Prières de la Messe
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EXPLICATION DE QUELQUES DIFFICULTÉS
SUR LES PRIÈRES DE LA MESSE,
A UN NOUVEAU CATHOLIQUE.

 

Vous souhaitez, Monsieur, que je vous explique quelques difficultés sur la messe, que vos ministres vous ont faites autrefois, et qui ne laissent pas de vous revenir souvent dans l'esprit, quelque soumis que vous soyez d'ailleurs à l'autorité de l'Eglise catholique.

Ces difficultés, dites-vous, ne regardent pas le commencement de la messe, qui ne contient autre chose que des psaumes, de pieux cantiques, de saintes lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament. Vos difficultés, dites-vous, commencent à l'endroit qui s'appelle proprement le sacrifice, la liturgie et la messe, c'est-à-dire à l'endroit de l'Oblation ou de l'Offerte et à la prière qui s'appelle Secrète. Elles se continuent dans toute la suite, c'est-à-dire dans le Canon et dans tout, le reste qui regarde la célébration de l'Eucharistie, jusqu'à la prière qu'on appelle Postcommunion. En tout cela vous ne voulez pas que je vous parle de la demande du secours des Saints, sur quoi vous êtes pleinement satisfait, jusqu'à ne pouvoir comprendre sur quel fondement on a prétendu que ces demandes intéressassent la gloire de Dieu ou la médiation de Jésus-Christ, au nom duquel, comme de celui par qui seul on peut avoir accès, on demande à Dieu qu'il les reçoive. Toutes vos difficultés regardent la célébration de l'Eucharistie; et premièrement vous voulez que je vous décide si le mot de Messe a une origine

 

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hébraïque, comme plusieurs docteurs catholiques l'ont prétendu, ou s'il a une origine purement latine tirée du mot missio ou missa, c'est-à-dire, renvoi, à cause qu'au commencement de l'oblation on renvoyait les catéchumènes, les pénitents, les énergumènes ou possédés, et à la fin tout le peuple, dont on voit encore un reste en ces mots : lte, missa est, par lesquels on finit le saint sacrifice. Que si c'est là, comme vous pensez, l'a vraie origine du mot de Messe, vous vous étonnez qu'un si grand mystère ait été nommé par une de ses parties des moins principales. Mais sans vous arrêter beaucoup à la difficulté du nom, qui doit être toujours la moindre et ne mérite pas d'être comptée, la grande difficulté que vos ministres vous ont faite autrefois regarde le fond des prières : car la messe n'étant autre chose que la célébration de l'Eucharistie, la doctrine de l'Eglise catholique doit s'y trouver toute entière; et c'est, disent ces Messieurs, ce qui n'est pas. Il est vrai, poursuivez-vous, qu'une partie de la doctrine catholique, qui regarde l'oblation ou le sacrifice, y est très-visible; et encore que les ministres tâchent d'éluder la force du mot, en disant qu'il le faut entendre d'une oblation ou d'un sacrifice improprement dit, vous ne vous accommodez pas de cette réponse. Car on dit trop distinctement et trop souvent qu'on offre à Dieu en sacrifice les dons proposés, pour nous laisser croire que ces paroles ne doivent pas être prises dans leur signification naturelle : mais enfin c'est du pain et du vin qu'on offre. Ce sacrifice est appelé par les anciens un Sacrifice de pain et de vin ; et c'est pourquoi ils l'appellent le sacrifice de Melchisédech, à cause que selon eux ce grand sacrificateur du Dieu très-haut lui offrit le pain et le vin qu'il fit prendre ensuite à Abraham et aux siens. Voilà une première difficulté. Les autres sont bien plus grandes; car les ministres prétendent que dans toutes les prières qui regardent la célébration de l'Eucharistie, il n'y a rien qui démontre la présence réelle, ni la transsubstantiation ou changement de substance : ce qui néanmoins étant selon nous le fond du mystère, est sans doute ce qui doit y être le plus expressément marqué. Mais, poursuit-on, loin qu'il le soit en termes aussi formels qu'il serait à désirer, on y voit plutôt le contraire, puisqu'on trouve dans une secrète du jour de Noël : « Que

 

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la substance terrestre nous confère ou nous donne ce qui est divin (1).» Elle y demeure donc cette substance, et on ne nous doit pas dire qu'elle soit changée. Dans une autre prière on demande que «ce qu'on célèbre en figure ou en apparence, specie, on le reçoive aussi dans la vérité même «. » Et en effet, disent les ministres, si on eût cru offrir Jésus-Christ même, c'est-à-dire son vrai corps et son vrai sang, aurait-on demandé tant de fois à Dieu de l'avoir pour agréable? Mais on fait plus : on prie Dieu dans le Canon d'avoir agréable l'oblation qu'on lui fait, comme il a eu agréables les présents d'Abel et le sacrifice d'Abraham ou de Melchisedech : ce qui montre qu'il n'y a ici que des créatures offertes, et tout au plus des figures de Jésus-Christ, non plus que dans l'oblation d'Abel et des autres justes. Car quelle apparence de comparer le corps et le sang de Jésus-Christ, où réside la perfection, à des choses si imparfaites? Mais voici bien plus : non content de prier Dieu qu'il ait agréable l'oblation qu'on lui fait, comme si on en doutait, on prie Dieu «de se la faire présenter parla main de son saint ange sur son autel céleste.» Quoi! pour faire valoir devant Dieu l’oblation du corps de son Fils, il y faut le ministère d'un ange ! Le Médiateur a besoin d'un médiateur, et Jésus-Christ n'est pas reçu par lui-même! Cette prière se fait après la consécration. Toutes les Secrètes sont pleines de prières qu'on fait à Dieu, d'avoir agréables nos oblations par l'intercession et le mérite de ses Saints. Je sais, dites-vous, comme il faut entendre le mot de mérite, et vous me l'avez assez expliqué. Je ne me fâche pas non plus de l'intercession des Saints, que vous m'avez aussi très-bien l'ait entendre : mais je vous prie de m'aider encore à comprendre comment on peut employer les Saints, afin d'obtenir de Dieu qu'il ait agréables nos oblations, si ces oblations, lorsqu'elles sont consacrées, ne sont autre chose que le corps et le sang de Jésus-Christ, et surtout quel est le sens de cette prière qu'on fait en mémoire de saint Paul : « O Seigneur, sanctifiez ces dons par les prières de votre Apôtre, afin que ce qui vous est agréable par votre institution, vous devienne plus agréable par la protection d'un tel suppliant (3).»

 

1 IIe Miss.— 2 Postcom. subb. quat. temp. septemb. — 3 Die Fest. Apost. Petr. et Paul., Cath. Petr., etc.

 

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Se peut-il faire que l'institution de Jésus-Christ, ou plutôt que. Jésus-Christ même devienne plus agréable par les prières d'un Saint? Mais voici bien pis. Ce sacrifice qu'on offre par les prières des Saints, on le leur offre en quelque sorte à eux-mêmes, puisqu'on l'offre à leur honneur. Si ce qu'on offre c'est Jésus-Christ même, peut-on l'offrir à l'honneur de ses serviteurs? Tout cela est bien bizarre, pour ne rien dire de plus, disaient vos ministres. Les habiles parmi eux sentent bien que ces prières sont très-anciennes; mais ils tirent avantage de cette antiquité, puisqu'elle nous est contraire. Ils trouvent aussi fort étrange qu'on bénisse avec des signes de croix le corps de Notre-Seigneur, même après la consécration : et cette ancienne cérémonie leur paraît encore une preuve contre la présence réelle, puisqu'on n'aurait jamais béni ce qu'on aurait cru être la source, de toute bénédiction.

Enfin ils demandent, dites-vous, qu'on leur montre l'adoration de l'hostie dans les anciens Sacramentaires. On n'y voit point, disent-ils, ni même dans l’Ordre romain, lorsqu'on y prescrit le rit de la communion, qu'on la reçoive à genoux, ni qu'on y lasse le moindre acte de respect envers la sainte Eucharistie : on n'y voit point ces génuflexions qu'on trouve dans notre Missel. L'élévation que nous pratiquions à présent, aussitôt après la consécration, ne s'y trouve non plus; et celle qu'on y remarque en d'autres endroits, comme à l'endroit du Pater, a une toute autre fin que celle d'adorer Jésus-Christ, puisque les anciens interprètes du Canon n'y trouvent qu'une cérémonie de l'oblation ou la commémoration de l'élévation de Jésus-Christ à la croix, et quelque autre mystère semblable. Ils prétendent aussi que les Grecs n'adorent non plus que nous; et qu'en général leur liturgie, dont nous vantons la conformité avec la nôtre, en est tout à fait différente surtout en ce qui regarde la consécration, puisqu'ils la font par la prière après le récit des paroles de Notre-Seigneur (1), loin de la faire consister comme nous dans ces paroles mêmes. Ils ajoutent que l'oblation se fait parmi eux tant pour les Saints, et même pour la sainte Vierge, que pour le commun des morts ; et ils concluent

 

1 Miss. Chrysost., etc.

 

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de cette coutume qu'il n'y a donc rien à tirer de l'oblation pour les morts en faveur du purgatoire ou de cet état mitoyen que nous admettons, mais que les Grecs, à ce qu'ils disent, ne connaissent pas. Voilà les difficultés que vous proposez. Il est vrai que les écrits des ministres, et surtout l’Histoire de l'Eucharistie du ministre de la Roque, en sont pleins. Les voilà du moins dans toute leur force, et vous ne m'accuserez pas de les avoir affaiblies. Vous en demandez la résolution, non par des raisonnements, mais par des faits. C'est, Monsieur, ce que je vais faire avec la grâce de Dieu. Le fait même résoudra tout ; et vous verrez les difficultés s'évanouir devant vous les unes après les autres, à mesure que j'exposerai les sentiments de l'Eglise par les termes de sa liturgie.

Et d'abord, pour ce qui regarde le nom de la Messe, je vous décide sans hésiter que l'origine en est latine, et telle que vous l'avez remarquée. Le mot de  Missa est une autre inflexion du mot missio. On a dit missa, congé, renvoi, pour missio, comme on a dit remissa pour remissio, rémission, pardon; oblata pour oblatio, oblation ; ascensa pour ascencio, ascension; et peut-être même secreta pour secretio, séparation, parce que c'était la prière qu'on faisait sur l'oblation, après qu'on avait séparé d'avec le reste ce qu'on en avait réservé pour le sacrifice, ou après la séparation des catéchumènes et après aussi que le peuple qui s'était avancé vers le sanctuaire ou vers l'autel pour y porter son ablation, s'était retiré à sa place : ce qui fait que cette oraison appelée super oblata dans quelques vieux Sacramentaires, est appelée post secreta dans les autres.

        Quoi qu'il en soit de celle origine de la Secrète, celle de missa, est certaine; et il est vrai que les Latins on donné ce nom au sacrifice, à cause que lorsqu'on venait à l'oblation, on renvoyait les catéchumènes, les pénitents et les possédés, et à la fin tout le peuple, par une solennelle proclamation, comme vous l'avez remarqué.

Ce renvoi des catéchumènes et des autres se faisait aussi par une proclamation du diacre, qui criait à haute voix: « Que les catéchumènes sortent. » Ils venaient ensuite recevoir la bénédiction du pontife par l'imposition de ses mains et une prière

 

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proportionnée à leur état. Ensuite ils se retiraient en grande humilité et en grand silence. Les pénitents en faisaient de même, après qu'on leur avait aussi dénoncé qu'ils eussent à se retirer. On éloignait aussi les possédés qu'on séparait du peuple fidèle, tant à cause que leur état qui les soumettait au démon avait quelque chose de trop ravalé ou de trop suspect pour mériter la vue des mystères, qu'à cause aussi qu'on craignait qu'ils n'en troublassent la cérémonie et le silence par quelque cri ou par quelque action indécente.

Cette exclusion solennelle de ces trois sortes de personnes donnait au peuple une haute idée des saints mystères, parce qu'elle lui laissait voir quelle pureté il fallait avoir seulement pour y comparaître, et à plus forte raison pour y participer.

Le renvoi qu'on faisait du peuple fidèle après la solennité accomplie n'était pas moins vénérable, parce qu'il faisait entendre ce qui aussi est ordonné dans plusieurs canons, qu'il n'était pas permis de sortir sans le congé de l'Eglise, qui ne renvoyait ses enfants qu'après les avoir remplis de vénération pour la majesté des mystères et des grâces qui en accompagnaient la réception : de sorte qu'ils s'en retournaient à leurs occupations ordinaires, se souvenant que l'Eglise qui les y avait renvoyés les avertissait par ce moyen de les faire avec la religion que méritait leur vocation et l'esprit dont ils étaient pleins.

Vous voyez bien, Monsieur, que ce renvoi avait quelque chose rie plus auguste que vous ne l'aviez d'abord pensé. Quoi qu'il en soit, il est certain qu’il n'y avait rien dans le sacrifice qui frappât davantage les yeux du peuple. C'est lui qui donne les noms, et il les douta pas ce qui le frappe davantage; et parce qu'on dénonçait cette mission ou ce renvoi solennellement par trois ou quatre fois, on n'appelait point le sacrifice missa seulement au singulier, mais au pluriel missœ: on disait Missas facere, missarum solemnia, et ainsi du reste, parce qu'il n'y avait pas pour un seul renvoi et qu'après avoir renvoyé, ainsi qu'il a été dit, les catéchumènes, les possédés et les pénitents, on finissait l'action en renvoyant tout le peuple.

Après avoir expliqué le nom, pour maintenant venir au fond

 

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du mystère, souvenez-vous, avant toutes choses, de l'antiquité des prières, d'où l'on tire les difficultés qui vous embarrassent. Nous parlerons en son lieu d'une antiquité si vénérable : il me suffit quant à présent que vous observiez que ce n'est pas sans raison que les ministres tâchent d'y trouver leur doctrine sur la présence réelle plutôt que la nôtre : car comme ils savent bien en leur conscience qu'elles sont d'une grande antiquité, s'ils avouaient qu'elles nous sont favorables, ils seraient en même temps contraints d'avouer que la date de notre croyance est plus ancienne qu'ils ne veulent : c'est pourquoi ils ont raison selon leurs principes de les tirer à leur sens, comme ils tâchent aussi d'y tirer les anciens Pères.

Mais pour leur ôter tout prétexte, venons au fond et disons que la célébration de l'Eucharistie contenait deux actions principales dont vous convenez: l'oblation dans laquelle la consécration est enfermée, et la participation ou la réception. Pour nous arrêter d'abord au fait comme vous le souhaitez et qu'il est juste, l'oblation consiste en trois choses: l'Eglise offre à Dieu le pain et le vin; elle lui offre le corps et le sang de Notre-Seigneur; elle s'offre enfin elle-même, et offre à Dieu toutes ses prières en union avec Jésus-Christ qu'elle croit présent. Voilà les faits qu'il nous faut considérer. Nous remonterons après, si vous voulez, à l'Ecriture, afin de vous tout montrer jusqu'à la source : mais il importe avant toutes choses de bien comprendre la pratique; et c'est aussi ce que vous voulez.

Pour entendre ce que l'ait l'Eglise en offrant à Dieu le pain et le vin, il nous faut considérer les prières qui précèdent la consécration, non-seulement dans le Canon de la messe, mais encore dans les oraisons qu'on nomme Secrètes, autrement super oblata, à cause qu'on les dit sur les oblations, c'est-à-dire sur le pain et sur le vin, après qu'ils ont été mis sur l'autel.

C'est là donc que nous apprenons que l'Eglise offre, à la vérité, le pain et le vin, mais non pas absolument et en eux-mêmes; car dans la nouvelle alliance on n'offre plus à Dieu des choses inanimées, ni autre chose que Jésus-Christ : c'est pourquoi on offre le pain et le vin pour en faire son corps et son sang.

 

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Cette oblation se prépare dès le moment où, en élevant le pain et le calice qu'on doit consacrer, on prie Dieu d'en avoir l'offrande agréable, de la bénir, de la sanctifier, et enfin de la consacrer pour en faire le corps et le sang de son Fils. Cette prière se fait souvent et en termes exprès dans l'oraison qu'on appelle Secrète; mais elle se fait tous les jours, dans l'action même de la consécration, où l'on prie Dieu « de bénir, de recevoir, de ratifier et de rendre agréable en tout et partout cette oblation, c'est-à-dire ce pain et ce vin, afin d'en faire pour nous le corps et le sang de Jésus-Christ son Fils bien-aimé. »

Nous disons que ce corps et ce sang sont faits pour nous, au même sens qu'il est écrit dans Isaïe : « Un petit enfant nous est né, un fils nous est donné (1) ; » non point pour faire entendre, comme le prétendent les ministres, que les symboles sacrés ne sont faits le corps et le sang que dans le temps que nous les prenons, mais afin que nous concevions que c'est pour nous qu'ils sont faits dans ce mystère, de même que c'est pour nous qu'ils ont été conçus et formés dans le sein de la sainte Vierge.

Il faut donc entendre ici une espèce de production du corps et du sang dans l'Eucharistie, aussi véritable et aussi réelle que celle qui fut faite dans le bienheureux sein de Marie au moment de la conception et de l'incarnation du Fils de Dieu ; production qui lui donne en quelque façon un nouvel être, par lequel il est sur la sainte table aussi véritablement qu'il a été dans le sein de la Vierge et qu'il est maintenant dans le ciel.

C'est pourquoi on se sert ici du mol de faire, pour marquer une véritable et très-réelle action qui se termine à faire dans ce saint mystère un vrai corps et un vrai sang, et le même qui fut fait au sein de Marie. C'est aussi ce que les Grecs expriment dans leur liturgie, lorsqu'en priant Dieu comme nous de faire de ce pain et de ce vin le corps et le sang de Jésus-Christ, ils demandent expressément que « ce pain soit fait le propre corps, et ce vin le propre sang de Jésus-Christ (2). » Et ils ajoutent qu'ils le soient faits « par le Saint-Esprit, qui change ce pain et ce vin; » par où ils nous marquent premièrement une action véritable,

 

1 Isa., IX, 6. — 2 Lit. Basil., tom. II.

 

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puisqu'ils demandent que le Saint-Esprit, qui est la vertu de Dieu, y soit appliqué ; et secondement un changement très-réel qui fasse du pain et du vin « le propre corps et le propre sang de Jésus-Christ, » car ce sont les termes dont ils se servent. Ce qui aussi a fait dire à saint Isidore, disciple de saint Chrysostome, et une des lumières du IVe siècle, que « le Saint-Esprit est vraiment Dieu, puisque dans le saint Baptême il est également invoqué avec le Père et le Fils, et qu'à la table mystique c'est lui qui rend le pain commun le propre corps dans lequel le Fils de Dieu s'est incarné (1). » Ce qu'il dit ensuite du sang, lorsque pour inviter les fidèles à n'abuser pas du vin, il les fait ressouvenir que « le même Saint-Esprit » en consacre « les prémices, dont il fait à la sainte table le sang du Sauveur (2) »

Et remarquez que comme ce corps et ce sang ont été formés la première fois par le Saint-Esprit agissant dans le sein de la sainte Vierge, selon ce qui est porté dans le Symbole : « Conçu du Saint-Esprit ; » c'est encore le Saint-Esprit qu'on invoque pour les faire ici de nouveau, afin que nous entendions non une action improprement dite, mais une action physique et aussi réelle que celle par laquelle le corps du Sauveur a été formé la première fois. Au reste on ne peut pas douter que cette prière où l'on demande la descente du Saint-Esprit, pour faire du pain le corps et du vin le sang de Jésus-Christ, ne soit très-ancienne dans la liturgie des Grecs, puisqu'on la trouve en tenues formels dans saint Cyrille de Jérusalem, auteur du IVe siècle, qui après l'avoir rapportée comme reçue par le commun usage des Eglises, en continue la vérité, en disant « que ce que le Saint-Esprit touche, est changé et sanctifié (3); » par où il nous montre un changement aussi réel que le contact et l'action est puissante, et efficace.

Et pour mieux marquer Le consentement de l'Orient et de l'Occident dans cette doctrine, ce que les Grecs ont exprimé par la prière que nous venons de voir, les Latins L'expriment aussi par ces paroles : « Prions, mes Frères, Jésus-Christ avec affection, que lui qui a changé l'eau en vin, change aujourd'hui en sang

 

1 lsid. Pelus., lib.. I. ep. CIX. — 2 Ibid., ep. CCCXIII. — 3 Cat. V. Mystag., p. 327.

 

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le vin de nos ablations (1); » ce qu’on attribue ni un autre endroit au Saint-Esprit par ces paroles : « O Seigneur, que le Saint-Esprit, votre coopérateur coéternel, descende sur ce sacrifice afin que le fruit de la terre que nous vous présentons soit changé en votre corps, et ce qui est dans le calice en votre sang (2). » Nous venir dire maintenant que tout ceci est figuré, outre les raisons générales qui renversent cette prétention, c'est introduire dans la prière, c’est-à-dire dans le plus simple de tous les discours, les figures les plus violentes et les plus inusitées; c'est appeler à son secours les plus grands miracles, les opérations les plus efficaces et le Saint-Esprit lui-même avec sa toute-puissance, pour vérifier des figures et des métaphores. Le faire une fois, ce serait trop ; mais le continuer et l'inculquer à chaque occasion, ce serait chose trop insupportable. C’est néanmoins ce que fait l'Eglise; et afin de tenir toujours un même langage, ce qu'elle dit en célébrant les mystères, elle le dit encore en consacrant le prêtre qui les doit offrir: car dès cette antiquité on priait Dieu, comme on fait encore, qu'il sanctifiât ce ministre nouvellement consacré, afin qu'il transformât le corps et le sang de Jésus-Christ par une pure et irrépréhensible bénédiction (3). »

Enfin on priait tous les dimanches, «en offrant selon le rit de Melchisédech, que par la vertu de Dieu opérante ou reçût le pain changé au corps, et le breuvage changé au sang, en sorte qu’on reçût dans le calice ce même sang qui était sorti du côte sur la croix (4) ; » après quoi on finissait en ces termes : «Seigneur Jésus-Christ, nous mangeons le corps qui a été crucifié pour nous, nous buvons le sang qui a été répandu pour nous, afin que ce corps nous soit à salut et ce sang en rémission de nos péchés, maintenant et à tous les siècles des siècles. »

Ce changement, opéré par le Saint-Esprit, du pain au corps, et du vin au sang, était cause que ce sacrifice était regardé comme une espèce d'holocauste, c'est-à-dire comme une victime consumée par le feu, parce qu'en effet, le pain et le vin étaient consumée par le Saint-Esprit comme par un feu divin et spirituel: et c'est

 

1 Miss. Goth., Missa XI, in die Epiph. —  2 Ibid., Miss. XII. — 3 Miss. Goth., in Ord. Presbyt. — 4 Miss. Goth., in fin. in Miss. Dom., n. 80.

 

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ce qu'on exprimait par cette prière, qui se trouve dans tous les anciens Sacramentaires durant l'octave de la Pentecôte, comme on les récite encore aujourd'hui : « Nous vous prions, ô Seigneur, que les sacrifices offerts devant votre face soient consumés par ce feu divin, dont les cœurs des apôtres ont été embrasés (1). »

C'est en ce sens que le sacrifice du Nouveau Testament est appelé quelquefois un holocauste, avec cette différence, que le feu qui consumait les victimes anciennes était un l'eu qui ne pouvait que consumer et détruire, et qui en effet consumait et dévorait de telle sorte l'hostie immolée avec les pains et les liqueurs qu'on jetait dessus, qu'il n'en demeurait aucun reste ni même aucune apparence ; au lieu que le feu que nous employons, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ne consume que ce qu'il veut : de sorte que sans rien changer au dehors , parce qu'il ne veut rien donner aux sens dans un sacrifice qui doit être spirituel, il ne consume que la substance, et encore ne la consume-t-il pas simplement pour la détruire comme fait le feu matériel; mais, comme c'est un Esprit créateur, il ne consume les dons proposés que pour en faire quelque chose de meilleur : c'est pourquoi on le priait de descendre, ainsi qu'on a vu , non simplement pour changer le pain et le vin, mais pour en faire le corps et le sang de Notre-Seigneur.

