Réunion : Lettres XI-XXX
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Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

 RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE. (Suite)

Lettres XI - XXX

 

LETTRE XI.  BOSSUET A LEIBNIZ.  A Meaux, 30 mars 1692.

LETTRE XII.  MADAME DE BRINON A BOSSUET.  Ce 5 avril 1692.

LETTRE XIII.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Hanovre, ce 18 avril 1U92.

LETTRE XIV.  BOSSUET A PELISSON.  Ce 7 mai 1692.

LETTRE XV.  PELISSON A BOSSUET.  A Paris, ce 19 juin 1692.

LETTRE XVI.  LEIBNIZ  A PELISSON. (extrait.)  Ce 3 juillet 1692.

LETTRE XVII.  LEIBNIZ A MADAME DE BRINON. (extrait.)  3 juillet 1692.

LETTRE XVIII.  MADAME DE BRINON A BOSSUET.  Juillet 1692.

LETTRE XIX.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Hanovre, ce 13 juillet 1692.

LETTRE XX.  BOSSUET A  LEIBNIZ.  A Versailles, ce 27 juillet 1692.

LETTRE XXI.  BOSSUET A LEIBNIZ.  A Versailles, 26 août 1692.

LETTRE XXII.  BOSSUET A LEIBNIZ.  Versailles, ce 28 août 1692.

LETTRE  XXIII.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Hanovre , ce 1er novembre 1692.

LETTRE XXIV.  BOSSUET  A  LEIBNIZ.  Meaux, 27 décembre 1692.

LETTRE XXV.  LEIBNIZ  A BOSSUET (b).  Hanovre, le 29 mars 1093.

LETTRE XXVI.  LEIBNIZ A  BOSSUET.  5 juin 1693.

LETTRE XXVII.  MADAME DE BRINON A BOSSUET.  Ce 5 août 1693.

LETTRE XXVIII.   LEIBNIZ A BOSSUET SUR   LE   MÉMOIRE   DU    DOCTEUR   PIROT  touchant l'autorité du concile de Trente (a).

LETTRE XXX.  BOSSUET A LEIBNIZ SUR LE  MÉMOIRE DU   DOCTEUR  PIROT.  Entre juin et octobre 1693.

 

LETTRE XI.
BOSSUET A LEIBNIZ.
A Meaux, 30 mars 1692.

 

Monsieur, je suis obligé de vous dire que madame la marquise de Béthune m'a dit à Chantilly, où je fus saluer le Roi lorsqu'il y passa pour aller commander ses armées en personne, qu'elle avait un livre à me rendre de la part de madame la duchesse d'Hanovre. Ce m'est un grand honneur qu'une telle princesse veuille bien se souvenir de moi. J'ai reçu le livre par la voie de M. Pelisson, comme vous aviez pris la peine de me le mander. Il me semble qu'il démontre parfaitement que les catholiques onl très-bien connu, et devant et après Luther, la justification gratuite et la confiance en Jésus-Christ seul ; et cela étant, je ne sais si on peut lire sans quelque honte les menteries de Luther et de ses disciples et même celles de la Confession d'Augsbourg et de l’Apologie, où l'on parle toujours de cet article comme du grand article de la réforme luthérienne, entièrement oublié dans l'Eglise.

J'ai voulu, Monsieur, lire tout ce livre avant que de taire mettre au net ma réponse sur le projet d'union (a), pour voir si elle me donnerait lieu d'y ajouter quelque chose. Vous

 

(a) Sur les Cogitationes privatœ de Molanus.

 

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l'aurez dans peu, s'il plaît à Dieu ; je suis fâché de faire si longtemps attendre si peu de chose, vous voyez bien les raisons du

délai et j'espère qu'on me le pardonnera (a).....

Je suis et serai toujours avec une estime et une inclination particulière,

 

Monsieur, votre très-humide serviteur.

 

J. Bénigne, Ev. de Meaux.

 

 

LETTRE XII.
MADAME DE BRINON A BOSSUET.
Ce 5 avril 1692.

 

Madame la duchesse d'Hanovre commençait à s'impatienter, Monseigneur, de ce que vous ne disiez mot sur les écrits de M. l'abbé Molanus, et elle en Droit quelque mauvais présage : mais la lettre que vous écrivez à M. Leibniz, que j'ai lue à madame de Maubuisson, comme Votre Grandeur me l'a ordonné, la rassurera. Par malheur pour la diligence elle a attendu ici quatre jours, parce que la poste d'Allemagne ne part que deux fois la semaine. Il me semble, Monseigneur, que Dieu m'a associée au grand ouvrage de la réunion des protestants d'Allemagne, puisqu'il a permis qu'on m'ait adressé les premières objections pour les envoyer à M. Pelisson, et que depuis j'ai eu l'honneur de faire tenir les lettres de part et d'autre, et d'en écrire quelquefois moi-même, qui n'ont pas été inutiles pour réveiller du côté de l'Allemagne leurs bons desseins.

Je me suis sentie, Monseigneur, pressée intérieurement, et Dieu veuille que ce soit son Esprit qui m'ait conduite, d'écrire à M. Leibniz, pour l'engager à prendre garde de revenir à l'Eglise avec un cœur contrit et humilié, sans lui faire de conditions onéreuses, comme est celle qu'il demande de la réformation des abus, que l'Eglise souhaite plus qu'eux dans ses enfants.

 

(a) Leibniz avait parlé à Bossuet, comme il en parlait à tout le monde, de W dynamique, qu'il qualifiait de philosophie. Avant de finir, Bossuet répond à Leibniz, quelques mots sur cette grande découverte, l'assurant qu'il l’étudierait au premier moment de loisir, et que rien ne l'empêchera d'être son disciple.

 

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Je lui mande, le plus doucement qu'il m'est possible, qu'elle n'a point attendu après la réunion des protestants, pour réformer les abus que l'intérêt, d'un côté, et la simplicité du peuple peut avoir établis dans le culte extérieur que nous rendons aux Saints; que tous les pasteurs vigilans y travaillent sans relâche, et que depuis que j'ai l'usage de ma raison, j'ai toujours ouï blâmer et reprendre sévèrement dans l'Eglise la superstition : mais qu'il n'est pas facile de remédier à plusieurs abus sur lesquels tout le monde n'entend pas raison ; que la foi des particuliers ne doit point être intimidée là-dessus puisque les fautes sont personnelles, et que Dieu ne nous jugera que sur nos devoirs, et non pas sur ceux des autres ; que c'est à lui de séparer la zizanie d'avec le bon grain ; et que pour ne donner aucun prétexte à la désunion des chrétiens il avait souffert dans sa compagnie et dans celle de ses apôtres le plus méchant homme du monde, qui était Judas. Je lui dis que revenant à l'Eglise dans l'unique motif de se réunir à son Chef, et de cesser d'être schismatique, il fallait imiter l'enfant prodigue, dire simplement : « J'ai péché, et je ne suis pas digne d'être appelé votre enfant, » ce qui serait propre à exciter notre Mère à tuerie veau gras en leur faveur, c'est-à-dire à leur accorder avec charité tout ce qui ne choquerait pas la religion en chose essentielle.

J'ai cru qu'étant, comme je suis, une personne sans conséquence , je pouvais sans rien risquer écrire bonnement à M. Leibniz , qui est le plus doux du monde et le plus raisonnable, ce qui me paraissait de sa proposition de réformer l'Eglise, eux qui n'ont erré que pour l'avoir voulu faire mal à propos. Je me suis déjà aperçu que quelques autres petits avis, que je lui ai donnes à la traverse, n'ont pas faif de mal dans les suites, et qu'il est impossible que ma franchise puisse rien troubler. Au contraire il m'en saura gré, ce me semble, de la manière dont Dieu m'a l'ait la grâce de lui tourner cela ; et puis une personne comme moi est sans conséquence pour eux. Je suis ravie. Monseigneur, que vous soyez content de M. l'abbé Molanus : c'est un homme en qui madame la duchesse d'Hanovre a une fort grande confiance. Dieu veuille bénir tous vos soins et toutes nos prières. Je suis

 

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avec un très-profond respect, votre très-humble et très-obéis-saule servante,

 

Sr. M. de BRINON.

 

LETTRE XIII.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Hanovre, ce 18 avril 1U92.

 

Monseigneur,

 

Je ne veux pas tarder un moment de répondre à votre lettre pleine de bonté, d'autant qu'elle m'est venue justement le lendemain du jour où je m'étais avisé d'un exemple important, qui peut servir dans l'affaire de la réunion. Vous avez toutes les raisons du inonde de dire qu'on ne doit point prendre pour facile ce qui dans le fond ne l'est point. Je vous avoue que la chose est difficile par sa nature et par les circonstances, et je ne me suis jamais figuré de la facilité dans une si grande affaire. Mais il s'agit d'établir avant toutes choses ce qui est possible ou loisible. Or tout ce qui a été fait, et dont il y a des exemples approuvés dans l'Eglise, est possible ; et il semble que le parti des protestants est si considérable, qu'on doit faire pour eux tout ce qui se peut. Les calixtins de Bohème l'étaient bien moins : ce n'était qu'une partie d'un royaume. Cependant vous voyez par la lettre exécutoriale des députés du concile de Bâle, que je joins ici, qu'en les recevant on a suspendu à leur égard un décret notoire du concile de Constance : savoir, celui qui décide que l'usage des deux espèces n'est pas commandé à tous les fidèles. Les calixtins ne reconnaissant point l'autorité du concile de Constance et n'étant point d'accord avec ce décret, le pape Eugène et le concile de Bâle passèrent par-dessus cette considération, et n'exigèrent point d'eux de s'y soumettre ; mais renvoyèrent l'affaire à une nouvelle décision future de l'Eglise. Ils mirent seulement cette condition, que les calixtins réunis devaient croire ce qu'on appelle la concomitance, ou la présence de Jésus-Christ tout entier sous chacune des espèces, et admettre par conséquent que la communion sous une espèce est entière et valide, pour parler ainsi,

 

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sans être obligés de croire qu'elle est licite. Ces concordats entre les députés du concile et ceux des Etats calixtins de la Bohème et de la Moravie, ont été ratifiés par le concile de Bâle. Le pape Eugène en fit connaître sa joie par une lettre écrite aux Bohémiens : encore Léon X longtemps après déclara qu'il les approuvait, et Ferdinand promit de les maintenir. Cependant ce n'était qu'une poignée de gens : un seul Zisca les avait rendus considérables : un seul Procope les maintenait par sa valeur : pas un prince ou Etat souverain, point d'évêque ni d'archevêque n'y prenait part. Maintenant c'est quasi tout le Nord qui s'oppose au Sud de l'Europe ; c'est la plus grande: partie des peuples germaniques opposée aux Latins. Car l'Europe se peut diviser en quatre langues principales, la grecque, la latine, la germanique et la sclavonne. Les Grecs, les Latins et les Germains font trois grands partis dans l'Eglise : la sclavonne est partagée entre les autres. Car les François, Italiens, Espagnols, Portugais, sont Latins et Romains : les Anglois, Ecossois, Danois, Suédois sont Germains et protestants : les Polonois, Bohémiens et Russes ou Moscovites sont Sclavons ; et les Moscovites avec les peuples de la même; langue qui ont été soumis aux Ottomans, et une bonne partie de ceux qui reconnaissent la Pologne, suivent le rit grec.

