faire une explication simple et précise du Symbole des apôtres ; ouvrage d'une nature à demander plus que tous les autres une mûre considération, une doctrine exacte et un sens rassis. C'était aussi dans le même esprit qu'il avait déjà parlé de Sénèque comme « d'un homme très-saint, » dans le cœur duquel « Dieu avait écrit la foi de sa propre main, » à cause qu'il avait dit dans une lettre à Lucile « que rien n'était caché à Dieu (4). » Voilà donc tous les philosophes platoniciens, péripatéticiens et stoïciens au nombre des saints et pleins de foi, puisque saint Paul avoue qu'ils ont connu ce qu'il y a d'invisible en Dieu par les ouvrages visibles de sa puissance (5) ; et ce qui a donné lieu à saint Paul de les condamner dans l’Epître aux Romains, les a justifiés et sanctifiés dans l'opinion de Zuingle.

Pour enseigner de pareilles extravagances, il faut n'avoir aucune

 

1 Parv. Conf. Luth., Hospin., part. II, 187. — 2 Apol. Tigur., Hospin., part. II, fol. 198. — 3 Luth., Hom. in Gen., cap. IV et XX. — 4 Oper., II part., Declar. de pecc. orig. — 5 Rom., I, 19.

(a) 1ère édit. : Il y en a encore.

 

69

 

idée ni de la justice chrétienne, ni de la corruption de la nature. Zuingle aussi ne connaissait pas le péché originel. Dans cette confession de foi adressée à François Ier et dans quatre ou cinq traités qu'il a faits exprès pour prouver contre les anabaptistes le baptême des petits enfants, et expliquer l'effet du baptême dans ce bas âge, il n'y parle seulement pas du péché originel effacé, qui est pourtant de l'aveu de tous les chrétiens le principal fruit de leur baptême. Il en avait usé de même dans tous ses autres ouvrages ; et lorsqu'on lui objectait cette omission d'un effet si considérable, il montre qu'il l'a fait exprès, parce que dans son sentiment « aucun péché n'est ôté par le baptême (1). » Il pousse encore plus avant sa témérité, puisqu'il ôte nettement le péché originel, en disant que « ce n'est pas un péché, mais un malheur, un vice, une maladie ; et qu'il n'y a rien de plus faible, ni de plus éloigné de l'Ecriture que de dire que le péché originel soit non-seulement une maladie, mais encore un crime. » Conformément à ces principes, il décide que les hommes naissent à la vérité « portés au péché par leur amour-propre, » mais non pas pécheurs, si ce n'est improprement et en prenant la peine du péché pour le péché même : et cette « inclination au péché, » qui ne peut pas être un péché, fait selon lui tout le mal de notre origine. Il est vrai que dans la suite du discours il reconnaît que tous les hommes périraient sans la grâce du Médiateur, parce que cette inclination au péché ne manquerait pas de produire le péché avec le temps, si elle n'était arrêtée; et c'est en ce sens qu'il avoue que tous les hommes sont damnés « par la force du péché originel : » force qui consiste, comme on vient de voir, non point à faire les hommes vraiment pécheurs, comme toutes les églises chrétiennes l'ont décidé contre Pelage, mais à les faire seulement « enclins au péché » par la faiblesse des sens et de l'amour-propre ; ce que les pélagiens et les païens mêmes n'auraient pas nié.

La décision de Zuingle sur le remède de ce mal n'est pas moins étrange. Car il veut qu'il soit ôté indifféremment dans tous les hommes par la mort de Jésus-Christ indépendamment du baptême, en sorte qu'à présent « le péché originel ne damne personne, »

 

1 Declar. de pecc. orig.

 

70

 

pas même les enfants des païens ; et encore qu'à leur égard il n'ose pas mettre leur salut dans la même certitude que celui des chrétiens et de leurs enfants, il ne laisse pas de dire que comme les autres, « tant qu'ils sont incapables de la loi, ils sont dans l'état d'innocence, » alléguant ce passage de saint Paul : « Où il n'y a point de loi, il n'y a point de prévarication (1). » Or est-il, poursuit ce nouveau docteur, que les enfants sont faibles, sans expérience et ignorants de la loi, et ne sont pas moins sans loi que saint Paul lorsqu'il disait : «Je vivais autrefois sans loi (2). » Comme donc il n'y a point de loi pour eux, il n'y a point aussi de transgression de la loi, ni par conséquent de damnation. Saint Paul dit : « qu'il a vécu autrefois sans loi; » mais il n'y a aucun âge où l'on soit plus dans cet état que dans l'enfance. Par conséquent on doit dire avec le même saint Paul que « sans la loi le péché était mort (3) » en eux. » C'est ainsi que disputaient les pélagiens contre l'Eglise. Et encore que, comme on a dit, Zuingle parle ici avec plus d'assurance des enfants des chrétiens que des autres, il ne laisse pas en effet de parler de tous les enfants sans exception. On voit où porte sa preuve; et assurément depuis Julien, il n'y a point de plus parfait pélagien que Zuingle.

Mais encore les pélagiens avouaient-ils que le baptême pouvait du moins donner la grâce et remettre les péchés aux adultes. Zuingle plus téméraire ne cesse de répéter ce qu'on a déjà rapporté de lui, « que le baptême n'ôte aucun péché et ne donne pas la grâce. C'est, dit-il, le sang de Jésus-Christ qui remet les péchés; ce n'est donc pas le baptême. »

On peut voir ici un exemple du zèle mal entendu qu'a eu la Réforme pour la gloire de Jésus-Christ. Il est plus clair que le jour qu'attribuer la rémission des péchés au baptême, qui est le moyen établi par Jésus-Christ pour les ôter, ce n'est non plus faire tort à Jésus-Christ, que c'est faire tort à un peintre d'attribuer le beau coloris et les beaux traits de son tableau au pinceau dont il se sert. Mais la Réforme porte ses vains raisonnements jusqu'à cet excès de croire glorifier Jésus-Christ, en ôtant la force aux instruments qu'il emploie. Et pour continuer jusqu'au bout une illusion

 

1 Rom., IV, 15. — 2 Rom., VII, 9. — 3 Ibid., 8.

 

71

 

si grossière, lorsqu'on objecte à Zuingle cent passages de l'Ecriture où il est dit que le baptême nous sauve et qu'il nous remet nos péchés, il croit satisfaire à tout en répondant que dans ces passages le baptême est pris pour le sang de Jésus-Christ, dont il est le signe.

Ces explications licencieuses font trouver tout ce qu'on veut dans l'Ecriture. Il ne faut pas s'étonner si Zuingle y trouve que l'Eucharistie n'est pas le corps, mais le signe du corps, quoique Jésus-Christ ait dit : «Ceci est mon corps, » puisqu'il y a bien trouvé que le baptême ne donne pas en effet la rémission des péchés, mais nous la figure déjà donnée, quoique l'Ecriture ait dit cent fois, non pas qu'il nous la figure, mais qu'il nous la donne. Il ne faut pas s'étonner si le même auteur, pour détruire la réalité qui l'incommodait, a éludé la force de ces paroles : « Ceci est mon corps, » puisque pour détruire le péché originel dont il était choqué, il a bien éludé celle-ci : « Tous ont péché en un seul ; » et encore : «Par un seul plusieurs sont faits pécheurs (1). » Ce qu'il y a ici de plus étrange, c'est la confiance de cet auteur à soutenir ses nouvelles interprétations contre le péché originel avec un mépris manifeste de toute l'antiquité. « Nous avons vu les anciens, dit-il, enseigner une autre doctrine sur le péché originel : mais on s'aperçoit aisément en les lisant combien est obscur et embarrassé, pour ne pas dire tout à fait humain plutôt que divin, tout ce qu'ils en disent. Pour moi, il y a déjà longtemps que je n'ai pas le loisir de les consulter. » C'est en 1526 qu'il composa ce traité ; et déjà il y avait plusieurs années qu'il n'avait pas le loisir de consulter les anciens, ni de recourir aux sources. Cependant il réformait l'Eglise. Pourquoi non, diront nos réformés ? Et qu'avait-il à faire des anciens, puisqu'il avait l'Ecriture? Mais au contraire, c'est ici un exemple du peu de sûreté qu'il y a dans la recherche des Ecritures, lorsqu'on prétend les entendre sans avoir recours à l'antiquité. Par une telle manière d'entendre les Ecritures, Zuingle a trouvé qu'il n'y avait point de péché originel, c'est-à-dire qu'il n'y avait point de rédemption, et que le scandale de la croix était inutile ; et il a poussé si loin cette pensée, qu'il a mis avec les saints ceux qui