Il est maintenant aisé d'entendre que la matière de cette oblation était véritablement le corps et le sang de Notre-Seigneur, puisqu'on n'offrait le pain et le vin que pour y être changés par une vertu toute-puissante, c'est-à-dire par la vertu du Saint-Esprit ; et c'est pourquoi ce mystère s'appelait « la transformation du Saint-Esprit (2). et la transformation du corps et du sang de Jésus-Christ par la vertu de celui qui les créait, qui les bénissait, qui les sanctifiait (3); » c'est-à-dire qui les formait sur l'autel pour nous y être, et par l'oblation et par la manducation, une source de bénédiction et de grâce. Car Jésus-Christ ayant prononce « qu'il se sanctifiait soi-même pour nous, » c'est-à-dire qu'il s'offrait et se dévouait, « afin que nous fussions saints (4), nous ne craignons point de dire que cette sanctification et cette oblation de Jésus-

 

1 Fer. II M Oct. Pentec. — 2 Miss. Goth., Miss, LXVI. — 3 Ibid., Miss. VIII. — 4 Joan., XVII, 19.

 

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Christ continue encore sur nos autels, et c'est essentiellement dans la consécration de l'Eucharistie que nous la faisons consister.

Et il est aisé de l'entendre, puisque poser devant Dieu le corps et le sang dans lesquels étaient changés le pain et le vin, c'était en effet les lui offrir; c'était imiter sur la terre ce que Jésus-Christ fait dans le ciel, lorsqu'il y paraît pour nous devant son Père, comme dit saint Paul (1). C'est aussi à quoi revient ce que dit saint Jean dans son Apocalypse, lorsqu'il y vit l'Agneau devant le trône, vivant à la vérité, puisqu'il est debout, mais en même temps comme immolé et comme mort, à cause des cicatrices de ses plaies et des marques qu'il conserve encore dans la gloire, de son immolation sanglante (2). Il est à peu près dans ce même état sur la sainte table, lorsqu'en vertu de la consécration il y est mis tout vivant, mais avec des signes de mort, par la séparation mystique de son corps d'avec son sang. Alors donc il est immolé spirituellement; il est offert à Dieu son Père en mémoire de sa mort et pour nous en appliquer continuellement la vertu.

Or que ce soit ce corps et ce sang qu'on ait intention d'offrir à Dieu, l'Eglise s'en explique en termes formels dans la liturgie. C'est ce qu'on exprime dans la secrète qu'on dit encore aujourd'hui le jour de l'Epiphanie, et qu'on trouve dans tous les vieux Sacramentaires : « O Seigneur, recevez avec des yeux favorables ces dons de votre, Eglise par lesquels on vous offre, non pas de l'or, de la myrrhe et de l'encens; mais on offre, on immole et ou prend cela même qui était signifié par ces présents, c'est-à-dire Jésus-Christ Notre-Seigneur (3). »

Il est donc certain qu'on offrait, non pas la figure du corps et du sang de Jésus-Christ, mais la vérité même de ce corps et de ce sang : autrement on n'offrirait pas ce qui était figuré par les présents des mages, c'était à dire Jésus-Christ même, mais une, figure pour une autre et toujours des ombres, contre le génie de la nouvelle alliance.

Ce que nous venons de voir dans les plus anciens Sacramentaires, dans le romain et dans le gothique, qui était celui dont on

 

1 Hebr., VII, 25 ; IX, 24, 26. — 2 Apoc., V, 6. — 3 Sacr. Greg., Miss. Goth., in Miss. Epiph., Orat. post Myst.

 

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usait principalement dans les pays que les Goths avaient occupés, nous l’allons voir dans un autre rit très-conforme à celui-là, aussi ancien, aussi vénérable, qu'on appelle Mozarabique; c'est celui qu'avait mis en ordre saint Isidore, de Séville, dont on se servait anciennement dans une grande partie de l'Espagne, et qu’on garde encore à présent dans quelques églises de Tolède. Nous y lisons ces paroles qui ressentent l'esprit des premiers siècles (1) : « Nous, vos indignes serviteurs et vos humbles prêtres, offrons à votre redoutable majesté cette hostie sans tache que le sein d'une Mère a produite par sa virginité inviolable, que la pudeur a enfantée, que la sanctification a conçue, que l'intégrité a fait naître. Nous vous offrons cette hostie qui vit étant immolée, et qu'on immole vivante; hostie qui seule peut plaire, parce que c'est le Seigneur lui-même. »

Les églises se communiquaient les unes aux autres ce qu'elles avaient de meilleur. Pour moi, je crois entendre dans cette prière ou un saint Ambroise ou quelqu'un d'une pareille antiquité, d'une pareille onction, d'une pareille piété. Cette prière se disait après avoir récité les noms de ceux dont les oblations étaient reçues et pour lesquels on allait offrir; et on déclare en termes formels que ce qu'on allait offrir pour eux n'était rien de moins que Jésus-Christ même.

Pour nous répliquer maintenant qu'on offrait Jésus-Christ connue étant au ciel, il faudrait avoir oublié ce qu'on a vu tant de fois, que ce qu'on offrait, on le formait sur l'autel des dons qu'on y apportait, c'est-à-dire du pain et du vin; ce qui est inculqué partout dans ce Missel comme dans les autres.

Et afin qu'on ne doute pas du consentement des églises, écoutons encore une préface, de l'ancien Sacramentaire de saint Grégoire, qu'on lisait autrefois dans tout l'Occident, et qu'on trouve encore aujourd'hui dans le Missel ambrosien, tant dans l'ancien que dans le moderne ; il ne se peut rien de plus exprès : « Il est juste, ô Seigneur, dit cette admirable préface, que nous vous offrions cette salutaire hostie d'immolation, qui est le sacrement ineffable de la grâce divine, qui est offerte par plusieurs, et qui

 

1 Miss. Mozarab., in Miss. Nat. Dom., apud Mabill., de Liturg. Gallic., p. 455.

 

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par l’infusion du Saint-Esprit est faite un seul corps de Jésus-Christ. Chacun en particulier reçoit Jésus-Christ Notre-Seigneur, et il est tout entier dans chaque partie : il est reçu de chacun sans diminution ; mais il se donne dans chaque partie en son entier (1). » Ce que l'Occident disait dans cette belle préface et ce qu'on dit encore à Milan selon le rit ambrosien, se dit par tout l'Orient dans la messe qui porte le nom de saint Chrysostome : « L'Agneau de Dieu, dit-on, est divisé et n'est pas mis en pièces : il se partage à ses membres et il n'est pas déchiré; on le mange et il n'est pas consumé; mais il sanctifie ceux qui le reçoivent (2). » La même chose se trouve dans la liturgie de saint Jacques, qui est celle de l'église de Jérusalem, dont on sait que ce saint apôtre fut le premier évêque; et nous aurons peut-être occasion de vous en rapporter les paroles en quelque autre endroit. Quel plaisir aurait-on eu dans une prière, malgré la simplicité naïve et intelligible qui y doit régner; quel plaisir, dis-je, d'étourdir le monde par des paradoxes ou plutôt par des prodiges de propositions inouïes, en disant comme une merveille qu on divise et qu'on ne divise pas, qu'on mange et qu'on ne consume pas, que c'est dans toute l'Eglise et dans toutes les oblations particulières un seul et même corps, et dans les moindres parcelles ce corps entier sans diminution, si tout cela ne se doit entendre que d'une présence en figure et d'une manducation en esprit, c'est-à-dire de la présence la moins divisante et de la manducation la moins consumante qu'on puisse jamais imaginer? Mais dans la doctrine de l'Eglise catholique, c'est un vrai miracle qu'un même corps humain soit donné à tous tout entier sous la moindre parcelle : ce corps en même temps est partage et ne l'est pas: partagé, parce qu'en effet il est réellement donné à chaque fidèle; non partagé, parce qu'en lui-même il demeure entier et inaltérable.

Je ne m'arrête pas ici à vous expliquer comment Jésus-Christ est rompu et non rompu dans l'Eucharistie, divisé et non divisé : ce sont choses qu'on explique ailleurs par les locutions les plus

 

1 Sacr. Greg., Dom. V post Theoph., edit. Men., p. 27; Miss. Ambrosiun. apud Pamel., in eâd. Dom. et nov. in Dom. V. —2 Tom. II, Bibl. PP. G. L. p. 83.

 

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simples et les plus naturelles à l'esprit humain. Ainsi quoiqu'il lut certain qu'à la rigueur la troupe qui pressait Jésus-Christ ne le touchât pas, et que la femme, qui crut être guérie par son attouchement, n'eût en effet touché que la frange du bout de sa robe, les apôtres ne laissent pas de lui dire : « Maître, la presse vous accable et vous demandez : Qui me touche (1) ? » Et si l'autorité des apôtres n'est pas assez grande, Jésus-Christ ajoute lui-même : «  Quelqu'un m'a touché (2), » encore qu'il eût dit deux ou trois fois auparavant qu'on n'avait touché que ses habits, et que tous les évangélistes parlent de même d'un commun accord. Pourquoi cela, si ce n'est qu'en effet on touche un homme dans la manière de parler simple et populaire, quand on touche les habits dans lesquels il est, et qui font comme un même corps avec lui? De même on est déchiré, on est mouillé, on est sali, quand les habits qu'on porte le sont, encore qu'à la rigueur on ne le soit pas en soi-même. Je n'ai pas besoin d'en dire ici davantage, et chacun peut achever la comparaison des espèces sacramentelles avec; les habits et de la personne habillée avec Jésus-Christ actuellement revêtu de ces espèces. Ce que j'ai entrepris de faire voir, c'est que les locutions dont on se sert dans la liturgie, et autant parmi les Grecs que parmi les Latins, tendent toutes à établir une présence réelle ; et que loin (pion ait cherché dans les derniers siècles à multiplier de tels monuments, l'antiquité en avait dans ses Sacramentaires que nous n'avons plus aujourd'hui dans notre Missel. Car on n'a pas besoin de chercher des preuves pour des vérités qui sont venues naturellement de nos pères jusqu'à nous; ces preuves viennent toutes seules en mille endroits, et sortent comme de source. Ainsi il faut avouer, et il est vrai qu’on ne dit plus dans notre rit ordinaire la préface que j'ai récitée, non plus que celles qu'on trouve dans tous les anciens Sacramentaires pour tous les dimanches et pour toutes les fêtes de l'année. On les a ôtées maintenant, comme beaucoup d'autres choses qu'on ne laisse pas d'approuver beaucoup, sans autre raison apparente que de décharger les Missels et de faciliter aux églises pauvres le moyen de les avoir. Quoi qu’il en soit, on n'en a réservé que sept ou huit pour les grands mystères et les

 

1 Marc., V, 30, 31.— 2 Luc., VIII, 44-46.

 

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fêtes les plus illustres; mais les autres sont constamment de même antiquité, de même esprit et de même goût, et se sont dites dès les premiers siècles dans presque toutes les églises d'Occident.

Et il ne faut pas s'imaginer que celles qui ne disaient pas la préface dont nous venons de parler fussent d'une autre doctrine que les autres, puisqu'elles avaient en plusieurs endroits des choses équivalentes; témoin dans l'église grecque la prière qu'on vient de voir; témoin dans celles d'Espagne ces mots déjà rapportés : «Nous vous offrons cette hostie qui vit étant immolée, et qu'on immole vivante (1) ;» témoin cette autre préface d'un très-ancien Sacramentaire, où en parlant de ce qu'on offre sur l'autel, «C'est ici, dit-on, ô Père éternel, l'Agneau de Dieu votre Fils unique, qui ôte le péché du monde, qui ne cesse de s'offrir pour nous et nous défend continuellement auprès de vous comme notre avocat, parce qu'encore qu'il soit immolé, il ne meurt jamais, et il vit quoiqu'il ait été mis à mort : car Jésus-Christ notre pâque a été immolé, afin que nous immolions, non avec l'ancien levain, ni par le sang des victimes charnelles, mais dans les azymes de sincérité et de la vérité du corps (2).»

On découvre ici un mystère qu'on ne s'aurait assez remarquer, qui est que dans l'oblation que nous faisons du corps de Jésus-Christ, c'est lui-même qui s'offre, mais qui s'offre continuellement, qui exerce par celte oblation continuelle la l'onction de notre avocat, qui vit toujours pour être toujours immolé dans l'azyme de sincérité, c'est-à-dire, comme on l'interprète au même lieu, dans la vérité de son corps.

On voit en d'autres endroits du même Missel, comment dans ce sacrifice Jésus-Christ est le véritable Sacrificateur, qui s'offre encore lui-même; et on explique que c'est à cause qu'étant l'instituteur de cette oblation, c'est en son nom et par son autorité qu'on la continue. « Il est juste de vous louer, ô Dieu invisible, incompréhensible, immense, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui en instituant la forme d'un sacrifice perpétuel, s'est premièrement offert à vous comme une hostie, et nous a appris le premier

 

1 Miss. Mozarab., sup. — 2 Contest., Miss. Pasch., Fer. IV,  in  Miss. Goth., Miss., XLI; apud Thom., p. 342; apud Mabill., de Liturg. Gallic, p. 256.

 

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qu'il devait être offert (1). » On reconnaît ici que Jésus-Christ a institué un sacrifice perpétuel, où il devait être offert et où lui-même aussi nous avait appris à l'offrir. Et c'est pourquoi on disait dans une autre prière ; « O Dieu à qui nous offrons un sacrifice unique et singulier, après que vous avez l'ait cesser tous les divers sacrifices d'autrefois (2). » Et un peu après : « En rejetant toutes les ombres des victimes charnelles, nous vous offrons, Père éternel, une hostie spirituelle qui est toujours immolée et qu'on offre toujours la même, qui est tout ensemble et le présent des fidèles qui se consacrent à vous, et la récompense que leur donne leur céleste bienfaiteur : » prière qu'on trouve encore et de mot à mol dans l'ancien Missel de Gélase (3). Mais qui n'y remarque clairement Jésus-Christ offert en personne dans un sacrifice très-véritable qui se renouvelle et se continue tous les jours, où il est en même temps le présent que nous faisons à Dieu et la récompense éternelle que reçoivent ceux qui l'offrent?

C'est un sacrifice véritable, puisqu'il est substitué à la place de tous les sacrifices anciens ; un sacrifice où l'on ne cesse d'offrir Jésus-Christ même en personne ; un sacrifice que l'on renouvelle et que l'on continue tous les jours, et qui est néanmoins toujours unique, parce qu'on y offre incessamment la même victime; un sacrifice d'une nature tout à fait particulière, où celui que nous offrons est en même temps celui qui nous donne tout, et lui-même le don infini qui nous rend heureux.

La même chose est expliquée en peu de paroles, mais vives et substantielles, dans le canon de la messe que nous disons tous les jours, où après avoir fait la prière que nous avons rapportée, où l'on demande que l'oblation sainte soit faite le corps et le sang de Jésus-Christ; après avoir récité ces saintes paroles par lesquelles se fait la consécration et la consommation de son mystère : l'Eglise, en exécution du commandement qu'il lui fait de le célébrer en son nom, reprend la parole en cette manière : « C'est pour cela, ô Seigneur, que nous, qui sommes vos ministres, et tout votre saint peuple, nous ressouvenant de la passion bienheureuse, de la

 

1 Miss. Mozarab., Miss, LXXVIII, contest., p. 297. — 2 Miss. Franc., Miss, XXVII, p. 325. — 3 Miss. Gelas., edit. Thom., Miss., LXXXIV, p. 117.

 

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glorieuse résurrection et de l'ascension triomphante du même Jésus-Christ votre Fils Notre-Seigneur ; nous offrons à votre sainte et glorieuse Majesté ce présent fermé des choses que nous tenons de vous-même, une hostie sainte, une hostie pure, une hostie sans tache, le saint pain de vie éternelle et le calice de salut perpétuel. » Ceux qui ont appris de Jésus-Christ qu'il est le pain vivant qui donne la vie éternelle (1) n'auront pas de peine à entendre quel est ce pain de vie éternelle qu'on offre à Dieu ; et c'est visiblement Jésus-Christ même et sa sainte chair où il nous a promis la vie (2), qu'on montre comme présente, en disant : Le saint pain de vie éternelle, aussi bien que son sang qui nous a sauvés, en disant : Et le calice de salut perpétuel, c'est-à-dire, sans difficulté, le calice où est contenu ce salut avec le sang du Sauveur.

C'est la même chose que disent les Grecs dans leur liturgie, lorsqu'après avoir prononcé les saintes paroles du même Sauveur, ils continuent en ces termes : « Nous vous offrons des choses qui sont à vous faites des choses qui étaient à vous, » c'est-à-dire, le corps et le sang de votre Fils formés du pain et du vin qui étaient vos créatures.

Ces paroles sont dites en ce lieu, pour exprimer la nature de cette oblation où l'on offrait à Dieu une substance, c'est-à-dire le corps et le sang de Jésus-Christ formés d'une autre substance, qui était celle du pain et du vin; et tout ensemble pour faire voir, contre les anciens hérétiques, qui dès l'origine du christianisme avaient distingué le Créateur de l'univers d'avec le Père de Jésus-Christ; pour, dis-je, leur faire voir que c'était le même, et que celui qui avait créé le pain et le vin pour nourrir l'homme, était le même qui pour le sanctifier en faisait le corps et le sang de son Fils unique.

C'est aussi ce qu'expriment les Latins par ces mots du canon qu'on vient de voir : « Nous vous offrons cette sainte hostie faite des choses que nous tenons de vous-même : » DE TUIS DONIS AC DATIS : ce que les Grecs exprimaient d'une autre manière, en disant : Ta sa ek ton son :  Tua ex tuis ;; où l'on voit de plus en plus que les deux églises parlent toujours dans le même esprit, et 

1 Joan., VI, 51, 52. — 2 Ibid.

 

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s'accordent à célébrer le changement merveilleux qui s'est fait des créatures de Dieu en des créatures de Dieu beaucoup plus excellentes ; mais toujours avec un rapport et une analogie parfaite, puisque c'est l'aliment des corps qui est changé en la nourriture dont les âmes sont sustentées, et les corps mêmes sanctifiés et purifiés.

Tout cela est confirmé merveilleusement dans ces paroles de notre canon, où après avoir nommé Jésus-Christ comme on a fait partout, comme celui en qui nous avons accès auprès du Père, nous ajoutons : « Par lequel, ô Seigneur, vous ne cessez de créer tous ces biens, vous les sanctifiez, vous les vivifiez, vous les bénissez, et vous nous les donnez; » par où l'on montre en Dieu par Jésus-Christ mie création continuelle, pour faire que les dons sacres du pain et du vin que Dieu avait créés par sa puissance, par la même puissance soient faits une nouvelle créature, et de choses inanimées et profanes deviennent une chose sainte et une chose animée, qui est le corps et le sang de l'Homme-Dieu Jésus-Christ : chose par ce moyen remplie pour nous de bénédiction et de grâce, pour ensuite nous être donnée avec tous les dons dont elle est pleine : ce qui continue à montrer que celui qui nous a créés, et qui a créé les choses qui nous soutiennent selon le corps, crée encore de ces mêmes choses celles qui nous soutiennent selon l'esprit ; et que c'est cela que nous lui offrons avant que de le prendre de sa main.

A ceci nous pouvons encore rapporter cette secrète (1) : « O Dieu, qui avez choisi les créatures que vous avez faites pour soutenir notre infirmité, afin d'en faire les présents qu'on vous devait dédier, » en les faisant le corps et le sang de Jésus-Christ, ainsi qu'il a été souvent expliqué.

De douter qu'un tel sacrifice ne soit véritablement propitiatoire, c'est douter que le corps et le sang de Jésus-Christ ne soit un objet agréable à Dieu, qui nous le rende favorable; c'est douter que le même Jésus-Christ, qui intercède pour nous dans sa gloire en se présentant devant Dieu, par cette seule action ne l'apaise et ne nous le rende propice. Mais à Dieu ne plaise que 

1 Fer. 5, post Dom. Pass.

  

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l'Eglise croie qu'où Jésus-Christ est présent pour nous, il ne soit pas une oblation propitiatoire : c'est pourquoi l'Eglise ne cesse de prier en cette sorte dans ce sacrifice : « O Seigneur, soyez apaisé, soyez propice, soyez favorable à votre peuple par ces dons que nous vous offrons. » Et encore : « Que cette hostie purge nos péchés; qu'elle nous soit une intercession salutaire pour en obtenir le pardon. » Et encore : « Recevez ce sacrifice par l'immolation duquel vous avez voulu être apaisé (1). » Et encore dans le Missel de Gélase : « Que cette hostie salutaire soit l'expiation de nos péchés et notre propitiation devant votre Majesté sainte (2). » Tout est plein de semblables prières ; et c'est ce qu'enseigne saint Cyrille de Jérusalem, lorsqu'il dit dans son cinquième Catéchisme aux initiés (3), en leur expliquant la liturgie, qu'après avoir fait le corps et le sang de Jésus-Christ par l'opération du Saint-Esprit ; après avoir accompli le sacrifice spirituel et ce culte non sanglant, on faisait sur cette hostie de propitiation les prières de tout le peuple, c'est-à-dire qu'on la chargeait de tous ses vœux, comme étant la seule victime par laquelle Dieu est apaisé, et nous regarde d'un œil favorable. C'est par elle que nous attirons les bienfaits de Dieu sur les vivants; c'est par elle, continue le même Père, que nous « rendons Dieu propice aux morts; » c'est par elle enfin que nous consommons l'œuvre de notre salut. C'est pourquoi le prêtre dit dans le canon qu'il offre, « et que tous les fidèles offrent avec lui ce saint sacrifice de louange..... pour la rédemption de leurs âmes ; » non que ce soit là que Jésus-Christ l'ait opérée ou méritée, ou qu'il y paie le prix de notre rançon; mais parce que le même qui l'a payé est encore ici présent pour consommer son ouvrage par l'application qu'il nous en fait.

Ce n'est donc pas ici, comme vos ministres vous le faisaient croire, un supplément du sacrifice de la croix : ce n'en est pas une réitération, comme s'il était imparfait : c'en est au contraire, en le supposant très-parfait, une application perpétuelle, semblable à celle que Jésus-Christ en l'ait tous les jours au ciel aux yeux de son Père, ou plutôt c'en est une célébration continuée : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si nous l'appelons en un

 

1 Sabb. post Cin. — 2 Lib. III Sacr. R E. Miss., 10. — 3 Cyril., Cat., myst. V.

 

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certain sens un sacrifice de rédemption, conformément à cette prière que nous y faisons : « Accordez-nous, ô Seigneur, de célébrer saintement ces mystères, parce que toutes les fois qu'on fait la commémoration de cette hostie, on exerce l'œuvre de la rédemption (1) ; » c'est-à-dire qu'en l'appliquant on la continue et on la consomme.

Il ne faut donc point nous objecter que c'est ici un sacrifice de commémoration, de louange, d'Eucharistie ou d'action de grâces, et non point de propitiation. Car en avouant sans difficulté, comme nous faisons dans toutes les prières de la liturgie, que c'est un sacrifice d'action de grâces et de commémoration, c'est par là même que nous disons qu'il est encore un sacrifice de propitiation, et pour ainsi parler d'apaisement, parce que le seul moyen que nous avons d'apaiser Dieu et de nous le rendre propice, c'est de lui offrir continuellement la même victime par laquelle il a été apaisé une fois, d'en célébrer la mémoire, de lui offrir de justes louanges pour la grâce qu'il nous a l'aile de nous la donner : c'est pourquoi en cette occasion le sacrifice d'action de grâces et celui de propitiation concourent ensemble; d'où vient aussi qu'il est appelé en cent endroits dans les secrètes, «une hostie d'expiation, d'apaisement et de louange : » HOSTIAS PLACATIONIS ET LAUDIS (2); et que dans le lieu même du canon que nous venons de rapporter, après l'avoir appelé un sacrifice de louange, on ajoute incontinent qu'on l'offre pour la rédemption de son âme.

Vous pouvez juger maintenant s'il y a lieu de douter de la présence réelle, ou du changement de substance, dans les prières de la liturgie. Quand il n'y aurait autre chose que cette oblation qui apaise Dieu, que cette hostie propitiatoire, hostia placabilis, hostia propitiationis, c'en serait assez pour vous faire voir que ce ne peut être que Jésus-Christ même, n'y ayant plus pour nous une autre victime que son corps et son sang. Mais la présence en est marquée par tant d'autres choses, qu'il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour l'apercevoir.