Jugez, Monseigneur, si la plus grande partie de la langue germanique ne mérite pas pour le moins autant de complaisance qu'on en a eu pour les Bohémiens. Je vous supplie de bien considérer cet exemple, et de me dire votre sentiment là-dessus. Ne vaudrait-il pas mieux pour Rome et pour le bien général de regagner tant de nations, quand on devrait demeurer en différend sur quelques opinions durant quelque temps, puisqu'il est vrai que ces différends seraient encore moins considérables que quelques-uns de ceux qui sont tolérés dans l'Eglise romaine, tel qu'est, par exemple, le point de la nécessité de l'amour de Dieu et le point du probabilisme, pour ne rien dire du grand différend entre Rome et la France? Je ne désespère pas cependant. Si l'affaire était traitée comme il faut, je crois que les protestants pourraient un jour s'expliquer sur les dogmes encore plus favorablement qu'il ne semble d'abord, surtout s'ils voyaient des marques d'un

 

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véritable zèle pour la réforme effective des abus reconnus, particulièrement en matière de culte. Et en effet, je suis persuadé en général qu'il y a plus de difficulté dans les pratiques que dans les doctrines.

Le Père Denis, capucin, a été lecteur de théologie, et maintenant il est gardien à Ilildesheim. Dans sa Via pacis, il traite de la justification, du mérite des œuvres et matières semblables, et allègue un grand nombre de passages des auteurs de son parti, qui parlent d'une manière que les protestants peuvent approuver.

J'ai eu l'honneur de parler des sciences avec M. de la Loubère; mais je croyais que c'était plutôt de mathématiques que de philosophie. Il est vrai que j'ai encore fort pensé autrefois sur la dernière, et que je voudrais que mes opinions fussent rangées pour pouvoir être soumises à votre jugement. Si vous ne me sembliez ordonner d'en toucher quelque chose, je croirais qu'il serait mal à propos de vous en entretenir. Car quoique vous soyez profond en toutes choses, vous ne pouvez pas donner du temps à tout dans le poste élevé où vous êtes. Or pour ne rien dire de la physique particulière, quoique je sois persuadé que naturellement tout est plein et que la matière garde sa dimension, je crois néanmoins que l'idée de la matière demande quelque autre chose que l'étendue, et que c'est plutôt l'idée de la force qui fait celle de la substance corporelle, et qui la rend capable d'agir et de résister. C'est pourquoi je crois qu'un parfait repos ne se trouve nulle part, que tout corps agit sur tous les autres à proportion de la distance; qu'il n'y a point de dureté ni de fluidité parfaite, et qu'ainsi il n'y a point de premier ni de second élément : qu'il n'y a point de portion de matière si petite, dans laquelle il n'y ait un monde infini de créatures. Je ne doute point du système de Copernic; je crois . avoir démontré quo la même quantité de mouvement ne se conserve point, mais bien la même quantité de force. Je tiens aussi que jamais changement ne se fait par saut (par exemple, du mouvement au repos, ou au mouvement contraire), et qu'il faut toujours passer par une infinité de degrés moyens, bien qu'ils ne soient pas sensibles : et j'ai quantité d'autres maximes semblables, et bien des nouvelles définitions, qui pourraient servir de

 

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fondement à des démonstrations. J'ai envoyé quelque chose à M. Pelisson (sur ses ordres) touchant la force, parce qu'elle sert à éclaircir la nature du corps; mais je ne sais si cela mérite que vous jetiez les yeux dessus.

J'ajouterai un mot de M. de Seckendorf. Son livre est long; mais cela n'est pas un défaut à l'égard des choses qui sont bonnes. Cependant je l'exhortai d'abord à en donner un abrégé; ce qui se fera bientôt. Il y a une infinité de choses qui n'étaient pas bien connues. Je ne sais si on se peut plaindre de l'ordre; car il suit celui des temps. On reconnaît partout la bonne foi et l'exactitude. Il pouvait retrancher bien des choses; mais c'est de moi je ne me plains jamais, surtout à l'égard des livres qui ne sont pas faits pour le plaisir. Il y a de bons registres. Le style, les expressions, les réflexions marquent le jugement et l'érudition de l'auteur. Son âge avancé a fait qu'il s'est borné à la mort de Luther; et pour aller à la Formule de concorde, il aurait fallu avoir à la main les archives de la Saxe électorale, comme il a eu celles de la Saxe ducale. Avec toute la grande opinion que j'ai du savoir, des lumières et de l'honnêteté de M. de Seckendorf, je lui trouve quelquefois des sentiments et des expressions rigides : mais c'est en conséquence du parti, et il ne faut pas trouver mauvais qu'une personne parle suivant sa conscience. Aussi sait-on assez que les Saxons supérieurs sont plus rigides que les théologiens de ces provinces de la Basse-Saxe.

Pour ce qui est de l’Histoire de la Concorde, les deux livres contraires, l'un d'Hospinien, appelé Concordia discors, l'autre de Hutterus, appelé Concordia concors, opposé au premier, en rapportent beaucoup de particularités. Je m'imagine qu'il y aura des gens qui se chargeront de la continuation de l’Histoire de M. de Seckendorf. Je demeure d'accord qu'il y a beaucoup de choses dans le livre de celui-ci, qui regardent plutôt le cabinet que la religion ; mais il a cru avec raison que cela servirait à faire mieux connaître la conduite des princes protestants, d'autant plus que ceux qui tâchent de la décrier prétendent que le contre-coup en doit rejaillir sur la religion. Puisque madame la marquise de Béthune passe par ici, je profite de l'occasion pour vous envoyer le

 

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livre du Père Denis, et j'adresserai le paquet à M. Pelisson.

J'ai oublié de dire ci-dessus que je demeure d'accord que tout se fait mécaniquement dans la nature ; mais je crois que les principes mêmes de la mécanique, c'est-à-dire les lois de la nature, à Regard de la force mouvante, viennent des raisons supérieures et d'une cause immatérielle, qui fait tout de la manière la plus parfaite : et c'est à cause de cela, aussi bien que de l'infini enveloppé en toutes choses, que je ne suis pas du sentiment d'un habile homme, auteur des Entretiens de la pluralité des Mondes (a), qui dit à sa marquise, qu'elle aura eu sans doute une plus grande opinion de la nature, que maintenant qu'elle voit que ce n'est que la boutique d'un ouvrier; à peu près comme le roi Alphonse, qui trouva le système du monde fort médiocre. Mais il n'en avait pas la véritable idée ; et j'ai peur que le même ne soit arrivé à cet auteur, tout pénétrant qu'il est, qui croit à la cartésienne que toute la machine de la nature se peut expliquer par certains ressorts ou éléments. Mais il n'en est pas ainsi; et ce n'est pas comme dans les montres, où l'analyse étant poussée jusqu'aux dents des roues, il n'y a plus rien à considérer. Les machines de la nature sont machines partout, quelque petite partie qu'on y prenne ; ou plutôt, la moindre partie est un monde infini à son tour, et qui exprime même à sa façon tout ce qu'il y a dans le reste de l'univers. Cela passe notre imagination : cependant on sait que cela doit être ; et toute cette variété infiniment infinie est animée dans toutes ses parties par une sagesse architectonique plus qu'infinie. On peut dire qu'il y a de l'harmonie, de la géométrie, de la métaphysique, et, pour parler ainsi, de la morale partout; et ce qui est surprenant, à prendre les choses dans un sens, chaque substance agit spontanément comme indépendante de toutes les autres créatures, bien que dans un autre sens toutes les antres l'obligent à s'accommoder avec elles : de sorte qu'on peut dire que toute la nature est pleine de miracles, mais de miracles de raison, et qui deviennent miracles, à force d'être raisonnables d'une manière qui nous étonne. Car les raisons s'y poussent à un progrès infini, où notre esprit bien qu'il voie que cela se doit,

 

(a) M. de Fontenelle.

 

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ne peut suivre par sa compréhension. Autrefois on admirait la nature sans y rien entendre, et on trouvait cela beau. Dernièrement on a commencé à la croire si aisée, que cela est allé à un mépris, et jusqu'à nourrir la fainéantise de quelques nouveaux philosophes, qui s'imaginèrent en savoir déjà assez. Mais le véritable tempérament est d'admirer la nature avec connaissance, et d'y reconnaître que plus on y avance, plus on découvre de merveilleux ; et que la grandeur et la beauté des raisons mêmes est ce qu'il y a de plus étonnant et de moins compréhensible à la nôtre. Je suis allé trop loin, en voulant remplir le vide de ce papier. J'en demande pardon, et je suis avec zèle et reconnaissance, Monseigneur, votre très-obéissant serviteur,

  

Leibniz.

 

 

LETTRE XIV.
BOSSUET A PELISSON.
Ce 7 mai 1692.

 

J'ai vu, Monsieur, la pièce que vous envoie M. Leibniz sur les calixtins. Il n'y paraît autre chose qu'une sainte économie du concile et de ses légats, pour les attirer à cette sainte assemblée. La discussion qu'on leur oll're dans le concile de Bâle n'est pas une discussion entre les juges, comme si la chose était encore en suspens après le jugement de Constance; mais une discussion amiable entre les contredisants pour les instruire. Cela n'est rien moins qu'une suspension du concile de Constance. Les calixtins cependant s'obligeaient à consulter le concile : ils y venaient pour y être enseignés. On espérait qu'en y comparaissant, la majesté, la charité, l'autorité du concile qu'ils reconnaissaient, achèveraient leur conversion : finalement la question, qu'on remettait au concile, y fut terminée par une décision conforme en tout point à celle du concile de Constance.