 

1 Rom., V, 12, 19.

 

72

 

n'avaient en effet, quoi qu'il ait pu dire, aucune part avec Jésus-Christ. Voilà comme on réforme l'Eglise, lorsqu'on entreprend de la réformer sans se mettre en peine du sentiment des siècles passés ; et selon cette nouvelle méthode, on en viendrait aisément à une réformation semblable à celle des sociniens.

Tels étaient les chefs de la nouvelle Réforme, gens d'esprit, à la  vérité, et qui n'étaient pas sans littérature ; mais hardis, téméraires dans leurs décisions et enflés de leur vain savoir; qui se plaisaient dans des opinions extraordinaires et particulières, et par là croyaient s'élever, non-seulement au-dessus des hommes de leur siècle, mais encore au-dessus de l'antiquité la plus sainte. Oecolampade, l'autre défenseur du sens figuré parmi les Suisses, était tout ensemble plus modéré et plus savant ; et si Zuingle dans sa véhémence parut être en quelque façon un autre Luther, Oecolampade ressemblait plus à Melanchthon, dont aussi il était ami particulier. On voit dans une lettre qu'il écrit à Erasme dans sa jeunesse (1), avec beaucoup d'esprit et de politesse, des marques d'une piété aussi affectueuse qu'éclairée : des pieds d'un crucifix devant lequel il avait accoutumé de faire sa prière, il écrit à Erasme des choses si tendres sur les douceurs ineffables de Jésus-Christ, que cette pieuse image retraçait si vivement dans son souvenir, qu'on ne peut s'empêcher d'en être touché. La Réforme qui venait troubler ces dévotions et les traiter d'idolâtrie, commençait alors : car c'était en 1517 que ce jeune homme écrivait cette lettre. Dans les premières années de ces brouilleries et, comme le remarque Erasme (2), dans un âge déjà assez mûr pour n'avoir à se reprocher aucune surprise, il se fit religieux avec beaucoup de courage et de réflexion. Aussi les lettres d'Erasme nous font-elles voir qu'il était très-affectionné au genre de vie qu'il avait choisi (3), qu’il y goûtait Dieu tranquillement, et qu'il y vivait très-éloigné des nouveautés qui couraient. Cependant, ô faiblesse humaine et dangereuse contagion de la nouveauté ! il sortit de son monastère, prêcha la nouvelle Réforme à Bâle où il fut pasteur ; et fatigué du célibat, comme les autres réformateurs, il épousa une

 

1 Ep. Erasm., lib. VII, ep. XLII, XLIII. — 2 Ep. Erasm., lib. XIII, ep. XII, XIII. — 3 Lib. XIII, ep. XXVII.

 

73

 

jeune fille dont la beauté l'avait touché, « C'est ainsi, disait Erasme (1), qu'ils se mortifient; » et il ne cessait d'admirer ces nouveaux apôtres qui ne manquaient point de quitter la profession solennelle du célibat pour prendre des femmes; au lieu que les vrais apôtres de Notre-Seigneur, selon la tradition de tous les Pères, afin de n'être occupés que de Dieu et de l'Evangile, quittaient leurs femmes pour embrasser le célibat. « Il semble, disait-il, que la Réforme aboutisse à défroquer quelques moines et à marier quelques prêtres ; et cette grande tragédie se termine enfin par un événement tout à fait comique, puisque tout finit en se mariant, comme dans les comédies (2). » Le même Erasme se plaint aussi, en d'autres endroits (3), que depuis que son ami Oecolampade eut quitté avec l'Eglise et le monastère sa tendre dévotion pour embrasser cette sèche et dédaigneuse Réforme, il ne le reconnaissait plus; et qu'au lieu de la candeur dont ce ministre faisait (a) profession tant qu'il agissait par lui-même, il n'y trouva plus que dissimulation et artifice lorsqu'il fut entré dans les intérêts et dans les mouvements d'un parti.

Après que la querelle sacramentaire eut été émue de la manière qu'on vient de voir, Carlostad répandit de petits écrits contre la  présence réelle ; et encore que de l'aveu de tout le monde ils fussent fort pleins d'ignorance (4), le peuple déjà épris de la nouveauté ne laissa pas de les goûter. Zuingle et Oecolampade écrivirent pour défendre ce dogme nouveau : le premier avec beaucoup d'esprit et de véhémence ; l'autre avec beaucoup de doctrine et une éloquence si douce, « qu'il y avait, dit Erasme, de quoi séduire, s'il se pouvait et que Dieu le permît, les élus mêmes (5). » Dieu les mettait à cette épreuve : mais ses promesses et sa vérité soutenaient la simplicité de la foi de l'Eglise contre les raisonnements humains. Un peu après Carlostad se réconcilia avec Luther, et l'apaisa en lui écrivant que ce qu'il avait enseigné sur l'Eucharistie était plutôt par manière de proposition et d'examen que de décision (6). Il ne cessa de brouiller toute sa vie ; et les Suisses,

 

1 Ep. Erasm., lib. XIX, ep. XLI. — 2 Ibid., III. — 3 Lib. XVIII, ep. XXIII ; XIX, CXIII; XXXI, XLVII, col. 2057, etc. — 4 Erasm , lib. XIX, ep. CXIII; XXXI, LIX, p. 2106. — 5 Lib. XVIII, ep. IX. — 6 Hospin., IIe part., ad an. 1525, fol. 40.

(a) 1ère édit. : Dont il faisait.

 

74

 

qui le reçurent encore une fois, ne purent venir à bout de calmer cet esprit turbulent.

Sa doctrine se répandait de plus en plus, mais sur des interprétations plus vraisemblables des paroles de Notre-Seigneur, que celles qu'il avait données. Zuingle disait que le bon homme avait bien senti qu'il y avait quelque sens caché dans ces divines paroles, mais qu'il n'avait pu démêler ce que c'était. Lui et Oecolampade avec des expressions un peu différentes convenaient au fond que ces paroles: «Ceci est mon corps, » étaient figurées : Est veut dire signifier, disait Zuingle ; corps c'est le signe du corps, disait Oecolampade. Ceux de Strasbourg entrèrent dans les mêmes interprétations. Bucer et Capiton, qui les conduisaient, devinrent zélés défenseurs du sens figuré. La Réforme se divisa, et ceux qui embrassèrent ce nouveau parti furent appelés Sacramentaires. On les nomma aussi Zuingliens, parce que Zuingle avait le premier appuyé Carlostad, ou que son autorité prévalut dans l'esprit des peuples entraînés par sa véhémence.