Vous entendez aussi par même moyen comment on offre le pain et le vin. On les offre à la vérité, mais pour en faire le corps et le

 

1 IX post Pent. — 2 Fer. 4 post Dom. V Quadrag., etc.

 

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sang de Jésus-Christ, comme on l'explique partout; sans quoi ce pain et ce vin ne seraient pas une hostie d'expiation, ainsi qu'elle est appelée dans toute la liturgie.

De cette sorte on ne voit pas la difficulté qu'on a pu trouver dans la secrète du jour de Noël, où l'on demande « que cette substance terrestre nous donne ce qui est divin, » puisqu'en effet c'était en substance du pain et du vin qu'on présentait sur l'autel pour en faire ce qui est divin, c'est-à-dire le corps et le sang de Notre-Seigneur. En quoi le mystère de l'Eucharistie a quelque chose de semblable à celui de l'Incarnation, puisque dans l'un et dans l'autre ce qui est divin nous est communiqué par le moyen d'une substance terrestre, c'est-à-dire la divinité même de Jésus-Christ, par le moyen d'une chair humaine, et cette chair où la divinité habite par le moyen du pain qu'on emploie à la former, ainsi qu'il est expliqué dans cette prière. Et par la même raison, il n'y a pas ombre de difficulté à dire que ce sacrifice est un sacrifice de pain et de vin, parce qu'il se fait de l'un et de l'autre ; un sacrifice par conséquent selon l'ordre de Melchisédech, où l'on offre encore du pain et du vin, comme tous les Pères ont cru que Melchisédech avait fait, quoique Jésus-Christ y ait ajouté son corps et son sang; ce que Melchisédech n'a pas pu faire, étant juste que si Jésus-Christ, qui est la vérité même, a quelque chose qui tienne de la figure, il ait aussi quelque chose où elle n'ait pu atteindre. C'est pourquoi au pain et au vin, qui sont la figure dans le sacrifice de Melchisédech, il joint son corps et son sang qui sont la vérité même; mais qu'il cache encore sous les apparences du pain et du vin dont il les a faits, afin que la vérité tienne toujours quelque chose de la figure qu'elle accomplit.

Vous voyez donc que l'oblation du pain et du vin, qui se fait dans la secrète et dans toutes les autres prières qui précèdent la consécration, n'est que le commencement du sacrifice; ce qu’on exprime aussi par cette prière qu'on fait sur les dons aussitôt qu'on les a mis sur l'autel : « Venez, ô Dieu sanctificateur, tout-puissant et éternel, et bénissez ce sacrifice prépaie à votre saint nom; » et on le marque encore par d'autres paroles dans les secrètes, en lui disant, comme on fait souvent : « Nous vous

 

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offrons, ô Seigneur, ces hosties qui vous doivent être dédiées, qui vous doivent être immolées, qui vous doivent être consacrées : DICANDAS, IMMOLANDAS, SACRANDAS (1); » non qu'elles ne soient déjà en un certain sens dédiées, immolées et consacrées dès qu'on les offre sur l'autel; mais parce qu'elles attendent une consécration plus parfaite, lorsqu'elles seront changées au corps et au sang.

Et vous voyez maintenant plus clair que le jour que cette immolation, cette consécration, ce sacrifice est dans les paroles, par lesquelles le pain est changé au corps et le vin au sang avec une image de séparation et une espèce de mort, ainsi qu'il a été dit. D'où il résulte que l'essence de l'oblation est dans la présence même de Jésus-Christ en personne sous cette figure de mort, puisque cette présence emporte avec elle une intercession aussi efficace que celle que t'ait Jésus-Christ dans le ciel, même en offrant à Dieu les cicatrices de ses plaies.

Je ne prétends pas nier par là que l'oblation ne soit aussi expliquée par d'autres actions du sacrifice : car par exemple, l'élévation de l'hostie est une marque de son oblation, sans préjudice des autres raisons dont nous parlerons ailleurs : de la même manière que nous voyons dans le Lévitique (2) qu'on « levait devant le Seigneur» ce qu'on avait dessein de lui offrir, et que même on le lui offrait par cette action : soit que ce fût la chair des victimes, ou que ce fût des pains et des gâteaux, ou les prémices des fruits de la terre.

On réduisait autrefois la victime et les gâteaux qu'on offrait à Dieu en petits morceaux (3), et c'était une marque de l'oblation et du sacrifice qu’on en faisait au Seigneur. C'est en ce sens que la fraction du pain sacré, soit qu'on la fasse pour la distribution, ou pour quelque autre raison mystique, fait partie du sacrifice, en représentant Jésus-Christ sous les coups, et son corps rompu et percé; ce que les tirées désignent encore par une cérémonie plus particulière, en perçant le pain consacré avec une espèce de lancette, et en récitant en même temps ces paroles de l'Evangile:

 

1 Secr. Fer. 3 post Dom. Pans. II. Secr. Fer. 5. It. Secr. SS. Primi et Feliciss. Martyrum. — 2 Levit., VIII, IX, XXIII, et Numer., V, etc. — 3 Levit., II, IX, etc.

 

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« Un des soldats perça son côté avec une lance (1), » et le reste;

Je ne dispute pas de l'antiquité de cette cérémonie, non plus que de beaucoup d'autres : je remarque seulement qu'elles servaient à l'immolation mystique de notre victime, en représentant son immolation sanglante. Mais je ne dois pas omettre une chose inséparable de ce sacrifice, qui est la consomption de l'hostie. Nous avons dit que la consécration est une espèce de création nouvelle du corps de Jésus-Christ par le Saint-Esprit : ce sacré corps y reçoit un nouvel être; et c'est pour cela que saint Pacien, un saint évêque du quatrième siècle, célèbre par sa doctrine, appelait l'Eucharistie « le renouvellement du corps : » Innovatio corporis (2). Mais ce corps nouvellement produit ne l'est que pour être consumé, et pour perdre par ce moyen ce nouvel être qu'il a reçu ; ce qui est un acte de victime qui se consume elle-même en un certain sens, encore qu'en vérité elle demeure toujours entière et toujours vivante.

Surtout la consomption du sang de Notre-Seigneur présente à l'esprit une idée de sacrifice; parce qu'on offrait les liqueurs en les répandant, et que l'effusion en était le sacrifice. Ainsi le sang de Jésus-Christ répandu en nous et sur nous en le buvant, est une effusion sacrée et comme la consommation du sacrifice de cette immortelle liqueur.

C'est tout cela joint ensemble qui consomme notre sacrifice, très-réel par la présence de la victime actuellement revêtue des signes de mort, mais mystique et spirituel, comme je pense l'avoir dit ailleurs, où le glaive c'est la parole, où la mort ne se remontre qu'en mystère, où le feu qui consume c'est cet Esprit qui change, qui purifie, mais qui élève et qui perfectionne tout ce qu'il touche et en fait quelque chose de meilleur.

Après cela je ne pense pas qu'on ose vous dire que la présence réelle et le changement de substance ne soit pas suffisamment expliqué dans les prières de la messe; et afin de le mieux entendre, comparez les autres prières de l'Eglise avec celles-ci. Elle bénit l'eau du baptême; elle bénit le saint chrême et les saintes huiles dont elle oint les enfants de Dieu, pour leur imprimer en

 

1 Joan., XIX, 44. — 2 Pacian., ep. I ad Symp.

 

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diverses sortes le caractère de christs et d'oints de Dieu. Les prières dont elle se sert dans ces bénédictions sont assurément de la première antiquité. Dans ces bénédictions on trouve bien que l'Eglise « consacre et sacrifie ces substances (1), » c'est-à-dire cette eau et ces huiles qu'elle bénit ; qu'elle les rend efficaces, et leur inspire une nouvelle vertu par la grâce du Saint-Esprit qu'elle invoque sur elles. On trouve même dans l'ambrosien, qu'elle « les élève et qu'elle les anoblit ; » mais on ne trouve jamais qu'elle les offre à Dieu en sacrifice; encore moins qu'elle les change en quelque autre substance, ni qu'elle emploie pour les y changer la vertu toute-puissante du Saint-Esprit : ces expressions sont réservées pour l'Eucharistie. Ce qui montre manifestement que le changement qui s'y fait est bien d'une autre nature que celui qui se fait dans l'eau ou dans l'huile, qui n'est qu'un changement mystique et moral; et que le mot de sacrifice y est employé, non pas comme on le donne quelquefois à ce qui sert au culte divin, mais dans cette étroite signification dont on se sert pour exprimer un vrai sacrifice.

C'est ce qui devrait, il y a longtemps, avoir décidé nos controverses. Car outre qu'il ne convient pas à l'Eglise chrétienne de n'avoir non plus que les Juifs à offrir à Dieu que des ombres et des figures de Jésus-Christ, et que de là il s'ensuit qu'on doit y offrir, et par conséquent y avoir Jésus-Christ même : il faut encore ajouter que l'Eglise s'explique si clairement sur le changement réel du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ, que ceux qui ont nié ce changement n'y ont trouvé d'autre remède que de retrancher tout d'un coup toutes ces prières.

C'est ici que je vous prie d'observer une contradiction manifeste de ces nouveaux docteurs : car d'un côté ne pouvant nier que ces prières de nos liturgies ne soient très-anciennes, de peur de nous laisser l'avantage d'y trouver notre doctrine, ils vous ont dit, et ils tâchent de persuader à tout le monde qu'elles sont contre nous; et de l'autre ils sentent si bien en leur conscience qu'en effet elles sont contre eux, qu'ils n'ont osé les retenir, de peur qu'elles ne ramenassent tous les peuples à l'unité catholique.

 

1 Ordo Rom.

 

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Entendez ceci, Monsieur, et tâchez de le faire entendre à ceux qui s'endurcissent encore contre la foi de nos pères : le conte qu'ils débitent, c'est que la présence réelle a commencé à Paschase Radbert , auteur du neuvième siècle. Or je dis qu'il faut avoir un front d airain, pour nier que ces prières ne soient plus anciennes. Car les auteurs renommés pour avoir travaillé aux Sacramentaires que nous avons produits, sont un saint Léon, un saint Gélase, un saint Grégoire : c'est dans l'Eglise gallicane, après un saint Hilaire, un Muséus, un Salvien, un Sidonius (1) ; c'est dans l'Eglise d'Espagne, un Isidore de Séville, auteurs dont le plus moderne passe de plusieurs siècles Paschase Radbert ; et le travail qu'ils ont fait n'a jamais tendu à rien innover dans la doctrine : on ne les en a jamais seulement soupçonnés. Ils ont ordonné l'office, réglé et fixé les leçons et les antiphoniers : ils ont composé quelques Collectes, quelques Secrètes, quelques Postcommunions, quelques Bénédictions, quelques Préfaces, et cela sans rien dire au fond qui fut nouveau : on ne les attrait non plus écoutés que les autres novateurs, et le peuple aurait bouché ses oreilles. Tout ce qu'ils composaient était fait sur le modèle de ce qu'avaient fait leurs prédécesseurs; le style même ressent l'antiquité, et les choses la ressentent encore plus : ainsi tout était reçu avec un égal applaudissement, et les nouvelles prières faisaient corps pour ainsi dire avec les anciennes, comme étant toutes de même esprit et de même goût. Et pour ce qui est du canon, on en a jugé toutes les paroles d'un si grand poids, que la tradition a conservé les auteurs des moindres additions qu'on y a faites; et on sait par exemple, que c'a été saint Grégoire qui a ajouté ces paroles : Diesque nostros in tuâ pace disponas: « Afin que vous conduisiez nos jours dans votre paix. » On sait encore, pour ne pas omettre les autres parties de la messe, qui le premier a fait dire le Kyrie, qui le Pater, qui l’Agnus Dei. Les ministres ont été soigneux de marquer toutes ces dates, pensant conclure de là que la messe était un amas de nouveautés et d'institutions humaines; mais leur haine les a aveuglée : car puisqu'on a remarqué avec tant de soin les changements les plus indifférents, combien plus aurait-

 

1 Mabill., de Liturg. Gallic., lib. I, cap. IV, p. 27.

 

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on remarqué les autres ? Or c'est ce qu'on ne voit pas : on ne nomme pas qui a ajouté ce qu'on dit pour l'oblation, ni pour la consécration, ni pour y changer le pain au corps et le vin au sang : c'est donc qu'on ne connaît point d'auteur de ces choses ; c'est qu'elles sont plus anciennes que tous les changements qu'on sait, quoiqu'ils soient déjà fort anciens, comme on a vu; c'est qu'elles ne sont pas des additions, mais au contraire qu'elles sont le corps auquel le reste est ajouté ; et en un mot, qu'elles sont aussi anciennes que l'Eglise. C'est ce qui paraît encore par le consentement de tous les rites, puisque ces choses se trouvent également dans le rit grec, dans le romain, dans l'ambrosien, dans le gallican, dans le gothique ou l'espagnol, en un mot dans tous les rites, comme on a vu ; et non-seulement dans les rites des églises catholiques, mais encore dans ceux des schismatiques ; et non-seulement dans ceux des Grecs séparés d'avec nous depuis quelques siècles, mais encore dans ceux des eutychiens et des nestoriens, séparés de nous et des Grecs il y a douze cents ans : ce qui montre que tout cela ne peut venir que de la source.

On pourrait encore alléguer le témoignage des Pères, quand il n'y aurait que saint Cyrille et saint Chrysostome, pour ne point parler des autres, où l'on trouve toutes les parties de la messe, et mot à mot tout ce qu'on en a produit : mais il faut convaincre les hommes par quelque chose encore de plus palpable, et leur épargner la peine de raisonner et d'examiner. Dites donc, Monsieur, à tous ceux qui vous allégueront Paschase Radbert et la date de la présence réelle au neuvième siècle ; dites-leur que pour les confondre, non point par les Pères, ou par les histoires, ou par aucune discussion, on leur montrera, quand ils voudront, en beaucoup de bibliothèques des volumes que tout habile homme reconnaîtra pour être de neuf cents ans et mille ans d'antiquité, où on lit et le canon et les secrètes que nous venons de produire : ajoutez que ces volumes sont copiés pour l'usage des églises sur les volumes plus anciens : ajoutez que ceux contre lesquels on s'est servi de ce canon et de ces prières, soit hérétiques ou autres, du temps de Paschase ou de Bérenger (1), en ont eux-mêmes 

1 Epist. Pasch. Radb. ad Frudeg., sub fin, Guitm. Et al., cont. Bereng.

 

 

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connu l'antiquité, et n'ont jamais seulement pense que ces prières fussent nouvelles; et concluez sans hésiter que ces pièces sont du meilleur temps. C'est pourquoi vous avez vu que les ministres se sont crus obligés de les expliquer, et ensemble vous venez de voir qu'ils les expliquent si mal, qu'ils n'osent s'en servir : ils sont contraints d'en reconnaître l'autorité , tant elles sont anciennes, et néanmoins de les rejeter, tant elles leur sont contraires.

Mais au fond toutes ces prières des liturgies ne sont autre chose qu'une explication de ce que les évangélistes et l'Apôtre ont dit en six lignes : Jésus prit « du pain en ses mains sacrées : il rendit grâces dessus, il le bénit; » par ce moyen, disent les tirées dans leurs liturgies, « il le montrait à son Père; » car n'est-ce pas le lui montrer et le mettre devant ses yeux, que de rendre grâces dessus et de le bénir, connue il a fait? Toutes les liturgies expliquent de quelle sorte il montrait au Père ce pain qu'il tenait en ses mains: Celui, disent-elles toutes d'un commun accord, «en levant les yeux au ciel (1). » Toutes les fois que Jésus bénissait , ou rendait grâces, ou priait devant le peuple, nous voyons la même action, et ses yeux ainsi levés vers son Père. Les églises ont entendu sur ce fondement, et leur tradition l'a continue, qu'il fit la même chose en bénissant le pain : il en fit autant sur le calice, et montra ses dons à son Père, sachant ce qu'il en voulait faire, et lui rendant grâces de la puissance qu'il lui donnait pour l'exécuter. Le Père qui le lui avait inspiré, et qui ne voulait pas qu'il épargnât rien pour témoigner son amour aux hommes, regarda avec complaisance ces dons qui allaient devenir une si grande chose. En effet Jésus continue; et soit en rompant ce pain, soit après l'avoir rompu, il dit à ses apôtres: « Prenez, mangez ; ceci est mon corps. » Il leur présenta la coupe, en leur disant : « Buvez-en tous, ceci est mon sang. » Voilà ce qu'il voulait faire de ce pain et de ce vin. Il ne voulait pourtant pas qu'il y parût, puisque c'était un objet qu'il préparait à la foi. Il sait se montrer et se cacher comme il lui plaît ; et l'histoire des deux disciples d'Emmaüs (2), l'apparition à Marie (3) et tant d'autres exemples de  

1 Liturg. Jac, ibid.; Marc, 37 ; Liturg. Rom., etc.— 2 Luc., XXIV.— 3 Joan., XX.

 

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son Evangile , nous font bien voir qu'il sait paraître quand il veut sous une figure étrangère, ou se montrer dans la sienne propre, ou disparaître tout à fait à nos yeux et passer même au milieu des troupes sans que personne le voie. Il n'avait pas besoin de se montrer en cette occasion ; car il savait que ses vrais disciples l'en croiraient sur sa parole; et son Père, à qui il présentait ce grand objet, savait bien pourquoi il y était, et pourquoi il y était caché; et pour être caché aux hommes, il n'en était ni moins visible ni moins agréable à ses yeux.

L'Eglise a présupposé que la parole de Jésus-Christ fut aussitôt suivie de son effet. Il se fit en un instant un grand changement : il paraissait quelque chose, puisque Jésus-Christ disait : « Prenez, mangez, buvez. » Mais ce quelque chose n'était pas ce qui paraissait, puisqu'il disait:«C'est mon corps, c'est mon sang.» C'est une erreur insensée de croire qu'ils le soient devenus eu le prenant, puisque Jésus-Christ disait : «Ceci est.» De sorte qu'il le fallait prendre, non point pour le faire tel, mais au contraire parce qu'il l'était. Dans cette présupposition, qui ne voit que ce corps et ce sang étaient dès lors un objet, et leur consécration une action par elle-même agréable à Dieu? Action où Jésus-Christ mettant son corps d'un côté, et son sang de l'autre par la vertu de sa parole, s'exposa lui-même aux yeux de Dieu sous une image de mort et de sépulture, l'honorant connue le Dieu de la vie et de la mort, et reconnaissant hautement sa Majesté souveraine, puisqu'il lui remettait devant les yeux la plus parfaite obéissance qui lui eût jamais été rendue, c'est-à-dire celle de son Fils unique dévoué et obéissant jusqu'à la mort de la croix.

Si cette action est une oblation et un sacrifice, il ne le faut plus demander, la chose parle; et aussi nous avons vu que l'Eglise n'y a jamais hésité. Car cette idée d'oblation n'était pas détruite par le commandement de manger et de boire, ni parce que les apôtres mangèrent et burent en effet aussitôt après la consécration. Car où a-t-on pris que l'oblation et la manducation fussent choses incompatibles? La loi avait des oblations et des sacrifices auxquels on participait en les mangeant, n'y ayant rien en effet de plus convenable que de consacrer, en l’offrant à Dieu, ce qui nous

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devait sanctifier en le mangeant. Que nuisait à ce dessein que la consécration ait été si promptement suivie de la manducation, puisque très-visiblement le temps n'y fait rien? C'est assez que les deux actions soient si clairement distinguées, et que Jésus-Christ se soit expliqué par Ceci est.

Il n'en a pas usé de la même sorte de l'eau du baptême. Encore qu'il en ait fait un sacrement, il n'a rien dit, ni rien fait qui nous montrât que l'eau qu'il y employait fut un sacrement hors de l'usage ; encore moins a-t-il rien dit qui nous fit penser qu'il en formât une autre substance ; en un mot, il n'a pas dit qu'elle lut son sang, bien qu'elle le représentât ; mais avant qu'on mange l'Eucharistie, il a déjà dit que c était son corps et son sang : l'image de sa mort y était déjà empreinte par sa parole, et c'est pourquoi il a dit : « Ceci est mon corps rompu, ceci est mon sang répandu pour vous. »

Ces mots nous donnent une vive idée de sacrifice dans l'Eucharistie : car ils n'ont pas seulement leur relation à la croix; c'est encore dans l'Eucharistie que le corps de Jésus-Christ est donné et rompu, et son sang répandu pour nous. Car il faut bien remarquer que ces mots : Donné et rompu, pour le corps, l'un dans saint Luc (1), et l'autre dans saint Paul (2); et ce mot : Répandu, pour le sang, leur conviennent également bien, tant à la croix que dans l'Eucharistie. Il convient, dis-je, à ce divin corps d'être donné pour nous à la croix, et même d'y être rompu, puisque c'est pour nous qu'il est percé et rompu de coups, et pour nous qu'il est livré à la mort; mais cela lui convient aussi dans l'Eucharistie : car il y est donné à tous les fidèles, et par ce moyen il y est distribué ; ce qui s'exprime dans la langue sainte par le mot de rompre, conformément à cette parole : « Romps ton pain à celui qui a faim (3) : » joint qu'on rompt ce corps sacré, comme on a vu, non-seulement pour le distribuer, mais encore en mémoire des coups dont sa sainte chair a été froissée. Pour le sang, il est bien visible que s'il a été versé en la croix, il coule encore dans l'Eucharistie sous la forme d'une liqueur. On voit donc que notre Sauveur voulant donner la propre substance de son corps 

1 Luc., XXII, 19. — 2 I Cor., XI, 24. — 3 Isa., LVIII, 7.

 

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en deux états, l'un à la croix d'une manière sensible, l'autre dans l'Eucharistie d'une manière invisible et cachée; pour exprimer la qualité, après en avoir nommé la substance, il a expressément choisi des termes qui convinssent aux deux états : s'il avait dit, par exemple : « Ceci est mon corps mange. » cela ne conviendrait pas au corps en la croix ; et s'il avait dit : « Ceci est mon corps attaché à une croix, » cela ne conviendrait pas au corps en tant qu'il est dans l'Eucharistie. Il a donc choisi le mot de donné, qui convient également à ce divin corps, et dans l'Eucharistie et à la croix, pour montrer que c'est partout le même : le même, dis-je, qui est aussi bien dans l'Eucharistie que dans la croix, et également donné dans l'une et dans l'autre en sa propre et véritable substance. J'en dis autant du mot de rompu, pour la raison qu'on vient de voir. Il en est de même du sang répandu, et ce qui coule encore dans notre calice est en substance la même liqueur qui a coulé du sacré côté ; c'est a quoi nous mène ce choix des paroles de Jésus-Christ ; et pour le mieux faire sentir, il n'a pas dit dans le futur : « Ceci est mon corps ou mon sang, qui seront donnés ou répandus; » mais selon le texte original, dans le présent : « C'est mon corps qui est donné, qui est rompu, » ou « qui se donne et se rompt ; et c'est mon sang qui se répand ; » pour nous montrer qu'il était actuellement donné, rompu, répandu dans l'Eucharistie.

Il est vrai que cette expression du temps présent a aussi sa relation à la mort qu'il va souffrir ; car il était à la veille de son supplice, et il disait dans la Cène même : « Le Fils de l'homme s'en va, comme il est écrit de lui (1) ; » et deux jours auparavant : « Dans deux jours ce sera la Pâque, et le fils de l'homme es! livre pour être crucifié (2),» comme porte l'original, à cause qu'il l'allait être; et déjà il se regardait comme un mort, lorsqu'il disait du parfum qu'on avait répandu sur lui, qu'on l'avait fait « pour l'ensevelir (3). » l’combien plus forte raison dans l'institution de l’Eucharistie devait-il dire de son corps et de son sang, même par rapporta la croix, que c'était un corps déjà immolé, et un sang déjà répandu, puisqu'il l'allait être, et que même il s'engageait de 

1 Matth.. XXVI, 24. — 2 Ibid., 2. —  Ibid., 12.

 

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nouveau et plus que jamais par cette action à l'immoler et à le. répandre? Mais comme il avait choisi des mots qui pussent convenir à son saint corps, tant à la croix qu'à l'Eucharistie, il en fait de même des temps; et parlant en temps présent, il ne montre pas seulement sa mort prochaine, mais il montre dans son corps et dans son sang, en la manière dont ils étaient dans l'Eucharistie, un caractère de victime dont ils étaient actuellement revêtus.

