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SECONDE PARTIE.
QU'IL Y  A  TOUJOURS  ET   DANS  l'ÉGLISE CHRÉTIENNE  ET  CATHOLIQUE DES  EXEMPLES APPROUVÉS, ET UNE TRADITION CONSTANTE DE LA COMMUNION SOUS UNE ESPÈCE.

 

CHAPITRE PREMIER.  Que l'examen de la tradition est nécessaire, et qu'il n'est ni impossible ni embarrassant : histoire de la Communion sous une espèce. Que, de l'aveu de nos adversaires, elle s'est établie sans contradiction.

CHAPITRE II.  Décret du concile de Constance : équité de ce décret.

CHAPITRE III. Il n'y a que contention dans les discours des ministres : ils rejettent l'argument dont Pierre de Dresde et Jacobel se servaient pour autoriser leur révolte.

CHAPITRE IV.  Mépris de Luther et des premiers réformateurs, pour les défenseurs de la communion sous les deux espèces.

CHAPITRE V.  La Communion sous une ou sous deux espèces reconnue indifférente dans la Confession d’Augsbourg.

CHAPITRE VI.  La Communion sous une ou sous deux espèces jugée égale, dès la première antiquité, du consentement unanime de tous les chrétiens.

CHAPITRE VII.  De la Communion domestique.

CHAPITRE VIII.  Pourquoi l'on a fait la réserve de l'Eucharistie plutôt sous l'espèce du pain que sous celle du vin : que les solitaires ne recevaient que l'espèce du pain.

CHAPITRE IX.  La réserve de l'Eucharistie aussi nécessaire pour tous les fidèles, surtout dans les temps de persécution, que pour les solitaires : on ne réservait que l'espèce du pain : preuves tirées de Tertullien et de l'histoire de saint Satyre.

CHAPITRE X.  Suite des preuves de la réserve sous la seule espèce du pain : saint Optat : Jean Moschus.

CHAPITRE XI.  Suite: Sacramentaire de Reims; dispute du cardinal Humbert avec les Grecs.

CHAPITRE XII.  Suite : Actes de saint Tharsice et des martyrs de Nicomédie.

CHAPITRE XIII.  Suite : Vie de sainte Eudoxe.

CHAPITRE XIV.  Communion des malades.

CHAPITRE  XV.  De la Réserve.

CHAPITRE XVI.  De la communion de saint Ambroise mourant.

CHAPITRE XVII.  Les ministres abusent de la synecdoque : deux raisons d'exclure cette figure des passages où le corps de Notre-Seigneur est nommé seul, et en particulier dans ceux où il s'agit de la communion des mourants.

CHAPITRE XVIII.  Examen des endroits où il est parlé de la Réserve.

CHAPITRE XIX.  Suite de la même matière.

CHAPITRE XX.  Suite : examen d'un canon du deuxième concile de Tours.

CHAPITRE XXI.  Réflexions sur la prodigieuse opposition qui se trouve entre les premiers chrétiens et les protestants.

CHAPITRE XXII.  Réponses aux objections des ministres contre la réserve de l'Eucharistie.

CHAPITRE XXIII.  Qu'on n'a jamais réservé l'Eucharistie sous l'espèce du vin : réponse aux preuves que les ministres prétendent tirer de l'antiquité.

CHAPITRE XXIV.  Réponse aux preuves que les ministres prétendent tirer des modernes.

CHAPITRE XXV.  Examen des passages de Baronius.

CHAPITRE XXVI.  Examen de quelques autres endroits où M. de la Roque a cru trouver la réserve de l'Eucharistie sous les deux espèces pour la communion des malades.

CHAPITRE XXVII. Examen des Sacramentaires du Père Ménard.

CHAPITRE XXVIII.  Examen d'un canon d'un concile de Tours.

CHAPITRE XXIX.  Les pénitents n'étaient pas les seuls qu'on communiait dans la maladie, il était ordinaire de donner la communion à tous les malades.

CHAPITRE XXX.  Communion des enfants sous la seule espèce du vin : chicanes des ministres sur le passage de saint Cyprien : passages de saint Augustin, de saint Paulin, de Gennade.

CHAPITRE XXXI.  Passage de Jobius,  auteur  grec.

CHAPITRE XXXII.  De la nécessité de la communion des petits enfants : si elle a été crue dans l'ancienne Eglise, et si en tout cas elle fait quelque chose contre nous en cette occasion.

CHAPITRE XXXIII.  De la communion donnée sous la seule espèce du pain aux enfants plus avancés en âge : histoire rapportée par Evagrius et par Grégoire de Tours : second concile de Mâcon.

CHAPITRE XXXIV.  De la communion sous une espèce dans l'office public de l'Eglise.

CHAPITRE XXXV.  Le l'Office des Présanctifiés parmi les Grecs : définition de cet office par M. de la Roque, et ses deux différences d'avec le sacrifice parfait.

CHAPITRE XXXVI.  Antiquité de l'Office des Présanctifiés.

CHAPITRE XXXVII.  Le corps et le sang nommes, quoiqu'il n'y ait qu'une espèce, parce que leur substance et leur vertu sont inséparables.

CHAPITRE XXXVIII.  De l'Office des présanctifiés parmi les Latins.

CHAPITRE XXXIX.  Que le vin n'est point consacré par le mélange du corps.

CHAPITRE XL.  Réponses aux preuves des ministres : Ordre romain.

CHAPITRE XLI.  Suite des Réponses aux preuves des ministres ; premier concile d'Orange.

CHAPITRE XLII.  Ce que signifie le mot sanctifié dans l’Ordre romain.

CHAPITRE XLIII.  La nouvelle manière de consacrer, imaginée par les ministres, est sans fondement, et ils n'en peuvent tirer aucun avantage.

CHAPITRE XLIV.  Amalarius et l'abbé Rupert n'autorisent pas la consécration par le mélange.

CHAPITRE XLV.  La coutume de mêler de sang de Notre-Seigneur avec du vin n'a jamais été approuvée : dans les églises où l'on communiait le Vendredi saint sous les deux espèces, elles étaient toutes deux réservées de la veille.

CHAPITRE  XLVI.  Absurdités et excès de l’Anonyme pour trouver la consécration du vin dans l'office du Vendredi saint.

CHAPITRE XLVII.  Il est absurde de prétendre que la consécration se fait dans l'office du Vendredi saint par le Pater.

CHAPITRE XLVIII.  Dans l'office des Présanctifiés des Grecs, il n'y a aucune prière à laquelle on puisse attribuer la consécration : la doctrine constante des Grecs et des Latins est que la consécration du calice, comme celle du pain, se fait par les paroles de Jésus-Christ.

 

 

CHAPITRE PREMIER.
Que l'examen de la tradition est nécessaire, et qu'il n'est ni impossible ni embarrassant : histoire de la Communion sous une espèce. Que, de l'aveu de nos adversaires, elle s'est établie sans contradiction.

 

Les ministres trop persuadés qu'ils trouvent leur condamnation assurée dans la tradition de l'Eglise, en détournent autant qu'ils peuvent leurs sectateurs; et par un double artifice, ils tâchent de leur faire peur d'une chose si nécessaire à leur salut. Premièrement, ils la confondent avec les traditions humaines : secondement, ils leur font croire que c'est une chose impénétrable, qu'il faut pour la découvrir feuilleter tous les livres anciens et nouveaux, y passer les jours et les nuits, et se perdre dans une mer immense. Une âme faible et alarmée d'un si grand travail, écoute toute autre chose plutôt que la tradition, et on lui fait accroire aisément que Dieu, un si bon père, n'a pas mis notre salut dans une recherche si difficile, pour ne pas dire entièrement impossible à la plupart des particuliers. Mais si l'on agissait de bonne foi, il faudrait faire un raisonnement tout contraire, et conclure que si la recherche de la tradition est nécessaire, il faut aussi qu'elle soit facile. S'il nous a paru constamment qu'il y a dans la religion des traditions, je dis des traditions non écrites dont l'origine

 

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est divine la direction nécessaire, l'autorité reconnue même par nos réformés : s'ils les avouent, s'ils les suivent, s'ils ne peuvent sans leur secours s'assurer ni de la validité de leur baptême, ni de la forme nécessaire de leur communion, ni de la sainteté de leurs observances, il ne fallait pas donner à de saintes traditions le masque hideux de traditions humaines, ni sous prétexte d'honorer l'Ecriture, rendre odieux le moyen par où l'Ecriture même est venue à nous, ni tâcher enfin de rendre impossible une chose si nécessaire au christianisme : au contraire il fallait conclure que si dit est nécessaire, elle est facile à connaître, et qu'il n'y a que les superbes à qui elle puisse être cachée.

Mais pour ne pas nous arrêter à des généralités, voici un fait constant et incontestable, dont tout dépend : c'est que la communion sous une espèce se trouve établie comme le baptême par simple infusion, et comme toutes les autres coutumes innocentes, sans bruit, sans contradiction, sans que personne se soit aperçu qu'on eût introduit une nouveauté, ou se soit plaint qu'on le privât d'une chose nécessaire. Pourquoi, si ce n'est que le sentiment qu'on avait que cette communion était suffisante, venait de plus haut et que la tradition en était constante ? Il ne faut point ici ouvrir de livres, il ne faut qu'ouvrir les yeux et considérer ce qui se passe. Mais peut-être du moins que pour l'apprendre, il faudra relire beaucoup d'histoires? Non, c'est une chose avouée. Moi-même, sans aller plus loin, j'en ai exposé le fait dans le Traité de la Communion; et deux rigoureux censeurs, qui m'ont suivi pas à pas dans leurs Réponses sans jamais me rien pardonner, n'ont osé ni pu me le contester.

Quel est donc ce fait si constant et qui me paraît si décisif? C'est que le premier qui a osé dire que la communion sous une espèce était insuffisante, fut un nommé Pierre de Dresde, maître d'école de Prague, au commencement du quinzième siècle, en l’an 1408, et il fut suivi par Jacobel de Misnie.

La date est certaine, et je m'étais trompé de quelques années, quand j'avais placé l'innovation de Pierre de Dresde et de Jacobel sur la fin du quatorzième siècle (1). Quand j'ai voulu fixer un

 

1 Traité de la Commun., II part., n. 7, p. 332.

 

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terme précis, j'ai trouvé que Pierre de Dresde fit ce nouveau trouble dans l'Eglise après le commencement des séditieuses prédications de Jean Hus, et après que Stankon archevêque de Prague eut condamné les erreurs de Wiclef, dont Jean Hus renouvelait une partie (1). Or cette condamnation arriva constamment l'an 1408; et ce fut donc en ce temps, ou un peu après, que Pierre de Dresde soutint la nécessité des deux espèces, à laquelle ni les catholiques, ni les hérétiques, ni Jean Hus lui-même, non plus que Jérôme de Prague, quelque remuants qu'ils fussent, ne pensaient pas.

Mais peut-être aussi que c'est en ce temps qu'on établit la communion sous une espèce? Non; Pierre de Dresde, et ce Jacobel qui la blàmoient, la trouvèrent déjà établie par une coutume constante depuis plusieurs siècles; et cependant personne avant eux ne s'était avisé de la reprendre; et au contraire on est d'accord que les évêques en particulier, et dans les conciles tant de saints hommes qui florissaient dans l'Eglise, tant de célèbres docteurs, tant de fameuses universités, et les peuples comme les pasteurs, en étaient contents.

Nous soutenons aussi que cette coutume venait dès les premiers siècles du christianisme; et nous ferons bientôt voir que nos adversaires en sont demeurés d'accord; mais sans même qu'il soit besoin de cette recherche, l'antiquité se ressent dans la paix où l'on a été sur ce sujet durant plusieurs siècles ; et c'est une chose inouïe dans l'Eglise chrétienne, qu'on y ait laissé introduire des nouveautés périlleuses et préjudiciables à la foi, sans que personne s'en soit aperçu, ni qu'on s'en soit plaint. Cependant c'est un fait constant que les fidèles, loin de se plaindre qu'on leur ait ôté la coupe sacrée, persuadés de tout temps qu'elle n'était pas nécessaire, s'en sont volontairement et insensiblement privés eux-mêmes, quand ils ont vu que dans la confusion qui s'introduisait dans les saintes assemblées par la multitude prodigieuse du peuple, et par le peu de révérence qu'on y apportait, on y répandait souvent le sang sacré.

C'est, dit-on, une mauvaise raison. N'en disputons pas encore.

 

1 Aeneas Sylvius, Hist. Bohem., cap. XXXV.

 

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Quoi qu'il en soit, le fait est constant; et une chose qu'on veut être si essentielle n'a causé aucune dispute. Il ne faut qu'écouter M. Jurieu dans l'histoire qu'il nous a faite du retranchement de la coupe : « La coutume de communier sous la seule espèce du pain s'établit, dit-il, insensiblement dans le douzième ou le treizième siècle (1). » Il n'y a rien qui cause moins de contestation que ce qui s'établit insensiblement. Mais écoutons le passage entier : « Le dogme de la transsubstantiation et celui de la présence réelle, s'établirent à la faveur des ténèbres de l'ignorance du dixième siècle, et triomphèrent de la vérité dans le onzième. Alors on commença à penser aux suites de cette transsubstantiation. Quand les hommes furent persuadez que le corps du Seigneur était renfermé tout entier sous chaque petite goûte de vin, la crainte de l'effusion les saisit ; ils frémirent quand ils pensèrent que cette coupe, en passant par tant de mains, courait risque d'être répandue ; cela leur donnait de l'horreur, et je trouve qu'ils avaient raison. On chercha donc un remède à un si grand mal. On prit en quelques lieux la coutume de donner le pain de l'Eucharistie trempé dans le vin; mais on s'aperçut incontinent que le dogme de la transsubstantiation fournissait un remède bien meilleur que celui-là. On enseignait que sous chaque miette de pain, aussi bien que sous chaque goûte de vin, était renfermé toute la chair et tout le sang du Seigneur : on raisonna de cette sorte : Le sang est renfermé dans le pain; c'est pourquoi en mangeant le pain on communie à Jésus-Christ tout entier. Cette mauvaise raison prévalut de telle manière sur l'institution du Seigneur et sur la pratique de toute l'Eglise ancienne, que la coutume de communier sous la seule espèce du pain s'établit insensiblement dans les douzième et treizième siècles. » Si l'on veut raisonner juste et chercher la vérité sans crainte de se tromper, il faut en laissant à part les raisonnements de nos adversaires, qui font la matière du procès, prendre le fait qui est constant et avoué. Le voici.

C’est qu'on eut horreur de l'effusion dans l'onzième siècle, qu'on y trouva INCONTINENT un remède dans la transsubstantiation, qui

 

1 Exam. de l’Eucharistie, p. 470.

 

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fournissait le moyen de trouver Jésus-Christ tout entier dans le pain seul, qu'on prit ce remède sans qu'il y paroisse aucuns contradicteurs, et que la chose « s'établit insensiblement dans les douzième et treizième siècles. »

Ce qu'ajoute ici M. Jurieu est, à la vérité, fort surprenant. Car après les derniers mots que j'ai rapportés, que « la coutume de communier sous la seule espèce du pain s'établit insensiblement dans les douzième et treizième siècles; » il ajoute incontinent après : « Ce ne fut pourtant pas sans résistance; les peuples souffraient avec la dernière impatience qu'on leur ôtât la moitié de Jésus-Christ; on en murmura de toutes parts. » Laissons-lui ses expressions, et n'attaquons pas encore le retranchement de la moitié de Jésus-Christ, dont il prétend que le peuple se plaignait de toutes parts. Demandons-lui seulement quand nous paraissent ces plaintes. Est-ce aux douzième et treizième siècles? Mais c'est dans ces temps qu'il dit que la chose s'établit insensiblement. Cela ne s'accorde pas avec cet éclat, ou pour user des termes de notre ministre, avec cette dernière impatience et ce murmure de toutes parts. A-t-il voulu parler des mouvements qui suivirent la dispute de Pierre de Dresde et de Jacobel? C'est bien tard pour faire paraître le bruit, puisqu'il commença seulement au quinzième siècle, après trois cents ans d'un   souveraine tranquillité, et encore dans la Bohème ; ce qui est assurément bien éloigné de ces murmures qu'on nous représente de toutes parts.

Une si manifeste contradiction n'est pas assurément sans mystère. M. Jurieu a senti combien il est ridicule de feindre une innovation si essentielle selon lui, sans qu'on s'en soit aperçu durant trois cents ans, et sans qu'elle ait causé le moindre trouble. Pour couvrir ce défaut de la cause, il n'y a qu'à brouiller le quinzième siècle avec les autres, afin que le trouble qu'on y ressentit se répande en confusion sur les siècles précédents, et y laisse imaginer des contradictions. Mais ces vaines subtilités ne font, sans guérir le mal, que démontrer qu'on l'a senti et qu'on n'y a trouvé aucun remède. En effet il est constant qu'il ne paraît aucun trouble au sujet de la communion sous une espèce, ni dans l'onzième siècle, ni dans le douzième, ni enfin dans les suivants jusqu'au quinzième.

 

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En effet pour ne dire ici que ce qui est avoué par nos adversaires nous avons vu que dès le commencement du douzième siècle Guillaume de Champeaux célèbre évêque de Châlons, et Hugues de Saint-Victor le plus fameux théologien de ce temps-là, tous deux liés d'amitié avec saint Bernard, approuvent en termes exprès la communion sous une espèce, à cause que sous chaque espèce on reçoit Jésus-Christ tout entier.

Quand j'ai produit ces auteurs dans le Traité de la Communion sous les deux espèces (1), l'Anonyme me renvoie bien loin et n'en veut point recevoir le témoignage (2), à cause qu'ils ont écrit après la transsubstantiation établie. N'importe ; je prends ma date et dès le commencement du douzième siècle, je trouve notre sentiment et notre pratique dans des auteurs que personne ne contredit, et qui sont au contraire, sans contestation, les plus approuvés de leur siècle.

On ne contredit pas non plus Jean de Pekam, archevêque de Cantorbéry, lorsqu'il enseigna à son peuple au treizième siècle, dans un synode, « que sous la seule espèce qu'on distribuait, on recevait Jésus-Christ tout entier (3) : » Voilà des preuves certaines et un fait public, notoire, constant. Nos adversaires, sommés de nommer des contradicteurs, n'en ont pu nommer un seul. J'ai même posé en fait que Wiclef, quelque téméraire qu'il fût, ne parait en aucune sorte avoir condamné cette coutume de l'Eglise ; et que dans le dénombrement qu'on a fait de ses erreurs condamnées à Rome, en Angleterre, en Bohème, enfin à Constance, on ne trouve aucune proposition qui regarde la communion sous une espèce : marque infaillible que ce n'était pas un sujet de contestation que personne alors jugeât important.

M. de la Roque reconnaît la vérité de tous ces faits ; mais il y trouve une admirable défaite. C'est que la « communion sous une espèce n'avait pas encore été établie par aucune loi (4), » et que la chose était libre ; de sorte que ni les vaudois, ni les albigeois, ni Wiclef même n'avaient pas besoin de crier contre, comme si nous prétendions ici autre chose que la liberté et l'indifférence. Si cette

 

1 Traité de la Commun., n. 3, p. 272  et n. 7 , p. 333. — 2 Anonyme, p.   168, 169, 207, 208. — 3 Traité de la Commun., p. 333. — 4 La Rocq., p. 274, 276.

 

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liberté d'user d'une ou de deux espèces indifféremment, qu'on tenait pour constante dans l'Eglise, était réputée contraire à l'Evangile, n'était-ce pas le cas de crier? Ceux qui faisaient tous les jours de nouvelles querelles à l'Eglise romaine, et qui n'oubliaient aucun prétexte de la chicaner, se seraient-ils tus dans une contravention qu'on prétend si manifeste à l'Evangile ? D'où vient qu'on ne dit rien durant trois cents ans, que Wiclef qui se souleva sur la fin du quatorzième siècle, lorsque la coutume de communier sous une seule espèce était universelle et qu'elle était principalement établie, comme on a vu, en Angleterre, ne s'en plaint pas, que Jean Hus n'en dit mot non plus, et qu'enfin Pierre de Dresde est le premier à s'émouvoir au commencement du quinzième siècle ? Qui ne voit qu'on ne s'était pas avisé de la nécessité des deux espèces, et qu'on avait honte de faire une querelle à l'Eglise sur une chose indifférente?

 

CHAPITRE II.
Décret du concile de Constance : équité de ce décret.

 

Par là se justifie clairement le décret du concile de Constance, dont nos adversaires se font un si grand sujet de scandale. Car enfin qu'a fait ce concile? Il a trouvé la coutume de communier sous une espèce établie sans aucune contradiction depuis plusieurs siècles. Des particuliers s'élevoient et osaient condamner l'Eglise qui l'avait laissée s'introduire. Si cet attentat est permis, l'Eglise pourra être troublée sans fin; et les simples, qui font toujours la plus grande partie des fidèles, ne pourront plus se reposer sur sa foi. C'est pourquoi le concile déclare « que cette coutume a été raisonnablement introduite et très-longtemps observée ; ainsi qu'elle doit passer pour une loi qu'il n'est pas permis de changer sans l'autorité de l'Eglise (1). »

Je maintiens que ce décret devant tous les gens modérés, est hors d'atteinte; et afin qu'on en demeure convaincu, rapportons-le tout au long, avec ce que nos adversaires y trouvent de plus étrange. Le voici : « Ce sacré concile général de Constance déclare,

 

1 Conc. Constant., sess. XIII. Labb., tom. XII, col. 100.

 

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décerne et définit, qu'encore que Jésus-Christ ait institué après souper et administré à ses disciples ce vénérable sacrement sous les deux espèces du pain et du vin, toutefois et ce nonobstant l'autorité louable des sacrés canons et la coutume approuvée de l'Eglise, a observé et observe que ce sacrement ne doit point être célébré après souper, ni reçu des fidèles, sinon à jeun, si ce n'est en cas de maladie ou de quelque autre nécessité concédée ou admise par le droit ou par l'Eglise : et qu'encore que dans la primitive Eglise les fidèles reçussent ce sacrement sous l'une et l'autre espèce, toutefois pour certains périls et scandales cette coutume a été raisonnablement introduite, que les célébrants le recevraient sous les deux espèces et les laïques seulement sous une, à cause qu'on doit croire fermement et ne douter en aucune sorte que le corps entier et le sang de Jésus-Christ sont véritablement contenus tant sous l'espèce du pain que sous l'espèce du vin. D'où vient que, puisqu'une telle coutume a été raisonnablement introduite par l'Eglise et par les saints Pères, et QU'ELLE A ÉTÉ OBSERVÉE DEPUIS UN TRÈS-LONGTEMPS, elle doit passer pour une loi que personne ne peut condamner, ni la changer à son gré sans l'autorité de l'Eglise. C'est pourquoi on doit estimer erronée la croyance, qu'observer cette coutume ou cette loi soit une chose sacrilège et hérétique; et ceux qui affirment opiniâtrement le contraire de ce qui a été dit ci-dessus, doivent être chassés comme hérétiques. »

C'est ici que les ministres s'écrient que ce décret porte sa condamnation ; et qu'en avouant que la communion sous les deux espèces est de l'institution de Jésus-Christ et qu'elle a été observée par la primitive Eglise , quand il fait passer le contraire en loi, il élève une pratique des derniers siècles au-dessus de la plus pure antiquité, et qui pis est, la coutume au-dessus de la vérité, et les hommes au-dessus de Jésus-Christ.

Je ne crois pas qu'on m'accuse d'avoir affaibli l'objection; et toutefois pour la voir en un moment tomber par terre, et justifier la conduite du concile de Constance, il ne faut que poser un cas pareil. La coutume de baptiser par simple infusion ou aspersion, sans immersion aucune, s'est établie comme celle de la communion

 

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sous une espèce, aux douzième et treizième siècles, sans aucune contradiction, à cause de certains inconvénients du baptême par immersion, où la vie des enfants pouvait être en quelque péril. Après deux ou trois cents ans, quelques particuliers s'avisent de dire que cette coutume est mauvaise, ce baptême nul, et l'Eglise qui l'a cru bon dans une erreur manifeste. Je suppose que le cas arrive à nos adversaires. Laisseront-ils troubler les consciences , révoquer en doute le baptême de tout ce qu'il y a de fidèles dans le monde, et condamner les pasteurs qui refusent de baptiser ces insensés? Au contraire, ne diront-ils pas, à l'exemple du concile de Constance, « que la coutume de baptiser par simple infusion a été raisonnablement introduite et observée très-longtemps , pour éviter certains périls et inconvénients : qu'ainsi elle doit passer pour une loi qui ne doit pas être changée selon le gré d'un chacun, ni sans l'autorité de l'Eglise, et qu'on doit estimer erronée la croyance, qu'observer cette coutume, soit chose sacrilège et illicite. »

Mais pourquoi parler de ce cas comme si c'était un cas en l'air? C'est une chose arrivée du temps de nos pères, et l'on sait l'erreur des anabaptistes. Supposé qu'elle se renouvelle dans la nouvelle Réforme, la laissera-t-on prévaloir? Dira-t-on qu'il n'y a de chrétiens que dans cette troupe, et qu'avant eux le baptême, sans lequel il n'y a point de christianisme, était éteint? Or le concile de Constance n'a pas trouvé moins d'inconvénient dans le procédé de ceux qu'il a condamnés, et ce n'est pas un moindre attentat de réprouver la communion de nos pères que de casser leur baptême. Il y a donc la même raison de s'opposer à l'un qu'à l'autre.

Je ne crains pas que d'habiles gens osent ici apporter comme une différence de ces deux cas, qu'on alléguait à Constance pour la communion sous les deux espèces, l'institution de Jésus-Christ et la pratique de la primitive Eglise. Car qui ne sent pas que nos rebaptisateurs en disent autant pour le baptême? C'est une chose avérée qu'il a été institué , donné et reçu avec immersion par Jésus-Christ, par ses apôtres, par l'Eglise primitive et par tous les siècles précédents ; et en tout et partout le cas est semblable.

Ainsi pour condamner les anabaptistes, il faudrait former un

 

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décret, où il fût dit « qu'encore que Jésus-Christ ait institué le Baptême et l'ait lui-même reçu par immersion , et que la primitive Eglise ait conservé cette pratique après les apôtres : néanmoins le baptême par infusion a été raisonnablement introduit, et qu'on ne peut sans attentat condamner cette coutume. » C'est de mot à mot ce qu'a prononcé le concile de Constance sur le sujet de la communion : et quand nos adversaires en trouvent la constitution si étrange, c'est qu'ils se laissent prévenir d'une haine aveugle.

Car cet exemple fait voir clairement que tout ce qui est compris dans l'institution de Jésus-Christ, ne l'est pas toujours également dans son précepte, et c'est aussi sur ce fondement qu'on raisonne dans le concile. C'est pourquoi on y allègue l'observance inviolable de tous les temps de communier à jeun, encore que Jésus-Christ eût fait communier ses apôtres après le souper. Ainsi il demeurait pour constant que ce qui était autorisé par le Maître, avait pu être défendu par une loi que personne ne s'est encore avisé de blâmer; tant les temps et les circonstances changent la nature des choses, et tant il était constant que Jésus-Christ avait eu dessein de nous renvoyer à son Eglise, pour distinguer dans sa propre institution ce qui était du fond et de la substance, d'avec ce qui était libre et accidentel.

Tous les fidèles, à la réserve des Bohémiens, déjà trop insolemment émus par d'autres causes, acquiescèrent au jugement du concile, sur ce fondement immuable, qu'une coutume reçue sans contradiction depuis trois cents ans ne pouvait être contraire à la foi. C'est sur le même fondement que la foi des fidèles se doit reposer, et que sans faire de nouvelles enquêtes, je maintiens qu'on doit tenir pour constant que Jésus-Christ n'a pas laissé son Eglise sans foi, sans vérité et sans sacrements.

Pour en être persuadé, il ne faut que se souvenir que dans la profession que l'Eglise a toujours faite de ne rien admettre de nouveau dans sa foi, toute nouveauté dans la foi l'a troublée et la rendue attentive. Il n'y a qu'à parcourir toutes les hérésies, arienne, la pélagienne, la nestorienne et enfin toutes les autres sans exception. Nul homme de bonne foi ne niera jamais qu'à la

 

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seule nouveauté, et si l'on me permet de parler ainsi, à la seule face inconnue de ces étrangères, les pasteurs et les enfants de l'Eglise se sont mis en garde, et que jamais on n'a pu montrer par aucun fait positif une erreur passée en dogme sans contradiction. Les ministres interpellés de nous en donner un seul exemple positif, ne l'ont pas même tenté ; et si l'on en donne un seul exemple, j'abandonne la cause. Si donc il est constant et incontestable de l'aveu de nos adversaires, que la coutume de communier sous une espèce n'a reçu aucune contradiction durant trois cents ans; et que cette communion ait tellement été jugée suffisante, que personne ne se soit jamais plaint qu'on lui eût rien ôté d'essentiel, c'est une marque certaine qu'elle tirait de plus haut sa validité, et que la coutume contraire était tenue pour indifférente, comme celle du baptême par immersion, celle de communier les enfants et les autres de cette nature, qu'on a changées sans changer la foi, à cause des inconvénients survenus dans des pratiques d'ailleurs innocentes et sûres.

Que si l'on dit que ces inconvénients, par exemple la crainte de l'effusion du sang précieux de Notre-Seigneur, sont inconnus à l'antiquité et qu'ils sont nés dans les derniers temps, le contraire est incontestable de l'aveu encore de nos adversaires. Aubertin nous a fait voir cette crainte dans Origène au troisième siècle, dans saint Cyrille de Jérusalem et saint Augustin au quatrième, pour ne point ici parler des autres (1). On voit dans ces saints docteurs que laisser tomber les moindres parcelles de l'Eucharistie, c'est comme laisser tomber de l'or et des pierreries, c'est comme s'arracher un de ses membres, c'est comme laisser écouler la parole de Dieu qu'on nous annonce, et perdre volontairement cette semence de vie. Ces passages ont été produits dans le Traité de la Communion (2). Mes adversaires n'y opposent rien; au contraire M. de la Roque répond ainsi : « On ne peut nier que les premiers chrétiens ne prissent soigneusement garde qu'il ne tombât à terre quelque chose des sacrés symboles de l'Eucharistie (3). » Il avoue

 

1 Orig., in Exod., hom. XIII ; Cyr., Catec. Myst., V, n. 21; August., pass.; Aubert., lib. II, p. 431, 432 et seq. — 2 Traité de la Commun., II part., n. 12, p. 360. — 3 La Roq., p. 312.

 

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avec Aubertin, tous les passages que j'ai allégués; et tout ce qu'il y remarque (1), c'est « que les précautions des anciens chrétiens étaient graves, sans scrupule, et dignes de la grandeur du sacrement ; celles des derniers siècles sont scrupuleuses, et ont je ne sais quoi qui ne répond pas à la majesté du mystère. » Quoi qu'il en soit, le fait est constant; et puisque M. de la Roque ne trouve rien à reprendre à nos précautions, sinon qu'elles lui paraissent plus scrupuleuses que celles des anciens, que dira-t-il de celles de saint Chrysostome, dont le saint évêque Pallade, son disciple et son historien, a écrit « qu'il conseillait à tout le monde de prendre de l'eau, ou quelque pastille après la communion, de peur que contre leur gré ils ne jetassent avec la salive quelque chose du symbole du sacrement, ce qu'il faisait le premier et l'enseignait à tous ceux qui avaient de la religion (2). » Avaler de l'eau ou quelque autre chose pour faciliter le passage des parcelles de l'Eucharistie qui demeuraient dans la bouche, de peur de les cracher sans y penser, est-ce une précaution que nos adversaires trouvent indigne de la sainteté des mystères? Les nôtres ne sont pas d'une autre nature ; et sans en accuser les derniers siècles, on n'a qu'à s'en prendre à saint Chrysostome.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'effusion trop fréquente du précieux sang dans la multitude et la confusion des derniers siècles, a troublé les peuples et introduit quelque changement. Les fidèles accoutumés, sans vouloir ici remonter plus haut, à voir donner la communion sous une espèce aux malades et aux enfants, l'avaient toujours regardée comme suffisante. Ainsi ils se réduisirent eux-mêmes à la communion du corps sacré, surtout dans les églises nombreuses et dans les jours solennels, où les assemblées étaient plus confuses. On n'a voit garde de trouver étrange qu'un inconvénient survenu fit changer une chose libre ; et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est qu'une semblable raison a introduit dans L'Eglise grecque un aussi grand changement, quoique d'une autre manière. Pour sauver l'inconvénient de l'effusion, on a commencé au huitième ou neuvième siècle à donner dans une cuiller le corps mêlé avec le sang. Dans cette communion on ne

 

1 LA Roq., p. 214. — 2 Vita Chrysost.

 

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prend pas plus le sang comme séparé que dans celle sous une espèce ; on ne boit pas non plus ; on ne fait pas les deux actions distinguées, qui font le repas parfait; et enfin pour toutes ces raisons, on ne satisfait pas davantage au précepte : Buvez-en tous. C'est pourquoi les luthériens, qui rejettent notre communion, trouvent la même nullité dans celle des Grecs; et un de leurs plus savants docteurs vient encore de décider selon les principes de ses confrères, « que la communion par le mélange des espèces est contraire à L'institution de Jésus-Christ, parce qu'elle confond les deux actes du repas sacré qui sont, comme dans les autres repas, manger et boire (1). » Mais à tout cela nous opposons que les Grecs et les Latins ont reconnu, d'un commun accord, que l'Eglise n'était pas astreinte à prendre l'institution dans cette rigueur, et que Jésus-Christ lui avait laissé la liberté d'user en cela d'interprétation. Selon cette liberté, les Latins, qui d'abord avaient eu recours à la communion par le mélange, ont cru mieux conserver l'image de mort, en prenant le corps séparé du sang; et la coutume en ayant duré trois cents ans sans aucune contradiction, comme il a été démontré du consentement de nos adversaires, nous avons vu qu'on avait eu la même raison de la retenir au concile de Constance, contre Pierre de Dresde et Jacobel, qu'on a eue depuis de conserver le baptême sans immersion contre les anabaptistes.

 

CHAPITRE III. Il n'y a que contention dans les discours des ministres : ils rejettent l'argument dont Pierre de Dresde et Jacobel se servaient pour autoriser leur révolte.

 

Pour entrer un peu plus avant dans la matière, mais toujours sans discussion et sans aucune nécessité de remuer beaucoup de livres, rappelons en notre mémoire que de l'aveu de nos adversaires, le premier qui osa rejeter la communion sous une espèce comme insuffisante fut Pierre de Dresde, qui persuada Jacobel au commencement du quinzième siècle. Mais peut-être que ce Pierre

 

1 Pfeiffing., Act. rer. amot., part. IV, quaest. XVIII.

 

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de Dresde et son sectateur Jacobel étaient des hommes savants, qui pour combattre une doctrine et une pratique universellement reçue se servirent de forts arguments? Non encore. Ils n'employèrent pour tout argument que ce passage de l'Evangile: « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous (1) : » passage, qui de l'avis commun de tous les protestants, sans en excepter un seul qui ait du moins quelque nom, loin de regarder la communion sous les deux espèces, ne regarde pas même le mystère de l'Eucharistie. Je n'en impose pas : la chose est constante : M. de la Roque en est encore demeuré d'accord dans sa Réponse : «Je reconnais, dit-il, que le chapitre vi de saint Jean ne traite pas du sacrement de l'Eucharistie, qui n'était pas encore institué, et qu'ainsi Jacobel, qui vivait dans un siècle obscur et ténébreux, se trompa lorsqu'il s'en servit pour appuyer la communion sous les deux espèces (2).» L'Anonyme n'en dit pas moins : « Les protestants, dit-il, n'entendent le chapitre VI de saint Jean que de la communion par la foi, et nullement du sacrement (3). » Ainsi d'un commun accord et de l'avis des protestants, comme du nôtre, Jacobel et Pierre de Dresde se remuèrent contre l'Eglise sur un mauvais fondement ; et tel est le commencement des troubles qu'on a excités sur la communion sous une espèce.

La suite n'en est pas plus heureuse. Ces deux hommes furent suivis de Jean Hus ; encore ai-je mis en fait dans le Traité de la Communion (4), que Jean Hus n'osa pas dire d'abord que la communion sous les deux espères fût nécessaire. « Il lui suffisait, dit Calixte, qu'on lui avouât qu'il était permis et expédient de la donner; mais il n'en déterminait pas la nécessité (5); » tant il trouva établi qu'en effet il n'y en avait aucune.

Tous ces faits, que j'ai avancés dans le Traité de la Communion, ont passé sans être repris. Seulement M. de la Roque m'a reproche d'avoir pris tout cela avec beaucoup d'autres choses sur le même sujet, dans Calixte, célèbre luthérien, qui a écrit de toute sa force contre la communion sous une espèce. Tant pis

 

1 Joan., VI, 53 . — 2 La Roq., p. 292. — 3 Anonyme, p. 114. — 4  Traité de la Commun., II part., n. 7, p. 332.— 5 Calixt., Traité de la Comm., I part., n. 25, 26.

 

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pour les protestants, si les faits que j'établis sont si constants, que nos plus grands adversaires en conviennent avec nous. En effet Calixte est ici d'accord avec Aenéas Sylvius; qui écrivit cette histoire dans le temps où la mémoire en était récente ; et si j'ai mieux aimé citer Calixte que Sylvius, c'est afin que des faits de cette importance fussent confirmés aux protestants par le témoignage de leurs auteurs.

J'ajouterai encore un fait qui n'est pas moins assuré ; c'est que ces ardens défenseurs de la communion sous les deux espèces, qui ont soutenu, non par de doctes écrits, mais par de sanglantes batailles, la doctrine de Pierre de Dresde, de Jacobel et de Jean Hus, croyaient comme eux la transsubstantiation et tout ce que nos adversaires appellent ses suites. Il est constant que Jean Hus n'a jamais discontinué de dire la messe. M. de la Roque a prouvé par ses écrits qu'il a cru et professé jusqu'à la mort la présence réelle, la transsubstantiation, l'adoration de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, et en un mot tout ce que croyait l'Eglise romaine (1). Il en dit autant de Jérôme de Prague , disciple de Hus. Ainsi ces signalés défenseurs des deux espèces étaient des transsubstantia-teurs, des sacrificateurs et des adorateurs de l'eucharistie, c'est-à-dire, selon nos réformés, des sacrilèges, des impies et des idolâtres , quoique par une merveille surprenante ils fussent en même temps, non-seulement des fidèles, mais encore des saints et des martyrs. Tout cela s'accorde parfaitement dans la nouvelle Réforme; car il ne faut que combattre l'Eglise romaine pour mériter tous ces titres. On sait aussi que les sectateurs de Jean Hus faisaient porter en procession le corps de Notre-Seigneur, et dans la coupe sacrée son sang précieux, qu'ils adoraient avec de profonds respects. Il n'est pas moins assuré qu'à l'exemple de Jean Hus, ils rendaient les mêmes honneurs aux reliques de leurs faux martyrs, que nous rendons à celles des vrais martyrs, et qu'ils joignaient cette idolâtrie à toutes les autres dont nos réformés nous accusent. En même temps on est d'accord que c'étaient les plus inhumains et les plus sanguinaires de tous les hommes, qui ont le plus versé de sang, qui ont fait le plus de pillages ; et voilà,

 

1 Hist. de l’Euchar., II part., art. 18, p. 485, etc.

 

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si nous en croyons les protestants, ceux qui gardaient en ces temps-là avec le plus de zèle le dépôt de la vérité.

 

CHAPITRE IV.
Mépris de Luther et des premiers réformateurs, pour les défenseurs de la communion sous les deux espèces.

 

Après qu'on les eut exterminés, leur mémoire était si fort détestée, que Luther au commencement n'en parlait jamais qu'avec horreur. Aussi méprisait-il souverainement Carlostad et tous ceux qui regardaient la communion sous une ou sous deux espèces comme une affaire importante. C'est alors qu'il écrivit la lettre à Cuttolius, que M. de la Roque n'a pas voulu trouver dans ses œuvres , où il range la communion sous les deux espèces parmi les choses de néant (1), et condamnait Carlostad, qui mettait la réformation dans ces bagatelles.

Et il tenait tellement l'une et l'autre de ces communions pour indifférentes, qu'il a écrit ces paroles, que je veux bien ici représenter selon la traduction de M. de la Roque, puisqu'il accuse la mienne de n'être pas exacte : « Si un concile par hasard ordonnait ou permettait de sa propre autorité les deux espèces, nous ne les voudrions pas prendre ; mais alors en dépit du concile et de son ordonnance, nous n'en prendrions qu'une, ou ne prendrions ni l'une ni l'autre, et maudirions ceux qui prendraient les deux par l'autorité d'un tel concile ou d'un tel décret (2). » M. de la Roque cherche quelque excuse à ce discours emporté, en disant que l'intention de Luther était seulement de montrer qu'on ne devait rien faire en cette occasion par l'autorité du concile; mais par celle de Jésus-Christ. Qu'on le prenne comme on voudra; nous voyons toujours assez que Luther tenait pour indifférent de prendre une espèce ou deux, ou pas une, tant il avait de dévotion pour ce mystère céleste. Un docteur allemand a cru depuis peu dire quelque chose, en répondant que Luther ne parlait pas selon sentiment en traitant ces communions comme indifférentes;

 

1 Tom. II, ep. LVI, ad Gasp. Cuttol. — 2 Luth., De reform. Miss.; La Roque, p. 278.

 

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mais qu'il raisonnait seulement dans la présupposition qu'on les tint pour telles, selon l'institution de Jésus-Christ, et que cependant le concile en voulût faire un culte nécessaire (1). Mais où aller chercher ce cas? Quelqu'un s'était-il avisé de dire parmi les chrétiens, qu'il peut être indifférent de prendre ou de ne prendre pas la communion, ou de ne la prendre ni sous une ni sous deux espèces? Et quand est-ce qu'il faut déférer à l'autorité d'un concile et de toute l'unité chrétienne, si ce n'est du moins dans les choses indifférentes? Que s'il est nécessaire d'y déférer, peut-on faire que l'obéissance qu'on rend à l'Eglise pour l'amour de Dieu, ne soit pas un honneur rendu à lui-même? On voit donc manifestement que j'ai eu raison de conclure de ces paroles, que « si Luther et les siens se sont dans la suite tant opiniâtres aux deux espèces, c'est plutôt par esprit de contradiction que par un sérieux raisonnement (2). »

M. de la Roque n'a pas voulu voir l'indifférence de la communion sous une ou deux espèces dans les Lieux communs de Mélanchthon (3). Elle y était néanmoins, quand Luther approuva ce livre, au titre de l'abrogation de la loi (4). Les luthériens, et non-seulement Calixte, mais les autres qui l'ont vue comme nous, ne l'ont pas niée. On l'y voit encore dans beaucoup d'éditions; et si on l'a ôtée dans quelques autres, c'est assez qu'on ait vu la première pente et l'impression que faisait naturellement sur les esprits l'autorité de l'Eglise et l'ancienne tradition.

Notre ministre demeure d'accord que Luther, en 1528, dans la visite de Saxe, laisse la liberté de ne prendre qu'une seule espèce (5). Il ne fallait pas oublier ce que j'avais mis en fait (6), qu'il continua de laisser cette liberté en 1533, quinze ans après qu'il se fut érigé en réformateur. M. de la Roque veut que nous disions que c'était une tolérance, en faveur de ceux « qui ne pouvaient pas se défaire tout d'un coup de tous les préjugés dont ils avaient été imbus dans la communion de Rome; si bien que leur infirmité leur tenait lieu d'une invincible nécessité.» Ce ministre ne s'aperçoit

 

1 Pfeiff., Ad. rer. amot., part. IV, q. II, p. 215. — 2 Traité de la Commun., II part., n. 7, p. 333.— 3 La Roq., p. 281.— 4 Melanchth., Loc. Comm., titul. de abrog. legis.— 5 La Roq., p. 383.— 6 Traité de la Commun., II part., n. 7, p. 334.

 

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pas qu'il nous accorde, sans y penser, ce que nous demandons, puisque ces tolérances ne sont pas permises dans les choses essentielles ; d'où il s'ensuit que celle-ci doit être rangée parmi les indifférentes. Et quand le ministre ajoute qu'en ce cas, l'infirmité tient lieu d'une invincible nécessité, il fait bien voir que ces grands mots ne se doivent pas prendre à la rigueur, et confirme ce qu'il nous a déjà dit, qu'après tout, la nécessité qui excuse des deux espèces n'est pas une nécessité physique et absolue, mais une nécessité de prudence et de bienséance, soumise au jugement de l'Eglise.

 

CHAPITRE V.
La Communion sous une ou sous deux espèces reconnue indifférente dans la Confession d’Augsbourg.

 

Mais l’endroit le plus important que j'avais marqué est celui de la Confession d’Augsbourg, répété dans l’Apologie, que M. de la Roque traduit ainsi : « Nous excusons l'Eglise, qui a souffert cette injustice de ne recevoir qu'une espèce, ne pouvant avoir les deux ; mais nous n'excusons pas les auteurs de cette injustice, qui soutiennent qu'on défend avec raison l'usage du sacrement entier (1). » Quelque beau tour que veuille donner M. de la Roque à ces paroles de la Confession d’Augsbourg, il en résulte toujours ce que j'en avais conclu (2) : premièrement, que tout le parti luthérien par la plus insigne absurdité qui fût jamais, distingue l'Eglise d'avec ses conducteurs, comme si les conducteurs n'étaient pas eux-mêmes par l'institution de Jésus-Christ une partie essentielle de ise : secondement, que ce que l'Eglise perdit ne pouvait pas être essentiel, puisqu'il ne peut jamais être excusable ni tolérable de recevoir les sacrements de qui que ce soit, contre l'essence de leur institution : troisièmement, que c'est en vain qu'on appelle église qui n'a pas les sacrements, dont la droite administration n'est pas moins essentielle à l'Eglise que la pure prédication Parole ; d'où il s'ensuit en quatrième lieu, que de l'aveu manifeste de la Confession d’Augsbourg et de tout le parti luthérien, lorsqu’il n’y aura plus d'autre obstacle à la réunion que la

 

1 La Roq., p. 285. — 2 Traité de la Commun., II part., n. 7, p. 334.

 

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communion sous une espèce, les vrais fidèles seront excusables de s'en reposer sur leurs pasteurs, et de prendre l'Eucharistie comme on la leur donne.

M. de la Roque prend ensuite beaucoup de soin à me répondre sur ce que j'ai dit de Calixte ; mais on n'a qu'à lire ce qu'il en dit lui-même (1) : on y trouvera ces mots de Calixte : « Qu'il ne faut pas exclure du nombre des vrais chrétiens nos ancêtres qui ont été privés de l'usage du calice, il y a plus de cent cinquante ans, ni même tous les autres qui en sont aujourd'hui privés par les raisons que j'ai dites (2); c'est-à-dire qui en sont privés même parmi nous, ne pouvant mieux faire. M. de la Roque eût voulu que j'eusse ici rapporté les raisons qui ont mû Calixte à parler ainsi ; mais pour moi je n'avais que faire des raisonnements de Calixte : il me suffisait d'avoir démontré ce fait constant, qu'un zélé défenseur de la prétendue évidence du précepte des deux espèces est enfin forcé de ranger au nombre des vrais fidèles ceux qui, malgré cette évidence, communient encore aujourd'hui sous une seule, ne pouvant pas mieux faire, c'est-à-dire manifestement les catholiques romains. Et puisque M. de la Roque trouve qu'il ne pouvait parler plus judicieusement (3), il en résultera toujours de l'aveu de Calixte et de M. de la Roque, que quelques raisons qu'ils aient eues de parler ainsi, ceux qui encore aujourd'hui communient avec nous sous une espèce n'ont rien à craindre devant Dieu, et sont mis par les ministres au nombre des vrais fidèles.

Et afin qu'on voie plus clairement ce sentiment de Calixte, que M. de la Roque a trouvé si judicieux, voici un des passages que j'avais produits d'un petit livre de cet auteur, qui a pour titre : Désir de la Concorde ecclésiastique, imprimé à La Haye en 1651. « Ceux qui croient ce qui est nié par les sociniens, et espèrent obtenir la rémission des péchés et la gloire éternelle, non par leurs propres mérites, mais par la vertu et par le mérite de la passion de Jésus-Christ, et qui mettent le mérite et la mort de Jésus-Christ entre eux et la colère de Dieu; qui en outre sont baptisés, et reçoivent l'Eucharistie COMME ON LA LEUR DONNE, et avec cela vivent

 

1 La Roq., p. 280. — 2 Calixt., de Com., n. 200; Indic. de controv., n. 76; De Concord. Ev., un 4. — 3 La Roq., p. 287.

 

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bien s'abstenant des œuvres de la chair ; il est certain qu'ils sont tenus de Dieu pour ses enfants et sont reçus à son héritage céleste (1). » On voit bien ceux qu'il entend par ces mots : Ceux qui reçoivent l'Eucharistie comme on la leur donne : c'est-à-dire, entre autres, ceux qui comme nous, selon l'expression du même Calixte, communient encore aujourd'hui sous une espèce. Ceux-là donc ne sont pas exclus du royaume de Dieu ; et loin d'en être exclus, il est certain qu'ils y sont admis, pourvu que menant d'ailleurs une sainte vie, ils mettent leur confiance, non dans leurs propres mérites, mais dans les mérites de Jésus-Christ. Reste donc à examiner si nous croyons avoir des propres mérites, nous qui selon le concile de Trente, n'en connaissons point qui ne soient des dons de la grâce ; et si nous mettons notre confiance en quelqu'autre qu'en Jésus-Christ, nous qui disons tous les jours dans la messe : « Nous vous prions, Seigneur, de nous recevoir au nombre de vos Saints, non en pesant nos mérites, mais en nous pardonnant par grâce, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » C'est sur cela que nos convertis seront aisément satisfaits, du consente-mont des ministres, et en attendant, il est constant que la communion sous une espèce ne les exclut pas du salut, de l'avis de Calixte même, un si ardent défenseur de la communion sous les deux espèces, et de M. de la Roque, qui a trouvé son sentiment si judicieux.

Toutes ces choses font voir que malgré tout ce que nous disent les protestants sur la nécessité des deux espèces, ils sentent bien au fond de leur cœur qu'elle n'est pas si grande qu'ils le veulent dire, et qu'il y a plus de contention que de vérité dans leurs discours. Concluons donc enfin ce raisonnement ; et pour montrer que cette matière peut être vidée sans de grandes discussions, et sans remuer beaucoup de livres, souvenons-nous que c'est chose avouée par nos adversaires, que la coutume de communier sous une espèce a passé sans contradiction : qu'elle avait de leur aveu duré trois cents ans, sans qu'on s'en fût plaint : que Pierre de Dresde fut le premier qui s'en plaignit au commencement du quinzième siècle : que Luther et les luthériens, qui suivirent ce

 

1 Desid., Concor. Eccles., n. 4, p. 151.

 

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sentiment dans le seizième, ont trouvé de légitimes excuses, non-seulement à nos pères qui ont communié sous une espèce, mais encore à ceux qui y communient aujourd'hui parmi nous : que les ministres calvinistes ont trouvé ce sentiment judicieux : que selon eux la nécessité de communier sous les deux espèces reçoit des exceptions : que ces exceptions ne sont pas seulement fondées sur des nécessités absolues, telle qu'est celle des abstèmes, qui ne peuvent boire de vin ; mais encore sur des nécessités de bienséance, telle qu'est celle des malades et les autres que nous avons remarquées : qu'on ne trouve rien dans l'Ecriture sur ces exceptions, et que la détermination en dépend de l'autorité et de la prudence. Ceux qui après cela veulent disputer auront pour toute réplique ce mot de l'Apôtre : « Si quelqu'un est contentieux parmi vous, nous n'avons pas cette coutume ni aussi l'Eglise de Dieu (1) ; » et encore : « Est-ce de vous qu'est sortie la parole de Dieu, ou bien êtes-vous les seuls à qui elle soit parvenue (2) ? » Ce qui montre que, sans présumer de son sens particulier, il faut remonter à l'antiquité, et se soumettre à l'autorité de l'Eglise.

 

CHAPITRE VI.
La Communion sous une ou sous deux espèces jugée égale, dès la première antiquité, du consentement unanime de tous les chrétiens.

 

Nous en avons assez dit pour contenter les esprits modérés; mais il faut encore étendre plus loin notre charité, et aider l'infirmité de nos Frères qui se croiront obligés de pénétrer plus avant. J'entreprends de leur faire voir que dès la première antiquité, et du consentement unanime de tous les chrétiens, la communion est jugée égale sous une ou sous deux espèces. C'est ce que j'avais démontré par la communion domestique, par la communion des malades, par la communion des enfants, par la communion des Présanctifiés, et même par la communion publique et ordinaire de l'Eglise (3). Mais afin de ne laisser plus, s'il plaît à Dieu, aucune difficulté sur ces matières, il faut repasser avec un nouveau soin sur tous ces faits, et suivre la tradition de la

 

1 I Cor., XI, 16. — 2 Ibid., XIV, 36. — 3 Voyez Traité de la Communion, I part.

 

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communion sous une espèce depuis l'origine du christianisme jusqu'au concile de Constance, où la question qu'on émut seulement alors fut décidée.

Dans la discussion de ces matières, je demande de la patience à mon lecteur; et j'ose lui promettre par avance que pour peu qu'on ait ou de goût ou de respect pour l'antiquité, on sera payé de ses peines. Il faudra souvent expliquer les anciens rites de l'Eglise, qui sont autant de monuments de la tradition. Nos adversaires nous parlent souvent de l'ancien christianisme. C'est de cet ancien christianisme que nous leur représenterons  les saintes coutumes, où tous les enfants de Dieu respirent pour ainsi dire un air de piété. Il est vrai qu'il est désagréable d'avoir à traiter ces choses avec les ministres, qui les recherchent d'une manière bien différente de la nôtre. Nous les recherchons pour les éclaircir, pour en profiter, pour en tirer des preuves de la tradition : nos adversaires, qui au fond les estiment peu et sont toujours prêts à les blâmer, y étudient de quoi nous faire de nouveaux procès; de sorte que pour les confondre, il faut souvent descendre dans une critique où la plupart des lecteurs n'ont pas le loisir d'entrer. Mais j'espère que la charité nie donnera le moyen de surmonter tous ces obstacles. Le moyen le plus ordinaire que j'y emploierai, sera l'aveu des ministres. Quelquefois même, comme je l'ai déjà dit, leurs dénégations affectées serviront à faire connaître ce qu'ils ont voulu cacher avec artifice. Mais je dirai en général, que pourvu qu'on prenne la peine de se mettre dans l'esprit ce que la force de la vérité leur fait avouer, on verra clair dans cette matière, et l'on ne sera pas loin du royaume de Dieu. Il y aura des faits si constants, que tout le monde en pourra également sentir la vérité et la force. C'en est assez dans le fond pour assurer son salut ; le reste affermira ceux qui auront le loisir de le discuter. Je tâcherai de pourvoir au besoin de tout le monde, et je ne plaindrai aucun travail pour me faire entendre, non-seulement des plus capables, mais encore des plus occupés et des moins instruits.

Mais je demande à ceux de nos adversaires à qui Dieu mettra dans le cœur un désir sincère de profiter de mon travail, qu'ils

 

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s'attachent uniquement à la question dont il s'agit à chaque endroit. J'avais fait la même demande au commencement du Traité de la Communion (1) ; mais, quelque équitable qu'elle fut, l'Anonyme n'a pas voulu y entendre. Bien plus , sous prétexte que je demande qu'on s'attache à la question des deux espèces, et qu'on renvoie à une autre fois les autres difficultés, il veut faire accroire que c'est qu'elles m'inquiètent (2), et il semble à l'entendre que je demande quartier là-dessus. Pour lui, à chaque page, il se jette sur les inconvénients de la présence réelle. Si l'on parle du pain et du vin : si l'on prend des précautions sur l'altération des espèces : bien plus, si l'on donne aux fidèles l'Eucharistie dans la main, et si l'on permet de la porter dans la maison ; quoique ces choses soient indifférentes de leur nature, et ne fassent rien en aucune sorte à la présence réelle, il en tire de continuels avantages. Qui ne voit que c'est vouloir embarrasser les questions et n'y voir jamais de fin, que de les mêler ainsi ensemble? J'ai donc eu raison de demander qu'on s'attachât uniquement aux difficultés qui regardent la communion sous les deux espèces. Si l'on veut parler des autres, nous y pourrons revenir, quand la question des deux espèces sera épuisée ; et j'espère en dire assez pour ne laisser aucun doute sur toute la matière de l'Eucharistie, à tous ceux qui chercheront la vérité.

Il faut seulement considérer que si Jésus-Christ veut être réellement présent dans ce mystère, il ne veut pas moins y être caché. Tout ce qui nous y paraît de bas et d'indigne de Jésus-Christ, est une suite de ce profond abaissement où le Fils de Dieu est entré en se faisant homme. Il est vrai qu'il est sorti de sa vie souffrante ; mais il n'est pas encore sorti de sa vie cachée. Jésus-Christ ressuscité ne meurt ni ne souffre plus. Saint Paul l'a dit et cela est certain ; mais il est encore caché dans son Père, et comme dit le même saint Paul, « notre vie est cachée avec lui en Dieu. Quand Jésus-Christ, notre vie, apparaîtra, alors aussi nous apparaîtrons avec lui en grande gloire (3). » Nous ne craignons point de dire que ces aliments ordinaires, dont il veut que nous fassions tous les jours son corps et son sang par la parole, ces espèces fragiles

 

1 Traité de la Comm., I part., n. 2, p. 265. — 2 Anon., p. 183.— 3 Coloss., III, 3, 4.

 

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dont il se couvre , avec toutes les altérations qui leur arrivent à l'ordinaire, ces boîtes, ces coffrets, ces linges sacrés où l'on réserve son corps, et toutes les précautions qu'il faut avoir pour le garder, sont des suites de sa vie cachée, et sont à la fois des marques de la secrète familiarité où il veut entrer avec nous, que son amour nous doit rendre chères et vénérables. Nos adversaires voudraient faire accroire que par nos précautions, il semble que nous ayons peur pour Jésus-Christ, et que nous soyons en peine d'affranchir son corps et son sang des accidents fâcheux qui leur peuvent arriver (1) ; comme si nous ne savions pas que Jésus-Christ, au-dessus de tout accident par sa propre majesté, n'a rien à craindre parmi ces altérations. Celui qui conserve toute sa grandeur en descendant dans nos corps, peut-il être ravili par les autres choses où les espèces de son sacrement sont exposées ? D'où viennent donc nos précautions ? J'en avais rendu la raison (2) ; et si l'on avait voulu la comprendre on aurait épargné beaucoup de paroles inutiles. J'avais donc représenté qu'encore que dans le fond il ne puisse plus rien arriver de fâcheux ni d'ignominieux à Jésus-Christ , « le respect que nous lui devons veut qu'autant qu'il est en nous, nous ne le mettions qu'où il veut être. C'est l'homme qu'il cherche; et loin d'avoir horreur de notre chair qu'il a créée, qu'il a rachetée, qu'il a prise en se faisant homme, il s'en approche volontiers pour la sanctifier. Ainsi tout ce qui a rapport à cet usage l'honore, parce que c'est une dépendance de la glorieuse qualité de Sauveur du genre humain ; mais au contraire nous empêchons, autant qu'il est possible, tout ce qui dérobe à l'homme le corps et le sang de son Sauveur ; et c'est la cause des précautions que nous observons à le garder à l'exemple des premiers chrétiens (3). » Voilà ce que j'avais dit sur le sujet de nos précautions. C'est à quoi l'Anonyme devait répondre, au lieu de perdre temps à exagérer les inconvénients où l'altération des espèces mettrait Jésus-Christ, et grossir son livre de choses si vaines et si clairement réfutées.

Il pousse la chose si loin, que la coutume ancienne de mettre le

 

1 Jur., Exam. de l’Euchar., p. 385, 387. — 2 Traité de la Commun.,  II part., n. 12,  p. 360 et suiv. — 3 Ibid., p. 362.

 

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sacré corps de Notre-Seigneur dans la main de chaque fidèle pour le porter à sa bouche, lui est une preuve contre la présence réelle (1). Mais c'est être trop contentieux, que de tirer avantage de ces pratiques indifférentes. Au fond la main des fidèles n'est pas moins précieuse que la bouche. Il y en avait autrefois qui croyaient être plus respectueux envers Jésus-Christ, lorsque dans la communion, au lieu de présenter la main, ils apportaient des vaisseaux d'or ou de quelque autre riche matière, pour y recevoir le corps sacré. Cette pratique fut défendue dans le concile tenu in Trullo, c'est-à-dire dans le dôme du palais impérial. On y fit ce canon : « Si quelqu'un veut participer au corps immaculé de Notre-Seigneur, qu'il mette ses mains en forme de croix pour y recevoir la communion : car nous ne recevons pas ceux qui, en présentant au lieu de la main des vaisseaux d'or ou d'autres semblables réceptacles, préfèrent une matière inanimée à l'image de Dieu (2). » On regardait donc alors comme une marque de respect de recevoir le corps du Sauveur avec la main ; mais ce qu'on regarde en un temps comme une marque de respect, en un autre temps et par d'autres vues peut être regardé d'une autre sorte ; et il n'y a rien de plus faible ni de plus mauvaise foi que de tirer des arguments de telles pratiques.

C'est donc une extrême faiblesse à nos adversaires de tirer à conséquence la coutume de brûler les restes de l'Eucharistie , rapportée par Hésychius (3),comme étant de l'Eglise de Jérusalem. Altération pour altération, celle du feu n'est pas plus à craindre que les autres. Mais à nos sens elle a quelque chose de plus propre que la moisissure ; et c'est pourquoi les fidèles, qui cherchaient toujours pour l'Eucharistie ce qu'il y avait de plus net, employaient à en consumer les restes le plus pur des éléments. Le Saint-Esprit en avait donné l'exemple, en ordonnant dans l’Exode que « les restes de l'Agneau pascal seraient consumés par le feu (4), » ne trouvant point de manière plus respectueuse et plus pure de consumer une chose sainte. Ainsi on la transportait à l'Eucharistie, et de la figure on la faisait passer à la vérité. Et

 

1 Anonyme, p. 225. — 2 Can. 101; Labb., tom. VI, col. 1184 et seq. — 3 Hesychius, in Levit., lib. II, cap. VIII. — 4 Exod., XII, 10.

 

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outre cette raison, les saints Pères trouvaient ici un grand mystère. Car Hésychius et les autres, en comparant la nouvelle Pâque avec l'ancienne, nous disent que le Saint-Esprit a voulu nous marquer par ce feu qu'après avoir reçu et comme digéré dans notre esprit tout ce que nous entendons de l'Eucharistie, les restes qu'on ne peut pas pénétrer doivent être consumés et comme dévorés par la foi et comme par un feu divin. Le feu était donc ici le symbole de l'ardeur céleste, avec laquelle la foi consumait toutes les difficultés de l'Eucharistie, et les doutes que le sens humain faisait naître sur un mystère si profond. Qu'y a-t-il là qui ne soit respectueux envers Jésus-Christ ou qui déroge à sa présence? Et cependant l'Anonyme ose dire que c'est « condamner Jésus-Christ au feu, et le faire brûler tout vif (1). » Qui pourrait souffrir ces sophistes, qui prennent les choses si fort à contre-sens, et qui substituant leurs idées profanes à celles de nos pères, tournent leurs respects en irrévérences ?

 

CHAPITRE VII.
De la Communion domestique.

 

Pour venir maintenant aux saintes coutumes de l'ancien christianisme que nous devons expliquer, je trouve à propos de commencer parla communion domestique, et d'y joindre comme une annexe inséparable la communion des malades, parce qu'à cause de la réserve du saint sacrement nécessaire dans l'une et dans l'autre, elles ont beaucoup d'affinité. Voici donc comment je pose le fait, afin qu'on m'entende bien d'abord, et que dans la suite on ne vienne pas me faire des chicanes inutiles. Je prétends qu'il demeurera pour constant, par les propres réponses de mes adversaires, que c'était la coutume de l'Eglise après la communion solennelle de garder l'Eucharistie sous la seule espèce du pain, pour en communier tous les jours en particulier dans la maison, et que la coutume n'était pas de réserver l'autre espèce. Je parle de la coutume, et non pas de quelques cas extraordinaires et

Particuliers. Or c'en est assez pour prouver que la coutume de

 

1 Anonyme, p. 220.

 

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communier sous une espèce est aussi ancienne que l'Eglise, puisque les ministres la reconnaissent eux-mêmes approuvée et établie dès le second siècle, sans qu'on trouve qu'elle ait jamais été contredite. Un fameux ministre de mon voisinage et de mon diocèse l'a écrit ainsi ; c'est M. le Sueur, dans son Histoire de l'Eglise, ouvrage imprimé par l'ordre et avec l'approbation expresse du synode de l'Ile de France, de Picardie, Brie, Champagne et pays Chartrain, tenu à Vitry en 1675 (1). En effet ce qu'on voit commun et établi dès le milieu du treizième siècle, devait venir de plus haut, et cet auteur l'aurait rapporté aux temps apostoliques avec autant de fondement qu'au second siècle, si ce n'était que la coutume de ces Messieurs est de fixer toujours des temps à l'aventure et sans fondement, aux pratiques qui leur déplaisent. A la vérité, j'avais vu Calixte avec quelques autres contester en quelque manière que cette communion fût faite sous la seule espèce du pain ; car enfin c'était accorder la communion sous une espèce dans des siècles trop vénérables ; et il importait à la cause qu'un fait si décisif pour notre croyance ne passât pas pour entièrement avoué. Mais enfin il me paraissait que la bonne foi et la force de la vérité l'avait emporté sur cet intérêt. Aubertin même n'avait reconnu que le pain seul dans les fameux passages de Tertullien et de saint Basile, où l'on voit la communion domestique si clairement établie (2). J'ai produit avec ces passages, ceux de M. de la Roque, dans son Histoire de l'Eucharistie (3), où il établit cette communion sous la seule espèce du pain. L'aveu de ces deux ministres, qui ont écrit après presque tous les autres avec une telle curiosité dans leurs recherches et une égale application à tourner tout contre nous, m'avait paru décisif; mais quoique mes adversaires ne m'accusent pas d'en avoir mal rapporté les senti-mens, l'ancien intérêt est revenu, et ils ont renouvelé la querelle. M. de la Roque lui-même se dédit (4). Au lieu de répondre comme auparavant, que a ce qu'on souffrait aux fidèles d'emporter chez eux le pain de l'Eucharistie pour le prendre quand ils voulaient,

 

1 Hist. de l’Euchar., p. 548. — 2 Aub., lib. II, p. 342, 442. — 3 Hist. de l’Euchar., I part., chap. XII, p. 154; chap. XIV et XV. — 4 La Roq., I part., p. 132, 133 et suiv.

 

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c'était un abus qu'on a toléré à la vérité assez longtemps dans l'Eglise, mais qui ne peut préjudicier à la pratique généralement reçue de communier sous les deux espèces (1) ; » maintenant il nie le fait, et soutient que la communion domestique se faisait sous les deux symboles du pain et du vin (2). L'auteur de la seconde Réponse se joint à lui de toute sa force. Il faut donc premièrement établir le fait, et ensuite nous détruirons leurs autres réponses.

 

CHAPITRE VIII.
Pourquoi l'on a fait la réserve de l'Eucharistie plutôt sous l'espèce du pain que sous celle du vin : que les solitaires ne recevaient que l'espèce du pain.

 

Pour le fait, j'avais dit d'abord que la nature même parle pour nous. Puisqu'il a plu au Fils de Dieu de nous cacher son mystère, et que pour cette raison il a voulu que les espèces sous lesquelles il nous a donné son corps et son sang souffrissent les mêmes altérations que s'il ne s'y était rien fait de surnaturel, il est clair que pour réserver l'Eucharistie il fallait le faire sous l'espèce qui se conserve avec plus de facilité, c'est-à-dire sous celle du pain, et non pas sous celle du vin qui s'altère aisément. Ces Messieurs méprisent beaucoup cette remarque ; et l'auteur de la seconde Réponse répète souvent, qu'on porte le vin comme les autres liqueurs jusqu'aux extrémités de la terre (3) ; comme s'il s'agissait ici d'une liqueur que l'on conservât dans un vaisseau toujours fermé. Pour M. de la Roque, il soutient que tout jusqu'aux solitaires , qui vivaient sans prêtres (a) dans le désert, et qui, pour communier tous les jours, réservaient l'Eucharistie souvent d'une Pâque à l'autre, la réservaient et la recevaient sous les deux espèces (4). J'ai remarqué que ces hommes merveilleux ne venaient à l'église qu'aux solennités principales (5). Il n'était donc pas possible

 

1 Hist. de l’Eucharistie, I part., chap. XII, p. 159. — 2 La Roq., I part., chap. VI, p. 161. — 3 Anonyme, II part., chap. I, p. 126, etc. — 4 La Roq., p. 176. — 5 Traité de la Commun., 1 part., n. 4, p. 276.

(a) Rossuet observe à la marge de son manuscrit original, que si l'on veut examiner avec attention la lettre de saint Basile à Cœsarius ou l'Histoire lausiaque, on se convaincra que dans les déserts et parmi les solitaires d'Egypte, il n’y avait point de prêtres (Edit. de Leroi).

 

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que l'espèce se conservât aussi longtemps qu'il eût fallu pour leur communion, puisque loin de tenir leurs vaisseaux fermés pour conserver ce breuvage céleste, il les eût fallu tous les jours ouvrir pour le consumer goutte à goutte. Aussi nous avons vu que saint Basile, dans la célèbre Epître à Cœsarius, où il expose ce que ces saints hommes emportaient de l'église dans le désert pour communier, ne parle que de ce qu'on mettait à la main pour le porter à la bouche (1), c'est-à-dire, sans difficulté, la partie solide du sacrement; et que pour exprimer la parcelle qu'ils réservaient, il se sert du mot grec meris, qui est toujours attribué aux choses solides. On sait aussi que ce mot merides, encore à présent est consacré parmi les Grecs, pour signifier les parties dans lesquelles on divise le corps précieux ou les particules qui en restent sur la patène ; de sorte qu'il serait aussi absurde d'entendre dans saint Basile ce mot meris  des choses liquides, que si nous disions en français qu'on prend un morceau de vin ou de quelque autre liqueur. Cependant ce ministre s'obstine à dire qu'il a bien vérifié; que dans ce passage de saint Basile, « on peut appliquer la partie ou la portion de la communion dont parle ce Père, à l'une et à l'autre espèce (2). » Il l'en faut croire sur sa parole; car cet homme si curieux partout ailleurs à établir la signification des mots par des exemples, n'en rapporte ici aucun, pour prouver celle qu'il attribue au mot grec de saint Basile, et ne laisse pas de soutenir malgré toute la suite des paroles de ce Père, que ces serviteurs de Dieu usaient des deux parties du saint Sacrement. L'auteur de la seconde Réponse, persuadé de mes raisons, nous fera plus de justice : « Je crois bien, dit-il, que les solitaires ne gardaient guère que le pain sacré; mais je dis en même temps que cette coutume était un abus du sacrement (3). » Nous verrons en son lieu si l'on peut avec la moindre apparence traiter d'abus une coutume si universellement approuvée des siècles les plus purs de l'Eglise, et par les hommes les plus éclairés et les plus saints. Il me suffit maintenant de faire observer que cet homme, qui nous apprend en tant d’endroits que l'on porte le vin comme les autres liqueurs

 

1 Ep. CCLXXXIX, nunc XCIII. — 2 La Roque, p.   176. — 3 Anon., II part., chap. V, p. 211.

 

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jusqu’aux Indes Orientales et Occidentales (1), voit bien que cette réponse n'a pas lieu en cette occasion, ni en beaucoup d'autres, puisqu'il est contraint d'avouer « que les deux espèces ne se pouvaient pas si bien ni si aisément garder dans la maison pour un long temps : » d'où il conclut « qu'il y avait une espèce de nécessité dans ces communions domestiques, qui ne permettait pas toujours l'usage du calice, du moins qu'elle pouvait se rencontrer assez souvent. » Qu'il apporte tant de correctifs qu'il lui plaira, il a vu enfin que les solitaires étaient dans ce cas et dans ces rencontres : il a vu, dis-je, que ces grands saints, qui communiaient si souvent et venaient si peu à l'église pour y renouveler le vin consacré, ne l'emportaient guère (car il a fallu apporter ce petit tempérament à son aveu forcé ) et se contentaient de l'espèce du pain. Cependant saint Basile décide, comme nous l'avons remarque,  « que leur communion n'était pas moins sainte ni moins parfaite dans leur maison que dans l'église;» et il assure que cette coutume était universelle dans toute l'Egypte, et même dans Alexandrie, où était le siège du patriarche. Et en effet le grand saint Cyrille, qui a présidé dans ce siège quelque temps après, compte parmi les erreurs de quelques moines, qu'ils croyaient « que la sanctification mystique ne servait plus de rien, lorsqu'on réservait à un autre jour quelque chose du sacrifice. » Ce sont, poursuit-il, « des insensés; car Jésus-Christ ne s'altère pas et son saint corps n'est pas changé; mais la vertu de la bénédiction et sa grâce vivifiante y demeurent toujours. » Je pourrais ici faire voir combien sont fortes ces paroles, pour montrer que Jésus-Christ même se trouve dans l'Eucharistie. Mais afin de me renfermer dans la matière que je traite, je me contente d'observer deux choses : l'une, que ce grand homme traite d'insensés ceux qui croient que la consécration n'a qu'un effet passager dans la matière de l'Eucharistie; et l'autre, qu'il applique cette doctrine en particulier au corps de Jésus-Christ, parce que c'était le corps qu'on avait accoutumé de réserver. L'auteur de la seconde Réponse peut voir ici en passant combien cette coutume, qu'il traite d'abus du sacrement, était approuvée. Elle ne l'était pas seulement en Orient.

 

1 Anon., p. 115.

 

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Une histoire de saint Benoît rapportée par le pape saint Grégoire, nous fait voir que les moines d'Occident réservaient l'Eucharistie dans leur solitude, mais que c'était le corps seul, comme parmi les Orientaux, puisque deux fois en deux lignes il est parlé de la communion du corps de Notre-Seigneur (1), et en aucun endroit du sang.

Nous parlerons dans la suite de l'usage qu'on fit de ce sacré corps, en le mettant sur un corps mort en signe de la communion que saint Benoît voulait bien avoir avec ce défunt. Il ne s'agit ici que de la coutume de la réserve, suivie par saint Benoît et approuvée par saint Grégoire (2). Nous en voyons encore la continuation aussi bien qu'une approbation authentique au commencement du dixième siècle, dans la vie de saint Luc le Jeune (3). Cet admirable solitaire « consulta son évêque de la manière dont les solitaires, qui n'ont point de prêtres, doivent recevoir les saints mystères. » L'évêque lui fit cette réponse : « Premièrement, dit-il , il faut tacher d'avoir un prêtre : que si cela ne se peut, lorsqu'il y a un oratoire, il faut mettre sur la table ou sur l'autel le vaisseau des Présanctifiés (c'est-à-dire des dons déjà consacrés); et si l'on est dans sa cellule, un banc très-propre : ensuite après avoir étendu un linge, vous mettrez dessus les sacrées parcelles, et en brûlant de l'encens vous chanterez des psaumes et l'hymne trois fois saint, avec le Symbole de la foi, c'est-à-dire une partie des prières qu'on disait dans le sacrifice ; et après avoir adoré avec trois génuflexions, vous tiendrez la main resserrée (de peur de laisser tomber le don précieux), et vous prendrez dans votre bouche le corps précieux de Jésus-Christ notre Dieu, en disant : amen ; et au lieu de la liqueur sacrée , vous boirez du vin, et le calice que vous emploierez à ce ministère ne servira jamais à un usage profane : enfin vous ramasserez dans le linge les autres parcelles, prenant soigneusement garde qu'il ne tombe à terre quelque marguerite ou quelque perle, c'est-à-dire quelque parcelle du corps de Notre-Seigneur. » C'est ainsi que les Grecs appellent encore les morceaux du corps précieux. M. de la Roque

 

1 Dial., lib. II, cap. XXIV. — 2 Auctuar. Bibl. Pat., Combefis, tom. II, p. 986. — 3 Bolland., tom. II, febru.

 

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a vu ce passage dans son Histoire de l’Eucharistie (1), et il se tire, comme il peut, de l'adoration et de tout le culte que ce saint moine rendait à Jésus-Christ présent. Mais ce qui fait à notre sujet, c'est qu'on y voit clairement selon la tradition des siècles précédents, que les solitaires ne réservaient qu'une seule espèce, ne communiaient que sous une seule espèce, n'employaient ensuite le vin que par forme d'ablution comme nous ; et que la coupe qu'on employait à cet usage, encore qu'elle ne servît qu'indirectement à l'Eucharistie, cessait d'être profane, tant il y a de sainteté dans ce mystère, et tant il en rejaillit pour ainsi dire de tous côtés.