Il ne faut pas s'étonner qu'une opinion qui flattait autant le sens humain, eût tant de vogue. Zuingle disait positivement qu'il n'y avait point de miracle dans l'Eucharistie, ni rien d'incompréhensible ; que le pain rompu nous représentait le corps immolé, et le vin le sang répandu; que Jésus-Christ en instituant ces signes sacrés, leur avait donné le nom de la chose ; que ce n'était pourtant pas un simple spectacle, ni des signes tout à fait nus; que la mémoire et la foi du corps immolé et du sang répandu soutenait notre âme; que cependant le Saint-Esprit scellait dans les cœurs la rémission des péchés, et que c'était là tout le mystère (1). La raison et le sens humain n'avaient rien à souffrir dans cette explication. L'Ecriture faisait de la peine : mais quand les uns opposaient : «Ceci est mon corps, » les autres répondaient : «Je suis la vigne (2) : Je suis la porte (3) : La pierre était Christ (4). » Il est vrai que ces exemples n'étaient pas semblables. Ce n'était ni en proposant une parabole, ni en expliquant une allégorie, que Jésus-Christ avait dit : «Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Ces

 

1 Zuing., Conf. Fid. ad Franc, it. epist. ad Car. V, etc. — 2 Joan., XV, 1. — 3 Joan., X, 7. — 4 I Cor., X, 4.

 

75

 

paroles détachées de tout autre discours, portaient tout leur sens en elles-mêmes. Il s'agissait d'une nouvelle institution qui devait être faite en termes simples ; et on n'avait encore trouvé aucun lieu de l'Ecriture, où un signe d'institution reçût le nom de la chose au moment qu'on l'instituait, et sans aucune préparation précédente.

Cet argument tourmentait Zuingle : nuit et jour il y cherchait une solution. On ne laissa pas, en attendant, d'abolir la messe malgré les oppositions du secrétaire de la ville, qui disputait puissamment pour la doctrine catholique et pour la présence réelle. Douze jours après Zuingle eut ce songe tant reproché à lui et à ses disciples, où il dit que s'imaginant disputer encore avec le secrétaire de la ville qui le pressait vivement (1), il vit paraître tout d'un coup un fantôme blanc ou noir qui lui dit ces mots : « Lâche, que ne réponds-tu ce qui est écrit dans l'Exode : «L'Agneau est la pâque (2), » pour dire qu'il en est le signe? Voilà donc ce fameux passage tant répété dans les écrits des sacramentaires, où ils crurent avoir trouvé le nom de la chose donné au signe dans l'institution du signe même; et voilà comme ce passage vint dans l'esprit à Zuingle, qui s'en servit le premier. Au reste ses disciples veulent qu'en disant qu'il ne sait pas si celui qui l'avertit était blanc ou noir, il voulait dire seulement que c'était un inconnu; et il est vrai que les termes latins peuvent recevoir cette explication. Mais outre que se cacher sans rien faire qui découvre ce qu'on est, est un caractère naturel d'un mauvais esprit, celui-ci visiblement se trompait. Ces paroles : «L'Agneau est la pâque ou le passage, » ne signifient nullement qu'il soit la figure du passage. C'est un hébraïsme commun (a) où le mot de sacrifice est sous-entendu. Ainsi péché seulement est le sacrifice pour le péché; et passage simplement ou pâque. C'est le sacrifice du passage ou de la pâque : ce que l'Ecriture explique elle-même un peu au-dessous où elle dit tout du long, non que l'Agneau est le passage, mais « que c'est la victime du passage (3). » Voilà bien assurément le sens de l'Exode. On produisit depuis d'autres exemples que

 

1 Hosp., IIe part., 25, 26. — 2 Exod., XII, 11. — 3 Ibid., 27.

(a) 1ère édit. : Vulgaire.

 

76

 

nous verrons en leur temps : mais enfin voici le premier. Il n'y avait rien, comme on voit, qui dût beaucoup soulager l'esprit de Zuingle, ni qui lui montrât que le signe reçût dès l'institution le nom de la chose. Cependant, à cette nouvelle explication de son inconnu, il s'éveilla, il lut le lieu de l’Exode, il alla prêcher ce qu'il avait vu en songe. On était trop bien préparé pour ne pas l'en croire : les nuages qui restaient encore dans les esprits furent dissipés.

Il fut sensible à Luther de voir non plus des particuliers, mais des églises entières de la nouvelle Réforme se soulever contre lui. Mais il n'en rabattit rien de sa fierté. On en peut juger par ces paroles : « J'ai le Pape en tête; j'ai à dos les sacramentaires et les anabaptistes : mais je marcherai moi seul contre eux tous ; je les défierai au combat, je les foulerai aux pieds. » Et un peu après : « Je dirai sans vanité que depuis mille ans l'Ecriture n'a jamais été ni si repurgée, ni si bien expliquée, ni mieux entendue qu'elle l'est maintenant par moi (1). » Il écrivait ces paroles en 1525, un peu après la querelle émue. En la même année il fit son livre contre les Prophètes célestes, se moquant par là de Carlostad qu'il accusait d'approuver les visions des anabaptistes. Ce livre avait deux parties. Dans la première , il soutenait qu'on avait eu tort d'abattre les images; qu'il n'y avait que les images de Dieu qu'il fût défendu d'adorer dans la loi de Moïse ; que les images de la croix et des saints n'étaient pas comprises dans cette défense ; que personne n'était tenu sous l'Evangile d'abolir par force les images, parce que cela était contraire à la liberté évangélique, et que ceux qui détruisaient ainsi les images étaient des docteurs de la loi et non pas de l'Evangile. Par là il nous justifiait de toutes les accusations d'idolâtrie, dont on nous charge sans raison sur ce sujet. Dans la seconde partie, il attaquait les sacramentaires. Au reste il traita d'abord Oecolampade avec assez de douceur, mais il s'emporta terriblement contre Zuingle.

Ce docteur avait écrit que dès l'an 1516, avant que le nom de Luther eût été connu, il avait prêché l'Evangile, c'est-à-dire la réformation dans la Suisse, et les Suisses lui donnaient la gloire du

 

1 Ad maled. reg. Ang., tom. II, 498.

 

77

 

commencement que Luther voulait avoir tout entière. Piqué de ce discours il écrivit à ceux de Strasbourg « qu'il osait se glorifier d'avoir le premier prêché Jésus-Christ; mais que Zuingle lui voulait ôter cette gloire (1). Le moyen, poursuivait-il, de se taire pendant que ces gens troublent nos églises et attaquent notre autorité? S'ils ne veulent pas laisser affaiblir la leur, il ne faut pas non plus affaiblir la nôtre. » Pour conclusion il déclare « qu'il n'y a point de milieu, et qu'eux ou lui sont des ministres de Satan (2). »

Un habile luthérien et le plus célèbre qui ait écrit de nos jours,  fait ici cette réflexion : «Ceux qui méprisent toutes choses et exposent, non-seulement leurs biens, mais encore leur vie, souvent ne peuvent pas s'élever au-dessus de la gloire, tant la douceur en est flatteuse et tant est grande la faiblesse humaine. Au contraire plus on a le courage élevé, plus on désire les louanges, et plus on a de peine à voir transporter aux autres celles qu'on croit avoir méritées. Il ne faut donc pas s'étonner si un homme de la magnanimité de Luther écrivit ces choses à ceux de Strasbourg (3). »

Au milieu de ces bizarres transports, Luther confirmait la foi de la présence réelle par de puissantes raisons : l'Ecriture et la tradition ancienne le soutenaient dans cette cause. Il montrait que de tourner au sens figuré des paroles de Notre-Seigneur si simples et si précises sous prétexte qu'il y avait des expressions figurées en d'autres endroits de l'Ecriture, c'était ouvrir une porte par laquelle toute l'Ecriture et tous les mystères de notre salut se tourneraient en figures; qu'il fallait donc apporter ici la même soumission avec laquelle nous recevions les autres mystères, sans nous soucier de la raison ni de la nature, mais seulement de Jésus-Christ et de sa parole; que le Sauveur n'avait parlé dans l'institution, ni de la foi, ni du Saint-Esprit; qu'il avait dit: « Ceci est mon corps, » et non pas : «La foi vous y fera participer; » que le manger dont Jésus-Christ y parlait n'était non plus un manger mystique, mais un manger par la bouche; que l'union de la foi se consommait hors du sacrement, et qu'on ne pouvait pas croire que Jésus-Christ ne nous donnât rien de particulier

 

1 Zuing., in explan., art. 18; Gesn. Bibl., etc.; Voy. Galixt., Judic, n. 53. — 2  Tom. II, Jen., epist., p. 202. — 3 Calixt., Judic., n. 53.