Ce caractère est visible dans ces mots : pour vous; car ce sont ceux dont se sert toute l'Ecriture, pour montrer que la croix est un sacrifice où Jésus-Christ donne sa vie et verse son sang pour nous. Ainsi l'action du sacrifice est marquée dans l'Eucharistie, lorsque Jésus-Christ dit lui-même, non-seulement que son corps nous y est donné, mais qu'il est donné pour nous; et que son sang répandu pour nous à la croix, se répand encore pour nous dans cette action, et devant même qu'on le boive, y paraissant sous la forme d'une liqueur toujours prête à couler pour notre salut.

Tout portait donc une idée de sacrifice dans la Cène de Notre-Seigneur; et il n'y a point à s'étonner si l'Eglise l'a si bien prise. Il ne faut point objecter que Jésus-Christ instituait un sacrement, et l'instituait pour manger et non pour offrir ; ou qu'il instituait non un sacrifice, mais la commémoration d'un sacrifice; car la raison de sacrement ne répugne point à celle de sacrifice, encore moins la manducation et la commémoration : témoin, sans aller plus loin, la fête de Pâque, qui fut à la fois aux Hébreux un sacrement et un sacrifice ; une chose qu'on offrait et qu'on mangeait, comme tant d'autres hosties; un sacrifice très-véritable qu'on répétait tous les ans, et ensemble la commémoration d'un sacrifice par lequel le peuple de Dieu avait été délivré de la grande plaie de l'Egypte.

Rappelez ici en votre mémoire cette nuit si funeste aux Egyptiens, où l'ange devait passer dans toutes leurs maisons pour en exterminer les premiers-nés. Les Hébreux ne méritaient pas moins d'être frappés que les autres; « car tous ont péché, et ont besoin de la bonté de Dieu (1) ; » mais Dieu les voulait épargner, et 

1 Rom., III, 23.

 

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les délivrer par un grand coup de la servitude de l'Egypte. Vous savez que pour cela il leur ordonna de sacrifier un agneau par chaque maison, de le manger, de frotter les portes de la maison de son sang : « Je passerai, dit le Seigneur, et je frapperai tous les premiers-nés des Egyptiens : mais quand je verrai le sang à la porte de vos maisons, je passerai outre, et je ne vous perdrai pas comme les autres (1) ; » au contraire, dès ce jour-là même vous sortirez de la servitude, et l'Egypte sera trop heureuse de vous renvoyer en liberté. Voilà le sacrifice de la délivrance. Faut-il encore vous raconter comme Dieu ordonna qu'on le renouvelât tous les ans ? En mémoire de cette nuit de la délivrance du peuple, on devait encore immoler un agneau, et encore en répandre le sang. Quoi ! est-ce que le Seigneur va passer encore une fois avec sa main vengeresse? Point du tout, c'est une commémoration; et cette commémoration est comme l'autre un sacrifice, un agneau comme auparavant, et toujours du sang répandu en mémoire de la délivrance accomplie, comme autrefois pour l'accomplir.

Vous entendez bien, sans que je le dise, que le premier sacrifice, qui est la source et le principe, représente la mort de Jésus-Christ, et que les sacrifices qu'on répétait tous les ans représentent celui de l'Eucharistie, où par conséquent l'agneau et son sang doivent encore se trouver aussi véritablement que dans le premier. Mais il ne sera pas dit que la vérité n'ait rien au-dessus de la figure. Il n'est pas permis dans le Nouveau Testament d'offrir mi autre agneau que Jésus-Christ. Ce sera donc ici un agneau, mais toujours le même. Cet agneau ne peut mourir qu'une fois : ainsi la seconde oblation ne sera plus qu'une mort et une immolation mystique. L'agneau y sera néanmoins ; autrement la figure, qui doit être au-dessous de la vérité, serait au-dessus. Le sang y sera encore tout entier, et il sera répandu; mais dune manière cachée et mystérieuse, pour appliquer à chacun ce qui a été offert pour tous une seule fois. Si avec l'agneau et son sang on trouve ici du pain et du vin qu'il faut consacrer, et dont les espèces paraissent encore, c'est que Jésus-Christ a plus d'une figure à y accomplir. Il faut qu'il accomplisse, disent tous les Pères, le  

1 Exod., XII, 12 et seq. 

 

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sacrifice de Melchisédech ; il faut qu'il accomplisse la figure, et des pains de proposition qu'on offrait à Dieu, et du vin dont on lui faisait des effusions ; il faut même qu'il accomplisse les azymes qu'on devait manger avec l'agneau pascal comme avec les autres victimes ; et c'est une des raisons pourquoi l'Eglise latine sacrifie encore en azymes. C'est ici la pâque de la nouvelle alliance qui se célébrera, non pas tous les ans comme l'ancienne pâque, mais tous les jours; et par la même raison que le baptême, qui est notre circoncision, n'est comme la circoncision qu'un sacrement, l'Eucharistie, qui est notre pâque, doit être et un sacrement et un sacrifice.

C'était là, si nous l'entendons, cette pâque que Jésus-Christ désirait tant de manger avec ses disciples, ainsi qu'il le leur témoigne par ces paroles : « J'ai désiré d'un grand désir de manger cette pâque avec vous devant que de mourir (1). » Cette pâque tant désirée par le Fils de Dieu n'était pas la pâque légale qui allait finir, que plusieurs tiennent qu'il ne put manger cette année, ayant été lui-même immolé, en même temps qu'on immolait la pâque; qu'en tout cas il avait déjà mangée plusieurs fois avec ses disciples, et qui ne pouvait pas être le dernier objet de ses vœux, au moment surtout qu'elle allait être rejetée, comme tous les autres sacrements de la loi, par la croix de Jésus-Christ. L'objet véritable du Sauveur était la nouvelle pâque, qu'il allait donner à ses disciples dans son corps et dans son sang, et qu'il devait accomplir dans le royaume de son Père, lorsqu'il serait par la claire vue la vie et la nourriture de tous ses enfants. C'est donc ici une pâque et un sacrifice. L'Eglise l'a reconnu; et c'est pourquoi elle nous a dit dans une des prières de sa liturgie, que nous avons remarquée, que Jésus-Christ institua au jour de la Cène un sacrifice perpétuel où il s'offrit lui-même le premier, et où il nous apprit à l'offrir.

En effet, après qu'il s'y est offert à la manière qu'on a vu, en disant : «Ceci est mon corps » encore une fois donné, et « mon sang» encore une fois répandu pour vous, il continue et il dit : «Faites ceci.» L'Eglise a donc entendu qu'elle doit faire ce qu'il

 

1 Luc, XXII, 15.

 

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a fait : elle prend du pain comme lui; comme lui elle le bénit, et rend grâces dessus : c'est ce que nous avons vu dans les prières qu'elle fait sur l'Eucharistie; comme lui elle montre le pain au Père éternel, et le lui offre pour en faire bientôt après son propre corps. Elle entend bien que la bénédiction qu'elle fait dessus doit passer à nous, et que c'est nous finalement qu'elle regarde; mais elle entend aussi que le pain lui-même est béni, comme le marque expressément l'Evangile (1) ; que le calice est aussi béni, comme le marque saint Paul (2) ; que la bénédiction affecte, pour ainsi parler, le pain et le vin; qu'ils en sont sanctifiés; qu'ils en sont changés, puisqu'ils sont faits le corps et le sang : car c'est à l'extérieur la même chose, qui subsiste par conséquent dans ses dehors; de sorte qu'elle n'est pas entièrement abolie, mais elle est changée au dedans, et tout ceci c'est la source des expressions que nous avons vues répétées dans toutes les liturgies. Tel est le sens de cette parole : « Faites ceci ; » mais elle mérite encore quelque réflexion.

Dans les premières paroles, Jésus-Christ a dit ce que c'était que son oblation; c'était du pain et du vin devenus son corps et son sang; dans la suite : Faites ceci, il nous déclare que nous pouvons et devons faire ce qu'il a fait. Enfin dans ces derniers mots : « En mémoire de moi, » il explique dans quelle intention il l'a fait et dans quelle disposition nous le devons faire. Ainsi par les premiers mots : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » il dit ce que la chose est en elle-même et par la parole, indépendamment de nos bonnes ou mauvaises dispositions. Soyez bien ou mal disposés, ce n'en est pas moins le corps et le sang; car aussi saint Paul ne dit pas que les indignes en sont privés, mais «qu'ils en sont coupables (3):» il ne dit pas qu'ils ne le reçoivent point, mais «qu'ils ne le discernent point, » en le mangeant coin me une viande commune. Jésus-Christ ne dit pas aussi que sans la foi on ne reçoit pas sa sainte chair, mais « qu'elle ne sert de rien, » et que «ce qui vivifie» véritablement c'est «l'esprit (4)» dont cette chair est toute remplie; esprit auquel on ne participe qu'en ayant

 

1 Matth., XXVI, 26, etc. — 2 I Cor., X, 16. — 3 Ibid., XI, 27, 29. — Joan., VI, 64.

 

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aussi dans son esprit des dispositions semblables aux siennes. Voulez-vous donc bien recevoir l'Eucharistie, joignez les deux choses, comme Jésus-Christ les a jointes; croyez que c'est le corps et le sang, le corps donné à la croix, et le corps encore donné dans l'Eucharistie, et de même du sang précieux ; et en le croyant ainsi, souvenez-vous de Jésus-Christ qui a livré son corps pour vous, qui a versé son sang pour vous, c'est-à-dire qui est mort pour vous ; et célébrez le mystère de sa mort ; célébrez-le en l'offrant ; célébrez-le en le recevant : car vous devez suivre en tout son intention, et faire par conséquent en mémoire de sa mort la consécration aussi bien que la réception, puisque dès le moment de la consécration l'Eucharistie porte en elle-même une image et une empreinte de cette mort.

Ne nous arrêtons pas à cette chicane : S'il est présent, ce n'est plus un mémorial; d'autres que nous, et nous-mêmes nous y avons répondu cent fois. Voilà la chair d'une victime qu'on a posée sur l'autel : O Juifs, souvenez-vous que c'est pour vous qu'elle a été immolée, et mangez-la comme telle et comme entièrement vôtre : c'est ce qu'on pouvait dire à l'ancien peuple ; et c'est en termes formels ce que Jésus-Christ a dit et dit encore tous les jours au peuple nouveau. Mais, dites-vous, je ne le vois pas, comme on voyait cette chair posée sur l'autel. Mais Jésus-Christ vous dit que c'est lui-même : n'est-ce pas assez pour un chrétien? Si vous le voyiez, il n'aurait pas besoin de vous dire que c'est lui ; mais parce qu'on ne le voit pas, il craint qu'on ne soit assez ingrat pour l'oublier. Pourriez-vous croire que ce soit son corps et son sang, et mettre dans votre esprit un si grand prodige de l'amour et de la puissance du Dieu incarné, si vous ne vous souveniez que celui qui vous en assure est ce même Dieu tout-puissant qui a déjà l'ait pour vous tant de merveilles? C'est ainsi qu'on se souvient de Jésus-Christ, et en même temps qu'on le croit présent.

Quand on vous dit de le croire, on vous dit tout le contraire de voir : ainsi croire présent le corps du Sauveur pendant qu'on ne le voit pas, c'est se souvenir qu'il y est. Le Psalmiste qui dit que Dieu est partout, et le reconnaît présent au couchant comme au

 

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levant, et dans l'enfer comme dans le ciel (1), ne laisse pas de dire encore : « Je me suis souvenu de Dieu (2) ; » parce qu'il croit cette présence, et ne la voit pas : de sorte qu'ils besoin d'exciter son souvenir envers Dieu. Souvenez-vous de Jésus-Christ de la même sorte : croyez-le présent dès qu'il a parlé, quoique vous ne le voyiez pas ; et commencez par l'offrir à Dieu dans l'Eucharistie, comme il s'y offre lui-même, puisqu'il a dit : « Faites ceci. »

Mais il ne dit pas qu'il s'offre : en a-t-il dit davantage à la croix? C'est une manière bien tendre et bien efficace de dire les choses, que de parler pour ainsi dire par les choses mêmes. L'Epoux sacré ne dit pas toujours qu'il aime l'épouse (3) : à la fin cela tomberait dans le froid : mais lorsqu'il le dit le moins par ses paroles, c'est là peut-être qu'il le dit le plus par ses actions. Jésus-Christ ne dit pas qu'il est le Christ à Jean-Baptiste son ami, qui envoie le lui demander; mais il le dit par ses actions, en faisant beaucoup de miracles devant ceux qu'il lui envoie. Il est vrai que saint Paul assure que Jésus-Christ s'est offert une seule fois, et ensuite qu'il ne s'offre plus. Mais de deux significations du mot d'offrir, dont l'une veut dire immoler par une mort actuelle, et l'autre être mis devant Dieu et exposé sur son autel, saint Paul a pris la première comme plus propre à son sujet, et nous laisse la seconde libre. Après tout, est-ce du mot que nous disputons? Ce serait une trop grande faiblesse, puisqu'enfin la chose est visible dans l'exposition que nous en venons de faire ; et s'il faut nécessairement trouver le mot d'oblation dans l'Ecriture, le prophète Malachie nous le fera voir dans ce passage fameux, où à la place des sacrifices dont les victimes peuvent être ou immondes ou imparfaites , il nous promet parmi les Gentils, et « depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, une oblation » toujours « pure (4). » Le mot de l'original, que nous traduisons par oblation, est si propre à signifier une oblation non sanglante, un présent où il n'y a point de victime égorgée, et tel enfin que celui de l'Eucharistie, qu'il ne faut pas s'étonner si les Pères l'entendent ainsi naturellement. Que s'ils ont dit quelquefois que cette oblation de Malachie est la

 

1 Psal. CXXXVIII, 8. — 2 Psal. LXXVI, 4. — 3 Matth., XI, 4, 5. — 5 Malach., I, 11.

 

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louange du nom de Dieu, devenu grand parmi les Gentils par la prédication de l'Evangile, c'est à cause que ces deux sens sont parfaitement unis, et qu'il y a dans l'Eucharistie une perpétuelle commémoration de Notre-Seigneur, où sont renfermées toutes les louanges et tous les honneurs qu'on a jamais rendus à Dieu, et qu'on lui rendra jamais dans le genre humain. Voilà donc dans un prophète notre oblation et le mot qu'on nous demandait; et si saint Paul, qui dans l’Epître aux Hébreux ne s'est pas proposé de traiter de cette oblation, nous la laisse apprendre d'ailleurs, il ne laisse pas de nous faire voir ce que peut, pour apaiser Dieu, la présence de Jésus-Christ paraissant pour nous devant lui (1); ce qui après tout fait le fond de notre oblation dans l'Eucharistie. Bien plus, sans traiter à fond cette matière dans son Epître aux Hébreux, il en dit assez pour se faire entendre à ceux qui étaient instruits dans les mystères, en disant que nous avions « un autel. » Je veux que la croix ne soit pas excluse de l'explication de ce passage, puisqu'enfin elle est la source de l'Eucharistie, et même qu'elle en fait le fond ; mais la suite nous mène plus loin. Il s'agissait d'établir contre ceux qui judaïsaient « qu'il faut affermir son cœur par la grâce, et non par les viandes (2) » qu'on mangeait dans les sacrifices ; comme si la sainteté eût été là. Mais saint Paul répond que ces choses n'ont de rien servi à ceux qui les ont observées ; puis il continue en cette sorte : « Nous avons un autel, dont ceux qui sont appliqués au service du tabernacle, n'ont pas pouvoir de manger (3); » de même que s'il disait : Ce n'est pas en participant à la viande de l'autel des Juifs qu'on se sanctifie ; c'est en prenant la viande céleste de l'autel qui est parmi nous, et d'où ceux qui judaïsent sont exclus : ceux-ci avaient leur autel, dont saint Paul avait dit ailleurs : « Considérez les Israélites charnels ; ceux d'entre eux qui mangent de la victime immolée, ne participent-ils pas à l'autel par cette action (4)? » Mais nous avons un autel auquel ils n'ont point de part, et la victime qu'on y prend n'est pas pour eux. Qui ne voit donc de part et d'autre un autel posé et des victimes dessus? Victimes qu'on y va prendre visiblement et sensiblement; mais où cette loi est établie, que ceux qui

 

1 Hebr., IX, 24. —  2 Ibid., XIII, 9. — 3 Ibid., 10. — 4 I Cor., X. 18.

 

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paraissent à l'un n'ont point de part à ce qu'on donne à manger à ceux qui paraissent à l'autre. Voilà un sens naturel, que ceux qui étaient instruits dans les mystères entendaient parfaitement. Et si l'on demande pourquoi saint Paul ne s'en explique pas plus clairement, c'est par la même raison que, dès le commencement de son Epître il a déclaré que sur le sujet de Melchisédech, il n'entrerait pas en beaucoup de choses trop fortes et trop difficiles à expliquer aux infirmes (1), dont le nombre était grand encore parmi ceux à qui il adresse cette lettre. Enfin donc voilà un autel, et par conséquent une oblation et un sacrifice : et il ne faut pas s'étonner si dans les Pères, dès les premiers siècles, et dans les liturgies les plus vénérables par leur antiquité, on ne trouve qu'autel, que présents, que victimes, que sacrifices, qu'hosties. Que si les chrétiens disent quelquefois aux païens, qu'ils n'ont ni autel ni sacrifice, c'est qu'ils n'en ont point à leur mode; ils n'ont point de ces autels qui regorgent de sang, ni de ces sacrifices où l'on désole les troupeaux par des hécatombes. Il ne faut point tout ce carnage ni cette immense dépense dans les sacrifices des chrétiens ; de quelque magnificence qu'on les accompagne quelquefois pour en imprimer la grandeur dans l'esprit des plus infirmes, le fond en est simple : il ne faut qu'un peu de pain et un peu de vin pour l'accomplir; le reste, qui est si grand que le ciel même en est étonné, se fait par quelques paroles.

Je n'ai plus rien à vous dire sur la nature de ce sacrifice dont vous connaissez le fond dans les prières que l'Eglise emploie pour le célébrer. La règle de la foi, comme disaient les saints Pères, ne se trouve nulle part plus claire ni plus assurée que dans la forme de prier, puisqu'il faut prier en foi pour être exaucé (2), et que « sans la foi il n'est pas possible de plaire à Dieu (3). » Vous avez pénétré jusqu'au principe ; et par les prières dont l'Eglise a de tout temps accompagné son sacrifice, vous êtes enfin remonté à la source des Ecritures. Vous voyez aussi la parfaite liaison de toute la doctrine catholique, caractère indubitable de sa vérité, puisqu'on reconnaissant le sacrifice, comme toute l'antiquité a fait de votre propre aveu, il est clair qu'on ne pouvait s'empêcher

 

1 Hebr., v, 11. — 2 Jacob., I. 6. etc. — 3 Hebr., XI, 6.

 

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de reconnaître, comme on a fait aussi, la réalité; et que d'ailleurs, en avouant la réalité, comme vous voyez qu'on a fait, il n'est pas moins clair qu'on ne pouvait révoquer en doute le sacrifice. Aussi voyez-vous ces deux vérités aller ensemble d'un même pas, et passer constamment de siècle en siècle. Après cela je ne doute pas qu'instruit par l'Eglise même dont vous avez vu les prières les plus solennelles si pleines de l'ancien esprit du christianisme, vous n'entendiez plus dévotement la sainte messe, et que vous ne désiriez plus que jamais de participer à la victime qu'on y offre : mais lorsqu'effrayé par les paroles de saint Paul et par la crainte de manger votre jugement, vous n'oserez malgré vos désirs approcher de la sainte table, ce vous sera mie sensible consolation de voir du moins ce que vous désirez tant de recevoir, et d'assister à ce pieux et innocent renouvellement de la mort de votre Sauveur. Votre cœur s'écoulera au dedans de vous dans un si doux souvenir; et vous souhaiterez d'offrir à Dieu un sacrifice, parfait, en recevant de sa main le même gage de son amour que vous lui aurez offert pour l'apaiser : tous vos doutes, s'il vous en reste, s'évanouiront dans l'exercice de la foi. Vous verrez l'institution des deux espèces nécessaire indépendamment de la réception ; vous les verrez distinguées, et néanmoins chacune à part, pleine de la même grâce qui abonde dans toutes les deux ; vous verrez sur l'autel, en vertu des saintes paroles, le corps comme séparé d'avec le sang ; ainsi lequel des deux que vous preniez, vous le prendrez comme mystiquement séparé de l'autre, et toujours vous annoncerez la mort du Seigneur. Je ne dirai rien davantage sur ces controverses, et je me contenterai de vous marquer en passant la suite de la doctrine dont vous m'avez demandé l'explication.

Mais peut-être que je tarde trop à vous parler de l'adoration. Vos anciens préjugés reviennent; et parce qu'on vous a dit qu'anciennement on n'adorait pas Jésus-Christ dans l'Eucharistie, vous êtes tenté de croire, ou du moins de soupçonner qu'il n'y était pas. Avant que de vous répondre dans les formes, je vous prie de peser un peu en vous-même la mauvaise foi de vos anciens maîtres. Quand il s'agit des luthériens, qui croient Jésus-

 

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Christ présent sans l'adorer, ils les excusent, en répondant que l'adoration de Jésus-Christ ne suit pas toujours sa présence. Je le veux; mais demeurez ferme, et ne concluez jamais qu'on ne croyait point la réalité dans l'ancienne Eglise, sous prétexte que vous prétendez qu'on ne pratiquait pas l'adoration; autrement on vous dira que vous « avez un poids et un poids, une mesure et une mesure, » puisque vous dites tantôt que l'adoration est la suite de la présence, tantôt qu'elle ne l'est pas.

Mais vous demandez des faits ; en voici de clairs dans la liturgie des Grecs : « Pour les dons offerts, sanctifiés, précieux, sur célestes, ineffables, immaculés, glorieux, redoutables, qui inspirent de la frayeur, divins (1) : » voilà une des exclamations que fait le diacre après la consécration. Nous en verrons bientôt le sujet : mais en attendant, je vous demande si à tous ces attributs des dons consacrés le diacre avait ajouté qu'ils sont adorables, ne seriez-vous pas content? Sans doute : mais il dit plus, puisqu'en les nommant redoutables et qui remplissent l'esprit de frayeur, il exprime le plus haut degré d'adoration, et celle qu'on rend à Dieu même : c'est pourquoi d'autres les appellent plus simplement adorables; mais en cela ils disent moins, quant à l'expression, que ne disait la liturgie.

Et pour trancher en un mot tout ce qu'il pourrait y avoir de difficulté, vous connaissez le sacrifice des présanctifiés, ainsi appelé, parce qu'aux jours où la tradition de l'église grecque ne permettait pas qu'on fit la consécration, c'est-à-dire durant tous les jours déjeune du Carême, on célébrait ce sacrifice avec des oblations déjà consacrées le dimanche précédent. Pendant donc qu'on transportait à l'autel le sacré corps du lieu où on le réservait, on priait en cette sorte : « Nous vous prions, ô Seigneur, qui êtes riche en miséricorde, de nous rendre dignes de recevoir votre Fils unique, le Roi de gloire; car voilà que son corps sans tache et son sang vivifiant entrent à cette heure, pour être posés sur cette table mystique, environnés invisiblement de la multitude de l'armée céleste -; » puis au moment qu'il avance : « Maintenant les Vertus des cieux adorent invisiblement avec

 

1 Liturg. Jac., p. 17. — 2 Liturg. Prœsanct., p. 97.

 

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vous (a) ; car voilà le Roi de gloire qui entre : » ce qu'on répète par trois fois. Je demande comment on ferait pour mieux marquer l'adoration?

        Il n'est pas besoin de prouver par les plus anciens monuments de l'église grecque le sacrifice des Présanctifiés; il suffit, quant à présent, que la description s'en trouve dans la Chronique d'Alexandrie, sous Sergius, patriarche de Constantinople, et sous l'empereur Héraclius, en l'an 615 (b) de Notre-Seigneur; et ce qu'il y a de plus remarquable, que la prière qui commence par Maintenant, où l'adoration des hommes et des anges pour l'Eucharistie est si marquée, y soit rapportée tout du long.

Cette Chronique constamment est composée vers ces temps-là, et pendant que la mémoire en était récente. Qu'on n'objecte pas que cette prière fut composée par le patriarche Sergius, un des

 

(a) 1ère édit. : Avec nous.