Si cette affaire eut peu de succès, ce ne fut pas la faute du concile, qui poussa la condescendance jusqu'au dernier point où l'on

 

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pouvait aller, sans blesser la foi et l'autorité des jugements de l'Eglise. Voilà ce qu'il est aisé de justifier par pièces. Si vous savez quelque chose de particulier sur ce fait, vous m'obligerez de m'en faire part avant que j'envoie ma réponse. Il faut aussi bien observer que les calixtins ne demandaient pas de prendre séance dans le concile; mais qu'eux et leurs prêtres reconnaissaient celui de Bâle, qui n'était composé que de catholiques. Voilà, Monsieur, la substance de ma réponse, que je vous enverrai enrichie de vos avis, si vous en avez quelques-uns à me donner. Si vous croyez même qu'il presse de faire quelque réponse, vous pouvez faire passer cette lettre à M. Leibniz. Il verra du moins qu'on fait attention à ses remarques. Celle qu'il fait sur le concile de Florence, où les Grecs sont admis à décider la question avec les Latins dans la session publique, serait quelque chose, si ce n'était qu'avant que de les y admettre, on était convenu de tout avec eux dans les disputes et congrégations tenues entre les prélats. Tout cela est expliqué dans mes Réflexions sur l’Ecrit de M. l'abbé Molanus. Si ma réponse est tardive, il le faut attribuer aux occupations d'un diocèse ; et si elle est un peu longue, c'est qu'il a fallu travailler, non pas seulement à montrer les difficultés, mais à proposer de notre côté les expédients. S'il vous en vient d'autres que ceux que je propose, je profiterai de vos lumières ; mon esprit, comme le vôtre, étant de pousser la condescendance jusqu'à ses dernières limites, autant qu'il dépend de nous.

Quand vous aurez reçu le livre du capucin, intitulé : Via pacis, que M. Leibniz veut bien vous envoyer pour moi, je vous prie de m'en donner avis.

La pièce de M. Leibniz est en substance dans Raynaldus; et si je m'en souviens bien, dans les Conciles du Père Labbe. Mais je ne Pavais pas vue si entière qu'il vous l'envoie; et il serait curieux pour l'histoire de savoir d'où elle est prise (a) : du reste elle est conforme à tout ce qu'on a déjà. Elle pourrait être aussi dans Cocchaleus, que je n'ai point ici. J'attends, Monsieur, une réponse. Vous ne parlez point si vous serez du voyage. J'aurais bien de

 

(a) Elle est mot à mot, comme je l'ai remarqué, dans Goldast. Voyez ma première note sur cette pièce. (Edit. de Leroi.)

 

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la joie de vous embrasser à Chantilly, où je me rendrai, s'il plaît à Dieu.

 

J. Bénigne, Ev. de Meaux.

 

 

LETTRE XV.
PELISSON A BOSSUET.
A Paris, ce 19 juin 1692.

 

Je dois réponse, Monseigneur, à la dernière de vos lettres ; mais il n'y avait rien de pressé, et j'attendais votre écrit. Il est venu ces jours passés, et m'a trouvé embarrassé de beaucoup d'affaires pour autrui, que je ne pouvais interrompre : de sorte que j'ai failli à vous le renvoyer sans le voir, de peur de vous le faire trop attendre; sachant bien que c'est un honneur et un plaisir que vous avez voulu me faire, mais dont vous n'aviez aucun besoin, ni ne pouviez tirer aucun avantage. Cependant j'ai mieux aimé prendre le parti de le voir à diverses reprises, et de vous en renvoyer la moitié, et avec fort peu de remarques et assez inutiles. Votre ecclésiastique m'ayant dit qu'il pouvait s'en retourner vendredi, qui est demain, je verrai le reste incessamment, et en ferai un autre paquet ou rouleau cacheté, que j'enverrai à votre hôtel. Toute cette première partie m'a semblé très-bien entendue et très-propre à faire un bon effet, nonobstant les grandes difficultés du dessein, que vous remarquez vous-même, mais qui ne doivent pas nous faire perdre courage.

Je suis bien aise que vous ayez trouvé bon et utile le livre du Capucin. Il faut vous dire, Monseigneur, qu'un gentilhomme suédois, nommé Micander, homme de quelque littérature, mais que je ne connaissais pas, ayant lu le livre de la Tolérance des Religions (a), vint céans avec un religieux de l'abbaye, qui y laissa un billet et un écrit latin qu'il me priait de voir, parce que le gentilhomme partait dans trois jours pour l'Angleterre. L'écrit était un projet d'accommodement : le titre portait qu'il était fait par un évêque catholique ; mais il se trouva

 

(a) Pelisson est auteur de ce livre ( Edit. de Leroi. )

 

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que l'écriture était très-mauvaise, pleine d'abréviations, et telle enfin que je me fis beaucoup de mal aux yeux et à la tête pour en avoir voulu déchiffrer quatre ou cinq pages. Le Suédois vint me dire adieu en partant ; je le lui rendis : il me promit de m'en envoyer copie de Hollande où il doit passer. Il me dit que l'auteur était l'évêque de Neustadt. Je ne sais si vous n'avez point vu cela autrefois. L'écrit commençait par l'exemple de la défense du sang et des choses étouffées, que les apôtres ont autorisée pour un temps, encore qu'ils ne la crussent pas bonne, et le reste de ce que j'ai vu, avait aussi beaucoup de rapport à l'écrit de l'abbé Molanus.

J'écrirai à M. de Leibniz au premier moment de loisir que je trouverai ; car je lui dois une réponse. Je lui demanderai d'où il a pris ce qu'il vous a envoyé du concile de Bâle. Il m'en a fait un grand article à moi-même ; mais vous y avez si bien et si parfaitement répondu, que je le renverrai simplement à votre écrit. Je vous rends, Monseigneur, mille très-humbles grâces de toutes vos bontés, et suis toujours à vous avec tout le respect possible.

 

 

Pelisson-Fontanier.

 

LETTRE XVI.
LEIBNIZ  A PELISSON. (extrait.)
Ce 3 juillet 1692.

 

Nous avons appris que les Réflexions de M. l'évêque de Meaux sont achevées ; et nous espérons, Monsieur, que vous nous communiquerez vos propres pensées sur le même sujet, et que vous nous direz surtout votre sentiment sur la condescendance du concile de Bâle envers les calixtins, qui lui a fait suspendre à leur égard les décrets du concile de Constance, contre ceux qui soutenaient que les deux espèces étaient ex prœcepto; ce qui paraît être in terminis le cas que nous traitons, et non une simple concession de l'usage des deux espèces, sur laquelle il ne peut y avoir de difficultés.

 

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Nous nous attendons qu'on viendra à l'essentiel de la question ; savoir, si ceux qui sont prêts à se soumettre à la décision de l'Eglise, mais qui ont des raisons de ne pas reconnaître un certain concile pour légitime, sont véritablement hérétiques; et si une telle question n'étant que de fait, les choses ne sont pas à leur égard in foro poli, et lorsqu'il s'agit de l'affaire de l'Eglise et du salut, comme si la décision n'avait pas été faite, puisqu'ils ne sont pas opiniâtres. La condescendance du concile de Bâle semble appuyée sur ce fondement.

 

LETTRE XVII.
LEIBNIZ A MADAME DE BRINON. (extrait.)
3 juillet 1692.

 

Je voudrais, dans les matières importantes, un raisonnement tout sec, sans agrément, sans beautés, semblable à celui dont les gens qui tiennent des livres de compte ou les arpenteurs se servent à l'égard des nombres et des lignes. Tout est admirable dans M. de Meaux et M. Pelisson : la beauté et la force de leurs expressions, aussi bien que leurs pensées, me charment jusqu'à me lier l'entendement. Mais quand je me mets à examiner leurs raisons en logicien et en calculateur, elles s'évanouissent de mes mains ; et quoiqu'elles paraissent solides, je trouve alors qu'elles ne concluent pas tout à fait tout ce qu'on en veut tirer. Plût à Dieu qu'ils pussent se dispenser d'épouser tous les sentiments de parti. On a souvent décidé des questions non nécessaires. Si ces décisions se pouvaient  sauver par des interprétations modérées, tout irait bien. On ne pourra du moins, ce semble, guérir les défiances des protestants que par la suspension de certaines décisions. Mais la question est, si l'Eglise en pourra venir là sans faire tort à ses droits. J'ai trouvé un exemple formel, où l'Eglise i'a pratiqué ; sur quoi nous attendons le sentiment de M. de Meaux et de M. Pelisson, et surtout le reste de l'écrit de M. Molanus.

        Nous espérons que tant nos écrits que les censures seront

 

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ménagées et tenues secrètes, hors à des personnes nécessaires. Publier ces choses sans sujet, c'est en empêcher l'effet. C'est pourquoi madame la duchesse a été surprise de voir par la lettre de madame sa sœur ( l'abbesse de Maubuisson ), qu'on pensait à les imprimer. Peut-être y a-t-il du malentendu (a). En tout cas, je vous supplie, Madame, de faire connaître l'importance du secret, afin que ni M. l'évêque de Neustadt ni M. Molanus n'aient sujet de se plaindre de moi.

 

LETTRE XVIII.
MADAME DE BRINON A BOSSUET.
Juillet 1692.

 

Voilà, Monseigneur, une lettre que j'ai reçue de M. Leibniz depuis deux heures ; je l'envoie aussitôt à notre cher ami M. Pelisson, pour vous la faire tenir. Je crois qu'il est bon que vous lisiez la lettre qu'il m'écrit, dont je tire un bon et un mauvais augure, selon qu'il est plus ou moins sincère. C'est mi homme dont l'esprit naturel combat contre les vérités surnaturelles, et qui attribue à l'éloquence les traces que la vérité fait dans son esprit ; mais quand la grâce voudra bien venir au secours de ses doutes, j'espère, Monseigneur, qu'il sera moins vacillant, le mande à M. Pelisson la route que je voudrais bien que put prendre votre réponse à M. Molanus. J'espère que Votre Grandeur nous l'aura fait traduire, et c'est cette traduction qui a fait l'équivoque dont M. Leibniz se plaint. Je suis persuadée Monseigneur, que plus cette affaire se rend difficile, et plus votre courage augmente pour la soutenir. C'est une œuvre qui doit être traversée : mais avec tout cela j'espère qu'elle réussira, et que Dieu bénira votre zèle et celui de M. Pelisson, qui est capable de faire un miracle, s'il est joint à la foi qui est nécessaire pour son accomplissement. Je vous demande, Monseigneur, votre bénédiction et

 

(a) M. de Meaux ayant promis de traduire en français ses Réflexions  composées en latin pour les théologiens d'Hanovre, comme il fit en effet en faveur de madame la duchesse de Hanovre, cela fit croire que c'était pour les imprimer, ce qu'il n'avait pas dessein de faire et ce qu'il ne fit pas non plus. ( Edit. de Leroi.)

 

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la participation que vous m'avez promise en vos prières et en vos bonnes grâces. De ma part, je prie Dieu qu'il vous conserve, et qu'il vous sanctifie de plus en plus.

 

Sœur de Brinon.