 

78

 

par des paroles si fortes; qu'on voyait bien que son intention était de nous assurer ses dons en nous donnant sa personne ; que le souvenir de sa mort, qu'il nous recommandait, n'excluait point la présence, mais nous obligeait seulement à prendre ce corps et ce sang comme une victime immolée pour nous; que cette victime en effet devenait nôtre par cette manducation; qu'à la vérité la foi y devait intervenir pour la rendre fructueuse; mais que pour montrer que sans la foi même la parole de Jésus-Christ avait son effet, il ne fallait que considérer la communion des indignes (1). Il pressait ici avec force les paroles de saint Paul, lorsqu'après avoir rapporté ces mots : «Ceci est mon corps, » il condamnait si sévèrement ceux qui « ne discernaient pas le corps du Seigneur, et qui se rendaient coupables de son corps et de son sang (2) : » il ajoutait que partout saint Paul voulait parler du vrai corps, et non du corps en figure; et qu'on voyait par ses expressions qu'il condamnait ces impies comme ayant outragé Jésus-Christ, non pas en ses dons, mais immédiatement en sa personne.

Mais ce qu'il faisait avec le plus de force, c'était de détruire les objections qu'on opposait à ces célestes vérités. Il demandait à ceux qui lui opposaient : «La chair ne sert de rien (3), » avec quel front ils osaient dire que la chair de Jésus-Christ ne sert de rien , et transporter à cette chair qui donne la vie ce que Jésus-Christ a dit du sens charnel, et en tout cas de la chair prise à la manière que l'entendaient les Capharnaïtes ou que la reçoivent les mauvais chrétiens, sans s'y unir par la foi, et recevoir en même temps l'esprit et la vie dont elle est pleine. Quand on osait lui demander à quoi donc servait cette chair prise par la bouche du corps, il demandait à son tour à ces superbes demandeurs à quoi servait que le Verbe se fût fait chair? La vérité ne pouvait-elle être annoncée, ni le genre humain délivré que par ce moyen? Savent-ils tous les secrets de Dieu, pour lui dire qu'il n'avait que cette voie de sauver les hommes ? Et qui sont-ils pour faire la loi à leur Créateur, et lui prescrire les moyens par lesquels il leur voulait

 

1 Serm. de Corp. et Sang. Chr., defens. verbi Cœnœ : quod verba adhuc stent, tom. VII, 277, 381 ; Catech. maj. de Sac. alt. Concord., p. 551, etc. — 2 I Cor., XI, 24, 28, 29. — 3 Joan., VI, 64.

 

79

 

appliquer sa grâce? Que si enfin on lui opposait les raisons humaines, comment un corps en tant de lieux, comment un corps humain tout entier dans un si petit espace : il mettait en poudre toutes ces machines qu'on élevait contre Dieu, en demandant comment Dieu conservait son unité dans la Trinité des personnes, comment de rien il avait créé le ciel et la terre, comment il avait revêtu son Fils d'une chair humaine, comment il l'avait fait naître d'une vierge, comment il l'avait livré à la mort, et comment il ressusciterait tous les fidèles au dernier jour? Que prétendait la raison humaine quand elle opposait à Dieu ces vaines difficultés, qu'il détruisait par un souffle? Ils disent que tous les miracles de Jésus-Christ sont sensibles. « Mais qui leur a dit que Jésus-Christ a résolu de c'en point faire d'autres ? Lorsqu'il a été conçu du Saint-Esprit dans le sein d'une vierge, ce miracle le plus grand de tous à qui a-t-il été sensible? Marie aurait-elle su ce qu'elle allait porter dans ses entrailles, si l'ange ne lui avait annoncé le secret divin? Mais quand la divinité a habité corporellement en Jésus-Christ, qui l'a vu ou qui l'a compris? Mais qui le voit à la droite de son Père, d'où il exerce sa toute-puissance sur tout l'univers? Est-ce là ce qui les oblige à tordre, à mettre en pièces, à crucifier les paroles de leur maître? Je ne comprends pas, disent-ils, comment il les peut exécuter à la lettre. Ils me prouvent bien par cette raison que le sens humain ne s'accorde pas avec la sagesse de Dieu, j'en conviens; j'en suis d'accord : mais je ne savais pas encore qu'il ne fallût croire que ce qu'on découvre en ouvrant les yeux, ou ce que la raison humaine peut comprendre (1). »

Enfin quand on lui disait que cette matière n'était pas de conséquence et ne valait pas la peine de rompre la paix : «Qui obligeait donc Carlostad à commencer la querelle? Qui contraignait Zuingle et Oecolampade à écrire? Maudite éternellement la paix qui se fait au préjudice de la vérité (2) !» Par de tels raisonnements il fermait souvent la bouche aux zuingliens. Il faut avouer qu'il avait beaucoup de force dans l'esprit : rien ne lui manquait que la règle, qu'on ne peut jamais avoir que dans l'Eglise et sous le

 

1 Sermo quòd verba stent, ibid. — 2 Ibid.

 

80

 

joug d'une autorité légitime. Si Luther se fût tenu sous ce joug si nécessaire à toute sorte d'esprits, et surtout aux esprits bouillants et impétueux comme le sien, il eût pu retrancher de ses discours ses emportements, ses plaisanteries, son arrogance brutale, ses excès, ou pour mieux dire ses extravagances; et la force avec laquelle il manie quelques vérités n'aurait pas servi à la séduction. C'est pourquoi on le voit encore invincible, quand il traite les dogmes anciens qu'il avait pris dans le sein de l'Eglise; mais l'orgueil suivait de près ses victoires. Cet homme se sut si bon gré d'avoir combattu avec tant de force pour le sens propre et littéral des paroles de Notre-Seigneur, qu'il ne put s'empêcher de s'en glorifier : « Les papistes eux-mêmes, dit-il, sont forcés de me donner la louange d'avoir beaucoup mieux défendu qu'eux la doctrine du sens littéral. Et en effet je suis assuré que quand on les aurait tous fondus ensemble, ils ne la pourraient jamais soutenir aussi fortement que je fais (1). »

Il se trompait : car encore qu'il montrât bien qu'il fallait défendre le sens littéral, il n'avait pas su le prendre dans toute sa simplicité ; et les défenseurs du sens figuré lui faisaient voir que s'il fallait suivre le sens littéral, la transsubstantiation gagnait le dessus.

C'est ce que Zuingle, et en général tous les défenseurs du sens figuré démontraient très-clairement (2). Ils remarquent que Jésus-Christ n'a pas dit : «Mon corps est ici, » ou : «Mon corps est sous ceci et avec ceci, » : ou « Ceci contient mon corps; » mais simplement : « Ceci est mon corps. » Ainsi ce qu'il veut donner à ses fidèles n'est pas une substance qui contienne son corps ou qui l'accompagne, mais son corps sans aucune autre substance étrangère. Il n'a pas dit non plus : «Ce pain est mon corps, » qui est l'autre explication de Luther ; mais il a dit : «Ceci est mon corps, » par un terme indéfini, pour montrer que la substance qu'il donne n'est plus du pain, mais son corps.