Le même M. de la Roque récite dans ce même lieu quelques mots de l’Histoire de sainte Théoctiste, sainte solitaire, qui vivait au commencement du dixième siècle. Mais je veux bien ici transcrire le passage entier. Celui qui raconte cette histoire rapporte que, l'ayant rencontrée dans une solitude de l'île de Crète, « elle le pria de lui apporter l'année suivante, quand il y ferait un voyage, un des dons immaculés du corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ; » c'est qu'on le divisait en certains morceaux, qu'on appelait dons. « Je passai, poursuit-il, dans l'île, ayant pris dans une boîte une partie de la divine chair de Notre-Seigneur pour la porter à la bienheureuse. Aussitôt que je la vis, je me jetai à terre, mais elle me dit : Gardez-vous-en bien, puisque vous portez le don divin. Après qu'elle m'eut relevé, je tirai la boîte avec la chair de Notre-Seigneur. Alors s'étant prosternée sur la terre, elle prit le don divin, et s'écria : O Seigneur, laissez maintenant aller en paix votre servante, puisque mes yeux ont vu le Sauveur que vous nous avez donné. » Lorsque M. de la Roque ramassait ces choses dans son Histoire de l'Eucharistie, il ne songeait qu'à se débarrasser de l'adoration que ces saints rendaient à l'Eucharistie; mais au reste il croyait encore que la communion domestique, surtout celle des solitaires, se faisait sous une espèce; s'il eût songé à tous ces exemples quand il a fait sa Réponse au Traité de la Communion sous les deux espèces, il ne se serait pas dédit. Pour l'auteur de la seconde Réponse, je ne pense pas à

 

1 La Rocq., II part., chap. IV, p. 540. — 2 Apud Metaph., Vita S. Theoctistœ, p. XIII, Sur., 10 nov., cap. XIII, XIV.

 

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présent qu'il se repente d'avoir avoué, quoiqu'avec peine, que les solitaires ne pou voient guère emporter qu'une seule espèce; et s'il retranche quelque chose dans son expression, ce ne sera que le guère.

 

CHAPITRE IX.
La réserve de l'Eucharistie aussi nécessaire pour tous les fidèles, surtout dans les temps de persécution, que pour les solitaires : on ne réservait que l'espèce du pain : preuves tirées de Tertullien et de l'histoire de saint Satyre.

 

Mais après qu'il nous a passé la communion des solitaires, je ne crois pas qu'il ait la moindre raison de se rendre difficile sur les autres, pour lesquelles on réservait le saint Sacrement. La raison commune de le réserver était la difficulté de le venir prendre à l'église. Mais cette difficulté ne regardait pas seulement les solitaires. Durant le temps des persécutions, où la crainte était continuelle, on avait besoin d'avoir toujours avec soi, dans le sacrement de l'Eucharistie, l'auteur de la force; mais on n'avait pas toujours la liberté de s'assembler, et il ne fallait pas beaucoup de temps pour altérer les espèces du vin consacré, dont tous les jours il aurait fallu ouvrir le saint réceptacle. Cet auteur veut s'imaginer qu'on s'assemblait presque tous les jours, et que ces assemblées publiques des fidèles étaient très-fréquentes aussi bien que très-faciles (1). Je ne vois pas, si cela est, pourquoi permettre la réserve de l'Eucharistie; et M. de la Roque tombe d'accord que c'étaient « les persécutions, qui rendant les saintes assemblées difficiles, obligèrent l'Eglise  à cette condescendance (2). » Saint Justin qui représente si bien les assemblées ordinaires des chrétiens, ne les met qu'au jour du soleil (3), que nous appelons le dimanche, c'est-à-dire tous les huit jours. Mais je doute qu'on eût toujours la liberté de les faire. Je doute que tout le monde pût s'y trouver aisément. Il y en avait que l'on connaissait et que l'on remarquait plus que tous les autres; et comme ils pouvaient être suivis, s'ils étaient contraints de s'absenter des assemblées pour ne se pas découvrir eux-mêmes et avec eux le reste de leurs frères,

 

1 Anon., p. 127, 134. — 2 La Roq., I part., chap. VI, p. 101. — 3 Apolog., II.

 

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d'autres étaient obligés de prendre la fuite ; et il faut n'avoir guère lu les Actes des martyrs pour n'y avoir pas remarqué que, dans l'ardeur des persécutions, les chrétiens étaient contraints de se sauver dans les bois et dans les déserts. Nous voyons que dès le temps de saint Paul, « ils erraient dans les solitudes, dans les montagnes désertes, dans les antres et dans les cavernes de la terre (1).» Les voilà donc dans le cas des solitaires ; et la communion sous une espèce ne leur devait pas être déniée, comme ils la pouvaient avoir, c'est-à-dire sous la seule espèce du pain. En général l'Eglise voulait rendre la communion facile à tous les fidèles; et lorsque les assemblées étaient difficiles, elle leur donnait le pain consacré qu'ils pouvaient facilement garder. Il ne faut donc point ici s'imaginer de différence entre la réserve de l'Eucharistie qu'on faisait dans la solitude, et celle que pratiquaient les autres chrétiens. Aussi voyons-nous que dans l'une et dans l'autre réserve, il n'est parlé que du corps. Je ferai voir tout à l'heure à ces Messieurs, qui s'imaginaient avoir tant d'exemples de la réserve du sang, qu'il n'y en a pas un seul qui regarde le point dont il s'agit. En attendant nous remarquerons que Tertullien, qui en toute autre occasion a coutume, comme les autres Pères, de nommer ensemble le corps et le sang, quand il s'agit de la réserve ne nomme plus que le corps : « Quand on a pris, dit-il, et qu'on a réservé le corps du Seigneur. » Le prendre dans cet endroit, c'est le prendre dans sa main selon la coutume, pour ensuite l'emporter dans sa maison. Le même Tertullien, qui n'a nommé que le corps en parlant de ce qu'on réserve de l'Eucharistie, quand il parle « de ce qu'on en goûte et de ce qu'on en prend tous les jours avant toute autre nourriture, » ne nomme semblablement que le pain seul. Tout le monde sait ce passage da livre qu'il écrit à sa femme, pour la détourner d'épouser jamais un païen, à qui les mystères des chrétiens, qu'elle ne pourrait lui cacher, la rendraient bientôt suspecte. « Quoi ! dit-il, il ne saura pas ce que prenez tous les jours, avant toute autre nourriture; et s'il que c'est du pain, il ne croira pas que c'est un pain tel qu’on dit que nous le prenons, c'est-à-dire du pain trempé dans

 

1 Hebr., XI, 38.

 

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le sang de quelque enfant ) ? Lui qui ne saura pas la raison de ce que vous faites, regardera-t-il votre action comme quelque chose d'innocent, et ne croira-t-il pas que c'est aussitôt du poison que du pain (1)?» Si cette femme eût eu à cacher le vin avec le pain sacré, c'eût été pour elle un nouvel embarras, que Tertullien n'eût pas manqué d'exagérer. L'odeur même du vin l'aurait découverte en ce temps, où c'était la coutume de ne manger ni ne boire le matin. On reconnaissait les chrétiens à cette marque. L'auteur de la seconde Réponse en convient dans les remarques qu'il fait sur une lettre de saint Cyprien (2). Nous apprenons dans cette lettre que la peur de sentir le vin, et par là d'être découverts, en obligeait quelques-uns à n'offrir que de l'eau seule dans le sacrifice qui se faisait le matin. Combien plus une femme aurait-elle eu à craindre d'un mari soupçonneux? Comment aurait-elle satisfait à toutes les questions qu'il lui aurait faites sur le vin qu'elle prenait dès le matin, et le poison qu'il la soupçonnoit de mêler dans les choses qu'elle cachait avec tant de soin ? N'eût-il pas cru que ce poison lui était donné encore plus imperceptiblement dans une liqueur?

Nos adversaires veulent qu'en toutes rencontres nous nous contentions de leur synecdoque ; c'est-à-dire de la figure qui met la partie pour le tout, et le pain tout seul pour le pain et le vin ensemble. Je veux bien qu'on en use ainsi, quand il n'y a point de raisons particulières de nommer les deux parties; mais quand il faut relever des difficultés, et que la partie qu'on supprime en a de plus grandes que celle que l'on nomme, comme on le voit dans le passage de Tertullien, avec la permission de ces Messieurs, la synecdoque est impertinente. Il ne faut donc pas, comme ils font, me railler agréablement sur l'aversion que je témoigne pour la synecdoque ; mais il faut dire que pour peu qu'on ait de goût, on ne souffre pas que cette figure, non plus que les autres, soit employée sans choix et à tout propos. Je vois, par exemple, dans saint Cyprien une femme qui ouvre le coffre où l'on mettait le saint corps du Seigneur, ou la chose sainte du Seigneur, ou de quelque autre manière qu'on voudra traduire, ce que ce Père

 

1 Lib. II ad Uxor., cap. V.—  2 Anonyme, p. 282; Cypr., epist. LXIII ad Cœcil.

 

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appelle Sanctum Domini (1). Je vois deux ou trois lignes après que ce Sanctum Domini s'entend clairement de ce qu'on manie et de ce qu'on mange, CONTRECTARE : je conclus donc que saint Cyprien par ce Sanctum Domini, qu'il nous fait voir réservé deux lignes plus haut, entend la partie solide du saint Sacrement ; et je méprise la synecdoque de mes adversaires. Je trouve dans saint Jérôme, que « les fidèles recevaient tous les jours le corps de Notre-Seigneur dans leur maison (2).» Qu'on me montre qu'en quelque autre endroit, ou lui, ou quelque autre dise qu'on reçoive tous les jours le sang dans sa maison, je pourrai me rendre à la synecdoque; sinon on aura beau me la vanter, je serai toujours inexorable : et quand je trouve dans saint Ambroise que son frère saint Satyre, pour « attacher à son cou ce divin sacrement des fidèles avec lequel il se jeta dans la mer, » l'enveloppa dans « un mouchoir, » in sudario, ces Messieurs voudraient-ils m'obliger à croire que ce fut du vin consacré qu'il fut obligé d'envelopper de cette sorte, pour le pouvoir lier à son cou et surmonter avec ce secours la mer agitée? Ce n'est pas là l'impression que les paroles de saint Ambroise ont mise dans les esprits. On a entendu naturellement que saint Satyre avait reçu, avait enveloppé, avait attaché à son cou le corps de Notre-Seigneur, et rien davantage. Nous trouvons encore dans le Missel ambrosien une messe d'un style qui se ressent de l'antiquité, en mémoire de saint Satyre, où ce miracle est célébré dans la préface en ces termes : « Après avoir mis le sacrement du corps de Notre-Seigneur dans un mouchoir, il se l'attacha au cou, et avec un tel secours il ne craignit pas de s'abandonner à une mer écumeuse (3). » Voilà ce qui entra naturellement dans les esprits : voilà ce que la tradition avait conservé dans l'église de Milan; et pour l'entendre autrement, il faut être dévoué à tout ce que dit un ministre.

 

1 Tract. de Laps., p. 189. — 2 Hieron., ad Pam., ep. XXX. — 3 Liturg. Pam., Ambros. Miss. in dep. S. Sat.

 

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CHAPITRE X.
Suite des preuves de la réserve sous la seule espèce du pain : saint Optat : Jean Moschus.

 

Un auteur du même temps que saint Ambroise, c'est saint Optat, évoque de Milève en Afrique, reproche à Parménien et aux donatistes, «qu'ils avaient détruit, qu'ils avaient ôté, qu'ils avaient raclé les autels » où leurs pères avaient offert, « où le corps et le sang de Jésus-Christ habitaient par certains moments (1), » c'est-à-dire au temps du sacrifice. Il ajoute un peu après, « qu'ils avaient brisé les calices qui portaient le sang de Jésus-Christ (2). » Voilà une expression distincte du corps et du sang. Mais lorsque le même saint Optat fait voir que ces hérétiques, pour montrer qu'ils trouvaient profane tout ce que les catholiques consacraient, et même l'Eucharistie, avaient jeté aux chiens celle qu'on réservait, il ne parle plus que du corps. Il ne dit pas que les hérétiques aient jeté à terre ce sang précieux ; mais seulement « qu'ils donnèrent l'Eucharistie à leurs chiens, dont aussitôt la dent vengeresse déchira les coupables du saint corps (3). » Pourquoi en parlant du corps et du sang, dans le lieu où ils ont été tous deux profanés, ne parle-t-il ici que du corps, si ce n'est parce que dans la réserve il n'y avait que le corps seul, et que le corps seul fut ici exposé au sacrilège ?

Et quand, au commencement du septième siècle, nous voyons parmi les histoires de Jean Moschus (4), que dans une province d'Orient chaque fidèle gardait les particules de la communion qu'on lui cou doit le Jeudi saint jusqu'au même jour de l'année suivante; qu'on les gardait dans un linge très-propre; qu'un particulier les ayant oubliées dans l'armoire où on les mettait, on trouva quelque temps après que toutes les saintes particules, olai agiai merides, loin de s'être corrompues, comme on le craignait, avaient miraculeusement produit un épi ; faut-il encore ici, sous le bénéfice de la figure synecdoque, dire qu'on gardait le sang

 

1 Lib.  VI, n. 1. —  2 Ibid.,  2. — 3 Lib. II, n. 19. — 4 Prat. spirit., cap. LXXIX.

 

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précieux avec le corps ? Pourquoi donc n'est-il parlé que de ce qu'on mettait dans un linge, que des morceaux ou des particules sacrées, que de ce qui fut changé en épi? Apparemment pour montrer que, dans les symboles de la mort de Notre-Seigneur, était contenu ce grain mystique que sa mort a multiplié. Si l'on gardait aussi la sacrée liqueur, pourquoi ne dit-on pas ce qu'elle était devenue? En vérité c'est trop abuser, je ne dis pas des figures de la rhétorique, mais de la crédulité du genre humain.

 

CHAPITRE XI.
Suite: Sacramentaire de Reims; dispute du cardinal Humbert avec les Grecs.

 

Le très-ancien Sacramentaire manuscrit de l'église de Reims, porte que « l'archevêque, en consacrant un évêque, lui donnait une hostie formée et sacrée, toute entière : FORMATAM ATQUE SACRATAM HOSTIAM INTEGRAM, dont l'évêque communiait sur l'heure à l'autel, et réservait ce qui en restait pour en communier quarante jours durant. On en faisait autant aux prêtres (1). » Et il paraît dans le Sacramentaire manuscrit du monastère de Saint-Remy de la même ville, que le jour qu'on bénissait les vierges sacrées, on leur donnait une hostie pour communier huit jours durant, au lieu des quarante jours des évêques et des prêtres. Toutes ces anciennes observances étaient communes aux autres églises, et nous voyons la même chose dans la province de Sens, par une lettre de Fulbert, évêque de Chartres «. Il y a quelque chose de semblable dans le livre des Constitutions apostoliques, ou il est dit, dans la consécration de l'évêque, qu'un « des évêques doit mettre dans les mains de celui qu'on vient d'ordonner, Tusian, l'hostie, le sacrifice ; » et c'est aussi ce que les Grecs, grands défenseurs de ce livre, appellent le dépôt qu'on met en la main du prêtre incontinent après qu'il est ordonné. Qui ne voit par ces coutumes et par ces exemples, que de toute antiquité la réserve de   Eucharistie, pour un temps tant soit peu considérable, et

 

1 Pontif. Vtustis. Biblioth. Metrop. Eccl. Rem. — 2 Fulb., epist.  II,  ad

 

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même pour huit jours seulement, ne se faisait que sous l'espèce du pain qu'on pouvait garder ?

On voit même par la dispute du cardinal Humbert avec les Grecs, sous le pape saint Léon IX, en l'an 1054 (1), que lorsqu'on réservait l'Eucharistie seulement d'un jour à l'autre, on ne le faisait que sous l'espèce du pain. Le cardinal pose en fait que dans l'église de Jérusalem, on ne donnait pas le corps et le sang mêlé, comme on avait accoutumé de le faire alors dans les autres églises d'Orient ; mais que comme on consacrait beaucoup d'hosties à cause de la prodigieuse multitude de communiants dans un lieu si fréquenté de toute la terre, la coutume passa pour constante. Le cardinal assura qu'elle était ancienne dans l'église de Jérusalem, et que toute la province en suivait l'exemple. Le grec ne conteste rien de ce qu'avançait le cardinal. Mes adversaires ne me contestent pas non plus ce fait, que je leur ai produit ; et la coutume de l'église et de la province de Jérusalem, peut à présent par toutes sortes de raisons passer pour constante. Je veux qu'on n'en puisse pas tirer une conséquence en faveur de la communion sous une espèce, puisqu'on pourrait supposer qu'on donnait le sang nouvellement consacré avec le corps réservé de la veille : toujours demeurera-t-il pour certain que lorsqu'il fallait réserver, quand ce n'eût été que du jour au lendemain, on ne le faisait que sous la seule espèce du pain à cause de la difficulté de conserver l'autre ; et cela nous suffit quant à présent, sauf à tirer ailleurs d'autres conséquences.

 

CHAPITRE XII.
Suite : Actes de saint Tharsice et des martyrs de Nicomédie.

 

Mes adversaires demeurent d'accord des Actes que j'ai produits , de saint Tharsice , acolyte du pape saint Etienne, qui souffrit quelques jours après lui, sous l'empire de Valérien, au milieu du troisième siècle (2). Son martyre est rapporté dans les Actes de celui de son évêque, et dans les Martyrologes à peu près dans les

 

1 Bar., tom. XI, append. — 2 La Roq., Hist. de l’Eucharistie, p. 179; voyez sa Réponse, p. 130.

 

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mêmes termes (1). On y voit que le saint martyr « ne voulut jamais découvrir à des infidèles qu'il rencontra dans son chemin, les sacrements du corps de Notre-Seigneur qu'il portait, ni jeter les perles devant ces pourceaux. » Dieu même l'aida à cacher ce que les infidèles ne devaient pas voir, et « après qu'ils l'eurent tué à coups de bâton et à coups de pierres, quelque soin qu'ils prissent de chercher, ils ne trouvèrent, ni dans ses mains ni dans ses habits , aucune parcelle des sacrements de Jésus-Christ ; » mot à mot, rien des sacrements, rien des mystères, nihil mysteriorum , nihil sacramentorum , dont on aurait dû naturellement apercevoir les restes et les particules dans ses mains ou dans ses habits, quelque soin qu'il eût pris de cacher ce sacré dépôt. Aussi est-il seulement parlé du corps, quoiqu'on mette au pluriel les mystères, ou les sacrements, que le langage ecclésiastique emploie indifféremment dans les deux nombres.

La réserve sous la seule espèce du pain, n'est pas moins claire dans les Actes des saints martyrs de Nicomédie, Douma et Indes (2). Les magistrats visitèrent « la maison où demeurait sainte Domne avec l'eunuque Indes qui la servait. » « On y trouva une croix, le livre des Actes des Apôtres, deux nappes étendues à plate-terre avec une lampe, un coffre de bois, où ils mettaient l'oblation sainte qu'ils recevaient ; on n'y trouva point l'oblation qu'ils avaient eu soin de consumer. »

L'auteur de la seconde Réponse, effrayé de cette croix et de cette lampe, dont sa religion ne lui apprend pas l'usage, s'emporte contre Métaphraste , dont il croit que j'ai tiré ce récit ; mais sans approuver le mépris extrême qu'il témoigne pour cet auteur, dont nous avons tant de restes précieux des anciens Actes et tant de choses où l'on ressent la plus pure antiquité, pour peu qu'il eut pris garde à ce qu'il lisait, il eût vu que je ne parle en aucune sorte de la longue histoire de ces saints martyrs que l'on trouve chez Métaphraste. Je ne cite que des actes très-courts, très-anciens, très-purs, où tout respire la piété et la simplicité ancienne, que Baronius a produits et qui se trouvent dans les bibliothèques.

 

1 Sur., 2 aug., cap. XIII, Martyr. Adon. Rom., Bed., 15 aug. — 2 Ap. Baron., an. 293. Vid. Boll. et Mombrit.

 

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Ces Messieurs ne veulent pas croire ce que j'ai dit (1), que le terme d'oblation sainte, sancta oblatio, et dans les temps un peu plus bas, sancta oblata, au féminin, signifie le corps de Notre-Seigneur. La chose est pourtant constante. On n'a qu'à ouvrir l’ Ordre Romain, les Sacramentaires, et enfin les autres livres de cette nature , on y trouvera à toutes les pages l'oblation sainte, manifestement distinguée du saint calice et du breuvage sacré ; et ceux qui ne voudront pas prendre cette peine, peuvent voir le mot oblata dans le docte dictionnaire de M. du Cange , qui confirme ce que j'avais dit après les maîtres. Si l'on n'est pas satisfait des exemples que l'on y trouvera, je m'offre d'en montrer par centaines. Mais je ne crois pas que des gens instruits m'obligent à cette recherche. On ne s'étonnera pas après cela que ceux qui ont traduit de grec en latin les Actes des saints martyrs, dont nous parlons , aient suivi cet usage ecclésiastique, et qu'ils aient exprimé le corps de Notre-Seigneur, ou le mot qui se trouvait dans l'original, par le mot d'oblation sainte, selon le langage de l'Eglise.

 

CHAPITRE XIII.
Suite : Vie de sainte Eudoxe.

 

La Vie de sainte Eudoxe, vierge et martyre, nous a été donnée par Bollandus, et le manuscrit grec d'où il l'a tirée a environ mille ans. Nous y trouvons que cette vierge « cherchée par des soldats au lieu de retraite où elle s'était renfermée, avant que de se mettre entre leurs mains, entra dans l'oratoire et qu'ayant ouvert le coffret où l'on gardait le don des restes du saint corps de Jésus-Christ, elle en prit une particule qu'elle cacha dans son sein , et qu'ensuite elle ne craignit pas d'aller avec ceux qui voulaient l'emmener (2). » Et un peu après : « Comme les soldats la dépouillèrent et la mirent à demi nue, le saint et vénérable don de Jésus-Christ, c'est-à-dire la particule de l'Eucharistie tomba de son sein. On la releva et on l'apporta au président ; mais il n'eut pas plutôt approché ses mains du gage sacré qu'il se changea en feu. »

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 2, p. 257. — 2 Bolland., tom. I Mart., p. 19 Vitœ, cap. XII, XIII, ex Miss. Vatic.

 

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Ainsi voyons-nous dans saint Cyprien « qu'une femme ayant ouvert d'une main indigne le coffret où était le Saint du Seigneur, il en sortit une flamme dont elle fut effrayée (1). » Et encore en ce même endroit « qu'une autre, qui osa prendre en mauvais état le Saint du Seigneur, ne put ni le manger ni le manier, et ne trouva que des cendres en ses mains. » Nous voyons ici le même coffret, la même chose sainte, le même feu allumé contre les profanateurs de l'Eucharistie. Voilà ce que gardaient les saints martyrs dès le second siècle de l'Eglise. Car sainte Eudoxe souffrit en ce temps-là.

Voilà ce qu'ils recevaient tous les jours. De ridicules critiques diront peut-être qu'on trouve dans ce récit des mots et même des choses qui sont nées beaucoup au-dessous de ces premiers siècles, comme, par exemple, le mot asceterium, qui signifie monastère et l’oratoire où l'on gardait les dons sacrés ; mais qu'il y ait eu de tout temps des vierges sacrées qui vivaient dans une extrême retraite , c'est ce qu'on ne peut révoquer en doute. Il ne leur était pas difficile de se mettre trois ou quatre ensemble et même davantage , si elles voulaient, dans une même maison. Encore qu'il n'y eût pas des monastères en forme , comme on en a vu depuis la paix de l'Eglise, il ne faudrait pas s'étonner que les auteurs qui ont tiré ces histoires des anciens Actes, pour mieux faire entendre les choses, se soient servis des mots qui étaient connus de leur temps. C'est ainsi que nous voyons dans les Actes du martyre de saint Boniface d'une très-grande antiquité, le monastère où Aglaé se retira ; et à prendre les choses par le fond , dans l'extrême régularité et l'extrême retraite que gardaient les vierges chrétiennes, pour ne pas dire la plupart des chrétiens, on pourvoit plutôt dire que toutes leurs maisons étaient des monastères que de dire qu'il n'y en avait point du tout alors. C'est ce qui fait qu’on trouve quelquefois ces mots dans les récits tirés ou traduits des anciens Actes ; et ceux qui les rejettent sous ce prétexte, n'ont aucun goût de la piété ni de l'antiquité chrétienne. Au reste il n'y aurait rien d'extraordinaire qu'il y ait eu un lieu particulièrement destiné à la réserve de l'Eucharistie, ni qu'on ait donné à

 

1 De Lapsis, p. 189.

 

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ce lieu un nom saint et religieux ; mais enfin, quoi qu'il en soit, on ne peut révoquer en doute, après tant d'autorités et tant d'exemples, que la réserve de l'Eucharistie ne se fît sous une seule espèce par toute l'Eglise, dès les premiers temps du christianisme. Nos adversaires n'ont pas pu tout à fait nier ce fait décisif. L'auteur de la seconde Réponse nous le passe pour les solitaires, et il a paru clairement qu'il n'y a pas plus de raison de le contester pour les autres. M. de la Roque , qui après l'avoir établi dans son Histoire de l'Eucharistie par tant de beaux témoignages, s'est enfin avisé ici de le nier, apporte tant d'autres réponses, et les défend avec tant de soin, qu'on voit bien qu'il ne met pas en celle-ci sa principale défense. Mais afin que tout ce qu'il y a de gens de bon sens et de bonne foi parmi nos Frères errants reconnaissent dorénavant un fait si certain, levons-leur la difficulté principale qui les en empêche.

 

CHAPITRE XIV.
Communion des malades.

 

Il est vrai que dans les Réponses de mes adversaires, il y a un endroit éblouissant, et je ne m'étonne pas que les lecteurs peu instruits m'aient cru battu en ce point. J'avais avancé « qu'on communiait ordinairement les malades sous la seule espèce du pain (1). » Ces vigoureux attaquants répondent que, pour établir cette pratique ordinaire, je n'apporte que deux exemples, et encore qu'ils me contestent celui de Sérapion et celui de saint Ambroise ; mais pour eux qu'ils vont m'accabler d'autorités et d'exemples. Et en effet, ils ont parcouru avec un soin digne de louange les Vies des Saints recueillies par Surius ou par les autres, dont la plupart sont écrites par des auteurs contemporains. C'est de là qu'ils tirent tout de suite, l'un vingt-un, et l'autre près de trente exemples de communions sous les deux espèces dans l'extrémité de la maladie ; de sorte que s'il a fallu réserver l'Eucharistie pour la communion ordinaire des malades, ce ne peut être que sous les deux espèces, et qu'ainsi la difficulté que j'avais

 

1 Traité de la Commun., I part., n. 2, p. 247.

 

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posée à réserver celle du vin s'en va en fumée. Voilà, dis-je, encore une fois, un raisonnement éblouissant. Les protestants triomphent, les catholiques sont en peine pour moi, et tel m'aura blâmé de n'avoir pas assez pris garde à ce que je disais, et d'avoir commis l'Eglise. Mais qu'ils cessent de s'inquiéter, ou pour la cause de l'Eglise, ou pour la mienne, s'ils ont eu assez de charité pour cela. Outre ces vingt ou trente exemples qu'on m'oppose, je suis prêt à en fournir presque encore autant, et je n'en soutiendrai pas avec moins de force que ce que j'ai dit est exactement véritable.

En effet, en disant que la communion des malades se faisait ordinairement sous une seule espèce, j'avais remarqué expressément , « que souvent on les leur portait toutes deux, » et que c'était « lorsqu'on avait à les communier dans des circonstances où ils pussent commodément recevoir les deux espèces sans être altérées en aucune sorte (1). » J'avais même remarqué que le temps propre à les communier sous les deux espèces, était celui où on leur donnait la communion environ au temps de la messe. J'en avais donné des exemples dans mon Traité (2), où on y peut voir la communion de Louis le Gros roi de France , que l'abbé Suger nous montre en effet comme faite sous les deux espèces ; mais il remarque expressément que « ce fut en sortant de dire la messe qu'on les apporta, dévotement en procession dans la chambre du malade (3); » et afin de ne rien omettre, je n'avais pas oublié la pratique assez ordinaire de dire la messe dans la maison du malade, quand on en avait le loisir; et j'avais cité le Capitulaire d'Ahyton, évêque de Bâle, auteur du huitième siècle (4), dont le chapitre XIV porte expressément : « Qu'on ne célébrera point la messe dans les maisons, si ce n'est dans la visite des malades. » De tout cela, j'avais conclu que lorsqu'on ne pouvait pas dire la messe ni donner la communion aussitôt après, et en un mot, lorsqu'on la donnait par l'Eucharistie réservée, ce n'était que sous une espèce ; et enfin , ce qui était notre question, qu'on pouvait bien porter la communion sous les deux espèces, mais que

 

1 Traité de la Commun., I part., n. 2, p. 264.— 2 Ibid., p. 265. — 3 Sug., in Lud. — 4 Spicileg., tom. IV, p. 695.

 

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la coutume était de ne la garder que sous une. Si ces Messieurs eussent pris garde à cette distinction, que j'avais si expressément marquée , ils se seraient épargné la peine de tant rapporter d'exemples ; car il est certain que tous ces exemples sont premièrement, des exemples d'évêques, d'abbés, de prêtres, de religieux , de princes, qui tous demeuraient dans des lieux où il y avait des églises, ou chez qui il y avait des oratoires, d'où après avoir dit la messe, on leur pouvait très-commodément porter les deux espèces du sacrement : secondement, des exemples de Saints presque tous avertis d'en haut de leur mort prochaine, qui avaient par conséquent tout le loisir qu'ils souhaitaient, non-seulement d'entendre la messe et d'y communier, mais encore de la dire ; et enfin de gens qui, accoutumés à la pénitence et à vaincre toutes les faiblesses du corps dans la plus grande extrémité, se traînaient, comme ils pouvaient, à l'église et aux autels, pour y offrir et y recevoir la Victime sainte. Quand on produiroit, je ne dis pas vingt ou trente, mais soixante et cent exemples de cette sorte, il nous resteroit encore tous ceux du simple peuple, tous ceux dont on n'écrit pas la vie, tous ceux qui étaient surpris par la violence du mal, tous ceux qui n'avaient pas le courage ou la force d'aller recevoir les mystères à l'église ou à la messe, ou qui n'avaient pas toujours la commodité ou le temps de la faire dire chez eux. En voilà plus qu'il n'en faut pour laisser en son entier la nécessité de la réserve et la communion ordinaire des malades sous une espèce, et c'est aussi la seule chose que j'ai assurée.

Mais afin que ces Messieurs, ou ceux qu'ils auront persuadés par leurs discours puissent aisément se désabuser, repassons un peu sur les exemples rapportés par nos adversaires, de la communion des malades. L'Anonyme trouve le premier et le plus ancien de ces exemples chez « saint Justin, qui dit expressément, qu'on portait le pain et le vin de l'Eucharistie aux absents et aux malades (1). » Il y ajoute les malades de son crû, et saint Justin ne parle que des absents. Mais enfin, quand on lui avouera que saint Justin a voulu comprendre les malades mêmes sous le nom commun

 

1 Anonyme, p. 117 ; Just., Apol., I, n. 67.

 

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d'absents, M. de la Roque lui répondra : « Je ne me suis pas servi du témoignage de saint Justin martyr, qui dit qu'on portait l'Eucharistie aux absents, et qu'on leur portait les deux symboles, parce que cela se faisait incontinent après la communion des fidèles dans l'assemblée de l'église, ce qui ne regarde pas à mon avis la garde du sacrement dont nous traitons (1). »

Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que l'Anonyme lui-même, qui nous objecte saint Justin, demeure d'accord que si a on portait de son temps la sainte Eucharistie, ce n'était que par occasion et dans la communion des fidèles, comme il paraît par son témoignage (2). »

Il est donc clair de l'aveu de mes adversaires, que le passage de saint Justin ne prouve la communion sous les deux espèces que dans le temps de l'assemblée des fidèles et de la célébration du sacrifice. L'exemple de saint Exupère ou de saint Spire, évêque de Toulouse, qui est aussi allégué par l'Anonyme (3), ne prouve pas davantage. M. de la Roque déclare qu'il ne veut pas s'en servir, parce qu'encore que saint Jérôme ait écrit qu'il portait « le corps de Notre-Seigneur dans un panier d'osier, et le sang dans un verre, » il ne dit pas, poursuit le ministre, « si c'était pour les malades (4). » Il omet la bonne raison pour laquelle ce passage lui est inutile : c'est que saint Jérôme ne parle pas de ce que gardait ce saint évêque, mais de ce qu'il portait aux malades; car je ne vois nulle difficulté que ce ne fût à eux; de sorte que ce passage ne fait pas plus contre nous que celui de saint Justin, puisque nous cherchons ici, non ce qu'on pouvait porter aux malades et ce qu'en effet on leur portait souvent, mais ce qu'on gardait, ce qu'on réservait pour eux, quand on n'avait pas le loisir de leur célébrer le saint sacrifice.

Mais de peur que ces Messieurs ne me disent que cette coutume

de dire la messe dans la chambre des malades, ou de la dire dans

-'lise pour eux, n'est pas si ancienne, ils la trouveront dans le

pieux et grave récit que fait Uranius, prêtre de l'église de Nole, de

la mort de saint Paulin son évêque : « Comme il fut prêt, dit-il, à

 

1 La Roque, p. 170. — 2 Anon., p. 153. — 3 Ibid., p. 129, 134. — 4 La Roque, p. 68, Hier., ep. IV, nunc XCV, ad Rust.

 

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s'en aller à Dieu, il voulut qu'on célébrât devant son lit les sacrés mystères; et lui-même, avec les autres évêques, il recommanda son âme à Notre-Seigneur en offrant le sacrifice (1). » Il mourut un an après son grand et intime ami saint Augustin, en l'an 431 de Notre-Seigneur. Sans doute on le peut compter parmi ceux qui ont communié sous les deux espèces; mais ce fut après avoir célébré la messe dans sa chambre et devant son lit, un peu avant sa mort bienheureuse; et cet exemple du commencement du cinquième siècle, est de même âge que saint Exupère.

Nous avons dans le même siècle, en l'an 460 de Notre-Seigneur, un exemple remarqué par nos adversaires. C'est celui de saint Valentin évêque de Padoue, dont l'historien rapporte, qu'avant que de rendre l'esprit, « il prit de ses propres mains le sacrement du corps et du sang du Seigneur (2). » On a tout sujet de croire que prendre les deux espèces de ses propres mains, c'est les prendre après les avoir consacrées. C'est ainsi que nous lisons dans la Vie de saint Valère évêque de Trêves, « qu'il entra dans son oratoire, où il reçut le Viatique qu'il avait lui-même consacré (3) ; » et encore plus expressément dans la Vie de saint Corbinien évêque de Frisingue, « qu'il offrit le sacrifice à Dieu, et qu'il reçut le Viatique de ses propres mains (4). »

Le nombre est infini de ceux qui ont communié de cette sorte ; et il est clair du propre aveu de M. de la Roque, que ces exemples ne font rien pour la réserve. C'est pourquoi pour paraître conclure quelque chose, ces Messieurs ont dissimulé avec une affectation manifeste la circonstance de la messe, dans tous les exemples où elle se trouve. M. de la Roque s a tiré des Dialogues du pape saint Grégoire, l'exemple de saint Cassius évêque de Parme, qui vivait environ l'an 530, et qui au rapport de saint Grégoire, « après qu'il eut reçu les mystères de la sacrée communion, mourut6. » S'il n'y avait que ces paroles que cite M. de la Roque, la preuve serait très-faible pour la réception des deux symboles. Mais il omet ce que dit ce grand pape, que saint Cassius

 

1 Sur., Jun. 22. — 2 Sur., Jan. 29; La Roq., p. 68; Anonyme, p. 130. — 8 Sur., 29 janu. — 4 Idem, 3 sept., — 5 La Roq., p. 68. — 6 Dial., lib. IV, cap. LVI ; Hom. XXXVII, in Ev.

 

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« avait accoutumé d'offrir tous les jours à Dieu le saint sacrifice : qu'un prêtre l'avertit de la part de Dieu qu'il mourrait le jour des apôtres saint Pierre et saint Paul; et qu'en effet sept ans après, ayant achevé la solennité de la messe, et reçu les mystères de la communion sacrée, il rendit l'esprit. » J'avoue donc qu'il communia sous les deux espèces, mais à la messe qu'il venait de célébrer; et M. de la Roque n'en dit mot, parce qu'il eût vu d'abord que cet exemple, selon lui-même, ne servait de rien à la réserve dont il s'agit.

C'est pour la même raison qu'en rapportant avec soin que saint Ansbertx évêque de Rouen, en l'an 695 de Notre-Seigneur, o se munit, avant sa mort, de la perception du corps et du sang du Seigneur; » il omet que ce fut « après avoir convoqué ses frères, et s'être fait célébrer les solennités de la messe (2). »

Il dit bien aussi que sainte Gertrude, qui mourut dans le même siècle, étant avertie de sa mort prochaine, « reçut le très-sacré Viatique du corps et du sang de Jésus-Christ ; » mais il oublie que la veille de sa mort le serviteur de Dieu Ulstan, averti de la part de Dieu, lui avait fait dire « qu'elle mourrait le lendemain durant les solennités de la messe (3) ; » ce qui arriva en effet comme le serviteur de Dieu l'avait prédit.

M. de la Roque use encore de cette mauvaise finesse dans ce qu’il rapporte d'un jeune Saxon (4), dont le Vénérable Bède rapporte l'histoire. Frappé d'une maladie contagieuse, il fut, dit-il, « averti par les apôtres saint Pierre et saint Paul qu'il ne mourrait pas que premièrement il n'eût reçu le Viatique du corps et du sang du Seigneur. » Voilà ce que produit M. de la Roque; mais il oublie que dans l'apparition des apôtres, Bède rapporte expressément qu'ils dirent à ce jeune homme : « Mon fils, ce ne sera pas aujourd'hui que nous vous conduirons au ciel ; mais vous devez attendre qu'on ait célébré la messe, et qu'ayant reçu le Viatique du corps et du sang de Notre-Seigneur, vous soyez élevé aux joies éternelles. » Sur le rapport que fit ce jeune homme d'une vision si merveilleuse, le prêtre « fit dire la messe, fit communier tout le

 

1 La Roq. p. 71. — 2 Sur.,  9 febr. — 3 Act. SS. Ben., tom. II, ann. 658, p. 467 ; Sur., 17 mart. — 4 La Roq., p. 72.

 

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monde, et envoya au malade une particule du sacrifice de l'oblation de Notre-Seigneur. » Je veux que M. de la Roque ait bien prouvé qu'on lui envoya le corps et le sang, ce que j'aurai lieu de lui contester ailleurs; mais il ne de voit pas avoir oublié que ce fut après le sacrifice, et que cet exemple ne fait rien pour la réserve.

Il rapporte (1) au douzième siècle l'exemple de Hervé, abbé de Bourgueil, dont on écrit, qu'avant que de mourir, « il reçut les sacrés mystères du corps et du sang du Seigneur, pour servir de protection à son ame, qui était sur le point de sortir du corps (2). » Mais il ne devait pas avoir omis ce qui est porté dans le même lieu d'où il a tiré ce passage, qu'après avoir reçu l'Extrême-Onction, a il reconnut qu'il ne fallait pas que Notre-Seigneur vînt à lui, mais plutôt que c'était à lui d'aller trouver Notre-Seigneur; qu'il voulut aller à l'église, où il entendit la messe et reçut très-dévotement le corps et le sang de Notre-Seigneur. »

L'Anonyme n'est pas moins soigneux à nous cacher la circonstance essentielle de la messe célébrée (3), et dans la Vie de saint Ansbert, et dans celle de sainte Gertrude, et dans l'histoire du jeune Saxon. Voilà les exemples qui lui sont communs avec M. de la Roque; mais ce ne sont pas les seuls endroits où il tombe dans la faute que je lui reproche. Il remarque à la vérité que saint Robert, évêque de Vomies, mourut l'an 623 de Notre-Seigneur, s'étant « muni du saint Viatique du corps et du sang de Jésus-Christ ; » mais il dissimule « que ce fut après avoir célébré les solennités de la messe, » comme il est expressément marqué dans sa Vie (4). C'est ainsi que cet auteur rapporte les choses.

Je ne veux pas lui reprocher qu'il fait communier Charlemagne sous les deux espèces, et qu'Eginard qu'il produit, n'en dit rien dans ses Annales, ni dans la Vie de ce prince ; mais seulement en général « qu'au septième jour de sa maladie, il reçut la communion sacrée (5). » Je lui pardonne encore de citer Tegan pour la communion de Louis le Débonnaire, dont cet auteur ne dit pas un mot, et de l'avoir confondu avec l'auteur inconnu de la vie et des

 

1 La Roq., p. 76. — 2 Spicil., tom. II, p. 517. — 3 Anonyme, p. 150, 151. — 4 Sur., 27 mart. — 5 Egin. , Vit. Car. Mag., Duch., tom. II, p. 104.

 

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actions de Louis; et sur ce que ce dernier auteur dit que ce prince

reçut selon la coutume la communion sacrée, » je veux encore

qu’il soit permis à mon adversaire d'y ajouter cette glose : « C'est-à-dire comme avait fait Charlemagne, sous l'une et sous l'autre espèce. » Que tout cela, dis-je, lui soit permis; mais il ne devait pas omettre ce qu'avait dit son auteur, que cet empereur ayant passé une très-mauvaise nuit, « le lendemain qui était le dimanche, il fit préparer le ministère de l'autel, » c'est-à-dire tout ce qui servait au saint sacrifice, a et qu'il fit célébrer les solennités de la messe par Drogon, des mains duquel il reçut selon la coutume la communion sacrée (1) ; » de sorte qu'il n'importe plus à la question que nous traitons, que ce fût sous une ou sous deux espèces.

J'avoue donc que c'était la coutume de donner le saint Viatique aux rois, pour ne point ici parler des autres, après avoir dit la messe ou dans leur chapelle, ou en leur présence. Nous avons vu tout à l'heure comment on le donna à Louis le Gros : nous voyons ici comment on le donne à Louis le Débonnaire, et je ne doute nullement qu'on ne l'eût donné de même à Charlemagne, puisqu'on voit par Eginard qu'il le reçut le matin à une heure où l'on pouvait bien dire la messe; mais tout cela, ni de semblables communions, ou des princes ou des autres chrétiens, ne font rien à notre sujet ni à la question de la réserve.

Nos frères me permettront donc de leur rapporter ici ce que leurs auteurs leur dissimulent, que les saints évêques, les saints abbés, les saints prêtres, les saints religieux, les saintes vierges, lorsqu'ils avaient à recevoir le saint Viatique, prenaient soin, non-seulement de le recevoir après la messe, mais encore le plus souvent malgré leur faiblesse d'aller à l'église, ou pour la dire, ou pour l'entendre. On a déjà vu sept ou huit exemples du cinquième, du sixième, du septième et du huitième siècle. En voici « autres. Dès le quatrième siècle et environ l'an 390, saint Maurice évêque d'Angers, célèbre par ses miracles, âgé de quatre-vingt-dix ans et dans la trentième année de son épiscopat, un dimanche, sentant approcher sa dernière heure, « après avoir

 

1 Vit. et act. Lud. Pii., Duch., tom. II, p. 319.

 

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achevé selon sa coutume l'office de la sainte solennité, rendit l'esprit (1). »

On voit au cinquième siècle le saint abbé Winwalocus, à qui un ange vint déclarer le jour de sa mort. A cette heureuse nouvelle, après avoir assemblé ses frères pour se recommander à leurs prières, à la troisième heure du jour, c'est-à-dire à l'heure de tierce, vers les neuf heures du matin, « il offrit le céleste sacrifice ; et après avoir donné le baiser de paix à ses frères et s'être repu de l'Agneau de Dieu, il expira à l'autel (2). »

Vers la fin du sixième siècle, outre l'exemple déjà rapporté de saint Cassius, nous avons la Vie de saint Colomb abbé de Hi en Angleterre, où il est écrit que sachant le jour de sa mort, « il entra dans l'église pour y célébrer la messe de la nuit de Notre-Seigneur (3), » c'était celle de la Nativité, et cela marque la coutume qu'avaient les Saints, lorsqu'ils sentaient approcher la dernière heure.

On voit au septième siècle saint Swibert, évêque de Verde, qui averti du jour de sa mort, « se fit célébrer la sacrée solennité de la messe (4), » On voit au huitième siècle saint Ludger, évêque de Munster, « à un dimanche qui précéda la nuit de sa mort, » non-seulement entendre la messe qu'un « prêtre chanta, mais encore prêcher dans deux églises, comme pour dire adieu à son troupeau, et ensuite, vers les neuf heures du matin , lui-même célébrer pour la dernière fois la solennité de la messe (5), » assuré qu'il mourrait la nuit prochaine. Au même siècle, Virgile évêque de Salsbourg, averti comme les autres de sa dernière heure, mourut « après avoir célébré le mystère du divin Sacrement (6). » Nous avons au dixième siècle saint Alferrus abbé, « qui le propre jour de sa mort, dont il avait été averti, célébra la solennité de la messe (7) : » saint Udalric évêque d'Augsbourg, malade à l'extrémité, « dit deux messes, selon la coutume, le jour de saint Jean-Baptiste, et mourut quatre jours après, à la vigile des apôtres saint Pierre et saint Paul (8). » Sainte Rotecarde tante de saint Berruald, évêque

 

1 Sur., 10 sept. — 2 Ibid., 3 mart. — 3 Act. SS. Ben., tom. I, au. 598, p. 365. — 4 Sur., 1 mart. — 5 Idem, 24 mart. — 6 Idem, 27 nov. — 7 Idem, 12 april. — 8 Idem, 4 jul., cap. XXIIl.

 

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de Hildesheim, « qui avertie de sa mort la nuit de la Nativité de Notre-Seigneur, se fit porter à l'église, où elle entendit la messe DOMINOS dixit (c'est la messe de minuit, qui commence par ces paroles) où elle reçut le Viatique du corps et du sang de Notre-Seigneur, et mourut à la grand'messe, comme elle l'avait prédit, pendant la séquence (1) » c'est ce qu'on appelle la prose ; et enfin saint Geraud comte d'Aurillac, dont la Vie a été écrite par saint Odon abbé de Clugni, et où nous lisons que a prêt à mourir, » il se fit revêtir d'un cilice; et que pendant qu'on psalmodiait autour de lui, « un prêtre alla promptement célébrer la messe pour lui envoyer le corps de Notre-Seigneur qu'il attendait. » On ne parle dans cette occasion, non plus qu'en beaucoup d'autres, que d'une seule espèce, comme nous le remarquerons ailleurs. Il s'agit ici seulement de remarquer le soin qu'on avait d'offrir, autant qu'on pouvait, le saint sacrifice, lorsqu'il fallait donner le Viatique aux malades. Mais dans le même dixième siècle, n'oublions pas l'admirable saint Dunstan évêque de Cantorbéry. Ce saint vieillard averti du jour de sa mort, « célébra la messe solennelle le jour de l'Ascension : après qu'on eut lu l'Evangile, il prêcha, il retourna à l'autel, où par une immaculée bénédiction il changea le pain et le vin au corps et au sang de Notre-Seigneur : à la bénédiction (a), il prêcha encore de la vérité du corps de Jésus-Christ, de la résurrection et de la vie éternelle, avec tant de goût qu'on croyait entendre un citoyen du ciel : après cette seconde prédication, il donna la bénédiction sur le peuple, et retourna prêcher une troisième fois. A cette dernière fois, il déclara qu'il allait mourir : il alla manger la vie à la table du Seigneur : il marqua le lieu de sa sépulture; et nourri du corps et du sang de Jésus-Christ, il attendit avec joie sur son lit la dernière heure (2). »

Le P. Mabillon nous a donné une Vie plus ancienne de cet incomparable évêque, où les mêmes choses sont racontées. On y ajoute seulement que a prêt à mourir, il fit célébrer devant lui le mystère

 

1 Sur., 20 nov., Vit. Berruald., Ep. Hildes., c. 36, 37.— Sur., 19 maii.

 

(a) C’est-à-dire après les saints mystères, à la bénédiction qui se donne au peuple : Ubi ad ad benedictionem super populum ventum est.

 

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de la sainte communion, qu'il reçut de la table céleste les mains étendues (1). »

Vers le milieu du onzième siècle, saint Gontier solitaire, « entendit la messe de Sévère évêque, et se munit de la réception du corps et du sang de Notre-Seigneur (2). »

Au commencement du douzième siècle, saint Anselme archevêque de Cantorbéry, dans les derniers jours de sa vie assiste à la messe, et de son lit se fait jeter sur la cendre et sur le cilice (3). Nous avons vu dans le même temps Hervé abbé de Bourgueil, qui va entendre la messe à l'église, pour y recevoir le corps et le sang de Notre-Seigneur (4). Au même siècle saint Guillaume abbé de Roschild, en Danemark, averti comme les autres du jour de sa mort, qui devait être le Jeudi saint, « s'approche de l'autel pour y sacrifier, y donner l'Eucharistie à tous ses frères, et meurt selon la coutume des saints moines, sur la cendre et le cilice, à l'âge de quatre-vingt-dix-huit ans (5) »

Les saintes religieuses pratiquaient la même chose. On a vu au septième siècle l'exemple de sainte Gertrude. Au même siècle, sainte Opportune vierge et abbesse, « sachant que l'heure approchait qu'elle devait être appelée, fit célébrer les solennités de la messe pour la recommandation de son âme, prête à partir de cette vie (6) : » elle ordonna à tontes ses sœurs d'y porter leur oblation « et se fit apporter le corps de Notre-Seigneur. » Enfin on voit en général que tous ces saints reçoivent le Viatique à des heures qui s'accommodent avec la célébration des mystères, où constamment il fallait être à jeun. Ainsi quand on communia pour Viatique saint Cutbert évêque de Lindisfarne, le Vénérable Bède, qui a écrit sa Vie et qui lui donna la communion, marque expressément que ce fut « vers le temps accoutumé de la prière de la

nuit, » UBI CONSUETUM NOCTURNAE ORATIONIS  TEMPUS ADERAT (7), c'est-à-dire environ sur les deux heures après minuit. Ainsi est-il dit de saint Leufroy abbé au septième siècle, qu'il reçut le Viatique « après qu'il eut achevé les matines avec ses frères, » MATUTINORUM

 

1 Sœc. Bened., V, tom. VII, p. 687, n. 44. — 2 Sur., 9 octob. — 3 Idem, apr. 11. — 4 Ep. Encyc. Mon. Burged., tom. II, Spicil., p. 517. — 5 Sur., apr. 5. — 6 Idem, 22 apr. — 7 Cutb. Vit., per Bed.; Sur., 20 mart.

 

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SYNAXI CUM FRATRIBUS PERACTA (1). On voit au septième siècle, dans la Vie de saint Trudon prêtre, père et fondateur du célèbre monastère qui porte son nom, que l’heure étant arrivée, FACTA HORA, on lui apporta les vivifiants mystères des sacrements (2) ; ce qui montre qu'on attendait une certaine heure, et ce ne peut être que celle où l'on pouvait célébrer le sacrifice. Il paraît même que l'heure ordinaire de communier les mourants et de dire la messe pour eux, était celle qu'on appelait l'heure de prime : la première heure du jour, PRIMA HORA, vers les six heures du matin, par où je ne veux pas dire que le besoin du malade ne fit avancer ou reculer cette heure ; mais seulement que c'était l'heure ordinaire. Car outre qu'on en voit beaucoup qui communient à cette heure, comme saint Meinvert, évêque de Paderborne au commencement du onzième, siècle (3), et sainte Elisabeth fille d'André, roi de Hongrie, dans le treizième (4); Paschase Radbert marque expressément dans la Vie de saint Adelard abbé de Corbie, que dans sa dernière maladie, « les matines étant achevées, et tous ses frères étant assemblés, il reçut la communion vers la première heure du jour, selon la coutume (5). » Au lieu donc que l'heure ordinaire de la messe solennelle était, comme elle est encore, l'heure de tierce, c'est-à- dire neuf heures du matin, on avançait le temps de la messe pour les malades, qui du moins pour la plupart communiaient à jeun, comme les autres fidèles. Quoi qu'il en soit, c’était tellement la coutume de recevoir la communion le matin et au temps qu'on pouvait dire la messe, que parmi tant de Vies de Saints, je n'en vois qu'un seul dont la communion nous soit marquée sur le soir; c'est saint Arnould évêque de Soissons, dans l'onzième siècle, « qui, le vingt-unième jour de sa maladie, reçut sur le soir avec beaucoup de dévotion, le corps et le sang de Notre-Seigneur (6). » Mais aussi faut-il remarquer que ce fut la veille de l'Assomption, jour de jeune, où le sacrifice se célébrait sur le soir; et apparemment son historien nous marque cette circonstance de la communion de ce saint évêque, pour montrer que dans cette dernière extrémité, il ne laissait pas de se conformer

 

1 Sur., 21 jun. — 2 Idem, 23 nov.— 3 Idem, 5 jun. — 4 Idem, 19 nov.— 5 Idem, 2 jan. — 6 Idem, 15 aug.

 

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aux coutumes de l'Eglise, et même de jeûner avec tous les autres.

On ne s'étonnera pas de cette austérité, quand on verra d'ailleurs, presque à toutes les pages des Vies des Saints, qu'ils allaient à l'église, qu'ils disaient la messe, qu'ils assistaient à l'office, qu'ils le disaient exactement aux heures réglées, qu'ils prêchaient et communiaient leurs frères, qu'ils se faisaient mettre sur la cendre dans les approches de la mort, comme on le pratique encore en beaucoup de saints monastères, et comme il est dit expressément que le fit ce saint évêque de Soissons. Nos ministres ont réformé toutes ces choses, et ne nous permettent qu'à peine ou de les croire ou de les louer. Mais elles n'en sont pas moins véritables, et on n'aura pas de peine à se persuader que des gens qui faisaient durer leur pénitence jusqu'à l'agonie, s'accommodaient aisément à l'heure du sacrifice, pour en recevoir la communion du saint Viatique; d'autant plus qu'à peine yen a-t-il un seul de tous ceux que l'on nous produit, dont il ne soit dit qu'il avait prévu et prédit sa mort, soit parce qu'en effet ils avaient été expressément avertis d'en haut, comme il est écrit presque de tous, ou parce que ces saints hommes toujours préparés à cette heure désirée, regardaient leurs moindres maladies comme un avis ou plutôt un ordre d'un prompt départ. On peut donc croire aisément qu'avertis de cette sorte, ils allaient toujours avec joie au-devant de l'Epoux, et s'accommodaient aux heures de l'église et du sacrifice. Mais on le doit croire principalement de saint Omer, qui même « à l'heure de sa mort, tout faible qu'il était, se fit porter dans l'église mère, où ce bienheureux vieillard reçut les sacrements du corps et du sang, prosterné devant les autels comme une hostie sainte (1). » On le doit croire de saint Isidore évêque de Séville, qui voyant arriver le jour de sa mort, se fit porter à la basilique de « saint Vincent martyr, entre les cancels, » ou si vous voulez le traduire ainsi, « entre les balustres de l'autel, où il reçut la pénitence et le corps et le sang de Notre-Seigneur (2). » On le doit croire de saint Volfème évêque de Sens (3). Car un homme dont il est écrit que dans les approches de la mort, « il adressait à ses frères les paroles d'une sainte exhortation au milieu des solennités de la messe, »

 

1 Sur., 9 sept. — 2 Idem, 4 april. — 3 Idem, 20 mart.

 

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n'aura pas choisi un autre temps « pour se munir du corps et du sang de Notre-Seigneur dans sa petite demeure auprès de l'église de Saint-Etienne. » On le doit croire de saint Grégoire évêque d'Utrecht, qui tout mourant qu'il était, se fit porter à l'oratoire de Saint-Sauveur, «où après avoir fait sa prière et avoir reçu le corps et le sang de Notre-Seigneur, il mourut regardant l'autel». » Enfin on le doit croire, et de saint Maur, qui averti de la mort d'un grand nombre de ses frères qu'il devait suivre de près, et sentant défaillir ses forces, « se fit porter devant l'autel de Saint-Martin, où prosterné sur le cilice de son lit, il se munit des sacrements vivifiants (2);» et plus que de tous les autres, de son maître saint Benoit, qui au rapport de saint Grégoire expressément averti du jour de sa mort, se fit porter dans l'oratoire pour s'y munir du corps et du sang de Notre-Seigneur (3). » Ce n'est pas que dans son monastère, non plus que dans les autres lieux, on réservât l'Eucharistie sous les deux espèces, puisque nous venons de voir dans un endroit de la même Vie écrite par saint Grégoire, où il s'agissait de réserve, qu'il n'y est parlé que du corps; mais c'est que ce grand Saint et les autres qui, malgré l'extrémité de leur maladie, allaient chercher Jésus-Christ à ses autels, n'étaient pas moins soigneux de le recevoir dans son sacrifice, et s'accommodaient aisément à l'heure qu'on le célébrait. Ainsi dans tous les exemples que l'on nous produit, nous trouvons, ou le saint sacrifice expressément désigné, ou que toutes les circonstances ont un rapport si manifeste avec l'heure et le lieu où on le célébrait, qu'il faut vouloir s'aveugler pour ne pas voir que les communions dont il s'agit se faisaient à la messe même, ou incontinent après. Ce n'est donc pas, comme l'Anonyme le prétend (4), une illusion grossière de suppléer la circonstance de la messe dans tous les exemples qu'il allègue de la communion des malades. C'est une suite naturelle des autres exemples, et un résultat nécessaire de toutes les circonstances conférées ensemble ; et il est plus clair que le jour que dans ces exemples tant vantés, il n'y a aucun besoin de recourir à la réserve de l'Eucharistie. Que si l'on nous demande

 

1 Sur., 24 aug. — 2 Idem, 15 jan., cap. XLV, XLVI, XLVII. — 3 Greg., Dial. Lib. II, cap. XXXVII. — 4 Anonyme, p. 136.

 

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maintenant dans quel cas et pourquoi nous l'admettons, et qu'est-ce qui nous empêche de nous contenter de ce que prétend M. de la Roque1, que du moins dans les premiers temps on donnait la communion aux malades en consacrant à chaque fois le pain et le vin, c'est ce qu'il faut maintenant examiner.

 

CHAPITRE  XV.
De la Réserve.

 

Cet examen est facile, ou plutôt la chose est déjà toute décidée. Dans les exemples que nous avons rapportés jusqu'ici, il n'est parlé que de ceux qui avaient prévu le jour de leur mort, ou qui pourvoyaient de bonne heure à leurs besoins spirituels et à la réception des saints sacrements, qui par conséquent s'accommodaient à l'heure des mystères, et qui d'ailleurs demeuraient dans les lieux où il y avait des églises, et où la célébration des saints sacrements était ordinaire. Quoique ceux-là, si l'on en ramasse les exemples dans tous les siècles, soient en assez grand nombre, il reste encore un nombre incomparablement plus grand de ceux qui éloignés des églises ou surpris par la maladie, ne laissaient pas le loisir de célébrer le saint sacrifice, ou avaient besoin de l'Eucharistie à des heures où les lois de l'Eglise ne permettaient pas d'offrir. On leur donnait l'Eucharistie comme aux autres, ainsi que le canon XIII du premier concile de Nicée et le LXXVI du concile de Carthage, pour ne point parler des autres, en l'ont foi, On ne pouvait donc les communier qu'en réservant l'Eucharistie, surtout dans les cinq ou six premiers siècles, où il est certain qu'on n'offrait pas tous les jours le sacrifice, du moins partout, et où, quand on l'offrait, on ne l'offrait qu'à une certaine heure du matin, qu'on réglait principalement sur la commodité du peuple.

De dire avec M. de la Roque (2) qu'à chaque fois qu'il fallait communier un moribond, on consacrait l'Eucharistie, en présupposant, si l'on veut, que pour abréger la cérémonie dans une nécessité pressante, on retranchait toutes les prières dont on accompagnait la consécration, et qu'on ne laissait que l'essentiel : c'est

 

1 Hist. de l'Euchar., p. 178; Rép., p. 112, 113. — 2 Ibid.; Rép.., p. 39, 113.

 

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premièrement parler en l'air , puisqu'il n'en allègue aucun exemple , ni rien du tout qui appuie son sentiment ; et secondement , c'est parler contre tous les exemples , puisque dans celui de Sérapion M. de la Roque, qui le cite tant de fois, savait bien qu'à la vérité il est marqué très-distinctement que le prêtre donna « un peu de l'Eucharistie à un jeune garçon, et qu'il lui ordonna de la tremper » pour la donner au moribond ; mais qu'il n'est pas dit qu'il la consacra. Aussi dans les canons de Nicée et de Carthage, il est parlé, non de consacrer, mais simplement de donner l'Eucharistie au malade ; de sorte que d'imaginer ici la consécration, c'est trop abuser de la foi publique.

Que sert donc à nos adversaires de dire que les canons qui ordonnent la communion des malades, ne regardent que les pénitents (1) ? Quoi qu'il en soit, il fallait donc réserver pour eux l'Eucharistie. Mais enfin, comment peut-on dire qu'on ne portât l'Eucharistie qu'aux pénitents ? Saint Ambroise, qui la reçut à la mort, était-il de ce nombre? Pourquoi ceux qui conservaient leur innocence eussent-ils été privés de cette grâce? Mes adversaires me répondent que l'exemple de saint Ambroise est extraordinaire, et que les fidèles qu'on appelait stantes ou communicantes, c'est-à-dire communiant, et exempts des crimes qu'on expiait par la pénitence publique, n'avaient pas besoin, ou ne désiraient pas beaucoup qu'on les communiât à la mort, puisqu'ils avaient si souvent communié pendant leur vie dans l'assemblée des fidèles. Mais si cette raison eût eu lieu, il n'eût pas fallu leur permettre d'emporter l'Eucharistie pour la recevoir dans leurs maisons. Cette seule raison devait faire voir à ces Messieurs, ce qui est certain d'ailleurs, que les fidèles croyaient qu'on ne pouvait trop souvent communier , pourvu qu'on s'appliquât à s'en rendre oigne ; et que si les canons qui parlent de la communion des malades ne regardent que les pénitents , ce n'est pas que les autres fidèles fussent privés de cette grâce à la dernière heure ; mais c’est à cause que les pénitents étant exclus des mystères, il fallait un ordre particulier pour les leur donner.

Après cela c'est une pointille indigne de théologiens, de contester

 

1 Hist. de l’Euchar., p. 177, 178, et suiv. ; Rép.., 38, 39, 145.

 

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la réserve de la communion pour les malades, puisqu'on demeure d'accord de celle qu'on en faisait durant la santé ; de sorte que mes adversaires, lorsqu'ils cherchent après M. de la Roque et les autres ministres à quel siècle il faut fixer cette coutume de réserver la communion pour les malades (1), et qu'ils tâchent d'en déterminer le commencement au quatrième, au cinquième, au sixième, au septième, au onzième siècle (2), ne font que perdre le temps et amuser le monde.

Car enfin, si nos adversaires ne veulent nous contester que la réserve dans les églises, quoique je pense qu'ils l'aient vue depuis que les chrétiens eurent la liberté d'en avoir, c'est une chose qui ne fait rien à notre question, puisque la réserve étant constante de leur aveu propre, dès les premiers siècles, pour tous les fidèles qui n'étaient pas en pénitence, même durant la santé, à plus forte raison doit-on croire qu'ils communiaient dans la maladie et dans les approches de la mort. Si les fidèles réservaient l'Eucharistie, pourquoi non encore plutôt les évêques et les prêtres, à qui ceux qui pouvaient n'en avoir point emporté , ou à qui il n'en rétait plus, la demandaient? Il n'est donc plus question, ni de révoquer en doute la réserve, ni d'imaginer à chaque fois que l'on communiait une nouvelle consécration. La communion domestique , que personne ne nous conteste, prouve le contraire ; et tout ce qu'on pourrait encore demander, c'est à savoir si dans ces derniers moments les fidèles avaient besoin du ministère des prêtres pour recevoir l'Eucharistie, eux qui prenaient tous les jours de leurs propres mains celle qu'ils avaient emportée de l'église. Mais qui ne voit qu'il se pouvait faire que plusieurs, comme je viens de le dire, n'en eussent point emporté ou qu'il ne leur en restât plus , et que cependant l'esprit de l'Eglise a toujours été de recevoir, autant qu'on pouvait, les choses saintes de ceux que le Saint-Esprit en avait ordonné ministres? Or il n'y avait rien de plus aisé dans le soin que prenaient les prêtres de consoler les malades. Mais au reste peut-on douter que les fidèles ne prissent d'eux-mêmes l'Eucharistie qu'ils avaient chez eux, si les prêtres leur manquaient par quelque accident ; et quelle raison y eût-il eue

 

1 Hist. de l’Euchar., p. 145. — 2 La Roq., Rép., p. 96.

 

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de les empêcher de faire étant malades, ce qu'ils faisaient tous les jours en bonne santé ?

Ainsi on ne peut plus disputer, avec la moindre apparence, de la réserve de l'Eucharistie pour les malades ; et toute la question qui pourrait rester, serait à savoir si on la réservait sous une espèce, ou sous deux. Mais encore, en vérité, ce ne serait pas une question, si l'on bannissait l'esprit de dispute. Peut-on, après les choses que nous avons vues, douter le moins du monde que dans la communion domestique la réserve ne se fît sous une seule espèce? Ne voit-on pas plus clair que le jour que mes adversaires, quelques efforts qu'ils fassent, ont senti qu'ils ne le pouvaient désavouer entièrement ; et que M. de la Roque, qui en était convenu de bonne foi dans son Histoire de l’Eucharistie, ne le conteste maintenant que parce qu'il ne peut parer autrement le coup mortel que lui porte une coutume si universelle et si ancienne ? Cependant s'ils veulent des preuves qui appartiennent en particulier à la communion des mourants, qu'ont-ils à dire à l'exemple de Sérapion? Souvenons-nous qu'il était moribond, qu'il envoya demander l'Eucharistie par un jeune garçon , que le prêtre, qui était malade, ne put venir. Que fit-il donc ? Voici le passage d'Eusèbe, ou plutôt de saint Denys d'Alexandrie (1), comme M. de la Roque le traduit (2) : « Il donna à ce jeune garçon un peu de l'Eucharistie, qu'il lui ordonna de tremper, et de faire couler dans la bouche du vieillard. Le jeune homme étant de retour, le trempa, et en même temps le fit couler dans la bouche du malade, qui, l'ayant avalé peu à peu , rendit incontinent l'esprit. » Dieu lui avait fait la grâce de lui conserver la vie, afin qu'il ne mourût pas sans avoir la consolation de communier. C'est un exemple du troisième siècle de l'Eglise, c'est-à-dire de l'un de ces siècles où nos adversaires confessent que la religion était si pure : c'est un exemple arrivé dans l'église d'Alexandrie, si docte et si bien disciplinée ; et loué par son évêque et encore par un évêque aussi éclairé et aussi saint que saint Denys d'Alexandrie : enfin, c'est un exemple rapporté par Eusèbe comme approuvé de tout le monde, que personne en effet n'a jamais blâmé, que Dieu même,

 

1 Hist. Eccl., lib. VI, cap. XLIV. — 2 Hist. de l’Euch., p. 179; Rép., p. 94.

 

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au rapport de saint Denys, a autorisé par un miracle. Je ne m'étonne pas que nos adversaires fassent les derniers efforts pour en éluder la force. Mais que ce qu'ils disent va paraître pitoyable ! Ils ne voient point ici de difficulté. Ils trouvent étrange qu'on ne voie pas dans ce passage les deux espèces mêlées (1); et moi je ne comprends pas comment on a pu appliquer ce mélange à ce passage. Relisons encore une fois ce que dit saint Denys : « Le prêtre, dit-il, donna au jeune garçon un peu de l'Eucharistie, » c'est-à-dire, selon ces Messieurs, « un peu des deux espèces : » poursuivons : « Il lui commanda de le tremper. » Quoi? les deux espèces? quoi? même le vin sacré, il le faisait tremper dans une autre liqueur? Achevons : « Quand le jeune homme fut de retour, il le trempa, » c'est ce peu de l'Eucharistie que le prêtre lui avait donné , et il le fit couler dans la bouche du vieillard. Fut-ce le pain et le vin qu'il trempa? Mais on ne trempe que le solide; par conséquent il n'a reçu et il n'a donné que le solide. S'il s'agissait du mélange des deux espèces également données au jeune garçon par le prêtre, il eût fallu parler autrement. Le prêtre eût dû ordonner à ce jeune homme, non pas de tremper tout ce qu'il lui donnait, mais de le mêler l'un avec l'autre. Il paraît aussi que le jeune homme ne trouva que dans la maison , la liqueur où il devait mouiller ce qu'il apportait de chez le prêtre. C'était donc la seule partie solide qu'il en avait apportée, comme M. Smith, quoique protestant, l'a entendu naturellement ; et loin que l'on puisse dire avec M. de la Roque, «qu'il n'avait pas examiné avec assez de soin les paroles de ce témoignage (2), » c'est M. de la Roque lui-même qui en a changé le sens, et qui abuse trop visiblement de la foi publique.

Quand je le prie de nous montrer le moindre vestige du mélange des espèces, durant six cents ans dans l'Eglise grecque ou dans la latine, il n'en peut produire un seul exemple; et il laisse passer sans contredit ce que j'avance dans le Traité de la Communion (3), que cette distribution des deux espèces mêlées ne paraît qu'au septième siècle, dans le concile de Brague (4), où encore

 

1 La Roq., Rép., p. 96, 97 et suiv.; Anon., p. 138. — 2 La Roq., p. 96. — 3 Traité de la Commun., I part. n. 2, p. 249. — 4 Conc. Brac. IV, can. 2, tom. I, Conc., Labb., col. 563 et seq.

 

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elle ne paraît que pour y être défendue, loin qu'on puisse présupposer que saint Denys d'Alexandrie, loué comme un grand canoniste par saint Basile (1), l'ait approuvée au troisième siècle. Notre ministre se sauve d'un raisonnement si pressant, en distinguant ce qui se fait régulièrement d'avec qui se fait par condescendance et par une espèce de nécessité (2). Mais comme les premiers exemples approuvés qu'il ait ici allégués de cette condescendance, sont d'un concile de Tours, qu'il place lui-même vers la lin du neuvième siècle (3), d'un Rituel de la fin du dixième et du concile de Clermont à la fin du onzième (4), je ne crois pas qu'on veuille expliquer la pratique du troisième siècle par une qui n'est approuvée au plus tôt que sur la fin du neuvième, six ou sept cents ans après, et dont on ne voit aucune mention dans tous les siècles précédents.

Il est vrai que dans un autre lieu de sa Réponse (5), il prétend avoir trouvé le mélange des deux espèces dans un saint Prosper (6), quel qu'il soit, auteur du cinquième ou sixième siècle. Mais il se trompe visiblement ; car cet auteur parle bien d'une partie du corps de Notre-Seigneur, qu'on donna trempée à une fille qui avait de la peine à avaler ; mais c'est autre chose de mêler les deux espèces, autre chose de tremper le pain sacré dans une liqueur commune, comme on fit à Sérapion pour en faciliter le passage. Saint Prosper marque le premier, et ne parle nullement de l'autre; tellement qu'on peut dire sans hésiter, que mille ans durant il ne se trouve nul exemple approuvé des deux symboles mêlés dans la communion.

Que si l'on avait recours à l'Eglise grecque, on n'y trouverait pas mieux son compte, puisqu'encore que la communion par le mélange s'y soit universellement introduite, on ne voit pas que ce puisse être avant le neuvième siècle ; et il est constant par le canon cent unième du concile de C. P. in Trullo, c'est-à-dire dans le dôme du Palais-Royal, qu'on n'y songeait seulement pas dans le septième, puisque chacun y prenait encore le pain avec la main selon l'ancienne coutume ; de sorte que ce ministre, qui veut que

 

1 ep. A Amphil. — 2 La Roq., Rép., p. 99, 139. — 3 Ibid., p. 85. — 4 P. 83. — 5 Prosp., de Dim. temp., cap. VI.

 

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nous admettions le mélange des deux espèces dans la communion de Sérapion, n'en saurait trouver aucun exemple, ni en Orient ni en Occident, ni pour les saints ni pour les malades, que plus de six cents après.

Quant à ce qu'il me prie à son tour de « lui indiquer quelque exemple de la communion d'un malade avant celui de Sérapion (1), » compte-t-il donc pour si peu de chose que dans le petit nombre d'écrits que nous avons des trois premiers siècles, il s'y trouve un exemple si authentique, avec l'approbation d'un aussi grand homme que saint Denys d'Alexandrie? Un évêque aussi éclairé, aussi soigneux de la discipline, aura-t-il donné son approbation à une chose inouïe et sans exemple dans l'Eglise ? Mais pourquoi exiger absolument la communion d'un malade sous une espèce avant ce temps ? La communion domestique, que M. de la Roque lui-même avant cette dernière dispute avait reconnue de bonne foi sous une espèce, n'est-elle pas suffisante pour établir la tradition de l'Eglise ? Et s'il faut absolument la communion d'un malade pour soutenir celle de Sérapion, la communion de saint Ambroise, qui est du siècle d'après, n'est-elle pas assez authentique ?

 

CHAPITRE XVI.
De la communion de saint Ambroise mourant.

 

Il est vrai qu'on fait ici les derniers efforts pour empêcher les avantages que nous en tirons ; mais pour mettre fin aux disputes, il n'y a qu'à lire ce que son diacre Paulin écrit de sa dernière maladie (2). « Honorat, évêque de Verceil ( c'est celui qui l'assista à la mort) s'étant retiré pour se reposer au haut de la maison, il entendit une voix qui lui disait pour la troisième fois : Levez-vous, hâtez-vous, parce qu'il rendra bientôt l'esprit : alors étant descendu, il présenta au Saint le corps de Notre-Seigneur, il le prit; et aussitôt après qu'il l'eut avalé, QUO ACCEPTO, UBI GLUTIVIT, il rendit l'esprit, portant avec lui un bon Viatique, afin que son âme fortifiée de cette viande, allât jouir de la compagnie des

 

1 La Roq., p. 97 — 2 Vita S. Amb., per Paul. Diac, cap. XXIV, n. 47; Sur., 4 april.

 

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anges. » On ne peut rien voir de plus clair. Saint Honorat, averti d'en haut, porte au Saint ce qu'on avait accoutumé de porter aux malades à cette heure, car c'était dans le milieu de la nuit. Dans cet empressement, carie Saint allait mourir, il n'y avait pas assez de temps pour offrir le sacrifice, et c'était le cas de porter ce qu'on avait accoutumé de réserver, c'est-à-dire le corps seul, ce qu'en effet nous avons vu qu'on avait porté à Sérapion. C'est aussi ce corps divin qu'Honorat porta à saint Ambroise. C'est pourquoi l'historien dit distinctement « qu'il présenta au Saint le corps de Notre-Seigneur, que le Saint le prit » de la main, comme c'était la coutume : « qu'aussitôt après qu'il l'eut avalé, » UBI GLUTIVIT , terme qui convient naturellement aux choses solides, « il rendit l'esprit, » muni de ce Viatique et fortifié de cette viande, ESCA; de sorte que tout détermine au corps seul. Si saint Ambroise était mort aussitôt après avoir pris le sang, il eût fallu se servir d'un autre tour, et dire qu'à peine eut-il avalé la sainte liqueur il expira ; mais non :  c'est aussitôt après qu'il eut englouti le corps, comme une viande dont on est avide. Que M. de la Roque, que l'auteur de la seconde Réponse, à l'exemple de leurs confrères, ramassent, tant qu'il leur plaira, des exemples de la synecdoque et de la partie prise pour le tout. Qui jamais a douté qu'il n'y en eût? Mais c'est l'erreur perpétuelle de ces Messieurs, de conclure qu'il y a figure dans un endroit, parce qu'il y en a dans d'autres ; ce qui est confondre tout le langage humain. Il faut voir si la figure convient au lieu : si, par exemple, la synecdoque peut être placée en cet endroit de l'histoire de saint Ambroise. Ces Messieurs le sentent bien ; et s'ils parlent encore un peu de la synecdoque (1), c'est pour ne se pas ôter tout à fait cette échappatoire. Mais au fond, ils sentent bien qu'il n'y a rien ici de supprimé : l'action est toute expliquée. On voit distinctement le corps présenté : le corps pris dans la main : le corps avalé et aussitôt après la mort. C'est pourquoi M. de la Roque nous dit le premier avec Calixte, que saint Ambroise prévenu de la mort, après avoir reçu le corps du Seigneur, n'eut pas le temps de recevoir l'autre symbole : « que le récit de Paulin nous conduit là directement,

 

1 La Roq., p. 108, 109 ; Anonyme, p. 143.

 

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puisqu'il dit expressément que le malade n'eut pas plutôt reçu le corps du Seigneur, qu'il rendit l'esprit. Il ne pou voit, poursuit-il, mieux faire voir qu'on n'eut pas le temps de lui faire avaler le vin sacré (1), » Et l'auteur de la seconde Réponse: « Je veux que saint Ambroise ne reçut que le pain. M. Bossuet eût-il voulu qu'on eût fait avaler le vin sacré à un homme mort, puisque Paulin dit qu'aussitôt qu'il eut avalé le pain, il expira (2) ?» Il est donc enfin avéré que saint Ambroise ne communia que sous l'espèce du pain. Mais si l'autre ne lui eût manqué que parce que la mort ne lui laissa pas le temps de la prendre, de bonne foi l'historien n'aurait-il pas naturellement marqué cette circonstance ? N'aurait-il pas dit que la mort suivit de si près la réception du corps, qu'il n'y eut pas même de temps pour lui faire prendre le sang qu'on lui avait apporté selon la coutume , supposé qu'en effet ce fût la coutume ? Mais au contraire il nous représente son saint évêque comme n'ayant plus rien à désirer, après avoir reçu le corps du Sauveur. Saint Honorat est averti par une voix céleste, et trois fois de suite, d'aller vite, parce que le saint homme allait expirer. Dieu ne voulait pas qu'il manquât des consolations que les chrétiens avaient accoutumé de désirer, et de recevoir en cet état. Les œuvres, dont Dieu se mêle d'une façon si miraculeuse, s'accomplissent, et il paraît que saint Ambroise n'attendait que l'effet de ce dernier soin pour aller à Dieu.