(b) Après le VIe Avertissement au protestants, dans la Revue de quelques ouvrages précédents, Bossuet écrit ce titre : Remarques considérables sur le livre intitulé : EXPLICATION DE QUELQUES DIFFICULTÉS SUR LES PRIÈRES DE LA MESSE, Bossuet fait observer qu'il faut lire Van 615 au lieu de fan 645, date que portait la première édition ; puis il continue : « Remarquez qu'on rapporte ici un passage très-considérable du sacrifice des Présanctifiés dans l'église grecque, qui est une prière composée par le patriarche Sergius, où l'adoration du corps de Jésus-Christ est manifeste; car à l'endroit où l'on disait : « Son corps sans tache et son sang vivifiant entrent à cette heure, pour être posés sur cette table mystique, environnés invisiblement de la multitude de l'armée céleste ; » ce patriarche ajoutait : « Maintenant les Vertus des cieux adorent invisiblement avec nous; car voilà le Roi de gloire qui entre. » On ne peut marquer plus clairement, ni la présence de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, ni l'adoration que lui rendaient ensemble les hommes et les anges. C'est pourquoi le terme avec nous, qui marquait cette commune adoration était fort important, et néanmoins il s'est trouvé omis.

» Il est d'une conséquence extrême de trouver la présence réelle et l'adoration bien établies avant Paschase Radbert, sous qui les protestants ont voulu marquer le commencement de l'une et de l'autre. Or cette prière le prouve aussi démonstrativement qu'il se puisse, puisque Paschase Radbert écrivait vers la fin du neuvième siècle, et que cette prière se faisait constamment plus de deux cents ans auparavant. La force de la preuve consiste en ce que cette prière est rapportée tout du long dans une Chronique authentique qui est du temps, et que la date en est fixée à la cinquième année après le consulat d'Héraclius, c'est-à-dire, comme tout le monde en est d'accord, à la cinquième année de son empire, qui était la 615e de Notre-Seigneur, au heu de laquelle l'on avait mis 645 ; ce qui suffisait absolument pour la preuve qu'on voulait faire, mais elle n'en est que plus forte, en lui rendant trente ans entiers d'antiquité que le libraire lui avait ôtés.

» Il faut encore remarquer que ce n'est pas ici un témoignage particulier, mais le témoignage et la prière de toute l'église orientale et de son patriarche. »

 

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chefs des monothélites; car c'est assez que l'église grecque l'ait reçue alors, deux cents ans devant Paschase Radbert, pour porter un coup mortel au système des protestants. Et d'ailleurs s'est-on jamais avisé de compter l'établissement de cette prière parmi les innovations de ce patriarche? Au contraire l'église grecque qui les a toujours détestées, en continuant, comme elle a fait depuis ce temps-là, de dire cette prière, n'a-t-elle pas montré plus clair que le jour qu'elle la regardait comme tirée de sa perpétuelle et invariable tradition? En effet ce n'est que l'endroit qui commence par Maintenant, qu'on attribue à ce patriarche : mais vous n'avez qu'à relire toute la prière comme nous venons de la rapporter, pour y voir au fond le même sens, la même adoration, la même croyance dans les paroles précédentes qui venaient de l'antiquité ; et tout cela n'était autre chose que ce qu'avait dit saint Chrysostome (1), que les anges étaient autour de l'Eucharistie, comme les gardes autour de l'empereur, dans une posture de respect; et jamais le peuple fidèle entendant cela, n'a cru rien entendre de nouveau. C'est pourquoi en condamnant les erreurs que Sergius enseigna dans la suite, on a retenu ce qu'il avait fait en conformité de la tradition, et on n'est point tombé dans l'excès d'avoir arraché le bon grain en haine de l'ivraie.

Et il est vrai que l'église grecque pousse si loin l'adoration des présanctifiés, que c'est ce qui donne lieu à rendre de grands honneurs aux dons proposés avant même la consécration : car lorsque de la prothèse, c'est-à-dire à peu près de la crédence, on les porte sur l'autel où ils vont être consacrés, l'Eglise pleine de ce qu'ils vont devenir bientôt par son ministère, leur rend déjà par avance des honneurs extraordinaires. Mais si on commence à les révérer à cause qu'ils doivent être le corps et le sang, quelle adoration ne leur doit-on pas depuis qu'ils le sont? Que s'il y en a quelques-uns parmi les Grecs qui portent si loin l'honneur des dons non encore consacrés, que non-seulement ils se prosternent jusqu’à terre devant eux, mais encore qu'ils leur parlent et leur adressent des prières, Cabasilas (2), un des plus solides théologiens de l'église grecque depuis trois à quatre cents ans, et au reste grand ennemi

 

1 De Sacerd., lib. VI, n. 4. — 2 Lit. exp., cap. XXIV.

 

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des Latins, nous fait voir dans un passage qui est rapporté par le ministre la Roque (1), que cette coutume est venue de l'adoration très-expresse et très-bien fondée des Dons présanctifiés, qui étaient déjà le vrai corps et le vrai sang du Sauveur. Combien donc sont-ils adorables, si on adore même ce qui leur ressemble !

Si maintenant, à l'occasion des paroles de Cabasilas, qui dit qu'on parle aux Dons sacrés, vous désirez de savoir quelles paroles on leur adresse dans la liturgie, les voici, quand on est prêt de communier : « Je crois, ô Seigneur, que vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (2). » Et encore : « Je ne vous donnerai pas un baiser de traître, comme Judas. » Et encore: « Je ne suis pas digne que vous entriez sous le sale toit de mon âme : mais comme vous êtes entré dans l’étable et dans la crèche des animaux, ne dédaignez pas d'entrer dans la crèche de mon âme privée de raison et de mon corps souillé; de moi, dis-je, qui suis un mort et un lépreux. N'ayez point d'horreur de moi, puisque vous n'en avez point eu de la prostituée qui baisait vos pieds avec une bouche impure : » toutes choses qui marquent si évidemment un attouchement et une présence réelle, qu'il ne faut plus raisonner avec celui qui ne le sent pas.

        Un ministre croit pourtant bien raffiner en disant que c'est à Jésus-Christ qu'on parle, et non pas au sacrement, puisque le sacrement n'entre pas dans l’âme (3). Qui lui dit que c'est au sacrement qu'on parle, ou le sacrement qu'on prie ? On lui dit que c'est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ comme présent dans le sacrement; car le fidèle venait de dire au prêtre : « Donnez-moi le précieux et saint corps de Jésus-Christ. » Le prêtre avait répondu : « Je vous donne le corps précieux, saint et immaculé de Jésus-Christ. » Et sur cela le fidèle s'adressant, non plus au prêtre, mais à Jésus-Christ qu'on lui donne : « Je crois, dit-il, que vous êtes le Christ. » Après il ne parle plus que des lieux et des personnes que Jésus-Christ a honorés de sa présence et par son attouchement corporel. Tout ce qu'il craint, c'est de le toucher, et de le baiser comme un Judas, qui ne l'en toucha pas moins, quoique le baiser qu'il lui

 

1 Hist. de l'Eucharistie. — 2 Lit. Chrys., p. 84. — 3 La Roq., Hist. de l’Euchar., p. 339.

 

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donna fût un baiser de traître. Pour éviter ce malheur, il le prie d'entrer dans son âme comme dans son corps, parce qu'étant Dieu et Homme, il entre en son âme comme Dieu, et dans son corps comme un Homme revêtu d'un corps, afin que lui étant uni corps à corps et esprit à esprit, il consomme ce mariage céleste qui nous a été tant de fois annoncé dans les Ecritures, et ne soit qu'un même corps et un même esprit avec lui ; et on croira qu'on parle ainsi à un absent qui tient son corps renfermé dans le ciel, et qui ne le communique que par la pensée, ou tout au plus par sa vertu !

Ce qui suit n'est pas moins fort : « O Dieu, sauvez-moi, afin que je reçoive sans condamnation le corps précieux et sans tache de Jésus-Christ votre Fils, pour le remède de mon âme et de mon corps : » où ce que le pécheur appréhende, n'est pas de le chasser du mystère, ou d'empêcher qu'il n'y soit, mais uniquement de l'y profaner, de l'y recevoir pour sa perte ; car il sait bien qu'il y est toujours, et même pour les plus indignes, puisque notre infidélité n'anéantit pas sa parole ni ses dons. C'est là aussi ce qu'il considère comme le comble de son crime, de ce qu'il le baise comme Judas et le trahit tout ensemble.

On trouve de semblables prières adressées à Jésus-Christ dans toutes les liturgies des Orientaux, syriennes, arabiques, égyptiennes ou cophtes ; ce qu'on ne peut plus nier sans une extrême impudence, après tant de manuscrits très-anciens et très-authentiques qu'on en a, dont M. l'abbé Renaudot, qui possède toutes ces langues et a vu tous ces manuscrits, quelque jour nous fera voir encore mieux le sens et l'esprit.

Mais quand nous n'aurions point toutes ces prières, dès qu'on dit que l'Eucharistie est en effet le corps et le sang, n'y a-t-il pas un acte de foi attaché à Jésus-Christ présent? un acte d'espérance, en mettant dans cette présence le fondement et le gage de la future félicité? un acte de charité, en désirant de s'unir corps a corps, aussi bien qu'esprit à esprit à son Sauveur? Qu'on est grossier, si on n'entend pas que c'est là la véritable adoration en esprit et en vérité, et que cette adoration est inséparable de la lui de la présence réelle !

 

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Les ministres demandent curieusement, quand [est-ce qu'on a commencé l'élévation solennelle, qu'on fait à présent pour adorer Jésus-Christ incontinent après la consécration. Mais qu'importe au fond qu'on ait élevé ou qu'on n'ait pas élevé, si cependant on disait, en marquant le corps de Jésus-Christ par un signe de croix : « Voilà l'Agneau de Dieu, le Fils du Père (1), » et en jetant une parcelle de ce sacré corps dans le calice : « C'est ici la sainte parcelle de Jésus-Christ, pleine de la grâce et de la vérité du l'ère et du Saint-Esprit ; » et en divisant le reste du pain consacré pour le distribuer au peuple : « Coûtez, et voyez combien le Seigneur est doux, qui partagé comme par membres, n'est pas divisé, et qui donné à tous, n'est pas consumé. » Peut-on le montrer d'une manière plus efficace et plus éclatante ?

Et pour venir à l'Eglise latine, lorsqu'au rapport de saint Ambroise, après avoir prié solennellement que le pain fût changé au corps, après avoir tant de fois déclaré qu'on l'offre, et enfin en avoir parlé en tant de manières, on le montrait au fidèle qui allait le recevoir, en lui disant : « C'est le corps de Jésus-Christ; » et que le fidèle répondait : Amen, c'est-à-dire : Cela est vrai : que veut-on que signifie son Amen, si ce n'est un consentement à la vérité qu'on venait de lui proposer, en disant : « C'est le corps de Jésus-Christ? » Que si ce n'en était qu'une figure, comme l'eau est la figure du sang du Sauveur qui nous lave dans le baptême avec une vertu semblable à celle qui opère dans ce sacrement, on eût pu y exiger une profession de foi semblable à celle qu'on faisait en recevant l'Eucharistie : mais on n'y songeait seulement pas, ni on ne disait au fidèle, en lui montrant l'eau dont il allait être lavé, que c'était le sang du Fils de Dieu. Mais peut-être qu'on voulait dire, en lui disant : « C'est ici le corps du Sauveur,» qu'il le recevrait par la foi ; non, on lui dit ce que c'est; on ne lui fait pas confesser ce qui s'allait passer dans son intérieur, mais ce qu'il avait déjà présent, et ce qui était tout fait et tout accompli dans l'objet qu'on lui mettait devant les yeux. N’était-ce pas un acte de foi attaché à Jésus-Christ présent? Et que semblait faire l'Eglise lorsqu'elle exigeait cet Amen : Cela est vrai, sinon de

 

1 Lit. Jac., XX.

 

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leur dire avec saint Ambroise : « Ce que vous confessez de bouche, que votre esprit le confesse au dedans ; ce que la parole énonce, que l'affection le ressente (1) ; » ou, comme disait saint Léon : « La même chose qu'on croit par la foi, est celle qu'on prend par la bouche ; et c'est en vain qu'on répond : Amen, si on dispute dans son cœur contre ce qu'on déclare qu'on reçoit (2). » Confesser Jésus-Christ de cette sorte, qu'est-ce autre chose que de l'adorer? Et saint Pierre l'adora-t-il davantage, lorsqu'il dit : «Vous êtes le Christ Fils de Dieu vivant (3) ? »

Mais vous voulez voir, dites-vous, une adoration dans les formes, c'est-à-dire une adoration bien marquée à l'extérieur ; car elle ne devait pas être déniée à Jésus-Christ. Pourquoi me la demandez-vous? Les ministres vous l'ont marquée par des faits constants, comme vous la demandez. Aubertin et la Roque ont rapporté entre autres passages celui de Théodoret, où il est porté qu'on «adore les Sacrés symboles, » non pas comme des symboles, mais comme « étant ce qu'ils ont cru être (4) ; » c'est-à-dire le corps et le sang de Jésus-Christ ; et celui de saint Cyrille de Jérusalem, où il avertit le fidèle de quelle sorte, et avec quel respect il doit tendre « la main sur laquelle il doit recevoir le Roi (5) ; » quelle précaution il doit apporter à ne laisser pas tomber à terre la moindre parcelle du don précieux ; car « c'est de même, lui dit-il, que si vous vous laissiez arracher un de vos membres ; » comment enfin il doit « s'incliner devant le sacré calice en forme d'adoration. »

Aubertin subtilise ici sur les diverses adorations qu'il est obligé d'avouer contre les maximes de sa secte, les unes du premier ordre, et les autres du second ; et il avoue qu'on en rendait une à l'Eucharistie, mais du second rang (6). Tous les ministres le suivent d'un commun accord. Remarquez donc le fait avoué et constant, qu'en effet il n'y avait pas moyen de nier après les paroles si expresses des saints Pères. Les ministres distinguent encore curieusement les marques d'honneur, ou par le prosternement, ou

 

1 De iis qui init., cap. IX. — 2 Serm. LXXXIX, chap. III. — 3 Matth., XVI, 16. — 4 Alb., lib. II, p. 432, 803, 822; La Roq., Hist. de l'Euch., III part., chap. IV, etc.; Theod., Dial. II. — 5 Cyril., Cat. Mystag., V, suprà. — 6 Alb. La Roq., ibid.

 

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par la génuflexion, ou par une simple inclination du corps; et ils prétendent que cette dernière, qu'on rendait à l'Eucharistie, n'était pas la plus grande, ni par conséquent la souveraine. Voilà les derniers efforts pour éluder l'adoration de l'Eucharistie : mais quelle grossière imagination de distinguer la nature de l'adoration par la simple posture du corps! Le prosternement, dit-on, est la plus grande. Eh ! peut-on nier qu'on ne se soit prosterné devant Dieu, devant ses anges, devant ses prophètes, devant l'arche où il reposait, devant les rois et devant tous ceux qui portaient le caractère de sa puissance ? Qu'on me distingue par la posture du corps ces diverses adorations. J'avoue que saint Cyrille ne parle ici que d'une adoration par la seule inclination du corps ; car il parle du moment de la réception, qui n'eût pas été compatible avec le prosternement, quoiqu'il pût avoir précédé, comme en effet on le verra par d'autres passages : mais sans ici nous y arrêter et sans en avoir besoin, j'avoue sans difficulté qu'au moment de la réception on était debout, et dans la même posture où tous les fidèles, excepté les pénitents, adoraient Dieu dans la prière publique. Alors donc on rendait son adoration en s'inclinant seulement : mais aussi n'est-ce pas précisément par la posture du corps qu'on reconnaît la nature de l'adoration : c'est par l'intention et les circonstances ; et ici on marquait l'adoration souveraine en disant, comme on vient de voir par des passages exprès, qu'on adorait ce qu'on recevait, « comme étant le Roi, » le Souverain même, comme étant « ce qu'on en croyait, » c'est-à-dire son corps et son sang, la chose du monde la plus adorable à cause de son union avec le Verbe.

De même, pour venir aussi à l'Eglise d'Occident, quand saint Ambroise et saint Augustin embarrassés d'un endroit des Psaumes (1), qui semblait porter à adorer l'escabeau des pieds du Seigneur, c'était à dire la terre, comme ils l'entendaient, s'en démêlent en disant que cette terre qu'il faut adorer était la chair de Jésus-Christ. « Que personne ne mange, dit saint Augustin, qu'il ne l'ait premièrement adorée : que les apôtres avaient

 

1 Psal. XCVIII, 5 ; Ambr., de Spir. S., lib. III, cap. II, n. 79: Aug., tract. in Psal. XCVIII, n. 9.

 

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adorée, dit saint Ambroise, et qu'on adorait encore aujourd'hui dans les mystères : » ils partaient sans doute de l'adoration souveraine, puisqu'ils partaient de celle que les apôtres rendaient à Jésus-Christ présent, et de celle qu'on ne pouvait rendre à aucune créature, mais seulement à celui qui a créé le ciel et la terre ; on rendait donc dans l'Eucharistie à la chair de Jésus-Christ comme présente, une adoration souveraine.

Non, dit-on, cette adoration était adressée à la chair de Jésus-Christ dans sa gloire. Mais qui ne voit au contraire qu'il s'agit ici d'une adoration extérieure qu'on rendait à un objet déterminé et présent? Car c'est pour cela que saint Ambroise remarque que les apôtres avaient adoré Jésus-Christ « pendant qu'il était sur la terre ; » et qu'il dit qu'encore aujourd'hui « on l'adore dans l'Eucharistie, » pour montrer qu'il y faut trouver, comme du temps des apôtres, une adoration envers Jésus-Christ présent.

Saint Augustin a quelque chose encore de plus exprès; et quoique vous ayez lu cent fois ce passage, trouvez bon, je vous en conjure, que je vous en représente encore une fois les paroles essentielles, pour vous faire mieux observer les chicanes de vos anciens pasteurs. « David a dit : Adorez l’escabeau des pieds du Seigneur : il a dit que la terre était l'escabeau des pieds du Seigneur. » C'est par où saint Augustin commence : puis il ajoute que cette terre qu'il faut adorer comme l'escabeau des pieds du Seigneur, c'est la chair unie au Verbe : « Que nul ne mange, dit-il, sans l'avoir premièrement adorée. » Ne voyez-vous pas qu'il nous parle de la marque sensible du culte que tout le monde est d'accord qu'on rendait à l'Eucharistie en la recevant? Autrement il n'avait que faire de parler ici des mystères, ni de la manducation de la chair de Jésus-Christ ; car ce n'était pas seulement à cette occasion que les fidèles reconnaissaient la Majesté souveraine de Jésus-Christ dans sa gloire; mais parce qu'en prenant la chair du même Sauveur, on lui rendait un honneur visible, et un honneur qui se terminait à un objet présent : c'est avec beaucoup de raison que saint Augustin fait ressouvenir ses auditeurs de cette pratique ordinaire, pour leur y faire observer une marque sensible de culte, une adoration spéciale et spécialement

 

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terminée à la Chair de Jésus-Christ; et c'est pourquoi il ajoute : « Quand donc vous vous inclinez et vous prosternez » (voilà en passant le prosternement qu'Aubertin nous demandait; mais ce n'est pas là maintenant ce que je veux vous faire observer ). Disons donc : « Quand vous vous inclinez et vous prosternez devant quelque terre que ce soit, » Ad quamlibet terram, devant quelque portion que ce soit de la sainte Eucharistie, où cette chair, qui est terre, vous est présentée; ou, comme ce ministre veut qu'on le traduise, car cela m'est indifférent : « Quand vous vous inclinez et vous prosternez devant cette chair, quoiqu'elle soit de la terre, ne la regardez pas comme de la terre, mais regardez-y le Saint dont elle est l'escabeau, » c'est-à-dire le Fils de Dieu ; « car c'est pour l'amour de lui que vous l'adorez. » Vous voyez donc clairement qu'en communiant on s'inclinait, et on se prosternait devant quelque chose. Ce n'était pas indéfiniment par une inclination ou prostration, aussi bonne d'un côté que d'un autre, comme serait celle qu'on adresserait à Jésus-Christ dans sa gloire, où personne ne le voyait ; c'était déterminément devant quelque chose qu'on vous présentait ; devant quelque chose qu'on allait manger; devant quelque chose qu'il l'allait nécessairement adorer avant que de le recevoir, et l'adorer comme le Saint des saints, c'est-à-dire comme Dieu même qui y résidait, et par conséquent par un culte souverain. C'est par cette pratique ordinaire, c'est par ce culte marqué que saint Augustin établit qu'on pouvait adorer la terre, non par une adoration du second ordre, comme on adore une image ou une relique, ainsi que le prétend Aubertin, mais comme on adore la vérité même.

        Vous devez être content sur l'adoration ; et quand on vous dira après cela qu'elle ne paraît ni dans l’Ordre romain, ni dans les vieux Sacramentaires, vous conclurez, non qu'il n'y en eût point dans la célébration de l'Eucharistie, puisqu'il est constant partant d'endroits, et même avoué par les ministres, qu'il y en avait une très-expresse ; mais qu'on n’avait pas besoin de marquer une chose si commune et dont le peuple était si bien instruit par les sermons, par les catéchismes et par la pratique même ; ce qui en passant peut servir de preuve que les choses les plus reçues et les

 

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plus constantes, surtout celles de pratique, ne se trouvent pas toujours dans les endroits où l'on s'imaginerait qu'elles devraient être le mieux exprimées.

Mais encore que rien n'obligeât d'énoncer dans l'Ordre romain une pratique aussi connue que celle dont il s'agit, quand néanmoins il y a eu quelque raison particulière de la marquer, on ne l'a pas oubliée. Par exemple, lorsque le pontife avait célébrer, comme en approchant de l'autel il devait marquer son respect à l'Eucharistie qui était posée dessus, il est expressément porté dans l'ancien Ordre romain « qu'en inclinant sa tête vers l'autel, il y adore la sainte (c'est-à-dire, visiblement l'hostie déjà consacrée, comme elle est appelée partout); et demeure toujours incliné jusqu'au verset prophétal (1), » c'est-à-dire jusqu'au verset du psaume qu'on devait chanter, comme la suite le montre. Et encore en un autre endroit : « Les acolytes présentent la boîte-couverte avec la sainte, et le sous-diacre la tenant ouverte, montre la sainte au pontife ou au diacre qui le précède : Alors, dit-on, le pontife ou le diacre inclinant la tête salue la sainte (2) ; » ce qu'on ne pratique point lorsqu'on présente au pontife « sur la patène les oblations qui n'ont encore été immolées (3), » c'est-à-dire consacrées par personne; car à celles-là on ne leur rend aucun culte ; et voilà manifestement dans l’Ordre romain l'oblation déjà immolée, qu'on appelait autrement formée et consacrée (4); la voilà, dis-je, réservée (pour quelle fin? ce n'est pas de quoi il s'agit ici), et en même temps adorée avec distinction de celles qui n'étaient pas encore consacrées.

Au reste il ne faut nullement douter de l'antiquité de ces Ordres ou livres Rituels romains; tant à cause de la vénérable antiquité des volumes où on les trouve, qu'à cause aussi des circonstances du temps et du témoignage d'Amalarius qui les rapporte, comme étant alors, c'est-à-dire au commencement du neuvième siècle, dans un usage constant, ancien et reçu.

On a encore une preuve expresse d'adoration dans un de ces 

1 Ord. Rom., tom. X, Bib. PP., p. 2, et ap. Mabil.; Ord. I Rom., p. 8; Ord. II, p. 43 : Eucolog. Amalar., p. 551, etc. — 2 Ibid., 13. — 3 Ord. Rom., tom. X. Bib. PP., p. 9. — 4 Ibid., p. 115.

 

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vieux Sacramentaires, où vos docteurs vous disaient qu'il n'y en avait point, puisque la sainte oblation y est appelée le sacrifice adorable qu'on offre pour lu rémission des péchés (1). Qu'on me dise quelle autre victime on pourrait offrir pour la rémission des péchés, si ce n'était Jésus-Christ même? Et cela étant, y avait-il rien de plus naturel que de nommer ce sacrifice adorable? Ces petits mots qui se disent naturellement sont la preuve la plus concluante d'une vérité dont on est plein, qu'on ne cherche point à dire, mais qui vient d'elle-même dans la prière.