Et quand Luther expliquait : «Ceci est mon corps, » c'est-à-dire « ce pain est mon corps réellement et sans figure, » il détruisait

 

1 Ep. Luth., ap. Hosp. IIe part., ad an. 1534, fol. 132. — 2 Hospin., ad an. 1527, fol. 49, etc.

 

81

 

sans y penser sa propre doctrine. Car on peut bien dire avec l'Eglise que le pain devient le corps, au même sens que saint Jean a dit que « l'eau fut faite vin » aux noces de Cana en Galilée (1), c'est-à-dire par le changement de l'un en l'autre. On peut dire pareillement que ce qui est pain en apparence est en effet le corps de Notre-Seigneur; mais que du vrai pain, en demeurant tel, fût en même temps le vrai corps de Notre -Seigneur, comme Luther le prétendait, les défenseurs du sens figuré lui soutenaient aussi bien que les catholiques que c'est un discours qui n'a point de sens, et concluaient qu'il fallait admettre, ou avec eux un simple changement moral, ou le changement de substance avec les papistes.

C'est pourquoi Bèze soutient aux luthériens dans la Conférence de Montbéliard, que des deux explications qui s'arrêtent au sens littéral, c'est-à-dire de celle des catholiques et de celle des luthériens, c'est celle des catholiques « qui s'éloigne le moins des paroles de l'institution de la Cène, si on les veut exposer de mot à mot (2). » Il le prouve par cette raison que « les transsubstantiateurs disent que par la vertu de ces paroles divines, ce qui auparavant était pain, ayant changé de substance, devient incontinent le corps même de Jésus-Christ, afin qu'en cette façon cette proposition puisse être véritable : «Ceci est mon corps. » Au lieu que l'exposition des consubstantiateurs disant que ces mots : « Ceci est mon corps, » signifient mon corps est essentiellement dedans, avec, ou sous ce pain, ne déclare pas ce que c'est que le pain est devenu, et ce que c'est qui est le corps, mais seulement où il est. »

Cette raison est simple et intelligible. Car il est clair que Jésus-Christ ayant pris du pain pour en faire quelque chose, il a dû nous déclarer quelle chose il en a voulu faire ; et il n'est pas moins évident que ce pain est devenu ce que le Tout-Puissant en a voulu faire. Or ces paroles font voir qu'il en a voulu faire son corps, de quelque manière qu'on le puisse entendre, puisqu'il a dit : « Ceci est mon corps. » Si donc ce pain n'est pas devenu son corps en figure, il l'est devenu en effet; et on ne peut se défendre

 

1 Joan., II, 9. — 2 Conf. de Montb., imp. à Gen., 1587, p. 52.

 

82

 

d'admettre ou le changement en figure, ou le changement en substance.

Ainsi à n'écouter simplement que la parole de Jésus-Christ, il faut passer à la doctrine de l'Eglise ; et Bèze a raison de dire qu'elle a moins d'inconvénient, « quant à la manière de parler (1), » que celle des luthériens, c'est-à-dire qu'elle sauve mieux le sens littéral.

Calvin confirme souvent la même vérité (2) ; et pour ne nous point arrêter au sentiment des particuliers, tout un synode de zuingliens l'a reconnue.

C'est le synode de Czenger, ville de Pologne, rapporté dans le recueil de Genève (3). Ce synode, après avoir rejeté «la transsubstantiation papistique, » montre que la consubstantiation luthérienne est insoutenable, parce que « comme la baguette de Moïse n’a pas été serpent sans transsubstantiation, et que l'eau n'a pas été sang en Egypte, ni vin dans les noces de Cana sans changement : ainsi le pain de la Cène ne peut être substantiellement le corps de Christ, s'il n'est changé en sa chair en perdant la forme et la substance de pain, »

C'est le bon sens qui a dicté cette décision. En effet le pain en demeurant pain ne peut non plus être le corps de Notre-Seigneur, que la baguette demeurant baguette put être un serpent, ou que l'eau demeurant eau put être du sang en Egypte et du vin aux noces de Cana. Si donc ce qui était pain devient le corps de Notre-Seigneur, ou il le devient en figure par un changement mystique, suivant la doctrine de Zuingle, ou il le devient en effet par un changement réel, comme le disent les catholiques.

Ainsi Luther, qui se glorifiait d'avoir lui seul mieux défendu le sens littéral que tous les théologiens catholiques, était bien loin de son compte, puisqu'il n'avait pas même compris le vrai fondement qui nous attache à ce sens, ni entendu la nature de ces propositions qui opèrent ce qu'elles énoncent. Jésus-Christ dit à cet homme : «Ton fils est vivant (4); » Jésus-Christ dit à cette

 

1 Conf. de Montb., imp. à Gen., 1587, p. 52. — 2 Instit., lib. IV, cap. XVII, n. 30, etc. — 3 Syn. Czeng., tit. de Cœnâ, in Synt. Gen., part. I. —  4 Joan., IV, 50,51.

 

83

 

femme : « Tu es guérie de ta maladie (1) : » en parlant, il fait ce qu'il dit; la nature obéit; les choses changent, et le malade devient sain. Mais les paroles où il ne s'agit que de choses accidentelles, comme sont la santé et la maladie, n'opèrent aussi que des changements accidentels. Ici où il s'agit de substance, puisque Jésus-Christ a dit : «Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » le changement est substantiel; et par un effet aussi réel qu'il est surprenant, la substance du pain et du vin est changée en la substance du corps et du sang. Par conséquent, lorsqu'on suit le sens littéral, il ne faut pas croire seulement que le corps de Jésus-Christ est dans le mystère, mais encore qu'il en fait (a) toute la substance ; et c'est à quoi nous conduisent les paroles mêmes, puisque Jésus-Christ n'a pas dit : « Mon corps est ici, » ou « Ceci contient mon corps; » mais : «Ceci est mon corps; » et il n'a pas même voulu dire : Ce pain est mon corps, mais Ceci indéfiniment. Et de même que s'il avait dit, lorsqu'il a changé l'eau en vin : «Ce qu'on va vous donner à boire, c'est du vin, » il ne faudrait pas entendre qu'il aurait conservé ensemble et l'eau et le vin, mais qu'il aurait changé l'eau en vin : ainsi quand il prononce que ce qu'il présente est son corps, il ne faut nullement entendre qu'il mêle son corps avec le pain, mais qu'il change effectivement le pain en son corps. Voilà où nous menait le sens littéral, de l'aveu même des zuingliens, et ce que jamais Luther n'avait pu entendre.

Faute de l'avoir entendu, ce grand défenseur du sens littéral tombait nécessairement dans une espèce de sens figuré. Selon lui, « Ceci est mon corps, » voulait dire : Ce pain contient mon corps, ou : Ce pain est uni avec mon corps; et par ce moyen les zuingliens le forçaient à reconnaître dans cette expression la figure grammaticale, qui met ce qui contient pour ce qui est contenu, ou la partie pour le tout (2). Puis ils le pressaient en cette sorte : S'il vous est permis de reconnaître dans les paroles de l'institution la figure qui met la partie pour le tout, pourquoi nous voulez-vous empêcher d'y reconnaître la figure qui met la chose pour

 

1 Luc., XIII, 12. — 2 Vid. Hosp., IIe part., 12, 35, 47, 61, 76, 161, etc. (a) 1ère édit. : Mais qu'il fait.

 

84

 

le signe? Figure pour figure, la métonymie que nous recevons vaut bien la synecdoque que vous admettez. Ces Messieurs étaient humanistes et grammairiens. Tous leurs livres furent bientôt remplis de la synecdoque de Luther et de la métonymie de Zuingle : il fallait que les protestants prissent parti entre ces deux figures de rhétorique ; et il demeurait pour constant qu'il n'y avait que les catholiques, qui également éloignés de l'un et de l'autre et ne connaissant dans l'Eucharistie ni le pain, ni un simple signe, établissaient purement le sens littéral.