L'auteur de la seconde Réponse s'en prend à saint Honorat, « qui attendit trop à communier le malade (3), » et qui fut cause par son retardement « que saint Ambroise n'eut pas le temps de recevoir le calice. » Il ajoute qu'il ne doute pas « que Dieu n'eût bien voulu le conserver jusqu'à ce moment-là, afin de lui donner la consolation de mourir dans la communion de son Sauveur ; mais que c'était aussi tout ce qu'il pouvait légitimement désirer, et que Dieu dût faire un miracle pour le conserver en vie jusqu'à ce qu'il eût pris le calice, il ne le croit pas.» Que veut-il dire ? A la rigueur saint Ambroise n'avait pas besoin de ce miracle ; et quand il serait mort sans communier, sa bonne volonté lui eût servi devant Dieu. Mais puisque Dieu voulait faire un miracle, afin que cette

 

1 La Roq., p. 110, 111. — 2 Anonyme, p. 142. — 3 Ibid.

 

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bonne volonté eût son effet, son œuvre ne devait pas demeurer imparfaite. Pourquoi inquiéter ici saint Honorat, dont la mémoire doit être vénérable pour cela même que saint Ambroise le choisit, parmi tant de saints évêques de la province, pour mourir entre ses bras? Au lieu, dit-on, « de veiller et de prier auprès de son malade, et en tous cas de dormir dans une chaise auprès de son lit, il dort dans une chambre haute. Une voix céleste n'est pas capable de le réveiller, non pas même une seconde fois : il faut qu'elle éclate une troisième pour le tirer du lit, et il attend le dernier moment de la vie d'un malade pour lui donner la communion, au lieu de là lui donner dans le temps qu'il est encore dans son bon sens (1).» Ne dirait-on pas à l'entendre que saint Ambroise avait perdu la connaissance, quand son saint confrère lui apporta la communion? Mais doit-on accuser un homme épuisé par les veilles précédentes si, pour amasser de nouvelles forces, il va prendre un peu de repos; Dieu même le permettant ainsi, afin de montrer qu'il veille toujours sur ses serviteurs, pendant que ceux qui les gardent accablés de l'infirmité de la nature, sont contraints de céder au sommeil? Mais quel excès de chagrin fait dire à cet auteur emporté que saint Honorat, paresseux et endormi, se laisse à peine tirer de son lit par une voix divine, et se fait tirer l'oreille par trois fois (2)? Si notre auteur est embarrassé dans une difficulté où il ne voit point de sortie, il ne faut pas qu'un saint évêque en porte la peine. Dans les choses extraordinaires, on est surpris d'abord : on ne sait encore ce que c'est. Saint Pierre même, quand l'ange le vient éveiller pour le tirer de prison, en mettant ses habits, en suivant l'ange qui le ramenait à sa maison, ne sait s'il veille ou s'il dort encore; et il «s'imagine, que ce qu'il voit si réellement, n'est qu'un songe (3). » Qu'y a-t-il donc à s'étonner, si le saint évêque de Verceil, étonné d'une voix extraordinaire, ne sait pas d'abord ce que c'est, et si Dieu le permet ainsi pour ensuite se faire sentir d'une manière plus vive et plus puissante? Mais puisque Dieu s'en mêle si visiblement, tout s'accomplira dans le temps. Le monde aura un exemple d'une Providence qui sait donner à ceux qu'elle honore

 

1 Anonyme, p. 152. — 2 Ibid., p. 142. — 3 Act., XII, 9.

 

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d'un regard particulier, tout ce que leur piété leur fait désirer.

Faisons ici un peu de réflexion sur les deux exemples que nous venons de voir, je veux dire sur celui de Sérapion et sur celui de saint Ambroise, et comparons-les avec les autres que nous avons considérés dans les chapitres précédents. Souvenons-nous du passage de saint Justin et des messes que l'on disait exprès, quand on le pouvait, pour communier les malades, et que les malades disaient eux-mêmes, s'ils étaient prêtres, comme le fit saint Paulin évêque de Noie, dans l'âge même de saint Ambroise. Nous avons vu dans saint Justin l'Eucharistie portée aux absents sous les deux espèces ; mais nous avons vu aussi que c'était en sortant du sacrifice. Les deux espèces nous ont paru aussi distinctement marquées dans quarante ou cinquante exemples de communions de malades ; mais il ne nous a pas paru moins clairement que c'était à l'heure de la messe qu'on les distribuait ainsi. C'en est assez pour nous convaincre que lorsqu'on les trouvait distribuées toutes deux, c'était aussi la coutume de les exprimer l'une et l'autre. Si donc il n'en est parlé, ni dans la communion de Sérapion, ni dans celle de saint Ambroise ; et si nous voyons clairement au contraire qu'ils n'ont reçu que le corps, c'est que les circonstances étaient différentes : c'est que Sérapion et saint Ambroise furent pressés de la maladie dans un temps où l'on ne pouvait offrir le sacrifice, au milieu de la nuit, comme Eusèbe le dit distinctement de Sérapion, et le diacre Paulin de saint Ambroise ; et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les choses étaient dans une extrémité où il n'y avait pas un moment à perdre, où l'on n'avait pas le temps d'offrir ni de consacrer, où constamment on ne le fit pas, où par conséquent on ne put donner que l'Eucharistie réservée. C'est alors qu'on ne voit paraître que le corps seul, et l'on ne veut pas que nous voyions dans ces deux exemples la coutume dont il s'agit !

On a beau dire que nous ne citons que deux exemples. Car pour ne point encore parler de tous les canons, de toutes les observances, et enfin de tous les passages dont ces deux exemples sont soutenus : ces deux exemples, sans aller plus loin, nous sont donnés nomme n'ayant rien que de très-commun et de très-reçu

 

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dans l'Eglise. Saint Denys d'Alexandrie, homme très-versé dans les canons, raconte celui de Sérapion comme une chose ordinaire, dans une lettre qu'il écrit à un grand évêque de son temps, sans qu'il paroisse en effet que ni cet évêque, ni Eusèbe de Césarée, qui a transcrit cette lettre dans son histoire, ni enfin qui que ce soit, y ait rien remarqué d'extraordinaire. Quant à l'autre exemple, Honorat, un saint évêque averti de Dieu, donne l'Eucharistie en cette forme : saint Ambroise, un si grand homme et si régulier, la reçoit. Ni l'église de Milan ni les autres églises du monde ne s'en étonnent. Le diacre Paulin, témoin oculaire, en écrit l'histoire à saint Augustin dans la Vie qu'il lui dédie, sans crainte d'être repris. Plus on combat ces exemples, sans en pouvoir renverser l'autorité, plus on montre qu'on en est pressé au dernier point ; et l'on voit qu'il n'y a rien de plus accablant que ce qui fait employer, pour s'en dégager, tant de faibles et impuissantes machines.

Au reste j'ai rapporté le passage du diacre Paulin, comme il est dans les manuscrits, comme il se trouve dans les éditions les plus exactes de saint Ambroise, et entre autres dans celle d'Erasme, dans Surius, dans Monbritius, le plus correct des collecteurs de vies, et qui étant Milanois, a pu voir des exemplaires plus fidèles de la Vie de saint Ambroise, et comme les Bénédictins, dont les travaux et l'exactitude sont loués dans toute l'Europe se préparent (car je m'en suis informé) à nous le donner dans la nouvelle édition qu'ils achèvent de saint Ambroise : ce que je suis bien aise de remarquer, parce qu'encore que le changement qu'on voit dans les éditions moins soignées n'ait rien de fort considérable, ni qui donne atteinte à ma preuve, il m'importe que le lecteur voie le soin que je prends dans les moindres choses, de lui donner tout bien digéré et poussé jusqu'au dernier éclaircissement. Il ne faut pas plaindre ses peines, quand il s'agit de soulager des infirmes et de combattre des chicaneurs. C'est pourquoi je ne veux rien oublier, dussé-je en devenir ennuyeux ; et comme je prévois que nos adversaires en reviendront toujours à leur synecdoque, il faut une bonne fois la renverser jusqu'au fondement.

 

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CHAPITRE XVII.
Les ministres abusent de la synecdoque : deux raisons d'exclure cette figure des passages où le corps de Notre-Seigneur est nommé seul, et en particulier dans ceux où il s'agit de la communion des mourants.

 

Lorsque je trouve le corps de Notre-Seigneur nommé seul en tant de rencontres, et en particulier lorsqu'il s'agit de la communion des mourants, outre les raisons particulières qu'on tire de chaque passage, deux raisons générales me persuadent qu'il faut entendre à la lettre le corps seul, et non pas le corps et le sang par la figure qui exprime le tout par la partie.

La première raison que j'en ai, c'est qu'on ne se sert de cette figure que lorsque ces deux parties sont inséparables et ne vont jamais l'une sans l'autre. Ainsi dans le langage figuré, on prend la bouche pour tout le visage, ora ; le seuil de la porte, ou la porte même, ou le toit, pour toute la maison, tectum , limina ; la poupe pour tout le vaisseau , et ainsi du reste. Et la raison en est évidente, parce que ces choses étant, comme je viens de dire, inséparables et ne paraissant jamais qu'ensemble , l'une ramène nécessairement l'idée de l'autre. C'est pourquoi dans le langage abrégé, qui est la source de la plupart des figures, et particulièrement de celle-ci, en nommant une des parties , par exemple la plus importante ou la plus apparente, et celle qui se montre la première, on fait nécessairement entendre l'autre. Afin donc qu'on put user de cette figure dans l'occasion présente, il faudrait qu'il fût véritable qu'on ne prît jamais le corps sans le sang, ni l'une des espèces sans l'autre. Or, loin que cela soit véritable, le contraire est très-certain ; et la seule communion domestique en est un exemple si convaincant, que M. de la Roque en est naturellement demeuré d'accord dans son Histoire de l’Eucharistie ; et que mon autre adversaire, qui s'est efforcé de le nier, n'a osé pousser la négative jusqu'à la communion des solitaires. Mais sans avoir égard à leurs sentiments, que l'envie seule de disputer a fait naître , un homme de bon sens et de bonne foi n'a qu'à lire les choses sans prévention, pour être entièrement convaincu que

 

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la communion domestique s'est faite sous une espèce : ce qui étant établi, loin qu'on puisse dire que la communion se fit toujours nécessairement sous les deux symboles , il paraît au contraire, du moins dans les premiers siècles, qu'elle était plus ordinaire sous un seul que sous les deux, puisque durant les persécutions, la communion domestique, qui se faisait tous les jours , était sans comparaison plus fréquente que la communion dans les assemblées, que la persécution rendait plus difficiles et plus rares.

Ainsi quand je verrai dans les Pères que l'on offre, que l'on consacre, que l'on fait le corps de Notre-Seigneur, sans parler du sang, j'entendrai nécessairement par la figure synecdoque l'un des symboles exprimé par l'autre, parce qu'on ne vit jamais aucune occasion ni aucun exemple où l'on ait offert et consacré le sacrement, sans en offrir et consacrer les deux parties, et que selon toute la tradition c'est précisément dans les deux espèces que consiste le sacrifice. Mais comme il n'en est pas de même de la communion et que dès les premiers siècles, il s'en faisait tous les jours, et des milliers, sous une espèce, il paraît qu'en cette occasion l'une des espèces ne ramène pas l'idée de l'autre ; et par conséquent que la figure dont il s'agit n'y convient pas ; et je prie qu'on remarque bien ce principe, parce qu'il en naîtra bientôt de merveilleuses conséquences et un entier éclaircissement de la vérité.

Ma seconde raison est tirée de ce que, dès l'origine du christianisme, je trouve perpétuellement et constamment la partie solide du sacrement nommée seule sous le nom de pain ou de corps, ou d'autres termes équivalents dans un certain cas déterminé, qui est le cas de la réserve, et en particulier de celle qu'il fallait faire nécessairement pour les malades, pour qui le temps ne permettait pas qu'on offrît le sacrifice, ni qu'on en attendît l'heure. Car c'est ce qui fait paraître que l'expression que l'on fait dans le discours de cette partie solide du sacrement, ne vient pas d'une figure arbitraire , mais d'un usage réglé, qui était né d'une difficulté particulière, c'est-à-dire de celle qu'on trouvait à garder longtemps l'autre espèce ; difficulté si véritable, qu'il a fallu enfin en convenir, comme je l’ai déjà marqué. Car l'Anonyme, qui paraît le plus

 

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difficile sur ce sujet, ne laisse pas d'avouer, ce qui est aussi trop visible pour être nié, « que le pain se pouvait mieux et plus longtemps conserver que le vin (1) ; » ce qui l'oblige aussi à rejeter, « sur une espèce de nécessité, » la coutume de ne prendre que le pain sacré dans les communions domestiques, du moins « en plusieurs rencontres, » parce que « les deux espèces ne se pouvaient ni si bien ni si aisément garder (2). » Il ne s'agit donc pas de chercher ici une nécessité absolue , et il suffit qu'il y ait une espèce de nécessité: il ne s'agit pas non plus de savoir si, absolument parlant , on peut garder le vin : c'est assez qu'on ne le peut garder, ni si longtemps, ni si bien, ni si aisément. L'Eglise, qui voulait rendre la communion facile à ses enfants, se contente de cette espèce de nécessité; et si elle s'en contentait pour accorder la réserve de l'Eucharistie sous une espèce à ceux qui se portaient bien, à plus forte raison doit-on croire qu'elle s'en sera contentée pour faciliter la communion des malades, qui dans de plus grands besoins avaient moins de commodité de s'ajuster aux heures du sacrifice.

Ce n'est donc qu'à ce besoin qu'il faut attribuer la différence qu'on trouve entre la communion de tant de mourants, et celle de Sérapion et de saint Ambroise. Ce n'est point par une bizarrerie du style, ni par l'usage arbitraire d'une figure, qu'on trouve les deux espèces exprimées dans les communions des premiers, au lieu qu'on n'en trouve qu'une seule dans la communion des autres. C'est, comme je l'ai déjà dit, que les uns ayant communié sans être surpris ni pressés, à l'heure du sacrifice, on leur a pu donner naturellement ce qu'on y venait de consacrer ; et qu'au contraire les autres pressés de communier au milieu de la nuit, sans qu'on eût un moment à attendre, on ne leur a pu donner que la partie du sacrement, qu'une espèce de nécessité obligeait à réserver seule , c'est-à-dire le pain sacré. Ce n'est point par hasard , ni par négligence, ni pour abréger le discours, que dans ces communions on n'a fait mention que du pain ; au contraire c'est avec dessein, et pour exprimer ce qui se faisait ordinairement dans l'Eglise.

 

1 Anonyme, p. 169. — 2 P. 215.

 

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CHAPITRE XVIII.
Examen des endroits où il est parlé de la Réserve.

 

Ce raisonnement paraitra d'autant plus fort, qu'en examinant toute la suite où il est parlé de la réserve , nous n'y voyons partout que le pain sacré. Cette recherche se peut faire, ou selon les vrais principes, ou selon les suppositions de nos adversaires. Selon les vrais principes, la réserve est aussi ancienne que l'Eglise. La communion domestique, que personne ne révoque en doute, rend cette vérité incontestable ; et nous avons remarqué qu'après une réserve si universelle pour ceux qui se portaient bien, c'est trop abuser le monde que de vouloir chicaner sur celle qu'on faisait pour les malades. Il est pourtant véritable que nos adversaires ont porté leur chicane jusque-là. Quoique la communion de Sérapion et de saint Ambroise , où la réserve est si manifeste , nous soient montrées comme des choses usitées et auxquelles tout le monde était accoutumé, ces Messieurs les veulent faire passer pour extraordinaires. Il est vrai qu'ils n'ont pu nier que les canons de Nicée et de Carthage n'ordonnassent la communion pour les malades comme une chose ordinaire ; mais plutôt que d'admettre la réserve, M. de la Roque a prétendu malgré toute l'antiquité, qu'autant de fois qu'on donnait l'Eucharistie aux malades on la consacrait dans leur maison ; et enfin après avoir parcouru tous les siècles l'un après l'autre , pour chercher le commencement de la réserve pour les malades, il ne trouve de point où la fixer que peut-être à la fin du septième siècle (1).

Nous avons déjà montré qu'une telle prétention est une illusion manifeste , et la suite découvrira davantage combien ce ministre abuse le monde par une recherche apparente de l'antiquité. Mais afin que la vérité paraisse en toute manière et en toute supposition, on suppose avec lui que la réserve, qu'il a voulu nous er dans les premiers siècles, a commencé à la fin du septième. Si je prouve que dans ces temps et dans les suivants on ne la trouve que sous la seule espèce du pain , ce sera une conviction

 

1 La Roq., p. 64.

 

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que le vrai esprit de l'Eglise était rie le faire de cette sorte ; et cette preuve jointe à celle qu'on tire de la communion domestique , et de celle de Sérapion et de saint Ambroise, où l'on ne voit pareillement que le pain sacré, achèvera la démonstration de la pratique de tous les siècles, et fera voir la chaîne entière de la tradition. Or la chose nie sera facile, en suivant M. delà Roque dans la recherche qu'il a faite de cette matière.

Il dit donc que ce qu'il n'a pu trouver dans les six premiers siècles, nous le trouverons infailliblement dans les suivants (1) ; » et qu'en effet, vers la fin du septième siècle, il lui paraît « quelques acheminements à la réserve de l'Eucharistie, quoiqu'il n'y ait rien de formel ni de positif pour les malades. » Il en allègue deux exemples : l'un dans l'institution de l'office des Présanctifiés, qu'il attribue faussement, comme nous verrons ailleurs, au concile tenu à Constantinople in Trullo, dans le dôme du palais impérial, en 692 ; l'autre en l'an 693, dans le concile XVI de Tolède (2).

Notre auteur remet à parler de l'office des Présanctifiés à un lieu plus propre (3), où nous en traiterons aussi avec lui. Pour le concile de Tolède, le ministre avoue qu'il y est réglé que le pain sacré sera d'une moyenne grandeur, « afin que ce qui en restera puisse être gardé plus facilement, sans qu'il y soit fait aucun tort, ABSQUE ALIQUA INJURIA, en quelque petit endroit, ou dans quelque sachet moyen. » Voilà commentée ministre traduit le mot modico loculo, qui se trouve dans le canon ; et il omet ce qu'on y trouve aussi, absque aliquâ injuria, ce qui est mis pour exclure toute négligence et toute irrévérence.

Ce ministre remarque qu'il n'est point dit dans ce canon à quelle fin on gardait ces restes sacrés, et qu'on n'y parle non plus ni de boîte, ni d'autre vaisseau destiné à le garder. Je ne sais s'il ne voudrait pas insinuer qu'on ne faisait pas grand cas de ces restes du pain consacré, puisqu'on les mettait dans un sachet ou dans un petit endroit. Mais pour ce qui est du petit endroit, il pouvait être très-orné ; et l'on ne peut douter qu'il ne fût très-propre, puisque le concile explique si bien que le corps de Notre-

 

 

1 La Roq., p. 61. — 2 Conc. Tolet. XVI, can. 6; vid. Conc., Labb., tom. VI, col. 1340. — 3 La Roq., p. 62, 63.

 

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Seigneur y doit être gardé sans irrévérence, ABSQUE INJURIA. Pour les sachets, ils sont employés dans Y Ordre romain à rompre dedans l'oblation sainte, ou le pain sacré qu'on allait distribuer au peuple. On empêchait par ce moyen les particules de tomber à terre- et puisque c'était par respect qu'on se servait de ces sachets, on voit bien qu'on les faisait dignes d'un si saint usage. Enfin de quelque manière qu'on veuille traduire le mot loculus, soit un sachet, soit une bourse, ou quelque autre réceptacle, que ce soit, on ne peut douter qu'on n'y désirât toute la bienséance

requise.

Que si le concile n'exprime pas à quel usage devaient servir ces restes si soigneusement conservés, ce ministre de voit entendre que c'est qu'il n'y avait là rien de nouveau, et qu'on savait dans l'Eglise à quoi il fallait employer l'Eucharistie réservée. Ainsi loin de s'imaginer que c'était là un commencement, ou quelque acheminement vers la réserve, il devait juger au contraire que c'en était une suite. Et en effet le concile ne se propose pas ici d'ordonner quelque chose de nouveau touchant l'usage des oblations moyennes, mais de faire observer l'ancienne coutume de l'Eglise, sicut ecclesiastica retentat consuetudo. Il fallait juger de même de la réserve, et ne pas imaginer des nouveautés, comme notre ministre fait, sans fondement. Au surplus il est aisé de juger, sans faire de grandes recherches, que ces restes étaient gardés pour les malades. La coutume de les communier était si constante, qu'on ne peut en imaginer un usage plus naturel. M. de la Roque ne s'y oppose pas; et puisqu'il consent lui-même à mettre la réserve de l'Eucharistie pour les malades vers la fin du septième siècle, il nous indique tacitement le canon de ce concile de Tolède, tenu à l'extrémité du même siècle en 693.

Que si c'est par là que commence selon M. de la Roque la réserve pour les malades, on ne peut assez remarquer qu'on ne réserve que le pain seul. D'où vient cela, je vous prie, si ce n'est de l’ancien esprit de l'Eglise, qui de tout temps n'avait réservé que le pain sacré? C'est ce pain que l'on reçoit dans la communion domestique : c'est ce pain que Sérapion et saint Ambroise mourants reçoivent des mains de l'Eglise : c'est ce pain qu'on a vu

 

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partout dans la réserve. Ce que font les Pères de Tolède, lorsqu'ils commencent à faire garder par un soin public le pain sacré tout seul, vient du même esprit; et à vrai dire, ce n'est pas là un commencement, c'est une suite du même dessein qu'on a toujours vu dans l'Eglise, et de cet inviolable respect qui lui a fait conserver toujours l'Eucharistie sous l'espèce où elle pouvait la conserver avec plus de sûreté et de décence.

On voit clairement le même dessein dans les décrets du pape Léon IV, au neuvième siècle, répétés par le célèbre Rathier de Vérone, dans le dixième. On a y ordonne aux prêtres de célébrer dévotement la messe, de prendre avec crainte le corps et le sang de Notre-Seigneur. » Voilà les deux espèces à l’endroit où il s'agissait du sacrifice ; mais quelques lignes après, où il s'agit de la réserve de l'Eucharistie pour les malades, on ne parle plus que du corps : « Qu'on ne mette rien sur l'autel, si ce n'est les coffrets avec les reliques des saints, CAPSAE (le mot de châsses est venu de là) ; on peut y mettre les quatre Evangiles, ou la boîte avec le corps de Notre-Seigneur, PYXIS, pour le Viatique des malades (1). » Qui ne voit que c'est de dessein, et pour dire ce qui se faisait effectivement, qu'on exprime ici le corps ? C'est pourquoi le reste suit de même, et la boîte nous détermine au même sens. Osera-t-on persister à dire qu'on ait gardé le vin consacré dans une boîte, in pyxide (2)? Etait-ce dans de tels vaisseaux qu'on conservait les liqueurs? J'y vois l'encens, j'y vois les reliques, j'y vois le corps de Notre-Seigneur ; je n'y vois jamais le sang : et si l'on veut s'imaginer quelque fiole qu'on y renfermât, il serait parlé de la fiole comme de la boîte, ce qui ne se trouve nulle part ; au contraire on trouve toujours ce mot avec le corps, et jamais une seule fois avec la liqueur sacrée ; et sans sortir du siècle de Léon IV, on y trouve encore la boîte dans les Capitulaires d'Hincmar, mais on n'y trouve que la sainte oblation; c'est-à-dire manifeste aient le corps de Notre-Seigneur. Il faut, dit Hincmar, « demander au prêtre s'il a une boîte où il puisse renfermer décemment l'oblation sainte pour le Viatique des malades (3). »

 

1 Traité de la Commun., p. 460; Decret. Leon. IV. — 2 La Roq., Rép., p. 80, 81 ; Anonyme, p. 165. — 3 Capit. Hincm., ad Presb., cap. VIII.

 

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C'est une chose surprenante que l'Anonyme, qui examine avec soin les passages que l'on vient de voir de Léon IV et d'Hincmar, auteurs du neuvième siècle, où la boite de la réserve est si clairement exprimée (1), ne laisse pas de dire au même chapitre « que le premier qui parle de ces boîtes est Burchard, auteur latin de l'onzième siècle (2) ; » tant il avait de penchant à reculer, autant qu'il le pouvait, la mention d'un vaisseau où, quelque semblant qu'il fasse, il reconnaît trop distinctement la réserve sous une seule espèce.

Quant à ce mot : Oblation sacrée, je pensais que d'habiles gens ne me contesteraient pas que dans le langage ecclésiastique, il signifie en particulier le pain que l'on offre et que l'on consacre à l'autel ; mais puisqu'ils n'ont pas pris garde à cet usage et qu'ils m'en demandent des exemples (3), je leur ai marqué les endroits où ils les peuvent trouver en très-grand nombre. S'ils en veulent du siècle d'Hincmar même, le docte du Cange leur en fournira (4). Ils pouvaient, sans aller plus loin, en trouver dans les endroits mêmes qu'ils examinaient. On trouve parmi les préceptes de Léon IV, cette ordonnance adressée aux prêtres : Faites un signe de croix bien droit, c'est-à-dire bien formé selon l'usage ecclésiastique, sur le calice et sur l'oblation (5), c'est-à-dire sur le calice et sur le pain. On voit ici l'oblation distinguée manifestement du calice, encore qu'il fût aussi offert ; mais l'usage l'avait emporté, comme en d'autres passages on appelle hostie le seul pain sacré ; usage qui dure encore parmi nous, encore que le saint calice fasse partie du sacrifice. On entendait donc par le mot d'oblation, ce qu'on entend encore à présent par celui d'hostie. M. de la Roque produit le canon VI du concile XVI de Tolède (6), où l'on voit la même chose. Le titre porte « qu'il faut offrir une oblation entière, et préparée avec soin (7) ; » c'est-à-dire, non pas un morceau de pain à sa fantaisie, mais un pain préparé exprès d'une certaine figure et d'une moyenne grandeur, comme il paraît par les termes du canon, qui l'appellent pour cette raison une oblation

 

1 Anon. p. ,64, 165, — 2 P. 177. — 3 La Roq., p. 102; Anon, p. 164, 166. — 4 Du Cange, verbo Oblatio, Oblata, etc. — 5 Decret. Leon. IV, sup. — 6 La Roq., p. 62. — 7 Conc. Tolet. XVI, can. 6, ann. 693

 

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moyenne, comme ce ministre le reconnaît. Nous en trouverons bien d'autres naturellement et sans les chercher dans la suite de ce discours, que nos Messieurs ont cité sans y faire de réflexion. Mais à présent c'est perdre trop de temps à prouver une chose évidente, dont aussi tous ceux qui ont tant soit peu considéré ces matières sont d'accord.

On ne peut donc plus douter qu'on ne voie dans le temps d'Hincmar, la réserve sous une seule espèce. On la voit dans l'Ordre romain, qu'il faut bien mettre, quoi qu'en puisse dire l'Anonyme (1), au-dessus du onzième siècle (a) puisqu'il est interprété et suivi par des auteurs de huit à neuf cents ans. Cet auteur demeure d'accord sur ce vénérable cérémonial (2) ; Amalarius (3) qui l'interprète au neuvième siècle, et le Micrologue ; qui fait la même chose dans l'onzième, « parlent tous deux d'une troisième partie de l'hostie que l'on réservait pour les malades ; » mais l'Anonyme ajoute « qu'on réservait aussi du vin sacré. » Si cela était, il le trouverait quelque part dans ces livres, où tout ce qui se fait, tant à l'égard du corps qu'à l'égard du sang, est marqué jusque dans le plus petit détail. Ce ne sera qu'en ce qui regarde la réserve qu'il faut sous-entendre le sang, sans qu'il en soit dit un seul mot, et la figure synecdoque a le privilège qu'on la peut mettre partout où l'on veut. Amalarius dit expressément, au lieu cité par l'auteur (5), que « par la particule de l'oblation que l'on met dans le calice, il faut entendre le corps de Jésus-Christ ressuscité; par celle qui est mangée par le prêtre et par le peuple, on entend Jésus-Christ marchant sur la terre et conversant avec les hommes; par celle qu'on laisse sur l'autel, on entend Jésus-Christ enseveli, et la sainte Eglise l'appelle le Viatique des mourants. » Il n'est pas dit un seul mot du sang réservé. L'auteur objecte que le Micrologue dit que cette « troisième partie se donnait à ceux qui devaient communier et aux infirmes (6) : » je le veux. « Donc, poursuit-il , on communiait encore publiquement sous les deux espèces : » oui, ceux qui étaient présents, je le veux encore. Donc

 

1 Anonyme, p. 166. — 2 P. 167. — 3 Amal., lib. III, 35. — 4 Microl., 17. — 5 Amal., lib. V, 35. — 6 Microl., 17.

 

(a) Mabillon le met au-dessus du huitième siècle, le faisant remonter à saint Grégoire le Grand, même jusqu'au pape Gélase.

 

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on communiait aussi les infirmes qui n'y étaient pas. Pour tirer cette conséquence, il faudrait trouver dans le Cérémonial, l’endroit où l'on réservât le sang pour eux, comme on y trouve partout l’endroit où on leur réserve le corps. Que s'il ne paraît nulle part, on voit bien qu'il n'y en avait aucun.

Mais, dit-on, dans l'Ordre romain de saint Grégoire, au rapport du docte Ménard, on communie les malades sous les deux espèces. Qui doute qu'on ne le fît dans les cas dont nous avons vu tant d'exemples? La question est de la réserve du sang précieux, qu'on trouverait dans l'Ordre romain , dans Amalarius, dans le Micrologue, aussi bien que celle du corps, si elle eût été en pratique.

On peut rapporter au même temps le chapitre Pervenit, de consecratione, distinctione II, qui est un canon d'un concile de Reims, où il est porté que « quelques prêtres font si peu d'état des divins mystères, qu'ils donnent à des laïques, ou à des femmes, le sacré corps de Notre-Seigneur pour le porter aux malades (1), » ce que le concile défend sous de grandes peines, et ordonne que le prêtre communie lui-même le malade. On ne reprend pas ces prêtres de n'avoir envoyé aux malades qu'une seule espèce, mais de ce qu'ils ne la donnaient pas eux-mêmes, comme leur charge les y obligeait, et l'on voit clairement dans ce canon la coutume de la réserve et de la communion des malades sous la seule espèce du pain.

 

CHAPITRE XIX.
Suite de la même matière.

 

Pour ne point avoir de querelles avec les ministres sur des questions de critique, j'ai rangé parmi les preuves du huitième ou neuvième siècle (2) l'auteur grec de la Vie de saint Basile, sous le nom d'Amphilochius, où nous voyons comme dans l'Ordre romain le pain sacré divisé en trois parties, dont on suspend la troisième sur l’autel dans une colombe d'or (3). Cela montre la

 

1 Grat., de Cons., dist. II cap  XXIX. — 2 Traité de la Commun., I Part. n. 2 p. 257. — 3 Vit. S. Basil., per Amphil., cap. VI.

 

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pratique de l'Eglise grecque, du moins au neuvième siècle, puisque ce livre grec se trouve traduit, et en particulier l’endroit de l'Eucharistie suspendue dans une colombe d'or, par Enée, évêque de Paris sous Charles le Chauve, dans son excellent ouvrage Contre les Grecs (1).

Je laisse à part la vaine critique de l'auteur de la seconde Réponse (2), qui veut par des conjectures contraires, de son aveu propre, au sentiment du docte Daillé, qu'on attribue à un auteur latin cette vie grecque, et qu'on l'ait crue traduite du grec en latin par Eveimius, Grec, et Ursus, Latin (3). Laissons ces vaines remarques, qui assurément ne seront suivies de personne. Et s'il faut ici conjecturer, cette vie ressent tout à fait le siècle même de saint Basile, ou au plus tard le suivant, à cause principalement d'une certaine apathie, ou impossibilité et imperturbabilité (4), plus stoïcienne que chrétienne, qu'on y trouve mentionnée : dogme introduit en ce temps parmi les solitaires d'Orient, par Evagrius, dont on n'entend plus parler dans la suite, et surtout depuis que cet Evagrius eut été condamné au cinquième siècle, avec son maître Origène, dans le concile sous Justinien. On peut voir sur ce dogme l'Histoire Lausiaque de Palladius (5), disciple d'Evagrius, qui a écrit au cinquième siècle, et les réflexions qu'on y a faites. Quoi qu'il en soit, on trouve dans cette Vie la réserve du pain sacré dans une colombe d'or. Notre ministre demande « d'où l'on peut tirer cette conséquence, qu'elle ne renfermait que l'espèce du pain (6)? Ne pouvait-elle pas être, poursuit-il, d'une juste grandeur et assez capable de contenir une petite coupe, ou bien une petite fiole, du sang de Jésus-Christ? » Qui doute de la possibilité? Il est question du fait. On voit ici le pain sacré partagé en trois : on voit la troisième partie mise dans une de ces colombes et aussitôt après suspendue : on n'y trouve nulle mention ni de ces coupes ni de ces fioles; non-seulement on n'en trouve pas en ce lieu, mais on n'en trouve nulle part; et bien qu'on trouve partout dans l'Ordre romain et ailleurs, des fioles qu'on appelait amœ ou amulœ, pour

 

1 Aen. Par., Tract, adv. Gr., tom. VIII; Spicil., p. 80, 81. — 2 Anonyme, p. 172. — 3 Aen., ibid.; Sur., 1 jan. — 4 Vit. S. Basil., cap. III ; Sur., cap. VII. — 5 Pall., Hist. Lausiaque, Bib. PP. G. L., tom. II, part. II, p. 898, 915.— 8 Anonyme, p. 70.

 

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présenter le vin de l'oblation, on n'en trouve jamais pour le réserver après qu'il est consacré.

M. de la Roque sort de cette difficulté d'une autre façon « ; et vovant qu'il n'y avait que le pain sacré dans ces colombes, il se sauve en répondant, qu'il n'est pas dit que ce fût pour les malades. J'en conviens; mais j'ai toujours ce que je demande, savoir que lorsqu'il s'agit de réserve on ne trouve qu'une seule espèce. Et de plus, à quoi M. de la Roque veut-il que cette réserve ait servi sur l'autel? Dira-t-il que c'était pour adorer l'Eucharistie ainsi suspendue? J'y consens; mais cet usage s'accorde parfaitement avec celui dont il s'agit, et qui ne se trouve pas moins parmi les Grecs que parmi nous; et ce qui montre la conformité des deux églises, c'est qu'on trouve au cinquième siècle, dans le Testament de Perpétuus, évêque de Tours, « des colombes d'argent pour la réserve, » AD REPOSITORIUM (2). Ces Messieurs, qui sont remplis d'érudition, ne manquent pas ici de nous faire des colombes pour d'autres fins que pour la réserve de l'Eucharistie, comme celles qu'on suspendait dans les baptistères ( c'était alors de grands lieux séparés du reste des églises, où étaient les fonts baptismaux). Il y avait donc là de ces colombes; ce qui fait voir, dit M. de la Roque, «qu'elles n'étaient pas destinées pour la garde du sacrement (3). » Mais qui lui a dit que le sacrement n'était par gardé dans le baptistère, comme plusieurs doctes l'estiment? Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de savoir si l'on avait des colombes pour plusieurs es, et même pour le simple ornement, comme le prétend l'auteur de la seconde Réponse : il est question de ces colombes, AD REPOSITORUIUM, pour la réserve, dont on se servait dans les églises, comme le montre Perpétuus dans son Testament. «Je donne et lègue, dit-il, au prêtre Amalarius, une colombe d'argent pour la réserve, si mon église n'aime mieux lui donner celle dont elle se sert et retenir la mienne. » M. de la Roque observe, que « REPOSITORIUM, parmi ceux qui entendent la langue latine, est proprement un vaisseau où on ramasse les restes des viandes, et les instruments ou ustensiles qui servent à table (4) ; » d'où il conclut

 

1 La Ro., p. 43 . — 2 Test. Perp., tom. IV, Spicil., p. 106. — 3 La Roq., p., 45 . — P. 43.

 

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que la colombe de Perpétuus était destinée « à la garde, non de l'Eucharistie, mais des vaisseaux et des instruments qu'on employait en la célébrant. » Mais pourquoi non de l'Eucharistie, puisque c'est la vraie viande des chrétiens? Et d'où vient que M. de la Roque ne s'est servi que de la moitié de sa remarque ? Songe-t-il combien monstrueuses et éloignées du naturel eussent dû être ces figures de colombes, pour contenir seulement les patènes, qu'on faisait si grandes, quand on les aurait séparées du calice et des autres instruments sacrés; ce qui n'était pas? D'ailleurs que voudrait dire la figure de la colombe, pour y renfermer les vaisseaux? Il n'en est pas de même de l'Eucharistie, que le Saint-Esprit figuré par la colombe, consacre, d'où le Saint-Esprit se répand pour vivifier les âmes et les corps. Aussi ne trouve-t-on nulle mention, nul vestige de ces colombes pour renfermer les vaisseaux, pendant qu'on voit encore dans des anciennes églises, comme dans celle de Saint-Maur-des-Fossés, l'Eucharistie suspendue sur l'autel dans une colombe. Qu'on ne méprise pas ces petites choses, qui sont autant de preuves muettes de la tradition. Tout parle dans l'Eglise : tout y sert à en expliquer les canons, à éclaircir les antiquités, à établir la vérité dont l'Eglise est la dépositaire. Les ampoules, vaisseaux destinés dès le temps de saint Optat à conserver le saint chrême, rendent témoignage à l'onction sainte de la Confirmation : les colombes pour la réserve rendent encore sensible celle qu'on a faite de tout temps de l'Eucharistie. Les calices et les patènes précieuses, dont les églises sont enrichies, font voir à l'œil le respect profond avec lequel on l'offrait et la sainte magnificence du sacrifice chrétien. Tous ces instruments sacrés du ministère ecclésiastique, sont aussi des instruments et des preuves de la tradition. Mais revenons aux instruments et aux preuves animées.

On n'a fait aucune réplique au passage que j'ai rapporté d'un concile d'Orléans (1), sous le roi Robert, en l'an 1017 (a). Là, par trois fois en trois ou quatre pages, lorsqu'il est parlé de l'usage

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 2, p. 258; Spicil., tom. V, p. 670.

(a) Le Père Pagi, Crit. in Annal. Baron., tom. VI, p. 112 et 113, an 1017, prouve très-bien que ce concile s'est tenu en 1022, et non en 1017, comme il est ici placé, et dans l’Histoire des Variations, liv. IX, n. 17. (Edit. de Déforis.)

 

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commun de l'Eucharistie, on explique distinctement le corps et le sang ; mais y ayant occasion de parler de la réserve, on remarque que certains hérétiques gardaient les cendres d'un enfant brûlé, « avec la même religion dont on a accoutumé de garder le corps de Jésus-Christ pour le Viatique des malades (1),» sans aucune mention du sang par une visible distinction de la réserve d'avec l'usage commun.

Si l'on pense que c'est pour nous, après tout, un médiocre avantage de trouver au neuvième siècle, ou aux environs, la réserve d'une seule espèce pour les malades, je réponds premièrement que ce qu'on trouve si établi dans ce siècle vient d'une tradition plus haute que nous avons remarquée, et en général dans toutes les communions domestiques, et en particulier pour les malades, dans les exemples de Sérapion et de saint Ambroise, pour ne pas parler encore des autres preuves que nous trouverons entre deux. Quand mes adversaires ne verraient ici que des preuves du neuvième siècle et des environs, elles seraient plus que suffisantes pour découvrir leur erreur. Nous les avons vus triompher sur ce grand nombre d'exemples qu'ils nous ont produits de malades communies sous les deux espèces. Mais comme la plupart de ces exemples sont du neuvième siècle, ou des environs, si l'on est forcé d'avouer que dans ce siècle on gardait l'Eucharistie sous une espèce pour le commun des malades, il paraîtra plus clair que le jour que ces communions sous les deux es-. qu'ils font tant valoir, ne regardaient pas les malades en général, mais seulement ceux d'entre eux qui pouvaient communier à l'heure du sacrifice, selon la remarque que nous en avons faite.

Et pour appliquer cette réponse à quelques exemples particuliers, on nous apporte un décret du concile de Reims tenu sous Hincmar, en l'an 879, où il est dit de certains incestueux que s'ils se repentent de leurs crimes, « on leur donnera la communion du corps et du sang de Jésus-Christ (2). » Cela montre qu'en certains cas on pouvait donner l'un et l'autre, ce qu'on ne conteste pas; mais

 

1 Spic., tom. V, p. 673. — 2 La Roq., p. 74 ; Suppl. Conc. Gall., p. 297; Labb., tom. IX Conc., col. 336.

 

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qu'en d'autres cas on ne donnât que le corps seul, la réserve, que le même Hincmar et d'autres conciles de Reims ordonnaient pour les malades, ne permet pas d'en douter.

Il faut dire la même chose de l'exemple qu'on nous produit du saint homme Pierre de Damien (1). Il raconte qu'un prêtre de Cumes « ayant porté l'Eucharistie à un malade, laissa dans le calice un peu du sang de Notre-Seigneur, et que l'ayant remarqué étant de retour à l'église, il ne le voulut pas boire, mais qu'il lava le calice, et qu'on vit paraitre deux grosses gouttes de sang dans le vaisseau où il jeta la liqueur (2). » Cela prouve qu'encore dans l'onzième siècle on communiait les malades sous les deux espèces. Qui en doute pour le matin et à l'heure du sacrifice, comme il paraît dans cette occasion, où le prêtre est repris de n'avoir pas avalé les précieuses gouttes qui restaient dans le calice : ce que la coutume constante de l'Eglise ne lui aurait pas permis après le repas; mais que de là il s'ensuive qu'en d'autres heures et en d'autres cas on ne communiât pas les malades avec le pain seul réservé exprès, il n'y a pas moyen de le soutenir, sans combattre la coutume constante de ce siècle et la propre autorité de Pierre de Damien.

On trouve en effet un opuscule de même auteur (3), où il traite de la négligence des prêtres, et où ce grave censeur les reprend « de conserver trop longtemps, et jusqu'à devenir moisi, le pain qu'on doit changer en hosties salutaires, et de ne pas consumer le mystère même tous les huit jours ; mais de le réserver souvent un mois entier. » Et dans un autre opuscule, il marque assez ce qu'on réservait, puisqu'il raconte qu'après un long temps, on ne trouva « dans la boîte que de la vraie et solide chair, qui fut vue de tout le monde (4) ; » de même qu'il nous a fait voir miraculeusement changées en sang les gouttes de vin consacré, restées dans le calice du prêtre de Cumes.

Pour les anciennes coutumes de Clugni recueillies par saint Udalric, il y a bien six cents ans, par lesquelles il est constant que les moines de ce monastère célèbre par toute la terre ne communiaient

 

1 La Roq., p. 16; Anonyme, p. 165. — 2 Lib. VI, ep. XXI. —3 Opusc. XXVI. — 4 Opusc. XLVII.

 

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à la mort que sous une espèce (1). M. de la Roque nous répond qu'il n'approuve pas cette coutume; et qu'en tout cas elle ne fait rien pour la communion sous une espèce, à cause que ces moines la détrempaient dans du vin commun, qui était consacré par ce mélange, « selon que le croyaient, dit-il, les anciens chrétiens grecs et latins (2). » Nous détruirons ailleurs cette chimère d'une manière, s'il plaît à Dieu, qui ne souffrira aucune repartie ; mais nous disons, en attendant, qu'il n'en paraît rien dans ces coutumes de Clugni : qu'il y paraît au contraire que ce vin commun qu'on donnait au malade, n'était que pour lui aider à avaler le pain sacré ; et enfin qu'il est constant par ces coutumes, que dans un si célèbre monastère on ne réservait que le corps pour les malades.

Pour l'auteur de la seconde Réponse, il répond, que « depuis l'établissement de l'erreur de la transsubstantiation, ces moines ont accommodé leurs coutumes à l'abus autorisé dans l'Eglise (3), » en renonçant, comme il le prétend, à l'ancienne discipline de l'ordre de Saint-Benoît, dont ils sont une branche. Pour la même raison, il fait peu de cas des conciles que nous produisons du onzième siècle et des suivants (4) et des précautions qu'on y prescrit pour garder le corps, sans jamais parler de celles qu'il aurait fallu avoir beaucoup plus grandes pour garder le sang précieux. Mais si M. de la Roque croit la réserve du pain seul une suite de la transsubstantiation , et qu'il soit forcé de la reconnaître dès le temps où il trouvera cette réserve, nous la lui avons fait voir dès l'origine du christianisme : ainsi la transsubstantiation ne sera pas de plus fraîche date. Et quant à ce que dit ce même ministre, qu'on ne parlait pas des précautions pour garder le sang, quoique renfermé sous une espèce plus capable d'altération, «à cause, dit-il, qu'il y a apparence qu'à chaque fois qu'on communiait publiquement, on renouvelait l'espèce du sang (5), » c'est ce qu'il y a de merveilleux, qu'on n'en trouve jamais rien et que malgré tant d’ordonnances et tant de passages pour la réserve du corps, sans

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 2, p. 260 ; Antiq. Cons. Clun., lib. III, p. 28, tom IV ; Spicil., p. 217. — 2 La Roq., P. 165 et seq. — 3 Anonyme, p. 168. — 4 Traité de la Commun., I part. n. 2, p. 361.— 5 La Roq., p. 169.

 

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qu'on n'entende jamais parler de celle du sang, on veuille nous persuader qu'on réservait également l'un et l'autre.

Il faudrait encore dire un mot de la tradition de l'Eglise grecque, où il est constant que l'on ne consacre l'Eucharistie pour les malades que le Jeudi saint sous la seule espèce du pain, et que le pain consacré à se saint jour sert pour toute l'année. Cette coutume n'est pas contestée par nos adversaires (1). Aussi est-elle indubitable ; et dès le septième siècle, nous avons vu quelque chose de semblable dans Jean Moschus, où il paraît que l'on donnait le pain consacré à tous les fidèles, pour le garder d'un Jeudi saint à l'autre. Tout ce qu'on peut dire ici, c'est que les Grecs mettent à présent quelques gouttes du sang précieux en forme de croix sur le pain sacré: mais on n'a pas répondu, ni on ne peut répondre à ce que j'ai dit, qu'outre que ce n'est pas donner à boire le sang de Notre-Seigneur, comme on prétend qu'il l'a commandé, ni marquer la séparation du corps et du sang, qui est le principal fondement de nos réformés pour la nécessité des deux espèces, on voit assez qu'au bout d'un an il ne reste rien de ces gouttes, ni autre chose pour le malade que la seule partie solide du saint Sacrement.

 

CHAPITRE XX.
Suite : examen d'un canon du deuxième concile de Tours.

 

Je me suis réservé à examiner quelques passages que j'avais produits dans le Traité de la Communion, où mes adversaires semblent se flatter d'une victoire plus assurée ; mais j'espère que la vérité paraîtra bientôt. Il s'agit en premier lieu du canon m du IIe concile de Tours, en l'an 507, que j'ai traduit en ces termes : « Que le corps de Notre-Seigneur soit placé sur l'autel, non dans le rang des images, NON IN IMAGINARIO ORDINE, mais sous la figure de la croix , SUB CRUCIS TITULO (2). » Il fallait traduire mot à mot : Sous le monument de la croix, qu'on appelle titulus crucis, comme le trophée de Jésus-Christ, la marque de son triomphe, le monument éternel de sa victoire. Mais il ne s'agissait

 

1 La Roq., p. 57. — 2 Conc. Tur. II, can. 3; Labb., tom. V, col. 853.

 

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pas alors de l'exacte signification de ce mot. Le canon porte en latin : Ut corpus Domini in altari, non in imaginario ordine, sed sub crucis titulo componatur. Ces deux Messieurs, tout d'un accord, me reprennent d'avoir pris l'adjectif imaginarius pour ce qui appartient aux images, et non pas, comme ils veulent qu'on l'entende, pour une chose « qui ne subsiste que dans l'imagination (1). »

C'est ici que M. de la Roque déplore « qu'une personne aussi éclairée que M. de Meaux, n'ait pas entendu ce canon. » Encore, s'il y avait imaginosus ordo, il croit « que quelque frère eût pu parler ainsi dans les cloîtres latins, parce que IMAGINOSUS veut dire ce qui appartient aux images. » Mais de prendre imaginarius dans ce sens, il ne croit pas qu'on « puisse montrer une expression semblable dans aucun auteur latin, même dans aucun de ceux qui ont écrit long temps après que cette langue a été corrompue. » Il allègue pourtant lui-même le mot imaginarii, pour signifier ceux qui portaient les enseignes militaires où étaient les images des empereurs ; signification bien éloignée de ce qui s'appelle parmi nous imagination ou fantaisie. Mais pour venir au sens de notre canon, on trouve dans les auteurs, et surtout dans ceux de la basse latinité, imaginare pour dire peindre, représenter. De là est venu dans Grégoire de Tours, auteur de ce temps-là, imaginata pictura (2), pour exprimer les peintures qu'on faisait autour des autels et dans les églises ; de là vient aussi le mot imaginariè, pour dire représentativement. Dans le livre d'Ethérius et de Béatus contre Elipandus, archevêque de Tolède, il est dit que Melchisédech est le premier qui dans le pain et dans le vin qu'il a offerts, a exprimé imaginairement, IMAGINARIÈ, le mystère du sacrifice que nous célébrons (3) ; par où il veut dire que Melchisédech nous en a donné une véritable image, et non pas à sa fantaisie une représentation imaginaire. Et dans l'ancienne version du concile IIe de Nicée, qui est d'Anastase le Bibliothécaire (4), nous lisons, imaginariam picturam; c'est-à-dire non une peinture imaginaire, mais une véritable peinture. Ainsi l'ordre

 

1 La Roq., p. 49. — 2 Lib. de Gloria Martyr., LXV. — 3 Aeth. et Beat., lib. I, Bib. Pat., tom XII, p. 371. — 4 Tom. XII Conc., Labb., col. 845.

 

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imaginaire ne sera pas, comme le veulent ces Messieurs, un ordre fantastique, qui aussi, comme nous verrons, n'a aucun sens dans ce canon; mais ce sera en effet l'ordre des images; et par là le sens du canon sera très-clair. Personne ne doute que les églises ne fussent pleines d'images. M. Daillé les y reconnaît de tous côtés dès le quatrième siècle, et nous venons de voir, sans aller plus loin, ce qu'en dit Grégoire de Tours. Le même auteur nous fait voir en divers endroits des croix érigées et des croix suspendues sur les autels (1) : la chose est incontestable, non-seulement par ces témoignages, mais par beaucoup d'autres. Le mot de titulus n'a rien de nouveau. Il signifie partout dans la Vulgate, où les auteurs ecclésiastiques ont formé leur style, un monument posé en mémoire de quelque chose. Ainsi cette pierre sur laquelle Jacob répandit de l'huile, est appelée un titre ou un monument élevé à la gloire de Dieu. Il ne faut donc pas s'étonner que la croix s'appelle ainsi, comme la marque et le monument des victoires du Sauveur. Le Père Mabillon nous produit ici, dans un auteur du huitième siècle, la croix signifiée par ce mot : Titulus crucis (2). Qu'y a-t-il de plus clair, que d'ordonner « qu'on place le corps de Notre-Seigneur sur l'autel, non dans le rang des images, » mais au milieu, dans la place la plus honorable a et sous le monument de la croix, » SUB TITULO CRUCIS ?

Mais les explications de nos adversaires n'ont rien que d'embarrassé. M. de la Roque prétend que l'intention du canon est de « défendre de faire, ou de mettre sur l'autel, » selon le caprice et la fantaisie d'un chacun, « le pain qu'on doit consacrer pour être le corps de Notre-Seigneur (3). » Mais s'il s'agissait de l'Eucharistie qu'on devait consacrer, ou que l'on avait consacrée, pourquoi ne parler que du corps? Ne consacrait-on pas aussi le sang? Et d'où vient qu'il est toujours supprimé dans les endroits où la réserve est si bien et si naturellement entendue? L'auteur de la seconde Réponse a bien vu qu'un sage lecteur attendrait qu'on lui rendit raison de cela. Il remarque donc « que le pain de la communion se coupait autrefois en morceaux, et se mettait ainsi sur l'autel.

 

1 Loc. cit., cap. XX, XLIII. — 2 Sœc. II, Ben., p. 856,  de Litur. Gall., lib. I, cap. X, n. 21. — 3 La Roq., p. 49.

 

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De cette sorte, dit-il, le sens des paroles du concile est qu'on doit placer et ranger l'Eucharistie préparée pour le sacrifice et la communion, non dans un ordre tel quel et selon la fantaisie de celui qui la disposait, non dans ordre arbitraire, IMAGINARIO ORDINE, mais EN FORME DE CROIX, comme font encore aujourd'hui les Grecs (1). » Il n'y a rien de mieux inventé, mais par malheur les paroles ne s'accordent pas avec cette ingénieuse invention ; et ces mots : Sub titulo crucis, ne veulent dire en aucune langue en forme de croix. TITULUS naturellement veut dire une inscription et comme nous l'avons dit, dans le style de la Vulgate, un monument élevé à la gloire de quelque grande action. Il n'y en a point de plus illustre, ni de plus cher aux chrétiens, que celui de la croix. C'est pourquoi ils ne trouvent point de place plus convenable pour y garder le corps du Sauveur autrefois immolé dessus.

On sait au reste que les canons se font à l'occasion de quelque chose qu'on veut corriger ou perfectionner. Or jamais personne ne se sera avisé d'aller consacrer l'Eucharistie, et après l'avoir consacrée de la placer avec les images hors de dessus l'autel, pour la distribuer au peuple. Mais pour la réserve, il est assez naturel de là faire aux environs de l'autel, ou en quelque autre endroit, quel qu'il soit, où l'on voudra placer les images. C'est ce que le concile ne veut pas qu'on fasse ; il trouve le milieu de l'autel plus propre à conserver ce précieux dépôt. Notre auteur nous chicane trop, lorsqu'il dit qu'il ne fallait pas séparer la croix du rang des images, puisqu'elle-même en était une (2). Mais il sait bien que la croix était regardée comme une image d'une dignité singulière, qu'on plaçait seule sur l'autel, et qu'on jugeait digne d'un honneur particulier.

Il ne faut pas dissimuler que mes adversaires tâchent de tirer quelques avantages d'une leçon de ce canon, où les prépositions in et sub sont supprimées. Mais outre qu'un seul manuscrit (a)

 

1 Anon., p. !.7J, 160. — 2 P. 161.

(a) Dom Mabillon et les PP. Labbe et Sirmond font mention de plusieurs manuscrits  où ces  deux prépositions sont supprimées. Sans parler de quelques autres, il en est un au Vatican et un à la Bibliothèque du Roi, coté n° 1455, du dixième siècle, où elles n'existent pas. ( Edit. de Déforis.)

 

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où elles le sont, ne doit pas l'emporter sur tous les autres, on sait assez qu'on supprime souvent ces particules sans intéresser le sens ; de sorte que cette remarque n'aurait pas mérité d'être relevée, si ce n'était que je n'ai pas cru devoir rien omettre dans un endroit si important de cette dispute. Mais puisque nous sommes tombés sur les diverses leçons du canon de Tours, il y en a une fort ancienne, où il est porté, « qu'on doit placer le corps de Notre-Seigneur, non dans une armoire, mais sous le titre de la croix, NON IN ARMARIO, VEL IMAGINARIO, SED SUB TITULO CRUCIS. Cette leçon ne laisserait aucun doute sur le sujet de la réserve. On la soutient, en disant que l'on réservait autrefois le corps de Notre-Seigneur dans une armoire aux côtés de l'autel ; et que bien que cette coutume ait été presque abolie après le deuxième concile de Tours, on la voit encore dans quelques églises fort anciennes, même dans la France. Le Père Mabillon estime et à mon avis avec raison, que cette leçon : In armario, est un glossème de l'autre : In imaginario ordine, c'est-à-dire une interprétation que quelque copiste ancien a substituée à la place de la vraie leçon : in imaginario ordine, que plusieurs n'entendaient pas. Quoi qu'il en soit, puisque cette armoire se plaçait aux environs de l'autel et du côté des images, tout revient au même ; et de quelque sorte qu'on lise ce canon de Tours, nous y avons vers la fin du sixième siècle, un témoignage authentique de la réserve de l'Eucharistie, mais du corps seul, comme dans les autres passages, et de la seule espèce du pain.

Il y en a encore une autre preuve dans saint Grégoire de Tours. Ce saint évêque raconte qu'un diacre, dont la vie était impure, « comme l'heure du sacrifice fut arrivée, prit la tour où était le ministère du corps du Seigneur. Il commença de la porter vers la porte ; et étant entré vers le temple pour la poser sur l'autel, elle lui échappa de la main, et était portée en l'air; de sorte qu'elle approcha de l'autel, sans que le diacre la put jamais reprendre ; et l'on crut que cela n'était arrivé que parce qu'il était souillé en sa conscience ; car on disait qu'il avait souvent commis adultère (1). » M. de la Roque prouve doctement (2) une chose

 

1 De Gloria Mart., lib. I, cap. LXXXVI. — 2 La Roq., p. 63.

 

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qui ne lui sera jamais contestée; c'est que par le mot de ministère on entend les vaisseaux sacrés qu'on employait dans le sacrifice : mais pourquoi est-il ici parlé seulement du ministère du corps, s'il s'agissait de préparer le saint sacrifice, où l'on consacrait également les deux espèces (a) ?

Quand on allait préparer le sacrifice, je trouve qu'on préparait le ministère de l'autel. Nous venons de le lire ainsi dans la Vie de Louis le Débonnaire, à l’endroit où il se faisait dire la messe pour y recevoir le Viatique (1). M. de la Roque nous produit lui-même les passages, où il est parlé du ministère de tous les jours (2) ; c'est-à-dire de la patène et du calice, et ainsi du reste. Pourquoi vois-je ici seulement le ministère du corps, si ce n'est parce qu'on voulait désigner le vaisseau, ou le ministère dans lequel le corps était renfermé dès avant le sacrifice? Ce sens est si naturel, qu'on l'a entendu ainsi il y a six à sept cents ans ; et saint Odon abbé de Clugni, rapportant ce même miracle qu'il a tiré de saint Grégoire de Tours, dit expressément que ce diacre infâme portait « le coffret ou la boîte avec le corps de Notre-Seigneur, » CAPSAM CUM CORPORE DOMINI (3). On demandera peut-être pourquoi l'apporter sur l'autel ? Mais il pouvait y en avoir beaucoup de raisons, et entre autres celle de renouveler les hosties, comme on faisait de temps en temps. M. de la Roque objecte (4) que si c'eût été le corps de Notre-Seigneur, ce diacre ne l'aurait pas apporté  de dehors dans le temple, comme le raconte Grégoire de Tours, mais

 

1 Vid. sup. Vit. et act. Duch., tom. II, p. 319. — 2 La Roq., p. 52-54. — 3 Coll., lect. 2, cap. XXXII.— 4 La Roq., p. 52.

(a) Une ancienne exposition de la liturgie, autrefois en usage dans les Gaules avant que le rit romain y fût introduit, détermine clairement le vrai sens du texte du saint Grégoire de Tours. Cette exposition que dom Martène a tirée d'un ancien manuscrit de l'église de Saint-Martin d'Autun, fut composée au moins vers le milieu du sixième siècle, comme le fait voir dom Martène. Or elle nous apprend qu'alors dans les églises des Gaules, le diacre au commencement de la messe solennelle, apportait à l'autel dans une tour le corps de Jésus-Christ, qui avait été réservé dans le sacrifice du jour précédent. Nous transcrirons ici les Paroles de cette exposition : Nunc autem PROCEDENTEM AD ALTARIUM CORPUS CHRISTI, non jam tubis irreprehensibilibus ,sed spiritualibus vocibus praeclara Christi magnalia dulci modiliâ psallet ecclesia. CORPUS VERO DOMINI IDEO DEFERTUR IN TURRIBUS, quia monumentum Domini in similitudinem turris fuit scissum in patrâ, et intùs lectum ubi pausavit corpus Dominicum, undè surrexit Rex gloriœ in triumphum. Expos. Brev. Antiq. Liturg. Gallic., Thesaur. Anecd., tom. V, p. 95. (Edit. du Déforis.)

 

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qu'on l'aurait gardé dans le temple. Il ne songe pas qu'il y avait auprès des églises le baptistère ou la sacristie, sacrarium , qui pour n'être pas le temple même, n'en étaient pas moins des lieux sacrés. Mais enfin, dira-t-on, nous venons de voir que par le concile de Tours ce vaisseau, où l'on gardait le sacré corps, devait déjà être sur l'autel au-dessous de la croix, puisqu'il n'était plus permis de le réserver ailleurs. Il est vrai ; mais il faut prendre garde que Grégoire de Tours fut fait évoque dix ans environ après le second concile de Tours ; et que ce miracle était arrivé, comme il le dit lui-même, dans sa première jeunesse, IN ADOLESCENTE MEA (1). C'était donc beaucoup d'années avant que cet ordre eût été donné par le concile. Mais si nous considérons comment parle Grégoire de Tours, nous ne douterons nullement que son dessein n'ait été de faire voir que le corps de Notre-Seigneur s'était retiré des mains impures de ce diacre. Car il soutient cet exemple de celui d'un prêtre, qui ayant osé sacrifier indignement, n'eut pas plutôt commencé de profaner l'Eucharistie avec une bouche indigne en prenant le corps du Fils de Dieu, que la vengeance divine se fit sentir (2) ; et avant que de raconter ces deux terribles histoires, ce Saint avait déclaré que son intention était de faire voir le malheur qui arrive à ceux qui abusent du corps et du sang de Notre-Seigneur.

Je ne dois pas oublier que dans l’endroit du Traité de la Communion, où j'ai rapporté cette histoire, il est arrivé une chose assez ordinaire à l'imprimerie ; c'est que le rapport des mots de ministère et de mystère a fait qu'on a mis ce dernier pour l'autre; et le sens était si parfait des deux manières, que d'abord je n'ai pas pris garde à cette bévue (a). Je l'ai pourtant fait corriger, il y a longtemps, dans la version anglaise (b). On a mis aussi dans

 

1 De Glor. Mart., lib. I, cap. LXXXVIII.— 2 Ibid.

 

(a) Bossuet signale cette substitution de termes, non-seulement dans les paroles qu'on vient de lire, mais aussi dans la Revue de quelques-uns de ses ouvrages : nous l'avons fait disparaitre, en remplaçant le mot mystère par celui de ministère dans le Traité de la Communion sous les deux espèces. Effectivement les anciennes éditions de Grégoire de Tours portent ministerium; mais voilà que D. Ruinart, après avoir consulté tous les manuscrits, a rejeté le mot ministerium pour rétablir le mot plus simple et plus naturel de mysterium. L'édition de Ruinart parut longtemps après le Traité de la Communion : Bossuet n'eut pas l'occasion de la consulter. — (b) Probablement cette version fut faite par le Père Johnston, bénédictin anglais qui avait déjà traduit l'Exposition de la doctrine catholique.

 

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cette version que le diacre apportait le vaisseau sacré où étaient les saintes hosties, afin de les renouveler ; et cette raison convient si visiblement à la discipline du temps, que j'ai mieux aimé m'y arrêter qu'à celle de l'adoration, qui pourrait être contestée. Je dirai, dans la suite, de l'adoration ce qu'il en faudra dire en peu de mots par rapport à ce Traité. Je ne veux pas perdre le temps à accuser ma mémoire, ni à défendre ma bonne foi. Sur de telles accusations, il ne faut faire son apologie que par sa conduite ; et je me trouve en cette occasion si heureusement soutenu par la vérité, que rien n'a pu affaiblir ma preuve.

Au reste quelques auteurs de grand nom et de grand savoir s'étant servis des ciboires mentionnés dans les anciens livres pour établir la réserve, leur autorité avait fait que je n'avais pas entièrement rejeté cette preuve, et que j'avais cru pouvoir m'en servir en disant : « On peut rapporter à la même chose les ciboires marqués parmi les présents, etc. (a). Mais y ayant mieux pensé, je ne vois rien de semblable à nos ciboires dans aucun exemple de ce mot que j'aie trouvé dans les anciens livres, par les soins de mes amis ou par les miens, et la bonne foi m'oblige à le reconnaître. Dans la multitude des preuves que nous avons de la tradition, nous n'aurons pas beaucoup à regretter celle-ci ; et en tout cas, j'en rapporterai que nous pouvons mettre à la place.

J'y mettrai premièrement, au sixième siècle, saint Gal évêque de Clermont, dont saint Grégoire de Tours écrit ces mots : « Venons enfin au temps où Dieu le retira de ce monde. Pendant qu'accablé de sa maladie, il était couché sur son lit, la fièvre qui dévorait ses entrailles, lui fit tomber la barbe et les cheveux. Sachant donc qu'il devait mourir dans trois jours, il assembla le peuple, et leur rompant le pain à tous, il leur donna la communion avec une sainte et pieuse volonté (1). » Il ne parle point de dire la messe ; ce que Grégoire de Tours sait bien exprimer, et même dans ce chapitre, quand on l'a dite en effet. On voit que l'extrémité de la maladie ne permettant pas au saint vieillard de se lever

 

1 Greg. Tur , de Vit. PP., cap. IV ; Sur., 1 jul.

 

(a) Nous avons retranché ces mots dans le Traité de la Communion.

 

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pour la dire à tout son peuple, il ne laisse pas de l'assembler autour de son lit ; et que pour ne rien omettre de ce qu'il pouvait, il leur rompt et leur distribue le pain sacré, sans doute celui qu'on tenait toujours réservé selon la coutume ; et cette action fait voir combien était libre la communion sous une espèce, puisqu'un si saint évêque n'hésite pas à la donner de cette sorte à tout un peuple, sans aucune nécessité pressante ; mais seulement afin qu'il eût la consolation de communier, pour une dernière fois, de la main de son évêque.

Et pour montrer qu'il ne fallait pas de bien pressantes raisons pour communier sous une espèce, nous avons vu au septième siècle sainte Opportune vierge, qui sentant approcher sa fin, « fit célébrer la messe, où elle ordonna que toutes ses religieuses présentassent leur offrande (1) : » et cependant sans demander les deux espèces , qu'il eût été facile de lui apporter, l'auteur de sa Vie dit expressément qu'elle « se fit apporter et se fit donner le corps de Notre-Seigneur ; et que lorsqu'elle l'eut reçu, elle dit : Que votre corps, ô Seigneur, me profite pour le salut de mon âme : » sans que dans une description si distincte de la communion de cette sainte , il soit fait aucune mention du sang.

La même chose arriva au jeune Saxon, à qui selon le récit que nous en a fait le Vénérable Bède (2), au même siècle septième , les apôtres étaient apparus , pour lui dire qu'il ne mourrait pas sans avoir reçu après la messe le Viatique du corps et du sang ; et néanmoins il se trouve qu'on ne lui donna que le corps ; tant on croyait tout donner avec le corps seul. Bède écrit expressément que le prêtre fit « dire la messe, fit communier tout le monde, et envoya au malade une particule du sacrifice de l'oblation de Notre-Seigneur. » Jamais on ne trouvera ce mot particule employé pour une autre espèce que pour le solide. On n'envoya donc au malade que la seule partie solide, et par là on crut satisfaire atout ce qui lui avait été promis dans cette miraculeuse apparition , à cause que sous le corps seul on reçoit, non-seulement toute la vertu, mais encore toute la substance du corps et du sang.

Nos ministres me demandent des exemples où l'on emploie le

 

1 Sur., 21 april.; Mabil., Sœc. II Ben., p. 230. — 2 Hist. Ang., lib. IV, cap. XIV.

 

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corps et le sang, en ne donnant que l'un des deux (1). En voilà un bien exprès, et bientôt ils en verront d'autres qui le seront peut-être davantage. En attendant, demeurons d'accord qu'encore que, lorsqu'on donnait la communion aux malades à l'heure du sacrifice , on la donnât ordinairement sous les deux espèces, on ne s'en faisait pas une loi tellement indispensable, que la moindre nécessité n'en pût exempter. Comme il y avait des malades qui ne pouvaient pas aisément avaler la partie solide, et comme on ne faisait point de difficulté de leur donner le vin seul, comme M. de la Roque le prouve par un canon d'un concile de Tolède au sixième siècle , et par un décret de Pascal II dans l'onzième (2), il y en avait aussi à qui l'on ne pouvait présenter la coupe sacrée sans un péril évident d'effusion ; et ce pouvait être une raison de ne pas donner le calice à ceux dont nous venons de voir la communion sous une espèce à l'heure du sacrifice.

Au reste les auteurs n'ont pris aucun soin de nous apprendre pourquoi ces communions avaient été faites sous une espèce plutôt que sous les deux, parce qu'après les exemples des siècles passés , l'une et l'autre manière de communier paraissait si indifférente, qu'on ne s'avisait point de demander pourquoi on avait donné la communion sous une seule espèce, et que la moindre raison était jugée plus quo suffisante pour y obliger.

Ainsi voyons-nous au sixième siècle saint Carilèfe abbé, « qui rend l'esprit après avoir reçu le corps de Notre-Seigneur (3). » Au septième, saint Swibert évoque de Verde, dont nous avons déjà parlé, « après s'être fait célébrer la messe, se munit de la réception du corps de Notre-Seigneur (4). » Le moine Agibode, dans la Vie de saint Bertulphe abbé de Bobie, mourut après avoir reçu le corps très-sacré de Jésus-Christ (5). Saint Serenède confesseur, « après avoir reçu le sacrement du corps de Notre-Seigneur, rend « Dieu son âme innocente (6). » Saint Claude archevêque de Besançon , « reçoit avec vénération et avec larmes les sacrements de pénitence et du corps de Jésus-Christ (7). »

 

1 P. 86. — 2 Hist. de l’Euchar., I part., chap. XII, p. 150, 160 ; Rép. p. 90, 91; Conc. Tol. XI, can. 11 ; Pasc. II, ep. 32, ad Pont. — 3 Sur., 1 jul. —4 Idem, 1 mart. — 5 Idem., 5 febr. — 6 Sœc. Ben. II, tom. II, p. 165 — 7 Idem, p. 169.

 

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Au commencement du huitième siècle, sainte Austreberte abbesse de Poliac, reçoit en mourant « les sacrements du corps de Notre-Seigneur (1). » Au commencement du dixième siècle, nous avons vu saint Géraud comte d'Aurillac, après qu'on se fut pressé de dire la messe, « recevoir le corps du Seigneur, qu'il attendait (2). » Au même siècle, saint Volfangue évêque de Ratisbonne, « offrit le sacrifice de la messe, et envoya par un prêtre le corps de Notre-Seigneur à un malade (3). » Saint Oswalde archevêque d'York, prie ses frères « de lui donner le ministère de l'onction sacrée, avec le Viatique du corps de Notre-Seigneur (4). » Sainte Adélaïde impératrice, dont la Vie a été écrite par saint Odilon abbé de Clugni, « reçoit en mourant, le sacrement du corps de Notre-Seigneur (5) ; » et saint Thibaud prêtre et solitaire, « le Viatique du corps (6). »

Dans l'onzième siècle, on voit saint Othon évêque de Bamberg, communier de même (7). Au commencement du douzième et dans la dernière maladie de saint Hugues abbé de Clugni, comme la vue « commençait à lui manquer, on lui demanda s'il reconnaissait la chair vivifiante de son Sauveur : Je la connais, dit-il, et je l'adore (8). » Ensuite prêt à expirer, il se fit porter dans l'église pour y mourir sur la cendre ; et voilà quelle fut la fin de ce grand homme. Sa mort fut révélée à saint Godefroi évêque d'Amiens, qui était alors à Rome. Ce saint évêque se vit en esprit à Clugni, où les moines le priaient de célébrer une messe pontificale, pour donner à leur saint abbé le Viatique du corps et du sang de Notre-Seigneur (9) : marque que les deux coutumes, et celle de dire une messe pour communier le malade quand on en avait le loisir, et celle de lui porter le corps seul de Notre-Seigneur hors l'heure du sacrifice et quand le temps pressait, duraient encore.

Nous avons au treizième siècle les exemples de saint Edmond de Cantorbéry (10), de saint Louis roi de France (11), de saint Louis son

 

1 Sur., 10 febr. — 2 Sur., 13 oct.; Sœc. V Ben., tom. V, p. 9. — 3 Sur., 31 oct; Sœc. Ben. III, part. 1, tom. III, p. 39. — 4 Sœc. Ben. V, tom. VII, p. 732. — 5 Sur., 16 dec; Canis., tom. V Ant. Lect. — 6 Sur., 30 jun. — 7 Vit. Oth., Bamb., lib. III, cap. XLV ; Canis., Antiq. Lect. — 8 Vit. Hug. Clun., per Hild. Ceuom., cap. LI. — 9 Ibid., cap. XXIII. — 10 Sur., 16 nov. — 11 Ibid., 25 aug.

 

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neveu, archevêque de Toulouse (1), de saint Thomas d'Aquin (2) et de plusieurs autres, qui reçoivent le saint Viatique sous la seule espèce du pain ; ce qui n'empêche pas qu'en ce même siècle on ne le donnât aussi sous toutes les deux, comme l'Anonyme le prouve très-bien (3) par le témoignage de Luc, évêque de Tuy en Galice, auteur du temps. La même chose paraît encore par l'exemple de sainte Elisabeth, femme du landgrave Louis de Thuringe (4), et par beaucoup d'autres exemples.

Nos adversaires prétendent que les exemples qui suivent le onzième siècle et la condamnation de Bérenger ne sont plus de pareille force, parce que la transsubstantiation, établie alors, avait introduit avec la concomitance l'usage d'une seule espèce. Mais j'ai rapporté tout de suite les exemples de tous les siècles, pour montrer que devant l'onzième siècle, comme après, la communion tant sous une que sous deux espèces paraît également en usage. C'est une consolation pour les catholiques, en ce qui regarde la doctrine, de n'avoir à se défier ni à se plaindre d'aucun siècle. Jésus-Christ n'a terminé par aucun temps les promesses de secourir son Eglise. En l'assurant d'être avec elle jusqu'à la consommation du monde, il a également consacré tous les siècles par cette parole. Aussi dans cette matière, comme dans toutes les autres, nous voyons partout la même foi, qui est que la communion, très-sainte sous les deux espèces, est suffisante sous une seule. Voilà le dogme qui ne change point, que nous avons vu établi dès l'origine du christianisme, et dans lequel nous persistons. Le reste ne peut plus être qu'une affaire de police ecclésiastique, et dans une chose libre un pur changement de discipline.

 

CHAPITRE XXI.
Réflexions sur la prodigieuse opposition qui se trouve entre les premiers chrétiens et les protestants.

 

Avant que de passer outre, un peu de réflexion nous va faire voir le prodigieux éloignement de l'ancien christianisme et des

 

1 Sur., 19 aug., — 2 Ibid., 7 mart. — 3 Anonyme, p. 166, 167; Luc. Tuy., lib. III, cap. VII. — 4 Sur., 19 nov.

 

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protestants. Ceux-ci posent comme une maxime fondamentale de la doctrine de l'Eucharistie, qu'elle n'est que dans l'usage comme les autres sacrements, et entièrement passagère; de sorte qu'elle n'est pas le sacrement de Jésus-Christ, quand on ne la reçoit pas dans l'assemblée des fidèles et avec le reste de ses frères. Selon cette maxime, ils ont toujours constamment soutenu et soutiennent encore que tout ce qui reste après la communion n'est plus le sacrement de Jésus-Christ : et quoique quelques-uns d'eux, comme ceux de la Confession d’Augsbourg, aient peine à croire que ce soit une chose tout à fait profane, les calvinistes, qui se piquent d'être les plus purs de tous ces puristes, traitent de superstition ce respect tel quel que les luthériens de la Confession d’Augsbourg ont pour les restes de l'Eucharistie, et n'y veulent plus rien reconnaître de sacré. Mais les anciens chrétiens loin d'être dans ce sentiment, l'ont traité de folie, comme on l'a vu par le témoignage de saint Cyrille. Ils ont porté l'Eucharistie dans leur maison : ils l'y ont reçue en particulier; et n'ont pas cru recevoir moins dans cette communion domestique que dans celle de l'église.

Nous avons vu M. de la Roque embarrassé de la communion que l'on donnait aux malades, insinuer, sans vouloir recourir à la réserve, que l'on consacrait l'Eucharistie chez les malades toutes les fois qu'on les communiait. Il n'a voulu se laisser vaincre, ni par la communion de saint Ambroise, où il ne paraît autre chose qu'une simple réception, ni par celle de Sérapion, où le prêtre, loin de donner la communion lui-même et de l'aller consacrer chez le malade, la lui envoie toute consacrée et toute faite de chez lui, par un jeune homme qui n'avait aucun caractère pour la consécration. Ce ministre n'a pas voulu voir qu'on était si éloigné de croire qu'il faut consacrer l'Eucharistie exprès, pour la donner aux malades, qu'on était venu jusqu'à la leur envoyer par des laïques et par des femmes : coutume par laquelle les conciles, loin de trouver à redire qu'on ait cru la consécration une chose permanente, autorisent manifestement cette croyance, puisqu'ils n'obligent les prêtres qu'à faire par eux-mêmes la distribution qu'ils commettaient aux autres, mais toujours en regardant la consécration comme faite.