 

LETTRE XIX.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Hanovre, ce 13 juillet 1692.

 

 

Monseigneur,

 

Je suis bien aise que le livre du révérend Père Denis, gardien des capucins de Hildesheim, ne vous a point déplu. Ce Père est de mes amis, et il était autrefois à Hanovre dans l'hospice que les capucins avaient ici du temps de feu Monseigneur le duc Jean-Frédéric. Il se contente de faire voir que les bons sentiments ont été en vogue depuis longtemps dans son parti, sans en tirer aucune fâcheuse conséquence contre la Réforme, comme il semble que vous faites, Monseigneur, dans la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire. Les protestants raisonnables, bien loin de se tâcher d'un tel ouvrage, en sont réjouis ; et rien ne leur saurait être plus agréable, que de voir que les sentiments qu'ils jugent les meilleurs soient approuvés jusque dans l'Eglise romaine. Ils ont déjà rempli des volumes de ce qu'ils appellent catalogues des témoins de la vérité ; et ils n'appréhendent point qu'on en infère i inutilité de la Réforme. Au contraire rien ne sert davantage à leur justification que les suffrages de tant de bons auteurs, qui ont approuvé les sentiments qu'ils ont travaillé à faire revivre, lorsqu'ils étaient comme étouffés sous les épines d'une infinité de bagatelles, qui détournaient l'esprit des fidèles de la solide vertu et de la véritable théologie.

Erasme et tant d'autres excellents hommes, qui n'aimaient point Luther, ont reconnu la nécessité qu'il y avait de ramener les gens à la doctrine de saint Paul ; et ce n'était pas la matière, mais la forme qui leur déplaisait dans Luther. Aujourd'hui que la bonne doctrine sur la justification est rétablie dans l'Eglise romaine, le

 

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malheur a voulu que d'autres abus se sont agrandis ; et que par les confraternités et semblables pratiques, qui ne sont pas trop approuvées à Rome même, mais qui n'ont que trop de cours dans l'usage public, le peuple fut détourné de cette adoration en esprit et en vérité, qui fait l'essence de la religion. Plût à Dieu que tous les diocèses ressemblassent à ce que j'entends dire du vôtre, et de quelques autres gouvernés par de grands et saints évêques ! Mais les protestants seraient fort malavisés, s'ils se laissaient donner le change là-dessus. C'est cela même qui les doit encourager à presser davantage la continuation de ces fruits des travaux communs des personnes bien intentionnées; et vous, Monseigneur, avec vos semblables (dont il serait à souhaiter qu'il y en eût beaucoup à présent, et qu'il y eût sûreté d'en trouver toujours beaucoup dans le temps à venir), vous vous devez joindre avec eux en cela, sans entrer dans la dispute sur la pointillé ; savoir, à qui on en est redevable, si les protestants y ont contribué, ou si on savait déjà les choses avant eux. Ces questions sont bonnes pour ceux qui cherchent plutôt leur honneur que celui de Dieu, et qui font entrer partout l'esprit de secte ou, ce qui est la même chose, de l'autorité et gloire humaine.

Je suis ravi d'apprendre que vos Réflexions sur l'écrit de M. l'abbé de Lokkum sont achevées. Nous vous supplions d'y joindre votre sentiment sur l'exemple du pape Eugène et du concile de Râle, qui jugèrent que les décrets du concile de Constance ne les dévoient point empêcher de recevoir à la communion de l'Eglise les calixtins de Bohême, qui ne pouvaient  pas acquiescer à ces décrets sur la question du précepte des deux espèces. Cet exemple m'étant venu heureusement dans l'esprit, je m'étais hâté de vous l'envoyer, parce que c'est notre cas in terminis; et je croyais qu'il pourrait diminuer la répugnance que vous pourriez avoir contre la suspension des décrets d'im concile où les protestants trouvent encore plus à dire que les calixtins contre celui de Constance. Mais nous nous assurons surtout que vous aurez la bonté de ménager ces écrits-là, afin qu’ils ne passent point en d'autres mains. C'est la prière que je vous ai faite d'abord, et vous y aviez acquiescé. Il ne s'agit pas ici de disputer et de faire des

 

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livres ; mais d'apprendre les sentiments, et ce que chacun juge pouvoir faire de part et d'autre. En user autrement, ce serait gâter la chose, au lieu de l'avancer. Madame la duchesse de Zell a lu particulièrement votre Histoire des Variations. Je n'ai pas encore eu l'honneur de la voir depuis qu'elle m'a renvoyé cet ouvrage; mais je sais déjà qu'elle estime beaucoup tout ce qui vient de votre part.

Vous avez sans doute la plus grande raison du monde; d'avoir du penchant pour cette philosophie, qui explique mécaniquement tout ce qui se fait dans la nature corporelle; et je ne crois pas qu'il y ait rien où je m'éloigne beaucoup de vos sentiments. Rien souvent je trouve qu'on a raison de tous côtés, quand on s'entend; et je n'aime pas tant .à réfuter et à détruire qu'à découvrir quelque chose et à bâtir sur les fondements déjà posés. Néanmoins s'il y avait quelque chose en particulier que vous n'approuviez pas, je m'en défierais assurément, et j'implorerais le secours de vos lumières, qui ont autant de pénétration que d'étendue. Un seul mot de votre part peut donner autant d'ouvertures que les grands discours de quelque autre. Je suis entièrement, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Leibniz.

 

 

LETTRE XX.
BOSSUET A  LEIBNIZ.
A Versailles, ce 27 juillet 1692.

 

Monsieur,

 

Après vous avoir marqué la réception de votre lettre du 13, je commencerai par vous dire qu'on n'a pas seulement songé à imprimer ni l'Ecrit de M. l'abbé Molanus ni mes Réflexions, Tout cela n'a passé ni ne passera en d'autres mains qu'en celles que vous avez choisies vous-même pour nous servir de «and. qui sont celles de madame de Brinon. Tout a été communique selon le projet à M. Pelisson seul : et madame de Brinon m'écrit qu'on vous a bien mandé que je traduisais les écrits latins pour les deux princesses;

 

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mais non pas qu'on eût parlé d'impression. Nous regardons ces écrits de même œil que vous, non pas comme des pièces qui doivent paraître, mais comme une recherche particulière de ce qu'on peut faire de part et d'autre, et jusqu'où il est permis de se relâcher sans blesser ni affaiblir en aucune sorte les droits de l'Eglise et les fondements sur lesquels se repose la foi des peuples. Je traiterai cette matière avec toute la simplicité possible; et j'examinerai en particulier ce que vous avez proposé des conciles de Constance et de Bâle, avec toute l'attention que vous souhaitez, sans me fonder sur aucune autre chose que sur les Actes. On achève d'écrire mes Réflexions : si voue prenez la peine de considérer tout ce qui a retardé cet ouvrage, j'espère que vous me pardonnerez le délai.

Ce que j'ai remarqué, Monsieur, sur l'Ecrit du Père Denis, est bien éloigné de la pointillé de savoir à qui est dù l'honneur des éclaircissements qu'on a apportés à la matière de la justification ; mais voici uniquement où cela va : si la doctrine qui a donné le sujet premièrement aux reproches, et ensuite à la rupture de Luther, a toujours été enseignée d'une manière orthodoxe dans l'Eglise romaine, et si l'on ne peut montrer qu'elle y ait jamais dérogé par aucun acte; donc tout ce qu'on a dit et fait pour la rendre odieuse au peuple, venait d'une mauvaise volonté et tendait au schisme. Les confréries que vous alléguez, premièrement n'ont rien qui soit contraire à la véritable doctrine de la justification; et d'ailleurs il est inutile de les alléguer comme une matière de rupture, puisqu'après tout personne n'est obligé d'en être. Au reste avec le principe que vous posez, que dans les siècles passés on a fait beaucoup de décisions inutiles, on irait loin; et vous voyez qu'en venant à la question : Quand est-ce qu'on a commencé à faire de ces décisions? il n'y a rien qu'on ne fasse repasser par l'étamine : de sorte qu'avec cette ouverture, on ne trouvera point de décision dont on ne puisse éluder l'autorité, et qu'il ne restera plus de l'infaillibilité de l'Eglise que le nom. Ainsi ceux qui comme vous, Monsieur, font profession de la croire et de se soumettre à ses conciles, doivent croire très-certainement que le même Esprit qui l'empêche de diminuer la foi, l'empêche aussi

 

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d'y rien ajouter; ce qui fait qu'il n'y a non plus de décisions inutiles que de fausses.

Je ne réponds rien sur ce que vous voulez bien penser de mon diocèse. C'est autre chose de corriger les abus aidant qu'on le peut, autre chose d'apporter du changement à la doctrine constamment et unanimement reçue. Les gens de bien qui aiment la paix auraient pu se joindre à vos réformateurs, s'ils s'en étaient tenus au premier : mais le second était trop incompatible avec la foi des promesses faites à l'Eglise ; et s'y joindre, c'était rendre tout indécis, comme l'expérience ne l'a que trop fait connaître. Il faut donc chercher une réunion qui laisse en son entier ce grand principe de l'infaillibilité de l'Eglise, dont vous convenez; et l'Ecrit de M. l'abbé Molanus donne un grand jour à ce dessein. Vous y contribuez beaucoup par vos lumières, et j'espère que dans la suite vous ferez encore plus.

Il n'est encore rien venu à moi de votre philosophie. Je vous tends mille grâces de toutes vos bontés, et je finis en vous assurant de l'estime avec laquelle je suis, Monsieur, votre très-humble serviteur, 

 

J. BÉNIGNE, év. de Meaux.

 

 

LETTRE XXI.
BOSSUET A LEIBNIZ.
A Versailles, 26 août 1692.

 

Monsieur,

 

Je ne veux pas laisser partir mon écrit sans l'accompagner des marques de mon estime envers vous et M. l'abbé Molanus. J'espère que Dieu bénira vos bonnes intentions, auxquelles je me suis conformé autant que j'ai pu. Il ne faudra pas, Monsieur, se rebuter quand on ne s'entendrait pas d'abord en quelques points. C'est ici un ouvrage de réflexion et de patience, et déjà il est bien certain que suivant les sentiments de M. l'abbé, l'affaire est plus qu'à demi faite. Au reste vous ne direz pas, à cette fois, que l'éloquence surprenne l'esprit ou enveloppe les choses. Le style,

 

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comme l'ordre, est tout scholastique. Il a fallu à la fin lâcher des mots que j'avais évités dans tout le reste du discours, parce qu'on n'aurait pas satisfait à vos questions sans cela. La charité et l'estime n'en sont pas moins dans le cœur, et je suis avec passion,

Votre très-humble serviteur, 

 

Bénigne, év. de Meaux.