On voyait ici la différence qu'il y a entre les doctrines qui sont introduites de nouveau par des auteurs particuliers, et celles qui en viennent naturellement. Le changement de substance avait rempli comme par lui-même l'Orient et l'Occident, entrant dans tous les esprits avec les paroles de Notre-Seigneur, sans jamais causer aucun trouble, et sans que ceux qui l'ont cru aient jamais été notés par l'Eglise comme novateurs. Quand il a été contesté, et qu'on a voulu détourner le sens littéral avec lequel il avait passé par toute la terre, non-seulement l'Eglise est demeurée ferme, mais encore on a vu ses adversaires combattre pour elle en se combattant les uns les autres. Luther et ses sectateurs prouvaient invinciblement qu'il fallait retenir le sens littéral : Zuingle et les siens ne prouvaient pas avec moins de force qu'il ne pouvait être retenu sans le changement de substance : ainsi ils ne s'accordaient qu'à se prouver les uns aux autres que l'Eglise, qu'ils avaient quittée, avait plus de raison que chacun d'eux : par je ne sais quelle force de la vérité, tous ceux qui l'abandonnaient en conservaient quelque chose, et l'Eglise qui gardait le tout gagnait la victoire.

De là il suit clairement que l'interprétation des catholiques, qui admettent le changement de substance, est la plus naturelle et la plus simple; et parce qu'elle est suivie par le plus grand nombre des chrétiens, et parce que des deux qui la combattent de différentes manières, l'un, qui est Luther, ne s'y est opposé que par esprit de contradiction et en dépit de l'Eglise; et l'autre, qui est Zuingle, demeure d'accord que s'il faut recevoir avec Luther le sens littéral, il faut aussi recevoir avec les catholiques le changement de substance.

 

85

 

Dans la suite les luthériens une fois engagés dans l’erreur, s’y sont affermis par cette raison, que c'est détruire le sacrement que d'en ôter, comme nous faisons, la substance du pain et du vin. Je suis obligé de dire que je n'ai trouvé cette raison dans aucun écrit de Luther; et en effet elle est trop faible et trop éloignée pour venir d'abord dans l'esprit : car on sait qu'un sacrement, c'est-à-dire un signe, consiste dans ce qui paraît, et non pas dans le fond ni dans la substance. Il ne fut pas nécessaire de montrer à Pharaon sept vaches et sept épis effectifs, pour lui marquer la fertilité ou la stérilité des sept années (1) : l'image qui s'en forma dans son esprit fut très-suffisante pour cela. Et s'il faut venir à des choses dont les yeux aient été frappés, afin que la colombe nous représentât le Saint-Esprit, et avec toute sa douceur le chaste amour qu'il inspire aux âmes saintes, il importait peu que ce fût une véritable colombe qui descendit visiblement sur Jésus-Christ (2) ; il suffisait qu'elle en eût tout l'extérieur : de même, afin que l'Eucharistie nous marquât que Jésus-Christ était notre pain et notre breuvage, c'était assez que les caractères de ces aliments et leurs effets ordinaires fussent conservés; en un mot, c'était assez qu'il n'y eût rien de changé à l'égard des sens. Dans les signes d'institution, ce qui en marque la force, c'est l'intention déclarée par la parole de l'instituteur : or en disant sur le pain : « Ceci est mon corps, » et sur le vin : « Ceci est mon sang, » et paraissant en vertu de ces divines paroles actuellement revêtu de toutes les apparences du pain et du vin, il fait voir assez clairement qu'il est vraiment nourriture, lui qui en a pris (a) la ressemblance et nous apparaît sous cette forme. Que s'il faut de vrai pain et de vrai vin afin que le sacrement soit réel, c'est aussi de vrai pain et de vrai vin que l'on consacre, et dont on fait en les consacrant le vrai corps et le vrai sang du Sauveur. Le changement qui s'y fait dans l'intérieur, sans que l'extérieur soit changé, fait encore une partie du sacrement, c'est-à-dire du signe sacré, parce que ce changement devenu sensible par la parole, nous fait voir que la parole de Jésus-Christ opérant dans le chrétien,

 

1 Gen., XLI, 2, 3, 5, 6. — 2 Matth., III, 16.

(a) 1ère édit : Qui en a revêtu.

 

86

 

il doit être très-réellement, quoique d'une autre manière, changé au dedans, en ne retenant que l'extérieur d'un homme vulgaire.

Par là demeurent expliqués les passages où l'Eucharistie est appelée pain, même après la consécration; et cette difficulté est clairement résolue par la règle des apparences. Par la règle des changements, le pain devenu corps est appelé pain, comme dans l’ Exode la verge devenue couleuvre est appelée verge, et l'eau devenue sang est appelée eau (1). On se sert de ces expressions pour faire voir tout ensemble et la chose qui a été faite, et la matière qu'on a employée pour la faire. Par la règle des apparences, de même que dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament les anges qui apparaissaient en figure humaine sont appelés tout ensemble, et anges parce qu'ils le sont, et hommes parce qu'ils le paraissent : ainsi l'Eucharistie sera appelée , et corps parce qu'elle l'est, et pain parce qu'elle le paraît. Que si l'une de ces raisons suffit pour lui conserver le nom du pain sans préjudicier au changement, le concours de toutes les deux sera bien plus fort. Et il ne faut s'imaginer aucun embarras à discerner la vérité parmi ces expressions différentes : car enfin, lorsque l'Ecriture sainte nous explique la même chose par des expressions diverses, pour ôter toute sorte d'ambiguïté, il y a toujours l'endroit principal auquel il faut réduire les autres, et où les choses sont exprimées telles qu'elles sont en termes précis. Que ces anges soient appelés hommes en quelques endroits, il y aura un endroit où l'on verra clairement que ce sont des anges. Que ce sang et cette couleuvre soient appelés eau et verge, vous trouverez l'endroit principal où le changement sera marqué, et c'est par là qu'il faudra définir la chose. Quel sera l'endroit principal par lequel nous jugerons de l'Eucharistie, si ce n'est celui de l'institution où Jésus-Christ la fait être ce qu'elle est? Ainsi quand nous voudrons la nommer par rapport à ce qu'elle a été et à ce qu'elle paraît, nous la pourrons appeler du pain et du vin : mais quand nous voudrons la nommer par ce qu'elle est en elle-même, elle n'aura point d'autre nom que celui de corps et de sang ; et c'est par là qu'il la faudra définir, puisque jamais elle ne

 

1 Exod., VII, 12, 18.

 

87

 

peut être que ce qu'elle est faite par les paroles toutes-puissantes qui lui donnent l'être. Luthériens et zuingliens, vous expliquez contre la nature le lieu principal par les autres ; et sortant tous deux de la règle, vous vous éloignez encore plus les uns des autres que vous ne l'êtes (a) de l'Eglise, que vous aviez principalement en butte. L'Eglise qui suit l'ordre naturel, et qui réduit tous les passages où il est parlé de l'Eucharistie à celui qui est sans contestation le principal et le fondement de tous les autres, tient la vraie clef du mystère, et triomphe non-seulement des uns et des autres, mais encore des uns par les autres.