 

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Pour ne plus parler de ces exemples, voudra-t-on, quand on lira les canons du grand concile de Nicée et du concile de Carthage, où il est porté si expressément qu'on donnera l'Eucharistie aux malades ; voudra-t-on, dis-je, sans jamais en rien trouver ni dans les canons ni dans aucun auteur ecclésiastique, qu'à chaque fois qu'on leur aura donné la communion, le prêtre, à quelque heure que c'ait été du matin ou du soir, devant ou après le repas, malgré la coutume de l'Eglise universelle, ait offert le sacrifice où il aura fallu nécessairement qu'il ait communié avec le malade? Une si grande absurdité n'entrera jamais dans les esprits. Mais en voici une bien plus grande où nos adversaires sont réduits. C'est que passé l'heure de la messe, on ne donnait plus aux malades la communion que sous une seule espèce qu'on leur apportait de l'église. Tous ne sont pas assez hardis pour nier absolument une vérité si constante; et un docte ministre allemand, qui vient d'écrire très-amplement sur cette matière, n'a point trouvé de meilleur moyen de se défendre des conséquences qu'on tire de là, en faveur de la communion sous une espèce, qu'en disant « qu'encore qu'on ne gardât que le pain seul, il ne s'ensuit point qu'on le donnât seul sans la coupe, puisqu'on consacrait de nouveau le vin qu'on ne pouvait pas si aisément garder (1). » Prodige inconnu à l'Eglise chrétienne, de consacrer l'un des symboles sans l'autre ; car si l'on voulait consacrer, pourquoi en réserver l'un et ne pas consacrer les deux ensemble? Prenait-on plaisir à faire les choses contre toute règle, et à renverser tout l'ordre des mystères? Non sans doute ; mais les ministres, qui ne peuvent pas accommoder leur doctrine avec celle des canons, sont contraints pour tirer par force les canons à eux, d'y introduirais absurdités les plus inouïes.

Cependant je ne puis comprendre à quoi leur servent leurs raffinements, ni pourquoi, à quelque prix que ce soit, ils veulent qu'on ait toujours consacré et offert le sacrifice chez les malades. Car enfin il est certain de leur aveu propre, que ceux même qui se portaient bien et qui pouvaient communier à l'église, en emportaient l'Eucharistie consacrée et la prenaient dans leurs

 

1 Act., rei amotœ August., Pfeiff. ss. Th. D., etc., part. III, cap. X, n. 9.

 

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maisons. On ne peut pas ici amuser le monde par une consécration imaginaire. Il faut avouer, malgré qu'on en ait, que les fidèles croyaient l'Eucharistie consacrée une chose permanente, qu'ils prenaient en particulier, sans aucune diminution de la grâce qu'elle contenait en elle-même.

Ici on ne trouve point de sortie, qu'en disant que tout cela était un abus. C'est ce que disent tous les ministres, sans respecter le siècle des martyrs et les temps les plus purs du christianisme. M. de la Roque en particulier le répète plusieurs fois (1) ; et l'auteur de la seconde Réponse nous explique en ces termes les raisons qu'on a de le croire ainsi dans sa communion : « Je dis que cette coutume était un abus du sacrement, non-seulement en ce que l'on n'emportait souvent que le pain; mais aussi en cela même que, quoiqu'on emportât toutes les deux espèces, en les emportant, on faisait dégénérer la communion, qui n'est établie par Jésus-Christ que pour célébrer la mémoire de sa mort, et marquer l'union des fidèles entre eux, en une pratique irrégulière et superstitieuse. » Il poursuit : « Je ne blâme pas la coutume de porter l'Eucharistie aux absents dans le temps de la communion, ou aussitôt après ; car cela pouvait fort bien marquer alors qu'ils avaient part à la communion de l'Eglise, et la proximité du temps les faisait réputer comme présents à la table même. Mais la garder plus longtemps, c'était se persuader qu'il y avait quelque vertu secrète renfermée dans le pain consacré (2). » Voilà dire nettement qu'il n'y a aucune vertu dans l'Eucharistie réservée; et les pasteurs, qui le croyaient avec tous les peuples, sans en excepter les plus saints et les martyrs mêmes, étaient dans l'erreur.

Sur cela j'avais objecté « que le parti était aisé à prendre, quand il ne s'agit plus que de savoir si les martyrs sont des profanes, ou si les ministres qui les accusent sont des téméraires (3). » A cette pressante objection notre auteur répond seulement que ce n'est pas cela dont il s'agit ; mais qu'il s'agit de savoir « si M. Bossuet peut, sur l'autorité et l'exemple seul des martyrs nous démontrer que cette coutume est conforme à l'institution de

 

1 Hist. de l'Euch., Id. Rép., p. 174, 176. — 2 Anonyme, p. 211. — 3 Traité de la Commun., I part. n. 4, p. 280.

 

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l'Eucharistie (1). » Ainsi sans se mettre en peine des martyrs, il se contente de décider malgré toute l'antiquité, que leur coutume n'était pas conforme à l'institution de Jésus-Christ. Tout ce qu'il fait pour leur défense, c'est de répondre que cette coutume était, à la vérité, un abus, mais non pas une profanation. Qu'est-ce donc que profaner les mystères, sinon prendre pour l'Eucharistie et pour sacré ce qui ne l'est pas, et changer la sainte Cène de Notre-Seigneur, mystère terrible et vénérable, contre sa propre institution, en une pratique irrégulière et superstitieuse ? Voilà comment ces Messieurs défendent les saints martyrs : voilà comment ils sont jaloux de l'honneur du christianisme.

C'est une chose étrange et abominable qu'on ait pu accoutumer les chrétiens à entendre dire que l'erreur avait gagné dans toute l'Eglise, dès les siècles les plus purs, et à écouter sans frémir un si grand opprobre de la religion chrétienne. Mais nos réformés ne s'en étonnent pas. Tous les jours nous leur entendons dire de sang-froid que « le mystère d'iniquité commençait déjà à se mettre en train dès le temps de saint Paul. » Mais quand ils auraient prouvé, ce qu'ils ne feront jamais, que ce mystère d'iniquité était les erreurs conçues dans le sein de l'Eglise, pourrait-on penser sans horreur que dès  le temps de saint Paul elles y fussent approuvées? On est donc forcé d'avouer que ce mystère d'iniquité, dont parle saint Paul *, n'emporte pas avec lui l'approbation de l'Eglise. Que si pour l'honneur de l'apostolat et de la religion chrétienne, on est obligé d'avouer que les erreurs pouvaient bien naître dans l'Eglise, mais qu'elles y étaient rejetées du temps des apôtres, ne tremble-t-on pas quand on ose dire qu'elles y ont été établies sans aucune contradiction incontinent après leur mort ? Car ici il ne s'agit pas de quelques abus particuliers que l'Eglise réprouvât : il s'agit d'une coutume universelle, pratiquée par les plus saints du peuple et autorisée par les pasteurs, par un Tertullien lorsqu'il était le plus respecté dans l'Eglise, par un saint Cyprien, par un saint Basile, en un mot par tous les Pères. Si le mystère d'iniquité avait déjà entraîné les plus grands hommes de l'Eglise, que doit-on penser du reste ? Et si « la

 

1 Anonyme, p. 112. — 2 II Thess., II, 7.

 

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lumière, qui était en nous, n'était que ténèbres, que sera-ce des ténèbres mêmes (1) ? »

Mais, dira-t-on, il n'est pas vrai que cette coutume ait été approuvée. Le docteur allemand, dont nous venons de parler, objecte que saint Jérôme, en parlant de cette coutume, a dit « qu'il ne la blâmait ni ne l'approuvait (2). » Lisons les paroles qu'il produit : « Je sais, dit saint Jérôme, que c'est la coutume à Rome de communier tous les jours, ce que ni je ne blâme, ni je n'approuve (3) » Sans doute de communier tous les jours; car cela dépend des dispositions, et c'est chose qu'on ne peut ni blâmer ni approuver en général. Mais pour ce qui est de porter la communion dans sa maison, saint Jérôme l'approuve si expressément, qu'il demande le même respect pour la communion de la maison que pour celle de l'église, et que même il fait cette demande à ceux qui y mettaient de la différence : « N'est-ce pas le même Jésus-Christ qu'on reçoit dans la maison et dans l'église ? » Nous en avons vu autant dans saint Basile, dans saint Cyrille, et en un mot dans tous les Pères ; et on y trouve une approbation universelle de cette coutume, loin qu'on puisse trouver le moindre endroit où elle soit blâmée le moins du monde.

On allègue deux conciles d'Espagne, celui de Saragosse et le premier de Tolède, où ceux qui « n'avalent pas l'Eucharistie reçue des mains de l'évêque, sont chassés comme sacrilèges et frappés d'anathème (4). » Tous les docteurs allemands ne manquent pas de nous opposer ces deux canons, après Calixte; mais grâce à la miséricorde divine, on ne pousse pas toujours la contradiction jusqu'à l'extrémité. Mes adversaires abandonnent cette preuve. Celui de tous les ministres qui a le mieux examiné cette matière, en un mot, M. de la Roque avoue et prouve invinciblement dans son Histoire de l’Eucharistie (5), que ces canons de Saragosse et de Tolède n'ont pas été faits pour condamner la coutume d'emporter l'Eucharistie et de la garder. Je me suis servi de son aveu, et j'ai établi cette même vérité en trois pages du

 

1 Matth., VI, 23. — 2 Act. rei amot., part. III, cap. IX, n. 8, p. 170. — 2 Hier., ep. XXX ; Apol., pro lib. adv. Jovin., tom. IV.— 3 Cons. Caes. August., can. 3; Tolet. I, cap. XIV. — 4 Hist. de l’Euchar., I part., cap. XIV, p. 174.

 

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Traité de la Communion (1), d'une manière à ne laisser aucun doute aux gens raisonnables. En effet M. de la Roque entreprend ce livre, il m'attaque de tous côtés, comme nous avons vu; dans l'embarras où il est, il se dédit de beaucoup de choses qu'il avait très-bien établies dans son Histoire de l’Eucharistie ; mais il persiste dans celle-ci, et demeure d'accord avec moi (2) que «les anathèmes de ces conciles ne s'adressaient que contre des impies, des profanes et des hérétiques, tels que pouvaient être les priscillianistes, en un mot contre ceux qui, après avoir reçu l'Eucharistie, la jetaient par infidélité, selon l'explication de l'onzième concile de Tolède (3). » Bien plus, il oppose un nouveau passage, un capitulaire de Charlemagne, qui veut « qu'on chasse comme des sacrilèges tous ceux qui reçoivent l'Eucharistie et qui ne la mangent pas ; » et il répond « que ce capitulaire n'étant qu'une répétition du XIVe canon du concile de Tolède, il ne croit pas que cela regarde l'abolition de la coutume dont il s'agit (4), » c'est-à-dire de la réserve de l'Eucharistie et de la communion domestique.

Ainsi il doit maintenant passer pour constant que durant mille ans que cette coutume a duré dans l'Eglise, loin que jamais on l'ait blâmée, elle n'a jamais été tenue pour suspecte. Si elle a été abolie dans d'autres temps, c'a été, comme on a changé beaucoup d'autres choses bonnes en elles-mêmes, à cause que l'on commençait à en abuser, et sans jamais cesser de respecter la pratique des siècles précédents. On nous objecte (5) le Père Pétau, qui ne craint point de dire « qu'emporter l'Eucharistie chez soi et la garder serait une action punissable et tenue pour une profanation du sacrement (6). » Il ne fallait pas oublier ici un mot essentiel. C'est que ce savant auteur ne dit pas absolument qu'une réserve approuvée durant tant de siècles soit une action punissable; mais il dit qu'elle est aujourd'hui une action punissable, et le reste ; et loin qu'on puisse conclure de son discours qu'elle fût blâmable par elle-même, son dessein est de prouver, ce qui est certain, que l'Eglise n'a pas dessein de rétablir toutes les coutumes bonnes et

 

1 Traité de la Commun., I part, n.4, p. 280. — 2 La Roq., Rép., p. 171. —3 Conv. Tolet. XI, can. 11. — 4 La Roq., p. 177, 178. — 5 La Roq., p. 177. — 6 Pét., de la Pénitence publ., liv. I, chap. VII, n. 3, p. 95.

 

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louables par elles-mêmes, parce que devenues mauvaises par les circonstances, elles ont perdu l'avantage qu'elles avaient dans leur origine ; et il pousse la chose si avant, qu'il range cette coutume parmi celles « qui marquent une grande sainteté et une vertu de tout point accomplie, à laquelle elles étaient attachées dans la primitive Eglise ; » c'est-à-dire une si profonde et si sûre vénération des fidèles pour les mystères, qu'on n'en craignait aucune sorte de profanation entre leurs mains. Que si aujourd'hui on pense autrement, ce n'est pas, comme le dit M. de la Roque, que la nature des choses soit changée; mais c'est qu'après tant d'abus qu'on a vus du sacrement, on ne pourrait plus en attribuer la réserve qu'à de très-mauvais desseins. Voilà ce que dit le Père Pétau ; et c'est trop visiblement tromper le monde que de le produire comme un auteur qui juge blâmable la coutume des premiers siècles. On ne se donne pas de ces sortes de libertés parmi nous. C'est un privilège dont nous croyons que nos adversaires eux-mêmes ont de la honte ; et malgré tout ce que leurs préjugés les obligent à écrire, ils ne peuvent pas s'empêcher d'être peines en secret d'avoir à défendre une cause qu'ils ne peuvent soutenir, sans condamner tout ce que le christianisme a eu de plus pur.

Que si à la fin on en rougit, et qu'on soit contraint d'avouer que ce qui est approuvé dans toute l'Eglise dès l'origine du christianisme ne peut être que très-bon, qu'on me réponde à cet argument. Il n'est point parlé de la réserve de l'Eucharistie, ni de la communion domestique, dans l'Evangile ni dans toute l'Ecriture; au contraire, à ne regarder que les termes, Jésus-Christ a dit seulement à ceux qui étaient présents : Prenez et mangez, et ils l'ont fait ; et néanmoins sans qu'il y paroisse autre chose, toute l'Eglise a pratiqué la réserve de la communion domestique : donc elle l'a prise autre part que dans l'Evangile : donc elle a cru que la tradition était la seule interprète de l'Evangile même.

Poussons encore plus avant. Ces paroles de Jésus-Christ : Prenez et mangez, et : Buvez-en tous, n'expriment pas plus la communion sous les deux espèces, qu'elles expriment la consomption actuelle de l'Eucharistie dans le temps que Jésus-Christ l'a

 

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consacrée et présentée à ses disciples : or nonobstant ces paroles, la tradition de réserver l'Eucharistie consacrée, pour communier à la maison plusieurs jours après sans la consumer aussitôt, s'est soutenue dès les premiers temps : elle s'est donc soutenue, encore qu'on lui put opposer des paroles de l'Evangile, aussi expresses que celles qu'on nous allègue pour la communion sous les deux espèces.

Il a dû suivre de là qu'on ne fit pas plus de difficulté de communier sous une espèce que de communier en particulier dans sa maison, après la consécration faite dans l'église. La chose est en effet arrivée ainsi. On n'a non plus hésité à l'un qu'à l'autre; et nous avons vu clairement que la communion sous une espèce a accompagné la communion domestique. Elles vont donc d'un même pas : l'une est aussi établie, aussi ancienne, et aussi bonne que l'autre.

Ouvrez les yeux, nos chers Frères, et voyez qui sont ceux que vous condamnez en condamnant l'Eglise romaine. C'est l'Eglise des premiers temps. Vous ne pouvez sans blasphème réprouver la communion domestique : vous ne pouvez l'approuver sans approuver la communion sous une espèce.

Qu'ont dit en effet tous ceux qui étant forcés d'avouer la communion domestique, ont cru après cela pouvoir nier la communion sous une espèce? Qu'ont-ils dit, mes Frères, que de visibles absurdités et des choses plus difficiles et plus incroyables que ce qu'ils voulaient éviter? Ecoutez le plus savant de ceux qui ont traité cette matière, je veux dire M. de la Roque, et voyez comment il concilie la communion sous les deux espèces avec la communion domestique. C'est, dit-il, « qu'il fallait que les fidèles participassent au calice, après avoir mangé une portion du pain qu'on leur avait distribué ; ou s'ils réservaient tout le pain pour le prendre et pour le manger à la maison, quand ils le jugeaient à propos, après avoir bu de la coupe dans l'église, la communion aura toujours été sous les deux espèces, quoique l'une ait été reçue un temps assez considérable après l'autre (1). »

M. de la Roque nous donne le choix de deux suppositions :

 

1 La Roq., p. 179.

 

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l'une, que les fidèles, qui devaient communier dans leur maison sous la seule espèce du pain tout le long de la semaine, aient premièrement communié sous les deux espèces dans l'assemblée des fidèles; et cela ne fait rien du tout à la question, puisque cette première communion faite sous les deux espèces, n'empêcherait pas que les suivantes ne fussent faites sous une seule. Reste donc l'autre supposition que les fidèles, prenant dans l'Eglise le dimanche, si l'on veut, la coupe seule, et le reste de la semaine le pain réservé, tout cela ne soit qu'une seule et même communion. Mais est-ce là se sauver de la communion sous une espèce? N'est-ce pas plutôt ajouter à la communion qui se fera six jours durant, sous la seule espèce du pain, une autre communion faite le dimanche sous la seule espèce du vin? Mais si l'on continue la communion avec le pain réservé plusieurs mois et un an entier, comme le faisaient les solitaires et les autres que nous avons vus, faudra-t-il dire encore, pour sauver la communion sous les deux espèces, que tout cela ne serait qu'une seule et même communion; de sorte qu'au lieu de dire que les premiers chrétiens communiaient souvent et même tous les jours, il faille dire, pour s'ajuster au système de nos adversaires, qu'ils ne communiaient qu'une seule fois? Ne vaudrait-il pas mieux avouer de bonne foi la communion sous une seule espèce ? Et n'est-ce pas l'avouer, que de ne pouvoir s'en défendre que par de semblables extravagances?

Voilà néanmoins où sont réduits les plus doctes de nos adversaires : un Calixte, un du Bourdieu, un la Roque. Mais, dira-t-on, vous leur imposez, du moins au dernier : il a une autre réponse et il soutient même, en supposant que les fidèles n'emportaient que le pain seul, qu'ils ne laissaient pas de communier sous les deux espèces, parce qu'on croyait dans l'Eglise orientale et dans l'occidentale, que le mélange et l'attouchement du pain consacré sanctifiait et consacrait le vin qui ne l'était pas; de sorte que « les fidèles, qui étaient imbus de cette opinion, ne manquaient pas, selon toutes les apparences, de faire ce mélange du pain consacré avec du vin commun (1), » afin de communier sous les deux espèces. Voilà comment on résout les difficultés dans la

 

1 La Roq., p. 184.

 

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nouvelle Réforme. On impute à l'Eglise orientale et occidentale, c'est-à-dire à l'Eglise universelle, un sentiment qu'elle n'eut jamais, comme on le verra en son lieu : lorsqu'on n'a aucune preuve d'une chose de fait qu'on avance, on se contente de dire que les fidèles n'y manquaient pas selon toutes les apparences ; et cela enfin pour établir une chose du moins aussi difficile que celle qu'on veut éviter, c'est-à-dire la consécration par le mélange, pour éviter la communion sous une espèce.

Oui, mes Frères, je vous le répète encore, la consécration par le mélange a deux inconvénients, plus grands et plus invincibles que la communion sous une espèce : le premier, est de consacrer et de faire un sacrement sans paroles, qui est la chose du monde la plus inouïe ; le second, de prendre ensemble le corps et le sang que Notre-Seigneur a donnés séparément en mémoire de sa mort violente, et de son sang séparé du corps par tant de plaies.

En effet si nos adversaires parlent franchement, ils avoueront que la consécration par le seul mélange, et la communion des deux espèces unies, ne leur paraissent pas moins nulles, ni moins opposées à l'Evangile, que la communion sous une espèce. Ils s'en expliquent assez pour peu qu'on les presse. Le docteur allemand , dont on a parlé, décide que selon les sentiments de ceux de la Confession d'Augsbourg, la communion par le mélange est directement contre l'Evangile : les calvinistes sont de même avis; et enfin tous les protestants ont le malheur de ne pouvoir éviter la communion sous une espèce, sans mettre des choses autant ou plus difficiles de leur aveu propre.

Pour ce qui est de l'Eglise catholique, elle se suit parfaitement elle-même. Elle n'approuve en aucune sorte la consécration sans parole, par le seul mélange parce qu'elle la trouve également contraire à l'Ecriture et à la tradition : elle approuve la communion sans réserve et avec réserve, sous une ou sous deux espèces, mêlées ou prises séparément, parce que trouvant toutes ces manières de communions dans la tradition de tous les siècles, soit qu'elles soient écrites ou non écrites, elle ne peut croire qu'elles viennent d'une autre source que de Jésus-Christ.

Et pour pousser la chose encore plus loin, la communion qu'on

 

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faisait dès les premiers temps en particulier dans la maison, lui persuade que les messes, où le prêtre seul communie, ne laissent pas d'être bonnes, n'y ayant pas plus d'inconvénient d'admettre la communion des fidèles sans l'oblation précédente, que d'admettre l'oblation sans que le peuple communie, puisqu'après tout il ne tient qu'au peuple de communier : que le concile de Trente les y invite, et que Jésus-Christ même les convie à son banquet ; semblable à un père de famille dont la table est toujours prête et toujours dressée, encore que ses enfants n'y mangent pas toujours. Mais reprenons le fil de notre discours, et écoutons ce que nous objectent nos adversaires sur la réserve de l'Eucharistie.

CHAPITRE XXII.
Réponses aux objections des ministres contre la réserve de l'Eucharistie.

 

Les détours que l'erreur fait prendre et les contrariétés où elle fait tomber les hommes, sont inexplicables. Les mêmes auteurs qui s'obstinent à nier dans les premiers siècles la réserve du saint Sacrement pour les malades, quand ils pensent être sortis de cette difficulté, étourdis de celle de la communion domestique qui n'est pas moins grande, tâchent alors d'établir la réserve sous les deux espèces. Voyons par ordre leurs preuves. La prévention commence par leur faire dire que la réserve de l'Eucharistie commence à peine au septième siècle (1) : qu'auparavant loin de la réserver après la distribution qu'on en faisait dans l'assemblée des fidèles, on en brûlait tous les restes et jusqu'aux moindres parcelles dans l'Eglise de Jérusalem, comme le témoigne le prêtre Hésychius (2). On les donnait aux enfants dans celle de Constantinople au rapport d'Evagrius le Scholastique (3) ; et on en usait de même parmi nous, conformément au canon du second concile de Mâcon (4) assemblé en 585. On soutient tous ces passages par un autre d'Origène, qui dit « que Notre-Seigneur ne différa pas et

 

1 La Roq., p. 56. — 2 In Lev., lib. II, cap. VIII. — 3 Hist., lib. IV, cap. XXXVI. — 4 Can. 6, vid. Conc. Gall., tom. I, p. 384; Labb., tom. V, col. 982.

 

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ne garda pas au lendemain le pain qu'il donnait à ses disciples , en disant : Prenez et mangez (1). »

Il n'est pas possible que ces Messieurs croient ce qu'ils disent. Car pour commencer par ce dernier passage, prétendent-ils que sous prétexte qu'Origène a dit, ce qui est très-vrai, que Notre-Seigneur a fait consumer par ses apôtres tout ce qu'il avait consacré de pain, la réserve nous soit défendue, et qu'en effet l'antiquité n'en ait jamais fait ? Ils savent bien le contraire, puisque dans le temps d'Origène, c'est-à-dire au troisième siècle, et même dès le second, de leur aveu propre, les fidèles gardaient la communion, non-seulement pour le lendemain, mais encore pour les jours suivants. Si donc nous trouvons cette coutume, non-seulement dans les six premiers siècles, mais encore dans le septième et jusqu'au dixième : si d'ailleurs il est constant, comme nous l'avons démontré , qu'on réservait l'Eucharistie pour les malades, quand ce ne serait que pour les malades qui étaient en pénitence, ce qu'on a détruit par tant de preuves, c'en serait assez pour conclure la réserve. Car de dire avec M. de la Roque , qu'en communiant les malades on consacrait toujours pour eux, de sorte que le prêtre communiait aussi à quelque heure que ce fût, nous avons vu combien cette prétention est insoutenable, et combien il est ridicule que pendant que les fidèles prenaient tous les jours à leur maison l'Eucharistie consacrée à l'église, les malades fussent les seuls pour qui l'on fit scrupule d'en user de même ; et quand on aurait prouvé, ce qui se dit gratuitement et ce qui se détruit par tant de preuves, que la réserve établie par les canons de Nicée et de Carthage ne regardait que les malades pénitents , la cause de nos adversaires n'en deviendrait pas meilleure, puisque c'en serait assez pour conclure plus clair que le jour que lorsqu'on parle de consumer en diverses sortes les restes du sacrifice, il faut entendre les restes après toutes les réserves accoutumées, puisque manifestement ces réserves faisaient partie de la distribution ordinaire.

Mais, dit-on (2), saint Optat Milévitain dit que le corps et le sang de Notre-Seigneur habitent sur les autels par certains

 

1 Homil. V in Levit., n. 8. — 2 La Roq., p. 58.

 

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moments (1) : donc on ne réservait pas l'Eucharistie sur les autels. Car c'est tout ce que M. de la Roque a conclu de ce passage. Mais qu'importe à notre question que ce fût alors sur les autels, ou en quelque autre endroit de l'église, ou même chez les évêques, ou chez les prêtres, qu'on réservât l'Eucharistie? Toujours est-il bien certain même par saint Optat, comme nous l'avons prouvé, qu'on la réservait; et ce que rapporte M. de la Roque, touchant la consomption des restes du sacrifice, était sans préjudice de cette réserve.

Le passage qu'il produit de saint Augustin n'est pas plus à propos. Ce grand homme dit, dans sa lettre à Janvier, qu'on célébrait l'Eucharistie ( c'est ainsi que traduit M. de la Roque (2), au lieu de ce qu'a mis saint Augustin, qu'on offrait ; mais ces Messieurs n'aiment point ce mot qui sent trop le sacrifice : il faut pourtant bien qu'ils s'y accoutument, puisqu'ils le trouvent à toutes les pages des saints Pères ). Saint Augustin dit donc « qu'on offrait deux fois le Jeudi saint : le matin pour ceux qui ne jeûnaient pas, et le soir pour ceux qui jeûnaient ; » d'où ce ministre conclut « qu'on ne réservait rien de l'Eucharistie, parce qu'autrement cette dernière célébration n'aurait pas été nécessaire, et qu'on eût pu communier ceux qui jeûnaient, des restes de la communion du matin a. » Il ne songe pas que les chrétiens, autant qu'il était possible, voulaient en communiant, assister au sacrifice entier, surtout dans le jour sacré où il avait été institué, et participer à toutes les prières dont cette sainte action était accompagnée. D'ailleurs l'heure naturelle et ordinaire du sacrifice, était dans les jours déjeune l'heure du soir; et cette heure devait d'autant plus être gardée le Jeudi saint, que c'était celle où Jésus-Christ avait offert lui-même la première fois. Enfin ce n'était pas la coutume d'Occident, excepté peut-être le Vendredi saint, de donner dans l'assemblée publique le sacrement réservé. On disait toujours plusieurs messes, quand on donnait plusieurs fois la communion dans l'église ; ce qui ne préjudicie en aucune sorte aux réserves accoutumées, tant pour la communion domestique

 

1 Opt. Milev., lib. VI, p. 92. — 2 La Roq., p. 59. — 3 Epist. CXVIII, cap. VII, nov. édit. Liv, n. 9.

 

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que pour celle des malades, qui était comme une suite de la domestique.

Mais parmi de si faibles preuves, ce que M. de la Roque nous oppose de plus apparent (1) est un passage de Pelage, chef de l'hérésie des pélagiens. Avec la permission de ces Messieurs et sans dessein de les offenser, on pourrait ici leur répondre qu'outre les grandes erreurs qui ont fait condamner ces dangereux auteurs de sectes, on remarque dans leurs écrits un certain travers secret et des singularités qu'on n'a pas toujours pris la peine de relever. C'est pourquoi on ne voit point que l'ancienne Eglise se serve des autorités des gens condamnés. Quoi qu'il en soit, écoutons Pelage : « Ceux, dit-il, qui s'assemblaient dans l'église offraient séparément leurs oblations ; et tout ce qui leur restait des sacrifices après la communion, les fidèles le consommaient ensemble dans l'église en prenant un repas commun (2). » Si l'on veut se donner la peine d'expliquer le sentiment d'un tel homme, on pourra dire que les fidèles portaient à l'autel leurs oblations et leurs sacrifices, qu'on en prenait ce qu'il en fallait pour la communion du peuple, qu'on séparait le reste, et qu'après la communion on en pouvait manger une partie dans un repas ordinaire qu'on faisait au commencement dans l'église. Mais si l'on pense établir par là qu'il n'était pas permis ni de porter l'Eucharistie aux absents, comme le raconte saint Justin, ni de la réserver pour quelque cause que ce fût, ou, ce qui est encore pire, qu'après l'avoir consacrée on la mangeait, comme on aurait fait du pain commun dans un repas ordinaire : un seul auteur, et encore un auteur aussi reprochable qu'un hérésiarque, ne suffit pas pour établir une coutume d'ailleurs si mauvaise, et dont on ne trouve aucun exemple.

 

1 La Roq., p. 60. — 2 Comm. in I Cor., XI, 20; in App. Aug., edit. Antuerp., 1703, p. 371.

 

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CHAPITRE XXIII.
Qu'on n'a jamais réservé l'Eucharistie sous l'espèce du vin : réponse aux preuves que les ministres prétendent tirer de l'antiquité.

 

Voyons maintenant les preuves par lesquelles ceux qui ont rejeté avec tant d'effort la réserve ordinaire de l'Eucharistie pour les malades, l'établissent sous les deux espèces pour les sains. J'avais remarqué quatre témoignages (1), dont les ministres ont accoutumé de s'appuyer ; et il est clair par mes réponses qu'ils leur sont manifestement inutiles. Mais la chose va paraître dans une plus grande évidence, en examinant les répliques de mes adversaires (2).

Songeons bien qu'ils ont à prouver, non pas simplement la distribution ou la participation, mais la réserve ordinaire du sang aussi bien que du corps, comme des choses inséparablement unies dans l'usage. Dès lors le premier passage, qui est celui de saint Justin, doit d'abord être retranché, puisque ce martyr nous apprend seulement qu'au jour de l'assemblée des fidèles, « après l'oblation du pain et du vin consacrés, on en fait la distribution aux présents, et qu'on en envoie aux absents par les diacres (3). » Sur quoi M. de la Roque observe lui-même dans son Histoire de l’Eucharistie (4), qu'on envoyait le sacrement au même temps qu'on l'avait célèbré dans l'église. Nous avons vu qu'en répondant au Traité de la Communion sous les deux espèces, il persiste dans ce sentiment, et déclare qu'il n'a pas voulu se servir du passage de saint Justin pour prouver la réserve des deux symboles, parce que cela « se faisant incontinent après la communion des fidèles dans l'assemblée, ce fait ne regarde pas la garde du sacrement dont nous traitons (5). »

En effet l'intention de saint Justin est ici manifestement de faire voir comment les absents participaient à leur manière au sacrifice commun de toute l'Eglise, puisqu'aussitôt après qu'on l'avait offert, on leur en portait les hosties, c'est-à-dire le corps et le sang

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 4, p. 282. — 2 La Roq , p. 162; Anonyme, p. 217. —3 Just., Apol., II, n. 65.— 4 La Roq., I part., chap. XV, p. 176. — 5 p. 170.

 

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de Notre-Seigneur, de même que dans l'Eglise on les avait données aux fidèles. Ce qui regardait la réserve n'est pas traité en ce lieu ; car on ne trouve pas tout dans un seul passage, et il en faut chercher les preuves ailleurs.

Quand donc l'Anonyme nous demande (1) qu'est-ce qui pouvait empêcher les absents de garder l'Eucharistie qu'on leur portait, comme les autres fidèles en gardaient la portion qu'ils emportaient eux-mêmes de l'Eglise, il sort visiblement de la question. Car on ne doute pas qu'ils ne pussent, comme les autres, garder l'Eucharistie sous l'espèce du pain, parce qu'on en voit ailleurs, et dos la première antiquité, beaucoup d'exemples. Mais quant à la réserve, soit du pain, soit du vin consacré, M. de la Roque lui dira toujours qu'elle ne paraît point dans ce passage, et que si l'on veut la trouver, il faut que ce soit ailleurs, puisqu'ici manifestement on ne voit que l'Eucharistie portée aux absents incontinent après l'oblation, afin qu'ils participassent au sacrifice commun de toute l'Eglise.

Mais voici un second exemple qui paraît plus fort, et où mes deux adversaires se joignent ensemble. Il s'agit de ce passage célèbre des Dialogues de saint Grégoire le Grand, où il raconte ce qui était arrivé à Maximien, « maintenant, dit-il, évêque de Syracuse et alors Père de mon monastère. Ce vénérable homme, continue-t-il, m'était venu joindre à Constantinople, où j'étais par ordre de mon pontife (c'était le pape Pelage second), pour y rendre dans le palais les réponses ecclésiastiques (2). » On appelait celui qui faisait cette fonction de la part du Pape son Apocrisiaire ou, ce qui est la même chose, son Responsal, celui qui répondait en son nom à l'Empereur sur les affaires de l'Eglise. « Pendant donc, poursuit saint Grégoire, que Maximien retournait à Rome, en mon monastère, il fut battu d'une furieuse tempête dans la mer Adriatique; et comme le vaisseau entr'ouvert de toutes parts allait périr, ceux qui étaient dessus se donnèrent mutuellement la paix et reçurent le corps et le sang de Notre-Seigneur. » Saint Grégoire raconte ensuite que leur piété leur attira une visible et miraculeuse protection de Dieu, puisqu'il les conserva huit jours

 

1 Anonyme, p. 217. — 2 Lib. III Dial., cap. XXXVI.

 

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durant dans un si extrême péril, et qu'à peine furent-ils abordés que le vaisseau fut englouti par les flots. Il est ici question de savoir si Maximien était prêtre, parce que s'il se trouvait qu'il le fût, il aurait pu célébrer la messe, non pas dans le plus fort de la tempête, comme M. de la Roque veut croire qu'il le faudrait dire en cette occasion, mais dès qu'on en vit paraître les commen-cemens ou même, si l'on veut, dès le matin ; de sorte qu'il n'y aurait point de conclusion à tirer pour la réserve qu'on voudrait établir durant tout le temps du voyage. Il n'est pas nécessaire que nous prouvions que ce saint homme était prêtre. Ce serait à nos adversaires à prouver qu'il ne l'était pas ; et pour nous, en supposant seulement qu'il a pu l'être, lui qui était constamment le Père d'un monastère, nous serions entièrement à couvert de la conséquence que l'on tire pour la réserve des deux espèces. Aussi voit-on que mes adversaires, pour ne point laisser échapper de leurs mains un argument qu'ils croient si fort, décident nettement que Maximien n'était pas prêtre. M. de la Roque n'en rend aucune raison ; mais après m'avoir objecté que j'ai tort de supposer qu'il l'était, ou qu'il y en avait quelqu'un dans ce vaisseau, il finit décisivement cette question en cette manière : « Par là il est aisé de juger de la faiblesse du raisonnement et de la conjecture de ce prélat, qui supposant d'ordinaire ce qui n'est pas, ne manque jamais de conclure mal (1). »

Laissons là ce donneur d'arrêts qui veut en être cru sur sa parole ; et voyons si l'Anonyme, qui prétend prouver positivement que Maximien n'était pas prêtre, réussira mieux. Il conclut donc qu'il ne l'était pas, « parce que saint Grégoire n'en dit rien ; et, poursuit-il, c'est deviner que d'avoir recours à cette fuite : Maximien pouvait être prêtre, puisqu'il était Père d'un monastère. Cela même prouve qu'il ne l'était pas ; car dans ce temps-là les moines n'étaient point prêtres, mais soumis aux curés et aux prêtres des lieux de leurs monastères. » Etrange raisonnement, comme s'il était impossible que des prêtres fussent soumis à d'autres prêtres, à qui l'évêque avait donné son autorité! Au reste si l'Anonyme avait seulement ouvert l’Histoire religieuse, il

 

1 La Roq., p. 166.

 

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y trouverait à toutes les pages, dès le quatrième et le cinquième siècle, c'est-à-dire près de deux cents ans avant saint Grégoire, des moines et des abbés qui constamment étaient prêtres. Sans sortir de l'Histoire Lausiaque, écrite au cinquième siècle, il trouverait pour le moins dix ou douze endroits où il est parlé de ceux qu'on appelait dès ce temps-là, les prêtres des monastères ; et il est aisé de prouver tant par saint Grégoire pape, que par saint Grégoire de Tours son contemporain, que la plupart des abbés étaient prêtres, de leur temps. Mais pourquoi s'arrêter ici à ces raisons générales, puisqu'il est certain que Maximien était prêtre dans le temps dont il s'agit? Pour en être convaincu, il ne faut que lire ces mots d'une lettre du pape Pelage II à saint Grégoire, alors diacre, pendant qu'il faisait à Constantinople et auprès de l'Empereur les affaires de l'Eglise, et Hâtez-vous, dit-il, de nous envoyer le prêtre, parce qu'il est très-nécessaire à votre monastère et à l'ouvrage que nous lui avons commis (1). » Tous les doctes sont d'accord qu'il lui parle du prêtre Maximien; et le rapport de cette lettre du pape Pelage, avec l’endroit des Dialogues de saint Grégoire dont il s'agit, ne permet pas d'en douter. Il paraît dans les Dialogues que Maximien, qui était Père du monastère qu'il avait à Rome, l'était venu visiter à Constantinople, pendant qu'il y résidait par l'ordre du pape Pelage II son prédécesseur. Il paraît parla lettre de Pelage que ce pape rappelait Maximien pour les affaires du monastère dont il était le Père; et il paraît enfin par les Dialogues de saint Grégoire qu'en effet il retournait à ce monastère, où saint Grégoire le renvoyait selon l'ordre qu'il en avait reçu. C'est donc alors qu'il fut accueilli de la tempête, où arriva le miracle dont nous avons vu le récit. Il ne faut plus contester que Maximien ne fût prêtre, et l'argument de nos adversaires s'en va en fumée.

Car de répliquer maintenant avec M. de la Roque que quand Maximien aurait été prêtre, « il n'y a point d'apparence qu'il eût osé célébrer les divins mystères en un lieu non consacré, et qui pis est, dans la mer (2), » où Thomas Valdensis et Cassandre assurent qu'il n'était pas permis de le faire, c'est sur la foi des deux

 

1 Pelag. II, ep. III, ad Greg. Diac. — 2 La Roq., p. 164.

 

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auteurs du siècle passé, décider trop hardiment de la pratique du siècle de saint Grégoire; et pour démontrer la fausseté des conjectures de ce ministre, aurait-il trouvé de l'inconvénient à la célébration des mystères dans un lieu non consacré (1), s'il avait seulement songé à ce qu'il a remarqué lui-même, « qu'on célébrait les sacrements chez les malades, comme nous l'apprenons d'Ahyton, évêque de Bâle, » afin de leur donner la consolation de mourir avec ce divin Viatique ? Pourquoi dans une semblable nécessité n'aurait-on pas célébré pour nos voyageurs? Et si l'on veut des exemples plus anciens, on verra dans Théodoret (2) que, pour donner la consolation à un solitaire d'assister aux divins mystères, ce saint évêque les célébra en sa présence et dans sa cellule, ayant pour tout autel les mains de ses diacres; et plus haut nous trouverons dans saint Augustin que ses prêtres offrirent le saint sacrifice dans une maison particulière, pour la délivrer de l'infestation des malins esprits; et plus haut encore le diacre Paulin nous fait voir saint Ambroise, son évêque, a dans la maison d'une femme de qualité, pour y offrir le sacrifice (3). » On voit dans saint Grégoire de Tours, contemporain de saint Grégoire pape, que les prêtres portaient dans les voyages les vaisseaux sacrés ; témoin le prêtre Maxime, qui passant la Saône, fut jeté par la tempête dans la rivière, « ayant à son cou, avec le livre de l'Evangile, le ministère quotidien (4), » c'est-à-dire « une petite patène avec un calice. » M. de la Roque, qui a rapporté ce passage, n'a-t-il pas vu dans cette petite patène, un vaisseau portatif et accommodé à l'usage des voyageurs? Pourquoi ce prêtre est-il si soigneux de porter sur lui tous les instruments du sacrifice, si ce n'est pour le célébrer durant le voyage dans les lieux où il n'y aurait point d'église, puisqu'il aurait trouvé dans les églises tout ce qui lui eût été nécessaire? C'est à cela que servaient dès le huitième ou neuvième siècle, ces tables d'autel consacrées, que nous appelons autels portatifs, tabulœ itinerariœ, tabulœ altaris consecratœ, que l'on avait pour célébrer dessus le saint sacrifice, non-seulement dans les chapelles, mais encore à l'air, ou sous les tentes (5). Je ne trouve

 

1 La Roque, p. 213. — 2 Vide Hist. Relig., edit. Sinu. — 3 Vita Ambr., per Paul., cap. IV. — 4 Lib. de Glor. Confess., cap. XXII. — 5 Conc. Trib., cap. IV, in Decr., art. 3, dist. 1, cap. XXX; Mabill., de Lit. Gal., cap. VIII, n. 7; vide ejus Praefat. saec. III, n. 78, 79.

 

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dans tout le Droit aucune défense d'en faire autant sur la mer, loin qu'on en trouve les moindres vestiges dans le siècle de saint Grégoire et dans les siècles suivants. Qu'est-ce donc qui eût pu empêcher Maximien de dire la messe tous les jours, comme c'était constamment alors la coutume des saints évêques et des saints prêtres, ou si on aime mieux de cette sorte, quand il se vit menacé de la tempête? L'heure y convient, et la communion fait voir qu'on était à jeun. L'on se souvient de ce que nous avons vu dans saint Ambroise (1), de saint Satyre son frère. On trouvera dans une tempête le corps de Notre-Seigneur, mais le corps seul, que saint Satyre, encore catéchumène, demanda aux fidèles. Il n'est point parlé de prêtres ; mais seulement de ceux que Satyre connaissait pour initiés. Aussi n'y voit-on que le corps; au lieu qu'ici, où il est constant qu'il y avait un prêtre, on voit le corps et le sang. D'où vient cette différence, si ce n'est de la consécration qu'on en avait faite et de la célébration du sacrifice ?

Et il faut bien que M. de la Roque l'avoue avec nous, s'il ne veut se démentir lui-même. Car lorsqu'il recherche dans l'antiquité le commencement de la réserve de l'Eucharistie, il déclare « qu'il ne la trouve pas dans les six premiers siècles (2), » ni avant la fin du septième. Je remarque, dit-il, « vers la fin du septième siècle, quelques acheminements à la réserve de l'Eucharistie. » Voilà donc le commencement vers la fin du septième siècle, encore n'était-ce qu'un simple acheminement. Or saint Grégoire est mort en l'an 605, au commencement du septième siècle, lorsque selon le ministre il n'y avait pas même de disposition ni d'acheminement à la réserve. Il y en avait encore moins durant son pontificat qui a duré treize ans et demi, et sur la fin du siècle où ce miracle arriva, saint Grégoire n'étant que diacre. Par conséquent cette communion ne se put faire, selon ce ministre, de l'Eucharistie réservée ; et il faut nécessairement qu'on ait célébré le sacrifice pour la consacrer, ce que ce ministre nie avec tant d'effort.

 

1 De obit. Satyr., loco sup. cit. — 2 La Roque, p. 61.

 

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Ainsi de quatre témoins qu'on nous produisait pour la réserve ordinaire du corps et du sang, en voilà d'abord deux inutiles. Les deux autres ne sont pas plus forts; l'un est saint Grégoire de Nazianze, et l'autre est le prétendu Amphilochius dans la Yie de saint Basile. Dans le passage de saint Grégoire de Nazianze, on voit que sa sœur sainte Gorgonie, affligée d'une maladie inconnue aux médecins, « se jeta aux pieds de l'autel. Là, dit-il, après qu'elle eut oint son corps du remède qu'elle avait en sa puissance; et si sa main avait quelque part gardé quelque chose des symboles du corps ou du sang, après l'avoir mêlé avec ses larmes, elle se sentit tout à fait guérie (1). » Voilà donc le corps ou le sang en la puissance de cette sainte vierge, et le voici dans l'autre passage en la puissance d'un Juif, qui s'étant mêlé parmi les fidèles, selon le prétendu Amphilochius, reçut de la main de saint Basile le corps et le sang de Notre-Seigneur, « et emporta dans sa maison les restes de l'un et de l'autre (2). »

Il est certain que nos adversaires n'ont rien de plus apparent que ces deux passages ; mais ni l'un ni l'autre ne conclut pour la réserve ordinaire des deux espèces comme choses inséparables. Le premier, parce qu'on ne lit pas dans saint Grégoire de Nazianze, que sa sœur eût réservé les symboles du corps et du sang, comme choses qu'on réservât toujours ensemble ; mais les symboles du corps ou du sang, comme ne sachant lequel des deux elle avait gardé, à cause que la coutume n'était pas de les garder l'un et l'autre, ou enfin parce que c'était une chose libre.

L'Anonyme trouve fort mauvais qu'on lui enlève un passage qu'il trouve si clair, par la seule remarque qu'on fait que saint Grégoire de Nazianze a dit le corps ou le sang. « Misérable défaite, dit-il, pour un docteur qui ne peut ignorer que la particule grecque est employée une infinité de fois au lieu de la conjonction (3). » Et moi je dis au contraire, et plus raisonnablement : Misérable instance pour un docteur, puisqu'il ne peut ignorer que la particule grecque signifie naturellement notre ou français et l'alternative qui y est jointe : que cette signification est la

 

1 Greg. Naz., orat. XI in Gorg. sor. — 2 Vita. Basil., cap. VII. — 3 Anonyme, p. 221.

 

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propre et la véritable, et plus régulière sans comparaison et plus commune que l'autre, quelque infinité qu'on lui attribue ; et qu'elle est si naturelle en ce lieu, qu'elle saute pour ainsi dire aux yeux de ceux qui le lisent; étant clair par la suite des paroles mêmes que saint Grégoire de Nazianze, en mettant non pas le corps et le sang, comme il serait naturel, si la réserve en était inséparable, mais de dessein, le corps ou le sang, veut exprimer une chose libre et indifférente, c'est-à-dire qui pouvait être aussi bien d'une façon que d'une autre, sans qu'il importât en rien de s'en informer davantage.

Quoi qu'il en soit, quel secours peuvent espérer nos adversaires d'un passage qui ne conclut rien en le prenant dans sa propre et naturelle signification, ou plutôt qui pris en ce sens, conclut contre eux? Ainsi de quatre passages dont ils font leur fort, il ne leur reste plus que celui du prétendu Amphilochius, qui va leur échapper comme les autres, puisqu'on y voit clairement que si ce Juif emporta le corps et le sang, ce fut pour une raison particulière. Il ne faut que lire le passage de cet auteur, quel qu'il soit : « Un Juif, dit-il, se mêla parmi les fidèles, pour voir l'ordre du ministère sacré et le don de la communion. Il vit entre les mains de saint Basile un petit enfant, dont on partageait  les membres. Après que tout le monde en eut pris, il s'approcha comme les autres ; et ce qu'on lui donna était de la vraie chair. Il vint au calice, qui était aussi plein de sang, et il y participa ; et ayant gardé les restes de l'un et de l'autre, il retourna dans sa maison pour les montrer à sa femme, qu'il voulait convaincre par ce moyen, et lui raconta ce qu'il avait vu de ses yeux (1). » La suite de l'histoire amène ce Juif avec toute sa famille à saint Basile, pour tous ensemble être baptisés de sa main. On voit donc qu'il y a ici une raison particulière de confier les deux espèces à ce Juif, puisqu'il voulait s'en servir à convaincre sa femme d'un miracle qui la de voit convertir.

Au reste on n'a jamais prétendu qu'en soi il y eût plus de difficulté de confier aux fidèles une des espèces que l'autre. « Car aussi, comme je l'ai dit dans le Traité de la Communion (2),

 

1 Vita S. Basil., per Amphil., cap. VII.— 2 Traité de la Comm., 1 part. n. 4, p. 283.

 

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pourquoi refuser aux fidèles le sang de Notre-Seigneur s'ils le demandaient, et croire que le corps sacré qu'on leur confiait fût plus ou moins précieux? » Je ne doute donc nullement qu'on ne confiât le sang, comme le corps, à ceux qui avaient la dévotion, ou quelque raison particulière de le désirer. Telle était apparemment sainte Gorgonie, sœur de saint Grégoire de Nazianze. L'espérance qu'elle avait conçue de se guérir des inflammations dont son corps était tout rempli, en le frottant de la sainte Eucharistie, lui avait pu faire désirer l'espèce liquide, qui paraissait plus propre à cet usage. On voit bien aussi que ce Juif, qui vit un si grand prodige dans les deux espèces, dut les désirer toutes deux pour les porter à sa femme, et la convaincre par ses propres yeux. Mais que ce fût la coutume de les emporter toujours avec soi, ou ce qui est plus, de les réserver, soit dans l'église, soit dans les maisons particulières, un temps tant soit peu considérable, il faudrait plus de deux exemples, et il les faudrait du moins dans des occasions moins particulières, pour le prouver, vu même que nous avons tant de preuves du contraire.

M. de la Roque objecte, que « si on ne refusait pas aux fidèles l'espèce du vin pour l'emporter avec eux, s'ils la demandaient, on n'en craignait pas la corruption, puisqu'on ne pouvait pas prévoir combien de temps ils la garderaient (1) : » comme si l'on n'eût pas pu leur prescrire ce qu'ils auraient à en faire, ou que la coutume établie de ne la garder que très-peu de temps, et la crainte de laisser corrompre ce qui leur était donné pour leur satisfaction, n'eût pas été pour eux, sans qu'on leur dît rien, une instruction suffisante.

Ce qu'ajoute ce ministre est admirable : « On ignorait, dit-il, alors la maxime de M. de Meaux, que la nature même résistait à cette garde. » Sans doute, c'est une invention des derniers siècles, que le pain se garde plus aisément et plus longtemps que le vin ; les anciens ne le savaient pas, ni que le vin s'aigrit dans une fiole, quand pour en prendre tous les jours, on est contraint de le laisser éventer. Or comme il a plu à Notre-Seigneur d'attacher son sang à cette espèce si capable d'altération, il fallait bien,

 

1 La Roq., p. 169.

 

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malgré qu'on en eût, suivre la nature à laquelle le Fils de Dieu ne dédaignait pas d'assujettir son mystère. Ainsi l'on ne réservait ordinairement, et pour un temps tant soit peu considérable, que l'espèce qu'on pouvait réserver sans péril ; et la communion sous une ou sous deux espèces parut si indifférente à toute l'Eglise, que cette seule difficulté la déterminait à une seule en tant de rencontres, c'est-à-dire en toutes celles où l'on usait d'une longue et ordinaire réserve.

Quand donc M. delà Roque nous objecte qu'il était « aisé d'emporter le pain et le vin dans les vaisseaux mêmes où on les avait apportés selon la coutume , afin de les offrir pour la célébration du sacrement (1), » il ne veut qu'amuser le monde. Car qui doute qu'il ne fût aisé de les emporter ? Mais qu'il fût également aisé de les garder l'un et l'autre, ou que ce fût la coutume de les emporter, comme il le prétend ; c'est de quoi il s'agissait, et ce qu'il ne prouve pas. Qu'on ait emporté le corps, qu'on l'ait réservé, on n'en peut douter ; et nous avons vu partout le coffret, la boîte et les linges qui servaient à ce saint usage. Mais le ministre, qui a vu dans Y Ordre romain que les fidèles en approchant de l'autel, y présentaient du vin dans une fiole pour le sacrifice, y a-t-il vu quelque part, ou a-t-il vu en quelque autre endroit de l'antiquité qu'on emportât ces fioles pleines de vin consacré? Jamais, et il n'en est fait mention dans aucun endroit. On voit bien, lorsque les fidèles présentaient chacun leur fiole pleine de vin, qu'on en versait dans un grand calice autant qu'on avait besoin d'en consacrer pour la communion du peuple ; mais que jamais on ait rempli ces fioles, ou quelque autre vaisseau que ce fût, de vin consacré pour le réserver, on n'en voit rien du tout ; et au contraire on a vu clairement dans l'Ordre romain, et partout ailleurs , qu'on réservait seulement la partie solide, qu'on pouvait garder plus aisément et plus longtemps. Après tant de preuves, peut-on encore douter de notre doctrine ?

Jusqu'ici nous avons ôté tout refuge à nos adversaires, en leur ôtant les quatre endroits où ils avaient mis leur confiance. Mais j'ajoute, par abondance de droit, que quand ils auraient

 

1 La Roq., p. 167.

 

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montré par ces endroits que l'on emportait souvent le vin consacré, ils n'en pourraient rien conclure contre nous, puisque d'ailleurs il est si constant que très-souvent on emportait le pain seul, ce qu'ils n'ont pu désavouer tout à fait, comme nous l'avons fait voir ; de sorte qu'il faudrait toujours conclure que c'était une chose libre, et c'est tout ce que nous prétendons.

 

CHAPITRE XXIV.
Réponse aux preuves que les ministres prétendent tirer des modernes.

 

Les preuves que mes adversaires ont tirées de l'antiquité sont soutenues du consentement, qu'ils prétendent avoir prouvé, de trois auteurs catholiques, du cardinal Baronius, du savant l'Aubespine évêque d'Orléans, et de Cassander (1). A cela je pourrais répondre que le sentiment de ces auteurs ne fait pas une loi. Mais afin de ne refuser à ceux qui cherchent la vérité aucune sorte d'éclaircissement, je veux examiner ces trois auteurs. Commençons par les deux derniers, et réservons pour la fin le cardinal Baronius, qui demande un peu plus de discussion.

Quant à l'évoque d'Orléans, voici ses paroles, comme les traduit M. de la Roque : « Comment pourrait-on prouver qu'il ait été permis aux laïques de porter l'Eucharistie dans leurs maisons sous l'espèce du pain, et qu'il ne leur eût pas été permis de la porter sous l'espèce du vin (2) ? » Mais que fait cela contre nous ? Ce docte évêque a raison de dire qu'en soi il n'est pas plus défendu d'emporter le sang que le corps ; mais qu'on l'ait toujours fait ainsi, et qu'on pût également réserver les deux symboles, qui est précisément notre question, ni cet évêque ne le dit, ni la chose n'est véritable ; et dans ce lieu il ne s'agissait point d'entrer plus avant dans cet examen.

M. de la Roque m'oppose souvent Cassander (3), savant auteur du siècle passé. Il me reproche d'avoir le malheur de n'être pas conforme à ses sentiments. Le malheur en tout cas ne sera pas grand, puisqu'il sait bien que cet auteur assez ambigu est parmi nous

 

1 Première Rép., p. 162, 179, etc. — 2 Observ., lib. I; Observ., lib. IV, de Comm. Laïcor. — 3 La Roq., p. 180, 187, 194, 208, 289.

 

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d'une médiocre autorité. Mais pour n'y plus revenir, je suis bien aise de lui rapporter une bonne fois le sentiment de cet homme afin qu'il voie s'il s'en accommode. «Il faut confesser, dit-il, que les anciens n'ont pas estimé l'union des deux espèces si fort nécessaire, que si on les séparait pour quelque nécessité ou quelque grave raison, ils pensassent que la vraie raison et essence du sacrement ne pût consister dans une seule espèce. Ils pensoient au contraire que pour recevoir l'efficace du sacrement, si le temps le demandait ainsi, une seule espèce était suffisante, principalement si cela se faisait extraordinairement, lorsqu'on prenait le sacrement , non pour la représentation, mais pour l'efficace, comme il est constant qu'on le faisait dans la communion domestique et dans celle des malades , encore qu'il soit certain que quelquefois on les communiait sous les deux espèces. Ceux donc qui pressent de telle sorte l'usage des deux espèces, qu'ils rejettent comme un sacrilège la distribution d'une seule pour quelque cause que ce soit, et qui disent que ce n'est pas un sacrement, n'ont pas assez d'égard à l'autorité de l'Eglise et à la paix. » Sur ce fondement, il ne permet pas de « condamner la coutume de communier le peuple sous une espèce, introduite en Occident depuis quelques siècles, ni d'accuser d'impiété ceux qui s'en contentent ; mais il veut qu'on enseigne au peuple que le fruit de ce sacrement ne consiste pas à recevoir une espèce ou deux, mais à communier dignement (1). »

Plut à Dieu que nos adversaires fussent capables d'entrer dans des sentiments si équitables! Il ajoute : « qu'il faut suivre ici le conseil de l'Apôtre : « Que celui qui boit ne méprise pas celui qui ne boit pas ; et que celui qui ne boit pas ne juge pas celui qui boit. » C'est aussi ce qu'on pratique parmi nous. Nous laissons aux églises orientales, qui se réunissent à nous, leur usage de communier sous les deux espèces, comme elles ne nous chicanent pas sur le nôtre ; et si l'on n'a pas usé toujours de la même condescendance, nous en dirons ailleurs les raisons. En attendant, il paraît que ce Cassander tant vanté par nos adversaires, traite la chose d'indifférente. Voilà ce qu'a fait dire une grande connaissance de l'antiquité,

 

1 Consult., art. 22, de Comm. sub utr. spec.

 

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à un homme qui a tant voulu rétablir la communion sous les deux espèces, qu'il s'en est rendu suspect. Et néanmoins à la fin et dans le dernier ouvrage où il a parlé de cette matière, il revient en substance à notre doctrine ; en quoi il est d'autant plus croyable qu'il écrit ce que nous venons de voir dans une occasion où il était expressément consulté par l'empereur Ferdinand, et après y avoir autant pensé qu'une si grande occasion le méritait.

Venons au cardinal Baronius. Il est vrai que, dans le cours de son histoire, à l'occasion du désordre arrivé à Constantinople, quand on y déposa si violemment saint Chrysostome, il dit qu'autrefois « on avait coutume de garder l'Eucharistie, non-seulement sous l'espèce du pain, mais encore sous les deux espèces (1).» Il avait dit dans un autre endroit, où il traite expressément cette matière, « qu'encore que les fidèles reçussent autrefois l'Eucharistie sous deux espèces dans le temps du sacrifice, toutefois, lorsqu'ils communiaient, ou dans leur maison, ou même dans l'église hors de ce temps, ils recevaient la seule espèce qu'on réservait, qui était celle du pain ; et, poursuit-il, on ne lit nulle part qu'on en ait jamais réservé une autre (2). » Ces deux passages sont assez contraires. Que si ce savant cardinal, dans un travail aussi grand que celui des Annales de l'Eglise, n'a pas pu examiner toutes les choses avec une égale exactitude, et que pour n'avoir pas pris des principes assez fermes en cette matière, il ne soit pas bien d'accord avec lui-même ; ou que dans un ouvrage si vaste, il lui arrive quelquefois d'oublier en un endroit ce qu'il aura établi en un autre : c'est à nous à ne déférer à ses sentiments qu'autant que nous les trouverons soutenus par de bonnes raisons.

 

CHAPITRE XXV.
Examen des passages de Baronius.

 

Pour établir la réserve des deux symboles de l'Eucharistie à l’endroit marqué par le ministre, ce cardinal produit deux passages : l'un est tiré de saint Chrysostome, dans le temps qu'il fut

 

1 Ann., tom. V, an. 404, p. 194. — 2 Ann., tom. I, an. 57, p. 174.

 

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déposé ; et l'autre de saint Grégoire, à l’endroit de ses Dialogues, où il parle de l'histoire de Maximien, que nous avons rapportée.

Quant au dernier passage, Baronius fait dire positivement à saint Grégoire, « que les voyageurs portaient dans le vaisseau le corps et le sang de Notre-Seigneur (1). » Or nous avons vu que saint Grégoire ne dit nullement ce que ce cardinal lui fait dire ; et c'en est assez pour nous faire voir qu'accablé de tant de recherches qu'il avait à faire, il ne s'est pas donné tout le temps qu'il fallait pour bien considérer ce passage; peut-être aussi n'avait-il pas remarqué alors ce qu'il a écrit dans les tomes suivants (2), que Maximien était prêtre, circonstance si nécessaire que, comme nous avons vu, elle lève entièrement la difficulté. Un ouvrage composé de tant de volumes, que l'on donne l'un après l'autre et dans des temps si éloignés, peut n'avoir pas toujours toute la justesse et lat suite nécessaires. Il faut prendre les choses en gros et profiter des lumières que nous donne un savant auteur, pour assurer davantage les faits et pousser plus avant les recherches.

Quant au fait de saint Chrysostome, il mérite d'être approfondi; et il n'est pas moins utile qu'agréable d'éclaircir ces antiquités. Voici donc ce qu'a écrit ce grand homme, dans une lettre qu'il adresse au pape saint Innocent, pour se plaindre à lui des violences qu'on avait exercées contre sa personne et contre son clergé et tout son peuple : « Vers le soir du grand samedi (c'est ainsi que les Grecs appellent le Samedi saint), une nombreuse troupe de soldats se jeta dans l'église : ils chassèrent le clergé qui était avec nous : ils environnèrent l'autel ; et les femmes qui s'étaient déshabillées dans le lieu sacré, afin de recevoir le baptême, effrayées d'un si grand tumulte, prirent la fuite toutes nues : il y en eut même de blessées : les piscines (c'est-à-dire les fonts baptismaux où l'on plongeait les fidèles) furent remplies de sang, et les ondes sacrées en étaient toutes rouges. La violence n'en demeura pas là ; mais les soldats ayant pénétré jusqu'au lieu où les choses saintes étaient réservées, encore qu'il y en eût parmi eux qui n'étaient pas initiés aux mystères, ils virent tout ce qui

 

1 Tom. V, an. 404, p. 94. — 2 An. 584.

 

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était dedans ; et dans un si grand désordre, le sang très-saint de

Notre-Seigneur fut répandu sur leurs habits (1). »

Le cardinal Baronius, qui transcrit toute cette lettre, s'arrête en cet endroit pour y faire la remarque qu'on nous objecte, et semble conclure de là qu'on réservait ordinairement les deux espèces ; mais cela ne paraît point dans ces paroles ; et si l'on y regarde de près, on n'y verra d'autre réserve que celle qu'il fallait faire du corps et du sang, après les avoir consacrés dans le sacrifice, pour ensuite les donner selon la coutume aux fidèles nouvellement baptisés. C'est aussi ce qu'on apprend clairement du récit de Palladius, dans la Vie de saint Chrysostome. Il raconte que « sur le minuit un officier païen, que l'on envoya avec quarante (a) soldats, vint fondre l'épée à la main sur le peuple, à la manière d'un loup, pénétra jusqu'aux saintes eaux pour en empêcher l'approche à ceux qu'on baptisait;  et, se jetant sur le diacre, répandit à terre les symboles (2), » c'est-à-dire le corps et le sang de Notre-Seigneur, qu'on donnait aux baptisés.

Il est aisé maintenant, en comparant ce récit avec la lettre de saint Chrysostome, d'entendre toute la suite de cette tragique histoire. Les soldats effrayèrent ceux qui étaient déjà dépouillés pour le baptême ; et leur officier païen à leur tête, ils entrèrent dans le lieu où l'on baptisait déjà ; car l'action fut longue, puisque, comme dit Pallade en deux endroits, on y baptisa jusqu'à trois mille hommes. Il était minuit ; et les mystères que l'on commençait à l'entrée de la nuit selon la coutume, les jours de jeune, et d'un jeûne si solennel, étaient achevés : on avait porté les dons consacrés, c'est-à-dire le corps et le sang de Notre-Seigneur dans le baptistère, pour communier les nouveaux enfants de l'Eglise. Ce fut donc alors que les païens virent ce qu'ils ne devaient pas voir : ce fut alors qu'ils pénétrèrent jusqu'au lieu sacré, où reposaient les choses saintes et où ces trois mille hommes les venaient prendre à mesure qu'on les baptisait. Là, dans un si grand désordre, les sacrés symboles et le sang de Notre-Seigneur

 

1 Epist. Chrysost., ad Inn. Pap., n. 3; tom. III, p. 518; Palladius, de Vitâ Chrys., tom. XIII, p. 34, edit. Bened. — 2 Palladius, ibid.

(a) Quatre cents, et non quarante; tertrkosius : quadringentos (Edit. de

Déforis.)

 

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furent versés à terre et sur les habits, entre les mains des diacres qui les distribuaient aux nouveaux baptisés. Quand Baronius et même encore Bellarmin (1) ( car je ne veux pas dissimuler qu'il n'ait fait la même remarque que Baronius) ; quand, dis-je, ces deux grands hommes et d'autres encore auraient cru voir une réserve ordinaire du sang, ainsi que du corps de Notre-Seigneur, le contraire nous paraît par la chose même : et l'on n'aperçoit ici d'autre réserve que celle qu'il fallait faire nécessairement depuis la consécration jusqu'à ce qu'on eût communié , avec tout le peuple, trois mille nouveaux baptisés.

Je vois pourtant, ce me semble, ce qui peut avoir trompé ces grands hommes. Ils n'avaient point le texte grec de Pallade, que le docte M. Bigot vient de donner, ni la lettre de saint Chrysostome à saint Innocent, qui y est insérée. La version latine de cette lettre qu'ils avaient entre les mains, portait « que les soldats pénétrèrent au lieu où les choses saintes étaient serrées et mises en réserve, UBI SACRA CONDITA SERVABANTUR, qu'ils virent ce qui était serré ou enfermé au dedans : SPECTABANT INTUS RECONDITA (2). » Accoutumés à voir dans les Pères et dans les canons l'Eucharistie réservée et serrée dans les églises pour la communion des malades, ils rapportèrent à cette réserve le passage de saint Chrysostome ; mais il n'est parlé dans le grec ni de renfermer ni de garder ou de réserver ; il y est dit seulement que les soldats virent ce qui était au dedans, eoron ta endon. Le recondita, qui est ajouté dans la version de Baronius ne se trouve pas dans l'original; au heu que le latin porte qu'on entra « où les choses saintes étaient serrées et mises en réserve, » UBI SANCTA CONDITA SERVABANTUR (3). Le grec porte qu'on entra « où reposaient les choses saintes, entha ta agia apekeito, ubi sancta erant posita, à peu près au même sens que saint Chrysostome dit ailleurs (4), qu'après la consécration on « pose sur l'autel, » ou si l'on veut « gisant sur l'autel, keimenou, l’Agneau qui oie les péchés du monde; » ce qui ne marque aucune réserve particulière. Et quand le docte Bigot a traduit ubi

sancta erant reposita, il a bien su la signification de ce mot latin,

 

1 Lib. IV, de Euch., cap. IV. — 2 Baron., ibid. — 3 Pall., ibid., p. 8. — 4 Hom. XLI, in I ad Cor.

 

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qui ne veut pas dire serré, renfermé, mais seulement posé, ou, si l'on veut, mis à part. Et je ne refuserai pas le terme réservé, pourvu qu'on reconnaisse, ce qu'aussi on ne peut nier, qu'il ne paraît ici d'autre réserve que celle que je viens de dire, depuis la consécration jusqu'à la communion de tous les fidèles tant anciens que nouvellement régénérés : ce qui ne regarde en aucune sorte notre question.

Je me rappelle en cet endroit (car autant que je le puis, je ne veux laisser aucune difficulté à ceux qui veulent comprendre cette importante matière) ; je me rappelle, dis-je, que nous lisons dans la Vie de sainte Marie Egyptienne (1), que le saint abbé Zozime porta sur le soir, de son monastère jusqu'au désert voisin, le corps et le sang de Notre-Seigneur à cette sainte pénitente; ce qui pourrait faire croire que, contre ce que j'ai répété souvent, l'on avait ordinairement les deux espèces à des heures fort éloignées de l'heure du sacrifice. Mais toute la difficulté cessera, si l'on considère que la Sainte avait désiré « que Zozime lui apportât les sacrés mystères au jour et à l'heure que Notre-Seigneur les avait donnés à ses disciples. Il fut aisé au saint abbé de la satisfaire. Le soir du Jeudi saint (c'était l'heure où l'on sacrifiait les jours de jeune), il mit dans un petit calice une partie du corps et du sang de Notre-Seigneur. » Il le donna à la Sainte pendant la nuit : ainsi tout s'accomplit selon son désir, sans rien faire d'extraordinaire, et sans réserver le sang précieux plus qu'on n'avait accoutumé.

Ceux qui objectent saint Exupère de Toulouse, « qui portait, selon saint Jérôme, le corps de Notre-Seigneur dans une corbeille et son sang dans un vaisseau de verre (2), » se peuvent ressouvenir de ce qu'on a déjà vu dans cet ouvrage, qu'il le portait, et non pas qu'il le gardait ; et cela convenant si bien à l'heure du sacrifice, on n'en peut non plus tirer de conséquence pour la réserve que du passage de saint Justin, d'où M. de la Roque avoue qu'il n'y a rien à conclure.

 

1 Vita S. Mar. Aegypt., cap. XX-XXII; Sur., 2 apr. — 2 Epist. ad Pamm., loco sup. cit.

 

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CHAPITRE XXVI.
Examen de quelques autres endroits où M. de la Roque a cru trouver la réserve de l'Eucharistie sous les deux espèces pour la communion des malades.

 

Il nous reste à examiner quatre ou cinq endroits où ce ministre trouve la communion des malades sous les deux espèces. Nous avons vu les exemples qu'il nous a rapportés. Afin que rien ne paroisse manquer à sa preuve, il les soutient par d'autres passages; mais tout cela devient inutile, en se souvenant seulement de ce que nous avons dit tant de fois, que l'on communiait les malades et sous une espèce et sous deux, suivant les diverses circonstances que nous avons remarquées.

Si M. de la Roque y avait pensé, il se serait épargné la peine de nous objecter un Sermon de saint Augustin, ainsi qu'une Instruction de saint Eloi, où les fidèles sont exhortés a à recevoir dans leurs maladies le corps et le sang de Jésus-Christ (1). » Ce prétendu sermon est de saint Césaire évêque d'Arles, et les doctes Bénédictins, qui nous ont donné une si exacte édition de saint Augustin, n'en ont pas douté (2). N'importe ; nous en recevons l'autorité. Dans la Vie de saint Eloi, on remarque que ce saint évêque enseignait aux malades à ne pas recourir aux enchanteurs, « mais à recevoir le corps et le sang de Jésus-Christ (3). » Mais que servent ces deux passages et tous les autres de cette nature ? Ils ne font rien du tout contre nous, puisque nous ne nions pas, et qu'au contraire nous avons montré par tant d'exemples, que c'était l'esprit de l'Eglise de communier les malades , autant qu'on pouvait, à l'heure du sacrifice ; et dans cette circonstance, de leur donner les deux espèces, s'il n'y avait quelque autre empêchement. Mais nous avons vu tant d'autres passages où l'on en usait autrement quand l'heure n'était pas propre, qu'il n'y a pas moyen de le nier; et c'est, non de quelques-uns, mais de tous ces passages pris ensemble qu'il faut recueillir les

 

1 La Roq., Rép., p. 78, 79. — 2 August., serm. CCXV, de temp.; nov. edit. in App., serm., CCLXV, n. 3. — 3 Vita S. Eligii, loin. V ; Spicil., p. 116.

 

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coutumes, et voir pour ainsi dire l’âme entière de la tradition de l'Eglise.

Le ministre en revient encore aux exemples, et il nous raconte (1) «  qu'Arnulphe étant sur le point d'expirer, reçut les mystères vivifiants (2). » Ce n'est pas à dire qu'il ait reçu les deux symboles, et il y a beaucoup d'apparence qu'il ne reçut que le corps, puisqu'il est dit aussitôt après qu'il rendit grâces seulement d'avoir été « uni au corps du salut éternel; » et nous avons vu très-souvent qu'on parle indifféremment au pluriel ou au singulier des sacrements ou des mystères, soit qu'on en reçoive les deux parties ou une seule, à cause de l'union inséparable tant de la substance que de la vertu qu'ils renferment. Mais quand on avouerait en cette occasion la communion sous les deux espèces, rien n'empêche de croire qu'elle n'ait été donnée, comme tant d'autres, à l'heure du sacrifice; et cet exemple ne déciderait rien.

Par cette même raison, M. de la Roque ne devait alléguer ici (3), ni un concile de Reims tenu sous Hincmar en 879, qu'il cite en un autre lieu et auquel nous avons aussi déjà répondu, ni un concile du palais de Pavie en 850. Le premier ordonne que deux personnes qui avaient contracté un mariage incestueux, si elles font pénitence, puissent à la fin de leur vie « être reçues à la communion du corps et du sang de Notre-Seigneur (4); » en certain cas et à l'heure du sacrifice, je l'ai avoué cent fois : en tout cas et à toute heure, d'autres conciles du même temps, et sous le même Hincmar, où l'on voit la communion des malades sous une espèce, ne permettent pas de le dire.

Le concile du palais de Pavie prouve encore moins, puisqu'il y est dit seulement qu'on ne pourra donner l'Extrême-Onction aux malades, « qui étaient dans la pénitence publique, s'ils n'avaient été premièrement réconciliés pour être rendus dignes de la communion du corps et du sang de Jésus-Christ (5), » c'est-à-dire que l'absolution devait précéder : autrement ces pénitents, qui pouvaient être en péché mortel, n'eussent pas été dignes de

 

1 La Roq., p. 19. — 2 Chronol. Met., tom. VI; Spicil., p. 687. — 3 La Roque, p. 74, 80, 81. — 4 Concil. Rem., Suppl. Conc. Gall., p. 997; Labb., tom. IX, col. 336. — 5 Conc. in Regia Tic., cap. VIII.

 

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recevoir, ni le sacrement de l'Extrême-Onction, ni celui du corps et du sang; ce qui est indubitable. Savoir maintenant si étant par l'absolution rendus dignes du corps et du sang, ils recevaient l'un et l'autre, ou l'un des deux seulement, il a été démontré que la chose dépendait du temps et des autres circonstances : tant au fond elle était tenue pour indifférente.

Le chapitre Officium dans les Décrétales (1), sous le nom du pape Léon, sans dire lequel, ne conclut pas davantage. M. de la Roque estime (2) qu'il est de Léon IV, et j'en suis d'accord; puisqu'il revient parfaitement au style du temps, et aux autres décrets que nous avons de ce pape. Nous lisons aussi dans sa Vie, que ce grand homme fut très-zélé pour « rétablir les anciens usages et les ordres du sacré palais (3). » Il n'y a rien qui convienne mieux à ce dessein, que de régler l'office et la fonction de chaque ministre ecclésiastique. Ainsi ce que nous lisons dans ce titre des Décrétales, sous le nom du pape Léon, touchant l'office de l'archiprêtre, doit être un extrait du règlement général que fit ce grand pape, des devoirs de tous les officiers de l'Eglise. Mais enfin, que dit ce chapitre? « L'archiprêtre, dit-il, doit ordonner au coustre ou au sacristain de l'église, CUSTODI, que l'Eucharistie ne manque pas pour les malades. » J'en conviens, et nous avons vu que ce pape ordonne qu'on y garde le corps seul dans une boîte. Voilà donc une première partie de l'ordonnance de Léon IV, qui s'accommode parfaitement à notre sentiment pour la réserve. Dans la seconde, ce pape ajoute, touchant le même archiprêtre : « Il doit pourvoir aux malades; et en y pourvoyant, commander aux prêtres qu'ils ne meurent pas sans confession, et sans être fortifiés du corps et du sang de Notre-Seigneur. » C'était en effet l’esprit de l'Eglise, comme nous l'avons dit souvent et comme nous le verrons plus amplement dans la suite, de pourvoir de bonne heure aux malades ; en sorte qu'on leur put dire la messe pour les communier, auquel cas ils recevaient le corps et le sang, c’est de quoi ce pape charge l'archiprêtre. Ainsi en distinguant deux parties de l'ordonnance de ce pape, que M. de la Roque, peu

 

1 Lib. I Decret., lit. XXIV, de Off. Arch., cap. III. — 2 La Roq., p. 80, 81. — 3 Anast., Vit. Leo. IV.

 

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instruit du style et des coutumes de l'Eglise, a confondues, tout y revient manifestement aux deux manières de communier les malades que nous avons observées. Mais la suite fera mieux connaître la vérité de notre remarque.

Je passe aux Sacramentaires du P. Ménard, d'où nos ministres tirent plusieurs arguments, qui tous vont tomber sur leurs têtes.

 

 CHAPITRE XXVII.
Examen des Sacramentaires du Père Ménard.