 

LETTRE XXII.
BOSSUET A LEIBNIZ.
Versailles, ce 28 août 1692.

 

 

Monsieur,

 

J'accompagne encore de cette lettre la version que je vous envoie de l'Ecrit de M. l'abbé Molanus et du mien (a). Ce qui m'a déterminé à la faire, c'est le désir que j'ai eu que Madame la duchesse d'Hanovre put entrer dans nos projets. Je demande pardon à M. l'abbé Molanus de la liberté que j'ai prise d'abréger un peu son Ecrit. Pour mes Réflexions, il m'a été d'autant plus libre de Unir donner un tour plus court, que par là loin de rien ôter du fond des choses, il me paraît au contraire que j'ai rendu mon dessein plus clair.

Je me suis cru obligé, dans l'Ecrit latin, de suivre une méthode scolastique, et de répondre pied à pied à tout l'Ecrit de M. l'abbé, pour y remarquer ce qui m'y paraissait praticable ou impraticable. Il a fallu après cela en venir à dire mon sentiment ; mais tout cela est tourné plus court dans l'Ecrit français et j'espère que ceux qui auront lu le latin ne perdront pas tout à fait leur temps à y jeter l'œil.

Voilà, Monsieur, ce que j'ai pu faire pour entrer dans les desseins d'union : niais je ne puis vous dissimuler qu'un des plus grands obstacles que j'y vois est dans l'idée qui paraît dans plusieurs protestants, sous le beau prétexte de la simplicité de la doctrine

 

(a) Il s'agit de la version des Cogitationes privatae de Molanus, et des Réflexions de Bossuet sur cet écrit. Voir vol. XVII, p. 394.

 

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chrétienne, d'en vouloir retrancher tous les mystères, qu'ils nomment subtils, abstraits et métaphysiques, et réduire la religion à des vérités populaires. Vous voyez où nous mènent ces idées; et j'ai deux choses à y opposer du côté du fond : la première, que l'Evangile est visiblement rempli de ces hauteurs, et que la simplicité de la doctrine chrétienne ne consiste pas à les rejeter ou à les affaiblir, mais seulement à se renfermer précisément dans ce qui en est révélé, sans vouloir aller plus avant et aussi sans demeurer en arrière; la seconde, que la véritable simplicité de la doctrine chrétienne consiste principalement et essentiellement à toujours se déterminer, en ce qui regarde la foi, par ce fait certain : Hier on croyait ainsi ; donc encore aujourd'hui il faut croire de même.

Si l'on parcourt toutes les questions qui se sont élevées dans l'Eglise, on verra qu'on les y a toujours décidées par cet endroit-là : non qu'on ne soit quelquefois entré dans la discussion pour mie (dus pleine déclaration de la vérité, et une plus entière conviction de l'erreur; mais enfin on trouvera toujours que la raison essentielle de la décision a été : On croyait ainsi quand vous êtes venus ; donc à présent vous croirez de même, ou vous demeurerez séparés de la tige de la société chrétienne. C'est ce qui réduit les décisions à la chose du monde la plus simple ; c'est-à-dire au fait constant et notoire de l'innovation, par rapport à l'état où l'on avait trouvé les choses en innovant.

C’est ce qui fait que l'Eglise n'a jamais été embarrassée à résoudre les plus hautes questions, par exemple celles de la Trinité, de la grâce, et ainsi du reste, parce que lorsqu'on a commencé à les émouvoir, elle en trouvait la décision déjà constante dans la foi, dans les prières, dans le culte, dans la pratique unanime de toute l'Eglise. Cette méthode subsiste encore dans l'Eglise catholique : c'est donc elle qui est demeurée en possession de la véritable simplicité chrétienne. Ceux qui n'y peuvent entier sont bien loin du royaume de Dieu, et doivent craindre d'en venir enfin à la fausse simplicité, qui voudrait qu'on laissât la foi des hauts mystères à la liberté d'un chacun.

Au reste les luthériens, quoiqu'ils se vantent d'avoir ramené

 

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les dogmes des chrétiens à la simplicité primitive do l'Evangile, s'en sont visiblement éloignés; et c'est de là que sont venus leurs raffinements sur l'ubiquité, sur la nécessité des bonnes œuvres, sur la distinction de la justification d'avec la sanctification, et sur les autres articles où nous avons vu que tout consiste en pointillé, et qu'ils en sont revenus à nos expressions et à nos sentiments, lorsqu'ils ont voulu parler naturellement.

Je prends, Monsieur, la liberté de vous dire ces choses en général , comme à un homme que son bon esprit fera aisément entrer dans le détail nécessaire ; et je finirai cette lettre en vous avançant doux faits constants : le premier, qu'on ne trouvera dans l'Eglise catholique aucun exemple où une décision ait été faite autrement qu'en maintenant le dogme qu'on trouvait déjà établi ; le second, qu'on n'en trouvera non plus aucun où une décision déjà faite ait jamais été affaiblie par la postérité.

Il ne me reste qu'à vous supplier de vouloir bien avertir vos grandes princesses, si elles jettent les yeux sur mes Réflexions, qu'il faudra qu'elles se résolvent à me pardonner la sécheresse à laquelle il a fallu se réduire dans cette manière de traiter les choses. Vous en savez les raisons, et sans perdre le temps à m'en excuser, je vous dirai seulement toute l'estime avec laquelle je suis, Monsieur, votre très-humble serviteur,

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

 

LETTRE  XXIII.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Hanovre , ce 1er novembre 1692.

 

Monseigneur,

 

J'ai eu enfin le bonheur de recevoir des mains de M. le comte Ralati, vos Réflexions importantes sur l'Ecrit de M. l'abbé Molanus, avec ce que vous m'avez fait la grâce de m'écrire en particulier. Ce n'est que depuis quelques jours que nous avons reçu tout cela ; je le donnai d'abord à M. Molanus ; et nous le parcourûmes

 

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ensemble sur-le-champ avec cette avidité que l'auteur, la matière et notre attente avaient fait naitre. Cependant nous reconnûmes fort bien que des méditations aussi profondes et aussi solides que les vôtres, doivent être lues et relues avec beaucoup d'attention ; c'est à quoi nous ne manquerons pas aussi. Madame la duchesse encore aura cette satisfaction, et Monseigneur le duc lui-même en voudra être informé. C'est déjà beaucoup qu'il paraît que vous approuvez assez la conciliation de tant d'articles import ans, et M. Molanus en est ravi. Nous ne doutons point que votre dessein ne soit de donner encore des ouvertures convenables, surtout à l'égard des points où les conciliations n'ont point de lieu, et dont nous ne saurions encore nous persuader qu'ils aient été décidés par l'Eglise catholique. Nous tâcherons d'apprendre ces ouvertures en méditant votre écrit; et s'il en est besoin, j'espère que vous nous permettrez de demander des éclaircissements.

Je toucherai maintenant ce que vous m'écrivez, Monseigneur, sur quelques points de mes lettres, où je ne me suis pas assez expliqué. Quand j'y parlais des décisions superflues, je n'entendais pas celles de l'Eglise et des conciles œcuméniques, mais bien celles de quelques conciles particuliers, ou des papes, ou des docteurs. Je n'avais allégué les confréries, entre autres, que parce qu'il semble que des abus s'y pratiquent publiquement ; à quoi il est bon de remédier, pour montrer qu'on a des intentions sincères.

Quant à l'obstacle que vous craignez, Monseigneur, de la part de plusieurs protestants, dont vous croyez que le penchant va à réduire la foi aux notions populaires et à retrancher les mystères, je vous dirai que nous ne remarquons pas ce penchant dans nos professeurs : ils en sont bien éloignés , et ils donnent plutôt dans l'excès contraire des subtilités, aussi bien que vos scolastiques. Il y a bien à dire à ceci : « Hier on croyait ainsi ; donc aujourd'hui il faut croire de même. » Car que dirons-nous, s'il se trouve qu'on en croyait autrement avant-hier? Faut-il toujours canoniser les opinions qui se trouvent les dernières? Notre-Seigneur réfuta bien celles des pharisiens : Olim non erat sic. Un tel axiome sert à autoriser les abus dominants. En effet cette raison est provisionnelle, mais elle n'est point décisive. Il ne faut pas

 

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avoir égard seulement à nos temps et à notre pays, mais à toute l'Eglise et surtout à l'antiquité ecclésiastique. J'avoue cependant que ceux qui ne sont pas en état d'approfondir les choses, font bien de suivre ce qu'ils trouvent. Je ne sais s'il n'y a pas des instances contraires à cette thèse, qui suppose, qu'on a toujours maintenu ce qu'on trouvait déjà établi: car ce qu'on a décidé contre les monothélites paraissait auparavant fort douteux ; d'autant qu'on ne s'était point avisé de songer à cette question : S'il y a une ou deux volontés en Jésus-Christ. Encore aujourd'hui, je gage que si on demandait à des gens qui ne savent point l'histoire ecclésiastique, quoique d'ailleurs instruits dans les dogmes, s'ils croient une ou deux volontés en Jésus-Christ, on trouvera bien des monothélites. Que dirons-nous du second concile de Nicée, que vos Messieurs veulent faire passer pour œcuménique? A-t-il trouvé le culte des images établi ? Il s'en faut beaucoup. Irène venait de l'établir par la force ; les iconodules et les iconoclastes prévalaient tour à tour ; et le concile de Francfort, qui tenait le milieu, s'opposa formellement à celui de Nicée, de la part de la France, de l'Allemagne et de la Bretagne. Aujourd'hui l'Eglise de France paraît assez éloignée des sentiments de ses ancêtres assemblés dans ce concile, lesquels se seraient bien récriés, s'ils avaient vu ce qu'on pratique souvent maintenant dans leurs églises. Je ne sais si cela se peut nier entièrement; quoique je ne veuille blâmer que les abus qui dominent. Je vous demande pardon, Monseigneur, de la liberté que je prends de vous dire ces choses. Je ne vois pas moyen de les dissimuler, lorsqu'il s'agit de parler exactement et sincèrement ; si ces axiomes avancés dans votre lettre étaient universels et démontrés, nous n'aurions plus le mot à dire, et nous serions véritablement opiniâtres. Je suis avec respect, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur, 

 

Leibniz.

 

P. S. Je crois que sans la décision de l'Eglise, les scolastiques disputeraient jusqu'au jour du jugement, s'il y a deux différentes actions complètes dans la personne de Jésus-Christ, ou s'il n'y en a qu'une. Je sais par expérience que

 

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des personnes de bon esprit et d'ailleurs instruites sur la foi, quand on leur a proposé cette question : Si les deux volontés, savoir, la divine et l'humaine, exercent ensemble un seul acte , ou deux, sans leur rien dire de ce qui s'est passé là-dessus dans l'Eglise, se sont trouvées embarrassées. Il ne s'agit, dit-on, que de savoir s'il y a une âme humaine en Jésus-Christ ; mais les monothélites ne le savaient-ils pas? Les facultés, dit-on, sont données pour l'acte, mais les adversaires en pouvaient  demeurer d'accord ; car ils pouvaient  dire que la faculté de l'aine concourt à l'acte commun des deux natures.