En effet durant ces disputes sacramentaires, ceux qui se disaient réformés malgré l'intérêt commun qui les réunissait quelquefois en apparence, se faisaient entre eux une guerre plus cruelle qu'à l'Eglise même, s'appelant mutuellement des furieux, des enragés, des esclaves de Satan, plus ennemis de la vérité et des membres de Jésus-Christ, que le Pape même (1) ; ce qui était tout dire pour eux.

Cependant l'autorité que Luther voulait conserver dans la nouvelle Réforme, qui s'était soulevée sous ses étendards, s'avilissait. Il était pénétré de douleur, et la fierté qu'il témoignait au dehors n'empêchait pas l'accablement où il était dans le cœur : au contraire plus il était fier, plus il trouvait insupportable d'être méprisé dans un parti dont il voulait être le seul chef. Le trouble qu'il ressentait passait jusqu'à Mélanchthon. « Luther me cause, dit-il, d'étranges troubles par les longues plaintes qu'il me fait de ses afflictions. Il est abattu et défiguré par des écrits qu'on ne trouve pas méprisables. Dans la pitié que j'ai de lui, je me sens affligé au dernier point du trouble universel de l'Eglise. Le vulgaire incertain se partage en des sentiments contraires; et si Jésus-Christ n'avait promis d'être avec nous jusqu'à la consommation des siècles, je craindrais que la religion ne fût tout à fait détruite par ces dissensions : car il n'y a rien de plus vrai que la sentence qui dit, que la vérité nous échappe par trop de disputes (2). »

 

1 Luth., ad Jac. Prœp. Brem.; Hosp., 82 ; Luth., maj. Conf., ibid., 56; Zuing., Resp. ad Luth., Hosp., 44. — 2 Lib. IV, ep. LXXVI ad Camer.

(a) 1ère édit. : Que vous ne faites.

 

88

 

Etrange agitation d'un homme qui s'attendait à voir l'Eglise réparée, et qui la voit prête à tomber par les moyens qu'on avait pris pour la rétablir ! Quelle consolation pouvait-il trouver dans les promesses que Jésus-Christ nous a faites d'être toujours avec nous ? C'est aux catholiques à se nourrir de cette foi, eux qui croient que jamais l'Eglise ne peut être vaincue par l'erreur , quelque violente que soit l'attaque, et qui en effet l'ont trouvée toujours invincible. Mais comment peut-on s'attacher à cette promesse dans la nouvelle Réforme, dont le premier fondement, quand elle rompait avec l'Eglise, était que Jésus-Christ l'avait délaissée jusqu'à la laisser tomber dans l'idolâtrie ? Au reste, quoiqu'il soit vrai que la vérité demeure toujours dans l'Eglise, et s'y épure d'autant plus qu'elle est plus violemment attaquée, Mélanchthon avait raison de penser qu'à force de disputer elle échappait aux particuliers. Il n'y avait point d'erreur si prodigieuse où l'ardeur de la dispute n'entraînât l'esprit emporté de Luther. Elle lui fit embrasser cette monstrueuse opinion de l'ubiquité. Voici les raisonnements dont il appuyait cette étrange erreur. L'humanité de Notre-Seigneur est unie à la divinité ; donc l'humanité est partout aussi bien qu'elle. Jésus-Christ comme homme est assis à la droite de Dieu : la droite de Dieu est partout ; donc Jésus-Christ comme homme est partout. Comme homme il était dans les cieux avant que d'y être monté. Il était dans le tombeau quand les anges dirent qu'il n'y était plus. Les zuingliens excédaient en disant que Dieu même ne pouvait pas mettre le corps de Jésus-Christ en plusieurs lieux. Luther s'emporte à un autre excès, et il soutient que ce corps était nécessairement partout. Voilà ce qu'il enseigna dans un livre dont nous avons déjà parlé, qu'il fit en 1527 pour défendre le sens littéral ; et ce qu'il osa insérer dans une confession de foi qu'il publia en 1528, sous le titre de Grande Confession de foi (1).

Il dit dans ce dernier livre qu'il importait peu de mettre ou d'ôter le pain dans l'Eucharistie ; mais qu'il était plus raisonnable d'y reconnaître « un pain charnel et du vin sanglant : » panis

 

1 Serm. Quòd verba stent, tom. III, Jen.; Conf. maj., tom. IV, Jen.; Calixt, Judic., n. 40, et seq.

 

89

 

carneus et vinum sanguineum. C'était le nouveau langage par  lequel il exprimait l'union nouvelle qu'il mettait entre le pain et le corps. Ces paroles semblaient viser à l'impanation, et il en échappait souvent à Luther qui portaient plus loin qu'il ne voulait. Mais du moins elles proposaient un certain mélange de pain et de chair, de vin et de sang qui paraissait bien grossier, et qui fut insupportable à Mélanchthon. « J'ai, dit-il, parlé à Luther de ce mélange du pain et du corps, qui paraît à beaucoup de gens un étrange paradoxe. Il m'a répondu décisivement qu'il n'y voulait rien changer, et moi je ne trouve pas à propos d'entrer encore dans cette matière (1). » C'est-à-dire qu'il n'était pas du sentiment de Luther, et qu'il n'osait le contredire.

Cependant les excès où l'on s'emportait de part et d'autre dans la nouvelle Réforme, la décriaient parmi les gens de bon sens. Cette seule dispute renversait le fondement commun des deux partis. Ils croyaient pouvoir finir toutes les disputes par l’Ecriture toute seule, et ne voulaient qu'elle pour juge; et tout le monde voyait qu'ils disputaient sans fin sur cette Ecriture, et encore sur un des passages qui devait être des plus clairs, puisqu'il s'y agissait d'un Testament. Ils se criaient l'un à l'autre : Tout est clair, et il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur cette évidence de l'Ecriture, Luther ne trouvait rien de plus hardi ni de plus impie que de nier le sens littéral, et Zuingle ne trouvait rien de plus absurde ni de plus grossier que de le suivre. Erasme, qu'ils voulaient gagner, leur disait avec tous les catholiques : Vous en appelez tous à la pure parole de Dieu, et vous croyez en être les interprètes véritables? Accordez-vous donc entre vous avant que de vouloir faire la loi au monde  (2). Quelque mine qu'ils fissent, ils étaient honteux de ne pouvoir convenir, et ils pensaient tous au fond de leur cœur ce que Calvin écrivit (a) à Mélanchthon, qui était son ami. « Il est de grande importance qu'il ne passe aux siècles à venir aucun soupçon des divisions qui sont parmi nous : car il est ridicule au delà de tout ce qu'on peut s'imaginer,

 

1 Serm. Quòd verba stent, tom. IV, ep. LXXVI, Jen., 1528; Conf. maj. tom. IV, Jen.; Calixt., Judic., n. 40 et seq. — 2 Lib. XVIII, 3; XIX, 3, 113; XXXI, 59, p. 2102, etc.

(a) 1ère édit. : Ecrivit un jour.

 

90

 

qu'après avoir rompu avec tout le monde, nous nous accordions si

peu entre nous dès le commencement de notre Réforme (1). »

Philippe, landgrave de Hesse, très-zélé pour le nouvel évangile, avait prévu ce désordre, et dès les premières années du différend il avait tâché de l'accommoder. Aussitôt qu'il vit le parti assez fort, et d'ailleurs menacé par l'empereur et les catholiques, il commença à former des desseins de ligue. On oublia bientôt les maximes que Luther avait données pour fondement à sa Réforme, de ne chercher aucun appui dans les armes. Sous prétexte d'un traité imaginaire qu'on disait avoir été fait entre George duc de Saxe et les autres princes catholiques pour exterminer les luthériens, ceux-ci avaient pris les armes (2). L'affaire à la vérité fut accommodée : le landgrave se contenta des grosses sommes d'argent que quelques princes ecclésiastiques furent obligés de lui donner, pour le dédommager d'un armement que lui-même reconnaissait avoir été fait sur de faux rapports.