S'inquiéter maintenant pourquoi on a fait l'élévation dans l'antiquité ; si c'a été pour marquer l'exaltation du corps de Notre-Seigneur à la croix, comme le disent les uns, ou en signe d'oblation, comme le veulent les autres, ou pour exciter le peuple à l'adoration, comme on le fait à présent dans l'élévation aussitôt qu'on a consacré; et si cette élévation, ou les génuflexions qu'on fait à présent ont toujours été pratiquées, ou depuis quand on a reçu l'Eucharistie à genoux : c'est se tourmenter en vain. Il suffit que l'Orient et l'Occident, et toute l'Eglise universelle aient constamment adoré Jésus-Christ comme présent dans l'Eucharistie, d'une adoration souveraine, en quelque endroit de la messe que c'ait été. Pour moi, je croirai facilement que durant l'action du sacrifice, l'adoration extérieure qu'on rendait à Jésus-Christ se confondait avec celle qu'on rendait à Dieu par Jésus-Christ même : de sorte qu'on ne se mettait non plus à genoux devant Jésus-Christ qu'on avait fait dînant le Père éternel dans toute l'action du sacrifice; mais quand il fallait faire quelque action particulière envers le corps de Jésus-Christ, comme lorsqu'on le portait de la prothèse à l'autel dans le sacrifice des Présanctifiés, ou quand on s'approchait pour le recevoir : alors l'adoration était si marquée, qu'il n'y avait point à douter du sentiment de l'Eglise pour cette adorable victime. Tout le reste qu'on pourrait avoir ajouté selon la perpétuelle coutume de l'Eglise, pour établir davantage la vérité de la présence quand elle a été contestée, n'est que l'effet ordinaire de la vigilance des pasteurs, qui lorsque quelque dogme a été combattu ou obscurci, n'ont jamais manqué de l'inculquer

 

1 Miss. Gall. vel. Miss., 39; Mabil., de Lit. Gall., p. 377 ; Thom., p. 491.

 

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par quelque chose de si marqué et de si fort, qu'il fût capable de confondre les plus rebelles et de réveiller les plus endormis.

En tout cela on n'invente rien. Par exemple, dans cette occasion on n'adore pas de nouveau, puisqu'on a toujours adoré, comme on vient de voir ; mais on rend l'adoration, ou plus sensible, ou plus fréquente ; et si après tout cela on demande où l'on a pris cette adoration, qu'on le demande à l'ancienne Eglise où on la voit si constante.

Pour l'Ecriture, il n'y a rien de plus insensé que de nous demander d'autres passages, pour l'adoration, que ceux où il est porté que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, et une personne adorable du culte suprême. Et de trouver si étrange qu'on n'ait pas marqué dans les évangiles l'adoration des apôtres envers Jésus-Christ caché dans l'Eucharistie, pendant qu'il n'en paraît pas davantage pour Jésus-Christ visible au milieu d'eux, vous avez avoué souvent que c'est la chose du monde la plus ridicule.

Enfin puisqu'il est constant que la foi en Jésus-Christ comme présent emporte la véritable et parfaite adoration, qui est l'intérieure, disputer pour l'extérieure qui en est le signe, c'est trop ignorer ce que c'est que d'adorer; et c'est pourquoi toute l'Eglise en Orient et en Occident, dès les siècles les plus purs, a cru trouver dans la présence réelle un fondement légitime d'adoration, non-seulement pour tous les hommes, mais encore, comme on a vu, pour tous les aunes : ce qu'elle a même porte si loin, qu'elle a étendu sa vénération jusqu'aux vaisseaux sacrés qui servent au ministère de l'Eucharistie. Je ne puis ici m'empêcher de vous rapporter un passage où saint, Jérôme, un si grand docteur, loue Théophile d'Alexandrie de ce qu'il avait soutenu contre Origène que les choses inanimées étaient capables de sanctification : « Afin, dit-il, que les ignorants apprennent avec quelle vénération il faut recevoir les choses saintes, et servir au ministère de l'autel de Jésus-Christ; et qu'ils sachent que les calices sacrés, les saints voiles et les autres choses qui appartiennent au culte de la passion de Notre-Seigneur, ne sont pas sans sainteté comme choses vides et sans sentiment; mais que parleur union avec le corps et le sang de Jésus-Christ elles doivent être adorées avec une pareille

 

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majesté que le Seigneur même (1). » Ce ne lui est pas assez de dire que ces vaisseaux sont saints et sacrés, et méritent une singulière vénération : il ajoute que l'honneur qu'ils ont d'être unis au corps et au sang de Jésus-Christ par un contact si réel, y laisse une impression si grande et si vive de la majesté du Seigneur, qu'elle les rend dignes d'une pareille adoration; ce qui sans doute ne serait pas, si ce corps et ce sang qu'ils touchent étaient autre chose que le Seigneur même. Car c'est à la source même et à l'objet primitif de l'adoration qu'il faut être immédiatement uni, pour être ainsi associé au même culte; et c'est pourquoi saint Jérôme regardant le sacré calice, la patène, le voile sacré où l'on enveloppe le corps de Jésus-Christ comme sanctifiés par ce contact; y voit une extension de la majesté de Jésus-Christ, qui leur attire une extension du même culte, comme l'honneur qu'on rend aux rois s'étend jusqu'aux lieux où ils habitent, et jusqu'à la chaire où on a coutume de les voir assis. En effet il n'y a personne parmi nous, tant soit peu touché des sentiments de piété, qui à la vue du sacré calice, de la patène et des linges où il voit tous les jours Jésus-Christ posé, ne se souvienne à quoi ils servent et à quoi ils touchent, et ne soit porté par ce souvenir à faire paraître quelque marque et comme une effusion du respect qu'il sent pour Jésus-Christ. Les Pères, avec qui la foi de la présence réelle nous est commune, ont senti le même respect; et les protestants, qui ont éteint cette foi, ne sentent rien.

Il reste maintenant à vous expliquer les prières de la liturgie, qu'on vous a fait croire indignes d'une oblation qui serait Jésus-Christ même. Mais il n'y aura plus de difficulté, si vous songez seulement que l'Eglise qui offre le pain et le vin pour en faire le corps et le sang, et qui ensuite offre encore ce corps et ce sang après qu'ils sont consacrés, ne le fait que pour accomplir une troisième oblation, par laquelle elle s'offre elle-même, comme je vous l'ai déjà dit (2).

Le prêtre commence le premier, et à l'exemple de Jésus-Christ, qui a été tout ensemble le Sacrificateur et la Victime, il s'offre 

1 Epist. Hier, ad Theoph. ante ejusdem Theoph.; I Epist. Pasch., nunc ep. LXXXVIII. — 2 Ci-dessus, n. 3.

 

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lui-même avec son oblation : c'est ce que signifie la cérémonie d'étendre les mains sur les dons sacrés, comme on fait un peu avant la consécration. Autrefois dans l'ancienne loi on mettait la main sur la victime (1), en signe qu'on s'y unissait et qu'on se dévouait à Dieu avec elle : c'est ce que témoigne le prêtre en mettant ses mains sur les dons qu'il va consacrer.

Tout le peuple pour qui il agit entre dans son sentiment, et le prêtre dit alors au nom de tous : «Nous vous prions, Seigneur, de recevoir cette oblation de notre servitude et de toute votre famille; » où nous apprenons, non-seulement à offrir avec le prêtre les dons proposes, mais encore à nous offrir nous-mêmes avec eux.

L'Eglise explique encore cette oblation par ces paroles : «Nous vous prions, ô Seigneur, qu'en recevant celte oblation spirituelle, vous nous fassiez devenir nous-mêmes un présent éternel qui vous soit offert : nosmetipsos tibi perfice munus aeternum (2) : » ce que l'Eglise répète souvent en d'autres paroles; et c'est aussi la doctrine de saint Augustin en plusieurs endroits lorsqu'il enseigne que l'Eglise apprend tous les jours à s'offrir elle-même à bien dans le sacrifice qu'elle lui offre.

L'ancienne cérémonie, où chacun portait lui-même sou oblation, c'est-à-dire son pain et son vin, pour être offerts à l'autel, confirme cette: vérité. Car outre qu'offrir à Dieu le pain et le vin dont notre vie est soutenue, c'est la lui offrir elle-même comme chose qu'on tient de lui et qu'on lui veut rendre; les saints Pères ont remarqué dans le pain et dans le vin un composé de plusieurs grains de blé réduits en un, et de la liqueur de plusieurs raisins fondus ensemble; et ils ont regardé ce composé comme une figure de tous les fidèles réduits en un seul corps pour s'offrir à Dieu en unité d'esprit : ce qui a fait dire à saint Augustin que toute la cité rachetée était le sacrifice éternel de la Trinité sainte.

Lorsqu'on portait ainsi son pain et son vin, chacun portait aussi avec ses dons, ses vœux et ses besoins particuliers pour être offerts à Dieu avec eux : et l'Eglise accompagnait cette oblation

 

1 Levit., I, 4 : III et VIII, 14, 15, etc. — 2 Dom. II post Pentec. — 3 De Civit., lib. X, cap. XIX, XX.

 

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par cette prière : « Soyez propice, ô Seigneur, à nos prières, et recevez d'un œil favorable ces oblations de vos serviteurs et de vos servantes, afin que ce que chacun vous a offert en l'honneur de votre nom, profite à tous pour leur salut; par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). »

Quoique cette cérémonie, d'offrir en particulier son pain et son vin, ne subsiste plus, le fond en est immuable; et nous devons entendre que ce sacrifice doit en effet être offert par tous les fidèles à l'autel, puisque c'est toujours pour eux tous que le prêtre y assiste.

Mais lorsque les dons sont consacrés, et qu'on offre actuellement à Dieu le corps présent du Sauveur, c'est une nouvelle raison de lui offrir de nouveau l'Eglise, qui est son corps en un autre sens, et les fidèles qui en sont les membres. Il sort du corps naturel de notre Sauveur une impression d'unité pour assembler et réduire en un tout le corps mystique ; et on accomplit le mystère du corps de Jésus-Christ, quand on unit tous ses membres pour s'offrir en lui et avec lui.

Ainsi l'Eglise fait elle-même une partie de son sacrifice : rie sorte que ce sacrifice n'aura jamais sa perfection toute entière qu'il ne soit offert par des saints.

Voilà une claire résolution de toute la difficulté, s'il y en avait; car il y a dans ce sacrifice Jésus-Christ qui est offert, et il y a l'homme qui l'offre : le sacrifice est toujours agréable du côté de Jésus-Christ qui est offert; il pourrait ne l'être pas toujours du côté de l'homme qui l'offre, puisqu'il ne peut l'offrir dignement qu'il ne soit lui-même assez pur pour être offert avec lui, comme on a vu. Quelle merveille y a-t-il donc que l'Eglise demande à Dieu qu'il rende notre sacrifice agréable en tout, et autant à proportion du côté des fidèles qui le présentent que du côté de Jésus-Christ qui est présenté?

C'est visiblement le sens de cette prière: «Nous vous offrons, ô Seigneur, le pain de vie et le calice de salut que nous vous prions de regarder d'un œil propice, et les recevoir comme vous avez reçu les présents de votre serviteur le juste Abel, et le sacrifice 

1 Dom. V post Pentec.

 

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de notre père Abraham, et le saint sacrifice, l'hostie sans tache que vous a offerte Melchisédech votre souverain sacrificateur (1).» Où il est clair qu'on veut comparer, non pas le don avec le don, puisque constamment l'Eucharistie, en quelque manière qu'on la puisse prendre, est bien au-dessus des sacrifices anciens, mais les personnes avec les personnes; et c'est pourquoi on ne nomme que les plus saints de tous les hommes : Abel le premier des justes, Abraham le père commun de tous les croyants; et on réserve en dernier lieu Melchisédech qui était au-dessus de lui, puisque lui-même il lui a offert la dime de ses dépouilles, et en a reçu en même temps, avec le pain et le vin, les prémices du sacrifice de l'Eucharistie.

Et pour mieux entendre ceci, il faut savoir que l'esprit de ce sacrifice est qu'ayant Jésus-Christ présent, nous le chargions de nos vœux; ce que saint Cyrille nous a déjà dit par ces paroles : « Nous faisons à Dieu toutes nos demandes sur cette hostie propitiatoire (2) ; » et c'est aussi ce que l'Eglise exprime par cette Secrète à Pâque, et aux jours suivants : « O Seigneur, recevez les prières de votre peuple avec l'oblation de ces hosties;» c'est ce qu'on répète sans cesse; et on a raison de demander que comme les dons sont agréables, les prières qu'on offre avec eux et pour ainsi dire sur eux, le soient aussi, comme l'étaient celles d'Abel et des autres Saints qui ont levé à Dieu des mains innocentes, et lui oui offert leurs dons avec une conscience pure.

Car la perfection de ce sacrifice n'est pas seulement que nous offrions et recevions des choses saintes, mais encore que nous qui les offrons et qui y participons, soyons saints. De là cette célèbre proclamation avant la réception des mystères : « Les choses saintes sont pour les saints. » Selon la coutume de l'Eglise, on n'admettait à les recevoir que ceux qui étaient admis à tes offrir, c'est-à-dire ceux dont la charité venait, comme dit saint Paul, « d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi qui ne fût pas feinte (3). »

Dans cet esprit on se joignait avec les saints anges, d autant plus qu'on savait très-bien qu'ils présentaient nos prières à Dieu

 

1 Can. Miss. — 2 Cat. Mystag. V, ubi sup. — 3 I Timoth., I, 5.

 

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sur l'autel, qui représentait Jésus-Christ, comme on le voit manifestement dans l’Apocalypse (1).

Vos anciens ministres qui éludent tout, et jusqu'aux passages les plus clairs, veulent que l'ange qui présente à Dieu les prières des saints soit Jésus-Christ même, qui souvent, disent-ils, est appelé ange. Mais visiblement c'est tout brouiller; et pour ne point ici parler des autres endroits de l'Ecriture, jamais dans l’Apocalypse Jésus-Christ n'est appelé de ce nom. Partout, où il y paraît, il y porte un caractère de Majesté souveraine, avec le nom de Roi des rois, et de Seigneur des seigneurs. Mais l'ange qui paraît ici pour présenter les prières, est de même nature que les autres que saint Jean t'ait agir partout dans ce divin Livre, de même nature que les sept anges dont il parle dans ce même endroit, dans le même chapitre vin où il est parlé de l'ange de la prière, qui aussi pour cette raison est appelé simplement un autre ange, un ange comme les autres, et qui n'a rien de plus relevé.

Voilà, Monsieur, quel est l'ange qui offre à Dieu nos prières sur l'autel céleste. De là venait la tradition constante de toute l'Eglise qui reconnaissait un ange qui présidait à l'oraison et à l'oblation sacrée, comme on le voit dans les Pères les plus anciens (2). Quand on dit qu'un ange y présidait et présentait nos oraisons, il faut entendre que tous les saints anges se joignaient à lui en unité d'esprit; et parce que l'esprit de ce sacrifice est d'unir à Dieu Ion les les créatures, et surtout les plus saintes, pour lui rendre en commun la reconnaissance de leur servitude, il ne faut pas s'étonner si on priait les saints anges d'y intervenir.

On s'était déjà joint avec eux dès le commencement du sacrifice, lorsqu'on avait chanté l'hymne séraphique, c'est-à-dire le trois fois saint, et qu'on avait dit dans la préface : « Il est juste, ô Père éternel, que nous vous bénissions par Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui les anges louent votre sainte Majesté, les dominations l'adorent, les puissances la redoutent avec tremblement. Parmi lesquels nous vous conjurons que vous nous commandiez de mêler nos voix, en disant de tout notre cœur : Saint, saint, saint ! »

 

1 Apoc., VIII, 3. — 2 Tert., de Orat., sub fin.; Origen., cont. Cels., lib. VIII, n. 36.

 

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La suite de cette prière demandait qu'après nous être joints avec les saints anges, nous désirassions de les joindre avec nous dans nos oblations, ne doutant point qu'elles ne fussent d'autant plus agréables, quelles seraient encore offertes par leurs mains, et c'est le sens de cette prière : « Nous vous conjurons, ô Dieu tout-puissant : commandez que ces choses soient portées par votre saint ange à votre autel sublime, afin que nous tous qui recevrons de la participation de cet autel le sacré corps et le sacré sang de votre Fils, nous soyons remplis de toute grâce et de toute bénédiction spirituelle, par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

Porter jusqu'à Dieu nos oblations, les élever jusqu'au ciel où il les reçoive, ou les faire parvenir jusqu'à son freine, c'est dans le langage commun de l'Ecriture les lui présenter de telle sorte, et avec une conscience si pure, qu'elles lui soient agréables. Cette façon de parler est tirée du rit des anciens sacrifices. Nous avons vu qu'on élevait la victime ; c'était en quelque sorte l'envoyer à Dieu, et le prier par cette action de la recevoir : ce qui paraissait plus sensible dans les holocaustes, dont la fumée se portant en haut, s'allait mêler avec les nues, et semblait vouloir s'élever jusqu'au trône de Dieu. Les prières qu'on y joignait, semblaient aussi aller avec elle; et c'est ce qui faisait dire à David : « Que ma prière, ô Seigneur, soit dirigée jusqu'à vous comme l'encens (1), » c'est-à-dire comme la fumée de la victime brûlée : car c'est ici ce que veut dire le mot Incensum, quoique nous ayons approprié notre mot d’encens, qui en vient, à cette espèce de parfum qu'on appelle Thus en latin. C'est pour cela que cet ange de l’Apocalypse paraît un encensoir à la main ; et il est dit que « la fumée de son encens (2), » c'est-à-dire « les saintes prières » qui partaient d'un cœur embrasé du Saint-Esprit, « montèrent devant Dieu de sa main, » c'est-à-dire qu'elles lui étaient agréables. C'est aussi ce qu'on appelle dans l'Ecriture le sacrifice de bonne odeur devant le Seigneur, lorsque l'oblation se faisait avec un cœur pur, et que la prière partant, d'une conscience innocente, s'élevait à Dieu avec la fumée de l'holocauste. Il arrivait même quelquefois, comme dans le sacrifice de Manué (3), que la flamme de l'holocauste s'élevait

 

1 Psal. CXL, 2. — 2 Apoc., VIII, 4. — 3 Judic., XIII, 20.

 

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extraordinairement, et semblait se porter jusqu'au ciel, et Dieu donnait cette marque de l'agrément qu'il trouvait dans le sacrifier.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'Eglise accoutumée au langage de l’Ecriture, en élevant le calice avant la consécration, fait cette prière : « Nous vous l'offrons, ô Seigneur, afin qu'il monte devant vous comme une agréable odeur ; » c'est-à-dire, comme on a vu, que l'oblation lui en plaise : et c'est, encore ce qu'on demande dans la prière dont il s'agit après la consécration, lorsqu'on prie que « ces choses, » c'est-à-dire « les dons sacrés, soient portées au ciel par les anges. »

Mais pour entendre le fond de cette prière et lever toutes les difficultés qu'un y veut trouver, il faut toujours se souvenir que ces choses dont on y parle, sont à la vérité le corps et le sang de Jésus-Christ; mais qu'elles sont ce corps et ce sang avec nous tous, et avec nos vœux et nos prières, et. que tout cela ensemble compose une même oblation que nous voulons rendre en tout point agréable à Dieu, et du coté de Jésus-Christ qui est offert, et du cote de ceux qui l'offrent, et qui s'offrent aussi avec lui. Dans ce dessein que pouvait-on faire de mieux que de demander de nouveau la société du saint ange qui préside à l'oraison, et en lui de tous les saints compagnons de sa béatitude, afin que notre présent monte promptement et plus agréablement jusqu'à l'autel céleste, lorsqu'il sera présenté en cette bienheureuse compagnie? Il ne géra pas inutile ici de remarquer qu'au heu que noire Canon ne parle que d'un seul ange, on parle dans l'ambrosien de tous les anges, pour expliquer la sainte union de tous ces bienheureux esprits, qui en effet font tous par consentement ce qu'un d'eux fait par exercice et par une destination particulière.

Nous devons donc, nous unir avec, eux tous, avec eux nous élever à ce sublime autel de Dieu; car c'est nous dans la vérité qui devons y monter en esprit. Nous nous y élevons; nous y portons pour ainsi dire Jésus-Christ avec nos vœux et nous-mêmes. lorsqu'élevés au-dessus du monde et unis aux bienheureux esprits, nous ne respirons que les choses célestes; car il faut encore entendre ici que Jésus-Christ ne vient à nous qu'afin de nous

 

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ramener à lui dans sa gloire. Nous le regardons sur l'autel; mais ce n'est pas en lui comme sur l'autel que notre foi se repose entièrement; nous le contemplons dans sa gloire, d'où il vient à nous sans la quitter, et où aussi il nous élève, afin qu'étant avec lui à l'autel céleste, nous en sentions découler sur nous toutes les bénédictions et grâces spirituelles par le même Jésus-Christ Notre-Seigneur, ainsi que porte la fin de cette prière.

Il paraît donc clairement que cette élévation, que nous souhaitons de notre sainte victime jusqu'au sublime autel de Dieu, n'est pas ici demandée par rapport à Jésus-Christ, qui est déjà au plus haut des cieux; mais plutôt par rapport à nous, et aux bénédictions que nous devons recevoir en nous élevant avec Jésus-Christ à cet autel invisible.

Et lorsque nous demandons l'intercession du saint ange, vous avez très-bien entendu que ce n'est pas un médiateur que nous nous donnons, comme si Jésus-Christ ne suffisait pas : encore moins le donnons-nous pour tel à Jésus-Christ même, comme on nous l'a reproché, ou à son Eucharistie, que sa seule institution rendrait très-agréable, sans que l'ange s'en mêlât ; mais ce qui est saint par soi-même, ainsi qu'il a été dit, est encore plus agréablement reçu lorsqu'il est offert par des saints : c'est pourquoi l'Eglise implore l'ange pour l'offrir à Dieu avec elle, mais toujours par Jésus-Christ, par lequel elle a déjà reconnu dès la préface de ce sacrifice que les anges adoraient Dieu et louaient sa Majesté sainte.

Il n'y a pas plus de difficulté d'associer les Saints à cette oblation. Ainsi, quand nous demandons que ce sacrifice, agréable à Dieu par sa propre institution et par son Auteur, lui soit encore plus agréable par les prières de ses Saints, nous ne demandons autre chose, si ce n'est qu'à l'agrément qui vient de la chose se joigne encore l'agrément qui vient du coté, de ceux qui se joignent à nous pour l'offrir : ce que l'on conclut encore : « Par Jésus-Christ Notre-Seigneur, » afin que nous entendions qu'à la vérité il y a au ciel des intercesseurs qui prient et offrent avec- nous; mais qu'ils ne sont écoutés eux-mêmes que par le grand Intercesseur et Médiateur Jésus-Christ, par qui seul tous ont accès, et autant

 

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les anges que les hommes, autant les Saints qui règnent que ceux qui combattent.