Plusieurs scolastiques ont soutenu qu'il n'est pas vrai que la matière ou que la forme agisse, mais que l'action appartient au composé ; et ils l'ont entendu de même à l'égard du corps et de l’âme, dans l'état de l'union naturelle.

Les adversaires pouvaient  dire aussi qu'en vertu de l'union personnelle, qui fait que la nature humaine n'a pas sa propre subsistance qu'elle aurait sans cela naturellement, on doit juger que des actions naturelles de l'âme humaine n'auront pas en elles ce qui les rend complètes, non plus que la nature qui est leur principe; et ce complément, tant du suppôt que de son action, se trouve dans le Verbe. Et si les actions ne se doivent attribuer in concreto qu'au suppôt, ils diront que l'action, qui s'attribue proprement à une nature abstraite, est incomplète, et qu'ils n'entendent parler que de celle qui s'attribue proprement in concreto, lorsqu'ils n'en admettent qu'une ; que sans cela on viole l'union des natures, et qu'on établit le nestorianisme par conséquence et sans y penser. Aussi sait-on que les monothélites imputaient autant le nestorianisme à leurs adversaires que ceux-ci leur imputaient l'eutychianisme. Je tiens que les monothélites ne raisonnaient pas exactement dans le fond; mais je tiens aussi qu'ils ne manquaient pas d'apparences très-plausibles, ni même d'autorités qu'on sait qu'ils alléguaient. Car il est ordinaire qu'avant une question émue et éclaircie, les auteurs n'en parlent pas avec toute l'exactitude qui serait à désirer, témoin le pélagianisme et autres erreurs. Il y a mille difficultés chez les philosophes à l'égard du concours de Dieu avec les créatures.

 

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Quelques-uns ont cru que la créature n'agissait point du tout ; d'autres ont cru que l'action de Dieu devenait celle des créatures parleur réception, et y trouvait sa limitation. On a douté aussi quelle pouvait être l'action de Dieu, si c'était un être créé ou incréé, ou si ce n'était pas l'action même de la créature, en tant qu'elle dépend de Dieu : et la difficulté devient encore plus grande, lorsque Dieu concourt avec une créature qui lui est unie personnellement, et qui n'a qu'en lui sa subsistance ou son suppôt.

 

LETTRE XXIV.
BOSSUET  A  LEIBNIZ.
Meaux, 27 décembre 1692.

 

Monsieur,

 

Parmi tant de belles choses dont M. Pelisson m'a régalé en m'envoyant trois de vos lettres, j'ai trouvé quelques plaintes contre moi, qui, toutes modestes qu'elles sont, n'ont pas laissé de me faire beaucoup de peine. Mais je ne puis me résoudre à me défendre contre vous. Renvoyez à M. Pelisson mon apologie, qu'il a déjà commencée avec tant de bonté, et je vous dirai seulement que je suis prêt à effacer tout ce qui vous a déplu.

Au lieu, Monsieur, de répondre à ces plaintes, je vous dois de grands remercîments pour deux lettres que vous avez pris la peine de m'écrire. Vous me donnez une joie extrême en me disant que vous et M. l'abbé de Lokkum étiez contons de la première vue de mes Réflexions. J'espère que la seconde et la troisième vous feront encore entrer plus avant dans ma pensée. Vous m'apprenez une chose qui me ravit : c'est que mon écrit sera vu non-seulement de vos incomparables princesses, mais encore d'un prince aussi éclairé et aussi sage que le vôtre. Je ne connais personne plus capable que ce grand prince d'entrer dans un dessein comme celui-ci ni de l'appuyer davantage, et il ne reste qu'à prier Celui qui tient les cœurs en sa main d'ouvrir le sien à la vérité.

Vous me demandez, Monsieur, dans mie des lettres dont vous

 

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m'honorez, s'il ne pourrait pas y avoir des instances contraires à ce que je crois avoir été invariable dans l'Eglise, qui est qu'on a toujours maintenu ce qu'on a trouvé établi en matière de foi, car c'est ainsi qu'il le faut entendre. Je vous réponds hardiment, Monsieur, que jamais vous ne trouverez d'exemple contraire. Vous alléguez celui des monothélites et vous demandez si, de bonne foi, on s'est toujours avisé que Jésus-Christ eût deux volontés. Cela dépend de savoir si on s'est toujours avisé qu'il y eût deux natures, la divine et l'humaine, et en toutes deux une volonté visiblement renfermée là dedans : on pensera aussitôt qu'il n'y a pas d’âme, que de penser que cette âme ni n'entend ni ne veut rien. On entend dire tant de Jésus-Christ : Je veux, ou : Je ne veux pas, dans les choses qui le regardent en qualité d'homme, qu'on ne peut douter de lui non plus que des autres hommes, qu'ils ne soient voulans ; ce qui est penser en termes formels qu'ils ont une volonté, et si on ne s'avise pas toujours de dire que Jésus-Christ a une volonté humaine, non plus que de dire qu'il a une âme humaine, c'est que cela se présente naturellement à l'esprit et qu'on n'a pas besoin de s'expliquer une chose si manifeste.

Il faut que les hérétiques qui ont pu douter d'une vérité si sensible aient fait à leur esprit de ces violences que se font ceux que leur orgueil ou leur curiosité embrouille et confond. Pour ce qui regarde les images, qui est le second exemple que vous produisez, il est bien certain que nos Pères, qui tinrent le concile de Francfort, et qui s'opposèrent si longtemps au second concile de Nicée, ne le rejetèrent que sur un malentendu ; car  c'est un fait bien constant qu'ils honoraient les reliques et qu'ils adoraient la croix de ce genre d'adoration que le concile second de Nicée a établi pour les images. Il n'y a personne qui ne sache ce que le fameux Anastase, bibliothécaire de l'Eglise romaine, leur reprochait : «Vous voulez bien, disait-il, vous prosterner devant l'image de la croix, et vous ne voulez pas en taire autant devant l'image de Jésus-Christ même ! Est-ce donc que sa croix vous paraît d'une plus grande dignité que sa personne, ou que l'image de l'une soit plus digne de vénération que celle de

 

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l'autre ? » Il est donc clair que dans le fond ils recevaient ce culte relatif, qui faisait la question de ces temps-là. S'ils rejetaient le concile de Nicée, c'est qu'ils croyaient, comme ils le déclarent dans le concile de Francfort, qu'on y adorait les images comme on y adorait la Trinité; c'était donc visiblement un malentendu , dont aussi on est revenu naturellement quand on a bien compris le vrai état de la question. La diversité qui était dans le surplus n'était que de pure discipline, et on voit par ce qui vient d'être dit, ce qui est incontestable entre personnes de bonne foi, qu'ils étaient d'accord du fond. Du reste le concile de Nicée second n'était pas encore reconnu. Nos Pères n'y avaient pas assisté, et de tous les évêques d'Occident le Pape fut le seul qu'on y appela. C'est donc un de ces conciles qui n'a été réputé pour général que par le consentement subséquent, encore qu'il ne le fût dans son origine non plus que beaucoup d'autres qui ont depuis été très-reçus. Ainsi je vous dirai encore une fois, Monsieur, que la maxime est constante, qu'en matière de dogmes de foi, ce qui a été cru un jour l'a été et le sera toujours; autrement la chaîne de la succession serait rompue, l'autorité anéantie et la promesse détruite. Je vois, Monsieur, dans votre lettre à M. Pelisson, que vous croyez que je n'ai pas voulu expliquer tout ce que je sais sur ce que vous m'avez objecté du concile de Bâle. Je vous assure que j'ai dit très-sincèrement tout ce que j'avais dans le cœur. Encore l'ai-je prouvé par les Actes. J'ai dit que le nouvel examen et la nouvelle discussion que le concile de Bâle voulait faire du décret de Constance étaient une discussion et un examen, non de doute, mais de plus grand éclaircissement; j'ai rapporté les paroles où le concile s'explique ainsi et en mêmes termes. Qu'y a-t-il donc à dire à cela? Rien du tout, Monsieur, et vous le direz comme moi quand il vous plaira de vous élever au-dessus de la prévention; mais il faut que Dieu s'en mêle, et j'espère qu'il le fera : il a mis dans les esprits de nos Cours de trop favorables dispositions. M. l'abbé de Lokkum a fait des pas très-essentiels; vous-même, vous pensez trop bien de l'autorité des conciles pour demeurer en si beau chemin. Tout ce qui peut rester de difficulté est infiniment au-dessous de celles qui sont résolues par les expositions de

 

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M. l'abbé et par la propre Confession d'Augsbourg et nos autres livres symboliques. Je trancherai hardiment le mot : il faut, ou fermer les yeux aux conséquences les plus naturelles, ou sortir du luthéranisme ; il faut, dis-je, ou faire des pas vers nous ou reculer en arrière, ce que Dieu ne permettra pas. Ne craignez point, Monsieur, qu'on demeure court de notre côté. Vous dites à M. Pelisson que s'il ne s'agissait que d'exposition, j'aurais tout gagné, et j'ose vous dire, Monsieur, que ce n'est que de cela qu'il s'agit. Les difficultés sont résolues dans le fond par les principes posés de votre côté ; il n'y a plus qu'à en faire l'application, et vous serez catholique. Ne vous lassez donc point, Monsieur, de travailler à cet ouvrage, et je vous promets que nous ne nous lasserons point de vous seconder. C'en est trop, mais je n'ai pu refuser ces réflexions à vos lettres (a)...

Je suis de toute mon âme, Monsieur, votre très-humble serviteur,

 

 

J. Bénigne, ev. de Meaux.

 

 

LETTRE XXV.
LEIBNIZ  A BOSSUET (b).
Hanovre, le 29 mars 1093.

 

Monseigneur,

 

Je suis d'autant plus sensible, pour mon particulier, à la perte que nous avons faite dans la mort de M. Pelisson, que j'ai joui bien peu de temps d'une si belle et si importante connaissance. Il pouvait rendre de grands services au public, et ne manquait pas de lumières ni d'ardeur, et il y avait sans doute bien peu de

 

(a) Les quelques mots retranchés se rapportent à la dynamique, c'est-à-dire an système physique de Leibniz.