Mélanchthon, qui n'approuvait pas cette conduite, ne trouva point d'autre excuse au landgrave, sinon qu'il ne voulait pas faire paraître qu'il eût été trompé, et il disait pour toute raison qu'une mauvaise honte l'avait fait agir (3). Mais d'autres pensées le troublaient beaucoup davantage. On s'était vanté dans le parti qu'on détruirait la Papauté sans faire la guerre et sans répandre du sang. Avant que ce tumulte du landgrave arrivât et un peu après la révolte des paysans, Mélanchthon avait écrit au landgrave même « qu'il valait mieux tout endurer que d'armer pour la cause de l'Evangile (4). » Et maintenant il se trouvait que ceux qui avaient tant fait les pacifiques, étaient les premiers à prendre les armes sur un faux rapport, comme Mélanchthon le reconnaît (5). C'est aussi ce qui lui fait ajouter : «Quand je considère de quel scandale la bonne cause va être chargée, je suis presque accablé de cette peine. » Luther fut bien éloigné de ces sentiments. Encore qu'il fût constant en Allemagne, et que les auteurs même protestants en soient d'accord (6), que ce prétendu traité de George de

 

1 Calv., epist. ad Mel, p. 145. — 2 Sleid., lib. VI, 92 ; Mel., lib. IV, épist. LXX. — 3 Mel., ibid. — 4 Lib. IV, ep. XVI. — 5 Lib. IV, ep. LXX, LXXII. — 6 Mel., ibid.; Sleid., ibid.; Dav Chyt., in Saxon., ad an. 1528, p. 312.

 

91

 

Saxe n'était qu'une illusion, Luther voulut croire qu'il était véritable ; et il écrivit plusieurs lettres et plusieurs libelles où il s'emporte contre ce prince jusqu'à lui dire qu'il était « le plus fou de tous les fous ; un Moab orgueilleux, qui entreprenait toujours au-dessus de ses forces (1); » ajoutant « qu'il prierait Dieu contre lui. » Après quoi « il avertirait les princes d'EXTERMINER DE TELLES GENS, qui voulaient voir toute l'Allemagne en sang : » c'était-à-dire que, de peur de la voir en ce triste état, les luthériens l'y devaient mettre, et commencer par exterminer les princes qui s'opposaient à leurs desseins.

Ce George duc de Saxe, que Luther traite si mal, était autant contraire aux luthériens que son parent l'électeur leur était favorable. Luther prophétisait contre lui de toute sa force, sans considérer qu'il était de la famille de ses maîtres ; et on voit qu'il ne tint pas à lui qu'on n'accomplit ses prophéties à coups d'épée.

Cet armement des luthériens, qui avait fait trembler toute l'Allemagne en 1528, les rendit si fiers, qu'ils se crurent en état de protester ouvertement contre le décret publié contre eux l'année d'après dans la diète de Spire, et d'en appeler à l'empereur, au futur concile général, ou à celui qu'on tiendrait en Allemagne. Ce fut à cette occasion qu'ils se réunirent sous le nom de Protestants (2) : mais le landgrave, le plus prévoyant et le plus capable aussi bien que le plus vaillant de tous, conçut que la diversité des sentiments serait un obstacle éternel à la parfaite union qu'il voulait établir dans le parti. Ainsi dans la même année du décret de Spire il ménagea la conférence de Marpourg (a), où il fit trouver tous les chefs de la nouvelle Réforme, c'est-à-dire Luther, Osiandre et Mélanchthon d'un côté ; Zuingle, Oecolampade et Bucer de l'autre, sans compter les autres qui sont moins connus (3). Luther et Zuingle parlaient seuls : car déjà les luthériens ne parlaient point où Luther était, et Mélanchthon avoue franchement que lui et ses compagnons furent « des personnages muets (4). » On ne songeait pas alors à s'amuser les uns les autres

 

1 Luth., ep. ad Vence., Lync , p. 312, tom. VII ; et ap. Chyt., in Sax., p. 312 et 982. — 2 Sleid., lib. VI, 94, 97. — 3 Sleid., ibid. — 4 Lib. IV, ep. 88.

(a) Marbourg.

 

92

 

par des explications équivoques, comme on fit depuis. La vraie présence du corps et du sang fut nettement posée d'un côté, et niée de l'autre (1). On entendit des deux côtés qu'une présence eu figure et une présence par foi n'était pas une vraie présence de Jésus-Christ, mais une présence morale, une présence improprement dite et par métaphore. On convint en apparence de tous les articles, à la réserve de celui de l'Eucharistie. Je dis en apparence, car il paraît par deux lettres que Mélanchthon écrivit durant le colloque pour en rendre compte à ses princes , qu'on ne s'entendait guère dans le fond, « Nous découvrîmes, dit-il, que nos adversaires entendaient fort peu la doctrine de Luther, encore qu'ils tâchassent d'imiter son langage (2); » c'est-à-dire qu'on s'accordait par complaisance et en paroles, sans se bien entendre en effet : et il était vrai que Zuingle n'avait jamais rien compris dans la doctrine de Luther sur les sacrements, ni dans sa justice imputée, On accusa aussi ceux de Strasbourg, et Bucer qui en était le pasteur, de n'avoir pas de bons sentiments (3), c'est-à-dire, comme on l’entendait, des sentiments assez luthériens sur cette matière, et il y parut dans la suite comme nous verrons bientôt. C'est que Zuingle et ses compagnons ne se mettant guère en peine de toutes ces choses, en disaient tout ce qu'il plaisait à Luther, et à vrai dire n'avaient en tête que la question de la présence réelle. Quant à la manière de traiter les choses, Luther parlait avec hauteur selon sa coutume. Zuingle montra beaucoup d'ignorance, jusqu'à demander plusieurs fois : « Comment de méchants prêtres pouvaient faire une chose sacrée (4)? » Mais Luther le releva d'une étrange sorte , et lui fit bien voir par l'exemple du baptême qu'il ne savait ce qu'il disait. Lorsque Zuingle et ses compagnons virent qu'ils ne pouvaient persuader à Luther le sens figuré (a), ils le prièrent du moins de vouloir bien les tenir pour frères. Mais ils furent vivement repoussés. « Quelle fraternité me demandez-vous , leur disait-il, si vous persistez dans votre créance ? C'est signe que vous en doutez, puisque vous voulez être frères de ceux

1 Hospin., ad an. 1529, de Coll. Marp. — 2 Mel., ep. ad Elect. Saxon, et ad Henr. Ducem. Sax., ibid. et ap. Luth., tom. IV, Jen. — 3 Ibid. — 4 Hosp., ibid.

(a) 1ère édit. : Persuader Luther sur la présence réelle.

 

93

 

qui la rejettent (1). » Voilà comme finit la conférence. On se promit pourtant une charité mutuelle. Luther interpréta cette charité de celle qu'on doit aux ennemis, et non pas de celle qu'on doit aux personnes de même communion. « Ils frémissaient, disait-il, de se voir traiter d'hérétiques. » On convint pourtant de ne plus écrire les uns contre les autres ; « mais pour leur donner, pourrai voit Luther, le temps de se reconnaître. »

Cet accord tel quel ne dura guère : au contraire, par les récits différents qui se firent de la conférence, les esprits s'aigrirent plus que jamais : Luther regarda comme un artifice la proposition de fraternité qui lui fut faite par les zuingliens; et dit « que Satan régnait tellement en eux, qu'il n'était plus en leur pouvoir de dire autre chose que des mensonges (2). »

 

1 Luth., epist. Ad Jac. Prœp, Bremens., ibid. — 2 Ibid.

 

Précédente Accueil Suivante