Et afin que vous compreniez une fois quel est l'esprit de l'Eglise dans cette intercession des anges et des Saints, écoutez, Monsieur, cette préface dune messe qu'on trouve dans un volume qui a plus de mille ans (1) : « O Seigneur, ce bienheureux Confesseur se repose maintenant dans votre paix : inspirez-lui donc, ô Dieu miséricordieux, d'intercéder pour nous auprès de vous, afin que l'ayant rendu assure de sa propre félicité, vous le rendiez soigneux de la nôtre : par Jésus-Christ Notre-Seigneur. »

Remarquez que c'est par Jésus-Christ qu'on demande à Dieu, non-seulement l'effet des prières que font les Saints, mais encore l'inspiration et le désir de les faire. Ceux qui vous ont fait sur le Canon tant de mauvaises railleries, seront peut-être encore assez ignorants ou assez hardis, pour en faire de beaucoup plus grandes sur ce circuit où l'on nous fait adresser à Dieu, afin qu'il inspire aux Saints de prier pour nous, comme si ce n'était pas plutôt fait de demander à Dieu immédiatement ce que nous voulons qu'il se fasse demander lui-même par les Saints. Mais par ces raisonnements profanes, il faudrait supprimer toute prière, et celle qu'on adresse immédiatement à Dieu autant que toutes les autres; car Dieu ne sait-il pas nos besoins? Ne sait-il pas ce que nous voulons quand nous le prions? Et n'est-ce pas lui-même qui nous inspire nos prières? Surtout pourquoi lui demande-t-on quelque chose pour les autres? Et pourquoi prier nos frères de prier pour nous? Le feront-ils comme il faut, si Dieu ne leur en inspire la volonté? A quoi bon ce circuit avec Dieu? Et n'est-ce pas le plus court de le laisser faire? Que si on répond ici que Dieu nonobstant cela veut qu'on le prie, et qu'on le prie pour les autres, et qu'on prie les autres de prier pour soi, parce qu'encore qu'il n'ait que faire de nos prières, ni pour accorder nos besoins, ni pour les savoir, il nous est bon de prier en toutes ces manières, et que nous devenons meilleurs en le faisant : qu'on n'appelle plus tout cela un circuit inutile, mais un sincère exercice de la charité, que Dieu honore constamment, lorsqu'il inspire ou qu'il exauce de telles

 

1 Mabill., Musœi Ital., tom. I, part. II, p. 348.

 

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prières. Et parce qu'il veut établir une parfaite fraternité entre tous ceux qu'il veut rendre heureux ou dans le ciel ou dans la terre, il inspire non-seulement aux fidèles, mais encore aux saints anges et aux saints hommes qui sont dans le ciel, le désir de prier pour nous, parce que c'est une perfection aux saints hommes qui sont nos semblables, de s'intéresser pour notre salut, et une autre perfection aux saints anges qui ne le sont pas, d'aimer et de révérer en nous la nature que le Fils de Dieu a cherchée jusqu'à s'y unir en personne. Nous pouvons donc demander à Dieu qu'il leur inspire ces prières qui l'honorent, parce que nous lui pouvons demander tous les moyens dont il lui plaît de se servir pour manifester sa gloire; mais il faut le demander par Jésus-Christ , par qui seul tout bien nous doit arriver.

Vous avez donc raison de n'écouter pas ceux qui vous disent que la doctrine, où l'on emploie les Saints pour intercesseurs, ruine l'intercession de Jésus-Christ. Mais vous eussiez pu remarquer que ce qu'on blâme dans la liturgie n'est qu'une suite de cette doctrine, puisqu'on n'y fait qu'employer et les saints hommes et les saints anges, afin qu'ils se joignent à nous pour rendre notre oblation, en tant qu'elle vient de nous, plus sainte et plus agréable.

Quant à ce qu'on trouve si étrange que nous offrions Jésus-Christ à l'honneur des Saints, c'est-à-dire pour honorer leur mémoire et remercier Dieu de la gloire qu’il leur a donnée, c'est qu'on ne fait pas de réflexion sur la nature de ce sacrifice. Car pour qui est-ce en effet que Jésus-Christ s'est offert, si ce n'est pour nous mériter la gloire ? Que pouvons-nous donc offrir à Dieu en action de grâces pour les Saints, si ce n'est la même victime par laquelle ils ont été sanctifiés?

Que si vous voulez entendre expliquer cette vérité à l'Eglise même, écoutez cette Secrète magnifique : « Nous vous immolons, ô Seigneur, solennellement ces hosties, pour honorer le sang répandu de vos saints martyrs et en célébrant les merveilles de votre puissance, par laquelle ils ont remporté une si grande victoire (1). » Et encore : « Nous vous offrons, ô Seigneur, dans la

 

1 Secr. de SS. Basilid., Cyrin., Nabor., etc., 12 jun.

 

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mort précieuse de votre martyr, ce saint sacrifice d'où le martyre même a pris sa source (1). » C'est en effet en célébrant dans ce sacrifice la mémoire de la mort de Notre-Seigneur que les martyrs ont appris à mépriser leur vie, et à se rendre avec lui les victimes du Père éternel. Il n'y a donc rien de plus convenable que d'honorer dans ce sacrifice les vertus qui en sont l'effet et le fruit ; l'honneur qu'on y rend aux Saints est d'y être nommés à son saint autel et devant sa face, devant Dieu en action de grâces et en éternelle commémoration des merveilles qu'il a opérées en eux.

C'est en vérité être trop grossier et avoir l'esprit trop bouché aux choses célestes, que de ne pas voir que l'honneur des Saints n'est pas tant leur honneur que l'honneur de Dieu, qui est « admirable en eux (2), » dont « la mort est précieuse devant lui (3), » qui ne cessent de « le bénir, et de lui chanter qu'il est leur gloire, leur salut, leur espérance, la gloire de leur vertu ; celui d'où leur vient toute leur force, et le seul qui les élève (4). » Aussi « est-il glorifie dans l'assemblée des Saints (5); » c'est en lui seul qu'ils se réjouissent, « parce que c'est le Seigneur qui les a élus, c'est le Dieu d'Israël qui est leur roi. » L'Eglise répète sans cesse ces passages de l'Ecriture, et c'est Dieu qu'elle loue dans ses serviteurs. « O Dieu, » dit-elle dans une Collecte de la messe pour un martyr (6), « ô Dieu, qui êtes la force des combattants, et la palme des martyrs! » Et là même, dans la Préface : « Il est juste de vous louer, ô Seigneur, en ce jour où nous vénérons la mémoire de votre martyr, et que pour la gloire de votre nom nous tâchons de lui donner de justes louanges. » Et encore dans une autre messe (7) : « Que vos œuvres vous louent, ô Seigneur, et que vos Saints vous bénissent, parce que vous êtes la gloire de leur vertu et de leur force, et que c'est vous qui leur avez donné et le courage de vous confesser dans le combat, et la gloire dans la victoire. » Et encore plus brièvement, mais avec une égale force, dans le Missel de Gélase (8) : «  Comme les présents que nous vous offrons pour vos Saints rendent témoignage a la gloire de votre puissance; ainsi,

 

1 Fer. 5 post Dom. III Quadrages.— 2 Psal. LXVII, 36. — 3 Psal. CXV, 15. — 4 Psal. LXXXVIII, 17, 18. — 5 Ibid., 8, 19. — 6 Miss. Franc., Miss. 17, de undec. Martyr. — 7 Ibid., Miss. 18. — 8 Gelas., lib. II, Sac. I; A. Miss., 22.

 

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ô Seigneur, nous vous prions qu'ils nous fassent sentir les effets du salut qui nous vient de vous. » Vous voyez ce que c'est qu'offrir pour les Saints; c'est célébrer la grandeur et la puissance de Dieu dans les grâces qu'ils en ont reçues. L'Eglise ne se lasse point d'inculquer cette vérité; et pour rapporter toutes les manières dont elle l'explique, il faudrait transcrire ici tout le Missel.

Ce qu'on vous a objecté sur les bénédictions est maintenant aisé à résoudre. Le mot de bénir en général marque une bonne parole, benedicere. En cette sorte on bénit Dieu, lorsqu'on célèbre ses louanges, et en ce sens il n'y a nul doute qu'on ne puisse bénir Jésus-Christ : mais ce n'est pas de cette bénédiction dont il s'agit: c'est de la bénédiction dont on bénit les fidèles quand on prie sur eux, et dont on bénit les sacrements quand on les consacre. Cette bénédiction est toujours une bonne parole, et c'est dans cette parole que consiste la bénédiction de l'Eglise. Mais on l'accompagne ordinairement du signe de la croix, en témoignage que c'est par la croix de Jésus-Christ que toute bénédiction spirituelle descend sur nous. C'est ainsi qu'on bénit les fidèles, et c'est ainsi qu'on bénit les sacrements. Mais il faut ici observer que la bénédiction dont on consacre les sacrements s'étend plus loin, puisqu'on ne les bénit que pour bénir, consacrer et sanctifier l'homme qui y participe ; de sorte que cette bénédiction a deux effets, l'un envers le sacrement, et l'autre envers l'homme : cela étant, il n'y a plus de difficulté; car lorsqu'on bénit les dons, c'est-à-dire le pain et le vin avant la consécration, cette bénédiction a ses deux effets, et envers le sacrement même qu'on veut consacrer, et envers l'homme qu'on veut sanctifier par le sacrement. Mais après la consécration, la bénédiction déjà consommée par rapport au sacrement, ne subsiste que par rapport à l'homme qu'il faut sanctifier par la participation du mystère : c'est pourquoi les signes de croix qu'on fait après la consécration sur le pain et sur le vin consacrés, se font en disant cette prière : « Afin, dit-on, que nous tous, qui recevons de cet autel le corps et le sang de votre Fils, soyons remplis en Jésus-Christ de toute grâce et bénédiction spirituelle ; » où l'on voit manifestement que ce n'est point ici une bénédiction qu'on fasse sur les choses déjà consacrées, mais une

 

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prière où l'on demande qu'étant saintes par elles-mêmes, elles portent la bénédiction et la grâce sur ceux qui en seront participants.

Les Grecs expriment ceci d'une autre manière. On trouve dans leur liturgie une prière qui pourrait surprendre ceux qui n'en pénétreraient pas toute la suite : car ils y prient pour les dons sacrés, même après la consécration, après qu'ils ont répété cent fois qu'ils sont le propre corps et le propre sang de Jésus-Christ, et même en les adorant comme tels, ainsi qu'il paraîtra bientôt. Mais voici toute la suite de cette prière, qui en fait entendre le fond et lève toute difficulté : « Prions, disent-ils, pour les précieux dons offerts et sanctifiés, surcélestes, ineffables, immaculés, divins, qu'on regarde avec tremblement et avec frayeur à cause de leur sainteté, afin que le Seigneur, qui les a reçus en son autel invisible en odeur de suavité, nous rende en échange le don de son Saint-Esprit (1). » Par où l'on voit que cette prière ne tend plus à sanctifier les dons, qu'au contraire on juge déjà, pleins de toute sainteté, et dignes de plus grands respects, mais à sanctifier ceux qui les reçoivent.

C'est, comme dit un théologien de l'Eglise grecque (2), qu'encore que le corps sacré de notre Sauveur soit plein de toute grâce, et que la vertu médicinale qui y réside soit toujours prête à couler, et pour ainsi dire à échapper de toutes parts, néanmoins il y a des villes, comme dit saint Marc, « où il ne peut faire plusieurs miracles à cause de l'incrédulité (3)» de leurs habitants. On prie donc dans cette vue qu'il sorte une telle bénédiction, si efficace et si abondante, de ce divin corps, que l'incrédulité même soit obligée de lui céder et soit entièrement dissipée.

Concluez de tout ceci que les bénédictions qu'on fait sur le corps de Jésus-Christ avec des signes de croix, ou ne regardent pas ce divin corps, mais ceux qui le doivent recevoir; ou que si elles le regardent, c'est pour marquer les bénédictions et les grâces dont il est plein, et qu'il désire répandre sur nous avec profusion, si notre infidélité ne l'en empêche; ou enfin si on veut encore le

 

1 Liturg. Jac, tom. II, Bib. PP. G. L., p. 9; Miss. Chrys., p. 81. — 2 Cabas., Lit. exp., cap. XXXI. — 3 Marc., VI, 5.

 

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prendre en cette sorte; on bénit en Jésus-Christ tous ses membres, qu'on offre dans ce sacrifice comme faisant un même corps avec le Sauveur, afin que la grâce du chef se répande abondamment sur eux.

Il n'est pas besoin de répondre ici aux chicanes que l'on nous fait sur le mot de sacrement, puisque vous ne proposez sur ce sujet aucune difficulté, c'est apparemment que vous en êtes plus avant que cela. Vous savez trop que si l'on appelle l'Eucharistie un sacrement, c'est à cause premièrement que c'est un secret et un mystère au même sens que les Pères ont parlé du sacrement de la Trinité, du sacrement de l'Incarnation , du sacrement de la Passion, et ainsi des autres : qu'outre cela c'est un signe, non point à l'exclusion de la vérité du corps et du sang, mais seulement pour marquer qu'ils y sont contenus sous une figure étrangère; et enfin que dans cette vie et durant ce pèlerinage, ce qui est vérité à un certain égard, est un gage et une figure à un autre. Ainsi l'incarnation de Jésus-Christ nous est la figure et le gage de notre union avec Dieu : ainsi Jésus-Christ né, Jésus-Christ mort, Jésus-Christ ressuscité, nous figure en sa personne tout ce qui doit s'accomplir d tus tous les membres de son corps mystique et en cette vie et en l'autre. Mais après avoir compris des vérités si constantes, vous n'avez pas dû être embarrassé de cette Postcommunion (1) : « O Seigneur, que vos sacrements opèrent en nous ce qu'ils contiennent, afin que ce que nous célébrons en espèce ou en apparence,» ou comme vous voudrez traduire, quod nunc specie geritur, « nous le recevions dans la vérité même; » rerum veritate capiamus. Cela, dis-je, ne devait pas vous embarrasser; au contraire vous deviez entendre que ce que contiennent les sacrements, c'est Jésus-Christ, la vérité même, mais la vérité cachée et enveloppée sous des signes, suivant la condition de cette vie. Il ne convient pas à l'état de pèlerinage où nous sommes, d'avoir ni de posséder Jésus-Christ tout pur. Comme nous ne voyons ces vérités que par la foi et à travers de ce nuage, nous ne possédons aussi sa personne que sous des figures. Il ne laisse pas d'être tout entier dans ce sacrement, puisqu'il l'a dit : mais il y est caché à notre vue, et n'y paraît

 

1 Postcomm. Sabb. Quat. temp. septemb.

 

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qu'à notre foi. Nous demandons donc qu'il se manifeste, que la foi devienne vue, et que les sacrements soient enfin changés en la claire apparition de sa gloire.

C'est ce qu'on demande en d'autres paroles dans une autre oraison : « Nous vous prions, ô Seigneur, que nous recevions manifestement ce que nous touchons maintenant dans l'image d'un sacrement (1).» Vous voyez dans toutes ces prières que nous n'y demandons pas d'avoir autre chose dans la gloire que ce que nous avons ici ; car nous avons tout, puisque nous avons Jésus-Christ où tout se trouve : mais nous demandons que ce tout se manifeste ; que les voiles qui nous le cachent soient dissipés; que nous voyions manifestement Jésus-Christ Dieu et Homme, et que par son humanité, qui est le moyen, nous possédions sa divinité, qui est la fin où tendent tous nos désirs.

C'est la fin où tend ce sacrifice; et c'est pourquoi toutes les Eglises, en Orient comme en Occident, sont convenues de le commencer par ces paroles : Sursum corda, « Le cœur eu haut: » à cause non-seulement qu'il faut s'élever au-dessus des sens et de toute la nature pour concevoir Jésus-Christ présent sous des apparences si vulgaires, mais à cause principalement que Jésus-Christ ne s'y offre pour nous, et ne s'y donne à nous que pour exciter le désir d'être bientôt dans sa gloire.

Dès l'origine du monde tous ceux à qui Dieu s'est manifesté tendaient à voir Jésus-Christ. « Abraham a vu son jour, quoique de loin, et il s'en est réjoui, » dit le Sauveur (2). Et ailleurs : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! Combien de rois et de prophètes ont désiré de voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu ; et d'ouïr ce que vous écoutez, et ne l'ont pas ouï (3) ! » Jésus-Christ a parlé ainsi, encore que cette vue où on le voit en sa chair mortelle ne soit pas ce qui rassasie le cœur de l'homme; mais c'est enfin que notre bonheur est de le voir : et ce bonheur de le voir nous manquant dans l'Eucharistie, elle ne nous rassasie pas entièrement, elle ne fait qu'irriter notre désir. C'est quelque chose à l'épouse de savoir l'époux dans la maison, et d'en sentir

 

1 In Ambros., 30 decemb.; in Ord. S. Jac , apud Pamel , tom. I, p. 310. — 2 Joan., VIII, 56. — 3 Luc., X, 23, 24.

 

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déjà pour ainsi dire les parfums; mais si on n'ouvre la porte, si on ne perce les voiles, en un mot si elle ne voit, les rigueurs de l'absence ne finissent pas, mais plutôt elles se font mieux sentir.

Jésus-Christ connaît ce langage; et en disant, « Je m'en vais, » il nous accoutume à l'entendre de sa présence sensible. Près de retourner à son Père, il dit qu'il s'en va, comme s'il avait oublié qu'il nous devait laisser son corps et son sang : mais non; car écoutez connue il parle : «Je m'en vais, et vous ne me verrez plus (1).» Quand on aime, tout le bonheur est de voir; toute autre grâce ne contente pas; et c'est pourquoi l'Eucharistie même, j'oserai le dire, est une absence pour un cœur qui aime et qui veut voir : « Tant que nous sommes dans ce corps, dit saint Paul, nous sommes éloignés de Notre-Seigneur; car nous marchons par la foi, et non par la vue, et nous désirons sans cesse d'être plutôt éloignés de ce corps, et d'être présents à Notre-Seigneur (2); » présents par la claire vue, comme il vient de dire : tout ce qui n'est point la claire vue, tout ce qui se fait par la foi est une absence pour nous, et nulle présence ne nous satisfait que celle de la claire vue. C'est pourquoi Jésus-Christ disait : « Je m'en vais, et vous ne me verrez plus; » ce qu'il inculque sans cesse dans le même endroit : « Un peu de temps, et vous me verrez ; encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus, parce que je m'en vais à mon Père (3);» faisant toujours consister le mal de l'absence dans la privation de la vue. Et un peu plus bas, parlant de son retour à la fin du monde: «Je vous verrai encore une fois, et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ôtera votre joie (4). » — « Ce sera, » comme dit saint Paul (5), lorsque «je le connaîtrai comme j'en suis connu;» c'est-à-dire que je le verrai comme j'en suis vu; et lors, comme dit saint Jean (6), « que nous lui serons faits semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est. »

Jusqu'à ce que cela soit, nous avons beau l'avoir dans l'Eucharistie très-réellement présent; comme nous ne le voyons pas, et que « nous marchons par la foi, » notre amour, j'ose le dire, le tient pour absent, parce qu'il n'a point la présence qui nous rend

 

1 Joan., XVI, 10. — 2 II Cor., V, 6-8. — 3 Joan., XVI, 16. — 4 Ibid., 22. — 5 I Cor., XIII, 12. — 6 I Joan., III, 2.

 

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heureux et qui contente le cœur ; et le Sauveur, qui le sait, ne regarde pas son corps et son sang comme faisant dans l'Eucharistie notre parfaite félicité; sa gloire nous y est cachée, et jusqu'à ce qu'elle nous paroisse, rien ne sera capable de nous rassasier. C'est pourquoi, en s'en allant, c'est-à-dire, comme il l'a lui-même expliqué, en se cachant à nos yeux et disparaissant d'avec nous selon la présence visible, « il nous laisse un autre Consolateur (1), » un Consolateur invisible, un Consolateur au dedans, en un mot le Saint-Esprit, qui animant notre foi et notre espérance, adoucit nos gémissements et rend notre pèlerinage plus supportable.

Il faut avouer que les disciples de Jésus-Christ perdirent une grande consolation, quand ils perdirent sa sainte présence. Les apôtres avaient le bonheur de le voir et de l'entendre toujours ; une Marthe, une Marie, un Lazare avaient celui de le loger dans leur maison, de le nourrir, de soutenir les infirmités qu'il avait volontairement revêtues : ce leur fut même après sa mort une espèce de consolation de le voir dans son tombeau, de l'oindre de leurs parfums, de préserver par leur baume sa sainte chair de la corruption dont les corps morts sont menacés, encore qu'une onction d'une nature plus liante préservât assez Jésus-Christ ; mais enfin la douleur des femmes pieuses s'adoucissait parées devoirs, et Madeleine ne se consolait pas d'avoir perdu, croyait-elle, cette douce consolation avec le corps de son Sauveur (2).

Jésus-Christ a bien senti dans ses serviteurs ce plaisir de le secourir dans sa vie mortelle, et de porter la douceur de celte assistance jusqu'à ses membres ensevelis. De là vient que dans le murmure qui s'éleva contre Marie pour l'avoir si richement parfumé dans un festin, comme pour commencer à l'ensevelir, lui qui prend toujours le parti des pauvres, pour qui on disait que cette dépense aurait, été mieux employée : Non, dit-il, « vous avez toujours les pauvres avec vous, et vous leur pourrez faire du bien quand vous voudrez (3). » Remarquez cette dernière parole, que saint Marc, ou plutôt saint Pierre, de qui saint Marc l'avait appris, a aussi si bien remarquée : « Mais pour moi vous n'avez plus rien à me faire, » plus aucun secours à me donner ; c'est ici le dernier

 

1 Joan., XIV, 16. — 2 Ibid., XX, 13. — 3 Marc, XIV, 7.

 

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devoir, puisque déjà on m'embaume pour m'ensevelir : tant il sentait de consolation dans les siens à Le voir, à le servir, à le secourir, à lui rendre tous ces devoirs qu'on rend aux personnes qu'on voit, avec qui on vit et on converse, et qu'on croit encore voir et servir lorsqu'on rend à leur corps mort les derniers devoirs.

Elevons donc notre cœur en haut dans ce sacrifice. C'est déjà l'élever beaucoup que de croire Jésus-Christ présent, pendant qu'on l'y voit si peu; mais il faut l'élever encore jusqu'à désirer de le voir, et de le voir dans sa gloire ; car si sa présence visible durant les jours de sa chair, était si désirable et si consolante, que sera-ce de le voir tel qu'il est, et de lui devenir semblable, comme nous disait fout à l'heure son disciple bien-aimé?

C'est le sens de cette parole : « Le cœur en haut ! » Et le peuple ayant répondu : « Nous l'avons élevé au Seigneur, » on continue en disant : « Rendons grâces au Seigneur notre Dieu; » par où non-seulement on confesse que cela même qu'on a élevé son coeur à Dieu est un effet de sa grâce, dont il faut le remercier, mais encore on reconnaît que toutes nos prières et nos sacrifices sont fondes sur lardon de grâces, parce que nous avons déjà reçu avec Jésus-Christ, où tout est, le fond de tout ce que nous demandons et attendons; si bien que nos demandes et nos espérances ne tendent qu'à déployer et développer, comme il a déjà été dit, ce que nous axons déjà en Jésus-Christ. Et c'est pourquoi le sacrifice de l'Eucharistie ou d'action de grâces est le propre sacrifice de la nouvelle alliance; ce qui loin d'empêcher que ce sacrifice ne soit en même temps propitiatoire et impétratoire, lui donne au contraire ces qualités dont l'action de grâces est le fondement, ainsi qu'il a été dit (1).

Vous voyez par toutes les choses que j'ai rapportées, la parfaite unité d'esprit qui règne, dans les liturgies de toutes les églises chrétiennes. On pourrait rapporter encore beaucoup d'autres choses qui la marquent si parfaitement, qu'il n'y a pas moyen de douter que toutes ces liturgies ne viennent dans le fond de la même source, c'est-à-dire des apôtres mêmes; et c'est aussi pour cette raison que les églises les ont rapportées aux apôtres, qui ont

 

1 Ci-dessus, n. 13.

 

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été leurs fondateurs, comme celle de Jérusalem à saint Jacques, et celle d'Alexandrie à saint Marc, parce qu'encore qu'on y ait ajouté beaucoup de choses accidentelles, le fond n'en peut venir que de ce principe, et qu'on n'y arien ajouté que de convenable à ce qu'on y trouvait déjà.

Après cela, Monsieur, vous devez croire que la diversité qu'on vous a fait remarquer entre la liturgie romaine et celle des Grecs touchant la consécration, n'est pas si grande que vous le pensez: car d'abord elles conviennent toutes deux à réciter l'institution de l'Eucharistie et les paroles de Notre-Seigneur ; ce qui se trouve unanimement dans toutes les liturgies sans en excepter une seule. Secondement elles conviennent encore, comme on a vu, à demander à Dieu qu'il change les dons au corps et au sang de Jésus-Christ ; en sorte que la différence, qu'on vous représente si grande entre les églises, est uniquement que l'une a mis devant les paroles de Jésus-Christ cette prière que l'autre y a mise après.