(b) Tous les éditeurs disent après l'abbé Leroy : « Cette lettre en suppose une précédente de Bossuet, dans laquelle le prélat répondait aux objections que Leibniz prétendait tirer de la condamnation des monothélites dans le sixième concile et du culte des images établi dans le second concile de Nicée. Mais nous n'avons point trouvé dans les papiers de M. de Meaux la lettre à laquelle il est visible que Leibniz répond ici. » Nous avons donné cette lettre immédiatement avant celle-ci ; c'est la XXIVe.

 

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gens de sa force. Mais enfin il faut s'en remettre à Dieu, qui sait choisir le temps et les instruments de ses desseins, comme bon lui semble. Madame de Brinon m'a fait l'honneur de me communiquer une lettre que vous lui avez écrite, pour désabuser les gens de certains faux bruits qui ont couru. Pour moi, si j'ai cm que M. Pelisson se trompait en certains points de religion, je ne l'ai jamais cru hypocrite. J'ai aussi reçu une feuille imprimée, que M. le landgrave Erneste m'a envoyée. Je crois qu'elle est venue de France. Elle tend à justifier la mémoire de cet excellent homme contre les imputations de la Gazette de Roterdam ; mais il me semble que l'auteur de la feuille n'était pas parfaitement informé, et il l'avoue lui-même. Madame de Brinon me mande que par ordre du Roi, les papiers de feu M. Pelisson sur la religion ont été mis entre vos mains; sans doute le Roi ne les pouvait mieux placer. Elle ajoute que ce qu'il avait écrit sur l'histoire de Sa Majesté a été donné à M. Racine, qui est chargé de ce travail. J'avais moi-même quelques vues pour l'histoire du temps ; et M. Pelisson, par la bonté qu'il avait pour moi, alloit jusqu'à me faire espérer du secours et des informations sur le fond des choses; mais je crains que sa mort ne me prive de cet avantage, comme elle m'a privé d'autres lumières que j'attendais de sa correspondance, si ce n'est que vous, Monseigneur, ne trouviez quelque occasion d'y pourvoir.

Madame de Brinon ne me pouvait rien mander de plus propre à me consoler que ce qu'elle me fit connaître de la bonté que vous voulez avoir, Monseigneur, de vous mettre en quelque façon à la place de M. Pelisson, quand il s'agira de me favoriser. Cependant vos bontés ont déjà assez paru à mon égard en plusieurs occasions; et je ménagerai vos grâces comme il faut, sachant que vos importantes fonctions vous laissent peu à vous-même.

C'est cette considération qui m'avait fait différer de répondre à votre lettre extrêmement obligeante et pleine d'ailleurs de considérations importantes et instructives, pour ne pas revenir trop souvent. Maintenant je vous dirai, Monseigneur, que la réplique df M. l'abbé Molanus sera bientôt achevée. Comme il a la direction des églises du pays, il a été bien distrait; et afin de finir, il se retire

 

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exprès à son abbaye pour quelques semaines pendant le carême, qui chez nous, suivant le vieux style, est venu cette fois bien plus tard que chez vous. Je ne renouvelle pas les petites plaintes que j'avais cm avoir sujet de faire. Il est vrai que si la censure fût allée au général, sans me frapper nommément en particulier, je n'aurais pas eu besoin d'apologie.

Quand j'accorderais cette observation, qu'on a toujours maintenu ce qu'on a trouvé établi en matière de foi, cela ne suffirait pas pour en faire une règle pour toujours. Car enfin les erreurs peuvent commencer une fois à régner tellement, qu'alors on sera obligé de changer de conduite. Je ne vois pas que les promesses divines infèrent le contraire, dépendant l'observation même, qui est de fait, me paraît encore douteuse. Par exemple, je tiens que toute l'ancienne Eglise ne croyait pas le culte des images permis : et si quelqu'un des anciens martyrs revenait ici, il se trouverait bien surpris. Cependant l'Orient ayant changé peu après là-dessus, le dogme combattu longtemps par l'inclination qui porte les hommes à l'extérieur, a été enfin renversé par le second concile de Nicée, qui se sert de textes pour appuyer sa prétention : et malgré la meilleure partie de l'Occident, qui s'y opposait dans le concile de Francfort, Rome donna là-dedans. Votre remarque, Monseigneur, sur le concile de Nicée, est considérable. L'argument ad hominem d'Anastase le Bibliothécaire, pris de l'adoration de la croix déjà reçue, prouve seulement que les abus s'autorisent les uns les autres. On avait été plus facile sur la croix, d'autant que ce n'est pas la ressemblance d'une chose vivante : par après on a joint l'image ou effigie de Jésus-Christ à la croix pour l'adorer; et enfin on s'est laissé aller jusqu'aux images des simples créatures, en adorant celles des Saints ; ce, qui était le comble.

J'ai de la peine à croire que les Pères de Francfort eussent permis le culte des images, sous condition d'une adoration inférieure. Ils ont donc tort de n'avoir pas marqué qu'ils entraient dans un tempérament qui se présentait naturellement à ceux qui y avaient de l'inclination. Mais ils jugeaient tout autrement : ils croyaient principiis esse obstandum. Si on l'avait fait de bonne heure, le

 

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christianisme ne serait point devenu méprisable dans l'Orient, et Mahomet n'aurait point prévalu.

L'autre question était : Si l'on n'a pas reçu quelquefois des sentiments, comme de foi, qui n'étaient pas établis auparavant. J'avais apporté l'exemple de la condamnation des monothélites. Vous répondez, Monseigneur, qu'accordant que Jésus-Christ a véritablement la nature humaine aussi bien que la divine, il fallait accorder qu'il a deux volontés. Mais voilà une autre question, sur la conséquence de laquelle les plus habiles gens de ce temps-là ne demeuraient point d'accord. Il s'agit du dogme même, s'il était établi; de plus, la conséquence souffre bien des difficultés, et dépend d'une discussion profonde de métaphysique, et je suis comme persuadé que si la chose n'avait été décidée, les scolastiques se seraient trouvés partagés sur celte question. Il ne s'agit pas de la volonté m actu primo, qui est une faculté inséparable de la nature humaine; mais de l'action de vouloir, quae potest indigere complemento à sustentante Verbo; ita ut ab utrâque resultet unica actio, cum dici soleat actiones esse suppositorum.

Quant au concile de Bâle, il lui était permis de parler comme vous dites, Monseigneur; et si l'on faisait un traité semblable avec les protestants, il serait permis à chaque parti de dire que la discussion future des points qui resteraient à décider, serait une discussion d'éclaircissement, et non pas de doute, chacun ayant la croyance que l'opinion qu'il tient véritable prévaudra. Ce serait donc assez que vos Messieurs fissent ce qu'on fit à Bâle. J'ai cm que la seule exposition ne suffisait pas, entre autres parce qu'il y a des questions qui ne sont pas de théorie seulement, mais encore de pratique. J'avoue aussi, Monseigneur, que je ne vois pas comment de certains principes accordés, il s'ensuive qu'on doive tout accorder de votre côté : au contraire j'ose dire que je crois voir clairement l'obligation où l'on est d'offrir ce que fit le pape Eugène avec le concile de Bâle, à l'égard des calixtins. En vérité, je ne crois pas qu'autrement il y ait moyen de venir à une réunion, qui soit sans contrainte. Cependant il faut pousser la voie de l'exposition aussi loin qu'il est possible, et je ne crois pas que personne vous y surpasse. Aussi M. Molanus tâchera de vous y

 

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seconder ; et pour moi, je contribuerai au moins par mes applaudissements, ne le pouvant pas par mes lumières trop courtes. Je suis avec un attachement parfait, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur (a).....

 

 

Leibniz.

 

 

LETTRE XXVI.
LEIBNIZ A  BOSSUET.
5 juin 1693.

 

Je me rapporte à une lettre assez ample, que je me suis donné l'honneur de vous écrire il y a quelque temps (b). Je croyais cependant vous envoyer la réponse de M. l'abbé de Lokkum ; et en effet j'en ai lu déjà la plus grande partir. Mais comme il est souvent très-occupé, ayant la direction de notre consistoire et de tant d'églises, il n'a pas encore pu finir. Ce sera pourtant dans peu ; car il se presse effectivement pour cela le plus qu'il peut. La réponse sera bien ample, et contiendra bien des bonnes choses.

En attendant cet ouvrage, qui sera gravis armaturœ miles, je vous envoie, Monseigneur, velitem quemdam. C'est ma réponse au discours de M. l'abbé Pirot, touchant l'autorité du concile de Trente, que je soumets aussi à votre jugement, et vous supplie de la lui faire tenir. Je suis avec beaucoup de zèle, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Leibniz.

 

LETTRE XXVII.
MADAME DE BRINON A BOSSUET.
Ce 5 août 1693.

 

Madame la duchesse de Brunswick m'a envoyé, Monseigneur, cette grande lettre de M. Leibniz; elle souhaiterait fort que Votre

 

(a) Leibniz s'empresse de revenir à la fin de sa lettre, sur la nature et la force des corps ; il raconte longuement les difficultés que sa Dynamique  rencontre en France, devant l'Académie des sciences.

(b) Sans doute la lettre précédente, du 9 mars.

 

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Grandeur voulût y répondre. Je crains que M. Leibniz n'embarrasse sa foi par ses subtilités, et qu'il ne veuille aussi essayer de vous faire parler à un autre qu'à lui sur le concile de Trente : car assurément ce que vous lui en avez dit, et M. Pirot aussi, lui de-vroit suffire. J'ai mandé toujours d'avance à cette duchesse, qui est fort goûtée des protestants, que la matière du concile de Trente était épuisée et décidée entre Votre Grandeur et M. Leibniz : que s'il était de bonne foi, il n'avait qu'à lui montrer ce que vous aviez pris la peine de lui en écrire ; que vous n'auriez rien davantage à lui dire là-dessus. Mais comme je doute fort qu'il montre à son Altesse sérénissime ce que Votre Grandeur lui en a écrit, et M. Pirot aussi, avant que notre illustre ami M. Pelisson fût mort, je vous supplie très-humblement. Monseigneur, de me faire l'honneur de m'écrire quelque chose là-dessus, que je puisse envoyer en Allemagne à madame la duchesse de Brunswick, afin qu'elle voie qtie je n'ai pas manqué de vous envoyer la lettre de M. Leibniz, comme elle me l'a ordonné, et qu'elle puisse elle-même savoir à quoi s'en tenir sur le concile de Trente. Elle m'écrit qu'elle est fort surprise d'apprendre qu'il n'est pas reçu en France, aussi bien sur les dogmes que sur la politique. Je serais très-fâchée, dans l'estime et l'amitié que j'ai pour cette duchesse et dans l'intégrité où je connais sa foi, qu'on la pût séduire en ce dangereux pays sur la moindre chose. C'est ce qui fait, Monseigneur, que j'ai recours à vous, afin que vous lui donniez quelque antidote contre ce poison. Je m'aperçois que M. Leibniz a des correspondances avec quelques docteurs, qui l'instruisent de tout, bien ou mal : c'est ma pensée; peut-être que je me trompe; mais il me semble que ce jugement n'est point téméraire. Je vous demande toujours la continuation de votre bienveillance.