 

Le premier est que, selon ce Père, il faut lire en cette manière le concile de Clermont, sous Urbain II, en l'an 1095, « qu'on ne doit recevoir de l'autel que le corps séparément, ou le sang aussi séparément, si ce n'est par nécessité ou par précaution (1) : » d'où le Père Ménard conjecture, « qu'on pouvait donner le corps mêlé au sang, dans une cuiller, aux malades qui pou voient à peine avaler le corps, ou prendre le sacré calice sans danger de le répandre (2). » Quand cette conjecture serait véritable, qu'en voudrait-on inférer? Qu'il y avait des occasions où l'on donnait la communion aux malades sous les deux espèces? Ce n'est pas là notre question. Il s'agit de savoir si on le faisait toujours; ce que ce Père ni le canon qu'il cite ne décident pas, et le contraire est certain, principalement en ce siècle, par les témoignages du temps que nous avons rapportés.

Il faut faire la même réponse à ce qu'ajoute le Père Ménard pour fortifier sa conjecture, que dans un Sacramentaire de Saint-Remy de Reims, de l'an mil ou environ, comme ce Père le remarque dans sa préface, il y a deux formules de communion : l'une, pour ceux à qui il reste quelque force; et à ceux-là on leur dit séparément : « Le corps de Jésus-Christ vous conserve pour la vie éternelle ; le sang de Jésus-Christ vous rachète pour la vie éternelle : » l'autre, pour ceux qui n'ont plus de force, auxquels on dit : «Le corps et le sang de Jésus-Christ conservent votre âme

 

1 Conc. Clar., can. 28;  Labb., tom. X, col. 508. — 2 Not. in lib. Sacr., p. 379, 380.

 

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pour la vie éternelle; » à cause, conclut ce Père, encore qu'il n'en soit rien dit dans son manuscrit, qu'on leur donnait les deux espèces mêlées dans une cuiller.

Quand la conjecture de ce Père serait véritable (et nous allons voir par son propre manuscrit qu'elle ne l'est pas), on n'en pourrait rien conclure, si ce n'est que vers la fin du dixième siècle on communiait les malades sous les deux espèces, dans les cas tant de fois marqués : qu'on les communiât sous les deux espèces, en tout cas et à toute heure, le contraire est démontré surtout dans ce siècle même, par des preuves si concluantes que je doute qu'on ose jamais les contester.

Les autres Sacramentaires, où l'on trouve les deux espèces données aux malades (1), doivent pareillement être rapportés à la coutume qu'on observait de dire la messe dans leur maison ou dans l'église pour eux, quand on en avait le loisir, afin de les communier dans le sacrifice, ou incontinent après. Les messes pro Infirmo, qu'on trouve dans tous les Sacramentaires, étaient destinées à cet usage. On ajoutait à la messe des prières propres pour les autres sacrements, c'est-à-dire pour la Pénitence et pour l'Extrême-Onction : on faisait même tout l'Office de l'Eglise chez le malade; et l'on voit distinctement qu'on y disait matines, vêpres et enfin tout le Service du matin et du soir, « avec des hymnes, des leçons, et des antiennes convenables (2). » On s'y prenait de bonne heure pour administrer le malade, afin d'avoir tout le loisir de faire ces choses, et on les continuait sept jours durant, et davantage s'il le fallait (3). Qui doute qu'en administrant les malades de si bonne heure et avec tous ces soins, il ne fût aisé de prendre le temps de dire la messe, afin de leur donner le saint Viatique à la suite du sacrifice, à peu près comme aux autres fidèles? Mais quand on était surpris à des heures éloignées du sacrifice, ou qu'on craignait une mort trop prompte, on abrégeait la cérémonie, ainsi qu'il est porté dans ces Rituels. C'était le cas de donner l'Eucharistie réservée, dont il est tant parlé dans les canons et ailleurs, sous la seule espèce du pain ; et c'est aussi ce

 

1 Mén., lib. Sacr., Greg., p. 253; alias, Sacr., p. 335, 342, 344, etc. — 2 Mén., ibd; p. 253, 354.— 3 Ibid.

 

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que nous voyons dans ce vénérable Sacramentaire de Reims, dont parle le Père Ménard (1).

Il le transcrit tout entier dans ses notes sur le Sacramentaire de saint Grégoire, et il remarque lui-même deux formules abrégées dont on pou voit se servir quand le temps pressait (2). Il y a dans la première : « Qu'on fasse la réconciliation par l'oraison qui commence : DEUS MISERICORS, ô Dieu miséricordieux ! et par celle qui commence, MAJESTATEM TUAM : Nous prions votre Majesté : qu'on récite le Symbole, comme ci-devant, et puis la communion du corps (3). » Or il faut ici remarquer que dans tous les autres endroits où tout se fait à loisir, et où il parait par la suite qu'on a pu dire la messe, on voit toujours le corps et le sang, et que le dernier n'est jamais omis une seule fois. Il n'y a que ce seul endroit où il n'est parlé que du corps. Pourquoi? Si ce n'est à cause de l'empressement qui ne laissait pas le temps de dire la messe, comme nous l'avons souvent dit; de sorte qu'on ne pouvait donner alors autre chose que le corps réservé, et que selon la remarque du Père Ménard (4) on usait de la formule abrégée.

Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que dans une seconde formule qui suit immédiatement, pour abréger, quand le malade est pressé, encore qu'il soit remarqué dans la précédente qu'on ne donnait que le corps seul dans l'empressement, on ne laisse pas de dire en communiant le malade : « Que le corps et le sang de Jésus-Christ gardent votre âme pour la vie éternelle. »

C'est sur cela que le Père Ménard a conjecturé que, dans cet état pressant, on donnait «dans une cuiller, le corps trempé dans le sang, » à cause que le malade ne pouvait « ni avaler le corps seul, ni prendre le sacré calice sans péril d'effusion. » Mais il n'est parlé dans son manuscrit ni de calice, ni de sang, ni d'effusion, ni de mélange, ni de cuiller. Ces cuillers n'étaient pas connues en Occident, au temps que ce Sacramentaire a été écrit, c'est-à-dire sur la fin du dixième siècle. Bien avant dans l'onzième et sous Léon IX, on voit dans la Conférence du cardinal Humbert avec Nicétas Pectoratus, que l'Occident ne les connaissait pas encore ,

 

1 Mén., ibid.,  p. 356. — 2 P. 356-358. — 3 Not.  16,  17. — 4 Mén., ibid., p. 358.

 

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puisque ce cardinal en reproche l'usage, comme celui du mélange à l'Eglise grecque (1). Pour ce qui est du mélange, la défense attribuée à Jules I et celle du concile IV de Brague tenu au septième siècle (2), subsistoit encore, et n'avait nulle exception en faveur des malades : au contraire elle était fondée sur des raisons générales, tirées de l'institution de Notre-Seigneur, qui avait donné séparément les deux espèces. Et quand on voudrait supposer que le concile de Clermont avait dérogé au concile de Brague en l'an 1095, le manuscrit du Père Ménard le devance de cent ans. Ainsi on n'y a du imaginer ni de cuiller ni de mélange, comme en effet il n'en paraît rien ni dans cet endroit, ni dans tout le Sacramentaire, quoique tout le rit de la communion, même des malades, y soit exprimé dans la dernière exactitude. Il y paraît seulement par la formule qui précède celle que nous discutons ici, qu'à cause de l'empressement qui ne permettait ni de dire la messe selon la coutume, ni d'apporter au malade autre chose que le corps qu'on réservait seul, on ne donnait aussi que la communion du corps ; et que cependant on n'en usait pas moins de la formule ordinaire, en exprimant le corps et le sang : tant on était persuadé de la liaison actuelle, ou plutôt de l'unité parfaite tant de la grâce que de la substance de l'un et de l'autre.

C'est pour la même raison que dans un ancien Rituel manuscrit , qu'on croit être de six à sept cents ans, il est expressément marqué, « que l'on communie les enfants avec une feuille ou avec le doigt, en le trempant dans le sang de Notre-Seigneur, et qu'en le mettant dans leur bouche, le prêtre leur dit : Le corps avec le sang de Notre-Seigneur vous garde pour la vie éternelle. »

Et pendant que nous en sommes sur ces anciens Sacramentaires, il y en a un qu'on appelle le Sacramentaire ou le Missel de Gélase. Ce grand pape gouvernait l'Eglise au cinquième siècle, Plus de cent ans avant saint Grégoire. Le savant Père Joseph-Marie Thomasi, clerc régulier, a tiré ce livre à Rome de la riche bibliothèque de la savante Christine reine de Suède. Il a été vu en ce pays-ci, puisqu'il vient de la fameuse bibliothèque de M. Petau. Tous les savants lui donnent plus de neuf cents ans, et il n'y en a

 

1 Resp. Card. Humb., tom. XI Bar., p. 744. — 2 Conc. Brac. IV, cap. II.

 

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point de plus vénérable par son antiquité et par les choses qu'il contient. Nous y avons une formule pour baptiser les catéchumènes mourants, qui nous peut aider à entendre la manière d'administrer les fidèles qui étaient dans le même état. Là on commence par l'exorcisme : on y confesse distinctement par trois fois qu'on croit au Père, qu'on croit au Fils et qu'on croit au Saint-Esprit : à chaque fois on plonge l'enfant dans les eaux (1), soit qu'il faille entendre par ce mot d'enfant, ou en effet un enfant dans le berceau, ou tout fidèle nouvellement régénéré, que l'Eglise ap-peloit enfant à cause de la nouveauté de sa renaissance. Je raconte ces cérémonies, afin qu'on remarque l'antiquité de ce précieux Rituel par celle du rit ; mais ce qu'il y faut observer plus que tout le reste, ce sont ces mots de la rubrique : « Après ces choses, si l'on fait l'offrande, il faut dire la messe et il communie ; sinon, vous lui donnerez seulement le sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur, en disant : Le corps de Jésus-Christ vous soit donné pour la vie éternelle (2). » La formule fait voir qu'on ne disait pas la messe, et aussi qu'on ne donnait que le corps, et néanmoins la rubrique parle du corps et du sang : ce qui confirme de nouveau ce que j'ai dit plusieurs fois dans le Traité de la Communion et dans celui-ci, qu'à cause de la naturelle union de vertu et de substance des deux symboles, on donnait souvent à un seul le nom de tous les deux.

Avant que de passer outre, je ne puis m'empêcher de témoigner la joie secrète que je ressentais, en racontant ces saintes pratiques de nos pères, ce zèle de l'Eglise, cette patience et cette piété de ses enfants jusqu'à l'agonie. Si l'on pratiquait à présent auprès d'un malade une petite partie des observances que nous avons vues, on s'écrierait qu'on l'étourdit et qu'on lui avarice ses jours. Mais alors on n'avait pas ces faibles égards. L'Eglise par ses prières et par le pieux travail qu'elle ressentait poar les mourants, inculquait et à eux et aux spectateurs l'importance de ce terrible passage, et le soin qu'on devait avoir de s'y préparer. Ceux qui s'épargnaient si peu dans la prière et dans l'assiduité

 

1 Lib. I Sacr. Eccl. Rom., cap. LXXV, p.  107. — 2 Posteà si fuerit oblata, agendae sunt Missœ et communicat.

 

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qu'ils avaient auprès des malades, sans doute ne plaignaient pas leur peine à leur donner à propos les instructions nécessaires ; et c'en était déjà une grande de les tenir sous le joug de la discipline, et depuis le commencement de leur maladie jusqu'à la fin toujours occupés de la piété. Si ceux qui ont pris dans ces derniers siècles le beau titre de Réformateurs, au lieu de mettre la réformation à changer ce que nos pères avaient fait passer jusqu'à nous dès les premiers siècles, et à introduire avec le mépris de l'antiquité toutes sortes d'illusions dans l'Eglise, avaient tourné leur zèle au rétablissement de telles pratiques, que leur ouvrage serait béni de Dieu et des hommes î Mais au contraire ils semblent n'avoir travaillé qu'à effacer les vestiges de ces belles antiquités, à en éteindre jusqu'aux moindres restes, et ce qu'il y a de plus déplorable, à les faire passer pour superstitieuses.

 

CHAPITRE XXVIII.
Examen d'un canon d'un concile de Tours.

 

Il nous reste à examiner ce canon tant vanté par nos adversaires (1) : « Il me semble, dit l'Anonyme en le rapportant, que je vois tomber un carreau de foudre sur Rome (2). » Mais pour nous, sans perdre le temps en de si vaines menaces, prions seulement le lecteur de se défaire de ses préjugés, et de regarder avec attention sur qui tombera cette foudre.

Le canon dont il s'agit est d'un concile de Tours, qui ne se trouve pas chez les compilateurs, dont on n'a rien, que je sache , que ce seul chapitre. M. de la Roque souhaite que nous le rapportions, comme il se trouve dans la Collection de Réginon, auteur du dixième siècle; et le voici, pour le satisfaire, tel qu'il est : « Que chaque prêtre ait une boîte et un vaisseau digne d'un si grand sacrement, où il mette avec soin le corps de Notre-Seigneur pour le Viatique des mourants ; et cette oblation sacrée doit être trempée dans le sang de Jésus-Christ, afin que le prêtre puisse dire véritablement au malade : Que le corps et le sang de Jésus-Christ vous profitent ; qu'il soit toujours sur l'autel, et qu'on

 

1 La Roq., Rép., p. 84, 85. — 2 Anonyme, p. 178, 179.

 

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y prenne garde à cause des souris et des hommes méchants, et qu'on le change de trois jours en trois jours ; c'est-à-dire que l'oblation soit consumée par le prêtre, et qu'une autre consacrée le même jour soit mise à sa place ; de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'elle ne se moisisse, si elle était gardée plus longtemps (1). » Ce canon peut avoir été fait vers la fin du onzième siècle. Il est unique dans sa disposition ; et l'on ne trouve rien de semblable dans aucun canon, ni des temps qui précèdent, ni des temps qui suivent. On n'en voit non plus aucune exécution ; et il est rapporté de même chez les collecteurs, puisqu'il se trouve dans la collection de Burchard, et dans le Décret d'Ives de Chartres (2), avec cette seule différence que le renouvellement est ordonné chez les deux derniers tous les huit jours, et tous les trois jours seulement chez Réginon.

A la lecture de ce canon, nos Frères (j'en suis assuré ) s'arrêteront plutôt aux altérations qu'on appréhende dans l'Eucharistie qu'à la question dont il s'agit. Ames infirmes, pour ne pas dire charnelles et grossières, qui ne peuvent comprendre d'un côté, que ces altérations font partie de la hauteur du mystère que Dieu veut cacher à nos sens, et de l'autre que Jésus-Christ supérieur à ces changements par sa propre majesté, n'y est blessé par aucun endroit ; de sorte que les précautions que l'on prend pour les empêcher , sont une marque de nos respects pour ce sacrement, et non l'effet d'une appréhension qu'on ait pour la Personne du Fils de Dieu. Laissant donc ces terreurs paniques, qui embarrassent la plupart de nos adversaires et sont un si grand obstacle à la connaissance de la vérité, venons à ce qui regarde la réserve, puisqu'aussi bien c'est uniquement de quoi il s'agit, et commençons par expliquer ce que c'est que ce canon veut établir, parce que M. de la Roque aussi incommodé de cette ordonnance qu'il veut que nous le soyons, l'a étrangement obscurcie.

Le dessein du canon est que le prêtre en réservant le corps pour les malades, le trempe dans le sang, et qu'il réserve en cette sorte les deux espèces mêlées. Quoique les paroles du canon y soient expresses, M. de la Roque n'en veut pas demeurer d'accord,

 

1 Lib. I de Eccl. Disc, cap. LXX. — 2 Decr., II part., cap. XIX.

 

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à cause qu'il voit par là ses prétentions détruites en trop de manières, comme on le va démontrer. Il veut donc, non pas qu'on mêlât les espèces dès le temps de la réserve, mais qu'on les gardât toutes deux à part et qu'on les mêlât dans le moment même de la communion (1).

Mais si ce canon voulait établir ce que prétend M. de la Roque, on y aurait dit : Que le prêtre ait un vaisseau digne d'un tel sacrement , où il garde le corps et le sang de Notre-Seigneur, et qu'il trempe le corps dans le sang en communiant le malade, In communione intinguatur. Or on y dit au contraire : « Que le prêtre ait un vaisseau où il mette soigneusement, » non pas le corps et le sang, mais « le corps seul ; » et l'on n'y dit pas qu'on doive tremper l'oblation réservée au temps de la communion, intinguatur ; mais qu'elle doit l'avoir été, intincta esse debet, dès le temps de la réserve. Si donc on parle de garder le sang, ce n'est pas à part, comme le veut M. de la Roque ; mais c'est que la sainte oblation, c'est-à-dire le sacré corps devait être trempé, ou plutôt, devait avoir été trempé dans le sang, et conservé en cette sorte ; et le concile ordonnait que ce fût en cette sorte qu'on la conservât.

Dès lors donc il paraît premièrement, qu'on n'avait pas accoutumé de conserver à part l'espèce liquide, puisqu'ici, où on la conserve, c'est dans la partie plus solide : ce qui loin de nous accabler selon les menaces de l'Anonyme, confirme tout ce que nous avons dit de la réserve, et détruit les prétentions de nos adversaires.

Secondement, il est vrai que le corps qu'on réservait devait par ce canon être trempé dans le sang ; mais c'en est assez pour montrer que le malade ne recevait en effet aucune liqueur, puisque soit qu'on la renouvelât tous les huit jours selon Burchard et Ives de Chartres, ou tous les trois jours selon Réginon, il y avait assez de temps pour la dessécher.

Troisièmement, il s'ensuit que cette communion était bien éloignée de celle que nos adversaires prétendent expressément commandée par Notre-Seigneur, puisque non-seulement on n'y prend pas le corps et le sang séparément, comme Jésus-Christ le

 

1 La Roq., p. 89, 113.

 

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fit faire, mais qu'en effet on n'y boit pas, ce que nos adversaires pressent tant et qu'au fond on n'y reçoit aucune liqueur.

De là suit, en quatrième lieu, une pleine confirmation du fondement principal de notre doctrine, qui est que la manière de communier ne dépend pas si précisément de ce qu'on voit dans l'institution de l'Eucharistie, qu'il ne faille y joindre nécessairement l'interprétation de l'Eglise, ainsi qu'il a été dit tant de fois.

Cinquièmement, il paraît que ce canon ne regarde pas l'usage d'une seule espèce, mais la formule dont on usait en la donnant, puisque, comme nous venons de le voir dans le Sacramentaire du Père Ménard, en donnant la communion du corps, on disait : Le corps et le sang vous gardent, etc.

Pour bien entendre ceci, il faut remarquer en sixième lieu, qu'on peut exprimer le corps et le sang en deux manières, ou pour marquer leur liaison inséparable tant en substance qu'en vertu, qui est ce qu'on appelle concomitance, ou pour dénoter ce que chaque espèce contient spécialement et en vertu de l'institution.

De là il paraît en septième lieu, que lorsqu'en ne donnant qu'une seule espèce on exprimait le corps et le sang, la formule se vérifiait seulement en un certain sens, qui était celui de la concomitance, qu'on peut appeler le sens matériel; mais que lorsqu'on donnait les deux, elle se vérifiait en tout sens, même dans le sens formel : et c'est ce que les Pères du concile ont eu en vue.

D'où il s'ensuit en huitième lieu, qu'ils ne songeaient pas à condamner la réserve et la communion sous une espèce, usitée jusqu'alors en tant de manières, mais seulement à vérifier dans un sens plus formel et plus exprès la formule dont on usait en la donnant aux malades.

Reste une difficulté : Comment ils croyaient pouvoir vérifier cette formule dans ce sens formel et exprès, puisqu'enfin au bout de trois jours et encore plus au bout de huit, la liqueur devait être desséchée. Mais il est aisé de répondre que c'est aussi en cela qu'ils se trompaient, et que c'est aussi pourquoi leur canon est demeuré sans observance.

 

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En effet comme avant ce temps on ne trouve dans aucun canon, dans aucune décrétale, dans aucun auteur ecclésiastique, rien de semblable à la disposition de ce concile, on ne trouve rien non plus dans les siècles suivants qui y ressemble, si ce n'est peut-être parmi les Grecs, mais seulement depuis le-schisme, comme nous l'avons démontré (1), c'est-à-dire longtemps après ce canon de Tours. En un mot devant et après, on trouve toujours le corps réservé sans aucune mention du sang, ou séparément, ou dans le mélange même. Ce concile de Tours doit avoir été peu célèbre, puisqu'on n'en a pas recueilli les autres canons, qu'on ne lui a pas donné rang parmi les autres conciles tenus en cette ville, et qu'on ne trouve nulle exécution de ce seul canon qui en reste, en ce qu'il a de particulier. Que si les compilateurs le mettent parmi les autres, ou c'est seulement pour confirmer la réserve de l'Eucharistie en général pour les malades, ou c'est un effet du peu de choix qu'ils font souvent des canons dans leurs recueils. Quoi qu'il en soit, un seul canon d'un concile obscur ne détruira pas tous les autres, ni toute la suite de la tradition, où nous voyons constamment dès l'origine du christianisme, et la réserve et l'usage d'une seule espèce, sans aucune mention de l'autre, tant dans la communion domestique que dans celle des malades. Celle des enfants et les autres dont nous allons faire la discussion, confirmeront cette vérité d'une manière invincible ; mais avant que d'entrer en ces matières, il faut, pour contenter les esprits et ne laisser aucun doute sur la communion des malades, éclaircir encore une objection qui paraît d'abord assez plausible.

 

CHAPITRE XXIX.
Les pénitents n'étaient pas les seuls qu'on communiait dans la maladie, il était ordinaire de donner la communion à tous les malades.

 

Les ministres veulent croire qu'avant saint Ambroise, c'est-à-dire qu'avant l'an 397, aucun malade n'avait communié, si l'on en excepte les pénitents; et voici comment raisonne M. de la Roque : « Eusèbe raconte la mort d'Hélène, mère du grand

 

1 Traité de la Commun., 1 part. n. 6, p. 294.

 

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Constantin : saint Athanase, celle de saint Antoine : Grégoire de Nazianze, celle de saint Athanase, dont il représente les vertus et les principales actions ; celle de son père Grégoire, celle de Gorgonie sa sœur, et enfin celle de saint Basile son intime ami, comme fait aussi Grégoire de Nysse son frère ; mais ni les uns ni les autres n'ont rien dit de l'Eucharistie reçue. (1) » On voudrait insinuer par là que la communion de saint Ambroise était extraordinaire et nouvelle, mais il n'y a rien de plus vain que cette preuve ; et il est bon de démontrer une bonne fois la faiblesse de ces arguments négatifs, quand on les fait indiscrètement et sans choix.

        Premièrement, de tous ces discours qu'on nous objecte, où il n'est point parlé de communion, il n'y en a que deux qui soient vraiment historiques; savoir, l'Histoire d'Eusèbe et la Vie de saint Antoine par saint Athanase. « Saint Grégoire de Nazianze raconte, dit-on, la mort de saint Athanase, dont il représente les vertus et les principales actions, celle de son père saint Grégoire, celle de Gorgonie sa sœur, et celle de saint Basile, comme fait aussi Grégoire de Nysse son frère. » Ce ne sont point des histoires, ce sont des éloges funèbres, où l'on représente les grandes, et comme le remarque M. de la Roque, les principales actions, sans s'arrêter aux choses communes, à moins qu'il n'y soit arrivé quelque événement particulier : et s'il fallait rejeter de la Vie de saint Athanase, de saint Basile et de saint Grégoire le père, tout ce qu'on ne trouve pas dans le discours de saint Grégoire de Nazianze, il faudrait nier tout d'un coup toutes leurs occupations les plus ordinaires, ils n'auraient ni administré le baptême, ni donné la Confirmation ou la Pénitence, ni offert le sacrifice, ni distribué l'Eucharistie, puisqu'à peine trouvera-t-on qu'il soit parlé de tout cela; et que si quelquefois il en est parlé, ce n'est qu'incidemment et par hasard. Mais loin qu'on relève ces choses communes dans les discours panégyriques, ou dans les histoires générales, telle qu'était celle d'Eusèbe, on ne les raconte même pas dans les vies. Aussi ne saurions-nous pas la communion de Sérapion, ni celle de saint Ambroise, sans les circonstances particulières et les miracles visibles dont elles furent accompagnées. Qu'ainsi ne soit;

 

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nous avons des Vies de saint Basien et de saint Gaudence, comprovinciaux et contemporains de saint Ambroise : nous avons celles de saint Augustin, de saint Fulgence, de saint Germain de Paris et de saint Germain d'Auxerre, de sainte Geneviève, de saint Grégoire, de Gontran, de Sigebert, rois de France, de Sigismond roi de Bourgogne, de saint Perpétuus évêque de Tours, de saint Faron évêque de Meaux, de sainte Fare sa sœur, de saint Eustase abbé de Luxeuil. Mais pourquoi perdre le temps à en nommer d'autres? Nous en avons une infinité, où il n'est point parlé qu'ils aient reçu la communion à la mort, quoique leur mort soit décrite et circonstanciée autant qu'on le peut désirer. En conclura-t-on qu'on ne communiait pas de leur temps? Selon M. de la Roque, saint Augustin aura négligé cet acte de piété, lui dont le même M. de la Roque nous a produit un Sermon où il y exhorte tous les fidèles. Et sans s'arrêter à ce Sermon, qui en effet n'est pas de saint Augustin, ne savait-il pas la communion de saint Ambroise, qui l'avait régénéré en Jésus-Christ, et ne l'avait-il pas vue dans une Vie qui lui était dédiée? Etait-ce une chose si peu commune de communier en mourant, puisque saint Paulin évêque de Noie, son intime ami, le fait ainsi en 431, un an après la mort de saint Augustin : et tant d'autres dans les temps voisins (a) ? Mais le pape saint Grégoire, dont nous tenons tant d'exemples de communions des mourants, n'aura-t-il pas pratiqué ce qu'il a loué dans les autres? D'où vient donc que Jean Diacre n'en dit rien, lui qui a écrit avec tant de soin la vie et les actions de ce saint pape ? Peut-être que du temps de saint Eloi ce n'était pas la coutume en France de communier les malades : mais le ministre loue une homélie, où il en enseigne la pratique : et cependant saint Ouen , ce grand archevêque de

 

(a) Ce n'est pas seulement dans l'Eglise latine qu'on voit les plus grands Saints recevoir l'Eucharistie dans leur dernière maladie; l'Eglise grecque en fournit aussi des exemples. Saint Chrysostome épuisé des fatigues de son exil, et averti pendant la nuit par le martyr saint Basilisque qu'il lui serait réuni le lendemain, se revêtit à jeun d'habits blancs; et après avoir pris les divins symboles, il fit devant les assistants sa dernière prière, et alla se joindre à ses pères : Et sumptis Dominicis symbolis coram adstantibus ultimum orationem facit... extendit speciosos pedes… appositus ad patres suos. Pallad. De Vit. S. Joan. Chrysost., ejusd. Oper. (Edit. de Déforis.)

 

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Rouen, qui a écrit en deux livres la Vie de cet illustre évêque son intime ami, ne nous dit pas qu'il ait fait ce qu'il a prêché, encore qu'il parle amplement de sa fin bienheureuse. Ceux qui ont écrit la Vie de saint Ouen lui-même et qui ont admiré sa sainte mort, ne parlent pas du saint Viatique : deux récits exprès de la mort du Vénérable Bède n'en font non plus nulle mémoire, quoique nous en ayons vu une si fréquente mention dans ses écrits ; et le saint homme Pierre Damien, qui nous marque si distinctement la communion des mourants, ne parle ni de celle de saint Romuald, ni de celle de Dominique Loricat, dont il a écrit la Vie. Ce n'est pas que tous ces saints hommes aient été surpris de la mort : au contraire ils l'ont vue venir, et ils l'ont reçue avec des soins particuliers. Mais on ne prend pas toujours la peine de remarquer des choses si communes. C'est pourquoi plus bas encore, et dans le temps que la réception du saint Viatique était le plus établie, on ne trouve la communion ni du dévot saint Bernard, ni de sainte Hildegarde, ni même, si je ne me trompe, de saint Français, dans la belle Vie qu'a écrite saint Bonaventure son religieux, ni de saint Bonaventure lui-même , ni de sainte Brigitte, ni de sainte Marguerite fille du roi de Hongrie, de l'ordre des Prédicateurs, ni de tant d'autres dont la mémoire ne me revient pas, et dont aussi je n'ai pas dessein de parler, ni d'affecter de l'érudition dans une matière si vulgaire. J'ajouterai seulement que dans toutes les Vies des Saints de l'Eglise orientale, à peine y en a-t-il une ou deux où je me souvienne d'avoir remarqué le saint Viatique , bien qu'il ne soit pas moins commun parmi les Orientaux que parmi nous de le recevoir. C'en est trop pour nous faire voir qu'il n'y a rien à conclure de ce que souvent on n'écrit pas des choses communes. Ce qui donne lieu à les écrire, c'est lorsqu'il y est arrivé quelque circonstance remarquable, comme dans la mort de la plupart des Saints, la grâce d'en avoir été avertis, et d'avoir sur ce céleste avertissement demandé ou reçu leur saint Viatique, et quand d'autres occasions particulières, qui ont relevé les choses communes, ont donné lieu de les remarquer. Il arrive aussi qu'on les remarque même hors de ces occasions : il arrive aussi qu'on les tait souvent ; et entreprendre de rendre raison des

 

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diverses vues des écrivains, c'est un travail insensé et infructueux. Finissons et concluons en un mot, qu'on ne doit pas dorénavant nous objecter le silence de saint Athanase sur saint Antoine, ou celui des autres sur saint Athanase, puisque même il est assuré qu'à Alexandrie, dont il était patriarche, et dans tout le pays dont elle était capitale, la coutume de garder l'Eucharistie pour communier dans sa maison était en vigueur de son temps ; et qu'on ne peut pas croire que dans les approches de la mort, on y négligeât un secours dont on était si soigneux de se munir dans la meilleure santé.

 

CHAPITRE XXX.
Communion des enfants sous la seule espèce du vin : chicanes des ministres sur le passage de saint Cyprien : passages de saint Augustin, de saint Paulin, de Gennade.

 

L'exemple que nous tirons de saint Cyprien pour la communion des petits enfants, souffre si peu de réplique, qu'à vrai dire mes adversaires n'y en font aucune. Pour faire voir que saint Cyprien, et de son temps l'Eglise d'Afrique, dont il était le primat, ne donnait pas la communion aux enfants sous la seule espèce du vin, M. de la Roque commence par des passages d'autres siècles et d'autres pays. Nous verrons dans la suite ce qu'il en faut croire ; mais, en attendant, il est clair que tout cela ne fait rien à saint Cyprien. Car dans une affaire de discipline indifférente, comme je prétends qu'est celle-ci, on peut en d'autres temps et en d'autres lieux montrer d'autres observances, sans détruire celle que j'établis, et sans qu'on puisse conclure autre chose de cette variation, sinon, ce qui me suffit, que la chose est indifférente. Il faut donc enfin parler de saint Cyprien. M. de la Roque y vient le plus tard qu'il peut ; et quand il y est, il s'amuse encore à me reprocher vainement que pour couvrir le faible de l'argument que j'en ai tire, je le propose selon ma coutume, et à l'exemple du cardinal du Perron, « par de belles paroles, afin d'éblouir les simples et de jeter de la poussière aux yeux des lecteurs (1).» Pour désabuser

 

1 La Roq., Rép., p. 144.

 

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une fois nos frères errants de l'opinion qu'ils pourraient avoir que je sois capable d'user d'un artifice si grossier, aussi bien que si criminel, pour les surprendre, je proposerai le fait avec une entière simplicité, et l'on verra qu'il n'en est que plus décisif. Commençons parla lecture de saint Cyprien. « On avait fait prendre aune petite fille, dit ce Père, une parcelle du pain offert aux idoles, trempée dans du vin. La mère qui n'en savait rien, la porta au saint sacrifice; mais dès que cet enfant fut dans l'assemblée des saints, elle fit voir par ses pleurs et par son agitation, que nos prières lui étaient à charge; et au défaut de la parole, elle déclara par ce moyen, comme elle pouvait, le malheur dans lequel elle était tombée. Apres les solennités accoutumées, le diacre, qui présentait aux fidèles la coupe sacrée, étant venu au rang de cet enfant, elle détourna sa face, ne pouvant supporter une telle Majesté, elle ferma la bouche, elle refusa le calice. Le diacre lui fit avaler par force quelques gouttes du précieux sang ; mais la sainte Eucharistie ne put rester dans un corps et dans une bouche impure : la petite fille fit des efforts pour vomir, et vomit en effet le sang de Jésus-Christ qu'elle avait reçu dans ses entrailles souillées : tant est grande la puissance et la Majesté de Notre-Seigneur (1). »

Sur ce passage de saint Cyprien, après avoir remarqué (2), ce qui est visible, que ce saint martyr n'attribue cette émotion extraordinaire qu'à la présence et à la réception du sang de Notre-Seigneur, j'ai formé ce raisonnement très-simple : « Le corps de Jésus-Christ n'eût pas dû faire de moindres effets, et saint Cyprien qui nous représente avec tant de soin et tant de force tout ensemble, le trouble de cet enfant durant toute la prière, ne nous marquant cette émotion extraordinaire que l'Eucharistie lui causa qu'à l'approche et à la réception du sacré calice, sans dire un seul mot du corps, montre assez qu'en effet on ne lui offrit pas une nourriture peu convenable à son âge. »

Mais de peur qu'on ne crût que je voulais dire qu'un petit enfant fût entièrement incapable d'avaler une nourriture solide, si on la détrempait, je remarque « qu'il paraît dans cette histoire

 

1 Cypr., de Laps., p. 189. — 2 Traité de la Commun., I part. n. 3, p. 267.

 

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que la petite fille dont il s'agit, avait pris de cette manière du pain offert aux idoles; » loin que cela nous nuise, je conclus que « c'est au contraire ce qui fait voir combien on était persuadé qu'une seule espèce était suffisante, puisque n'y ayant en effet aucune impossibilité à donner le corps aux petits enfants, on se déterminait si aisément à ne leur donner que le sang. »

Je ne vois pas qu'on puisse proposer les choses ni en tirer les conséquences d'une manière plus simple. Ces éblouissantes paroles que me reproche M. de la Roque, ne paraissent ici nulle part, et je me suis contenté de faire voir clairement ce qu'il y avait à expliquer pour me répondre. Tout se réduit à nous dire d'où vient, si cet enfant a reçu le corps, que le miracle et l'émotion que lui causa l'Eucharistie ne paraît qu'au sang. C'est sur quoi M. de la Roque ne dit pas un mot. Et pour qu'on ne pense pas que je veuille ici surprendre le lecteur, je rapporterai mot à mot toutes ses réponses. Elles commencent ainsi : «Je viens maintenant, dit-il, au passage de saint Cyprien, sur lequel j'ai, poursuit-il, plusieurs choses à dire : premièrement que quand il serait tel que le prétend M. de Meaux, ce qui n'est pas, il ne devrait pas l'emporter Star sept ou huit témoignages formels et positifs que J'ai allégués pour prouver la communion des petits enfants sous les deux espèces (1). » Le lecteur remarque déjà de lui-même et sans que je parle, que quelque formels que soient ces passages qu'on oppose à celui de saint Cyprien, ils ne nous feront pas connaître ce que nous cherchons, ni pourquoi la petite fille n'est si extraordinairement agitée qu'à l'approche du sang de Notre-Seigneur, si elle en a auparavant reçu le corps. Aussi M. de la Roque ne conclut autre chose de ces passages, sinon que celui de saint Cyprien a besoin « de commentaire et d'interprétation (2), » et il ajoute, que pour le bien faire, « il faut rassembler et peser exactement les circonstances. » Oui, celles qui font au fait, et non celles qui ne feraient que détourner l'attention du lecteur de son objet principal, qui doit être de rechercher la cause de ce grand trouble, plutôt à l'égard du sang qu'à l'égard du corps, si l'enfant a reçu l'un et l'autre. Voyons donc quelles circonstances remarquera

 

1 La Roq., p. 150. — 2 Ibid., p. 151.

 

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M. de la Roque : «Je dis, poursuit-il, en second lieu, qu'on ne peut nier que la chose que saint Cyprien raconte ne soit arrivée dans l'assemblée des fidèles. » D'accord ; et je conclus de là qu'elle n'en est que plus authentique, et qu'il n'en est que plus assuré que la coutume de communier les petits enfants avec le sang seul n'avait rien d'extraordinaire. M. de la Roque continue : « On ne peut nier non plus que dans les assemblées publiques on ne communiât sous les deux espèces. » Pour les adultes, comme on parle, peut-être, et je n'en veux pas ici disputer : pour les enfants, c'est la question, qu'il ne fallait pas supposer, comme fait M. de la Roque, lorsqu'il ajoute ces mots : a On ne peut pas nier que les diacres ne présentaient jamais le calice qu'à ceux qui avaient déjà reçu le pain. » Car c'est ce qu'on peut si bien nier à l'égard des petits enfants, que c'est en effet ici précisément de quoi l'on dispute. Que le lecteur juge maintenant qui des deux veut surprendre le monde, ou de moi qui propose si nettement en quoi consiste la difficulté, ou de M. de la Roque qui jusqu'ici ne fait autre chose que de supposer pour certain ce qui est tout le sujet de la dispute.

Mais peut-être que dans la suite il viendra enfin au point. Nullement; car voici par où il finit : « Enfin on ne peut nier que le diacre de saint Cyprien n'ait présenté la coupe à cet enfant, après l'avoir présentée aux fidèles, qui étaient présents dans l'assemblée et qui la reçurent ; saint Cyprien ne mettant point de différence, pour ce qui est de la présentation du calice, entre les fidèles et l'enfant, et ne remarquant pas des adultes, non plus que de la petite fille, qu'ils eussent reçu le pain (1). » Je le crois bien, puisqu'il n'y avait aucune raison de parler ici des adultes, auxquels il n'était rien arrivé de miraculeux. Mais à l'égard de cette petite fille, si le miracle avait commencé au pain, comme il aurait dû arriver en cas qu'elle l'eût reçu, c'est aussi par là que saint Cyprien aurait dû commencer l'histoire, et il faudrait nous rendre raison d'où vient qu'il ne le fait pas. Au lieu de nous dire enfin cette raison, le ministre conclut ainsi : « Cependant M. de Meaux ne disconviendra pas que les fidèles n'eussent reçu le pain avant

 

1 La Roq., p. 152

 

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que de participer à la coupe. Il n'en saurait donc disconvenir à l'égard de l'enfant, bien qu'il n'ait fait les efforts qu'on représente que quand on lui présenta le calice. » Voilà le fait bien avoué. Il est constant que l'enfant ne fit ses efforts qu'au calice. Elle n'avait donc pas reçu le pain ; car alors de semblables efforts fussent arrivés ; et quand on veut faire accroire qu'à cause que je ne nie pas que les autres l'eussent reçu, je ne le puis nier de cet enfant, on suppose contre l'évidence du fait qu'il n'y a rien de particulier à son égard; et c'est au lieu de résoudre la difficulté, la dissimuler au lecteur.

Enfin M. de la Roque me fait raisonner en cette sorte : « Si je suis persuadé, dira peut-être ce savant évêque, que les fidèles avaient déjà reçu le pain, c'est parce que c'était l'usage ordinaire de l'Eglise ; et je lui dirai à mon tour : La petite fille l'avait aussi reçu, parce que c'était une pratique constante et universellement établie dès les premiers siècles. » C'est ainsi qu'on donne le change au lecteur crédule. Il s'agit de trouver dans saint Cyprien pourquoi il ne rapporte qu'au sang un miracle qui aurait dû arriver au corps : on allègue d'abord d'autres Pères ; et comme on voit que saint Cyprien n'est pas expliqué par là, on se propose de l'expliquer par les circonstances du fait qu'il raconte. On rapporte les circonstances qui ne font rien à l'affaire et ne regardent que les adultes ; et au lieu de rendre raison du miracle arrivé à l'enfant, on coupe tout court, et l'on passe aux anciens auteurs où il n'y a pas un mot de ce qu'il fallait éclaircir.

Cependant M. de la Roque, comme s'il avait épuisé la difficulté qu'il n'a pas seulement effleurée, continue en cette sorte : « A toutes ces preuves, j'en ajoute une nouvelle qui m'était presque échappée de la mémoire (1). » A la bonne heure; peut-être qu'enfin il y dira quelque chose qui regarde saint Cyprien et le miracle arrivé à cet enfant ; non : « Cette preuve est tirée de l'onzième concile de Tolède, qui fut assemblé l'an 675, » quatre cents ans après ou environ, et sans assurément qu'il y soit parlé ni de saint Cyprien, ni de l'enfant, ni du miracle. Remettons donc ce concile à une autre fois, et voyons si l'Anonyme réussira mieux.

 

1 La Roq., p. 163.

 

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« Je réponds, dit-il, en premier lieu que comme M. Bossuet nous avoue que dans ces premiers siècles la communion ordinaire des fidèles était sous les deux espèces, il y a toute apparence que cette petite fille avait déjà pris le pain (1).» Nous voici dans les apparences et les conjectures contre un passage formel et décisif. Mais enfin quelles sont ces conjectures? Les mêmes qu'a déjà faites M. de la Roque, et que nous avons réfutées. Ce que celui-ci fait de mieux, c'est qu'il fait ce que n'a osé faire M. de la Roque; il propose mon raisonnement, que cet autre ministre avait dissimulé : et après avoir dit comme lui que le diacre ayant présenté la coupe à l'enfant à son rang comme aux autres, il y a la même raison de croire d'elle que des autres, qu'elle avait auparavant, selon la coutume, reçu le pain ; il rapporte ce que je dis pour y mettre de la différence, qui est que saint Cyprien fait ici commencer au sang le miracle, qu'on aurait vu dès la communion du corps, si l'enfant l'avait reçu. L'Anonyme reconnaît franchement que la chose en effet devait arriver de cette sorte, et il ne voit de ressource pour lui qu'en disant qu'aussi est-elle arrivée. Mais voyons combien faiblement il le prouve : «Je réponds, dit-il, que saint Cyprien nous donne assez à entendre que cette petite fille ne prit qu'avec peine le pain sacré, quoiqu'il ne le dise pas expressément, en nous marquant que dès qu'elle fut dans l'église, elle se mit à pleurer et crier et troubler toute l'assemblée, et qu'elle prit ainsi le sang précieux. » Mais ce ministre qui était entré plus franchement que l'autre dans la difficulté, dissimule à son tour où en est la force. C'est que saint Cyprien nous représente la petite fille agitée à la vérité durant toute la prière, mais particulièrement, et d'une manière bien plus terrible, à la présence de l'Eucharistie, comme si elle eût senti Jésus-Christ présent ; mais ce redoublement du trouble ne parut qu'à la présence du sang précieux : c'est devant la coupe sacrée, qui le contenait, qu'elle détourna sa face, comme ne pouvant supporter une telle Majesté : elle ferma la bouche : elle refusa le calice : elle ne put retenir la goutte de sang précieux qu'on lui mit par force dans la bouche : ce sang ne put demeurer « dans des entrailles souillées ;

 

1 Anonyme, p. 192.

 

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tant est grande le puissance et la Majesté du Seigneur ! » Or sa puissance et sa Majesté n'est pas moins grande dans son corps que dans son sang : nous aurions donc vu à la présence du corps les mêmes émotions, les mêmes convulsions dans l'enfant, et dans ce corps sacré la même force.

En effet considérons un autre miracle, que le même saint Cyprien raconte dans le même endroit et incontinent après celui-ci : Il se fit en la personne, non plus d'un enfant, mais d'une femme ; et voici comment le raconte saint Cyprien : « Une autre, qui, déjà avancée en âge, s'était coulée en secret au milieu de nous pendant que nous offrions le sacrifice, y reçut non pas une viande, mais une épée tranchante ; et comme si elle avait pris un poison mortel entre la gorge et l'estomac, elle se sentit aussitôt oppressée et étouffée avec une extrême violence (1). » Cette adulte devait recevoir, non-seulement le sacré breuvage, mais encore la viande, cibum, comme parle saint Cyprien, et la partie solide du sacrement. C'est aussi en recevant cette viande qu'elle en ressentit la force, funeste aux indignes et aux sacrilèges. Suivons encore saint Cyprien : « Une autre reçut dans ses mains profanes la chose sainte de Notre-Seigneur, » c'est le corps que l'on mettait dans les mains ; « mais ayant ouvert ses mains, elle n'y trouva que de la cendre. On connut par expérience que le Seigneur se retire quand on le renie; et le Seigneur se retirant, la grâce salutaire est changée en cendre. » Partout où le corps paraît comme reçu indignement, la vengeance commence par là : la petite fille est la seule où elle commence par le sang ; c'est donc qu'elle ne reçut que le sang seul, malgré les chicanes et les vains efforts des ministres. Ils ont voulu nous faire accroire que saint Cyprien ne parlait pas en ce lieu de la communion du corps donné aux adultes. Ils se trompent ; saint Cyprien en a parlé comme on vient de voir, mais c'est quand il y a été obligé par quelque événement extraordinaire. Si donc il n'en parle pas dans le miracle arrivé à l'enfant, qui ne voit plus clair que le jour que c'est qu'elle ne l'avait pas reçu; et que dans l'Eglise de Carthage, la mieux instruite, la mieux policée de toute l'Eglise, où présidait un

 

1 S. Cypr., De Laps., loco sup. cit.

 

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évêque aussi éclairé et aussi saint que saint Cyprien, on ne communiait les enfants qu'avec le sang seul?

Les autres réponses que fait l'Anonyme ne servent qu'à nous faire voir l'embarras où il a été : « Il faut, dit-il, remarquer que le pain se donnait dans la main des communiants. Il s'était donc pu faire que cet enfant, à qui on l'avait donné en la main, l'avait pris à la vérité, mais ne l'avait pas mangé, ou même l'avait jeté sans qu'on y prît garde (1). » Sans doute on ne prit pas garde à ce que fit cet enfant de ce gage divin. Sans se soucier si elle en faisait l'usage pour lequel on le lui donnait, c'est-à-dire de le manger, on le mit à la discrétion d'un enfant à la mamelle : on le lui laissa en sa main pour aussitôt le jeter par terre. Les sacrificateurs des idoles qui, comme dit saint Cyprien, lui avaient mis à la bouche du pain souillé de leurs sacrifices, étaient plus soigneux à faire participer les enfants à leurs offrandes impures que les chrétiens à leur faire prendre le corps de Notre-Seigneur. Où en est-on quand on a recours à de tels prodiges? Mais voici le comble de l'illusion : « M. Bossuet a vu qu'on pouvait dire que le diacre qui présentait la coupe aux fidèles, quand il la présentait aux petits enfants que leur âge ne permettait pas encore de pouvoir manger du pain, en mêlait un peu dans le calice afin de le leur faire avaler plus aisément. » Il s'abuse en me prenant ici à témoin. Jamais je n'aurais pensé qu'on pût imaginer de telles choses dans un passage où paraît tout le contraire, si je ne les avais vues dans les écrits des ministres. Car pour ne pas ici répéter que du temps de saint Cyprien le mélange dont on nous parle était inconnu, il suffit que saint Cyprien n'attribue le miracle qu'au sang tout seul. C'est le sang qui ne peut demeurer dans ces entrailles souillées : c'est le breuvage sanctifié (a) par le sang de Notre-Seigneur, qui cause ces convulsions à cet enfant. Le calice dont on lui fit prendre quelques gouttes, lui fut présenté comme aux autres pur et sans mélange. C'est ce calice qui fit ce terrible effet

 

1 Anonyme, p. 194.

(a) Sanctifié dans le sang de Notre- Seigneur qui le composait. C'est le sens des expressions de saint Cyprien, que Bossuet a voulu rendre par cette phrase Sanctificatus in Domini sanguine potus de pollutis visceribus erupit. ( Edition de Déforis. )

 

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dont le récit nous fait encore trembler ; et nous ne pouvons pas douter que du temps de saint Cyprien, la communion sous une espèce ne fût non-seulement établie dans la sainte Eglise d'Afrique, mais encore n'y ait été confirmée par un miracle.

Il y a plus : saint Augustin a transcrit dans une de ses lettres tout ce passage de saint Cyprien (1) sans y rien trouver d'extraordinaire; et la communion sous une espèce, qu'on y voit très-expressément, ne lui a point paru étrange. Pourquoi, si ce n'est, comme je l'ai dit dans le Traité de la Communion (2), qu'on ne peut nullement douter que « l'Eglise d'Afrique, où saint Augustin était évêque, n'eût retenu la tradition que saint Cyprien, un si grand martyr, évêque de Carthage et primat d'Afrique, lui avait laissée ? » A ce passage de saint Augustin, par où j'avais démontré si clairement la suite de la tradition, les ministres se sont tus, et leur silence confirme que ce raisonnement est sans réplique.

Il est vrai qu'ils nous objectent des passages de saint Augustin (3), où ce grand homme nous représente les petits enfants baptisés, comme ayant accompli dans leur communion le précepte de manger et de boire le sang de Notre-Seigneur; mais c'est ce qui achève de les confondre. Car saint Cyprien en dit bien autant, lui qui constamment, comme on vient de voir, dans son Traité de Lapsis (4), ne leur donnait que le sang seul. Il ne laisse pas de dire dans le même Traité qu'on les privait du corps et du sang de Notre-Seigneur, en les amenant aux idoles ; et il dit ailleurs (5) que tous ceux dont Jésus-Christ est la vie, ce qui sans difficulté comprend les enfants baptisés, ont accompli ce précepte de son Evangile : « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous (6). » C'est par où nous démontrons que ces grands hommes croyaient qu'on satisfaisait au précepte de prendre le corps et le sang, en ne mangeant ou en ne buvant que l'un des deux, à cause que la vertu et la grâce, aussi bien que la substance des deux, est répandue sur un seul. Des passages

 

1 Ep. XCVIII Ad Bonif. Episc., alias, XXIII, n. 3, col. 264.— 2 Traité de la Commun., II part. n. 9, p. 344.— 3 La Roq., Rép., p. 119; Anonyme, p. 198; August., epist. CCXVII ad Vit., al. CVII; de Prœdest. Sanct., cap. XIII; de pecc. meritis, cap. XXIV.— 4 S. Cypr., de Laps., loc. cit. — 5 Testim., lib. III, n. 23, 26. — 6 Joan., VI, 54.

 

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formels et précis, où un fait est expliqué clairement dans toutes ses circonstances, sont le naturel éclaircissement de tout ce qui se dit ailleurs en termes plus généraux ; et la pratique des Pères ne permet pas de douter du sens que nous donnons à leurs paroles.

Il ne sert de rien d'objecter aux passages de saint Cyprien et de saint Augustin ceux de saint Paulin évêque de Noie, et de Gennade prêtre de Marseille. Car quand on aurait trouvé dans ces deux auteurs la communion donnée aux enfants sous les deux espèces, de leur temps, et dans d'autres églises que celle d'Afrique; l'autorité de l'Eglise d'Afrique, ou même de l'Eglise de Carthage, quand on la voudrait réduire au seul temps de saint Cyprien, est pleinement suffisante pour prouver en cette matière l'indifférente que nous soutenons. Mais au fond ces deux passages ne prouvent rien. M. de la Roque objecte (1) des vers que saint Paulin envoie à son ami Sulpice Sévère, pour mettre au bas des images dont il avait orné son baptistère. Là, dit-il, saint Paulin représente le prêtre retirant de  la fontaine baptismale « les enfants blancs comme de la neige dans leur corps, dans leur cœur et dans leurs habits ; » ensuite de quoi « il range ces nouveaux agneaux autour des autels sacrés, et il remplit leur bouche des aliments salutaires, SALUTIFERIS CIBIS (2). » Mais de là quelle conséquence? Ce ministre ignore-t-il   le  langage commun de l'Eglise,  qui à l'exemple de saint Pierre (3), appelait tous les nouveaux baptisés, et les adultes autant que les autres, des enfants nouvellement nés? Saint Paulin a suivi ce sens, en continuant ainsi sa pieuse poésie : « La troupe des anciens fidèles se réunit avec la nouvelle qu'on lui associe : le troupeau bêle à la vue de ce nouveau chœur, et lui chante, Alléluia : » par où ce saint homme, nous représentant d'une manière si tendre la joie commune des anciens et des nouveaux baptisés, montre assez qu'il veut parler principalement des adultes capables de joie et touchés de l’Alléluia de leurs frères ; et encore qu'on mêlât les petits enfants avec les nouveaux baptisés, il ne faudrait pas s'étonner que saint Paulin désignât le nouveau troupeau par les adultes, qu'on y voyait principalement éclater

 

1 La Roq., p. 118. — 2 Paulin., ep. XII ad. Sev., al. ep. XXXII, n. 5. — 3 I Petr., II, 2.

 

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plus encore par un transport de leur joie que par la beauté de leurs habits blancs ; ni qu'il eût attribué aux uns et aux autres les aliments salutaires, en entendant néanmoins, sans avoir besoin d'exprimer tout ce détail dans sa poésie, qu'on les donnait à chacun convenablement et selon que la coutume les y admettait.

Quand le prêtre Gennadius que M. de la Roque objecte encore (1), nous fait voir les petits enfants « fortifiés par l'imposition des mains et par le chrême, et admis aux mystères de l'Eucharistie (2), » il ne dit rien contre la pratique dont nous parlons. C'est être admis aux mystères que de recevoir le sang de Notre-Seigneur ; on le prend du même autel que le corps, et on participe à tout le sacrifice. Ainsi l'on ne voit rien jusqu'ici dans l'Eglise d'Occident qui s'éloigne de la tradition dont nous avons vu le témoignage dans saint Cyprien. L'Eglise grecque n'avait pas une autre pratique , et le passage de Jobius va le faire voir clairement.

 

CHAPITRE XXXI.
Passage de Jobius,  auteur  grec.

 

Nous n'avons rien de ce savant auteur que dans Photius, qui nous en donne d'amples extraits (3). Mais il ne faut pas pour cela me dire avec l'Anonyme, que j'allègue je ne sais quel Jobius (4). Photius, dont la critique est si juste, l'appelle partout un bon auteur, un homme pieux et exact, attaché aux saintes études et versé dans l'intelligence des Ecritures. M. de la Roque me demande sur la foi de qui je le place au cinquième ou au sixième siècle (a). C'est sur la foi du livre même , où l'on attaque souvent les sévériens, hérétiques de ce temps-là, sans qu'on y parle des hérésies de l'âge suivant, encore qu'à ne regarder que le dessein de l'auteur, il y eût autant de lieu de les attaquer que les autres. Ce savant homme nous représentant l'ordre dans lequel on reçoit

 

1 La Roq., p. 119. — 2 Gennad., de Dogm. Eccl., cap. LII. — 3 Phot., Biblioth., cod. 222. — 4 Anonyme, p. 197.

 

(a) Albert Fabricins le place au commencement du sixième siècle : Jobiii monachi, in Oriente clari poti synodum Chalcedonensem ante Heracliana ac Monothelitarum tempora, ideoque circa sexti initia sœculi. (Biblioth. Graeca, tom. IX, p. 474.)

 

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les mystères, décide notre question en trois mots, et jamais un si court passage ne causa tant d'embarras aux ministres : « Nous sommes baptisés, dit-il, nous sommes oints, nous sommes jugés dignes du sang précieux (1). » Il aurait plutôt nommé le corps que le sang, s'il eût parlé des adultes à qui l'on donnait l'un et l'autre, et toujours le corps le premier ; mais par rapport à ces temps, où la plupart de ceux que l'on baptisait étaient enfants des fidèles qu'on baptisait dans l'enfance, il montre qu'on recevait le sang le premier, parce qu'on ne donnait que le sang dans le baptême, et qu'on ne prenait le pain céleste que dans le progrès de l'âge.

Sur cela nos ministres se brouillent entre eux. M. de la Roque dit d'une façon , et l'Anonyme de l'autre, aussi peu d'accord avec lui-même qu'avec M. de la Roque. Ecoutons premièrement celui-ci. Après avoir récité ces paroles de Jobius : « On nous baptise, on nous oint, on nous juge dignes du sang précieux : que M. de Meaux, dit-il, ne triomphe point ; qu'il écoute ce qui suit : Moïse figurant ces choses, lave premièrement d'eau ceux qu'il consacre ( pour le sacerdoce ), puis il les habille, il les oint, il les arrose de sang et les conduit à la participation des pains (2). » Je confesse que ces paroles suivent celles que j'ai rapportées, et que Jobius y veut faire voir quelque sorte de ressemblance entre la consécration des sacrificateurs de l'ancienne loi décrite dans l'Exode (3), et la nôtre ; ce qui n'est pas déraisonnable, puisque nous sommes tous par le baptême des sacrificateurs spirituels, comme dit saint Pierre (4). Or Jobius fait consister cette ressemblance en ce qu'à l'exemple  des sacrificateurs que Moïse consacrait,  ceux qui parmi nous ont reçu l'eau, l'habit blanc, l'onction et la communion du sang, reçoivent ensuite le pain de l'Eucharistie. Je le confesse , ils le reçoivent en leur temps et dans le progrès de l'âge ; mais il faut, pour accomplir la figure, qu'ils aient selon Jobius reçu le sang avant le pain : ce qui ne serait pas arrivé, si à cette première fois on eût donné l'un et l'autre. Car enfin pourquoi eût-on renversé l'ordre, et dans une même communion donné le sang avant le corps ? On ne donnait donc que le sang à la première

 

1 Lib. III, cap. XVIII, Phot., p. 596. — 2 La Roq., p. 136. — 3 Exod., XXIX. — 4 I Petr., II, 5.

 

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communion, qui était celle des petits enfants nouvellement baptisés ; et dans cette suite de passage, Jobius ne fait qu'appuyer ce qu'il avait avancé d'abord.

 

Mais, dit M. de la Roque, « il traite visiblement des adultes (1). » L'Anonyme lui répondra bientôt qu'il parle des petits enfants. Voyons donc sur quoi se fonde M. de la Roque, pour assurer avec tant de confiance que Jobius traite visiblement des adultes. Pour cela il produit ces paroles de notre auteur : « Ceux qui ont été illuminés ( c'est-à-dire baptisés, comme le ministre l'explique lui-même ) portent des habits blancs durant sept jours. » Est-ce là un caractère d'adultes? Les petits enfants baptisés n'étaient-ils pas appelés comme les autres illuminés ? Comme les autres ne portaient-ils pas un habit blanc durant sept jours? Le ministre ne l'ignorait pas ; et c'est pourquoi, après avoir lui-même traduit Jobius, comme je viens de le rapporter, il se fonde sur la version du jésuite Schottus, qui tourne ainsi : « Les catéchumènes qui ont été baptisés marchent sept jours durant avec des habits blancs.» Mais enfin ni le grec ne parle de catéchumènes, ni il ne dit que les baptisés marchent avec des habits blancs : il dit simplement qu'ils les portent, Lamprophorousi, ils portent des habits éclatants ; et le ministre lui-même reconnaît qu'il fallait traduire ainsi. Pourquoi donc alléguer cette traduction, si ce n'est pour embrouiller une chose claire? Quoi? parce que M. de la Roque ne trouve rien dans l'original de ce qu'il prétend, faudra-t-il que la version l'emporte sur le texte ? Mais quelle misère d'opposer ici, comme fait ce ministre, les catéchumènes aux petits enfants ; comme si les petits enfants qu'on exorcisait, qu'on bénissait, qu'on oignait pour le baptême, n'avaient pas toujours été appelés catéchumènes, et ne l'étaient pas encore dans nos Rituels ! Mais enfin de quelque manière qu'on le veuille prendre, toujours faut-il nous rendre raison pourquoi dans la communion, dont nous a parlé Jobius, il n'a nommé que le sang, qui n'ayant aucun sens dans la communion des adultes, n'a de lieu que dans celle des petits enfants.

Que sert aux ministres que Jobius ait voulu confirmer cette coutume par des passages de l'Ecriture peut-être mal appliqués,

 

1 La Roq., Rép., p. 134.

 

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la tradition défendue sur la communion, etc. et par des subtilités que Photius ne juge pas dignes de la gravité de la théologie (1) ? Je n'ai pas besoin de soutenir tous les raisonne-mens de Jobius : je n'ai besoin que d'un fait, d'un point de coutume qu'il rapporte ; coutume que Photius ne contredit pas, qui était donc très-constante et qui ne peut plus être contestée.

Voilà pour ce qui regarde M. de la Roque. L'Anonyme paraît procéder plus sincèrement, et il avoue contre M. de la Roque qu'il s'agit du baptême des petits enfants. Mais dans la suite il ne fait que brouiller ; et forcé de rendre raison pourquoi Jobius n'a exprimé que le sang, il a voulu sans en apporter la moindre preuve, imaginer une différence entre les enfants et les adultes, en ce que donnant le corps et le sang aux uns et aux autres, aux adultes on commençait par le corps, et aux enfants par le sang ; ce qu'il prétend suffisant pour donner lieu à Jobius de nommer le sang tout seul. Mais jamais il n'y eut réponse plus visiblement illusoire que celle-là. Car si, comme l'Anonyme le suppose, on voulait donner aux enfants, non-seulement le sang, mais encore le corps du Sauveur, quelle finesse trouvait-on à commencer par le sang et à renverser l'ordre de l'institution ? L'Anonyme tombe ici dans le trouble ; et la manière dont il s'explique est si pleine de contradictions, qu'elle montre bien qu'il ne sait où il en est. « L'on commençait, dit-il, la nourriture mystique des enfants par le breuvage du sang de Jésus-Christ, mais qui n'était jamais séparé du pain que l'on donnait devant ou après, ou même dans le vin (2). » Qui vit jamais une confusion semblable ? Le même homme dire en trois lignes qu'on donnait le vin le premier, et néanmoins qu'on donnait le pain devant ou après ou dans le vin ! Combien faut-il être frappé d'un passage, quand on tombe pour y répondre dans un désordre si visible ? Mais laissons à part le désordre et les contradictions de l'auteur. Voyons la chose en elle-même. Don-noit-on le corps devant le sang ? Cela ne se peut, puisqu'on demeure d'accord que c'est par le sang que l'on commençait. Le donnait-on après? mais quelle raison de renverser l'ordre? Le donnait-on avec et mêlé dedans? Mais pourquoi donc nommer le sang et non le corps? Toutes les fois qu'on fait cette question à

 

1 La Roq., Rép., p. 134 ; Anonyme, p. 203. — 2 Anonyme, p. 202.

 

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l'Anonyme, il retombe dans le trouble. « Jobius, dit-il, ne parle que du sang, parce que c'était le sang qu'on donnait le premier, et que le pain ne se donnait qu'en petite quantité , et encore selon toute apparence détrempée et dissoute dans le vin. » Que de suppositions bâties en l'air, et qui pis est, discordantes ! Car comment est-ce que le sang, qu'on suppose donné le premier, se trouve tout d'un coup mêlé avec le corps? Mais quel vestige trouve-t-on alors de ce mélange, que l'Eglise grecque n'a connu que plusieurs siècles après (a) ? Ce n'est pas assez à l'Anonyme de mettre ici sans

 

(a) Ce rit de l'Eglise grecque, de mêler les deux espèces dans le calice pour la communion des fidèles, ne parait pas s'être introduit vers le temps de son schisme, comme Bossuet l'a cru. Dans tous les projets de réunion entre les églises grecque et latine, on n'a jamais exigé que la première abandonnât sa pratique sur ce point; et les théologiens de Rome , fort attentifs jusque sur les moindres choses et qui ne pardonnaient rien aux Grecs, ne formèrent aucune objection sur ce sujet. ( Perpétuité de la foi, tom. V, pag. 570.) La réunion se fit sans que le Pape entreprit d'y donner atteinte : les Grecs réunis l'ont conservé en Grèce et en Italie sans aucune opposition. Aussi le cardinal Bona désapprouve-t-il la vivacité avec laquelle le cardinal Humbert reprenait cette discipline ( Rer. Liturg., lib. II, c. XVIII, n. 3), qui méritait d'être respectée. Mais écoutons M. Renaudot (Rer. Liturg., pag. 554) : « Pour commencer par les Grecs,dit ce savant abbé, ils ont cette coutume si ancienne qu'on n'en peut certainement marquer le commencement, que pour la communion des laïques , ils rompent plusieurs particules du pain consacré, qu'ils mettent dans le calice. Ensuite ils ont une petite cuiller avec laquelle le prêtre prend une  de  ces particules trempées dans le sang précieux, et il la  donne  ainsi aux communiants. Il  n'y a que les prêtres et les diacres assistants à la liturgie, auxquels on donne le  calice. Les Grecs prétendent que saint Jean Chrysostome établit l'usage de cette cuiller; mais il n'y en a aucune preuve certaine dans les auteurs ecclésiastiques. Cependant on doit reconnaître que cet usage est fort ancien, et au moins avant le concile d'Ephèse, parce que les nestoriens, qui s'étant séparés de l'Eglise catholique dans ce temps-là, conservèrent la discipline qui subsistait alors, donnent la communion de cette manière, qui est aussi en usage parmi les Jacobites Syriens et Cophtes, les Ethiopiens, les Arméniens et tous les chrétiens du rit oriental. Il s'ensuit donc d'abord, qu'avant le cinquième siècle le calice a été retranché aux laïques, sans aucun trouble   et sans aucune plainte de leur part, personne ne croyant que cette nouvelle discipline fût contraire à l'institution de Jésus-Christ. Il ne paraît pas que les uns ni les autres aient eu sur cela le moindre scrupule, ni que les laïques se soient plaints des ecclésiastiques; et on n'en peut imaginer aucune raison, sinon que tous étaient persuadés qu'on recevait également l'Eucharistie entière selon son institution, quoiqu'actuellement on ne reçût pas le calice. On ne trouve pas  que, pendant plus de douze cents ans, ces paroles : Buvez-en tous, que les calvinistes croient si claires pour établir la nécessité de boire le calice, aient été entendues dans le sens qu'ils leur donnent, puisqu'on ne peut nier que recevoir avec une petite cuiller une particule trempée n'est pas boire le calice.  Il est vrai qu'en cette manière  les Grecs et  les Orientaux reçoivent les deux espèces, quoiqu'autrement que selon la première institution ; mais on n'y peut trouver une  entière conformité avec cette Cène apostolique dont les protestants parlent toujours, et sur laquelle ils n'ont jamais pu s'accorder : tant de formes si différentes de l'administration de leur Cène faisant assez voir qu'ils ont une idée fort confuse de l'original. Les Grecs conviennent que la manière dont ils administrent la communion aux laïques, a été établie afin de prévenir l'effusion du calice : donc ce ne sont pas les Latins seuls qui ont eu de pareilles précautions, pour empêcher la profanation de l'Eucharistie ; et si elles sont une preuve certaine de l'opinion de la présence réelle, comme les ministres en conviennent,.... il faut que la présence réelle ait été crue plusieurs siècles avant toutes les époques qu'ils ont inventées d'un prétendu changement de créance, dont on leur a démontré l'impossibilité. » Perpétuité de la foi, tom. V, liv. VIIII, ch. I, p. 548, 549. Voyez aussi du même auteur, Liturg. Orient. Collect., tom. I, pag. 282, 283, et Goar., Not. ad Eucholog., pag. 152 etseq. (Edit. de Déforis.)

 

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aucun témoin, sur une simple apparence, comme il le confesse, le pain dans le vin sacré ; il faut qu'il y soit dissous et comme réduit en liqueur. On ne le peut trouver dans ce passage qu'en le rendant insensible. Est-ce ainsi qu'on mange le corps du Seigneur ? Les ministres ne pressent-ils si violemment la rigoureuse observance de ces paroles évangéliques, Mangez et buvez, que pour en venir à ces minuties ? On a peine à souffrir aux Grecs modernes ces extravagantes subtilités : faudra-t-il pour expliquer Jobius les placer dans les premiers siècles ?

Que si tout ce qu'on répond à cet auteur, de quelque côté qu'on le tourne, est visiblement ridicule, on ne peut plus contester que la coutume de communier les enfants sous la seule espèce du vin, ne se trouve très-clairement établie dans l'Eglise orientale. Quand Théodore de Mopsueste nous ferait voir une autre pratique en quelques églises (1), comme l'Anonyme le prétend, tout ce qu'on en pourrait conclure serait quelque diversité dans une chose indifférente ; ce qui suffit pleinement pour notre dessein, puisque les églises qu'on supposerait avoir eu sur ce sujet différentes pratiques , n'en vivaient pas moins dans une parfaite unité, et ne songeaient pas seulement à s'inquiéter l'une l'autre : d'où résulte, sinon la pratique, du moins l'approbation de la communion sous une espèce dans toute l'Eglise. Car de conclure avec l'Anonyme qu'il faut suppléer par Théodore de Mopsueste ce qui manque, à Jobius, c'est un raisonnement visiblement faux, puisqu'il ne peut rien manquer à Jobius, qui expliquant de dessein formé l'ordre des mystères, assure positivement que l'on commençait par le sang, et suppose par conséquent qu'on ne donnait point le corps,

 

1 Theod. Mops., Ap. Phot., cod. 117.

 

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puisque si l'on eût eu à le donner, on aurait constamment commencé par là. Il n'y a donc rien à suppléer dans Jobius; et tout ce qu'on peut accorder à Théodore de Mopsueste, c'est peut-être qu'il aura vu d'autres pratiques en d'autres églises : ce qui ne fait rien contre nous. Je dis peut-être, parce qu'après tout il se pourrait faire que les enfants dont il parle, à qui selon lui on donne le corps sacré, ne seraient pas des enfants nouvellement nés, mais des enfants un peu plus avancés en âge et qui commençaient à manger. A ceux-là il est véritable qu'on leur donnait, comme nous verrons, le pain sacré; et cela suffit pour vérifier ce que Théodore dit en passant. Car il n'avait pas besoin, comme Jobius qui explique de dessein l'ordre des mystères, d'entrer davantage dans le détail, et le corps lui était aussi bon que le sang pour ce qu'il voulait. Mais au fond cela n'importe point du tout, et je donne le choix aux ministres des deux réponses que je leur propose.

Pour ce qui est du prétendu Denys Aréopagite allégué par M. de la Roque (1), le passage qu'il en rapporte, visiblement ne décide rien, puisqu'il nous dit seulement par une expression générale, qu'on admettait les enfants aux sacrés symboles. Les symboles, les sacrements, les mystères sont, comme nous avons vu, des termes généraux qu'on mettait indifféremment au pluriel ou au singulier. Pour savoir précisément ce qu'ils signifient, si c'est le corps seulement ou le sang seulement, ou tous les deux, c'est la suite du discours ou la coutume du temps et des lieux qui en décident. Jobius n'est pas éloigné du temps où les écrits de saint Denys ont commencé à paraître, et l'on sait qu'il en est parlé pour la première fois à l'occasion des sévériens, c'est-à-dire de ces hérétiques par lesquels nous avons fixé la date de Jobius. Ainsi les expressions générales de saint Denys peuvent être déterminées par celles de Jobius, qui nous montre les enfants communies avec le sang seul, sans que Photius, sévère censeur qui critique expressément cet endroit, l'en ait repris; de sorte qu'on peut conclure que la pratique en durait encore du moins dans une partie de l'Eglise grecque, où en effet nous ne voyons pas qu'elle ait jamais été changée.

 

1 La Roq., p. 118; Dion. Areop., de Eccl. Hier., cap. VII, § 11.

 

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Il n'en a pas été ainsi dans l'Eglise latine. Au huitième et au neuvième siècle on donnait aux petits enfants, ou les deux espèces, ou quelquefois même le corps seul; ce qui n'est pas moins pour nous que si on leur eût donné le sang sans le corps. Témoin le Livre des divins Offices ( n'importe qu'il soit d'Alcuin ou d'un autre auteur du même âge ), où l'on communie l'enfant avec cette formule : « Le corps de Notre-Seigneur vous garde pour la vie éternelle (1). » Nous avons vu la même formule usitée envers les enfants qu'on baptisait dans la maladie, à qui l'on disait simplement: « Le corps de Notre-Seigneur vous garde. » Et on lit aussi dans l'Ordre romain , comme M. de la Roque et l'Anonyme le reconnaissent (2) « qu'on ne doit pas sans une extrême nécessité donner la mamelle aux enfants, avant qu'ils aient reçu le corps du Seigneur. » M. de la Roque prétend (3), en vertu de la synecdoque, que par le corps on désigne ici le sacrement entier. Mais il le dit sans raison. On ne voit point dans ces Rituels de ces choses sous-entendues : on y explique les choses nettement et tout du long, parce qu'on y veut instruire de tout l'ordre des cérémonies ceux qui avaient à les pratiquer; et toute cette diversité concourt à faire voir, ce que nous voulons, une parfaite indifférence dans toutes ces choses.

Que sert donc à l'Anonyme de nous alléguer Charlemagne, Théodulphe, Jessé d'Amiens et les autres du huitième et du neuvième siècle, avec les Sacramentaires de saint Grégoire, pour nous dire comment on en usait en ce temps-là ? Pour défendre notre croyance, je n'ai pas besoin de soutenir qu'on ait toujours communié les petits enfants sous la seule espèce du vin. J'ai même montré qu'il n'était pas impossible de leur faire prendre du pain, si l'on eût voulu (4). Si dans une chose indifférente l'Eglise a varié au huitième siècle, loin de vouloir détruire par là ce qu'on a trouvé établi dans les premiers siècles et dès le temps de saint Cyprien, au contraire on revient dans la suite à l'ancienne coutume. M. de la Roque assure que le pape Paschal II permit de « communier les enfants aussi bien que les malades avec le vin

 

1 Alc., de div. Off., Bibl. PP., tom. X, p. 259, tit. de Sabb. Pas. Miss. Gal. jam. cit. — 2 La Roq., Rép., p. 123; Anonyme, p. 159; Ord. Rom. tit. de Bapt., tom. X, Bibl. PP.— 3 La Roq. p. 123.— 4 Traité de la Comm., I part. n. 3, p. 267.

 

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seul (1). » Et quoi qu'il en soit, il est certain que dans le siècle où mourut Paschal, c'est-à-dire dans le douzième, Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons, dont j'ai produit le passage entier dans le Traité de la Communion (2) et Hugues de Saint-Victor enseignent a qu'il faut donner la communion aux enfants avec le calice seul ; » ou comme dit Hugues de Saint-Victor, l'un des plus célèbres théologiens de son temps, « sous la seule espèce du sang au bout du doigt, parce qu'il leur est naturel de sucer, » et cela, dit ce grave auteur, « selon la première institution de l'Eglise (3). »

M. de la Roque prétend (4) que cette première institution dont parle Hugues de Saint-Victor, regarde le décret de Paschal ; mais il se moque. Appellerait-on la première institution de l'Eglise un décret donné seulement au douzième siècle et peu d'années auparavant? Il paraît donc au contraire que l'expérience ayant appris que les enfants rejetaient le peu qu'on leur donnait de pain sacré, on crut qu'il était mieux d'en revenir à la première institution, qui avait été en vigueur dès le temps de saint Cyprien, encore qu'elle eût été interrompue durant quelques siècles : et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que Hugues de Saint-Victor, quoiqu'on ne donnât que le sang, ne laisse pas d'enseigner après saint Cyprien et saint Augustin, qu'on satisfaisait à ce précepte, qui ordonne de « manger la chair et de boire le sang pour avoir la vie (5) : » tant cette tradition était constante.

Nous avons donc une claire démonstration de la vérité dans la pratique des premiers siècles, qu'on voit revivre dans les derniers ; et tout ce qu'on peut conclure de la variation qu'on voit entre deux, c'est l'indifférence que nous prétendons.

Pour les Grecs, si nos adversaires n'en veulent pas croire les

auteurs catholiques, je les renvoie à M. Smith, prêtre prêtent

« l'église d'Angleterre (6), qui, en expliquant les rites de l'église

pie moderne avec beaucoup de sincérité et d'exactitude, a

écrit naturellement qu'on y communiait les enfants sous la seule

 

1 Pasch. II, ep. XXXII, tom. X, Conc., col. 656 ; La Roq., Rép., p.90

Hist. de la Comm., p. 25 . — 2 Traité de la Comm., I part. n. 3, p.  272. — 3 Lib. I, de Sac., cap. XX, tom. X ; Bibl. PP. 1376. — 4 La Roq., p. 129. — 5 Joan., VI, 54. — 6  Traité de la Comm. I part. 3, p. 271, 272 ; Th. Smith, de Eccl. Graec. stat. hod., 104, I edit.

 

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espèce du vin (a). Il est vrai qu'il a depuis changé d'avis dans la seconde édition de son livre; et je ne m'en étonnerais pas, s'il avait apporté des preuves capables de faire changer un homme comme lui : mais puisqu'il nous donne pour toute raison des auteurs grecs, suspects autant que récents, on peut craindre qu'il n'y ait eu plus de complaisance que de raison dans son changement ; et ce qui nous confirme dans cette pensée, c'est qu'il se fonde principalement sur le témoignage d'un archevêque de Samos, qui nous disait le contraire pendant qu'il était ici. M. Smith reconnait lui-même l'insigne duplicité de son auteur, dans un livre qu'il vient de publier sous le titre d’Œuvres mêlées. « L'archevêque de Samos, dit-il, a eu honte d'avoir par une trompeuse fiction corrompu la vérité quand je la lui avais demandée à Paris, lorsqu'il y était dans le dessein de s'établir en France. Mais depuis étant arrivé à Londres, ne pouvant excuser sa dissimulation, il a reconnu qu'il m'avait trompé par la précipitation de sa langue et faute d'attention, et il a volontairement corrigé son erreur (1).»