Or, afin de vous faire entendre combien est légère cette différence, il faut encore savoir que, du commun consentement des deux églises, la vertu qui change les dons, et en fait le corps et le sang, consiste essentiellement dans les paroles de Notre-Seigneur : ce qu'il serait aisé de vous faire voir par la tradition constante des Pères grecs et latins ; mais la chose est si peu douteuse, que les Grecs mêmes d'aujourd'hui qui semblent mettre la forme de la consécration précisément dans la prière où on demande que le Saint-Esprit change les dons après qu'on a récité les paroles de Notre-Seigneur. ne laissent pas d'avouer que la force est dans ces paroles qu'il a prononcées, et que la prière dont il s'agit ne fait qu'en appliquer aux dons proposés la toute-puissante vertu, comme on applique le feu à la matière combustible (1). Ainsi ce sont les paroles de Notre-Seigneur qui sont en effet le feu céleste qui consume le pain et le vin : ces paroles les changent en ce qu'elles énoncent, c'est-à-dire au corps et au sang, comme le dit expressément saint Chrysostome (2); et tout ce qu'on pourrait accorder aux Grecs modernes, ce serait en tout cas que la prière serait nécessaire pour faire l'application des paroles de Notre-Seigneur

 

1 Cabas, Lit. exp., cap. XXVII-XXIX.—  2 Lib. De prod. Jud., etc., hom. I et II, n. 6.

 

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Seigneur; doctrine où je ne vois pas un si grand inconvénient, puisqu'enfin devant ou après nous faisons tous cette prière.

Et pour maintenant aller plus haut que les Grecs modernes, la tradition de l'Eglise grecque ne peut mieux paraître que par un passage célèbre de saint Basile, où pour établir « qu'il y a des dogmes non écrits, » qu'il faut recevoir comme venus « des apôtres avec autant de vénération que ceux qui sont écrits, » il allègue « les paroles de l'invocation dont on use en consacrant l'Eucharistie, lesquelles, dit-il, ne sont écrites nulle part; car nous ne nous contentons pas, poursuit-il, des paroles qui sont apportées par l'Apôtre et les Evangiles, » c'est-à-dire des paroles de Notre-Seigneur, et du récit de L'institution ; « mais nous y en ajoutons d'autres devant et après, comme ayant beaucoup de force pour les mystères, lesquelles nous n'avons apprises que de cette doctrine non écrite (1). »

Ce témoignage de saint Basile est d'autant plus considérable pour les Grecs, qu'ils lui attribuent encore aujourd'hui leur liturgie la plus ordinaire; et nous voyons clairement que ce Père met les paroles de L'Evangile pour le fond de la consécration, et celles qu'on « dit devant ou après, » comme ayant « beaucoup de force pour les mystères. »

Nous pouvons comprendre parmi ces paroles auxquelles saint Basile attribue beaucoup de force, la prière dont il s'agit; et quoi qu'il en soit, pour en entendre la force et l'utilité, il ne faut que se souvenir d'une doctrine constante, même dans l'Ecole, qui est que dans les sacrements, outre les paroles formelles et consécratoires, il faut une intention de l'Eglise pour les appliquer : intention qui ne peut mieux être déclarée que par la prière dont il s'agit, et qui l'est également, soit qu'on la fasse devant comme nous, soit qu'on la fasse après avec les Grecs.

Savoir maintenant s'il faut croire, comme semblent faire les Grecs d'aujourd'hui, que la consécration demeure en suspens jusqu'à ce qu'on ait fait cette prière, comme étant celle qui applique aux dons proposés les paroles de Jésus-Christ où consiste principalement et originairement la consécration : quoi qu'en

 

1 Basil., De Spir. sanct., cap. XXVII, n. 66.

 

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puissent dire les Grecs, je ne le crois pas décidé dans leur liturgie. Car l’esprit des liturgies, et en général de toutes les consécrations, n'est pas de nous attacher à de certains moments précis, mais de nous faire considérer le total de l’action pour en entendre aussi l'effet entier. Un exemple fera mieux voir ce que je veux dire. Dans la consécration du prêtre, les savants ne doutent presque plus après tant d'anciens Sacramentaires qu'on a déterrés de tous côtés, que la partie, principale ne soit l’imposition des mains avec la prière qui l'accompagne; car elle se trouve généralement, non-seulement dans tous les Sacramentaires aussi bien que dans les Pères et dans les conciles, surtout dans le quatrième de Carthage où elle est si expressément marquée (1), mais encore dans l'Ecriture en plusieurs endroits. C'est donc ici proprement le fond de la consécration du piètre : aussi est-elle appelée de ce nom, consécration ou bénédiction, dans les anciens Sacramentaires, comme tout le monde sait; ce qui toutefois n'empêche pas qu'après cette consécration, on ne dise encore en oignant les mains du prêtre : « Que ces mains soient consacrées par cette onction et par notre bénédiction (2); » connue si la consécration était encore imparfaite. Mais non content de cette nouvelle consécration . si on peut l'appeler ainsi , l'évêque continue encore; et en présentant au prêtre le calice avec la patène, qu'il lui fait toucher, il lui dit : « Recevez le pouvoir d'offrir le sacrifice (3) ; » connue s'il n'avait pas déjà reçu ce céleste pouvoir, et qu'on pût être prêtre sans cela. Que si quelqu'un s'obstine à dire que c'est là précisément qu'il est fait prêtre,  quoiqu'on soit autant assure qu'on le puisse être de semblables choses, que cette cérémonie n'a pas toujours été pratiquée, en tout cas voici qui est sans réplique : c'est qu'à la fin de la messe et après toutes ces paroles prononcées, lorsque constamment l'ordinand a été fait prêtre, puisque même il a dit la messe et consacré avec l'évêque, l'évêque le rappelle encore pour lui imposer de nouveau les mains, en lui disant : « Recevez le Saint-Esprit; ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront remis (4), » etc. Quelqu'un peut-il dire qu'on soit

 

1 Conc. Carth. IV, can. 2-4 et seq., Labb., tom. II, col. 1199 et seq. — 2 Pont. Rom., in Ord. Presbyt. — 3 Ibid. — 4 Ibid.

 

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prêtre sans avoir reçu ce pouvoir si inséparable de ce caractère? On lui dit néanmoins : « Recevez-le, » de même que s'il ne l'avait pas encore reçu. Pourquoi ? si ce n'est qu'en ces occasions les choses qu'on célèbre sont si grandes, ont tant d'effets différents et tant de divers rapports, que l'Eglise ne pouvant tout dire, ni expliquer toute l'étendue du divin mystère en un seul endroit, divise son opération, quoique très-simple en elle-même, comme en diverses parties, avec des paroles convenables à chacune, afin que le tout compose un même langage mystique et une même action morale. C'est donc pour rendre la chose plus sensible que l'Eglise parle en chaque endroit comme la faisant, actuellement, et sans même trop considérer si elle est faite, ou si elle est peut-être encore à faire ; très-contente que le tout se trouve dans le total de l'action, et qu'on y ait à la fin l'explication de tout le mystère la plus pleine, la plus vive et la plus sensible qu'on puisse jamais imaginer.

Je ne sais s'il se trouvera quelqu'un qui n'aime pas mieux une manière si simple d'expliquer la consécration du prêtre, que de mettre en pièces, si j'ose le dire, ce saint caractère en le divisant, je ne sais comment, dans des caractères partiels aussi peu intelligibles que peu nécessaires. Si l'on regarde de près toutes les ordinations, et surtout celle des évoques, on y trouvera le même esprit. On voit à peu près la même chose dans la Confirmation : L'invocation du Saint-Esprit, dont l'extension des mains est accompagnée, fait apparemment le fond de ce sacrement, sans préjudice de l'efficace qui accompagne l'application qu’on fait de cette prière à chacun en particulier; avec la sainte onction et l'actuelle imposition de la main sur la tête dans sa partie principale qui est le front : après quoi on ne laisse pas de dire encore : «Nous vous prions, ô Seigneur, pour tous ceux que nous avons oints de ce saint chrême, que le Saint-Esprit survenant en eux les fasse son temple en y habitant (2), » quoiqu'il soit déjà survenu : mais c'est que l'Eglise ne se lasse point d'expliquer en plusieurs manières la grande chose qui vient d'être laite ; et priant Dieu de la faire encore, elle exprime qu'il la fait toujours en la conservant, et en empêchant par sa grâce qu'elle ne demeure sans effet. Et quand dans

 

1 Pontif. Rom., de Confirm.

 

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l’Extrême-Onction, en appliquant l'onction sur tous les organes des sens et de la vie, on prie Dieu de pardonner les péchés, tantôt ceux qu'on a commis par la vue, puis ceux qu'on a commis par le toucher, et ainsi successivement par les œuvres et par la pensée, croit-on que les péchés se remettent ainsi par partie? Nullement; mais on rend sensible au pécheur tous les péchés qu'il a commis, et tout ce que guérit en lui la simple et indivisible opération de la grâce. Et pour revenir à la messe, quand nous y demandons à Dieu, tantôt qu'il change le pain en son corps, tantôt qu'il ait agréable l'oblation que nous en faisons . tantôt que son saint ange la présente à l'autel céleste, tantôt qu'il ait pitié des vivants. tantôt que cette oblation soulage les morts : croyons-nous que Dieu attende à faire les choses à chaque endroit où on lui en parle? Non sans doute. Tout cela est un effet du langage humain, qui ne peut s'expliquer que par partie; et bien qui voit dans nos cœurs d'une seule vue ce que nous avons dit, ce que nous disons et ce que nous voulons dire, écoute tout et l'ait tout dans les iiio-mens convenables qui lui sont connus, sans qu'il soit besoin de nous mettre en peine en quel endroit précis il le fait : il suffit que nous exprimions tout ce qui se fait par des actions et par des paroles convenables; et que le tout ensemble, quoique fait et prononcé successivement, nous représente en unité tous les effets et comme toute la face du divin mystère.

Faites l'application de cette doctrine à la prière des Grecs, il n'y aura plus de difficulté. Après les paroles de Notre-Seigneur, on prie Dieu qu'il change les dons en son corps et en son sang : ce peut être ou l'application de la chose à faire, ou l'expression plus particulière de la chose faite, et on ne peut conclure autre chose des termes précis de la liturgie.

Mais, dit-on, dans celle de saint Basile, qui est la plus ordinaire parmi les Grecs , après les paroles de Jésus-Christ, on appelle encore les dons antitypes, c'est-à-dire figures et signes; ce qu'on ne fait plus après la prière dont nous parlons. Je l'avoue et sans disputer de la signification du mot d’antitype, en le prenant pour simple figure au gré des protestants, tant pis pour eux ; car écoutons la liturgie : « Nous approchons, ô Seigneur, de votre saint

 

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autel ; et après vous avoir offert les figures du sacré corps et du sacré sang de votre Christ, nous vous prions que votre Esprit saint fasse de ce pain le propre corps précieux, et de ce vin le propre sang précieux de Notre-Seigneur. » On voit donc manifestement ce qui était la figure du corps devenir et être fait le propre corps, c'est-à-dire ce qui l'était en signe le devenir proprement et en vérité ; en sorte qu'on ne sait plus ce que c'est, ni ce que le Saint-Esprit a opéré, ni ce que les mots signifient, si ce qu'on appelle le propre corps est encore comme auparavant une figure.

Vous me répondrez que cela est clair ; car en effet que pouvez-vous dire autre chose? mais que du moins il sera constant que ce changement se fait dans la prière. Point du tout; il n'est point constant, puisque nous venons de voir que dans ce langage mystique qui règne dans les liturgies, et en général dans les sacrements , on exprime souvent après ce qui pourrait être fait devant ; ou plutôt, que pour dire tout, on explique successivement ce qui se fait peut-être tout à une fois, sans s'enquérir des moments précis : et en ce cas nous avons vu qu'on exprime ce qui pouvait déjà être fait, comme s il se faisait quand on l'énonce, afin que toutes les paroles du saint mystère se rapportent entre elles, et que toute l'opération du Saint-Esprit soit sensible.

Ainsi on pourrait entendre dans la liturgie des Grecs que dès qu'on prononce les paroles de Notre-Seigneur, où l'on est d'accord que consiste principalement toute l'efficace de la consécration, encore qu'on n'ait pas encore exprimé l'intention de les appliquer au pain et au vin, Dieu prévient la déclaration de cette intention; et c'est là à mon avis sans comparaison le meilleur sentiment, pour ne pas dire qu'il est tout à fait certain.

C'est là, dis-je, le meilleur sentiment : tant à cause qu'il est plus de la dignité des paroles du Fils de Dieu qu'elles aient leur effet dès qu'on les profère, qu'à cause aussi que la liturgie semble elle-même nous conduire là. Car premièrement les saintes paroles sont prononcées en élevant la voix, au lieu que devant et après on parle bas : elles sont de plus proférées sur le pain et sur le vin séparément en les bénissant, en tenant les mains dessus, en prenant le pain et le calice, comme il est dit que fit Jésus-Christ en

 

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les élevant et en les montrant au peuple ; en sorte que cette action est marquée en toutes manières comme une action principale où l'on fait tout ce qu'a fait le Fils de Dieu, et par conséquent où Ton bénit et où l'on consacre comme lui. Ce qui fait aussi en second lieu que le peuple répond : Amen : comme on faisait aussi autrefois parmi les Latins, ainsi qu'il paraît par saint Ambroise (1), et même dans Paschase Radbert, pour ne pas descendre plus bas. Or cet Amen proféré par tout le peuple dans des circonstances aussi marquées que celles qu'on vient de voir, paraît être parmi les Grecs, comme il l'a toujours été parmi nous, la reconnaissance d'un effet présent plutôt qu'une simple déclaration de ce qui sera. C'est pourquoi en troisième lieu, après le récit des saintes paroles, les Grecs ajoutent incontinent et avant la prière : « Nous vous offrons des choses qui sont à vous : laites des choses qui sont à vous (2) ;» par où nous avons montré qu'il faut entendre le corps et le sang formés du pain et du vin ; et on répète ces paroles par deux fois : une fois après avoir dit : « Ceci est mon corps ; » et une autre fois après avoir dit : « Ceci est mon sang ; » afin de nous faire entendre que l'action est complète, et que ce qu'on ajoute dans la suite doit être considéré comme une partie d'une simple et même action, où l’on ne fait qu'expliquer plus formellement ce qui vient d'être fait.

Au reste il ne faut pas croire que les choses que je viens de dire de la liturgie des Grecs, et qu'on y voit aujourd'hui, y aient été ajoutées par les derniers Grecs. Car on trouve, il y a neuf cents ans, leur liturgie telle qu'elle est à présent décrite dans toutes ses parties jusqu'aux moindres cérémonies, dans un Traité de saint Germain, patriarche de Constantinople, un des Pères que la Grèce révère le plus, et décrite comme chose ancienne (3), sans aussi que personne, pas même ses persécuteurs qui avaient les empereurs à leur tète, lui aient l'ait un chef d'accusation de cette doctrine.

Remarquons donc en passant que dès ce temps-là on trouve dans la liturgie de l'Eglise grecque ce que nous avons rapporté, » que les dons, qui auparavant étaient les ligures du corps et du sang, deviennent le propre corps et le propre sang par l'opération

 

1 Lib. de Myst., cap. IX, n. 54. — 2 Liturg. Bas., tom. II, p. 679 et 693; Liturg. Chrys., 78. — 3 Germ. pat. CP., Rer. Ecc. contem., Ibid., p. 131.

 

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du Saint-Esprit (1).» On y trouve la transmutation des dons sacrés très-vivement inculquée (2); on y trouve par ce changement l'accomplissement de cette parole : « Je t'ai engendré aujourd'hui ; » non-seulement selon la divinité, selon laquelle le Fils ne cesse d'être engendré dans l'éternité toujours immuable, mais encore selon le corps et selon le sang, qui sont encore aujourd'hui formés par le Saint-Esprit dans l'Eucharistie. On y trouve que par ce moyen Jésus-Christ demeure toujours présent au milieu de nous, non-seulement selon son esprit, mais encore selon son corps (3). On y trouve enfin en cent endroits tout ce qui marque le plus une présence réelle ; et ce qu'il y a de plus merveilleux, on trouve cette doctrine en Orient comme en Occident (4), et jusqu'aux Indes, cent ans devant Paschase, que les protestants en veulent faire l'auteur, et à vrai dire de tout temps, puisqu'on ne peut se persuader qu'une nouveauté soit si promptement portée si loin et remplisse tout l'univers, sans qu'on s'en soit aperçu en aucun endroit. Voilà ce qu'on trouve dans saint Germain, patriarche de Constantinople, et ce que L'Eglise grecque professait alors comme chose qu'elle avait reçue de ses pères.

Mais pour revenir à la consécration, il y a encore une preuve contre l'opinion des Grecs modernes dans le rit mozarabique et dans le Sacramentaire appelé gothique, qui assurément est le même dont usait l'Eglise gallicane, comme le Père Mabillon l'a démontré. Ces deux rites si conformes entre eux sont en même temps très-conformes au rit grec; et la prière où l'on demande la descente du Saint-Esprit pour sanctifier les dons, se trouve souvent après que les paroles de Jésus-Christ sont proférées, mais souvent elle se trouve devant, souvent même elle ne se trouve point du tout. Ce qui démontre, non-seulement que la place en est indifférente, mais encore qu'en elle-même on ne la tient pas si absolument nécessaire, et que les paroles de Jésus-Christ qu'on n'omet jamais, et qui se trouvent partout marquées si distinctement, sont les seules essentielles. D'où vient aussi que saint Basile après les avoir marquées dans le Livre du Saint-Esprit, comme celles

 

1 Germ. pat. CP., Rer. Ecc. contemp., p. 159. — 2 Ibid., 158, 159. — 3 Ibid., 156, 157. — 4 Ibid., 150.

 

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qui font le fond, se contente de dire des autres « qu'on fait devant et après, qu'elles ont beaucoup de force ; » ce qu'on ne doit pas nier, puisque l'Eglise orientale et l'occidentale s'en servent également.

Que si après toutes ces raisons et l'autorité de tant de Pères grecs et latins, qui mettent précisément la consécration dans les paroles divines connue étant sorties de la bouche du Fils de Dieu et les seules toutes-puissantes, les Grecs persistent encore dans le sentiment de quelques-uns de leurs docteurs, et ne veulent reconnaître la consécration consommée qu'après la prière dont nous parlons : en ce cas que ferons-nous, si ce n'est ce qu'on a fait à Florence, de n’inquiéter personne pour cette doctrine; et ce qu'on a fait à Trente où sans déterminer en particulier en quoi consiste la consécration, on a seulement déterminé ce qui arrivoit quand elle était faite (1)?

Pour moi, dans les catéchismes et dans les sermons je proposerai toujours la doctrine qui établit la consécration précisément dans les paroles célestes, comme théologiquement très-véritable, ainsi qu'on a fait dans le Catéchisme du concile; mais je ne crois pas que j'osasse jamais condamner les Grecs, qui ne sont pas encore parvenus à l'intelligence de cette vérité. Quoi qu'il en soit, il n'y a nul doute qu'il ne faille l'aire, comme on a fait au concile de Lyon, comme on a fait au concile de Florence et comme on a fait encore dans toute l'Eglise, qui est de laisser chacun dans son rit, puisqu'on demeure d'accord que les deux rits sont anciens et entièrement irrépréhensibles; et peut-être faudrait-il encore laisser à chacun ses explications, puisqu'en recevant les Grecs, soit en particulier, comme on en reçoit tous les jours, soit même en corps, on n'a dressé aucune formule pour en ce point leur faire quitter leur sentiment; ce qu'on a fait apparemment à cause des autorités que les Grecs apportent pour eux, qui ne sont pas méprisables, mais dans la discussion desquelles je ne crois pas que vous vouliez m'engager, puisque vous voyez assez sans y entrer la parfaite uniformité de l'Orient et de l'Occident dans l'essentiel.

Il n'y a plus qu'à vous dire un mot sur cette expression de la liturgie de saint Chrysostome : « Nous offrons pour la sainte

 

1 Sess. XIII, cap. III, can. 4.

 

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Vierge et pour les martyrs. » Nous avons déjà répondu à une semblable difficulté dans le Missel de Gélase (1), et vous n'y trouverez aucun embarras, si vous considérez premièrement qu'on ne prie jamais pour les Saints, mais qu'on offre seulement pour eux; et secondement que ce pour, dans le langage ecclésiastique, ne signifie pas qu'on offre pour leur obtenir quelque grâce; on offre pour eux au même sens qu'on offre en plusieurs Secrètes pour la sainte ascension de Notre-Seigneur, et ainsi du reste, c'est-à-dire pour en rendre grâces et pour en honorer la mémoire. On offre à proportion pour les Saints, ainsi qu'il a été dit, en rendant grâces pour eux, en mémoire de leurs vertus et des grâces qu'ils ont reçues : Pro commemoratione, comme on parle : uper mnemes, comme dit saint Cyrille de Jérusalem (2); pour leur honneur, pour leur gloire, pour leur louange, comme dit un ancien Sacramentaire de l'Eglise gallicane : « Que ces présents, ô Seigneur, vous soient agréables pour la conversion de nos âmes et la santé de nos corps, pour la louange des martyrs et pour le repos des morts (3). » Vous voyez en peu de paroles ce qu'on fait pour ces deux sortes de morts : on rend grâces pour les uns, on prie pour les autres ; on offre pour célébrer les louanges des uns, et pour procurer le soulagement des autres. Bien plus, on emploie ceux-là pour intercesseurs ; on prie pour obtenir à ceux-ci la parfaite rémission de leurs péchés; et il y a en un mot une si grande distinction entre les morts qui sont nommés dans la liturgie, que ce qu'on demande pour quelques-uns de ces morts, c'est qu'ils soient bientôt placés en la compagnie des autres. C'est ce qui se trouve également dans les liturgies grecques et latines, même dans celle de saint Chrysostome (4), où l'on offre pour la sainte Vierge et pour les martyre ; car on ajoute aussitôt après : « Par les prières desquels nous vous prions de nous regarder en pitié. » À quoi on joint la prière «pour le repos et la rémission des péchés des âmes des morts, afin que Dieu les place où paraît son éternelle lumière; » tant est grande la différence qu'on met entre les Saints et le commun des fidèles. Pour peu que vous hésitiez sur une vérité si constante, je vous

 

1 Ci-dessus, n. 41. — 2 Catec. Myst. V, p. 328. — 3 Sacr. Gallic., Mabill., Mus. Ital., p. 286. — 4 Liturg. Chrys.

 

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promets, Dieu aidant, de vous éclaircir d'une manière à ne vous laisser aucun scrupule. .Mais cet ouvrage est déjà plus grand que je ne voulais, et je ne veux plus vous rapporter qu'un seul passage de saint Augustin, aussi beau qu'il est connu: «On peut acquérir, dit-il, dans cette vie une sorte de perfection à laquelle les saints martyrs sont parvenus. De là vient que nous avons une pratique dans la discipline ecclésiastique, que les fidèles, » ceux qui ont été baptisés et qui sont instruits dans les mystères, « savent bien : c'est qu'à l'endroit où l'on récite à l'autel de Dieu le nom des martyrs, on ne prie pas pour eux ; mais on prie pour les autres morts, dont on y fait aussi mémoire : car c'est faire injure au martyr que de prier pour lui, puisque nous devons être recommandés à Dieu par ses prières (1). »

Comment peut-on résister à l'autorité d'un si grand docteur, qui premièrement dépose d'un fait, et d'un fait qu'il ne pouvait ignorer, puisque c'était son propre fait, s'agissant des paroles de la liturgie qu'il récitait tous les jours comme évêque; et d'un fait public et constant dont il prend tout le peuple à témoin? « C’est, dit-il, à l'endroit que les fidèles savent, » parce que les catéchumènes, qui n'étaient pas initiés, ne le savaient pas. Qu'on dise maintenant à saint Augustin qu'il imposait publiquement à son peuple jusque dans la chaire, sur un fait, important de la religion, ou bien qu'il n'entendait pas la liturgie qu'il récitait tous les jours, et que tous les jours il expliquait à son troupeau.

Que si cela vous paraît, à ne rien dissimuler, de la dernière impudence, priez Dieu pour ceux qui sont réduits à dire une si grande absurdité pour défendre leur doctrine, non-seulement sur ce point, mais encore sur tous les autres que vous avez vus, puisqu'enfin il n'y a point de salut pour eux, qu'en condamnant tous nos Pères, et en démentant toutes les prières qu’on fait à Dieu depuis tant de siècles, en Orient comme en Occident, et par toute la terre habitable.

 

1 Serm. XVII, de Verbis Ap., cap. I; nunc serm. CLIX, n. 1.

 

FIN DE L'EXPLICATION DES PRIÈRES DE LA MESSE.

 

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