Mais enfin quelles paroles nous a-t-il rapportées de cet auteur? Celles d'une lettre où cet archevêque lui écrit qu'après le baptême, le prêtre « tenant le calice où est le sang de notre Sauveur avec le corps réduit en petites particules, y prend dans une petite cuiller une goutte de ce sang ainsi mêlé : de sorte qu'il se trouve dans cette cuiller quelques petites miettes du pain consacré, ce qui suffit à l'enfant pour participer au corps de Notre-Seigneur (2). » Nous confessons ce mélange, et en cela l'archevêque n'a pas trompé M. Smith. Il ne l'a pas trompé non plus en lui disant « qu'on voit nager dans la liqueur sainte des particules dont on communie les adultes ; » c'est ce que les Grecs appellent des marguerites  ou des perles: et M. Smith demeure d'accord que ce n'est pas de celles-là qu'on donne aux enfants ; ce qu'il faudrait faire toutefois, si l'on voulait leur donner aussi bien le corps que le

 

1 Miscel., Lond., an. 1686, Proœm., de Infant. Com. ap. Gr.— 2 Prœf., II edit. Smith.

(a) Ils font moins encore : « Ils se contentent, dit Renaudot, de mettre dans la bouche des enfants la cuiller avec laquelle on administre la communion, ou de leur toucher la langue avec le doigt trempé dans le calice. » (Liturg. Orient. Collect., tom. I, p. 291.)

 

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sang. On se contente de présumer qu'il s'attache à la cuiller de l'enfant quelques particules du pain consacré, comme M. Smith les appelle. Voilà comment, selon lui, on communie les enfants sous les deux espèces.

Il persiste dans ce sentiment ; et dans l’Avertissement de son dernier ouvrage, où, après avoir vu ce que j'avais dit sur son changement (1), il s'explique définitivement sur la coutume de l'Eglise grecque, voici ce qu'il écrit : « Le pain consacré, brisé avec grand soin en petites parties, est mêlé avec le vin consacré, afin de communier les laïques de ce mélange. Dans le calice ainsi préparé selon la coutume, le prêtre prend avec la cuiller ce qu'il doit donner aux communiants, et ce n'est point d'un autre calice où il n'y ait point de marguerites qu'on communie les enfants. Qu'on suppose donc, afin que mon argument soit plus fort, que le creux de la cuiller soit humecté du sang seul, sans qu'il s'y attache aucune miette, quoiqu'il y en puisse avoir d'insensibles et que cela puisse facilement arriver, lorsqu'on brise du pain levé. Si c'est le sentiment de l'Eglise grecque qu'on puisse communier sous une seule espèce, qu'est-il nécessaire de les mêler toutes deux, et de ne donner la communion que de ce seul mélange (2)? » Voilà tout l'argument de M. Smith. Mais je lui demande à mon tour : Si c'est l'intention de l'Eglise grecque de donner aux enfants les deux espèces du sacrement, et aussi bien ce qu'on y mange que ce qu'on y boit, pourquoi, dis-je, choisit-on pour eux la liqueur seule, pendant qu'on donne aux adultes les particules sensibles du pain sacré? Que ne coule-t-on dans la bouche de l'entant quelqu'une de ces marguerites, comme ils les appellent? Et en un mot que ne les fait-on manger aussi bien que boire, si l'on regarde ces deux choses comme inséparables? Le lecteur peut maintenant juger, si je n'avais pas raison de dire dans le Traité de la Communion (3), que M. Smith eût aussi bien fait de demeurer dans son sentiment que de se corriger de cette sorte sur des fondements si légers, et pour ne dire au fond que la même chose.

Au reste je me sens obligé de répéter encore une fois ce que

 

1 Traité de la Commun., 1 part. n. 3, p. 272. — 2 Missel., Proœm., de Infant. Com. — 3 Loc. cit.

 

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j'ai dit et ce que je prouverai en son lieu, que dans le septième siècle le mélange n'était pas encore connu parmi les Grecs. Il s'y est coulé insensiblement, sans que dans une chose si indifférente on se soit opposé au changement, ou qu'on ait pris soin de le remarquer. Pour moi du moins, je n'en sais autre chose, si ce n'est qu'il y était établi au dixième siècle, et que je n'en trouve rien, ni à l'égard des adultes, ni à l'égard des enfants dans tous les siècles précédents : ce qui montre que le mélange qu'on a voulu imaginer pour se sauver de Jobius, est absolument chimérique.

Il nous reste encore à résoudre une légère objection de l'Anonyme (1). Cet homme peu attentif à ce que je dis, suppose que je reconnais qu'on réservait le sang pour les enfants; et prétend détruire par là ce que je soutiens, que la réserve ne se faisait qu'avec le seul pain. Mais il n'a pas considéré que si la petite fille dont j'ai rapporté l'exemple, reçut le sang de Notre-Seigneur, ce fut dans le sacrifice et qu'il n'y avait aucun lieu à la réserve. Les autres enfants communiaient de même. Le baptême leur était donné à la messe le Samedi saint, comme tous les Sacramentaires le font voir; et s'il n'y avait quelque autre empêchement, on pouvait alors leur donner le sang sans qu'il eût été réservé, ou même les deux espèces nouvellement consacrées. Mais quand ils étaient malades, et qu'il les fallait baptiser à la maison sans avoir le temps de dire la messe, nous avons vu que, comme aux autres malades, on ne leur donnait que le corps ; ce qui achève de démontrer que la réserve ordinaire ne se faisait qu'avec l'espèce solide. Que si dans quelques endroits, après qu'on eut pris la résolution de ne leur jamais donner le pain sacré, on les attendait quelque temps avec le sang de Notre-Seigneur, de peur de les priver tout à fait de la communion, Hugues de Saint-Victor, qui seul parle de cette courte réserve, ajoute que « s'il y a du péril ou à garder le sang, ou à le donner, il faut surseoir, » c'est-à-dire ne communier pas les enfants : de sorte que, quelque désir qu'eût l'Eglise de leur donner la communion, elle aimait mieux les en priver que d'exposer le sang de Notre-Seigneur au péril, ou d'être altéré en le

 

1 Anonyme, p. 102.

 

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gardant trop longtemps, ou d'être répandu à terre en le donnant à l'enfant. Voilà toutes les objections des ministres parfaitement éclaircies; et enfin j'ai démontré dès les premiers siècles de l'Eglise la solennelle communion des petits enfants sous la seule espèce du vin : coutume si peu blâmée parmi les fidèles, que l'Eglise latine la reprit vers le douzième siècle, et que l'Eglise grecque y persiste encore dans le fond.

 

CHAPITRE XXXII.
De la nécessité de la communion des petits enfants : si elle a été crue dans l'ancienne Eglise, et si en tout cas elle fait quelque chose contre nous en cette occasion.

 

C'est à nos adversaires une malheureuse nécessité de joindre toujours leur défense avec l'accusation de l'antiquité chrétienne. Ainsi M. du Bourdieu cité dans le Traité de la Communion (1), n'a pas craint de traiter d'abus l'ancienne coutume de communier les petits enfants (2) : ainsi M. de la Roque, dans son Traité de l'Eucharistie (3), a dit que cet abus était fondé sur la grande et dangereuse erreur de la nécessité de l'Eucharistie, qu'il attribue à presque tous les Pères, à commencer par saint Cyprien et saint Augustin, et qu'il appelle l'erreur non-seulement de plusieurs Pères, mais encore de plusieurs siècles. Il soutient dans sa Réponse la même accusation de l'antiquité (4) : l'Anonyme se joint à lui, et il appelle une erreur, si faussement attribuée aux Pères, l'erreur des six premiers siècles et l’erreur de l'ancienne Eglise.

C'eût été m'éloigner trop de mon dessein que d'entreprendre de justifier sur ce point l'ancienne Eglise dans le Traité de la Communion sous les deux espèces, dont le titre seul faisait voir qu'il avait un autre but ; et toutefois pour ne pas laisser nos réformés dans des sentiments si préjudiciables à la piété et à l'honneur de l'antiquité chrétienne, je leur avais indiqué un endroit de saint Fulgence (5), où l'on trouve un si parfait dénouement de toute la

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 3, p. 269.— 2 Du Bourd., I Rép., p. 36.— 3 Hist. de l’Euch., I part., chap. II, p. 136 et suiv. — 4 Rép., I part., chap. V, P. 114 ; II part., chap. IV, p. 197.— 5 Traité de la Commun., I part. n. 3, p. 274.

 

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difficulté, qu'il n'y a plus après cela qu'à se taire. Que fait ici M. de la Roque (1)? Entêté qu'il est de ses préventions contre saint Augustin et l'ancienne Eglise, il dissimule un passage que j'avais si expressément marqué; et sans faire seulement semblant d'y avoir pris garde, il me répond froidement « qu'il eût souhaité qu'en parlant de ceux qui ont combattu la nécessité de l'Eucharistie, M. de Meaux ne fût pas descendu si bas que Hugues de Saint-Victor, le seul auteur qu'il nomme; car il vivait au douzième siècle (1). »

J'avoue que Hugues de Saint-Victor très-propre à prouver le sentiment de son siècle, pour lequel aussi je l'avais produit, ne l'était pas à prouver celui du pape saint Innocent I et celui de saint Augustin ; mais saint Fulgence, ce savant disciple de saint Augustin, et saint Augustin lui-même si fidèlement rapporté par saint Fulgence, n'étaient-ils pas suffisants pour faire entendre saint Augustin et les auteurs du même âge? Pourquoi donc dissimuler l’endroit de mon livre où j'avais expressément cité saint Augustin et saint Fulgence, et oser dire que Hugues de Saint-Victor est le seul auteur que je nomme ?

Afin donc que ceux de nos frères qui liront cet écrit, ne tombent pas dans la même faute, et qu'ils se désabusent de la mauvaise opinion qu'on leur a voulu donner de l'ancienne Eglise ; je veux bien leur épargner le travail d'aller chercher saint Fulgence, et je transcrirai ici de mot à mot tant ce que dit ce grand homme que ce qu'il a copié de saint Augustin. Il faut donc savoir avant toutes choses qu'un Ethiopien qui avait reçu le baptême étant mort sans qu'on eût eu le loisir de lui donner l'Eucharistie, le diacre Ferrand, célèbre par ses écrits , consulta saint Fulgence à l'occasion de ce baptême, pour savoir ce qu'il fallait croire du salut de ceux qui, prévenus de la mort incontinent après leur baptême sans avoir été communies, semblaient être condamnés par cette sentence de Notre-Seigneur : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous-mêmes. » Voilà donc précisément notre question, et voici la réponse de saint Fulgence : « Si quelqu'un qui aura reçu le

 

1 La Roq., p. 110. — 2 Ibid., p. 115.

 

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baptême est prévenu de la mort avant que d'avoir mangé le corps et bu le sang du Sauveur, les fidèles ne doivent pas en être émus, sous prétexte que Notre-Seigneur a prononcé cette sentence : Si vous ne mangez la chair, etc. Car quiconque regardera ces paroles, non pas selon les mystères dont la vérité est enveloppée, mais selon la vérité même, qui est enfermée dans le mystère, il verra que cette parole de Notre-Seigneur est accomplie dans le baptême. Que fait-on en effet dans le baptême, si ce n'est de faire de tous les croyants autant de membres de Jésus-Christ, et de les incorporer à l'unité ecclésiastique? Car c'est à eux que saint Paul écrit : Vous êtes le corps de Jésus-Christ et un de ses membres : et le même Apôtre fait voir non-seulement qu'ils participent au sacrifice, mais encore qu'ils sont eux-mêmes le sacrifice, lorsqu'il leur adresse ces paroles : Je vous conjure, mes Frères, que vous fassiez de votre corps une hostie vivante (1). » Ce grand homme fait voir ensuite par d'autres passages que nous devenons un seul corps, un seul esprit et un seul pain de Jésus-Christ, son sacrifice, son temple, et un membre de son corps, « quand nous sommes unis à Jésus-Christ comme à notre chef dans le baptême. Celui donc, continue-t-il, qui est fait un membre de Jésus-Christ dans le baptême, peut-il ne recevoir pas ce qu'il devient? Puisqu'il est fait le vrai membre du corps dont le sacrement se trouve dans le sacrifice, il devient donc par la régénération du saint baptême ce qu'il doit recevoir ensuite dans le sacrifice de l'autel. »

Saint Fulgence démontre par là qu'il ne faut pas être en peine du salut d'un homme baptisé, quand il mourrait sans communier, puisqu'il a reçu par avance dans le baptême ce qu'il y a de principal dans la communion, qui est d'être incorporé à Jésus-Christ, et par conséquent participant du salut que trouvent en lui ceux qu'il fait les membres de son corps. Mais afin qu'on ne pensât pas que cette doctrine lui fût particulière, il insère dans sa lettre un Sermon de saint Augustin aux enfants, c'est-à-dire aux fidèles nouvellement baptisés, où cet incomparable docteur leur enseigne « qu'ils sont le corps de Jésus-Christ, qu'ils sont un seul pain, » et que cela leur est donné par le baptême : qu'ils

 

1 Fulg., ep. XII, ad Ferr. de Bapt. Aeth., cap. II, n. 24.

 

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y sont moulus comme le grain : « qu'ils y sont comme pétris par l'eau baptismale : qu'ils y sont cuits par le feu du Saint-Esprit : » que par là ils sont ce qu'ils voient sur l'autel, et a qu'ils y reçoivent ce qu'ils sont. » Que nos adversaires n'aillent pas ici sortir de la question, et songer aux difficultés qu'ils se forgent dans ce passage contre la présence réelle, pendant qu'il s'agit de vider celle de la nécessité de l'Eucharistie. On ne peut ni on ne doit tout dire à toute occasion et en tout lieu; et tout ce que je prétends ici, c'est de conclure avec saint Fulgence : « qu'il s'ensuit indubitablement de ces paroles de saint Augustin, que chaque fidèle participe au corps et au sang de Jésus-Christ, quand il est fait membre de Jésus-Christ par le baptême ; et qu'il n'est pas privé de la communion de ce pain et de ce calice, encore qu'il meure sans en avoir ni mangé ni bu. Car il ne perd point la communion et le fruit de ce sacrement, puisqu'il se trouve être déjà ce que ce sacrement signifie ; » c'est-à-dire qu'il est lui-même le corps de Jésus-Christ à sa manière, comme étant un membre vivant du corps de l'Eglise dont Jésus-Christ est le Chef (a).

Il faut donc conclure de là que selon la doctrine de saint Augustin , tout baptisé, qui a reçu le fruit du baptême, a reçu au fond dans le même temps la grâce du sacrement de l'Eucharistie, et par conséquent avec la vie nouvelle le gage du salut éternel.

Saint Fulgence aurait pu conclure la même chose de cent autres passages de saint Augustin, où il enseigne après l'Ecriture que par le baptême nous sommes régénérés, renouvelés, justifiés, adoptés et enfants de Dieu : que la rémission de tous nos péchés nous y est donnée, l'image de Dieu réformée en nous, sa grâce répandue dans nos cœurs, et d'autres choses semblables qui font voir que le baptême est suffisant par lui-même pour assurer notre salut, puisqu'il n'est pas possible, je ne dis pas que saint Augustin et les autres Pères, mais qu'aucun homme, quel qu'il soit, ait pu s'imaginer qu'on fût damné avec tous ces dons. Tout cela

 

(a) Bossuet remarque, à la marge de son manuscrit, que saint Augustin parle dans son Sermon CCCXXIV d'un enfant mort catéchumène, et ressuscité à la prière de sa mère, et que le saint docteur, en racontant tous les sacrements qu'on donna à cet enfant ressuscité, ne dit pas un mot de l'Eucharistie. (Edit. de Leroi.)

 

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n'empêche pourtant pas que sur le fondement de cette parole : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous, » les Pères n'aient pu dire que l'Eucharistie était nécessaire, et même absolument nécessaire, au même sens qu'on dit que la nourriture l'est aussi; mais non pas absolument de la même sorte et au même sens que le baptême. Le baptême nous est nécessaire pour nous donner la vie; la nourriture céleste de l'Eucharistie est nécessaire pour l'entretenir. Ainsi elle la suppose ; et l'on peut vivre du moins quelque temps, sans l'Eucharistie, comme on peut vivre quelque temps sans nourriture. N'importe que la ressemblance ne soit peut-être pas tout à fait exacte. Pousser à bout l'exactitude de la ressemblance, et la prendre en toute rigueur dans ces matières morales, c'est faire dégénérer la théologie en chicane. Il suffit qu'en général il soit vrai de dire que le baptême donne la vie, comme l'Eucharistie l'entretient; et que, toutes proportions gardées , elle est aussi nécessaire pour l'entretenir que le baptême pour la donner. C'en est assez pour vérifier ce que les Pères ont dit de la nécessité de l'Eucharistie. Ils n'ont pas eu besoin de descendre au degré de nécessité, ni à l'exacte comparaison de la nécessité des deux sacrements, à cause que de leur temps on les donnait tous deux ensemble. Mais cinq raisons démontrent invinciblement qu'ils ont eu en tout et partout la même croyance que nous. La première, qui seule serait décisive, c'est que lorsque la question leur est expressément proposée, ils répondent comme nous faisons sur les principes de la tradition, ainsi qu'on vient de le voir dans saint Fulgence : la seconde, qu'ils ont posé si clairement la parfaite justification et rémission des péchés par le seul baptême, qu'ils n'en ont pu ignorer une conséquence aussi claire que celle du salut de ceux à qui tous les péchés étaient pardonnés : la troisième , qui revient à la même chose , mais que nous pouvons distinguer pour un plus parfait éclaircissement, qu'ils supposent si bien avec nous tous les péchés pardonnes dans le baptême, que comme nous ils enseignent qu'on reçoit l'Eucharistie indignement, quand on la reçoit dans le crime : la quatrième , qui dépend aussi du même principe, qu'ils conviennent

 

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avec nous dans la commune notion de l'Eucharistie comme nourriture , qui par conséquent suppose la personne déjà vivante, puisqu'elle ne fait qu'entretenir la vie : la cinquième, qui est une suite de tout le reste, qu'en effet lorsqu'ils ont parlé de ce qui est absolument et indispensablement nécessaire, ils n'ont marqué que le baptême; ce qui paraît en ce que le baptême, comme absolument nécessaire, a été mis dans le cas de nécessité entre les mains de tous les fidèles, dont il y a, comme on sait, une infinité de témoignages dans les Pères, et en particulier beaucoup de très-exprès dans saint Augustin. Or jamais ils n'ont mis la consécration et la distribution de l'Eucharistie entre les mains de tous les fidèles; mais ils l'ont toujours réservée à l'ordre sacerdotal. Ils n'out donc jamais connu le cas où l'Eucharistie fût d'une même nécessité que le baptême.

C’en est assez pour une question qui n'est pas de notre dessein, et dont nous avons à dire d'autres choses en un autre lieu. J'ajouterai seulement que, de quelque manière qu'on décide la question de la communion des petits enfants, l'argument que nous en tirons est toujours également invincible. Car comme je l'ai déjà dit dans le Traité de la Communion (1), « lorsque l'Eglise a communié les petits enfants sous la seule espèce du vin, » et en d'autres occasions sous celle du pain, « ou elle jugeait ce sacrement nécessaire à leur salut, ou non : si elle ne le jugeait pas nécessaire, pourquoi se presser de le donner pour le donner mal? Si elle le jugeait nécessaire, c'est une nouvelle démonstration qu'elle croyait tout l'effet du sacrement renfermé sous une seule espèce. »

Voilà en effet une parfaite démonstration, ou jamais il n'y en aura en matière de théologie. Aussi vois-je que mes adversaires n'ont rien à y répondre ; de sorte que ce qu'ils disent du sentiment des anciens sur la nécessité de l'Eucharistie, n'est qu'un pur amusement pour détourner les esprits de la question principale, ou plutôt et à dire vrai, c'est l'effet du malheureux intérêt qu'ils ont à décrier l'ancienne Eglise, qui les condamnant en tant de choses, les condamne en particulier dans la matière que nous

 

1 Traité de la Commun., I part. n. 3, p. 275

 

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traitons, par la communion qu'elle a donnée aux enfants, tantôt sous la seule espèce du pain, tantôt sous celle du vin aussi toute seule. C'est ce qui attire aux anciens les mépris que les protestants leur témoignent tout ouvertement, et ce qui fait dire à ces Messieurs avec un air presque triomphant ces odieuses paroles : C'est l'erreur des six premiers siècles, c'est l'erreur de l'ancienne Eglise.

 

CHAPITRE XXXIII.
De la communion donnée sous la seule espèce du pain aux enfants plus avancés en âge : histoire rapportée par Evagrius et par Grégoire de Tours : second concile de Mâcon.

 

J'ai fait voir dans le Traité de la Communion, que l'Eglise qui approuvait la communion sous une espèce en donnant le sang tout seul aux petits enfants dans le berceau, ne lui donnait pas une moindre approbation en donnant le corps seul aux autres enfants un peu plus avancés en âge ; et je me souviens d'avoir promis tout à l'heure de confirmer clairement cette vérité. Il me sera maintenant aisé de tenir parole, en faisant voir les faibles réponses de mes adversaires.

Je leur avais proposé (1), « l'ancienne coutume de l'Eglise de Constantinople, » comme l'appelle Evagrius (2), de donner à de jeunes enfants « ce qui restait des sacrées parcelles du corps immaculé de Notre-Seigneur, s'il y en avait un grand nombre. » C'est qu'après la consécration, et pour faire la distribution du pain, on le partageoit en morceaux ou en parcelles. Si après la communion il n'en restait que très-peu, le clergé suffisait pour le consumer ; que s'il en restait beaucoup à consumer, on y appelait les enfants ; et comme il ne pouvait manquer d'arriver souvent qu'il y en eût beaucoup de reste, cette sorte de communion sous une espèce était très-fréquente et très-ordinaire. Elle doit aussi être regardée comme très-ancienne, et Evagrius la remarque déjà comme ancienne dès le temps de Justinien et du patriarche Mennas, c'est-à-dire au sixième siècle. On ne peut nier non plus

 

1 Traité de la Comm., I part. n. 3, p. 275.— 2 Evag., Hist. Eccl., IV, cap. XXXVI.

 

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qu'elle ne fût très-célèbre et connue par toutes les églises, à cause du miracle arrivé à un enfant juif, qu'Evagrius raconte dans le même endroit. Ce jeune enfant ayant communié en cette manière avec les autres enfants de son âge, en haine de cette action, fut jeté par son père, vitrier de profession, dans la fournaise brûlante, où il fut miraculeusement conservé ; et ce miracle écrit en Orient par Evagrius est rapporté en Occident à peu près dans le même temps, par saint Grégoire de Tours (1).

A cette occasion j'ai rapporté une coutume semblable de l'Eglise de France (2), marquée dans le célèbre canon du second concile de Mâcon en 585, où il est porté « que tous les restes du sacrifice, après la messe achevée, seraient donnés, arrosés de vin, le mercredi et le vendredi à des enfants innocents, à qui on ordonnerait de jeûner pour les recevoir (3). » Par où l'on voit combien était ordinaire cette communion, et qu'elle avait ses jours réglés à chaque semaine, c'est-à-dire le mercredi et le vendredi.

Il est bon de considérer ce que disent ici les protestants. Premièrement, le docte Saumaise, dans le Traité qu'il a composé contre Grotius de la Transsubstantiation (4), sous le nom de Simplicius Verinus, décide de son autorité, et sans en alléguer aucun témoignage, qu'en général on pourrait montrer que l'Eucharistie se donnait quelquefois aux catéchumènes et aux pauvres. Il ajoute au sujet des enfants dont Evagrius a parlé, a que leur âge ne leur permettant pas de communier au corps de Jésus-Christ, ils recevaient des morceaux de l'Eucharistie comme du pain commun, et non pas du moins comme étant le sacrement de son corps.

M. de la Roque semble avoir suivi ce sentiment, et quoi qu'il en soit, il assure qu'en donnant ces restes aux enfants, « on ne songeait à rien moins qu'à les communier; » ou comme il s'explique un peu après, que ce n'était « rien moins qu'une communion légitime, » ne craignant pas même de l'appeler une communion imaginaire (5).

 

1 Lib. de Glor. Mart.t I, cap. X.— 2 Traité de la Commun., I part. n. 3, p. 276. — 3 Conc Matisc. II, Can. G, Labb., tom. V, col. 982.— 4 De Transsubst., au. 1646. — 5 La Roq., p. 156, 158.

 

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Toute la raison qu'il en allègue (1), c'est premièrement que, selon Evagrius, on ne donnait aux enfants ces parcelles du corps de Notre-Seigneur qu'en cas qu'il y en eût beaucoup de reste ; d'où ce ministre conclut qu'on n'avait donc pas dessein de communier ces enfants, mais de consumer ces restes ; et secondement, qu'on les leur donnait arrosés de vin.

Par cette dernière remarque, on pourrait croire que l'on n'avait pas dessein de communier les malades, à qui l'on donnait le pain sacré détrempé de la même sorte dans du vin ou dans quelque liqueur commune : chose ridicule et qui tombe par elle-même. Mais en général on va voir que le dessein de consumer les restes s'accordait très-parfaitement avec celui de communier les enfants.

C'est ce qui paraît en premier lieu par les paroles d'Evagrius, qui appelle ces précieux restes les particules sacrées du corps de Notre-Seigneur, du même nom dont on appelait ce qu'on donnait aux fidèles pour leur communion, comme on l'a pu voir en divers passages que nous avons cités, et entre autres dans celui de la lettre de saint Basile à Césarius. C'était donc une véritable et parfaite communion.

Secondement, loin qu'il faille croire qu'elle fût extraordinaire, elle était si ordinaire et si fréquente, qu'on lui assignait des jours réglés, et encore deux jours par semaine, à savoir le mercredi et le vendredi, comme il paraît par le canon de Mâcon.

Troisièmement, il paraît encore par ce canon que ces parcelles étaient restées du sacrifice ; et par conséquent qu'elles avaient été consacrées avec celles dont on avait communié les autres fidèles. Or que la consécration eût un effet permanent dans la croyance de l'ancienne Eglise, la communion domestique et la communion des malades ne permettent pas d'en douter ; et loin qu'on puisse montrer que le pain une fois consacré put perdre sa consécration, nous avons vu saint Cyrille qui traite d'insensés ceux qui le croient. Ces parcelles dont il s'agit étaient donc véritablement consacrées et la matière d'une véritable communion.

Quatrièmement, on voit la même chose par la précaution qu'on

 

1 La Roq., p. 157.

 

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prend dans le canon de Mâcon, de ne donner aux enfants ces restes sacrés que lorsqu'ils seront à jeun, qui était la précaution ordinaire et universelle dans la communion véritable.

Cinquièmement, la suite du même canon le démontre d'une manière à ne laisser aucune réplique. Car voici comme il commence : « Nous ordonnons que nul prêtre n'ose célébrer la messe après avoir mangé ou bu ; car il est juste que l'aliment corporel aille après le spirituel. La chose a déjà été définie dans le concile de Carthage, et nous joignons notre décret à cette définition, ordonnant avec ce concile que le sacrement de l'autel soit toujours célébré à jeun, si ce n'est au jour du Jeudi saint (1). » Après quoi ils ajoutent, comme un accessoire de ce décret, ce que nous venons de dire des enfants, qu'il leur faut donner les restes du sacrifice en leur ordonnant d'être à jeun, INDUCTO JEJUNIO : ce qui montre qu'ils regardaient cette communion comme de même nature que toutes les autres, et comme devant être prise avec la même vénération et la même préparation.

Sixièmement, la même chose paraît encore par la précaution que l'on prend de ne donner ces restes sacrés qu'à des innocents, c'est-à-dire de ne les donner qu'à ceux dont l'âge innocent et exempt de crime conservait la grâce du baptême entière ; de peur « qu'ils ne mangeassent leur jugement, faute de discerner le corps du Seigneur, » comme dit saint Paul.

En septième lieu, ce sens est confirmé manifestement par le dix-neuvième canon du troisième concile de Tours (2) : « Il faut avertir les prêtres, qu'après avoir achevé la messe et communié, ils ne donnent pas indifféremment le corps de Notre-Seigneur aux enfants ou aux autres personnes présentes ; de peur qu'au lieu d'un remède , ils ne s'acquièrent la damnation, s'ils se trouvent coupables de grands péchés : » précaution qui revient, en ce qui regarde les enfants, à celle du concile de Mâcon , où, pour consumer ce qui restait après le sacrifice et la communion, on choisit des enfants innocents. Et c'est à quoi regardait ce second concile de Tours, lorsqu'il défendait de donner, après le sacrifice et la

 

1 Conc. Matisc., can. 6, ubi sup. — 2 Tom. III Concil. Gall., an. 813; Labb., tom. VII, col. 1264.

 

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communion le corps de Notre-Seigneur, indifféremment à toutes sortes d'enfants ou à toute autre personne qu'on présumait n'être pas innocente.

En huitième lieu , le miracle même raconté par Evagrius , répété par saint Grégoire de Tours et célébré par toutes les églises, fait bien voir qu'on y regardait cette communion comme véritable et parfaite, puisqu'on lui attribue un aussi grand miracle que celui de conserver un enfant dans une fournaise ardente : effet que les chrétiens n'auraient jamais attribué à une communion imaginaire, comme M. de la Roque ose la nommer.

En neuvième lieu, il paraît de là que ce ministre ne peut tirer aucun secours du doute qu'il veut répandre sur un fait si miraculeux et si célèbre. Il suffit que les chrétiens l'aient cru, pour faire voir qu'ils regardaient ces sacrées parcelles comme le corps de Notre-Seigneur : et quand les ministres voudraient répondre que, pour croire un si grand miracle, il suffit qu'ils regardassent ces parcelles comme le simple sacrement du corps, c'en est assez pour conclure que c'était donc selon eux le vrai sacrement, et que jamais on n'aurait attribué une pareille vertu à des parcelles retournées à leur simple nature de pain commun , ou qui auraient perdu leur consécration.

En dixième lieu, il ne sert de rien de dire avec le même ministre que ce miracle est attribué, non à cette communion imaginaire, mais à une femme vêtue de pourpre, c'est-à-dire à la sainte Vierge (1). En effet Evagrius le raconte ainsi ; et Grégoire de Tours rapporte que l'enfant interrogé sur sa conservation miraculeuse , répondit « que cette femme qu'on voit assise sur une chaise avec un petit enfant sur son bras dans l'église où il avait pris le pain avec les autres enfants à la table, l'avait enveloppé de son manteau pour le défendre des flammes. » Mais c'est trop visiblement se moquer de nous que de nier, sous ce prétexte, que les

Tours dont nous apprenons ce merveilleux effet, ne l'aient pas attribué principalement à la communion, puisqu'ils le posent au contraire comme le fondement de tout le miracle, le reste n'étant récité que comme le moyen de l'exécution.

 

1 La Roq., p. 157.

 

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Onzièmement, et quand M. de la Roque dit que « cette circonstance que j'ai tue, » de la femme vêtue de pourpre, « détournera de cette narration toutes les personnes raisonnables, » je vois bien ce qui l’a piqué. C'est qu'il est fâché de voir avec la communion sous une espèce tant d'autres choses qui le blessent; comme, par exemple, l'intervention de la sainte Vierge dans un tel miracle. Il y faut encore ajouter qu'il arriva dans la basilique qui portait son nom ; car c'est aussi ce que remarque Grégoire de Tours : que son image y était en lieu éminent, d'où la vue en avait frappé le jeune enfant, quand il s'approcha de la table : qu'elle y était revêtue de pourpre, et que tout cela paraît au cinquième siècle. Si j'ai omis ces circonstances, qui n'étaient assurément guère nécessaires à mon dessein, je ne suis pas fâché maintenant que M. de la Roque m'ait obligé à les dire.

Enfin Grégoire de Tours ne nous permet pas de douter qu'il ne s'agisse en ce lieu d'une véritable communion, puisque répétant ce que raconte Evagrius de cet enfant juif, qui reçut avec les autres enfants « les parcelles du corps immaculé de Notre-Seigneur, « il dit qu'il reçut avec eux « le glorieux corps et le sang de Notre-Seigneur ; » où il ne faut pas s'imaginer qu'il ait voulu parler des deux espèces, car jamais on n'entend parler dans l'antiquité des restes du sang précieux. Si l'on en demande la raison, nous la dirons peut-être en lieu plus propre ; mais enfin le fait est constant. C'est du corps seul qu'on consumait dans le feu les précieux restes dans l'église de Jérusalem selon Hésychius : c'est du corps dont on donnait aux enfants les sacrées parcelles dans les conciles de Mâcon et de Tours : c'est du corps immaculé dont parle Evagrius ; et les protestants qui fourrent partout, si l'on me permet de parler ainsi, leur synecdoque, ne se sont pas avisés de l'employer en ce lieu. On peut donc tenir pour certain que c'est le corps seul, ou plutôt la seule espèce du pain que cet auteur appelle le corps et le sang, par une locution dont nous avons déjà vu plusieurs exemples ; mais celui-ci est formel et incontestable. C'est pourquoi Grégoire de Tours fait dire à l'enfant « qu'il avait pris le pain à la table avec les autres enfants ; » et il est digne de remarque, qu'en faisant parler un enfant juif, ignorant des mystères

 

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aussi bien que du langage de l'Eglise , il lui fait nommer simplement le pain. Mais lui qui était évêque et qui nomme naturellement , non le signe , mais la chose même , parle selon la phrase ecclésiastique, et l'inséparable union du corps et du sang lui fait joindre les noms de tous les deux par rapport à une seule espèce.

Il est donc plus clair que le jour qu'on croyait véritablement communier ces enfants, encore qu'on ne les communiât que sous une espèce. C'est une erreur insensée, selon les Pères, de croire crue la consécration eût cessé dans les précieuses parcelles qu'on leur donnait; et les paroles que nous avons rapportées de M. Saumaise nous font bien voir ce que c'est que ces grands savants, lorsqu'enflés des sciences humaines, ils entreprennent de décider par leur propre sens de la tradition de l'Eglise. Ce docte Saumaise ne dit pas un mot qui ne soit, je ne dirai pas à un tel homme, une ignorance grossière, mais la marque d'une pitoyable prévention. Croirait-on qu'un tel docteur, qui sans cesse feuilletait les livres, où l'on trouve partout la communion des petits enfants, ait pu dire que les petits enfants n'avaient pas la permission de communier, et qu'on leur donnait à la place des morceaux de l'Eucharistie réduite à n'être plus que du pain commun? Mais quelle audace d'appeler du pain commun, ou en tout cas quelque chose qui ne fût pas regardé comme le sacrement du corps, ce  que l'auteur  qu'il produit   appelle les  sacrées parcelles du corps immaculé de Notre-Seigneur ! Quelle précipitation à un homme qui dévoroit et retenait dans sa mémoire tant de livres, de ne songer pas seulement aux canons de Mâcon et de Tours, où sa prétention est si visiblement condamnée ! Et, quel prodige enfin de dire qu'on donnait l'Eucharistie aux catéchumènes et aux pauvres, faute d'avoir distingué l'ordre des mystères ! Car il est vrai, comme il est porté dans l'Ordre romain, qu'avant la consécration, « le pontife ou l'officiant regardait ce qu'il y avait d'oblation dans les vaisseaux qui servaient à cet usage, afin que s'il y en avait trop on la mît en réserve (1), » pour en faire le pain bénit, comme il est porté en d'autres endroits, et pour être employée à la subsistance du clergé et du peuple ; mais

 

1 Ord. rom., tom. X Bibl. PP., col. 9.

 

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qu'après la consécration on en ait jamais fait un tel usage, c'est un prodige inouï à tous ceux qui ont quelque idée des antiquités ecclésiastiques.

 

CHAPITRE XXXIV.
De la communion sous une espèce dans l'office public de l'Eglise.

 

A mesure que nous avançons dans ce Traité, nos preuves se fortifient visiblement, et celle que nous allons rapporter est tout ensemble la plus importante et la plus claire. J'ai soutenu aux ministres avec tous les auteurs catholiques, que la communion était si indifférente sous une ou sous deux espèces, que dans l'église même et dans l'office public où l'on présentait l'une et l'autre, il était libre de n'en prendre qu'une seule; et la chose va maintenant paraître si claire après les réponses de mes adversaires, qu'il n'y aura plus moyen d'en douter.

Il s'agit avant toutes choses d'un passage de saint Léon et d'un autre de saint Gélase, son disciple et son successeur. Mais avant que de rapporter celui de saint Léon, et pour en bien pénétrer le sens, il sera bon de remarquer avec M. de la Roque, « que Léon parle contre les manichéens, qui avaient en horreur le vin, qu'ils regardaient comme une production du diable, et qui niaient que le Fils de Dieu eût versé son sang pour notre rédemption, croyant que ses souffrances n'avaient qu'une illusion et une apparence trompeuse (1) » C'était pour ces deux raisons que ces hérétiques ne communiaient pas au sang de Notre-Seigneur, et qu'ils le retranchant de l'Eucharistie; ce que je prie le lecteur de bien remarquer. « Cependant, poursuit M. de la Roque, pour n'être pas découverts, ils se mêlaient avec les fidèles dans l'église et approchaient de la sainte table; mais après avoir reçu le pain, ils évitaient adroitement la communication du calice. » C'est contre ces hérétiques que saint Léon parle en ces termes : « Pour couvrir leur impiété, ils ont la hardiesse d'assister à nos mystères, et voici comment ils se gouvernent en la communion des sacrements. Pour se cacher plus sûrement, ils reçoivent avec une bouche

 

1 La Roq., II part, chap. VII, p. 188.

 

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digne le corps de Jésus-Christ; mais ils évitent absolument de boire le sang de notre rédemption. C'est pourquoi nous voulons que votre Sainteté le sache, afin que ces sortes d'hommes vous soient manifestés par ces marques, et que ceux dont la dissimulation sacrilège aura été découverte, soient marqués et chassés de la société des Saints par l'autorité sacerdotale (1). »

Pour accommoder le discours de ce grand pape à la discipline de son temps, il faut de nécessité faire concourir ces deux choses à l'égard des manichéens : la première, qu'ils aient pu se cacher dans l'assemblée des fidèles en n'y communiant que sous une espèce; la seconde, qu'ils aient pu être découverts avec le temps. J'ai parfaitement satisfait à ces deux besoins, en disant d'un côté, que dans l'assemblée des fidèles, il était libre de communier sous une ou sous deux espèces, sans quoi les manichéens n'auraient pas pu s'y cacher; et de l'autre, que la perpétuelle affectation d'éviter la communion du sang de Notre-Seigneur ne pouvait manquer dans la suite de les faire découvrir.

M. de la Roque perd ici beaucoup de paroles, pour me plaindre du malheur que j'ai de faire « des réflexions si peu solides; et j'avais, dit-il, attendu toute autre chose de M. de Meaux (2). » Je reconnais ici la méthode ordinaire des ministres. C'est quand ils sont aux abois qu'ils tâchent d'amuser le monde par ces belles et éblouissantes figures. Au lieu de ces vains discours, il fallait songer à mettre l'espèce d'une si grave ordonnance de saint Léon. Ce grand pape, qui selon M. de la Roque était un homme de mérite (3) ( car c'est la fade louange que lui donne ce ministre ), ne discourait pas en l'air ; et il faut trouver un cas conforme à la discipline du temps, qui s'ajuste avec son discours. Je l'ai posé clairement ce cas nécessaire, puisqu'en supposant qu'il était libre de prendre ou de ne pas prendre le sang de Notre-Seigneur, je suppose en même temps qu'il était pris très-souvent, et même ordinairement par ceux qui n'y entendaient pas la même finesse que les manichéens. Que le ministre ne travaillait-il à poser de son côté un cas qui convînt avec sa croyance? Il n'y songe seulement pas, tant il a désespéré de le trouver : il ne dit pas un seul

 

1 Serm. IV. de Quadr., cap. v. — 2 La Roq., Rép., p. 190. — 3 Ibid., p. 192.

 

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mot, ni pour expliquer comment les manichéens auraient pu, en ne prenant qu'une espèce, se cacher dans une assemblée où tout le monde prenait nécessairement toutes les deux, ni comment ils auraient pu s'empêcher d'être découverts à la longue par une perpétuelle affectation d'éviter une chose, non-seulement bonne, mais encore très-commune dans l'Eglise. C'est ce que j'avais objecté ; c'est à quoi ce ministre ne réplique rien; et après avoir dit sans preuve « qu'il ne pouvait accorder à M. de Meaux une liberté qui ne fut jamais et une difficulté imaginaire et sans fondement (1), » encore que le fondement en soit dans les paroles de saint Léon même, il passe insensiblement au passage de saint Gélase, où il espère trouver plus d'avantage.

L'Anonyme selon sa coutume entre plus franchement dans la difficulté; mais aussi selon sa coutume il découvre plus clairement et plutôt le faible de sa cause (2). Premièrement, il me fait dire que dans l'assemblée des fidèles, plusieurs « ne communiaient ordinairement que sous la seule espèce du pain. Mais encore qu'il le répète deux et trois fois, je ne l'ai pas dit une seule. J'ai dit seulement qu'il était libre de communier sous une espèce ou sous deux; et j'avouerai même, si l'on veut, ce que je crois aussi le plus raisonnable, qu'on recevait plus communément les deux espèces qu'une seule. Mais si on les recevait nécessairement toutes deux, où se cachaient les manichéens, et comment n'étaient-ils pas découverts d'abord? C'est aussi ce qui arriva, réplique l'Anonyme. Il se trompe. Saint Léon dit bien qu'ils furent découverts; mais il paraît par tout son discours, qu'ils ne le furent ni aisément ni d'abord. Que si l'on veut supposer que la communion d'une espèce ne fut jamais libre, encore un coup, où se cachaient ces hérétiques, et pouvaient-ils un seul jour tromper les yeux de toute l'Eglise ?

« Plusieurs se cachaient, dit l'Anonyme, parce que ce n'était pas une même personne qui donnait le pain et le vin ; mais l'évêque ou le prêtre donnait premièrement le pain; ensuite un diacre portait à chacun en son rang la coupe sacrée (3). » Je l'avoue,

 

1 La Roq., Rép., p. 193. — 2 Anonyme, II part., chap. VI, p. 233,   234. — 3 P. 234, 235.

 

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et je ne sais plus dans cette supposition où l'Anonyme pourra cacher les manichéens. Car enfin ce diacre voyait bien d'abord si quelqu'un refusait la coupe. C'était fait d'eux aussitôt, et les voilà découverts dès le premier jour. L'Anonyme ainsi convaincu par ses propres mots, tâche ici de faire passer doucement une autre manière de communier, où le fidèle qui avait reçu le pain sacré « allait prendre la coupe à une autre table; ce qui faisait, poursuit-il, qu'on ne pouvait pas toujours si bien observer ceux qui refusaient le calice. » Mais cette double table est clairement une pure fiction, que les ministres ont prise dans leur Cène. L'Eglise ancienne n'en connaissait qu'une d'où l'on donnât aux fidèles le corps et le sang qu'on y avait consacrés. La communion se donnait, comme l'Anonyme l'a dit, d'abord naturellement. On le voit dans l’Ordre romain, où ceux à qui l'officiant venait de porter le pain, reçoivent la coupe sacrée du diacre qui le suivait. Ainsi quelque confusion que l'Anonyme ait voulu ici se figurer dans la multitude, le diacre, soit qu'il n'y en eût qu'un, soit que dans les églises nombreuses plusieurs se partageassent comme par cantons, en allant de rang en rang, ne permettaient à personne d'échapper à la vue, et la réception du sang n'était pas moins éclairée que celle du corps. Or l'Anonyme suppose qu'on remarquait distinctement tous ceux qui recevaient le corps ; et en effet saint Léon reconnaît que les manichéens le prenaient tous. On remarquait donc aussi distinctement ceux qui recevaient le sang ; et si tous étaient obligés de le recevoir, il ne restait plus d'évasion aux manichéens.

Plus l'Anonyme avance, plus il s'embarrasse ; car voici sa dernière fuite : « Il pouvait encore y en avoir qui ne faisaient pas difficulté de s'approcher de la communion du calice, et ou faisaient semblant d'en boire, ou en buvaient un peu qu'ils retenaient à la bouche pour le rejeter, ou lorsqu'on leur présentait la coupe, s'excusaient sur l'impossibilité naturelle de boire du vin, ce qui paraissait une légitime excuse (1). » Tout le monde voit assez où l'on en est, quand on a recours à ces subterfuges. Car premièrement, pour ceux qui n'auraient fait pour ainsi dire que toucher

 

1 Anonyme, p. 235.

 

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la coupe du bout des lèvres sans rien avaler, leur artifice trop grossier n'aurait jamais imposé aux diacres, qui levaient eux-mêmes la coupe pour en faire boire, et qui dans la distribution d'un si grand mystère étaient très-attentifs à ce qu'ils faisaient. Pour les autres , qu'on veut supposer avoir pris du vin dans la bouche et l'avoir ensuite secrètement rejeté, si c'eût été de ceux-là qu'on eût à la fin découverts, saint Léon n'aurait pas manqué de leur reprocher ce nouveau genre de sacrilège. Ce n'est donc point de tels gens qu'il veut qu'on remarque, puisqu'aussi bien on se serait trop vainement tourmenté à les remarquer. C'est, comme disait saint Léon, « ceux qui recevaient avec une bouche indigne le corps ; de Notre-Seigneur, et évitaient absolument de boire son sang. » Il est clair qu'on leur voyait aussi ouvertement laisser le sang, qu'on leur voyait ouvertement recevoir le corps ; et s'il eût été question de la secrète profanation dont l'Anonyme les accuse, il eût  été aussi aisé de la leur imputer à. l'égard du corps qu'à l'égard du sang, puisqu'il n'eût rien paru de l'une non plus que de l'autre. Ainsi tout ce que dit l'Anonyme est imaginaire. Car pour ce qui est du dernier refuge qu'il s'imagine trouver dans ceux qui auraient pu prétexter l'impossibilité de prendre du vin, qui ne voit qu'un cas aussi rare et dont à peine on trouverait un ou deux exemples dans les assemblées les plus nombreuses, aurait paru une excuse trop visiblement affectée pour tous les manichéens? Il n'y a donc visiblement aucune ressource dans toutes les suppositions de nos adversaires, pendant que tout est clair dans la nôtre ; puisque la liberté de communier sous une ou sous deux espèces cachait d'abord les manichéens, et que l'affectation de n'en prendre qu'une les découvrait dans la suite.

Le décret tant vanté du pape Gélase confirme notre sentiment. En voici les propres paroles : « Nous avons été informés que quelques-uns, après avoir seulement pris une parcelle du corps sacré , s'abstiennent du calice du sacré sang ; lesquels certes, puisqu'on sait qu'ils sont attachés à je ne sais quelle superstition, NESCIO QUA SUPERSTITIONE DOCENTUR ADSTRINGI ; ou qu'ils prennent les sacrements tous entiers, ou qu'ils en soient tout à fait privés,

 

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parce que la division d'un seul et même mystère ne se peut faire sans un grand sacrilège (1). »

Tous les protestants triomphent de ce passage, et M. de la Roque en particulier triomphe des paroles de Cassander, «qui, dit-il, ne nous permet pas de douter du vrai sens du témoignage de Léon, ni du décret de Gélase (2); » comme si dans la recherche que nous faisons de la tradition ancienne, les paroles d'un auteur si récent et si ambigu étaient une loi pour nous. Quelle illusion! Mais puisqu'il estime tant cet auteur, qu'il écoute ce qu'il a dit sur le décret de Gélase dans le dernier ouvrage où il a parlé de la matière des deux espèces : « Ce qu'on objecte de Gélase, » que la division d'un seul et même mystère ne se peut faire sans un grand sacrilège, « regarde ceux qui refusaient dans la communion publique le calice qu'on leur présentait, parce qu'ils croyaient que le corps de Notre-Seigneur n'avait point de sang (3). » Ainsi ce refus du sang qui fait un même mystère avec le corps, faisait qu'on niait en Jésus-Christ un vrai sang naturel; ce qui était sans doute un grand sacrilège.

Ce n'est point par l'autorité d'un auteur moderne, mais par l'évidence de sa raison, qu'on est forcé de mettre la division du mystère que saint Gélase a réprouvée, non pas à prendre le corps sans prendre le sang, ce qui se faisait innocemment en tant de rencontres que nous avons vues ; mais à nier le sang de Jésus-Christ, et à le retrancher du mystère, comme ne pouvant en faire aucune partie et comme n'appartenant pas à l'institution de Notre-Seigneur.

En effet le pape Gélase fonde la condamnation de ces hérétiques, qu'il accuse de diviser le corps et le sang, non sur une raison générale, mais sur leur particulière superstition; «lesquels certes, dit ce grand pape, puisqu'on sait qu'ils sont attachés à je ne sais quelle superstition, ou qu'ils prennent les sacrements tous entiers, ou qu'ils en soient tout à fait privés. » La question est décidée en notre faveur par ce puisque du pape Gélase. Aussi M. du Bourdieu l'ôte-t-il de sa traduction, et voici comment il

 

1 Apud Grat., de Consecr., dist. II, cap. XII. — 2 La Roq., p.  192-195. — 3 Consult. Cass., art. 22, de utraq. spec.

 

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traduit : « Je ne sais à quelle superstition ils sont attachés : qu'ils prennent les sacrements entiers, ou qu'ils soient privés des sacre-mens entiers. » La liaison l'incommodait, et il ne pouvait souffrir que la condamnation de ce grand pape se trouvât seulement fondée sur une superstition, qui assurément ne nous convient pas. Cependant quand je lui reproche une si honteuse et si manifeste corruption du texte, M. de la Roque le trouve mauvais : « En un autre, dit-il, que M. de Meaux, j'appellerais cela vétiller et chicaner ; mais le respect que j'ai pour lui m'empêchera toujours d'user de ces termes à son égard. J'aime mieux dire qu'il y a dans ses remarques un peu trop de délicatesse et de subtilité (1). » Malgré son fade compliment, on voit bien qu'il me veut traiter de vétillard et de chicaneur ; et moi, sans m'en émouvoir, je rapporte ce passage entier, afin seulement qu'une bonne fois on apprenne à connaître les ministres, qui n'insultent jamais davantage que lorsque leur tort est plus visible. Car le moyen de défendre une fausseté si complète ? Si le puisque ne faisait rien dans le texte de saint Gélase, pourquoi M. du Bourdieu l'eût-il ôté ? N'est-ce rien faire dans un corps humain que d'en ôter les nerfs et les ligaments ? C'est un pareil attentat d'ôter à un discours les particules qui en font la connexion. Que la superstition qui fait ici le sujet particulier de l'ordonnance du pape Gélase soit celle des manichéens ou non, comme le veut l'Anonyme après Calixte et du Bourdieu, il ne nous importe : il nous suffit que le puisque rêtreigne la condamnation à ce cas particulier, quoiqu'au fond il n'y ait pas lieu de douter que ces superstitieux, dont parle Gélase, ne fussent les manichéens. On les voit dans la même erreur et dans la même pratique que saint Léon avait remarquée dans ces hérétiques. Du temps du pape saint Gélase, ces hérétiques continuaient à se cacher dans Rome ; et il est expressément marqué dans sa vie, « qu'il découvrit à Rome des manichéens, qu'il les envoya en exil, et qu'il fit brûler leurs livres devant l'église de Sainte-Marie. » C'était l'un des caractères des manichéens de se mêler secrètement parmi les fidèles, pour les infecter insensiblement de leur erreur. Le terme de superstition, dont se sert le

 

1 La Roq., p. 197, 198. — 2 Anast., Bibl., Vit. Gelas.

 

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pape Gélase, convient manifestement à cette hérésie pleine d'observances et d'abstinences superstitieuses ; et c'en était l'un des caractères, que saint Augustin et les autres Pères ne cessent de leur reprocher. Les ariens, les pélagiens, les nestoriens et les autres hérésies de ce temps-là n'avaient point ce caractère. Si saint Gélase l'appelle je ne sais quelle superstition, ce n'est point par ignorance, comme nos ministres le veulent croire; c'est par mépris, ou parce qu'il n'était pas nécessaire de l'expliquer davantage dans un court décret.

Personne ne doutera donc, comme je l'avais remarqué (1), que ces superstitieux de Gélase n'aient été des restes cachés de ces manichéens que saint Léon avait découverts; et soit que son ordonnance qui ne tendait, comme on a pu voir, qu'à faire que l'on prît garde aux manichéens, ne fut pas encore assez précise ; soit que durant trente à quarante ans qui s'écoulèrent depuis son pontificat jusqu'à celui de Gélase, l'observance s'en fût relâchée, ou qu'on crût avoir extirpé la maudite secte, il en fallut venir à un décret plus exprès et à un ordre plus particulier de refuser absolument la communion à ceux qui obstinément et par des raisons sacrilèges en rejetaient une espèce. Alors on ne peut douter que, pour éviter tout soupçon, les fidèles n'aient reçu les deux espèces ; mais pour en faire une loi, il fallut et une ordonnance et un motif particulier ; et quelle que fût la secte qui donna lieu à cette ordonnance, soit celle des manichéens, soit celle des encratites ou abstinents, que l'Anonyme distingue en vain du manichéisme (2), puisqu'ils en étaient une branche, ou celle des aquariens, ou enfin des superstitieux, tels que voudront les ministres, qui fuyaient le vin comme une chose dangereuse (3) : toujours demeurera-t-il pour indubitable, et que nous ne sommes pas de ces gens-là, et qu'en tout cas il fallait que la communion sous la seule espèce du pain fût permise même dans les assemblées, puisque, pour l'en exclure tout à fait, on a eu besoin d'une occasion et d'une défense particulière.

Qu'il me soit ici permis de faire observer à nos Frères les artifices dont on s'est servi pour leur cacher une chose claire. D'abord

 

1 Traité de la Comm., I part. n. 5, p. 287.— * Anonyme, p. 237.— » P. 238.

 

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leurs ministres triomphent de l'autorité de deux papes, qui pourtant sont contre eux. M. de la Roque, pour leur faire accroire que la chose est décidée contre nous, emploie comme un moyen péremptoire, la plus mince autorité qui fut jamais ; et c'est celle de Cassander. Ce Cassander, dans le fond et dans son dernier ouvrage, est contraire à ses prétentions. Pour faire valoir contre nous le passage de saint Gélase, M. du Bourdieu le tronque, et M. de la Roque excuse une fausseté si manifeste. Malgré tous leurs vains efforts, ces ministres ne peuvent trouver aucun cas où les paroles de ces deux grands papes cadrent à leurs hypothèses. Elles conviennent parfaitement avec la nôtre, et nous rendons une raison très-claire tant de la dissimulation que de la découverte des manichéens. On se jette après tout cela dans des discussions inutiles, pour rechercher l'hérésie que saint Gélase réprouve; et enfin, quelle qu'elle soit, notre cause demeure toujours également bonne ; et la communion sous une espèce paraît tellement permise en elle-même, qu'on ne la blâme qu'en ceux qui s'y engageaient par des erreurs particulières que nous détestons. Voilà quelle est la doctrine dont on nous veut faire à présent le principal motif de séparation et le principal objet de toute la Réforme.

Que si pour achever de se convaincre, on veut voir dans d'autres exemples la liberté que nous soutenons de communier sous une ou sous deux espèces, même dans les assemblées de l'église, en voici un du temps de saint Chrysostome, c'est-à-dire du quatrième siècle et près de cent ans avant saint Léon. Il est célèbre, et le voici comme il est rapporté par Sozomène : « Un homme de la secte des macédoniens ( c'est celle où l'on niait la divinité du Saint-Esprit) avait une femme de sa religion. Converti par les sermons de saint Chrysostome, il la menaça de se séparer d'avec elle, si elle ne communiait avec lui aux saints mystères. Elle le promit, et le temps des mystères étant arrivé (les fidèles entendent ce que je veux dire), la femme retint ce qu'on lui avait donné (c'était le pain consacré), et prit en cachette ce que sa servante lui avait secrètement apporté   de la maison ( c'était du pain commun qu'elle voulait prendre à la place du sacré corps ) ; mais

 

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elle n'y eut pas plutôt enfoncé la dent, qu'il devint dur comme une pierre. La femme s'approche en tremblant du saint prélat : elle lui montre la pierre avec la marque de la morsure (1). » L'artifice de cette femme pouvait réussir à l'égard du pain sacré qu'on mettait entre les mains des fidèles pour le prendre quand on voulait ; mais qu'eût-elle fait pour se garantir du calice, que le diacre portait lui-même dans leur bouche, si l'on suppose la nécessité de communier sous les deux espèces ?

Ces cas arrivés en différents temps et en lieux divers à ces trois grands hommes, saint Chrysostome, saint Léon, saint Gélase, nous font voir en Orient et en Occident, dès les premiers siècles, la liberté que nous soutenons, même dans les assemblées des fidèles. Mais ce qui était libre pour les deux espèces se déterminait à la seule espèce du pain dans les pays où il ne croît point de vin, comme en Angleterre. La terre n'en produisait pas, le commerce était languissant ; et comme on avait à peine ce qu'il en fallait pour le sacrifice, la communion du peuple se faisait avec le pain seul. De là vient ce que nous voyons dans l'histoire du Vénérable Bède (2), touchant les trois fils du roi Sabareth, prince chrétien, mais dont les enfants n'avaient pas suivi l'exemple : ils assistaient à la messe de saint Mellitus , archevêque de Cantorbéry ; et lui voyant distribuer l'Eucharistie au peuple, ils lui demandèrent avec un orgueil et une ignorance brutale : « Pourquoi ne nous donnez-vous pas ce pain blanc et propre que vous donniez à notre père, et que vous continuez de donner au peuple? Le saint homme leur répondit : Si vous voulez être purifiés de l'eau salutaire dont votre père a été lavé, vous pourrez participer comme lui au pain sacré ; que si vous refusez ce sacré lavoir, vous ne pourrez pas recevoir ce pain de vie. A quoi ils lui repartirent : Nous ne voulons point entrer dans cette fontaine dont nous n'avons pas besoin : mais nous voulons être nourris de ce pain; mais l'évêque ne cessait de les avertir que sans cette sacrée purification, ils ne pourraient avoir part à l'oblation sacrée. » Je ne sais si l'on peut voir le pain sacré, ou ce qui est la même chose, l'oblation sacrée, continuellement inculquée et répétée à toutes les lignes sans

 

1 Hist. eccles., cap. V. — 2 Hist., lib. II, cap. V.

 

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aucune mention du vin, et s'imaginer cependant qu'on distribuait également l'un et l'autre. Au contraire on voit que ces barbares, comme les appelle Bède, sans songer à la synecdoque, parlaient naturellement de ce qu'ils avaient vu donner et de ce qui avait frappé leurs sens, qu'on leur répondit de même, et ainsi qu'on supposait avec eux que le pain seul était distribué dans les assemblées de l'église. Ce n'est pas qu'il fût impossible d'avoir du vin pour la communion, puisqu'il fallait bien en faire venir pour le sacrifice ; mais c'est qu'on ne croyait pas avoir besoin d'une impossibilité absolue pour se dispenser de prendre l'espèce du vin, et que la seule difficulté était jugée suffisante : d'où aussi il est arrivé que le cardinal Hosius, Polonais, homme docte et de bonne foi, dit qu'on n'a pas de mémoire qu'on ait communié dans son pays autrement que sous l'espèce du pain, depuis que le christianisme y a été établi.

Une autre sorte de nécessité, qui n'était pas plus invincible que les précédentes, n'a pas laissé de faire établir la communion sous une espèce dans Féglise et dans la province de Jérusalem ; tant il est vrai, encore un coup, que la chose était réputée libre. La preuve que nous avons d'un fait si illustre est tirée de la célèbre conférence tenue à Constantinople entre les Latins et les Grecs, au commencement du onzième siècle, et à la naissance du schisme sous le pape saint Léon IX et le patriarche Michel Cérularius. Les tenants dans cette importante conférence étaient de notre côté le cardinal Humbert, évêque de la Forêt-Blanche, légat du pape, et pour les Grecs Nicétas Pectoratus, député par le patriarche et par l'empereur. On ne peut voir une action plus célèbre et où l'on connaisse mieux les rits et les sentiments des deux églises. On accourt à Jérusalem  de tous les côtés du monde chrétien, pour y honorer les mystères de Notre-Seigneur, et principalement celui de sa passion et de sa résurrection, dans des temples aussi augustes que magnifiques, qu'on avait bâtis dans les propres lieux où ces ouvrages divins s'étaient accomplis. L'abord était si grand et le nombre des communiants était par conséquent si peu réglé, qu'il n'était pas possible d'y proportionner la quantité des hosties qu'il fallait consacrer pour cette immense multitude qu'on y

 

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communiait tous les jours : car la communion était le sceau d'un si saint pèlerinage. Cette dévotion, qu'on vit commencer aussitôt que les chrétiens affranchis de la tyrannie des persécuteurs, jouirent de la liberté de leur culte, loin de s'affaiblir avec le temps , s'augmentait et s'échauffait tous les jours. Les parcelles qui restaient de la communion étaient infinies : il ne fut plus question de les brûler, comme on faisait autrefois lorsqu'il en restait moins : en faire consumer par le clergé ou même par les enfants, comme on le faisait ailleurs, un si grand nombre, ce n'était pas une chose possible. On les réservait donc pour la communion du lendemain ; et sans mêler les espèces, comme on avait commencé de faire dans les autres églises d'Orient, on donnait la communion sous la seule espèce du pain. C'est ce que le cardinal Humbert posait en fait, comme la coutume ancienne et constante de l'église et de la province de Jérusalem : c'est ce que son adversaire ne lui nie pas : c'est ce qui par conséquent demeura pour avéré d'un commun accord ; et la conjoncture fait voir combien cet aveu est décisif en cette cause. Le cardinal Humbert, après avoir essuyé les vains reproches des Grecs sur les azymes, leur reproche de son côté leur mélange, leur Eucharistie broyée dans le calice, leur cuiller pour la distribuer au peuple : choses en effet très-nouvelles, et que l'Eglise d'Occident ne connaissait pas. Le cardinal appuyait les coutumes des Latins par celle de l'Eglise et de la province de Jérusalem. Ses paroles sont remarquables : « Dans ces églises, dit-il, on met les oblations saintes, saines et entières sur les saintes patènes : on ne les perce pas avec une lance de fer comme font les Grecs :... on y élève la sainte oblation avec la sainte patène :... on ne se sert point de cuillers pour donner la communion, parce qu'on ne mêle point l'oblation sainte ; mais on y communie le peuple avec l'oblation seule. » Je ne pense pas qu'à cette fois il prenne envie de chicaner sur la signification du terme d'oblation sainte. La suite fait assez voir qu'il signifie le pain seul, comme nous l'avons démontré par tant d'autres exemples. C'était donc avec le pain seul que l'on communiait tout le peuple. Le cardinal met encore en l'ait que la coutume en était si ancienne dans ces églises, qu'on n'en voyait pas le commencement ; de sorte que les

 

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chrétiens de ce pays-là l’attribuaient aux saints apôtres. N'importe qu'à cet égard ils poussassent peut-être les choses trop avant; c'est assez qu'en cet exemple nous ayons pour nous une coutume immémoriale de l'église de Jérusalem, toute la chrétienté pour témoin, et les Grecs mêmes pour approbateurs, puisqu'ils ne blâment non plus la conduite d'une église si vénérable qu'ils contredisent le fait avancé par le cardinal.

Mes adversaires, qui ont vu cette preuve illustre très-amplement expliquée dans le Traité de la Communion (1), n'y ont pas répondu un seul mot; de sorte que je pourrais en demeurer là et regarder le fait pour avoué, si la bonne foi ne m'obligeait à proposer de moi-même ce qu'on y pourrait répondre. On pourrait donc dire que Je cardinal, en disant que l'on communiait le peuple avec le pain seul, ou pour me servir de ses paroles, avec l’oblation seule, entendait qu'on la donnait sans la mêler, comme font les Grecs, avec l'autre espèce, et non pas qu'on la donnait toute seule, comme nous faisons à présent, sans donner le sang après. Mais si quelqu'un se servait ou se contentait de cette réponse, il ferait voir peu d'attention au fond de la chose. Car dans cette immense multitude, il eût été aussi peu possible de se mesurer pour le vin que pour le pain consacré ; et s'il eût été absolument nécessaire que tout le monde prît également des deux espèces, comme on voit des restes du pain consacré, on en verrait aussi du sacré breuvage. Le cardinal aurait parlé de ceux-ci comme il a parlé des autres. D'ailleurs on verrait aussi clairement comment on donnait le sang, que l'on voit comment on donnait le corps. Car l'un et l'autre servait également à l'intention du cardinal, qui était et de rejeter la coutume de l'Eglise grecque, et de confirmer la coutume de l'Eglise romaine, par la pratique de l'Eglise de Jérusalem. Quand donc le cardinal a dit que par l'ancienne coutume de l'Eglise et de la province de Jérusalem, on ne distribuait au peuple que l’oblation seule, c'est-à-dire le seul pain consacré, ou comme nous appelons, la seule hostie, c'est pour dire qu'en effet on la donnait seule, et sans donner le sang après.

Voilà donc l'Eglise de Jérusalem, et avec elle toute la chrétienté

 

1 Traité de la Commun., II part. n. 7, p. 330 et suiv.

 

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qui ne cessait d'y aborder de toutes parts, dans la pratique de la communion sous une espèce. Les Romains le posent en fait, et les Grecs en demeurent d'accord : mais pendant que les Romains blâment dans les Grecs le mélange des espèces, ils approuvent expressément la communion sous une seule, et enfin ils aiment mieux qu'on prenne une seule espèce à part que de prendre les deux mêlées ensemble.

Que si l'on vient maintenant à considérer en quel temps se disent ces choses, la preuve sera encore plus convaincante. Bérenger n'avait pas encore paru ; et selon les protestants, la présence réelle, qu'ils regardent comme la source de la communion sous une espèce, n'était pas encore décidée dans l'Eglise. Et quand ils voudraient supposer, selon leur vaine hypothèse, que depuis Paschase Radbert, c'est-à-dire depuis cent cinquante ans, elle avait commencé à prévaloir en Occident, ils ne veulent pas qu'on croie qu'elle ait jamais eu aucun lieu en Orient, et moins encore en ces temps-là, où il n'y avait point de ces gens latinisés et nourris dans les séminaires ou dans les collèges de Rome, que les ministres ne cessent de nous alléguer pour toute défense , quand nous leur montrons tant d'auteurs, tant d'évêques, tant de patriarches qui parlent et qui enseignent comme nous, même dans des conciles. Voilà néanmoins la communion sous une espèce approuvée des Grecs, et par l'ancienne coutume d'une église qu'on n'accuse pas d'avoir varié, sans que personne y ait jamais rien trouvé d'étrange. Quelle preuve plus manifeste peut-on apporter d'une tradition constante ?

 

CHAPITRE XXXV.
Le l'Office des Présanctifiés parmi les Grecs : définition de cet office par M. de la Roque, et ses deux différences d'avec le sacrifice parfait.

 

L'Office des Présanctifiés, célèbre durant le Carême dans l'Eglise grecque, nous est ainsi représenté par M. de la Roque : « Les Grecs, dit-il, qui regardaient le Carême comme un temps de tristesse et de mortification, et la célébration de l'Eucharistie comme un sujet de joie, ne célébraient et ne consacraient durant

 

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tout le Carême que deux jours de la semaine, le samedi et le dimanche ; de sorte qu'on gardait pour la communion des autres jours les dons qu'on avait consacrés le dimanche, et qu'on appelait à cause de cela la liturgie des Présanctifiés (1) ; » c'est-à-dire, comme il paraît par le mot même, sanctifiés et consacrés auparavant. Voilà comment M. de la Roque explique la liturgie des dons présanctifiés; et il ajoute dans un autre endroit, « que les Grecs appelaient ainsi cette liturgie, à cause qu'on n'y faisait pas de nouvelle consécration (2) : » parole que le lecteur doit soigneusement observer. En effet elle fait très-bien entendre ce que c'est que cet office, et pour en donner une pleine idée, il ne fallait qu'ajouter que c'était dans les jours de jeûne que l'on ne consacrait pas ; et que si durant le Carême l'on consacrait le samedi aussi bien que le dimanche, c'est à cause qu'en Orient ce n'était pas la coutume de jeûner en ces deux jours.

Il importe de remarquer en ce lieu, avec M. de la Roque, que ce n'était pas la communion, mais la consécration de l'Eucharistie que l'Eglise orientale trouvait peu convenable à la mortification et à la tristesse du Carême. On voit en effet que l'on communiait en ces jours destinés à la tristesse et au jeûne ; mais qu'on n'y consacrait pas, parce que c'était la consécration qui attirait avec elle dans la parfaite célébration du sacrifice, la célébrité et la joie que l'on voulait éviter durant ces jours. Le sacrifice de l'Eucharistie est un sacrifice d'action de grâces, et le mot même l'emporte, puisque c'est là ce que veut dire Eucharistie. L'Eglise donc dans son Sacrifice offre à Dieu avec le corps et le sang de Jésus-Christ des actions de grâces pour tous ses bienfaits; et ces actions de grâces demandent une allégresse et des cantiques de joie que l'Eglise orientale jugeait peu conformes avec les gémissements de la pénitence et du jeûne. C'est donc pour cette raison que l'on ne consacrait pas, c'est-à-dire que l'on n'offrait pas, et que l'on donnait la communion avec les dons offerts et consacrés au samedi ou au dimanche.

Je ne veux pas disputer encore avec M. de la Roque de l'antiquité de cette observance. Je me contente de mille ans que ce

 

1 La Roq., II part., chap. VIII, p. 217, 218. — 2 P. 61.

 

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ministre accorde aux Grecs (1), et qu'aussi l'on ne peut pas leur disputer, puisqu'il est fait mention de l'office des Présanctifiés au concile tenu in Trullo (2), en l'an 707, comme d'une chose déjà établie dans toute l'Eglise orientale (a). Sur ce fondement et sans attribuer quant à présent une plus grande antiquité à cet office, j'y remarquerai seulement deux choses considérables, qui en font la différence d'avec le sacrifice qu'on nomme parfait : l'une, que l'oblation ou la consécration y manque ; et l'autre, que l'on y communie sous une seule espèce.

Il n'y a personne qui ne voie d'abord combien ces deux choses sont favorables à notre doctrine, puisque la première fait voir l'action du sacrifice comme distinguée de celle de la communion ; et la seconde fait voir par tout l'Orient, il y a au moins mille ans, la communion sous une espèce, dans un office public et dans l'assemblée des fidèles cinq jours de la semaine durant tout le temps de Carême. La liaison de ces deux choses paraîtra claire dans la suite ; mais il faut premièrement établir le fait par des preuves incontestables.

J'ai dit que la première chose qui manquait à l'office des Présanctifiés était, comme l'a expliqué M. de la Roque (3), la célébration et la consécration de l'Eucharistie. Encore un coup, je prie le lecteur de se bien mettre cela dans l'esprit, parce que la remarque en sera de conséquence dans la suite. « Les Grecs, dit ce ministre , ne célébraient et ne consacraient que deux jours de la semaine (4) ; » de sorte qu'aux cinq autres jours de la semaine il n'y avait ni célébration ni consécration. C'est ce que les anciens avaient appelé, et ce que nous appelons après eux, l’Oblation et le Sacrifice. Mais comme M. de la Roque n'a pas voulu se servir de ces mots, et qu'il est d'une extrême conséquence pour toute cette matière qu'ils soient bien entendus, nous trouverons un autre

 

1 La Roq., p. 218.— 2 Can. 52; Labb., tom. VI, p. 1165. — 3 La Roq , p. 61. — 4 P. 218.

(a) Le Père Pagi, qui discute les différentes opinions sur l'année de la tenue de ce concile, regarde comme une chose certaine, d'après les preuves qu'il apporte, que ce concile a été commencé l'an 691. Bosquet qui le place ici en 707, le mot plus bas, pag. 620, en 682. Mais Pagi nous paraît bien prouver que l'un et l'autre sentiment sont aussi mal fondés. Voyez Critiq. in Annal. Baron., tom. III, p. 129 et seq. (Edit. de Déforis )

 

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ministre qui nous le dira. Ce sera M. le Sueur dans son Histoire ecclésiastique, où nous avons une explication de la célébration de l'Eucharistie dont on verra résulter de grandes choses, et en général pour toute notre croyance, et en particulier pour la question dont il s'agit.

Voici donc par où commence ce ministre : « C'était, dit-il, la coutume ancienne des fidèles d'apporter sur la table eucharistique, du pain et du vin et d'autres choses, pour prendre une partie de ce pain et de ce vin qui avaient été offerts, afin d'en faire le sacrement de l'Eucharistie. Ces choses présentées et offertes parle peuple, étaient nommées Oblations, Offrandes, Sacrifices, et quelquefois Holocaustes (1) ; » mais de peur qu'on ne croie que le sacrifice de l'Eucharistie ne consistât dans ces offrandes du peuple, ce ministre ne tarde pas d'ajouter ces mots : « Après cette première oblation que nous avons représentée (qui était celle du peuple lorsqu'il apportait sur l'autel du pain et du vin), on faisait une seconde oblation en les présentant et CONSACRANT À DIEU (2) » par la prière qu'on lui adressait, afin qu'il lui plût de répandre sa vertu dessus , pour les rendre salutaires, comme on peut le voir au huitième livre des Constitutions apostoliques, chapitre XII. La troisième oblation se faisait, quand après la consécration des symboles on les présentait à Dieu, comme on le peut voir par toutes les anciennes liturgies, et « particulièrement par celles de l'Eglise romaine. » Il cite ici les paroles de notre canon ; et sans disputer avec lui, puisque ce n'est pas de quoi il s'agit, si ce qu'on présentait à Dieu était le vrai corps et le vrai sang , je me contente quant à présent de ce qu'il avoue « que le pain et le vin consacrés sont le sujet , et la matière de cette oblation et de ce sacrifice qu'on présentait  à Dieu (3). » Enfin il est donc constant qu'on présentait à Dieu le pain et le vin pour les consacrer, et qu'après qu'on les avait consacrés, on les lui présentait encore comme nous faisons ; de sorte qu'on ne peut rien disputer pour l'action que nous appelons l’Oblation et le Sacrifice.

Mais on va voir ici les artifices des ministres, lorsqu'ils parois-sent agir avec le plus de sincérité. M. le Sueur, qui semble en effet

 

1 La Roq., tom. IV, p. 156. — 2 P. 170. — 3 P. 171.

 

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nous accorder de si bonne foi tout ce que nous pouvons souhaiter sni le sacrifice, dissimule ce qu'il y a de plus fort. Car en marquant les paroles du livre des Constitutions apostoliques, il dit seulement qu'on y présentait et qu'on y consacrait à Dieu le pain et le vin, « afin qu'il répandît sa vertu dessus pour les rendre salutaires à son peuple. » Mais voici ce qu'il fallait dire, et ce que nous lisons tout du long à l’endroit que ce ministre a coté. « Nous vous offrons , ô Seigneur, ce pain et ce calice , en vous rendant grâces de ce que vous nous avez faits dignes d'assister en votre présence, pour exercer cette sacrificature ; et nous vous prions, ô Dieu, qui n'avez besoin de rien, que vous regardiez favorablement ces dons qui sont mis devant vous, et que vous y preniez votre plaisir à l'honneur de votre Christ, et que vous envoyiez sur ce sacrifice votre Saint-Esprit témoin de la passion du Seigneur Jésus, pour faire ce pain le corps de votre Christ, et ce calice son sang, afin que ceux qui y participent soient confirmés dans la piété et obtiennent la rémission de leurs péchés (1). » De peur qu'on ne me chicane sur la version, j'avertis que je transcris celle de M. de la Roque. En bonne foi M. le Sueur qui voulait décrire le sacrifice de l'Eucharistie, comme il était offert par les anciens, et qui citait pour cela les Constitutions apostoliques (2), devait-il en omettre les principales paroles? Et puisque pour confirmer ce qu'il disait du sacrifice, il alléguait comme un monument digne de croyance, les anciennes liturgies, et en particulier celles de l'Eglise romaine, fallait-il taire qu'on trouve partout dans ces liturgies, comme dans les Constitutions apostoliques, cette prière de faire le pain et le vin le corps et le sang de Jésus-Christ, ou comme porte une de ces anciennes liturgies, « d'en faire le propre corps et le propre sang de Jésus-Christ , » et encore : « En les changeant par le Saint-Esprit (3), » c’est-à-dire par une efficace et une opération également sainte et toute-puissante? Si ce ministre avait rapporté toutes ces choses, peut-être n'aurait-il pas dit avec autant d'assurance qu'il a fait, que les paroles de la liturgie ne se peuvent dire du propre corps

 

1 Const. Apost., lib. VIII, cap. XII. — 2 Hist. Eccles., I part., chap. VII, p. 75. — Liturg. Basil., Oper., tom. II, append., p. 679.

 

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de Jésus-Christ. Mais enfin demeurons-en à ce qu'il nous donne, et reconnaissons la consécration ou oblation de l'Eucharistie comme une action distinguée de la communion.

Et de peur qu'on ne veuille croire que ce qu'avoue M. le Sueur du quatrième et du cinquième siècle, ne se trouve pas dans les siècles précédents, un autre docteur protestant va nous aider à le faire remonter plus haut. C'est l'Anonyme lui-même qui, dans l'espérance de s'appuyer de l'autorité de saint Cyprien, a traduit toute la lettre de ce grand martyr à Cécile (1). Le sujet en est important. Ce saint homme entreprend ceux qui au lieu d'offrir du pain et du vin dans le Sacrifice, pour en faire le corps et le sang de Notre-Seigneur, y offraient du pain et de l'eau, et il les confond par ces paroles : « Qui est celui qui mérite mieux d'être appelé le souverain Sacrificateur de Dieu que Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui offrant un sacrifice à son Père, a offert la même chose que Melchisédech, à savoir du pain et du vin, c'est-à-dire son corps et son sang (2)? » Encore une fois, Messieurs, ce n'est pas de la réalité que nous disputons ; et s'il en fallait disputer, nous vous ferions voir que Jésus-Christ lui-même, qui venait être notre victime, n'a pu offrir à son Père seulement du pain et du vin : d'où il s'ensuit qu'il ne lui a offert le pain et le vin, qu'en tant qu'il les a changés en son corps et en son sang pour les lui offrir. C'est ce qui parait clairement dans les paroles de saint Cyprien, que le ministre a un peu déguisées, mais que nous allons traduire de mot à mot : « Car si Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Dieu est lui-même le souverain Pontife de Dieu le Père; si Jesus Christus Dominus noster ipse est summus Sacerclos Dei Patris; et s'il s'est offert lui-même le premier en sacrifice à son Père, et s'il a commandé de faire la même chose en sa mémoire; et sacrificium Patri seipsum primus obtulit, et hoc fieri in sui commemorationem prœcepit : certainement le vrai sacrificateur qui fera la fonction de Jésus-Christ, sera celui qui imitera ce qu'il a fait; utique ille sacerdos vice Christi vere fungitur, qui id quod Christus fecit imitatur : et alors il offre dans l'Eglise à Dieu le Père un vrai et plein sacrifice, s'il offre selon qu'il voit que Jésus-Christ a

 

1 Anonyme, II part., p. 271. — 2 Cypr., ep. LXIII, ad Cœcil.

 

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offert ; et sacrificium verum et plenum tune offert in Ecclesiâ Deo Patri, si sic incipiat offerre secundùm quôd ipsum Christum videat obtulisse. » Saint Cyprien pose donc pour fondement, que pour offrir comme il faut à Dieu le Père le sacrifice de l'Eucharistie, il faut y offrir ce que Jésus-Christ y a offert et ce qu'il nous a commandé d'y offrir à son exemple. Or ce qu'il y a offert selon saint Cyprien, « c'est lui-même, sacrificium Patri seipsum obtulit; et c'est aussi ce qu'il nous a commandé d'offrir, et hoc fieri in sut commemorationem prœcepit. » Il paraît donc, comme nous venons de le dire, qu'il n'a offert à son Père du pain et du vin, que parce qu'en les changeant en son corps et en son sang, en les offrant à son Père, il s'y est aussi offert lui-même. Voilà qui est convaincant sans doute : mais en attendant que nos adversaires reconnaissent cette vérité, du moins seront-ils forcés d'avouer que dès le temps de saint Cyprien on croyait que le Fils de Dieu, en instituant l'Eucharistie, n'avait pas seulement présenté un don céleste à ses disciples, mais encore qu'il avait offert un sacrifice à son Père ; et qu'ensuite, lorsqu'on célébrait l'Eucharistie dans l'Eglise, il fallait observer, comme deux actions distinguées, le sacrifice offert à Dieu et la communion donnée au peuple.

Or c'était cette oblation en laquelle, comme on a vu, consistait la consécration, qu'on omettait dans l'office des Présanctifiés; et c'est en quoi on le distinguait du sacrifice parfait, où l'on faisait la consécration et l'oblation avec la communion de l'Eucharistie. Car, comme nous venons de le voir, dans le sacrifice parfait, lorsqu'on apportait d'abord les dons à l'autel, ils n'étaient pas encore consacrés, et on les y consacrait. Mais dans le service des Présanctifiés, le mystère était déjà consommé et parfait, c'est-à-dire qu'on apportait le pain déjà consacré; et c'est pourquoi on lui rendait une adoration parfaite, comme l'explique Cabasilas (1), célèbre interprète de la liturgie parmi les Grecs. Telle était donc la première différence de l'office des Présanctifiés d'avec le sacrifice qu'on nommait entier ou parfait.

De cette première différence il en naissait une seconde, qui fait davantage à notre sujet : c'est que dans l'office des Présanctifiés

 

1 Nic. Cabas., Exp. Lit., cap. XXIV, tom. II Bibl. PP. Gr., et Lat.

 

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et cinq jours de la semaine durant tout le Carême, on communiait dans l'église même et à l'assemblée des fidèles, sous la seule espèce du pain. J'ai dit que cette seconde différence venait de la première, et la raison en est assez aisée à entendre. Car selon toute la tradition, le sacrifice de l'Eucharistie dépend tellement de la consécration des deux espèces, qu'on ne lit jamais aucun exemple où l'on n'y en voie qu'une seule. Si donc l'office des Présanctifiés eût été un sacrifice parfait, il eût fallu nécessairement qu'on y vît paraître les deux espèces, puisqu'on les y aurait nécessairement consacrées. Mais parce qu'on n'y consacrait pas, et qu'à vrai dire on n'y offrait pas le sacrifice, on n'y était pas astreint aux deux espèces ;  de sorte qu'on y communiait comme dans la communion domestique, comme dans celle des malades, en un mot comme dans les communions qui se faisaient ordinairement par la réserve avec la seule espèce du pain. De là vient, comme il a été remarqué dans le Traité de la Communion (1), et comme on le peut voir dans l’Eucologe des Grecs (2), que la première chose qu'on voit dans l'office des Présanctifiés, est la manière dont les pains qu'on y employait doivent avoir été consacrés dans un sacrifice précédent. On voit donc qu'on ne conserve et qu'on ne réserve que le pain: on apporte ce qui s'appelle Artorophion, c'est le vaisseau où l'on réserve le pain sacré, et on y met ces pains consacrés, qui doivent servir dans les jours suivants. Quand on commence l'office des Présanctifiés, il est dit qu'on apporte « le pain consacré sur la patène sacrée avec grande vénération (3) : » on l'encense : on le couvre selon la coutume : on l'élève sans le découvrir : le prêtre en « approche sa main avec grande révérence, et prend le pain sacré arec beaucoup de vénération et de crainte (4). » Et après : « Mettant la main sur les dons divins qui sont couverts, il touche le pain vivifiant avec grande révérence et tremblement, et ensuite le découvrant il achève la communion des dons divins. »

Il est vrai qu'on voit aujourd'hui dans la rubrique de l'office des Présanctifiés, qu'en consacrant les pains qu'on doit réserver,

 

1 Traité de la Comm., I part. n. 6, p. 291.— 2 Euchol. Graec., Goar., Bibl. PP. Gr., et Lat. tom. II, p. 190. — 3 Ibid., p. 191. — 4 Ibid., p. 192.

 

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« on met avec la cuiller du sang précieux en forme de croix sur chaque pain (1). » C'est ce que je n'ai pas dissimulé dans le Traité de la Communion (2). Car s'il faut écrire, ce doit être pour rendre témoignage à la vérité, et non pas pour remporter la victoire à quelque prix que ce soit. Mais j'ai fait voir clairement qu'avec ces gouttes de sang sur chaque pain qu'on réservait, notre argument n'en est pas moins fort, pour deux raisons.

La première, c'est que quelques gouttes de sang sur un pain entier sont un trop faible secours pour donner la communion sous les deux espèces après la réserve de quelques jours, et après encore que, selon la coutume des Grecs, on a fait passer les pains consacrés sur le réchaud pour y dessécher entièrement ce qu'il y aurait de liqueur. Il paraît donc clairement, comme je l'ai remarqué, que les Grecs n'ont pas en « vue dans ce mélange, la communion sous les deux espèces, qu'ils eussent données autrement s'ils les avaient crues nécessaires, mais l'expression de quelque mystère, tel que pourrait être la résurrection de Notre-Seigneur, que toutes les liturgies grecques et latines figurent par le mélange du corps et du sang, parce que la mort de Notre-Seigneur étant arrivée par l'effusion de son sang, ce mélange du corps et du sang est très-propre à représenter comment cet Homme-Dieu reprit la vie. »

Mais la seconde raison est encore plus décisive, puisque j'ai prouvé clairement que cette légère infusion du sang de Notre-Seigneur sur son sacré corps n'est pas ancienne parmi les Grecs (3). Car Michel Cérularius, patriarche de Constantinople, qui vivait dans le milieu du onzième siècle, écrivait encore dans la Défense de l'office des Présanctifiés, « qu'il faut réserver pour cet office les pains sacrés qu'on croit être, et qui sont en effet le corps vivifiant de Notre-Seigneur, sans répandre dessus aucune goutte du sang précieux. » Et l'on trouve dans Harménopule, célèbre canoniste de l'église de Constantinople, « que selon la doctrine du bienheureux Jean, » patriarche de Constantinople (soit que ce soit saint Jean Chrysostome, ou saint Jean l'Aumônier, ou saint Jean le Jeûneur, ou quelque autre ), « il ne faut point répandre

 

1 Euchol., p. 190. — 2 Traité de la Commun., I part. n. 6, p. 292. — 3 Ibid.

 

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le sang précieux » sur les Présanctifiés qu'on veut réserver; «et c'est, dit-il, la pratique de notre église (1). » Ces deux passages cités dans le Traité de la Communion, sont demeurés sans réplique. Comme donc ni M. de la Roque ni l'Anonyme, de si rigoureux censeurs, n'ont rien eu à y opposer, le fait demeure pour avéré. Ainsi, quoi que puissent dire les Grecs modernes, leur tradition est contre eux, et il doit passer pour constant que le pain sacré se réservait seul dans l'office des Présanctifiés.

Aussi le patriarche Cérularius a-t-il pris une autre méthode, pour trouver les deux espèces dans cet office; et M. de la Roque produit avec moi un passage de ce patriarche dans l'ouvrage que nous venons de citer, où il dit « qu'on met le pain saint présanctifié, et auparavant devenu parfait, » c'est-à-dire déjà consacré, « dans le calice mystique ; et ainsi le vin qui y est, est changé au sacré sang du Seigneur, » et l'on croit « qu'il y est changé, » sans qu'on ait dit sur ce vin, de l'aveu de ce patriarche et de M. de la Roque, « aucune des oraisons mystiques et sanctifiantes; » par où il paraît clairement que Michel Cérularius ne mettait pas la communion des deux espèces dans l'infusion, qu'on fait à présent parmi les Grecs, de quelques gouttes de sang sur un pain consacré.

De dire qu'il la faille mettre dans la consécration du vin, qui se ferait par le mélange du corps, c'est ce que nous détruirons bientôt par des raisons si démonstratives, que j'espère qu'il n'y aura aucune réplique ; observant seulement en attendant que le premier qui ait écrit que le vin est changé au sang par le mélange du corps, est le patriarche Michel, environ en l'an 1050 de Notre-Seigneur, sans que M. de la Roque, qui nous vante ici l'antiquité grecque et latine, ait pu nommer un seul auteur ni grec ni latin qui ait dit la même chose avant ce temps.

Et sans aller plus avant ni approfondir davantage la question, on voit déjà l'absurdité de cette doctrine, puisque par une telle imagination le patriarche Michel détruit l'office des Présanctifiés, qu'il avait dessein d'établir. Car cet office consiste à donner sans consécration les mystères déjà consacrés dans le sacrifice précédent.

 

1 Harm., Epist. Can., sect. II, tit. 6.

 

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M. de la Roque en est convenu, comme on l'a vu; et c'est même la définition qu'il nous a donnée de cet office, disant en termes formels qu'on l'appelle l'office ou la « liturgie des dons présanctifiés, à cause qu'on n'y faisait pas de NOUVELLE CONSÉCRATION. » Or pour conserver cette notion des mystères présanctifiés, il ne fallait non plus consacrer le sang que le corps, et l'on ne voit pas comment la consécration de l'un s'accommodait mieux que celle de l'autre à la sainte tristesse du jeune ; outre qu'on ne voit aucun exemple dans toute l'histoire ecclésiastique, où l'on ait jamais consacré une des espèces de l'Eucharistie, sans en même temps consacrer l'autre. C'est donc une illusion contraire à toute la tradition , et contraire en particulier au dessein des Présanctifiés, que de s'imaginer ici la consécration du vin par le mélange du pain consacré; et M. de la Roque, qui croit se sauver par une si mauvaise défaite, se contredit ouvertement lui-même.

Concluons donc que le service des Présanctifiés était un service où publiquement et dans l'assemblée des fidèles, comme nous l'avons déjà dit, à chaque semaine du Carême tout le clergé et le peuple communiait cinq fois sous la seule espèce du pain, il y a pour le moins mille ans.

 

CHAPITRE XXXVI.
Antiquité de l'Office des Présanctifiés.

 

J'ai dit (a) : Il y a pour le moins mille ans. Car au reste on ne peut douter qu'il n'y ait beaucoup davantage que l'office des Présanctifiés est en usage dans l'Eglise d'Orient ; et c'est une erreur manifeste que d'en attribuer l'institution, comme fait M. de la Roque (1), au concile tenu in Trullo. C'est une faute perpétuelle de tous les ministres de mettre l'origine d'une chose à l’endroit où ils s'imaginent en avoir trouvé la première mention. Par exemple, ils ne craignent pas d'établir la date de la prière des Saints au temps de saint Grégoire de Nazianze, parce qu'ils veulent qu'il soit le premier à en parler. Mais sans rapporter les

 

1 La Roq., p. 61, 218.

(a) A la dernière ligue du chapitre précédent.

 

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autres preuves qu'on en a dans les siècles précédents, il ne fallait pas oublier que saint Grégoire de Nazianze en parle comme d'une chose déjà établie et qui est venue de bien plus haut. Quand donc M. de la Roque a trouvé dans le concile in Trullo l'office des Présanctifiés, il devait faire voir qu'on y en parle comme d'une chose nouvelle que l'on institue ; mais voici au contraire ce qui en est dit : « Que dans tous les jours du jeune du saint Carême, on fasse l'office sacré des Présanctifiés, excepté le dimanche et le samedi et le jour de l'Annonciation (1) : » où l'on parle visiblement de cet office, comme d'une chose connue, dont on détermine les jours, mais dont on suppose le fond déjà établi. Aussi M. de la Roque n'apporte-t-il aucune raison de son sentiment. « Je rapporterai , dit-il, volontiers l'origine de cet office au concile in Trullo (2). » Je vois bien qu'il le ferait volontiers, et que volontiers il reculerait le plus qu'il pourrait une pratique qui lui est contraire ; mais le canon qu'il rapporte ne Je souffre pas ; et une chose déjà établie dans toute l'Eglise orientale, sans doute ne commençait pas alors. Bien plus on voit cet office plus de soixante ans avant ce concile, sous le patriarche Sergius, qui mourut en l'an 639, plus de quarante ans avant le concile qui, comme nous avons vu, a été célébré en 682. C'est dans la chronique d'Alexandrie à l'olympiade 348, et cinq ans après l'empire d'Héraclius, c'est-à-dire vers l'an 648, que nous trouvons le service des Présanctifiés, mais comme une chose établie. Car il y est dit : Qu'en ce temps sous Sergius, patriarche de Constantinople, « pendant qu'on porte les dons présanctifiés delà sacristie sur l'autel, incontinent après la prière : Dirigatur : Que nos vœux soient dirigés, et après que le prêtre a dit : Par le don de votre Christ, le peuple commence à chanter ces mots : Maintenant les puissances célestes vont adorer invisiblement avec nous; car voilà que le Roi de gloire fait son entrée : voilà que le sacrifice mystique est porté en don : et le reste. C'est la prière que l'on dit encore dans le même endroit de cet office ; et pour le remarquer en passant, dès ce temps-là on disait en apportant le pain consacré : Voilà le Roi de gloire qui fait son entrée : et le peuple joignait alors ses

 

1 Conc. in Trul., can. 52; Labb., tom. IV, col. 1166. — 2 La Roq., p. 218.

 

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adorations à celles des anges. Mais ce qui fait à notre sujet, c'est que dans une si grande antiquité, on nous parle de l'office des Présanctifiés comme étant déjà tout formé, puisqu'on marque seulement l’endroit où l'on commença alors à placer une certaine prière. La Chronique d'Alexandrie est écrite au huitième siècle, et lorsque la mémoire de cette pieuse introduction était encore récente. Ainsi l'office des Présanctifiés ne nous parait, il y a déjà tant de siècles, que comme ancien et formé, sans que personne en marque le commencement. Et en effet je ne comprends pas la difficulté que peut trouver M. de la Roque à le reconnaître dès les premiers temps, puisqu'après tout, cet office, selon ce ministre, n'est autre chose que la communion avec l’Eucharistie consacrée dans les jours précédents ; chose que la communion domestique et celle des malades nous fait voir dès les premiers siècles du christianisme. Aussi voyons-nous cet office fondé manifestement sur le concile de Laodicée, dont l'année (a) est incertaine ; mais qui fut tenu constamment au quatrième siècle. Voici donc ce que dit ce saint concile : « Qu'il ne faut pas offrir le pain durant le Carême, si ce n'est le samedi et le dimanche (1). » On y voit donc dès ce temps la défense d'offrir et de consacrer aux jours de jeune. Mais nous avons déjà vu que ce n'était que l'oblation et le sacrifice, ou ce qui est la même chose, la consécration, et non pas la communion, que l'on jugeait répugnante à la tristesse du jeune. Encore donc qu'on s'abstînt de consacrer, rien n'empêchait qu'on ne communiât; et c'est pourquoi nous voyons dans le concile de Laodicée qu'il est défendu d'offrir, et non pas de communier : Il ne faut pas, dit-il, offrir le pain. En défendant seulement de l'offrir, il approuve tacitement qu'on le mange, comme nous voyons en effet qu'on le faisait ; et il ne parle que du pain, pour montrer qu'en communiant sous cette espèce sacrée on le man-geoit à la vérité les jours déjeune, mais sans l'offrir ni le consacrer : chose qui se rapporte si bien à l'office des Présanctifiés que

 

1 Can. 49.

 

(a) Pagi se fondant sur Godefroid, et sur les raisons que cet auteur tire de Philostorge pour appuyer ses conjectures, pense qu'il est très-probable que ce concile a été assemblé l'an 363. Voyez Pag., Crit. histor. chronol., tom. I, p. 377. (Edit. de Déforis.)

 

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les Grecs conservent encore, qu'on ne peut douter qu'il ne vienne de cette source. Que dis-je, de cette source ? Le concile de Laodicée n'institue rien de nouveau, et il ne fait qu'affermir ou renouveler ce qu'il trou voit établi. Ainsi, et le sacrifice des Présanctifiés, et la communion que l'on y faisait sous une espèce, sont de la première antiquité dans l'Eglise grecque.

Contre de si solides fondements, M. de la Roque n'oppose rien que trois témoignages (1) : l'un de Nicétas Pectoratus au milieu du onzième siècle ; l'autre de Michel Cérularius du même temps; et le dernier de Siméon de Thessalonique, qui vivait, dit ce ministre, il y a plus de trois cents ans. Voilà toute l'antiquité qu'il a pu donner à sa consécration par le mélange. L'Anonyme y ajoute Cabasilas, auteur encore plus récent : et il est vrai que ces quatre auteurs, dont le plus ancien passe à peine six cents ans , pour trouver dans leur office des Présanctifiés la communion sous les deux espèces, ont dit que sans aucune des paroles sanctifiantes, le vin était consacré par le seul mélange du corps. Mais c'est par leur nouveauté que nous prouvons invinciblement l'ancienne tradition de la communion sous une espèce. Car tous ces auteurs reconnaissent qu'on ne réservait que le pain pour célébrer l'office des Présanctifiés, et c'était sans contredit l'ancienne pratique. C'est aussi ce qu'on voit encore dans l’Euchologe des Grecs. L'infusion de quelques gouttes de sang, qu'on y a depuis ajoutée, n'est de l'aveu de ces auteurs ni suffisante ni ancienne. Elle n'est pas suffisante, puisque quelques gouttes sur un pain ne suffisent pas pour sauver les deux espèces. Elle n'est pas ancienne, puisque Michel Cérularius en a reconnu la nouveauté. La consécration par le mélange n'est pas moins nouvelle, puisque déjà, sans aller plus loin , il paraît que Michel Cérularius ou les auteurs de son temps sont les premiers qui l'ont avancée, et nous verrons qu'elle est opposée à toute la tradition précédente. Il ne reste donc rien d'ancien dans l'office des Présanctifiés, selon la propre tradition de l'Eglise grecque, que la réserve du pain et la communion sous une espèce.

Il faut néanmoins répondre à quelques difficultés que nous font

 

1 La Roq., p. 220.

 

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nos adversaires. La première est tirée de l'office mémo et du nom même des Présanctifiés. Car on les appelle Présanctifiés au nombre pluriel. On criait avant la communion : « Les choses saintes présanctifiées, » ou « les saints dons présanctifiés sont pour les saints : » donc il y en avait plusieurs : donc on donnait les deux dons, c'est-à-dire le corps et le sang.

Cette objection est trop faible pour être tant répétée et tant exagérée par d'habiles gens. Car les dons présanctifiés ne sont visiblement autre chose que les pains déjà consacrés que l'on avait réservés du dimanche, ou les particules de ces pains qu'on allait distribuer au peuple. Ces particules s'appelaient les dons, et de l'aveu des ministres on ne peut entendre autre chose par les dons présanctifiés, puisque selon eux et selon les anciens Grecs qu'ils allèguent, le vin qu'on allait mêler avec le corps n'était pas présanctifié ou consacré auparavant; mais qu'il l'allait être, s'il les en faut croire, par ce mélange. Il n'y a donc rien de plus vain que cette objection. Mais il y a une autre chose qui paraît plus digne de remarque, et qu'aussi je n'ai pas voulu oublier dans le Traité de la Communion : c'est qu'encore qu'il paroisse assez, comme on a vu dans toute la liturgie des Présanctifiés, que c'est le pain seul qu'on réserve, qu'on apporte de la sacristie, qu'on élève, qu'on encense et qu'on distribue, néanmoins on ne change rien dans la formule ordinaire des prières, et on nomme le corps et le sang, comme on fait quand on donne également l'un et l'autre. C'est de quoi on ne peut rendre de raison que par la doctrine de l'Eglise catholique et par les exemples dont nous avons déjà vu un si grand nombre, où on ne laisse pas de nommer le corps et le sang, quoiqu'en effet on ne donne qu'une seule espèce, par la puissante impression qu'on a toujours eue, que leur substance comme leur vertu sont inséparables.

 

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CHAPITRE XXXVII.
Le corps et le sang nommes, quoiqu'il n'y ait qu'une espèce, parce que leur substance et leur vertu sont inséparables.

 

L'Anonyme ne peut souffrir cette réponse, et il veut que je l'appuie par quelque bon témoignage (1). Il en a déjà vu plusieurs des plus authentiques, et celui-ci n'est pas des moindres. Mais l'Anonyme le tourne d'une autre manière; et pour ne rien oublier, il ne faut pas laisser passer sa conjecture sans examen.

Voici donc comment il fait l'histoire de l'office des Présanctifiés : «  Il  est vrai, dit-il, que les Grecs (durant le Carême) consacraient seulement le samedi et le dimanche ; mais il est constant aussi qu'ils réservaient suffisamment du pain et du vin pour la communion des autres jours. » Voilà ce qu'il pose pour constant; et il conjecture que dans la suite « peu à peu on a gardé peu de vin; et enfin par une sotte crainte que le vin ne s'aigrît ou ne se gâtât, ils se sont contentés de mêler quelques gouttes de ce vin sacre sur le pain qu'ils voulaient réserver. Mais quoique leurs rits aient changé, on n'a rien changé dans ces Rituels anciens de l'Eglise, et on reconnaît encore aujourd'hui dans leur langage quelle était la foi et la pratique ancienne (2). »

La conjecture est ingénieuse, et pourrait avoir quelque vraisemblance, si ce n'était que ce que cet auteur pose d'abord pour constant, par malheur, selon lui-même, n'est pas sûr, et qu'absolument il est faux. « Il est constant, dit-il, que les Grecs réservaient suffisamment du pain et du vin pour la communion des autres jours; et c'est, poursuit-il, ce que nous apprend en termes formels Nicétas Pectorat, moine grec, dans sa dispute contre les Latins environ l'an de grâce 1053. » Voilà un fait bien articulé : voilà ce que l'Anonyme donne pour constant. Mais c'est sans en être trop assuré, puisqu'aussitôt après il varie. « Il est, dit-il, évident que les Grecs gardaient autrefois le pain et le vin sacrés, ou bien s'ils ne gardaient que le pain, comme M. Bossuet assure qu'ils font maintenant, qu'en le mêlant au vin non consacré, ils

 

1 Anonyme, p. 246. — 2 P. 249.

 

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le consacraient par ce mélange : ce qui fait dire à Cérularius, patriarche de Constantinople, que le vin dans lequel on mêle le corps réservé, est changé au sang précieux par ce mélange. »

Voilà manifestement assurer ce qu'au fond on sent bien qu'on ne sait pas. Il est constant qu'on réservait du pain et du vin, témoin Nicétas : il est évident que si l'on ne réservait que le pain, on s'en servait pour changer au sang le vin qu'on ne réservait pas, témoin Cérularius. Et ce qu'il y a de plus important, c'est que l'un de ces faits visiblement détruit l'autre. Car si sans réserver le vin, on le consacrait par le corps réservé, selon Cérularius, on ne réservait pas le pain et le vin selon Nicétas : et ce qu'il y a encore de pire, c'est que Cérularius était le patriarche de Nicétas, et que c'était sous les ordres de ce patriarche que Nicétas disputait contre les Latins. C'était donc dans le même temps et dans la même église de Constantinople, que constamment, selon Nicétas, on réservait le vin consacré, et que constamment, selon Cérularius , on ne réservait que le pain avec lequel on changeait le vin au sang précieux. Quelle plus grande confusion peut-on jamais imaginer dans un auteur? Et que dirait l'Anonyme, s'il trouvait de pareilles contradictions dans nos écrits?

Mais enfin au fond, dira-t-on, peut-être se trouvera-t-il que Cérularius et Nicétas, le patriarche et le moine à qui il a confié la défense de son église, assurent des faits contraires. Pour le voir une bonne fois, et n'y jamais revenir, il faut encore répéter l’endroit où l'Anonyme cite Nicétas. « Il est constant, dit-il, que les Grecs réservaient suffisamment du pain et du vin pour la communion des autres jours. C'est ce que nous apprend en termes formels Nicétas Pectorat, moine grec, dans sa dispute contre les Latins environ l'an de grâce 1053 (1). Nous sanctifions, dit-il, les dons le samedi, desquels nous en gardons suffisamment pour toute la semaine; et dans les autres jours, nous élevons le pain présanctifié, donnons les choses saintes aux saints par la communion du pain et de la coupe des mystères de Jésus-Christ. (2). »

Deux choses sont ici certaines : l'une que Nicétas parle de son temps : « Nous sanctifions, dit-il, nous gardons, nous élevons ,

 

1 Anonyme, p. 245. — 2 Nicet., disp. cum Latin.

 

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nous donnons. » Voilà visiblement un homme qui parle de son temps. L'autre chose, également certaine, est que l'Anonyme produit ce passage pour prouver qu'il est constant que l'Eglise grecque réservait le vin aussi bien que le pain consacré ; de sorte qu'il sera vrai qu'à la face de l'univers, le patriarche et son religieux déposeront en même temps de deux faits contraires à l'égard de la même église de Constantinople. Mais comme c'est une absurdité qu'on ne peut pas soutenir, aussi n'y a-t-il rien de plus facile que de concilier ces contemporains sur un fait qu'ils voyaient tous deux tous les jours. Car Nicétas ne dit pas qu'on garde le pain et le vin, mais seulement qu'on garde les dons; c'est-à-dire les pains réservés et les parcelles qu'on en faisait pour les distribuer : ce que la coutume appelait les Dons. Il ne dit pas qu'on élève le pain et le vin présanctifiés ; mais qu'on élève le pain présanctifié comme la partie du sacrement qu'on réservait seule, et que seule on consacrait le jour précédent; et s'il parle de la coupe des mystères, c'est qu'il suppose avec Cérularius son patriarche, selon l'erreur que l'on commençait d'établir alors, qu'elle devenait sacrée, et la coupe des mystères par le mélange.

Mais comme cette doctrine ne remonte pas au-dessus de Cérularius et de Nicétas, et qu'avant ce temps il est impossible de trouver un seul homme qui l'ait enseignée, ce qui reste pour constant, c'est que la tradition que ces auteurs ont trouvée dans l'Eglise, est celle de réserver et de ne donner qu'une espèce dans l'Office des Présanctifiés, et cette tradition devait nécessairement venir de plus haut. Car si l'on avait ici changé quelque chose de ce qui se pratiquait au commencement, ce changement serait marqué comme les autres. Lorsque l'on a ajouté dans cet office, entre les autres prières, cette hymne d'adoration : Maintenant les puissances célestes, et le reste que nous avons rapporté, on a marqué cette addition, et il est marqué qu'elle a été faite sous le patriarche Sergius. On a introduit dans ce même Office là coutume de mettre quelques gouttes du sang précieux sur le corps que l'on réservait. La nouveauté en est observée; et l'on doit croire par cet exemple, que si l'on avait innové quelque autre chose de considérable dans cet Office, on aurait remarqué cette innovation.

 

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Puis donc qu'on n'a point marqué que jamais on ait réservé ni donné au peuple autre chose que le pain sacré, on doit croire qu'il est ainsi de tout temps immémorial. Le concile de Laodicée, où il n'est parlé que du pain, confirme l'antiquité de cette tradition : d'où il s'ensuit que l'Office des Présanctifiés, à la réserve des innovations que nous venons de marquer, est le même qu'il a été dans son origine : qu'on n'y donnait que le corps ; et que si l'on y parle du sang, ce n'est pas à cause des deux espèces, puisqu'on ne les y donnait pas; mais c'est à cause que la substance avec la vertu du sang se trouvait effectivement dans le corps.

Et c'est de quoi, sans aller plus loin, nous avons la preuve assurée dans cet Office, puisque nous y avons vu l'adoration qu'on rendait à l'Eucharistie, lorsque de la sacristie on la portait sur l'autel. Car c'est alors qu'on disait : « Maintenant les vertus célestes vont adorer avec nous; » et : « Voilà le Roi de gloire qui fait son entrée. » Il y a constamment plus de mille ans qu'on a fait cette prière. Ni les Paschases n'avaient paru, ni Bérenger n'avait été condamné ; et l'Eglise orientale chantait déjà en voyant passer l'Eucharistie : « Voilà le Roi de gloire qui fait son entrée, et les puissances célestes l'adorent avec nous. » Ce Roi de gloire n'était pas un cadavre sans âme et sans sang : c'était Jésus-Christ entier, Dieu et Homme, et par conséquent son sang avec son corps. Mais c'en est assez sur le service des Présanctifiés comme on le faisait dans l'Eglise grecque. Voyons de quelle sorte on le célébrait parmi nous et dans l'Eglise latine.

 

CHAPITRE XXXVIII.
De l'Office des présanctifiés parmi les Latins.

 

On ne célèbre parmi les Latins l'Office des Présanctifiés que le seul jour du Vendredi saint. La coutume est donc de consacrer le Jeudi saint le corps de Notre-Seigneur, non-seulement pour ce jour-là, mais encore pour le jour suivant. On le réserve avec soin : on l'apporte le lendemain à l'autel avec révérence, où on le prend avec le vin non consacré. Comme cette coutume est ancienne, j'en ai tiré une preuve de l'ancienne tradition de la

 

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communion sous une espèce (1) ; et parce que je trouve dans les anciens livres que ce n'était pas le seul prêtre, comme à présent, mais tout le peuple qui communiait de cette sorte, j'ai conclu que la communion sous une espèce était publique et générale le Vendredi saint.

Au reste, comme il faut en toutes choses agir de bonne foi et

défendre la vérité sans prendre sur son lecteur de faux avantages,

je n'ai pas voulu dire que cette coutume ait toujours été établie

dans toutes les églises d'Occident (2). J'ai cru que je ne devais rien

assurer que de l'Eglise gallicane, dont étaient les auteurs que j'ai

allégués; et j'ai expressément marqué que la date de ces auteurs

n'était pas au-dessus du huitième siècle, me contentant d'assurer

que la coutume dont ils parlaient étant alors établie sans qu'on

en marquât le commencement, elle devait nécessairement venir

de plus haut. Au reste c'en était assez pour établir ma preuve, et

j'ai cru que l'autorité de l'Eglise gallicane et les témoignages du

huitième siècle pouvaient contenter les sages.

Les réponses de mes adversaires semblent maintenant demander que je m'explique plus précisément sur l'antiquité de cette coutume et sur les lieux où elle était établie. Je dirai donc avant toutes choses qu'il ne me paraît pas qu'elle le fût dans l'Eglise romaine. J'accorde sans peine à M. de la Roque (3) que du temps du pape saint Innocent, qui est mort au cinquième siècle, cette Eglise, comme dit ce Pape, ne célébrait en aucune sorte les sacrements (4);et encore que ce mot de célébrer ait été pris dans la suite, comme nous verrons, en divers sens, j'accorde encore au ministre (5) que selon qu'on l'entendait du temps d'Innocent, il excluait non-seulement la consécration, mais encore la distribution du sacrement ; de sorte que l'Office des Présanctifiés, que nous faisons à présent le Vendredi saint, n'était pas en usage à Rome. Ce qui me le persuade, c'est que plusieurs siècles après, pendant qu'on célébrait parmi nous l'Office des Présanctifiés le Vendredi saint, les Romains ne le faisaient pas. Alcuin y est exprès au huitième

 

1 Traité de la Commun., part., n. 6, p. 288. — 2 Ibid. 289 et suiv.— 3 La Roq., I part., chap. VIII, p. 203. — 4 Innoc. I, ep. ad Decent.; Ep. Roman. Pontif., col. 859.— 5 La Roq., ibid., p. 204.

 

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huitième et neuvième siècle. « Le jour du Vendredi saint, dit-il on ne consacre pas le corps du Seigneur ; et si l'on veut communier il faut avoir du sacrifice du jour précédent, ce que les Romains ne font pas (1). » Amalarius, dans le même siècle, n'est pas moins clair. Il assure qu'à Rome, le Vendredi saint, « dans la station où le Pape saluait la croix, personne ne communiait. » Ce que cet auteur dit avoir appris de l'archidiacre de Rome; et il ajoute a que selon cet ordre, après avoir salué la croix, chacun devait retourner dans sa maison, » par conséquent sans communier, puisque la communion ne se faisait qu'après la salutation ou l'adoration de la croix. On voit même, par la dispute du cardinal Humbert contre Nicétas, dans l'onzième siècle, que l'Office des Présanctifiés n'était pas encore en usage à Rome, puisque s'il eût été en usage, ce cardinal ne l'aurait pas ignoré, et n'aurait pas repris si sévèrement dans les Grecs, comme contraire à toute raison, cet Office des Présanctifiés, ou comme il parle, la messe imparfaite, ou la messe sans consécration (2), dont il aurait vu à Rome même un exemple si solennel le Vendredi saint.

C'est donc ici de ces choses où les églises varient, puisque même l'Eglise romaine ne les a faites que tard. Et il ne faut pas objecter que cette coutume de communier le Vendredi saint avec le pain consacré la veille, se trouve dans l'Ordre romain et même dans le Sacramentaire de saint Grégoire; d'où il semble qu'on doive conclure qu'elle était dans l'Eglise romaine avant le temps que nous disons. Car il faut avouer de bonne foi que ce que l'on appelle l'Ordre romain, ne dit pas toujours ce qui se pratiquait à Rome. Depuis que selon la liberté qui est donnée aux églises de varier dans les choses indifférentes, la France eût quitté son ancien usage pour prendre celui de Rome, ce qui fut fait, comme on sait, sous Charlemagne, les églises transcrivirent l’Ordre romain pour leur usage; et comme elles retenaient beaucoup de leurs anciennes cérémonies, elles les inséraient dans ce livre. De là vient que ces anciens interprètes de l'Ordre romain, comme Alcuin et Amalarius , y remarquent beaucoup de choses, et entre autres la Messe

 

1 Tom. X, Bibl. PP., cap. de Cœnâ, col. 249. — 2 Humb., Repreh. Nic., apud Baron., App., tom. XI, p. 771, 772.

 

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des Présanctifiés qu'on ne faisait pas à Rome (1). D'où il est aussi arrivé que l'on trouve l'Ordre romain en tant de manières. Nous en avons en effet divers exemplaires dans la Bibliothèque des Pères, tous sous le titre de l'Ordre romain, dans l'un desquels nous trouvons : « Après les bénédictions pontificales, comme on a coutume de les donner en ce pays-ci (2), » en distinction de celles qu'on donnait à Rome; en un autre endroit : « Que nous ne faisons pas; » et dans un autre exemplaire: « On ne bénit pas ainsi à Rome (3); » et un peu après, dans l'office du Samedi saint (4) : « Ici, le diacre dit, Ite, missa est, selon l'Ordre romain; mais l'usage de l'Eglise ne le permet pas à cause des vêpres. En cette nuit on ne parle point chez les Romains de l'office des vêpres, ni devant ni après la messe; mais parmi nous un de l'école, a c'est-à-dire un des chantres, « commence Alléluia, pour vêpres, » et le reste comme on le fait encore parmi nous. On trouve encore ce titre dans ce même livre, au commencement de l'office de Pâques : Encore selon les Romains (5). En un autre endroit : « On allume sept lampes, » ou comme un autre Ordre veut, « deux cierges (6). » Tout est plein de choses semblables, qui montrent combien on diversifiait l'Ordre romain; et qu'enfin ce livre de l'Ordre romain n'est pas toujours l'Ordre romain selon qu'il se pratiquait à Rome, mais que c'est souvent l'ordre romain selon que les églises l'appropriaient à leurs usages en conservant le nom d'Ordre romain, parce que l'Ordre romain en était le fond, et qu'on en gardait ordinairement les principales observances.

Selon cette notion de l'Ordre romain, il ne faut pas croire que tout ce qui en porte le titre soit toujours d'une même antiquité. Ce n'est pas que ce livre ne soit très-ancien considéré en lui-même, puisque des auteurs du huitième ou du neuvième siècle l'ont rapporté. Mais comme de temps en temps les églises l'accommodaient à leur usage, et qu'on y faisait des gloses, la règle la plus assurée pour fixer l'antiquité des usages que nous voyons, c'est d'en établir la date par celle des volumes où on les trouve, ou des auteurs

 

1 Alc., de Div. Offic, cap. de Cœn. Dom.; Amalar., lib. I, cap. XII, tom. X Bibl. Patrium, col. 249. — 2 Ibid., col. 5. — 3 Ibid., col. 79. — 4 Ibid., col. 84. — 5 Ibid., col. 86. — 6 Ibid., col. 71.

 

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qui les rapportent, ou en tout cas par le rapport de ce qu'on y trouve avec des Actes d'une antiquité certaine. C'est aussi selon cette règle que je n'ai donné à l'Ordre romain dans l'office du Vendredi saint, que l'antiquité d'Alcuin et d'Amalarius , qui sont les premiers auteurs où il soit produit.

Il faut dire la même chose du Sacramentaire de saint Gélase ou de saint Grégoire, lequel Sacramentaire était l'Ordre romain suivant que ces grands papes l'avaient rédigé. Le Sacramentaire de saint Grégoire , que le docte Ménard nous a donné et qu'on appelle la Messe de saint Eloi, est le plus ancien que nous ayons ; et selon les savantes remarques de cet auteur (1), il paraît accommodé aux usages de l'Eglise de Noyon aux environs du huitième siècle.

Voici donc ce que nous lisons dans ce livre pour l'office du Jeudi saint : « Cela fait, après avoir lavé les mains, le pontife va devant l'autel, et tout le peuple communie en son rang, et on garde de ce même sacrifice pour le lendemain, afin qu'on en communie (2). » Et pour montrer qu'on ne gardait que le corps, on voit dans l'office du Vendredi saint : « Les deux premiers prêtres, après avoir salué la croix , s'en vont incontinent dans la sacristie , ou à l’endroit où l'on aura posé le corps du Seigneur, qui a été réservé de la veille, le mettant sur la patène : un sous-diacre tient devant eux le calice avec du vin non consacré, et un autre porte la patène avec le corps du Seigneur ; l'un des prêtres prend de leurs mains la patène et l'autre le calice, et les portent sur l'autel nu (2), » c'est-à-dire sans aucun parement ; car on les ôtait à ce jour comme on fait encore : « Le pontife cependant se tient assis jusqu'à ce que le peuple ait achevé de saluer la croix, et pendant que le pontife ou le peuple salue la croix, on répète toujours l'antienne : VOILA LE BOIS DE LA CROIX , » qui est celle que nous chantons encore aujourd'hui, à la fin de laquelle il y a ces mots : Venez, et adorons-le. Aussi ce qu'on appelle en ce passage salutation de la croix, s'appelle adoration en d'autres endroits, du temps même d'Alcuin. Cet auteur, en interprétant dans l'Ordre romain la salutation de la croix, dit : « Quand nous adorons la croix, il faut

 

1 Prœf. Men. — 2 Lit. Sac. Men., p. 69.

 

 

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que tout notre corps s'attache à la terre, et que nous ayons dans l'esprit celui que nous y adorons comme y étant attaché ; et nous adorons la vertu qu'elle a reçue du Fils de Dieu. Ainsi, poursuit-il, selon le corps nous sommes prosternés devant la croix, mais selon l'esprit devant le Seigneur (1). » Revenons au Sacramentaire: « Après avoir salué la croix et l'avoir remise à sa place, le pontife descend à l'autel, et dit : Oremus : Prœceptis salutaribus; jusqu'à ces mots, et ab omni perturbatione securi:» qui sont les mêmes prières dont nous accompagnons encore aujourd'hui l'Oraison dominicale au Vendredi saint comme aux autres jours. « Après qu'on a dit : Amen, le pontife prend de la sainte hostie et la met dans le calice sans dire mot, et tout le monde communie en silence ; et ainsi tout l'office est accompli : et expleta sunt universa: les autels demeurent nus depuis le soir du Jeudi saint, jusqu'au matin du Samedi. »

Les catholiques liront ici avec une singulière consolation l'antiquité de leur office ; et je crois que les gens de bien souhaiteraient seulement que tout le peuple communiât comme autrefois à ce saint jour. Si l'on en avait la dévotion, il ne tiendrait pas à l'Eglise qu'on ne le fît. Mais sans entrer dans cette matière, contentons-nous de demander à nos réformés s'ils veulent condamner depuis neuf cents ans nos pères, qui après avoir adoré la croix, communiaient avec le corps seul réservé du jour précédent.

Le Sacramentaire de saint Grégoire, tiré du Vatican, dit de mot à mot la même chose (2). L'Ordre romain y est conforme, et nous y lisons ces mots le Jeudi saint : « Le pontife venant à l'autel , divise les oblations afin qu'on les rompe ; et tout le peuple communie en son rang ; et il prend des oblations entières parmi les autres , pour les garder jusqu'au matin du Vendredi saint, afin qu'on communie sans le sang de Notre-Seigneur, et le sang se consume entièrement à ce jour-là (3). » Après quoi le Vendredi saint, comme dans le Sacramentaire de saint Grégoire, on va quérir dans la sacristie « le corps de Notre-Seigneur, on l'apporte

 

1 De Div. Offic., cap. de Offic. Parasc., col. 252. — 2 Greg., tom. III, p. 69. — 3 Tom. X, Bibl. Patr., col. 67.

 

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sur la patène : on dit l’Oraison dominicale. Le prêtre prend de la sainte hostie et en met dans le calice sans dire mot, si ce n'est qu'il veuille dire quelque chose secrètement (1). » La même chose se trouve dans Alcuin, et dans tous ces deux endroits on lit ces mots : « Or le vin non consacré est sanctifié, et tout le monde communie en silence, et ainsi s'achève tout l'office (2). »

Pour peu qu'on eût de bonne foi, le sens de ces paroles serait aisé à entendre, et on demeurerait d'accord que le mot de sanctifier se peut prendre en plusieurs manières. Il se prend en premier lieu pour tout ce qui est dédié aux saints usages. Ainsi « le pain qu'on donnait aux catéchumènes, » selon saint Augustin (3), « devenait saint, encore qu'il ne fût pas le corps de Notre-Seigneur ; » ainsi les linges qui servent à l'Eucharistie, le corporal où l'on pose le corps de Notre-Seigneur et qui est le sacré symbole du linceul où Jésus-Christ fut enseveli, le calice et les autres vaisseaux sacrés sont sanctifiés par l'attouchement du corps de Notre-Seigneur, ou parce qu'ils sont employés à son ministère ; et sans sortir du pain de l'Eucharistie, dès qu'on l'offre à Dieu pour le sacrifice, qu'il est posé sur l'autel, qu'on l'a béni, il cesse d'être regardé comme profane, encore qu'il n'ait pas été encore consacré pour être le corps de Notre-Seigneur. Mais outre cette sanctification plus générale, où les choses de profanes deviennent saintes et sacrées, il y a une autre sanctification du pain et du vin, lorsqu'ils sont consacrés et sanctifiés pour être le corps et le sang de Notre-Seigneur.

Il est donc aisé de comprendre qu'ici le vin est sanctifié de la première manière, dans la signification la plus étendue du terme de sanctifier; et qu'encore qu'on se serve du même terme pour le pain sanctifié le jour précédent, c'est-à-dire véritablement consacré , que pour le vin qui est sanctifié par l'attouchement de ce pain sacré, on peut aisément connaître qu'il y a une sainteté d'un autre ordre dans le pain qui communique la sainteté que dans le vin qui la reçoit. Voilà une explication simple et naturelle, qui parmi des gens de bonne foi, devrait faire cesser d'abord toute la

 

1 Tom. X Bibl. Patr., col. 75. — 2 Ibid., col. 76 et 253. — 3 Lib. II, de Peccat. mer. et remiss., cap. XXVI, n. 42.

 

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difficulté : mais comme nous avons affaire à des esprits contentieux , il ne faut pas espérer qu'ils se rendent si facilement, et nous allons écouter leurs raisons.

 

CHAPITRE XXXIX.
Que le vin n'est point consacré par le mélange du corps.

 

Les paroles de l'Ordre romain que nous avons récitées, font conclure à M. de la Roque et à l'Anonyme qu'on croyait alors la consécration du vin par le mélange ' ; et pour agir en tout de bonne foi, je veux bien leur avouer que quelques-uns le croyaient ainsi, déçus par l'autorité de cette rubrique mal entendue. Mais que ce fût l'intention de l'Ordre romain, ni de l'Eglise romaine, ni des auteurs tant soit peu instruits des sentiments de l'Eglise, je démontre que cela n'est pas possible : premièrement par Alcuin même, qui le premier nous a rapporté ces paroles de l'Ordre romain. Car lui-même dans ce même ouvrage, en continuant l'explication du divin service et expliquant le canon de la messe, en vient enfin à ces paroles : Qui pridie quàm pateretur, etc., c'est-à-dire : « La veille de sa passion Jésus-Christ prit du pain en ses mains sacrées, » etc., « et dit : Ceci est mon corps : puis prenant ce sacré calice, » etc., « il dit : Ceci est mon sang, » etc., « faites ceci en mémoire de moi. » Après quoi Alcuin poursuit ainsi : « Les apôtres ont usé de ces paroles incontinent après l'ascension de Notre-Seigneur, afin que l'Eglise sût par où elle peut célébrer la perpétuelle mémoire de son  Rédempteur.  Jésus-Christ l'a montré à ses apôtres, et les apôtres à toute l'Eglise par ces paroles, sans lesquelles nulle langue, nul pays, nulle ville, nulle partie de l'Eglise ne peut consacrer ce sacrement. » Et incontinent après : « C'est donc par la vertu et par les paroles de Jésus-Christ qu'on a consacré au commencement le pain et le calice, qu'on le consacre à présent et qu'on ne cessera de le consacrer, parce que Jésus-Christ prononçant encore par les prêtres ces mêmes paroles, fait son saint corps et son saint sang par une céleste bénédiction. »

 

1 la Roq., Rép., II part., chap. VII, 241. — 2 Alc., de Div. Offic., cap de celebr. Missae, col. 287

 

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C'est donc croire que l'on consacre le sang aussi bien que le corps; et Alcuin n'a pas entendu qu'on put consacrer le sang par le seul mélange sans prononcer aucune parole, ni que ce fût le sens de la rubrique qu'il rapportait.

Ici M. de la Roque se tait : il ne dit pas un seul mot à ce passage d'Alcuin, quoique je l'eusse rapporté : sentant bien en sa conscience qu'il n'y a point de meilleur interprète d'Alcuin, ni de la rubrique qu'il nous a rapportée le premier, qu'Alcuin même. Il s'ensuit donc clairement que si l'on prend le pain sacré dans du vin, c'est une espèce d'ablution pour en faciliter le passage et entraîner toutes les parcelles de l'Eucharistie qui pourraient rester dans la bouche ; et que s'il est dit que le vin soit sanctifié par le mélange du pain sacré, c'est de cette sanctification extérieure, où les choses qui ne sont pas saintes par elles-mêmes, le deviennent en quelque façon par l'attouchement des choses sacrées, comme le calice, le corporal et les autres vaisseaux sacrés sont sanctifiés et cessent d'être profanes par l'attouchement du corps et du sang. C'est ainsi, dit saint Bernard, « que le vin mêlé avec l'hostie consacrée , quoiqu'il ne soit pas consacré de cette manière solennelle et particulière qui le change au sang de Jésus-Christ, ne laisse pas d'être sacré en touchant le corps de Notre-Seigneur (1). »

Quand j'explique de cette sorte avec saint Bernard cette sanctification du vin mêlé avec le corps de Notre-Seigneur, l'Anonyme contre la coutume des autres ministres, qui témoignent peu de déférence pour ce saint dévot à la Vierge, dit que « quand Bernard de Clairvaux aurait été dans le sentiment de l'Eglise romaine d'aujourd'hui, il faut voir ce qu'en croyait l'Eglise romaine d'alors (2). » Que ne répondait-il donc à l'autorité si expresse d'Alcuin, auteur du temps, qui nous a le premier parlé de la rubrique dont ils abusent? Pou voit-il décider plus clairement qu'on ne peut consacrer le sang sans la parole qu'en disant, comme il vient de faire, que sans ces paroles : CECI EST MON CORPS, CECI EST MON SANG, nulle ville, nulle partie de l'Eglise n'a jamais pu consacrer? »

Qu'on ne m'aille pas chicaner sur ce qu'on prétend que cet Alcuin n'est pas l'Alcuin, précepteur de Charlemagne. C'est tout

 

1 Epist. XLIX, n. 2, tom. I, col. 71. — 2 Anonyme, p. 242, 253.

 

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ce que l'Anonyme a su répondre à ce passage. Mais que ce soit cet Alcuin ou un autre, quoi qu'il en soit, il est constant que c'est un auteur du temps : que c'est le premier dont nous avons cette rubrique de l'Ordre romain : que Rémi d'Auxerre, auteur du temps, a transcrit de mot à mot ce chapitre de la célébration de la messe dans l'ouvrage qu'il a composé sur la même matière (1) : que Florus, autre auteur du temps très-célèbre par sa piété et par son savoir, en a fait autant (2) ; et qu'il n'y a rien de plus constant que cette doctrine.

Amalarius n'égale pas le savoir de Florus ni d'Alcuin; mais soutenu par le même esprit de la tradition, il assure en expliquant le canon, que la consécration s'y fait par le prêtre, en faisant ce qu'a fait Jésus-Christ, en prenant comme lui du pain et une coupe pleine de vin et d'eau, en les bénissant à son exemple, en répétant ses paroles : Verba dominica, à l’endroit où nous les répétons encore : « C'est, dit-il, ici que la nature simple de pain et de vin est changée en une nature raisonnable ; c'est-à-dire au corps et au sang de Notre-Seigneur  (3) : » paroles si expresses et si convaincantes, que ni M. de la Roque ni l'Anonyme n'ont pas seulement tenté d'y répondre. L'Anonyme dit seulement : « Cela peut être : j'aurais seulement souhaité que M. Bossuet nous eût rapporté les termes d'Amalarius (4). » Aussi l'avais-je fait (5) ; et outre cela, j'a-vois expressément marqué l’endroit où il les aurait pu trouver; mais il ne fait pas semblant de voir tout cela, et voilà ce qu'on appelle répondre à un livre.

Quand nous n'aurions que ces deux auteurs, qui dans toute l'antiquité eussent seuls fait mention de l'Ordre romain, c'en est assez pour détruire cette consécration faite le Vendredi saint par le mélange. Mais il faut encore ajouter qu'elle répugne à l'esprit de cet office. Car le dessein qu'on a eu, en le faisant, est d'éviter dans la tristesse où l'on est à cause de la mort de Notre-Seigneur, la célébrité de la consécration. Les ministres de l'Eglise interdits et comme dissipés avec les apôtres, frappés d'étonnement et plongés dans la douleur, semblent avoir oublié la plus divine de leurs

 

1 Tom. VI, Bibl. PP., col. 450. — 2 Ibid., col. 170. — 3 Amal., lib. III, col. 24. — 4 Anonyme, p. 153. — 5 Traité de la Commun., I part. n. 6, p. 295.

 

 

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fonctions, qui est la consécration des saints mystères. Que si celle du corps sacré n'est pas de ce jour, celle du sang n'en est pas davantage; et si l'on eût fait la dernière, l'autre n'eût pas dû être omise. Aussi voyons-nous que tous les auteurs nous disent unanimement, que l'on ne faisait ni l'une ni l'autre ; et Raban, archevêque de Mayence, le plus savant homme d'alors, dit « qu'en ce jour du Vendredi saint, on ne célèbre en aucune sorte les sacre-mens; mais, dit-il, après avoir achevé les leçons et les oraisons avec la salutation de la croix, on reçoit l'Eucharistie consacrée au jour de la Cène de Notre-Seigneur (1). » Il est donc clair, quand il dit qu'on ne célèbre les sacrements en aucune sorte, qu'il ne l'entend pas de la communion, comme on le faisait du moins à Rome du temps de saint Innocent, puisqu'il raconte la manière dont on communiait avec l'Eucharistie consacrée la veille ; mais de la consécration , qui par conséquent selon lui ne se faisant en aucune sorte le Vendredi saint, celle qu'on imagine par le mélange demeure tout à fait exclue. Amalarius marque aussi comme une chose qui répugne à la tristesse de ce jour, d'y faire le corps de Notre-Seigneur (2) ; et comme il n'y répugne pas moins de faire le sang, il dit que ceux qui consacrent, c'est-à-dire qui croient consacrer par le mélange ; car pour lui nous venons de voir combien il est éloigné de ce sentiment : « Ceux-là, dit-il, n'observent pas la tradition de l'Eglise dont parle le pape Innocent, qui défend de célébrer en aucune sorte les sacrements (3) ; » c'est-à-dire de les consacrer, comme Raban de Mayence nous l'a fait entendre.

 

CHAPITRE XL.
Réponses aux preuves des ministres : Ordre romain.

 

On pourra voir maintenant combien M. de la Roque abuse le monde lorsqu'il dit que les anciens Grecs et Latins ont admis la consécration par le mélange. Il ne le dit pas seulement à l'occasion de l'Office des Présanctifiés, ou de celui du Vendredi saint ; il le dit à l'occasion de la communion des malades : « Les anciens

 

1 De Instit. Cler., lib. II, cap. XXXVII. — 2 Lib. I, cap. XII. — 3 Amal., lib. I, cap. XV.

 

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chrétiens grecs et latins croyaient, dit-il, que le mélange du pain sanctifié consacrait par son attouchement et par son union le vin qui ne l'était pas (1) ; » et un peu après parlant du même sujet : « Enfin les chrétiens étaient persuadés que l'attouchement et le mélange du pain sacré, consacrait le vin qui ne l'était pas. » C'est les anciens Grecs et les Latins, c'est les chrétiens sans limitation, enfin c'est partout l'idée d'une pratique ancienne et universelle. Il s'explique avec la même force touchant la communion domestique, où il a vu par tant de preuves qu'on n'emportait de l'église que le pain seul. Il s'en sauve en disant sans preuve qu'on le mêlait dans le vin à la maison, et qu'on le consacrait par ce moyen. « Car, dit-il, on croyait dans l'Eglise orientale et occidentale que le mélange et l'attouchement du pain sanctifiait et consacrait le vin qui ne l'était pas (3). » Il promet de « prouver par plusieurs témoignages, dans les chapitres suivants, que c'était la croyance de l'Eglise grecque et latine. »

Au reste comme il fait servir la consécration par le mélange de dénouement universel, même dans la communion domestique, qu'il avoue dès les premiers siècles et dès le temps des persécutions , il faut que les anciens Grecs et Latins qu'il nous promet partout, soient de la première antiquité. Aussi ne cesse-t-il d'alléguer les anciens (4) indéfiniment, comme ayant été unanimement dans cette doctrine ; mais quand il vient à nous vouloir dire quels sont ces anciens Grecs et Latins qu'il vante partout, pour tous anciens parmi les Grecs, il nous allègue Nicétas Pectoratus, auteur du onzième siècle, Michel Cérularius du même temps, et Siméon de Thessalonique, « qui vivait, dit-il, il y a plus de trois cents ans (5). » Voilà ce qu'il appelle les anciens Grecs. Au lieu de nous produire les Basiles, les Grégoires, les Chrysostomes que nous espérions d'entendre, quand il nous a promis les anciens Grecs : au lieu de produire au moins, s'il voulait descendre plus bas, quelque auteur avant le schisme, il nous produit ceux qui l'ont commencé au milieu du onzième siècle, un Michel Cérularius qui en est l'auteur, un Nicétas qui le défendait alors, un Siméon de Thessalonique qui a vécu tant de siècles après la rupture

 

1 La Roq., p. 108. — 2 P. 114. — 3 P. 184. — 4 P. 213, 223. — 5 P. 220.

 

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ouverte. Ceux-là ont dit que par l'union du corps sacré « le vin est changé au sang. » Qu'ils l'aient dit tant qu'on voudra puisqu'ils l'ont dit les premiers, c'est une conviction contre ceux qui, ayant promis de produire les anciens, ne peuvent pas remonter plus haut.

Voilà pour ce qui regarde les anciens Grecs. Pour ce qui est des anciens Latins, il est vrai qu'il cite trois fois un canon du premier concile d'Orange de l'an 441. Mais à la réserve de ce canon, dont nous traiterons à part avec M. de la Roque, auquel nous démontrerons par lui-même que ce canon ne fait rien à la question dont il s'agit, le premier ancien qu'il cite est l'Ordre romain rapporté dans des auteurs du neuvième siècle : le second est Amalarius, du même temps et qu'on lui conteste : le troisième est le Micrologue, dans le siècle onzième : le quatrième est, dans le douzième, l'abbé Rupert qui n'en dit mot ; et il n'en sait pas davantage touchant l'antiquité latine.

Pour commencer par l'Ordre romain, il est vrai que dès le neuvième siècle on y lisait ces paroles dans l'office du Vendredi saint : « Que le vin non consacré est sanctifié par le pain sanctifié. » Mais je ne trouve déjà plus ici ce que disait Michel Cérularius, que le vin par cette union est changé au sang. Je trouve le mot de sanctifié, qui tout au plus est équivoque. Mais quand il faudrait l'entendre, comme le disent mes adversaires, pour la véritable et parfaite consécration, il faudrait encore remonter plus haut pour établir la tradition, et l'autorité de l'Ordre romain n'est pas suffisante.

Mais, me dira-t-on, vous avez vous-même recommandé l'autorité de ce livre comme étant l'ancien cérémonial de l'Eglise romaine la Mère des églises, et du Pape qui en est le chef. Il est vrai ; mais j'ai démontré que cette cérémonie du Vendredi saint ne regardait en aucune sorte l'Eglise romaine ; et que loin de consacrer le Vendredi saint par le mélange du pain consacré qu'on réservait de la veille, elle n'usait pas même de cette réserve, et ne faisait point l'Office des Présanctifiés. On ne peut donc alléguer ici l'autorité de l'Eglise romaine ni du pape.

Et après tout il faudrait encore distinguer dans ce livre de

 

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l'Ordre romain, ce qui est de fait d'avec ce qui est de dog me. Quand un auteur qui compose un cérémonial me rapporte un fait, je le crois dans une chose d'usage dont il a ses yeux pour témoins, et pour garant la foi publique. Ainsi sur la parole de celui qui a écrit les rubriques de l'Ordre romain, je ne nie point du tout qu'on ait mêlé le pain sacré dans du vin qui ne restait pas. Mais si le rubricaire sortait de ses bornes, et que, devenant docteur, il décidât de son autorité que la parfaite consécration se peut faire par le mélange, comme si l'on ne pouvait pas prendre le vin par forme d'ablution, il n'aurait plus la même autorité, et je voudrais qu'on me montrât la tradition par d'autres preuves.

Respectons néanmoins ce rubricaire quel qu'il soit, à cause de l'autorité des auteurs qui l'ont rapporté au huitième ou neuvième siècle. J'ai démontré clairement par ces auteurs, que la sanctification du vin, dont il parle, ne peut pas être la consécration de l'Eucharistie, puisqu'ici constamment on n'en dit mot, et que la consécration selon ces auteurs ne se peut faire que par la parole ; et quand je n'aurais pas ces auteurs, j'aurais pour moi l'office même dont on excluait la consécration, et par conséquent celle du sang aussi bien que celle du corps : et quand je n'aurais pas toutes ces raisons, le mot de sanctifier, qui est équivoque, devrait être déterminé par toute la tradition précédente ; et jamais on ne prouvera par aucun passage  que  le vin soit changé au sang par le mélange, ou enfin qu'un sacrement soit fait sans parole.

L'Anonyme s'élève ici contre nous, en disant qu'autrefois par le commun sentiment des Grecs et des Latins, « la consécration ne se faisait pas par la prononciation des paroles de Jésus-Christ, mais par la prière ; et, poursuit-il, M. Aubertin et M. Raillé l'ont prouvé si clairement et si fortement, que je m'étonne qu'on veuille encore chicaner sur un sujet si éclairci (1). » Je le veux : j'ai lu M. Aubertin et M. Raillé, et j'y ai vu mille beaux passages ( car ces Messieurs prouvent admirablement ce que personne ne leur conteste ) pour prouver que les sacrements, et entre autres l'Eucharistie, et le sang aussi bien que le corps, se consacrent

 

1 Anonyme, p. 252.

 

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par la prière; ce qui aussi est indubitable en un certain sens comme nous le verrons. M. de la Roque parle de même dans son Histoire eucharistique (1). M. le Sueur en dit autant dans son Histoire de l'Eglise (2) comme nous l'avons déjà vu. Tous en un mot prouvent très-bien que l'on consacre par une prière mystique, qui sans doute ne se fait pas sans parler. Mais que l'on consacrât par le mélange et sans dire mot, ce qui est pourtant ici notre question, ni Aubertin n'a entrepris de le prouver, ni Raillé n'y a songé, ni M. le Sueur ne l'a dit, ni même M. de la Roque ne l'a établi dans son Histoire eucharistique; et c'est la nécessité de se sauver de la communion trop certaine sans cela sous une espèce, qui l'a jeté dans ce sentiment sur de trop faibles témoignages.

 

CHAPITRE XLI.
Suite des Réponses aux preuves des ministres ; premier concile d'Orange.

 

Il est vrai qu'il a d'abord ébloui le monde par le nom du premier concile d'Orange tenu en 441, sous le pontificat de saint Léon (3). Comme durant neuf cents ans il n'a que ce témoignage, il tâche de le faire valoir de toute sa force, et le fait passer par trois fois devant nos yeux (4) ; comme ces rusés capitaines, qui pour effrayer l'ennemi par l'idée d'une nombreuse armée, font faire de grands mouvements au peu de troupes qu'ils ont, et les montrent coup sur coup en plusieurs endroits. Mais par malheur, de son aveu propre, ce canon qu'il a tant vanté ne fait rien à la question. Le voici comme le traduit M. de la Roque, peu exactement comme on verra : « Qu'on doit offrir le calice, afin qu'il soit consacré par le mélange de l'Eucharistie. » Cette version peut donner l'idée qu'il n'est point parlé dans ce canon de l'oblation du pain sacré, mais de la seule oblation du calice; et encore la version fait-elle paraître que le calice n'est offert que pour être consacré par le mélange. Mais sans m'arrêter à toutes ces petites finesses que ce ministre peut avoir entendues dans sa version imparfaite,

 

1 La Roq., Hist. de l'Euchar., I part., chap. VII. — 2 Le Sueur, tom. IV, p. 170; tom. VI, p. 119, 449, 604. — 3 Conc. Araus. I, can. 17; Conc. Gall., tom. I; Labb., tom. III, col. 1450. — 4 P. 108, 185, 214.

 

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voici comment il faut traduire de mot à mot : « Avec le vase, » ou la boîte, ou enfin le réceptacle tel qu'il soit, CUM CAPSA, « il faut aussi offrir le calice, et il le faut consacrer par le mélange de l'Eucharistie : » CUM CAPSA ET CALIX OFFERENDUS EST , ET ADMIXTIONE EUCHARISTAE CONSECRANDUS. Le mot capsa vient de contenir et de recevoir, à capiendo : et c'est dans Odilon, abbé de Clugny », et dans un très-ancien exemplaire de l'Ordre romain, le vaisseau ou le réceptacle tel qu'il soit, où l'on mettait l'Eucharistie. On peut bien s'être servi d'un vaisseau semblable pour présenter au pontife l'hostie qu'il devait consacrer. Voilà donc la capse bien entendue pour ce qui contient le pain qu'on devait offrir : et le dessein du canon d'Orange est très-clair en ce qu'il ordonne qu'on offre d'abord le pain et le vin ensemble, chacun dans son vaisseau propre, comme on fait encore aujourd'hui ; et qu'ensuite on les mêle ensemble, comme on a fait de tout temps dans la liturgie latine, un peu devant la communion en disant ces mots : « Ce mélange et cette consécration du corps et du sang de Notre-Seigneur nous donne en le prenant la vie éternelle : » où il est clair que le mot de consécration ne signifie pas la consécration à faire, puisqu'on la suppose déjà faite, et le corps déjà corps comme le sang déjà sang, ainsi que les paroles le démontrent. Il n'est donc pas ici parlé de la consécration proprement dite, où le pain est changé au corps et le vin au sang; mais de la consécration dans une signification plus étendue, qui comprend avec le canon toutes les prières mystiques.

La chose est trop assurée pour pouvoir être révoquée en doute par d'habiles gens. Mais M. de la Roque a bien vu qu'il avait affaire à des lecteurs peu versés pour la plupart en ces matières, et qu'il pouvait leur dire tout ce qu'il voudrait. Dans le désir qui me presse de leur rendre la vérité aisée à connaître, et tout ensemble de leur faire sentir les artifices dont on se sert pour les amuser, je n'ai qu'à leur produire l'Histoire de l’Eucharistie de ce même M. de la Roque, qui les a voulu tromper dans sa Réponse.

Donc dans l'Histoire de l’Eucharistie, à l’endroit où il est traité de la consécration et de l'oblation , ce ministre fait deux choses,

 

1 Bibl PP., tom. X, col. 13.

 

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qui toutes deux convainquent de faux le sens qu'il donne au canon d'Orange.

La première, c'est qu'en expliquant la consécration, il raconte qu'elle se fait en l'Eglise grecque, lorsqu'après avoir récité les paroles de l'institution : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » etc., on dit ces mots : « O Seigneur, envoyez votre Saint-Esprit, afin qu'il fasse ce pain le sacré corps et ce vin le sacré sang de Jésus-Christ (1). » Il ne se contente pas de nous montrer cette prière dans les Constitutions apostoliques : il en trouve de toutes semblables dans la liturgie de saint Jacques et de saint Marc : « et ainsi, poursuit-il, en celles de saint Basile, de saint Chrysostome, et généralement en toutes, à la réserve de la liturgie latine : je dis en celle d'aujourd'hui, car je ne saurais dissimuler qu'il n'en était pas ainsi anciennement ; et que selon toutes les apparences on a retranché de cette liturgie, je veux dire du canon de la messe, les prières qui suivaient, comme dans les autres, les paroles de l'institution, et par lesquelles prières les chrétiens faisaient la consécration pendant l'espace de mille ans. » Ils ne la faisaient donc pas par le mélange, sans paroles : ils la faisaient par des prières, et celle du sang comme celle du corps ; car il s'agit ici de l'une comme de l'autre, et l'on ne dit pas moins à Dieu : « Faites de ce vin le sang du Sauveur, » qu'on lui dit : « Faites de ce pain son corps. »

Il dira qu'il a décrit en ce lieu la consécration accoutumée, de la manière qu'elle se fait dans toutes les messes de l'année avec ses cérémonies ordinaires (2). Car c'est ce qu'il insinue dans la Réponse qu'il a faite contre moi ; mais c'est par où je le prends. Car dans le canon d'Orange ce n'est pas d'une messe du Vendredi saint, d'une Messe des Présanctifiés, ou d'une messe imparfaite qu'il s'agit : c'est de la messe à l'ordinaire, où l'on offre le calice avec le pain; ce qui ne se faisait pas le Vendredi saint, ni dans la Messe des Présanctifiés. Donc à la messe dont il est parlé dans ce canon, la consécration même du calice se faisait à l'ordinaire par la prière, et non sans paroles par le mélange ; et en ce lieu le mot consécration nécessairement veut dire autre chose que la

 

1 Hist. de l'Euchar., I part., chap. VII, p. 73. — 2 La Roq., p. 215.

 

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consécration proprement dite, où le vin est changé au sang; donc M. de la Roque abuse le monde.

N'importe qu'il favorise les Grecs d'aujourd'hui, et qu'en avouant qu'on trouve dans toutes les liturgies, avec les paroles de l'institution : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » les prières pour changer les dons, il aime mieux attribuer un si merveilleux effet à la prière des hommes qu'à la parole de Jésus-Christ : n'importe qu'il accuse à faux l'Eglise romaine d'aujourd'hui d'omettre la prière où l'on demande que a le pain soit fait le corps, et le vin le sang, » puisque nous le faisons encore aussi bien que les Grecs, et que la seule différence qu'il y ait entre eux et nous, c'est que nous la faisons devant, et eux après les paroles de l'institution : n'importe qu'envenimé contre l'Eglise romaine, il l'accuse sans fondement d'avoir tronqué son ancienne liturgie au préjudice de la pratique qu'elle avait suivie durant mille ans. Tout cela est vain, tout cela est faux ; la liturgie de l'Eglise romaine se trouve de mot à mot comme on la dit aujourd'hui, dans des volumes et dans des auteurs qui ont neuf cents ans et mille ans d'antiquité, qui devaient donc, selon lui, avoir précédé ce retranchement qu'il prétend avoir été fait. Mais enfin quand tout cela serait aussi vrai qu'il est visiblement faux, ceci nous demeurera toujours, que dans l'Occident comme dans l'Orient, durant mille ans, on a fait la consécration, du moins ordinaire, tant celle du sang que celle du corps, par des paroles : donc les Pères d'Orange, qui vivaient en 441, la faisaient ainsi, et ne la faisaient pas par conséquent par le mélange : donc la consécration dont ils parlent n'est pas celle dont il s'agit, où le vin est changé au sang : donc, encore une fois, M. de la Roque abuse de la foi publique.

La Seconde chose par où il s'est lui-même convaincu de faux, c'est ce qu'il dit de l'oblation. Car voici comment il raconte l'ordre de la messe et les oblations qui se font dans les anciennes liturgies (1). La première est celle du peuple qui présente ses dons à l'autel, c'est-à-dire son pain et son vin; la seconde, selon lui, est l'oblation « qu'on faisait à Dieu de ces mêmes dons dans le propre moment qu'on les consacrait ; » et ici il rapporte encore

 

1 Hist. de l'Euchar., I part, chap. VIII, p. 88, 89

 

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une fois les paroles consécratoires. Continuant à nous raconter la suite de la liturgie (1), il dit qu'après cette oblation où la consécration se faisait, on venait à la fraction, qui par ce moyen suppo-soit la consécration déjà faite. Or le mélange dont il est parlé dans le concile d'Orange suit la fraction, puisque sans doute on ne mettait pas un pain entier dans le calice, mais la parcelle d'un pain rompu. Ce mélange donc, qui supposait la fraction, suppo-soit à plus forte raison la consécration au sens dont il s'agit en ce lieu. Et voilà , pour la troisième fois, M. de la Roque qui abuse des mots contre sa propre science et contre ce qu'il a lui-même enseigné, quand il a écrit la chose à fond. Il ne fait donc qu'éblouir les simples et les ignorants, et il attire sur lui la malédiction de celui qui dit : « Maudit l'homme qui fait errer l'aveugle dans son chemin, et qui lui met un empêchement devant ses pieds pour le faire trébucher (2). »

Qu'est-ce donc que cette consécration dont parle le canon d'Orange, et que M. de la Roque fait tant valoir ? D'un côté je ne suis pas obligé de m'en mettre en peine, puisque déjà , de l'aveu de M. de la Roque, ce n'est pas ce que M. de la Roque prétend ; mais d'autre côté la chose est si aisée et si triviale, que j'aurais tort de la taire à nos Frères. Personne n'ignore les divers sens que les anciens interprètes de la liturgie donnent au mot consécration. Il se prend ordinairement et dans sa propre signification pour l’endroit précis où les dons sont changés au corps et au sang : il se prend aussi quelquefois pour ce qu'on fait dans la liturgie envers le corps et le sang, pour honorer les mystères de Jésus-Christ et signifier la sanctification de son corps mystique. Le corps et le sang mêlés ensemble dans l'Eucharistie, comme nous l'avons déjà dit, représentent dans leur union celle qui fut faite à la résurrection de Notre-Seigneur : le sang est uni au corps, comme à la source d'où il est sorti pour notre salut, et découvre au peuple fidèle un nouveau principe de grâce dans la résurrection de Notre-Seigneur. Voilà le sacré mystère et la consécration que ce mélange contient. Que les ministres disent ce qu'il leur plaira de ce

 

1 Hist. de l’Euchar., I part., chap. IX, p. 109. — 2 Deuter., XXVII, 18; Levit., XIX, 14.

 

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langage mystique : il est certain qu'il est ecclésiastique et bien connu des anciens ; et s'ils veulent quelque chose de plus simple, Alcuin leur dira que ce mélange du corps et du sang s'appelle consécration par cette raison particulière, « à cause que par ce moyen le calice de Notre-Seigneur contient toute la plénitude de son sacrement (1). » Mais, quoi qu'il en soit, toujours demeurera-t-il pour constant qu'en ce lieu le mot consécration ne peut signifier ce que M. delà Roque a prétendu. Tout ministre de bonne foi interrogé par un protestant, l'avouera sans peine. Ainsi après nous avoir vanté les anciens Grecs et les anciens Latins, M. de la Roque, destitué du canon d'Orange où il avait mis sa principale confiance et la seule preuve authentique qu'il ait rapportée, n'aura pour tout ancien parmi les Grecs que Michel Cérularius, qui commença le schisme en 1050, et n'aura parmi les Latins qu'une parole équivoque de l'Ordre romain, neuf cents ans après les apôtres.

 

CHAPITRE XLII.
Ce que signifie le mot sanctifié dans l’Ordre romain.

 

Mais M. de la Roque prétend qu'il n'y a point d'équivoque dans l'Ordre romain, et il tâche de le prouver par le texte même qu'il rapporte ainsi : « Le vin non consacré est sanctifié par le pain consacré, et tous communient avec silence; c'est-à-dire, poursuit le ministre, comme chacun voit, sous les deux espèces (2). » Cette glose pourrait passer, si l'on avait oublié ce qui précède immédiatement, qui est, comme nous l'avons déjà rapporté, que c'est le corps qu'on a réservé, et que c'est le corps qu'on pose sur l'autel ; de sorte qu'il faut entendre que c'est avec le corps que l'on communie. Et ce qui est dit entre deux, de la sanctification du vin par le corps, n'est pas pour dire que le vin soit changé au sang, ce qui ne s'est jamais fait que par la parole; mais pour avertir l'officiant que cette ablution n'est pas comme à l'ordinaire, puisqu'on y a mis le corps de Notre-Seigneur, si essentiellement saint et sacré que non-seulement tout ce qui le touche, mais encore tout ce qui sert à son ministère ne peut plus être profane.

 

1 Tom X, Bibl. PP., col. 294. — 2 La Roq., p. 213.

 

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Mais je veux que ce terme de sanctifier soit équivoque et puisse recevoir un double sens. Par où faut-il déterminer un terme ambigu, si ce n'est, comme nous faisons, par toute la tradition? Il est question de savoir si c'a jamais été l'esprit de l'Eglise de consacrer par le seul mélange et sans paroles. C'est de quoi on ne trouve rien neuf cents ans durant, et le ministre en convient; si ce n'est qu'on veuille compter pour quelque chose le canon d'Orange, qui selon le ministre même dans son Histoire de l’Eucharistie, ne regarde pas cette question. Au contraire on trouve toujours la consécration par la parole. Aubertin, Daillé, le Sueur, en un mot tous les ministres en conviennent, et M. de la Roque même avec eux tous. Mais peut-être qu'au neuvième siècle on aura changé cette doctrine? Non, Alcuin y persiste, comme on vient de voir : elle est dans Amalarius, on l'a vu aussi : Isaac de Langres leur contemporain l'a enseignée, et il attribue la consécration aux paroles de Jésus-Christ répétées dans le canon : « Paroles, dit ce grand évoque, qui ont toujours leur effet, parce que le Verbe, qui est la vertu, dit et fait tout à la fois; de sorte qu'il se fait ici à ces paroles, contre toute raison humaine, une nouvelle nourriture pour l'homme nouveau, un nouveau Jésus né de l'Esprit, une hostie venue du ciel (1). » On a vu le sentiment de Rémi d'Auxerre : on a vu celui de Florus, tous auteurs du temps : et afin qu'on n'ignorât pas celui des siècles suivants, j'ai produit Hildebert du Mans (2), depuis transféré à Tours, qui explique formellement « que par les paroles de Jésus-Christ répétées, le pain et le vin acquièrent de nouvelles forces : que la nature est changée sous le signe de la croix et sous la parole : que le pain honore l'autel en devenant corps, et le vin en devenant sang (3). » Tout ceci a été produit dans le Traité de la Communion et a passé sans contredit. Mais, dit M. de la Roque, tous ces Pères parlaient de la consécration à l'ordinaire. Mais cette consécration extraordinaire, où paraît-elle? Est-ce dans l'Ecriture sainte? M. de la Roque ne songe pas seulement à l'y trouver. L'Ecriture ne nous marque pas une autre manière de consacrer le baptême que par les paroles

 

1 Spicil., ton». I, p. 351.— 2 Traité de la Comm., I part. n. 6, p. 296.—3 Tom. X, Bibl. PP., col. 644, 845.

 

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évangéliques. Elle nous apprend de même qu'il faut bénir l'Eucharistie, et non-seulement le pain, mais encore le calice, puisque même c'est du calice que saint Paul a dit spécialement : « Le calice de bénédiction que nous bénissons. » Il faut donc ici des paroles, quelles qu'elles soient; car ce n'est pas de quoi nous avons ici à disputer. L'Eglise n'en a jamais douté, et je n'ai pas besoin de le prouver à M. de la Roque, puisqu'il en convient. Pourquoi donc inventer ici une manière de consacrer extraordinaire, et d'où vient que cette nouvelle consécration ne se trouve que le Vendredi saint? Que dirait-on de celui qui s'iroit imaginer qu'il y aurait quelque jour de l'année où l'on pourrait baptiser sans les paroles solennelles? Une telle absurdité est-elle jamais entrée dans l'esprit? Cette vertu de changer le vin en sang par son attouchement, ne se trouve-t-elle qu'un seul jour dans le corps de Jésus-Christ ? Et d'où vient que dans tout le cours de l'année on ne se sert jamais de cette formule muette? Si c'est à cause que le sacrement ne se doit régulièrement consacrer que par la parole, où a-t-on vu que l'Office du Vendredi saint ait été dispensé de cette règle? Qui empêchait de réserver le vin consacré, comme on réservait le pain du jour précédent, puisqu'aussi bien il ne s'agissait de le réserver qu'un seul jour? S'il est vrai, comme le prétendent nos adversaires, que la réserve du sang fût dans l'Eglise aussi ordinaire que celle du corps, d'où vient qu'on n'aimait pas mieux s'en servir dans l'Office du Vendredi saint, que d'y introduire une manière de consacrer dont jusqu'alors on n'avait point trouvé d'exemple ?

Mais enfin, dit le ministre, c'est un fait. C'est un fait, qu'il se trouve dans l'Ordre romain, que « le pain sanctifié sanctifie le vin (1) » Mais que cette sanctification signifie ce qu'on lui veut faire dire, ou qu'elle doive être prise dans un autre sens, ce n'est plus un fait constant; c'est une question à décider. Mais par où expliquera-t-on une expression ambiguë, si ce n'est par ce qui a toujours passé pour constant? Il y a des singularités si absurdes et des choses si inouïes, qu'on ne doit pas présumer qu'elles tombent dans la pensée de l'Eglise. Mais pénétrons ce que veut dire M. de

 

1 La Roq., p. 215.

 

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la Roque, lorsqu'il prétend ici nous réduire au fait : « Il ne s'agit pas ici, dit-il, du droit, mais du fait; il ne s'agit pas ici de la consécration en elle-même, il s'agit de la croyance et de la pratique des anciens (1). » Je l'entends : il ne veut pas garantir cette croyance et cette pratique, qu'il attribue aux anciens, puisqu'en effet il n'en peut trouver aucun fondement dans l'Ecriture. Suivons-le dans son raisonnement. C'est un fait, dites-vous, que a les anciens ont cru que cette consécration sans parole et par le mélange, a la même vertu que celle qui se faisait avec toutes les cérémonies accoutumées. »  Nommez-nous donc ces anciens. L'Ordre romain au neuvième siècle, est-ce là tout ce qu'on appelle les anciens? Mais c'est de cet Ordre romain que nous disputons; et c'est de cet Ordre romain dont il faut déterminer le sens ambigu par la tradition constante. Car enfin, quel que soit celui qui a composé l'Ordre romain, il n'a pas prétendu être novateur : ce n'est pas le dessein de ceux qui travaillent à de tels ouvrages. Et puisqu'on nous parle ici du fait, c'en est un qu'on ne peut nier, que le mot de sanctifier et celui de consacrer, se peuvent prendre en divers sens. Nous venons de voir un de ces sens dans le concile d'Orange, qui n'est pas celui dont nous parlons ici. Sans sortir de la matière de l'Eucharistie, nous trouverons le terme de sanctifier cent fois employé pour les linges, pour les vaisseaux et pour tous les autres ministères, sans que par là on veuille dire faire un sacrement. Ce fait est indubitable. Que la sanctification, qui fait du pain et du vin le corps et le sang de Notre - Seigneur, se fasse par la parole et par la parole seule, c'est un autre fait si constant, que neuf cents ans durant on n'apporte pas seulement une conjecture pour prouver le contraire. Que maintenant au neuvième siècle on s'avise tout d'un coup de croire autrement, il n'y a ni vérité ni vraisemblance ; d'autant plus que dans ce temps même et dans tous les âges suivants, on convient qu'on trouve toujours la même doctrine de la consécration par la parole. Il n'y a donc rien de plus raisonnable que d'interpréter avec nous cet endroit douteux du neuvième siècle, d'une manière conforme à la doctrine de tous les temps et de tous les âges.

 

1 La Roq., p. 215.

 

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CHAPITRE XLIII.
La nouvelle manière de consacrer, imaginée par les ministres, est sans fondement, et ils n'en peuvent tirer aucun avantage.

 

Les ministres croient aisément que l'Eglise peut varier dans sa doctrine, et il ne leur faut pas donner pour principe qu'elle n'a pu en changer au neuvième siècle sur la manière de consacrer l'Eucharistie. Ainsi pour ne refuser aucune sorte d'éclaircissement à nos Frères, et pour tourner de toutes les sortes une prétention où ils mettent le dénouement de toute la question des deux espèces, examinons avec eux s'il est vrai qu'au neuvième siècle on trouve une manière nouvelle de consacrer l'Eucharistie , dont on n'ait jamais entendu parler dans les siècles précédents. Je dis qu'elle ne s'y trouve pas : je dis que quand même on l'y trouverait, elle ne serait d'aucun secours à nos adversaires.

Le dernier est indubitable. Car il s'agit, non-seulement d'expliquer l'Office du Vendredi saint, ce qui est la moindre partie de nos disputes ; mais ce qui est bien plus important, la communion domestique, et ce qui en est une suite, celle des malades : choses que l'on voit paraître universellement dès les premiers siècles. Quand donc on supposerait que la manière de consacrer aurait varié au neuvième siècle, ce changement arrivé si tard ne pourrait pas servir aux temps précédents, ni avoir pour ainsi parler un effet rétroactif jusqu'à l'origine du christianisme. C'est donc se débattre en vain et vouloir amuser le monde, que de se tant travailler pour établir qu'un tel changement s'est fait au neuvième siècle.

Que si l'on prétend sauver par ce moyen du moins l'Office du Vendredi saint, on se trompe encore; car il faudrait pour cela qu'on put faire voir cette manière de consacrer par le mélange comme reçue et établie dans toute l'Eglise, du moins dès le temps dont nous parlons. Or démonstrativement cela n'est pas : premièrement, parce que nous avons ouï Alcuin, Rémi d'Auxerre, Florus, non-seulement persister à reconnaître la consécration par les paroles répétées de Notre-Seigneur, mais encore nier

 

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constamment qu'on put consacrer d'une autre sorte, et nous dire d'un commun accord, « que nulle ville, nulle langue, nulle partie de l’Église n'a jamais ni consacré ni pu consacrer sans ces puissantes paroles : secondement, nous avons vu qu'il s'ensuit de là que ces auteurs entendaient l’Ordre romain comme nous, et qu'Alcuin, qui est le premier où nous le trouvons rapporté, rejette le sens que les ministres lui donnent : troisièmement, nous avons vu que Raban, le plus savant homme de ce temps, a dit positivement que la consécration ne se faisait en aucune sorte le Vendredi saint; d'où il s'ensuit qu'il était donc bien éloigné d'y reconnaître la consécration par le mélange : quatrièmement, Amalarius dit la même chose; et non content d'avoir mis avec tous les autres la consécration par la parole, comme nous l'avons démontré par un texte exprès, nous avons encore fait voir qu'il a nié que l'on consacrât le Vendredi saint (1). En effet nous avons vu, en cinquième lieu, que le même Amalarius met entre les marques de deuil que l'Eglise fait paraître au jour de la Passion, « qu'elle réserve du Jeudi saint le pain céleste, c'est-à-dire le corps du Seigneur, et qu'elle ne le fait pas le Vendredi saint (2). » Or est-il que par la même raison elle ne devait pas non plus faire le sang, dont la consécration n'est pas moins célèbre que celle du corps. J'ajoute que, pour confirmer cette pensée, le même auteur expliquant comment on prend le Vendredi saint la nourriture céleste, dit qu'à ce jour solennel, « le peuple qu'on y doit nourrir, a pour son soutien le corps du Seigneur (3), » sans parler du sang; ce que cet auteur pousse si loin, qu'il raconte même parmi les tristesses, si l'on peut parler de la sorte, du jour de la Passion, qu'on s'y abstient de la communion du sacré calice en mémoire de ces paroles de Notre-Seigneur : « Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne (4). » Tant s'en faut donc qu'il ait cru qu'on le consacrât en ce jour pour le donner au peuple fidèle, qu'au contraire il a enseigné qu'il s'en fallait abstenir par une raison spéciale. J'ajoute le témoignage de l'ancien Sacramentaire de Corbie, qui a plus de huit cents ans, lequel dans l'Office du Vendredi saint, ne parle que du corps, et

 

1 Amal., lib. I, cap. XV. — 2 Lib. I, cap. XII, tom. X, Bibl. PP., col. 330. — 3 Lib. IV, cap. XX, tom. X, Bibl. PP., col. 470.— 4 Lib. I, cap. XV, ibid., col. 340.

 

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où il est expressément porté qu'après la communion a on ne doit faire dans l'action de grâces aucune mention du sang . » J'ajoute enfin qu'il est si certain que l'Eglise n'a pas varié au neuvième siècle dans la manière de consacrer, que dans les siècles suivants on n'en a point reconnu d'autre : témoin Hildebert que j'ai cité : témoins Hugues de Saint Victor et saint Bernard, que nos adversaires nous abandonnent : témoins tous les scholastiques, parmi lesquels on n'en trouvera pas un seul qui ait mis la consécration en autre chose que dans la parole. C'est pourquoi on a toujours conservé dans les églises le Sacramentaire de saint Grégoire, où il n'est parlé que du corps au Vendredi saint, sans y faire nulle mention de cette sanctification parle mélange dont on abuse. Elle ne se trouve pas non plus dans l'Office du Vendredi saint, comme il est rapporté par l'ancien Coutumier de Clugny (1), qui a plus de six cents ans d'antiquité ; ni par celui des Chartreux, qui n'est guère moins ancien, ni par celui de Cîteaux ou de saint Bernard ; ni enfin par Jean II, archevêque de Rouen, communément nommé Jean d'Avranches (2), à cause qu'étant évêque de cette ville, il dédia son livre des Offices ecclésiastiques à Maurille, son archevêque, dont il fut le successeur. Il florissait dans l'onzième siècle. Enfin tous les auteurs ecclésiastiques dont nous avons les ouvrages, à la réserve du seul Micrologue, auteur de ce même onzième siècle, que j'abandonne à mon tour à nos adversaires, persistent unanimement à établir la consécration dans la seule prononciation des paroles mystiques, et le Micrologue lui-même, qui déçu par l'équivoque de l'Ordre romain, a mis la consécration en partie dans le mélange, n'a osé s'en tenir à cette formule muette ; mais y voulant joindre quelque parole, il a dit que « l'Ordre romain ordonnait de consacrer le Vendredi saint, avec l’Oraison Dominicale et le mélange du corps du Seigneur (3) : » où il impose manifestement à l'Ordre romain, qui ne parle en aucune sorte de l'Oraison Dominicale comme servant à la sanctification du vin. Et nous verrons qu'en mettant la consécration dans l’Oraison Dominicale ,

 

1 Consuet. Clun., lib. I, cap. XIII, de Parasc., tom. IV ; Spicil., p. 58. — * Joan. Abriuc, Ruthom. Arch., p. 43, 47.— 3 Microl., de Eccl. Observ., cap. XIX, tom. X, Bibl. PP., col. 742.

 

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il montre une parfaite ignorance de la tradition. Maintenant je laisse à penser à nos adversaires si un auteur de cette qualité suffit seul pour rompre la chaîne d'une tradition qui commencée avec l'Eglise et continuée de leur aveu neuf cents ans durant, sans qu'on puisse pendant tant de siècles alléguer un seul témoignage, au contraire est enfin venue jusqu'à nous et y subsiste encore dans toute sa force.

 

CHAPITRE XLIV.
Amalarius et l'abbé Rupert n'autorisent pas la consécration par le mélange.

 

Mais enfin, dira-t-on, M. de la Roque prétend avoir pour lui Amalarius au neuvième siècle, et l'abbé Rupert au douzième. Quand cela serait, deux auteurs d'un si bas âge, qui n'auraient pour eux que le Micrologue, que peuvent-ils dans l'Eglise contre tous les autres? Mais encore M. de la Roque se flatte en vain de leur témoignage.

Pour ce qui est d'Amalarius, voici les paroles que produit M. de la Roque : « J'ai trouvé écrit dans ce livre ( c'est le livre de l'Ordre romain dont il parle) que deux prêtres, après la salutation de la croix, doivent aller chercher le corps du Seigneur qu'on avait réservé du jour précédent, et le calice avec du vin non consacré, afin qu'on le consacre et qu'on en communie le peuple (1) » Il faut avouer de bonne foi qu'Amalarius, comme quelques autres, déçu par le terme ambigu de sanctifier, ne l'a pas entendu comme Alcuin et les autres savants auteurs du temps, et qu'il a cru que l'intention de ce livre était que l'on consacrât par le mélange. Mais la question serait de savoir, si en effet il a cru cette autorité décisive. Or manifestement cela n'est pas, puisqu'il dit dans ce même lieu, comme nous l'avons déjà vu, que ceux qui suivent ce livre, « n'observent pas la tradition de l'Eglise, » ni la pratique du pape même, puisqu'il a marqué dans ce même lieu qu'il y a une raison spéciale de ne pas recevoir le sang ; puisque, suivant la même règle, il ne donne que le corps seul pour toute nourriture

 

1 La Roq., p. 213; Amal., lib. III, cap. XV, tom. X, Bill. PP., col. 340.

 

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aux fidèles qui jeûnent le Vendredi saint; et qu'enfin en expliquant son sentiment propre sur la consécration, il l'a établie comme les autres dans la prononciation des paroles sacramentales.

La doctrine de l'abbé Rupert n'est pas moins claire dans le second livre de l'Office divin. Là, en expliquant le canon, quand il en vient à l’endroit où l'on récite l'institution de l'Eucharistie et les paroles de Notre-Seigneur, il remarque qu'on vient alors et au sommet du souverain sacrement et au véritable esprit du saint sacrifice; » de sorte que « la langue devient inutile et qu'on ne trouve plus de paroles pour s'expliquer (1) : » nous montrant que c'est alors que se fait cette opération ineffable par laquelle l'Eucharistie est consacrée; ce qu'il confirme en disant « que Jésus-Christ le souverain Pontife, prêt à retourner au ciel, sacrifie d'une manière admirable selon son ordre, » selon l'ordre de Melchisédech, et « selon le rit du sacrifice céleste. » Là, pour montrer comment se fait la consécration , il rapporte les paroles de notre canon, et nous montre que Jésus-Christ sacrifie, « en prenant du pain, poursuit-il, en ses saintes et vénérables mains : » IN SANCTAS ET VENERABILES MANUS SUAS ; comme porte notre canon ; « et disant : Ceci est mon corps ; et prenant ce glorieux calice de vin : » hunc prœclarum calicem; comme porte le même canon; «et disant : Ceci est mon sang. » C'est donc en cela qu'il met le sacrifice de Jésus-Christ et le nôtre , sa consécration et la nôtre, et la consommation du saint mystère.

Mais voyons s'il prendra un autre principe, quand il s'agira d'expliquer l'Office du Vendredi saint. Il dit qu'à ce jour la joie nous est ôtée, parce « qu'encore que nous devions nous réjouir de la bonté de Dieu qui livre son Fils, et de la charité du Fils qui se livre lui-même, nous devons aussi nous affliger de ce que nous avons causé tant de tourmens et la mort à un maître si grand et si bon *. » C'est pour cela qu'il dit qu'on nous a ôté la joyeuse célébrité de la messe, et qu'on ne nous permet pas de nous réjouir, pendant que les Juifs seuls étaient en joie. En poursuivant, il enseigne « que nous devons différer nos joies jusqu'au troisième

 

1 Amal., lib. II,  de div. Offic., tom.  X, Bibl. PP., cap. VIII, col. 874. — 2 Amal., lib. VI, cap. II, col. 958.

 

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jour, où Jésus-Christ ressuscita (1). Mais, » continue-t-il en ce jour de la passion de Notre-Seigneur, « prenons part à ses souffrances, afin d'avoir part à sa gloire : ne sacrifions point parce qu'on nous arrache celui qui est notre victime : que ses amis ne le sacrifient pas pendant que ses ennemis le tuent. » On ne sacrifie donc pas; c'est-à-dire, comme il l'a lui-même expliqué, on ne consacre point en ce jour. Car que ce soit la seule  consécration et non pas la communion dont nous devions être privés en ce saint jour, il le déclare dans la suite par ces paroles : « Aujourd'hui au Vendredi saint, à ce sixième jour de la semaine on ne fait point le corps de Notre-Seigneur, mais on réserve de la veille ce que nous devons prendre le lendemain ; » et encore :  «Aujourd'hui donc que Jésus-Christ, notre hostie salutaire, est tué par ses ennemis, c'est avec beaucoup de raison qu'on ensevelit en quelque manière parmi nous l'honneur du sacrifice; » c'est à dire comme on a vu, qu'on n'y fait point de consécration ; et « parce qu'on ne trouve plus parmi nous la manne céleste, on réserve du jeudi ce que nous devons prendre en ce jour. » D'où il s'ensuit pour deux raisons, qu'on n'y prend pas le sang de Notre-Seigneur : la première, parce qu'on ne la réserve pas, et qu'on ne prend, comme on voit, que ce qu'on réserve ; la seconde, parce qu'on ne le consacre pas de nouveau, puisqu'à ce jour, comme il vient de le dire la consécration est interdite.

C'est pourquoi, en continuant l'explication de l'office, il fait mention des deux prêtres, « qui apportent à l'autel le corps du Seigneur qu'on avait réservé de la veille. Après, poursuit-il, on couvre le calice où est le corps, pour montrer qu'il a été enseveli : les deux prêtres qui portent le corps à l'autel, représentent le juste Joseph d'Arimathie et Nicodème , qui demandèrent le corps de Jésus pour l'ensevelir (3). » Et après avoir tant parlé du corps, il ajoute incontinent après, et sans dire rien davantage: « Nous communions en silence , » nous montrant que la communion se faisait avec le corps seul, lequel aussi on a consacra et réservé seul de la veille.

 

1 Amalar., lib. VI, cap. III. — 2 Ibid., cap. XXII, col. 966. — 3 Ibid., cap. XXIV, col. 967.

 

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Quand donc aussitôt après tout ce discours qu'il fait du corps, et sans rien mettre entre deux, il ajoute ce que nous objecte M. de la Roque : « Ce sang que nous prenons crie à Dieu de notre bouche comme il est écrit : Le sang de ton frère Abel crie à moi de la terre : car nous, c'est-à-dire l'Eglise, nous sommes cette terre qui ouvre la bouche et qui boit fidèlement le sang d'Abel, c'est-à-dire le sang de Jésus-Christ, que Caïn, c'est-à-dire le peuple juif, a cruellement répandu(1) : » c'est encore ici visiblement un de ces exemples dont nous avons déjà vu un si grand nombre, où l'on dit qu'on reçoit le sang, encore qu'on ne reçoive le sacrement que sous l'espèce du corps , à cause que leur substance, comme leur grâce et leur vertu, sont inséparables.

Et visiblement il n'est pas possible de l'entendre d'une autre sorte, puisqu'il est certain par toute la suite qu'on ne réservait pas le sang de la veille, et qu'on ne le consacrait pas le jour où le sacrifice et la consécration ne se faisaient pas. De dire qu'il veuille parler de la consécration solennelle, comme s'il y en avait de deux sortes ; c'est se moquer et lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ni en ce lieu, ni en aucun autre : et au contraire tournant tout d'un coup au sang, après avoir durant deux chapitres et dans toute la suite du discours parlé du corps seul, c'est une preuve certaine que ce n'est aussi que dans le corps qu'il a trouvé ce sang, qui crie de nos bouches.

 

CHAPITRE XLV.
La coutume de mêler de sang de Notre-Seigneur avec du vin n'a jamais été approuvée : dans les églises où l'on communiait le Vendredi saint sous les deux espèces, elles étaient toutes deux réservées de la veille.

 

Au reste, quoique le vin dans lequel on met le corps de Notre-Seigneur demeure toujours du vin et ne puisse devenir le sang par ce mélange, c'est avec beaucoup de raison que l'Ordre romain nous avertit de la sanctification qu'il a contractée. Car si les fidèles prennent avec respect le pain que l'Eglise leur bénit en signe de communion et en mémoire de l'Eucharistie ; si les linges

 

1 Amalar., lib. VI, cap. XXIII, col. 967; La Roq., Rép., p. 209.

 

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aux qui servent à ce saint ministère ont de tout temps été réputés saints et sacrés ; si nous apprenons de saint Ambroise «  que le calice qui a reçu dans son or brillant le sang de Jésus-Christ, en reçoit aussi en même temps une impression de la vertu par laquelle nous avons été rachetés (1) : » ne doit-on pas que le vin, où le corps de Jésus-Christ est mêlé, devient par cette union quelque chose de saint ? Aussi l'a-t-on toujours reçu avec révérence, encore que n'étant pas consacré par les paroles célestes, on ne l'ait pas cru la matière de la communion.

Il n'en est pas de la même sorte du vin consacré qu'on mêle dans d'autre vin qui ne l'est pas, selon qu'il est remarqué dans un exemplaire de l’Ordre romain (2). Car alors à la manière des liqueurs qu'on mêle ensemble, le vin consacré qui ne perd rien de ses qualités ordinaires, se répand et se mêle si parfaitement dans le vin commun , qu'on peut dire avec une certitude morale, que pour petite que fût la goutte de vin qu'on prendrait, il s'y trouverait infailliblement quelque partie du vin consacré, c'est-à-dire le sang du Sauveur tout entier. Ainsi toute cette masse deviendrait la matière de la communion. C'est pourquoi on ne doit pas s'étonner qu'on lise dans cet exemplaire de l’Ordre romain : « que le vin non consacre, mais mêlé avec le sang de Notre-Seigneur, est sanctifié en toutes manières : » SANCTIFICATUR PER OMNEM MODUM. Et il ne faut pas s'imaginer que cette parole : Est sanctifié en toute manière, soit mise ici inutilement. Car on ne dit pas la même chose au Vendredi saint, où le solide est mêlé avec le liquide ; et on y dit simplement « que le vin est sanctifié par le pain qui l'est. » Mais lorsque dans l'union du vin consacré avec celui qui ne l'est pas il se fait un parlait mélange, et des deux liqueurs une même masse toute cette masse est sanctifiée en toutes manières; c'est-à-dire, non-seulement par cette sainteté extérieure et inférieure que l'attouchement du corps communique au vin ; mais encore à cause que par ce mélange parfait, chaque goutte de vin qui n'est pas consacré entraîne avec elle quelques gouttes du vin qui l'est, dont la moindre est suffisante pour communier au sang de Notre-Seigneur: en sorte

 

1 Lib. II Offic., cap. XXVIII, n. 138. — 2 Ord. rom., tom. X; Bibl. PP., col. 21 ; La Roq., p. 226.

 

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que toute la masse, sanctifiée en toutes manières, devient aussi la matière de la communion. Et quand M. de la Roque en a conclu la consécration par l'attouchement, il n'a pas songé à la nature des liqueurs, ni à cette multiplication qu'on appelle par ampliation, qui va, comme le savent les physiciens, à des divisions incroyables.

Quoique la chose soit ainsi, et que manifestement il n'y ait rien à conclure contre nous de cet endroit de l'Ordre romain, la bonne foi ne me permet pas d'avouer que la manière qu'on y remarque de donner le sang de Notre-Seigneur, soit autorisée dans l'Eglise romaine. Il a été démontré que l'Ordre romain n'est pas toujours l'ordre pratiqué à Rome ; mais très-souvent l'ordre mêlé de gloses, ou approprié à d'autres églises particulières. De là nous avons conclu que la date de ce qu'on y lit, ne se peut prendre que de celle du volume où on le trouve, ou des auteurs qui le citent, ou en tout cas du rapport avec d'autres actes d'une antiquité certaine. Or l’endroit où il s'agit à présent de l'Ordre romain ne se trouve dans aucun ancien auteur, ni dans Amalarius, ni dans Alcuin , ni même dans le Micrologue , ni dans Hugues de Saint-Victor, ni enfin dans aucun auteur connu. Personne ne nous a dit de quelle antiquité en sont les manuscrits, ni même où ils ont été trouvés (a). On ne sait donc pas en quel temps, ni par où, ni en quelle église cette glose aura été mise dans l'Ordre romain. De quatre exemplaires de cet Ordre, où la messe est représentée uniformément, il n'y a que le dernier où cette glose se trouve (1) ; et c'est en effet manifestement une glose d'un autre ordre plus simple comme plus ancien, où il est dit seulement que « l'archidiacre ayant versé un peu du calice où le pape a communié, dans la coupe que l'acolyte tient entre ses mains, les évêques viennent au siège du pape pour communier de sa main, et les prêtres après eux selon leur rang ; après quoi le premier évêque prend le

 

1 Tom. X Bibl. PP., col. 1, 7, 10, 17; La Roq., p. 175.

(a) Dom Mabillon nous a indiqué le lieu et la date des manuscrits dont il s'est servi pour former son recueil des Ordres romains. Plusieurs de ceux qu'il a consultés ont environ huit cents ans d'antiquité; et sur l'article dont il s'agit ici, il observe qu'il n'a trouvé aucun exemplaire qui puisse faire distinguer si la glose de la sanctification du vin par le sang, a été insérée après coup dans le troisième des Ordres romains. Voyez Musœi Ital., tom. II, p. 52. (Edit. de Déforis.)

 

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calice de la main de l'archidiacre pour confirmer, » c'est-à-dire pour communier avec le sang, « les ordres suivants jusqu'au primicier. Ensuite l'archidiacre prend le calice de la main de cet évêque, et en verse dans la coupe dont nous venons de parler, qui est celle que l'acolyte tenait ; et il rend le calice au sous-diacre, qui lui donne un petit vaisseau avec lequel il confirme le peuple ; » c'est-à-dire, qu'il lui donne le sang précieux. On ne voit dans ces paroles de l'Ordre romain qu'une division et subdivision du sang contenu dans le calice, dans de plus petits vaisseaux, pour en faire la distribution au peuple. Or l'Ordre qu'on nous objecte ne fait que répéter la même chose, si ce n'est que sans rapporter aucun nouveau fait et sans dire qu'on prenne du vin non consacré, mais après avoir seulement récité que « l'archidiacre verse un peu de sang dans le grand calice, ou coupe que tient l'acolyte, afin qu'on en communie le peuple, » il ajoute cette raison : « Parce que le vin non consacré est sanctifié en toutes manières quand il est mêlé au sang : » ce qui est manifestement, non un fait du cérémonial, mais une réflexion du copiste, qui a cru qu'il y avait déjà du vin dans le calice où l'on versait du sang. Mais on ne voit ni ce fait ni cette réflexion dans les autres Ordres, ni dans les Sacramentaires de saint Grégoire ; c'est-à-dire ni dans celui du Père Ménard, ni dans celui du Vatican, ni dans aucun autre ; et enfin le premier auteur certain où je trouve cette coutume de mêler le sang du Sauveur avec le vin (a), est Durand, évêque de Mende, auteur du quatorzième siècle, qui encore l'a remarquée comme étant, non de l'Eglise universelle, mais seulement de quelques lieux (1), sans dire quels sont ces lieux , ni si cette coutume est autorisée. Mais clairement il rejette dans le même endroit l'opinion de ceux « qui croient que le vin est changé au sang du Sauveur par ce mélange (2) ; » ce qu'il montre entièrement impossible en d'autres endroits par des raisons manifestes (3). Et certainement,

 

1 Dur., Mim., lib. IV, cap. LII, n. 1. — 2 Ibid., n. 8. — 3 Lib. VI, cap. LXXVI, n. 11, 12.

 

(a) Il est fait mention de cet usage dans les deux premiers des Ordres romains, comme dom Mabillon le montre dans son Commentaire, où il rapporte des extraits de plusieurs Sacramentaires beaucoup plus anciens que Durand, qui attestent cette pratique. Voyez D. Mabill., Comment. in Ord. rom., p. 47, 48, 93 et seq. (Edit. de Déforis.)

 

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sans aller plus loin , si l'on eût cru que le vin eût pu être changé nu sang par le contact, c'eût été la dernière des absurdités, comme le remarque le même auteur, d'en prendre par ablution, comme on le fait par toute l'Eglise, puisque ce vin de l'ablution, loin d'emporter, comme on en a le dessein, ce qui aurait pu rester du sacrement dans le calice ou dans la bouche, n'eût fait que le consacrer de nouveau jusqu'à l'infini. Mais je n'ai pas besoin de j apporter toutes les raisons de Durand, après qu'on a vu si clairement que jamais la tradition de l'Eglise n'a connu de consécration que par les paroles sacramentales.

Il résulte de ces raisons qu'il n'y a aucune coutume approuvée de donner le sang de Notre-Seigneur, par le moyen de ce mélange avec de simple vin, et qu'au contraire la coutume était de distribuer seulement pour communion le vin qui était dans le calice au temps de la consécration. Car il paraît qu'on avait soin, autant qu'on pouvait, d'en mettre, comme des hosties, une quantité suffisante; et on ne lit pas que jamais il en restât, comme on le lit si souvent du pain consacré. Que s'il manquait quelquefois, il n'y a nulle difficulté que ceux pour qui il n'en restait plus, ne se dussent contenter du corps, de la suffisance duquel il y avait, comme on a vu, tant d'exemples et publics et particuliers, également connus dans toute l'Eglise.

Il ne reste plus qu'une objection de M. de la Roque, mais elle ne nous fera pas beaucoup de peine. C'est qu'il montre qu'en quelques endroits, même en France et selon quelques Sacramentaires, on communiait sous les deux espèces le Vendredi saint. C'est ce que je n'ai pas nié. Afin que la communion paroisse libre sous une espèce, qui est tout ce que je prétends, il suffit que je la trouve bien autorisée à la vue de tout l'univers dans la plus grande partie de l'Eglise gallicane; et que cette coutume l'ayant emporté dans tout l'Occident, elle soit venue jusqu'à nous sans être blâmée ni suspecte : personne ne pouvant croire qu'on ait choisi le Vendredi saint et le jour de la Passion de Notre-Seigneur, pour en profaner le mémorial sacré, ni qu'on se soit préparé à la communion pascale par un sacrilège.

Et je me trouve si peu incommodé de quelques exemples qu'on

 

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pourrait trouver de communions sous les deux espèces le Vendredi saint, que je veux bien alléguer ici avec respect un ancien et vénérable Sacramentaire de l'Eglise romaine, sans néanmoins pouvoir garantir, pour les raisons que j'ai dites, à l'usage de quelle église il a été fait. J'y ai donc remarqué ces mots dans l'office du Vendredi saint :  « Après ces prières achevées, les diacres marchent dans la sacristie et viennent avec le corps et le sang de Notre-Seigneur, qui est resté du jour précédent, et ils le mettent sur l'autel; et l'officiant vient à l'autel adorant et baisant la croix : il dit, Oremus prœceptis salutaribus moniti, etc. Ce qui étant achevé, tout le monde adore la croix et communie (1). » Je vois donc ici le corps et le sang ; mais je le vois réservé de la veille et porté de la sacristie, pour montrer qu'on ne songeait pas à cette consécration par le simple mélange, que nos ministres allèguent ici comme un dénouement universel : encore que, de leur aveu, il ne s'en trouve aucun vestige, neuf cents ans durant, qu'on n'en trouve au neuvième siècle qu'une très-fausse conjecture, et enfin que dans tous les siècles elle ne se trouve suivie en Occident que d'un seul auteur, et d'aucun en Orient que depuis le schisme. Voilà ce qu'on nous donnait, avec une incroyable confiance, pour la doctrine des anciens Grecs et Latins, et pour celle des chrétiens indéfiniment de l'Eglise orientale et occidentale.

 

CHAPITRE  XLVI.
Absurdités et excès de l’Anonyme pour trouver la consécration du vin dans l'office du Vendredi saint.

 

Ne nous lassons pas de démêler les chicanes de nos adversaires, quelque ennuyeux que soit ce travail. Ils nous donneront occasion d'expliquer nos saints mystères, et d'en inspirer le respect à ceux à qui Dieu ouvrira le cœur pour les entendre. Outre les objections qui sont communes à l'Anonyme avec M. de la Roque, il en a de particulières. Nous avons vu qu'il a prétendu que les Grecs réservaient autrefois les deux espèces pour l'office des Présanctifiés, et il a été convaincu du contraire par les mêmes

 

1 Cod. S. R. E. Thomas, lib. I, cap. XLI, p. 76.

 

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auteurs qu'il a produits. Comme il a eu peu de confiance en cette preuve, et qu'il n'y avait aucune apparence à dire qu'on eût jamais réservé le vin, il a vu qu'il en fallait venir à dire qu'on le consacrait sans parole, et que la consécration n'en demandait pas ; ou bien qu'on le consacrait par le mélange, en vertu de la parole prononcée dans les jours précédents; ou bien que le jour même, on le consacrait par les prières qu'on disait dans cet office, et que pour consacrer l'Eucharistie, toute prière indéfiniment, et même l’ Oraison Dominicale était suffisante. Enfin il a osé avancer tant de choses en cette matière, qu'il peut servir d'exemple aux protestants de ce que leurs écrivains sont capables d'entreprendre pour les éblouir ou pour les lasser. En effet si fatigués par tant de questions qu'on remue pour leur embrouiller les matières, ils aiment mieux abandonner tout et demeurer comme ils sont que de chercher davantage, leur salut est désespéré : mais si au contraire ils veulent entendre la vérité, et que pendant que nous tâchons de leur en faciliter la recherche, ils ne se lassent point de nous suivre, la lumière leur paraîtra bientôt. C'est ce qu'on va voir, en examinant chacune des propositions de cet auteur. Commençons par la plus hardie : la voici : « A n'examiner que l'Ecriture, je dis hardiment qu'il ne faut point de paroles pour faire un sacrement, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune nécessité de prononcer tels et tels formulaires de prières ou de discours en faisant un sacrement (1). »

Que veut-il dire? Quoi? que tous les chrétiens ont tort d'attacher la sainteté du baptême à une formule fixe; ou peut-être qu'ils ont raison, mais que cette raison n'est pas fondée sur l'autorité de l'Ecriture ? Car c'est ce qu'il insinue dans ces mots par où il commence : A n'examiner que l'Ecriture. Il serait bon que ces gens hardis dissent franchement leurs pensées, et que nous vissions une bonne fois qu'à n'examiner que l'Ecriture, ils ne savent comment établir une chose aussi nécessaire à la religion que la forme du baptême. Mais peut-être qu'il se veut restreindre à l'Eucharistie, et qu'il prétend que c'est à ce sacrement que la parole n'est pas nécessaire. Il ne fallait donc pas être si hardi, ni

 

1 Anonyme, p. 255.

 

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prononcer indéfiniment que « la parole n'est pas nécessaire à un sacrement. » Mais pourquoi l'Eucharistie n'aura-t-elle pas ses paroles comme le baptême ? Dans cette nouvelle supposition de l'Anonyme, que devient l'analogie de la foi dont ces Messieurs parlent tant, et le rapport des mystères? Et pour laisser maintenant à part les autres preuves, que veut dire cette parole de saint Paul : « Le calice de bénédiction que nous bénissons ? » L'Anonyme ne s'en embarrasse pas : « Ne vois pas, dit-il, que cette bénédiction se doive nécessairement expliquer d'une prière faite sur le pain (1). » Non sans doute, puisque l'Apôtre parle du calice. Mais au fond les chrétiens grecs et latins, qui dès l'origine du christianisme, ont cru que le pain comme le vin devait être consacré par la parole, ou si l'Anonyme l'aime mieux ainsi, par la prière, se sont-ils trompés? Car enfin le fait est constant de son aveu. Pour les Grecs, « il est constant, dit-il, qu'ils font tous consister la consécration dans les prières qui suivent et qui précèdent les paroles de l'institution (2). » A la bonne heure : il faut donc des prières, et pour le dire en passant, des prières où les paroles de l'institution soient insérées. Ce fait est constant, et l'Anonyme l'avoue maintenant, comme a fait tout à l'heure M. de la Roque. Voilà pour l'Eglise grecque : et pour l'Eglise romaine, « je soutiens, poursuit l'Anonyme, que l'Eglise romaine elle-même a cru pendant plus de mille ans que la consécration se faisait par la prière. » Ne parlons pas des paroles de l'institution. Je ne crois pas que l'Anonyme ose nier qu'elles ne se trouvent dans la liturgie romaine, et dans tout ce que nous avons de liturgies latines ; mais contentons-nous de prendre ce qu'il nous donne. Un homme qui reconnaît le consentement de l'Eglise universelle, et des Romains comme des Grecs, à consacrer par la prière, ose dire après cela qu'il ne voit pas que la prière faite sur le pain ou sur le vin y soit nécessaire.

S'il n'a pas encore compris à ma voix sa prodigieuse témérité, qu'il écoute M. de la Roque, qui après avoir établi dans son Histoire de l’Eucharistie la consécration avec la parole par le témoignage unanime des Grecs et des Latins, nous avertit gravement

 

1 Anonyme, p. 258. — 2 P. 252.

 

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avec Vincent de Lérins, a qu'il faut suivre le consentement des grands docteurs qui sont d'accord entre eux, et qu'il n'est pas permis de se séparer de l'autorité d'un sentiment communément, publiquement et généralement reçu. »

Il est vrai que l'Anonyme lui pourra répondre qu'il s'en est séparé lui-même, lorsque malgré ce consentement si universel durant mille ans, il se voit forcé avec tous les autres et avec l'Anonyme même, d'établir une consécration extraordinaire et une formule muette dont jamais on n'avait entendu parler, et encore de l'établir dans cette partie de l'Eucharistie où la parole est le plus expressément requise par saint Paul; c'est-à-dire dans le calice, dont cet Apôtre a dit avec tant de force : « Le calice de bénédiction que nous bénissons (2). »

Mais l'Anonyme a trouvé un nouveau moyen de se tirer de ce mauvais pas. Il suppose que ceux qui ont cru la consécration par les paroles de Jésus-Christ même et tout ensemble sans parler, par le seul mélange, « pouvaient croire que cette nouvelle sanctification était de même ordre que la première, parce que c'était toujours en vertu de la première consécration qu'elle était opérée : qu'ainsi la première étant faite par la force des paroles de Jésus-Christ prononcées sur le pain qu'on mêlait au vin non consacré, la dernière était aussi faite par ces mêmes paroles, puisqu'elle n'était rien qu'une suite de la première (3). »

De quel embarras de paroles est-on obligé de se charger, quand on veut embarrasser une chose claire? L'Anonyme veut dire en un mot, que dans cette supposition, le vin serait consacré par cette parole : Ceci est mon corps. Mais s'il avait ainsi parlé tout court, l'absurdité manifeste de la supposition aurait d'abord frappé tous les esprits. Car où veut-il qu'on allât rêver que le vin est changé en sang, en disant : Ceci est mon corps? Comme le corps avait sa parole, le sang n'avait-il pas la sienne? Et pourquoi l'une eût-elle paru plus nécessaire que l'autre ? Que sert d'avoir de l'esprit, quand on l'emploie à inventer de tels prodiges ?

Le  malheureux Anonyme « poussé par  mes puérilités et

 

1 Anonyme, p. 83. — 2 I Cor., X, 16. — 3 Anonyme, p. 254.

 

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mes chicanes d'écolier et de petit écolier (1) » ( car c'est ainsi qu'il me traite dans sa colère), ne trouve plus de ressource que de dire enfin que dans l'office des Présanctifiés, comme dans celui du Vendredi saint, on consacrait par la parole, puisqu'on y disait plusieurs prières, et entre autres le Pater noster, avec lequel les apôtres, au dire de saint Grégoire, ont consacré (2). Là-dessus il nous cite Valafridus Strabo, auteur du neuvième siècle, et il croit s'être échappé par ce moyen. Mais son erreur est visible, et il ne faut plus pour la découvrir qu'un moment de patience.

 

CHAPITRE XLVII.
Il est absurde de prétendre que la consécration se fait dans l'office du Vendredi saint par le Pater.

 

Remarquons avant toutes choses la conduite de ces Messieurs les protestants. Si nous entreprenions de leur prouver que les apôtres ont consacré l'Eucharistie en disant l’Oraison Dominicale , qui sans doute n'a pas été dictée pour cette fin, et que nous leur alléguassions pour le prouver l'autorité de saint Grégoire ou de Strabo qui le suit, ils nous diraient que ces auteurs sont venus bien tard pour nous exposer les sentiments des apôtres, dont nous ne trouvons rien dans leurs écrits. Puis donc qu'ils font tant valoir des autorités auxquelles eux-mêmes ils ne croient pas, on voit bien qu'ils n'ont d'autre but que d'embrouiller la matière ou d'éblouir les ignorants. Que s'ils répondent qu'ils nous les opposent, parce que nous les recevons , qu'ils apprennent donc avec quel soin il les faut produire, quand on en veut faire un usage sérieux.

La première chose qu'il faut faire est de bien établir le fait. Par exemple, à l'occasion de saint Grégoire, qui dans une de ses lettres dit que « les apôtres consacraient à la seule Oraison Dominicale (3), » il fallait dire que ce saint pane a écrit ces mots pour répondre au reproche qu'on lui faisait d'avoir pris dans la coutume des Grecs beaucoup de choses qu'il avait ajoutées à la

 

1 Anonyme, p. 248, 251. — 2 P. 244, 245, 252, 254. — 3 Lib. VII, ind. II, epist. LXIV; nunc lib. IX, epist. XII.

 

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liturgie. Parmi ces choses qu'on lui reprochait d'avoir ajoutées de nouveau, on y mettait celle-ci, « qu'incontinent après le canon, mox post canonem, il avait fait dire l'Oraison Dominicale . On voit donc qu'auparavant l'Eglise romaine ne la disait pas, puisqu'on accuse saint Grégoire d'avoir introduit à Rome cette nouveauté (a). En passant, on peut voir ici combien on était attentif aux moindres innovations qu'on faisait dans la liturgie ; et combien on se serait élevé, si l'on y eût ajouté quelque chose de douteux ou de suspect, puisque même ce fut un chef d'accusation contre saint Grégoire d'y avoir ajouté l'Oraison Dominicale .

Ce grand pape ne nie pas le fait, et ne se défend pas de cette addition; mais il soutient qu'il avait eu raison de le faire, et voici

 

(a) Toutes les liturgies attestent qu'avant saint Grégoire, c'était une coutume de l'Eglise universelle de dire le Pater pendant la célébration de la messe. Tertullien, saint Cyprien, saint Cyrille de Jérusalem, saint Ambroise, saint Augustin, saint Optat et plusieurs autres, font mention de cet usage commun aux Eglises grecques et latines.  Saint Jérôme en fait remonter l'institution aux apôtres, qu'il dit avoir appris du Seigneur à oser dans la célébration du sacrifice parler à Dieu, en l'appelant notre  Père : Sic docuit apostolos suos, ut quotidie incorporis illius sacrificio credentes audeant loqui : PATER NOSTER (Lib. III, advers. Pelag. Et saint Augustin nous apprend qu'on disait tous les jours à l'autel l'Oraison Dominicale : In ecclesiâ enim ad altare Dei quotidie dicitur ista Dominica Oratio (Serm., LVIII). Il nous assure que presque toute l'Eglise termine dans l'action du sacrifice, ses demandes et ses prières par cette oraison : Precationes accipimus dictas, quas facimus in celebratione Sacramentorum, antequàm illud,  quod est in Domini mensâ, incipiat   benedici : Orationes , cùm benedicitur et sanctificatur  et  ad  distribuendum   comminuitur, quam   totam petitionem ferè omnis Ecclesia Dominicà Oratione concludit ( Epist. CXLIX, ad Paulin., n. 16). Personne ne doute, selon l'observation de l'abbé Heuaudot (Liturg. Orient., tom. I, p. XII), qu'uue discipline si générale, ubique observata, appuyée de l'exemple de tous les siècles, ne soit fondée sur le précepte même de Jésus-Christ : Cùm nemo dubitet quin pracepto Christi et omnium sœculorum exemplo hœc disciplina stabiliatur (Liturg. Orient, pag. XXIV). Or est-il probable que l'Eglise romaine si attentive à observer les traditions apostoliques, eût omis dans sa liturgie l'Oraison Dominicale , qui tenait, au rapport de saint Grégoire, la principale place dans celles des apôtres ? Tout ce qu'on peut donc conclure des paroles de ce saint pape, c'est qu'il avait changé l'ordre de la prière en transposant l'Oraison Dominicale , qui se récitait dans quelques églises ou avant la consécration ou après la communion. En effet le reproche auquel saint Grégoire répond, ne tombait pas sur ce qu'il avait introduit l'Oraison Dominicale dans la liturgie, mais sur ce qu'il la faisait dire immédiatement après le canon : Quia Orationem Dominicain mox post canonem dici statuistis. Et saint Grégoire ne se justifie pas d'avoir inséré l'Oraison Dominicale , mais seulement d'avoir établi qu'on la réciterait aussitôt après la prière qui forme le canon :  Orationem verà Dominicam idcircò mox post precem dicimus, etc. Vid. not. ad Epist. S. Greg., nov. Edit. et D. Hug. Men., not. ad Sacram. S. Gregor. ejusd. Oper., tom. III, col. 291 ; Liturg. Rom., vet. Dissert. p. 55. (Edit. de Déforis.)

 

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comment il le prouve : « Incontinent après la prière, nous disons l’Oraison Dominicale , parce que c'a été la coutume des apôtres de consacrer l'hostie que nous  offrons, à cette seule oraison. » Il ajoute les paroles suivantes : « Il m'a semblé fort déraisonnable de dire sur l'oblation la prière qu'un scholastique (c'est-à-dire un homme savant) avait composée, et de ne point réciter sur le corps et sur le sang de Notre-Seigneur l'Oraison que Notre-Seigneur a lui-même composée. Ces paroles de saint Grégoire démontrent clairement d'abord, qu'il était infiniment éloigné de mettre la consécration dans l’Oraison Dominicale : premièrement, parce qu'on a vu qu'il la faisait dire « incontinent après la prière, » mox post precem; c'est-à-dire, comme il avait dit auparavant, « incontinent après le canon, » mox post canonem, qui est encore l’endroit où nous la disons. Ce n'était donc pas son intention de la faire dire pour consacrer les mystères, puisqu'il la faisait dire après le canon, où la consécration est comprise. En effet, et c'est une seconde raison qui n'est pas moins démonstrative, saint Grégoire remarque expressément que l'Oraison Dominicale se disait sur le corps et sur le sang. Ainsi loin d'en faire la consécration, elle les supposait déjà consacrés. Enfin on mettait si peu la consécration dans l'Oraison Dominicale , qu'il paraît même, comme on vient de voir, qu'avant saint Grégoire l'Eglise romaine ne la disait pas à la messe , puisqu'il avoue que c'est lui qui l'y a ajoutée. Ce n'était donc pas la tradition de l'Eglise romaine, que les apôtres eussent fait la consécration proprement dite de l'Eucharistie avec la seule Oraison Dominicale , que saint Grégoire y venait d'ajouter : et ainsi la consécration dont parle ici ce grand pape, n'est pas la consécration proprement dite, en tant quelle renferme les paroles par lesquelles le pain et le vin sont consacrés et changés ; mais c'est  la consécration dont nous avons déjà parlé, en tant qu'elle est répandue dans toutes les oraisons et dans toutes les cérémonies de la liturgie mystique.

Il est maintenant aisé d'entendre les paroles de Valafridus Strabo, lorsque, suivant saint Grégoire, il parle ainsi : « Ce que nous faisons maintenant par tant de prières, par tant de chants et par tant de consécrations, TOT CONSECRATIONIBUS, les apôtres et ceux qui furent

 

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les plus proches de leur temps le faisaient, comme on croit, simplement par des prières et par la commémoration de la mort de Notre-Seigneur, ainsi qu'il l'a ordonné... Et nous avons appris par la relation de nos ancêtres, que dans les premiers temps on disait les messes à la manière dont maintenant nous avons accoutumé de communier au jour du Vendredi saint, auquel jour l'Eglise romaine ne dit point de messe; c'est-à-dire qu'en disant auparavant l'Oraison Dominicale , et comme Notre-Seigneur l'a commandé, en employant la commémoration de sa mort, on recevait la communion du corps et du sang de Notre-Seigneur, quand on devait selon la raison y être admis (1). » Cela veut dire en un mot qu'afin de rendre facile la célébration des sacrements, dans un temps où les églises persécutées et les apôtres accablés du soin de l'instruction, avaient si peu de temps et de liberté, on se contentait « de l'essentiel, qui était la commémoration de la mort de Notre-Seigneur » renfermée, comme on le verra bientôt, dans le récit de l'institution, en y joignant seulement peu de prières et peut-être la seule Oraison Dominicale . Mais que la consécration consistât dans l’ Oraison Dominicale , c'est à quoi Strabo n'a jamais songé, non plus que saint Grégoire, dont il nous a rapporté la relation. Et cela paraît clairement par ces paroles du même chapitre : « Le canon s'appelle l'action, » comme on l'appelle encore aujourd'hui dans notre Missel, « parce que c'est là que se font les sacrements de Notre-Seigneur : et on l'appelle canon, c'est-à-dire règle, parce que c'est là que se fait la légitime et régulière consécration des sacrements (2). » Pour ce qui est de l’Oraison Dominicale , il observe « qu'on la met avec raison à la fin de l'action très-sacrée; » par conséquent, non pour faire la consécration déjà faite; « mais afin, dit-il, que ceux qui doivent communier soient purifiés par cette prière, et participent dignement aux choses déjà saintement faites; » c'est-à-dire aux sacrements et au sacrifice dont il venait de parler. C'est donc abuser le monde et vouloir éblouir les simples, que de faire considérer l’Oraison Dominicale dans la messe du Vendredi saint, comme devant faire, selon cet auteur, la consécration proprement dite,

 

1 De Reb. Eccles., cap. XXII, tom. X Bibl. PP., col. 680. — 2 Ibid., col. 684.

 

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puisqu'il explique si clairement qu'elle la suppose déjà faite. J'ai dit la consécration proprement dite ; car comme il vient de reconnaître dans la liturgie plusieurs consécrations, TOT CONSECRATIONIBUS, rien n'empêche que, suivant l'expression de saint Grégoire, nous ne disions que l’Oraison Dominicale appartient à la consécration au sens que nous venons d'expliquer. Mais on voit manifestement qu'outre ces consécrations prises dans une signification plus étendue, il y avait dans le canon et avant l’Oraison Dominicale une consécration proprement dite , laquelle par conséquent ne pouvait pas être l’Oraison Dominicale elle-même.

Que si l'on demande d'où vient donc que cet auteur fait mention de la communion du Vendredi saint, à l'occasion de la messe comme les apôtres la disaient, c'est qu'il en paraît quelque idée dans cet office, où pour préparer à la communion, on ne dit que l’Oraison Dominicale , sans y employer tous les chants et toutes les prières des autres jours.

Voilà clairement tout le dessein de Valafridus Strabo. Amalarius, qui tient un langage semblable (1), doit être entendu de même ; et l'un et l'autre, après saint Grégoire, ont suivi la tradition que nous voyons dans saint Augustin, lorsqu'il explique aux nouveaux baptisés l'ordre de cet endroit de la liturgie que nous appelons à présent le canon : « Vous savez, dit-il , l'ordre des sacrements : après la prière, » que nous appelons aujourd'hui Secrète, « on dit le sursum corda, » et la suite : on fait la « sanctification du sacrifice : » et après que « la sanctification du sacrifice est achevée, nous disons l’Oraison Dominicale ; après on donne la paix, le saint baiser, et la communion (2). » Nous faisons encore à présent toutes ces choses dans le même ordre ; tant il est vrai que dans l'Eglise tout est animé de l'esprit de l'antiquité : et nous suivons distinctement ce que rapporte saint Augustin, qui est de réciter « l’Oraison Dominicale après la sanctification du sacrifice. »

Si maintenant on veut savoir ce que c'était que cette sanctification, le même saint Augustin l'explique dans le même Sermon

 

1 Lib. IV, cap. XX ; tom. X Bibl. Patr., p. 470.— 2 Sorm. ad infant., CCXXVII, in die Pasc., tom  V, col. 974.

 

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par ces paroles : « Le pain que vous voyez sur l'autel sanctifié par la parole de Dieu, est le corps de Jésus-Christ ; le calice, ou plutôt ce qui est contenu dedans, sanctifié par la parole de Dieu, est le sang de Jésus-Christ. » Voilà une double sanctification, l'une du pain et l'autre du vin; l'une pour faire que le pain soit corps, l'autre pour faire que le vin soit sang ; l'une et l'autre avant l'Oraison Dominicale , mais l’une et l'autre par la parole de Dieu. Qu'on nous dise ce que c'était que cette parole de Dieu, par où le pain distinctement est sanctifié pour être le corps, et le vin distinctement sanctifié pour être le sang, si ce n'est celle que nous employons encore aujourd'hui distinctement à la consécration proprement dite : Ceci est mon corps sur le pain : Ceci est mon sang sur le calice.

C'est ce qui paraîtra bientôt avec une entière évidence. Mais pour ne rien embrouiller, il nous paraît que saint Augustin, qui fait précéder la consécration et suivre l'Oraison Dominicale , ne fait que la même chose que saint Grégoire a suivie, et que Valafridus Strabo suit encore en suivant saint Grégoire.

Que si nous voyons dans saint Grégoire l'Oraison Dominicale omise dans la liturgie de l'Eglise romaine, cela sert encore à confirmer ce que dit le même saint Augustin, lorsque parlant en un autre endroit de la bénédiction de l'Eucharistie, il observe que « presque toute l'Eglise la termine par l’ Oraison Dominicale , » FERÈ OMNIS ECCLESIA (1) : par où il fait assez entendre qu'il y avait quelques églises où cela ne se faisait pas; et saint Grégoire nous apprend que l'Eglise romaine elle-même était de ce nombre.

C'était en effet une chose indifférente de dire ou de ne pas dire dans la liturgie l'Oraison Dominicale . Mais quand on avait à la dire, de la mettre, comme a fait saint Grégoire, dans une place où elle fût manifestement distinguée de la consécration proprement dite, ce n'était pas une chose indifférente : c'était la commune et ancienne tradition de toutes les églises.

Concluons donc qu'on ne peut pas dire sans une manifeste absurdité, que le Pater se dit dans l'Office du Vendredi saint, pour consacrer l'Eucharistie ; et puisque notre adversaire ne trouve

 

1 Epist. LIX, ad Paulin., n. 16.

 

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point dans cet office d'autres paroles consécratoires que l'Oraison Dominicale , concluons encore que cela confirme ce que nous avons déjà démontré, qu'en ce jour-là il n'y avait point de consécration ; de sorte qu'on n'y prenait que le corps déjà consacré dès la veille.

 

CHAPITRE XLVIII.
Dans l'office des Présanctifiés des Grecs, il n'y a aucune prière à laquelle on puisse attribuer la consécration : la doctrine constante des Grecs et des Latins est que la consécration du calice, comme celle du pain, se fait par les paroles de Jésus-Christ.

 

A l'égard de ce que dit l'Anonyme (1), que les Grecs dans l'Office des Présanctifiés consacrent véritablement, parce qu'ils disent une partie « des prières qui précèdent et qui suivent dans leur liturgie le récit de l'institution du sacrement, » il ne pouvait pas nous montrer par une preuve plus claire, que sans rien connaître du tout dans leur doctrine, il jette au hasard ce qui lui vient dans l'esprit, pour s'échapper comme il peut. Car tous ceux qui ont traité de cette matière parmi les Grecs, et entre autres le patriarche Cérularius, dont l'Anonyme fait son fort, aussi bien que M. de la Roque, enseignent positivement que dans l'Office des Présanctifiés « on ne dit aucune des oraisons mystiques et sanctifiantes (2). » Le passage en a été cité dans le Traité de la communion (3), et il a passé sans réplique. Aussi la chose parle-t-elle d'elle-même ; et il est clair que si l'on avait besoin de ces prières sanctifiantes, ce ne serait plus l'Office des Présanctifiés. Mais afin de le mieux entendre, il faut savoir que parmi ces prières mystiques et sanctifiantes, il y en a de préparatoires, il y en a de consécratoires, il y en a qu'on peut appeler consommatives et applicatives. Ces trois genres de prières se trouvent également dans les liturgies grecques et latines. Les préparatoires sont celles qu'on fait lorsque les fidèles présentent leurs oblations, lorsqu'on les met chez les Grecs sur la prothèse ou sur la crédence, lorsqu'on les

 

1 Anonyme, p.  252. —  2 Mich. Cerul. de Offic. Prœs. — 3 Traité de la Commun., I part. n. 7.

 

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apporte à l'autel et que le pontife commence à les bénir: les consécratoires comprennent deux choses, dont l'une est le récit de l'institution de l'Eucharistie et la répétition des paroles de Notre-Seigneur ; et l'autre est la prière où l'on demande que le pain soit change au corps et le vin au sang. Or, soit que cette prière se fasse devant ou après les paroles de l'institution, et soit que les paroles de l'institution soient tenues essentielles ou non, je n'ai pas besoin de m'en enquérir pour convaincre l'Anonyme, puisqu'il est certain qu'il ne se dit rien de tout cela dans l'Office des Présanctifiés, ni parmi les Grecs durant tout le Carême, ni parmi les Latins le Vendredi saint : d'où il s'ensuit qu'il ne se dit aucune des paroles consécratoires. Je n'ai pas besoin de parler des consommatives ou applicatives, puisque, quand on les diroit, elles ne font rien à notre propos, et que loin d'opérer la consécration, elles la supposent déjà faite.

C'est donc une erreur grossière à l'Anonyme, sous prétexte que l'antiquité grecque et latine aura mis la consécration dans la prière, de croire que toute prière, et l'Oraison Dominicale comme une autre , y soit également bonne. Car il y avait dans l'Eucharistie, comme dans le baptême, une formule déterminée et de certaines paroles affectées à la consécration. C'est ce que dit saint Augustin en termes formels, lorsque parlant du pain de l'Eucharistie : « Notre pain , dit-il, n'est pas mystique et sacré ; mais il est fait tel par une certaine consécration, CERTA CONSECRATIONE (1). » Saint Grégoire de Nazianze n'est pas moins formel à l'endroit où il représente la messe que saint Grégoire, évêque de Nazianze, son père, vint dire quoique malade, la nuit de Pâques. « Il célébra, dit-il, les mystères en peu de paroles et autant qu'il en pouvait proférer (2). » Mais il ajoute distinctement qu'il dit, « selon la coutume , les paroles de l'Eucharistie. » Par là nous apprenons à la vérité, ce qui paraît encore ailleurs, que toutes les églises n'avaient pas alors peut-être des prières fixes qui composassent la liturgie, et que les évêques les composaient suivant qu'ils étaient poussés par l'esprit de Dieu, ce qui leur donnait la liberté de les étendre ou de les abréger selon leur prudence. Mais nous apprenons

 

1 Cont. Faust., kib. XX, cap. XIII. —  2 Orat. XIX.

 

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en même temps que pour la consécration il y avait une formule fixe et des paroles expresses, qu'on appelait les paroles de l’Eucharistie, ta tes eukarisias remata, qu'une coutume inviolable ne permettait pas d'omettre. De ces paroles mystiques, s'il y en avait pour le corps, il y en avait pour le sang, selon ce que nous disait saint Augustin : « Le pain que vous voyez sur l'autel, sanctifié par la parole de Dieu, est le corps de Jésus-Christ ; le calice, ou plutôt ce qui est dedans, sanctifié par la parole de Dieu, est le sang de Jésus-Christ (1). » Et afin de faire toujours marcher l'Eglise grecque avec la latine, saint Isidore de Damiette, à peu près dans le même temps, disait aux ennemis de la divinité du Saint-Esprit : « Comment osez-vous dire que le Saint-Esprit n'est pas égal aux deux autres personnes, lui qui dans la table mystique fait d'un pain commun le propre corps de l'incarnation » qu'il a opérée (2) ? Et ailleurs il en dit autant du sang : « Gardez-vous bien, dit-il, de vous enivrer, et souvenez-vous que c'est des prémices du vin que le Saint-Esprit fait le sang de Notre-Seigneur (3) : » ce que ce grand homme a dit par un manifeste rapport à l'invocation du Saint-Esprit, que font toutes les liturgies grecques dans la consécration du corps et du sang. Il ne fallait donc pas s'imaginer, ni que le sang pût être consacré d'une autre manière que le corps, c'est-à-dire sans paroles, ni que toutes les paroles y fussent bonnes ; mais croire qu'il y fallait employer les paroles spécialement destinées à cette sainte action.

Quelles étaient ces paroles ? Saint Basile l'explique assez dans cet excellent discours où il recommande si gravement les traditions non écrites : « Lequel des Saints nous a laissé par écrit les paroles d'invocation, dont nous nous servons en consacrant le pain de l'Eucharistie et le calice de bénédiction ? Car nous ne nous contentons pas de celles dont l'Apôtre et l'Evangile font mention ; mais nous en ajoutons devant et après, comme faisant beaucoup au mystère, et c'est de la tradition que nous les avons reçues. » Tout parle pour nous dans ce discours. Il y paraît que la substance , et pour ainsi dire le fond de la consécration est dans les

 

1 Vid. sup. — 2  Lib. I,  epist.  CIX; edit. 1638, p.  33  et seq. — 3 Ibid., epist. CCCXIII; p. 83 et seq.

 

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paroles dont l'Apôtre et l’Evangile font mention; c'est-à-dire manifestement, les paroles de l'institution : et c'est cette commémoration de la mort de Notre-Seigneur, dont, selon Valafridus Strabo, les apôtres faisaient la célébration de l'Eucharistie ; mais on y joignait d'autres paroles apprises par la tradition, dont saint Basile se contente de dire qu'elles font beaucoup au mystère.

Produisons encore deux témoins, saint Chrysostome pour l'Orient, et saint Ambroise pour l'Occident, qui tous deux ont illustré le même siècle. Le premier parle en ces termes : « Ce n'est point l'homme qui fait des dons proposés le corps et le sang de Jésus-Christ, mais c'est ce même Jésus-Christ qui a été crucifié pour nous. Le pontife en accomplit la figure, en disant ces paroles; mais la vertu et la grâce en vient de Dieu : Ceci, dit-il, est mon corps : par ces paroles sont changées les choses posées sur la sainte table (1). » Visiblement ce n'est pas seulement par ces paroles une fois proférées de la bouche de Jésus-Christ, mais encore c'est par ces paroles répétées à l'autel par le pontife, comme accomplissant la figure de Jésus-Christ et représentant sa personne. Il tient toujours constamment le même langage (2); et si les Grecs d'aujourd'hui s'éloignent de cette doctrine, ils sont convaincus par celui de tous leurs Pères qu'ils ont le plus en vénération.

Qui veut voir combien est accablant ce passage de saint Chrysostome, n'a qu'à entendre M. de la Roque, lorsqu'il dit que saint Chrysostome et ceux qui ont parlé comme lui, « n'ont attribué la consécration à ces paroles : Ceci est mon corps, que comme à des paroles déclaratives de ce qui était déjà arrivé au pain et au vin de l'Eucharistie (3). » Quoi! ces paroles sacrées, que saint Chrysostome nous représente comme accompagnées de « grâce et de vertu, comme faisant tout le changement, comme donnant toute la force au sacrifice, » ainsi que le même Père l'ajoute encore, ne seront que déclaratives, et il y aura dans la célébration des mystères quelque chose de plus efficace que les paroles de Jésus-Christ? C'est ainsi qu'on élude tout, et qu'on trouve tout ce qu'on veut dans tous les discours.

 

1 De prodit. Judœ, hom. I, n. 6. — 2 Hom. II, in Timoth., n. 81; in Matth., etc. — 3 Hist. de l'Euchar., I part., chap. VII, p. 83.

 

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Ecoutons maintenant saint Ambroise, dans l'instruction admirable qu'il donne aux initiés, ou à ceux qui avaient été baptisés nouvellement. Il dit que dans le mystère de l'Eucharistie, «c'est par la bénédiction plus forte que la nature, que la nature même est changée; que dans cette divine consécration, c'est la parole de Notre-Seigneur qui opère: que cette parole de Jésus-Christ, qui a pu faire ce qu'il lui a plu de ce qui n'était pas, a bien pu changer ce qui était en ce qu'il n'était pas (1). » Il ajoute aussitôt après, que par ces paroles célestes, et par cette bénédiction de Notre-Seigneur, le sang autant que le pain est consacré; et par ce moyen, il nous apprend à ne chercher pas pour le vin une autre sorte de consécration.

L'Anonyme répond que, lorsque saint Ambroise dit que tout se fait « par la parole de Jésus-Christ, c'est à dire par sa vertu et selon son institution (2). » Mais il n'a pas voulu songer que constamment, selon saint Ambroise, on répétait ces paroles de Jésus-Christ : Ceci est mon corps; ceci est mon sang; et que c'est à ces paroles, ainsi répétées, que ce Père attribue la consécration et le changement. « Jésus-Christ crie : CECI EST MON CORPS : devant la bénédiction de ces paroles célestes, on nomme une autre espèce, » c'est-à-dire du pain: « après la consécration, on exprime que c'est le corps de Jésus-Christ; il dit que C'EST SON SANG : devant la consécration on nomme une autre chose, » c'est-à-dire on nomme du vin : « après la consécration on nomme du sang; et vous dites : Amen, il est vrai. Que votre esprit confesse au dedans ce que votre bouche prononce (3). »

Qui ne voit donc qu'il parle ici de ce qui se fait dans l'Eglise à la célébration des mystères, et que c'est aux paroles de Jésus-Christ qu'on y répète, qu'il attribue la vertu? Et cependant l'Anonyme s'emporte ici contre moi, comme si j'avais falsifié les paroles de saint Ambroise : « Hé donc! faut-il après avoir corrompu la foi des Pères, corrompre et falsifier leurs témoignages (4)?» Laissons-lui passer son exclamation, pourvu du moins qu'on reconnaisse la coutume perpétuelle des protestants, de faire la

 

1 De iis qui init. seu de Myst.,  cap.  IX, n. 50. — 2 Anonyme, p. 257. — Ambr., De iis, etc. — 3 Anonyme, p. 257.

 

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maintenance la plus triomphante quand ils savent le moins où ils en sont.

Notre auteur montre bien la confusion où il est, lorsqu'il fait semblant d'ignorer le passage du livre des Sacrements ; et il dit qu'il y répondra quand j'en aurai marqué l’endroit. Je l'avais marqué à la marge; et s'il avait seulement ouvert les yeux, il y aurait vu l’endroit que j'y ai marqué; il y aurait lu ces paroles : « Voulez-vous savoir comment la consécration se fait par des paroles célestes? Le prêtre dit : Rendez-nous cette oblation approuvée, raisonnable, ratifiée, qui est la figure du corps et du sang (1). » Le ministre a cru peut-être que le mot de figure me ferait peur, et que je n'oserais jamais produire ces paroles. Il se trompe; car la suite va faire voir que si avant la consécration l'oblation n'est encore qu'une figure, elle devient la vérité aussitôt après. Car cet excellent auteur expliquant la suite de la consécration, en attribue la vertu aux paroles de Jésus-Christ qu'on répète : « Devant, dit-il, qu'on ait consacré, c'est du pain; mais quand les paroles de Jésus-Christ sont prononcées, c'est le corps de Jésus-Christ. » Il en dit autant du sang, afin qu'on ne s'aille pas imaginer qu'il puisse être consacré d'une autre sorte : « Devant les paroles de Jésus-Christ, poursuit ce Père, c'est un calice plein de vin et d'eau : quand les paroles de Jésus-Christ ont fait leur opération, là est fait le sang de Jésus-Christ, qui a racheté le monde. Voyez donc, conclut-il, en combien de manières la parole de Jésus-Christ est puissante pour tout changer. »

Qu'importe que cet auteur soit un autre que saint Ambroise, ou saint Ambroise lui-même (a), puisqu'il est constant d'ailleurs que c'est un auteur ancien, qui n'a fait qu'étendre et expliquer, mais toujours avec la même douceur et un semblable génie, ce que sainï! Ambroise a compris en moins de paroles dans l'instruction des nouveaux baptisés. Nos adversaires ne gagnent rien dans ces disputes, et en divisant les auteurs, ils ne font que multiplier les témoins qui déposent contre- eux. Pour l'Anonyme, qui fait ici

 

1 Lib. IV, cap. V.

 

(a) Le livre des Sacrements a été attribué à saint  Ambroise pendant huit ou neuf siècles, sans aucune contestation; les hypocrites des temps modernes en ont seuls contesté l'authenticité.

 

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semblant débouter de l'instruction des nouveaux baptisés (1), et qui ne veut pas sentir saint Ambroise dans un style si coulant, si doux et si plein d'une solide et tendre piété, il sait bien en sa conscience qu'un tel doute est méprisé de tous les savants ; et que la froide critique de quelques auteurs de la religion pour contester ce livre à saint Ambroise, n'a servi qu'à faire voir qu'ils en étaient terriblement incommodés. Et après tout, qu'y a-t-il ici de nouveau? On trouve dans ces deux livres ce qu'on trouve dans tous les auteurs de ce temps : ce que les auteurs de ce temps ont reçu de plus haut. Saint Justin a dit dès le commencement du second siècle, que les aliments ordinaires dont nos corps sont sustentés, deviennent l'Eucharistie « par la prière de la parole qui vient de Jésus-Christ (2). » L'Anonyme chicane ici sur le mot de prière, parce qu'il ne veut pas entendre qu'il y a une intention de prière dans les paroles qu'on récite pour obtenir de Dieu un certain effet. Mais enfin il faut cédera ces termes de saint Justin, qui met la consécration de l'Eucharistie « dans la parole qui vient de Jésus-Christ. » C'est en ce sens que saint Irénée a répété par deux fois, que le calice « mêlé de vin et d'eau, et le pain rompu, en recevant la parole de Dieu, deviennent l'Eucharistie du corps et du sang de Jésus-Christ (1). » Quelle parole de Dieu reçoit l'Eucharistie, si ce n'est celle que Jésus-Christ a proférée? Mais de quelque manière qu'on le veuille prendre, toujours est-ce une parole prononcée sur l'Eucharistie , et autant sur le vin que sur le pain, qui les fait devenir le corps et le sang. Les Pères de tous les siècles le disent également; et avant eux tous saint Paul avait dit : « Le calice de bénédiction que nous bénissons : » et le Maître même a été l'original de ces paroles consécratoires, en ce qu'il a dit séparément sur le pain : Ceci est mon corps, et sur le vin : Ceci est mon sang, sanctifiant chacun de ces aliments par sa consécration particulière. Qu'on ne dise plus que ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » sont des paroles énonciatives et déclaratives. Car nous avons démontré cent et cent fois, et tous les siècles l'ont cru avant nous, qu'à celui qui est tout-puissant, dire et opérer c'est la même chose, et que

 

1 Anonyme, p. 257. — 2 Just., Apol., I, n. 66, p. 83. — 3 Iren., lib. V, cap. II, n. 2 et seq.

 

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sa parole qui est la vérité même, se vérifie toujours par sa propre force. Ainsi à cette parole: Femme, tu es guérie (1), la maladie disparaît; ainsi à ces mots puissants : Enée, le Seigneur Jésus vous guérit (2), le mouvement et la force reviennent à ce paralytique; et pour montrer qu'il y a une vertu de commandement dans ces énonciations de Jésus-Christ et des hommes lorsqu'ils agissent par sa puissance, c'est qu'en même temps qu'il dit :  Vos péchés vous sont remis (3), on entend que c'est lui qui les remet et qu'il exerce sa toute-puissance par ces paroles. Selon cette sainte doctrine, comme il y a une intention de commandement dans ces paroles : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, lorsque Jésus-Christ les prononce, de même il y a aussi une intention de prière, lorsque nous les répétons en mémoire du premier effet qu'elles ont eu, afin d'avoir encore la même grâce. Quand donc l'Anonyme dit qu'on ne peut croire « que le récit de l'institution de l'Eucharistie soit invoquer Dieu, et qu'il faut avoir la cervelle troublée pour croire une telle extravagance (4), » j'entends un froid grammairien, qui servilement attaché au son des paroles, dit des injures à ceux qui en prennent l'intention et l'esprit. Mais qu'il dise ce qu'il lui plaira : qu'il traite d'extravagance la doctrine de tous les siècles, il ne nous échappera pas par ce moyen, puisqu'enfin, soit que les paroles de Jésus-Christ répétées opèrent par elles-mêmes tout le mystère, soit qu'il faille pour en appliquer la vertu, user d'une prière plus expresse, toujours demeurera-t-il pour certain que la parole y est nécessaire, que le calice comme le pain a sa bénédiction et sa consécration particulière ; et que cette vérité est si manifeste, qu'il n'y a pas seulement un auteur ecclésiastique où on ne la trouve très-clairement exprimée. De sorte que l'Anonyme semble avoir entrepris de joindre ensemble toutes les absurdités imaginables, lorsqu'il a dit que l'on consacrait sans paroles, ou avec des paroles prononcées la veille, ou enfin avec des paroles qui n'ont aucun rapport avec l'Eucharistie, soit qu'il ait voulu y faire servir l'Oraison dominicale ou d'autres prières générales et indéfinies; et qu'enfin tous les protestons montrent la dernière faiblesse, lorsque pressés non-seulement par l'Office

 

1 Luc., XIII, 12. — 2 Act., IX, 34. — 3 Luc., VII, 48. — 4 Anonyme, p. 258.

 

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des Présanctifiés, mais encore par la communion domestique et par celle des malades, ils nous apportent pour tout dénouement à une telle difficulté, une chose aussi pitoyable et aussi inconnue à l'antiquité que leur consécration par le mélange.

Jusqu'ici j'avais dédaigné de rapporter une solution de l'Anonyme, qui ne m'avait paru digne que de mépris. C'est que les catholiques romains pourraient croire, par l'exemple de l'eau bénite, que le sang peut être également consacré et par la parole et par le mélange, « puisque, dit-il, pour faire l'eau bénite, il faut dire certains mots et certains formulaires, et qu'on en fait néanmoins autant de nouvelle qu'on veut en la mêlant avec de nouvelle eau, sur laquelle cependant on ne dit aucun formulaire (1). » Mais encore que cette grossière imagination durant l'ignorance des derniers siècles semble en effet être entrée dans quelques têtes, tout ce qu'il y a eu de gens un peu éclairés, ont bien vu qu'elle ne pouvait s'accommoder avec la doctrine catholique, pour deux raisons: la première, parce que l'Eucharistie ne se fait pas par une simple bénédiction extérieure, mais par un très-véritable et très-réel changement dans les substances ; la seconde, parce que ce changement, qui ne peut venir que par une opération et institution divine, demande aussi qu'on se serve du moyen précisément institué de Dieu, et qu'il n'est pas libre à l'Eglise d'en disposer comme il lui plaît, ainsi qu'elle peut faire de ses cérémonies. J'ai honte qu'il faille descendre à ces minuties ; mais la charité le veut, puisque des esprits prévenus s'y laissent quelquefois embarrasser. La suite sera plus claire; et après que nous sommes sortis des chicanes et des incidents qu'on nous faisait sur les faits, la vérité de notre doctrine va paraître avec toute sa lumière, comme la clarté d’un beau jour, quand le soleil a percé les nuages.

 

1 Anonyme, p. 254.

 

FIN DU SEIZIÈME VOLUME.

 

 

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