 

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LETTRE XXVIII. 
LEIBNIZ A BOSSUET SUR   LE   MÉMOIRE   DU    DOCTEUR   PIROT
touchant l'autorité du concile de Trente (a).

 

I. La Dissertation de M. l'abbé Pirot sur l'autorité du concile de Trente en France, ne m'a point paru prolixe; et quand j'étais à la dernière feuille, j'en cherchais encore d'autres. Il y a plusieurs faits importants éclaircis en aussi peu de mots qu'il est possible : et les discussions des faits demandent plus d'étendue que les raisonnements. Je lui suis infiniment obligé de la peine qu'il a prise, principalement pour mon instruction, lui qui est si capable d'instruire le public. Je souhaiterois qu'il me fût possible, dans l'état de distraction où je me trouve maintenant, d'entrer assez avant dans cette discussion des faits pour profiter davantage de ses lumières; mais ne pouvant pas aller si loin, je m'attacherai principalement aux conséquences qu'on en tire.

II. Le concile de Trente a eu deux buts : l'un de décider ou de déclarer ce qui est de foi et de droit divin ; l'autre, de faire des règlements ou lois positives ecclésiastiques. On demeure d'accord , de part et d'autre, que les lois positives tridentines ne sont pas reçues en France sur l'autorité du concile, mais par des constitutions particulières ou règlements du royaume; et sur ce que le concile de Trente décide comme de foi ou de droit divin, M. l'abbé Pirot m'assure qu'il n'y a point de catholique romain en France qui ne l'approuve, et je veux le croire. On demandera donc en quoi je ne suis pas encore tout à fait convaincu ; le voici : c'est premièrement qu'on peut tenir une opinion pour véritable, sans être assuré qu'elle est de foi. C'est ainsi que le clergé de France tient les quatre propositions , sans accuser d'hérésie les

 

(a) Tous les éditeurs disent qu'ils « n'ont pu recouvrer le mémoire de l'abbé Pivot. » Leibniz a résumé selon ses convenances, dans le dessein d’y répondre, l’écrit du savant théologien catholique. Nous ne croyons pas que son analyse, succincte mérite d'être mise sous les yeux du lecteur ; et si nous publions sa réponse, c'est que Bossuet doit s'en occuper.

 

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docteurs italiens ou espagnols, qui sont d'un autre sentiment. Secondement, qu'on peut approuver comme de foi tout ce que le concile a défini comme tel, non pas en vertu de la décision de ce concile, ou comme si on le reconnaissait pour œcuménique ; mais parce qu'on en est persuadé d'ailleurs. Troisièmement, quand il n'y aurait point de particulier en France qui osât dire qu'il doute de l'œcuménicité du concile de Trente, cela ne prouve point encore que la nation l'a reçu pour œcuménique. Les lois doivent être faites dans les formes dues. Ces mêmes personnes qui, maintenant qu'elles sont dispersées, paraissent être dans quelque opinion, pourraient se tourner tout autrement dans l'assemblée. On en a eu des exemples dans les élections et dans les jugements rendus par quelques tribunaux ou parlements, dont les membres sont entrés dans le conseil avec des sentiments bien différents de ceux que certains incidents ont fait naître dans la délibération même. C'est aussi en cela que le Saint-Esprit a privilégié particulièrement les assemblées tenues en son nom, et que la direction divine se fait connaître ; et cette considération a même quelque lien dans les affaires humaines. Par exemple, quand un roi de la Grande-Bretagne voulut amasser les voix des provinces pour trouver là-dedans un préjugé à l'égard du parlement, cette manière de savoir la volonté de la nation ne fut point approuvée ; d'autant que plusieurs n'osent point se déclarer quand on les interroge ainsi, et que les cabales ont trop beau jeu, outre que les lumières s'entre-communiquent dans les délibérations communes.

III. Pour éclaircir davantage ces trois doutes, qui me paraissent très-raisonnables, je commencerai par le dernier, savoir, par le défaut d'une déclaration solennelle de la nation. M. l'abbé Pirot donne assez à connaître qu'il a du penchant à ne pas croire qu'il y ait jamais eu un édit de Henri III, touchant la réception du concile de Trente en ce qui est de foi. Un acte public de cette force ne serait pas demeuré dans le silence; les registres et les auteurs en parleraient : cependant il n'y a que M. de Marca seul qui dise l'avoir vu, à qui la mémoire peut avoir rendu ici un mauvais office. Mais quand il y aurait eu une telle déclaration

 

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du Roi, il la faudrait voir, pour juger si elle ordonne proprement que le concile de Trente doit être tenu pour œcuménique ; car autre chose est recevoir la foi du concile, et recevoir l'autorité du concile.

IV. Quant à la profession de foi de Henri IV, je parlerai ci-dessous de celle qu'il fit à Saint-Denis ; et cependant j'accorde que la seconde, que MM. du Perron et d'Ossat firent en son nom à Rome, a été conforme incontestablement au formulaire de Pie IV. Je ne veux pas aussi avoir recours à la chicane, comme si le roi eût révoqué ou modifié, par quelque acte inconnu ou réservation cachée, ce qui avait été faitj par lesdits du Perron et d'Ossat, bien qu'il y ait eu bien des choses dans cette absolution de Rome, qui sont de dure digestion; et particulièrement cette prétendue nullité de l'absolution de l'archevêque de Bourges, dont je ne sais si l'Eglise de France demeurera jamais d'accord : comme si les papes étaient juges et seuls juges des rois, et d'une manière toute particulière à l'égard de leur orthodoxie. Dirons-nous que, par cette ratification, Henri IV a soumis les rois de France à ce joug? Je crois que non, et je m'imagine qu'on aura recours ici à la distinction entre ce qu'un roi fait pour sa personne et entre ce qu'il fait pour sa couronne, entre ce qu'il fait dans son cabinet et entre ce qu'il fait ex throno, pour avoir un terme qui réponde ici à ce que le Pape fait ex cathedra. Un Pape pourra faire une profession de sa foi, sans qu'il déclare ex cathedra la volonté qu'il a de la proposer aux autres. Nous savons assez le sentiment du pape Clément VIII sur la matière de Auxiliis; il s'est assez déclaré contre Molina : mais les jésuites, qui tiennent le Pape infaillible, lorsqu'il prononce ex cathedra, ne jugent pas que celui-ci ait rien prononcé contre eux ; et on en demeure d'accord. Ainsi la profession de Henri IV ne saurait avoir la force d'une déclaration du royaume de France à l'égard de l'œcuménicité du concile de Trente : elle prouve seulement que Henri IV en son particulier, ou plutôt ses procureurs ont déclaré tenir le concile de Trente pour oecuménique; et ce n'est qu'un aveu de son opinion là-dessus. Ainsi je n'ai pas besoin d'appuyer ici sur la clause qui le dispense de l'obligation de porter ses sujets à la

 

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même foi, sachant bien que ce ne fut qu'à l'occasion des religionnaires que le Pape l'en dispensa, bien qu'en effet la dispense soit générale, et qu'il ne faille pas juger des actes solennels par leur occasion, mais par leur teneur précise ; surtout in iis quœ sunt stricti juris, nec amplianda, nec restringenda, tel qu'est ce qui emporte l'introduction d'une nouvelle décision dans l'Eglise à l'égard des articles de foi. Mais encore, quand le roi se serait obligé de porter ses sujets à la récognition de l'autorité œcuménique du concile de Trente, sans en excepter d'autres que les religionnaires, ce ne serait pas une déclaration du royaume, mais une obligation dans le roi, de faire ce qu'il pourrait raisonnablement pour y porter son peuple; ce qui n'exclurait nullement mie assemblée des Etats, ou au moins des notables des trois Etats.

V. Quand il n'y aurait point eu autrefois de déclaration solennelle de la France contre le concile de Trente, il semble néanmoins qu'il faudrait toujours une déclaration solennelle pour ce concile, afin que son autorité y soit établie, à cause des doutes oû le monde a toujours été là-dessus. Ainsi quand j'ai dit que la déclaration solennelle doit être levée par une autre déclaration solennelle, c'est seulement pour aggraver cette nécessité. Et quand ces déclarations solennelles contraires auraient quelque défaut de formalité, cela ne nuirait pas à mon raisonnement. Car il ne s'agit pas ici de l'établissement de quelque droit, ou qualité de droit ; mais seulement de ce qui fait paraître la volonté des hommes : à peu près comme un testament défectueux ne laisse pas de marquer la volonté du testateur. Ainsi l'esprit de la nation, ou de ceux qui la représentent, paraissant avoir été contraire au concile de Trente, on a d'autant plus besoin d'une déclaration bien expresse pour marquer le retour et la repentance de la même nation.

VI. Mais considérons un peu les actes publics, faits de la part de la France contre ce concile, tirés des Mémoires que MM. du Puy ont publiés. Le premier Acte est la protestation du roi Henri II, lue dans le concile même par M. Amiot. Le roi y déclare tenir cette assemblée sous Jules III, pour une convention particulière, et nullement pour un concile général. M.  Amiot avait une lettre de créance du roi pour être ouï dans le concile;

 

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et cela autorise sa protestation, bien que ladite lettre ne parlât point de la protestation : ce qu'on fit exprès sans doute, pour empêcher les Pères de rejeter d'abord la lettre, et de renvoyer le porteur sans l'entendre; et apparemment il ne voulut point attendre la réponse du concile, parce qu'il ne s'attendait à rien de bon : aussi n'avait-il rien proposé qui demandât une réponse. Ensuite de cette protestation, les François ne se trouvèrent point à cette convocation, et ne reconnurent pas les six séances tenues sous Jules III, tout comme les Allemands ne reconnurent point ce qui s'était fait auparavant sous Paul III, après la translation du concile faite malgré l'Empereur. Nous verrons après si cette protestation a été levée ensuite. Or dans les séances contestées par les François, on avait entrepris de régler des points fort importons, comme sont l'Eucharistie et la pénitence; et M. l'abbé Pirot le reconnaît lui-même.

VII. La seconde protestation des François fut faite dans la troisième convocation sous Pie IV, à cause de la partialité que le Pape et le concile témoignaient pour l'Espagne à l'égard du rang ; et les ambassadeurs de France se retirèrent à Venise, tant à cause de cela que parce qu'on n'avait pus assez d'égard à Trente à l'autorité du roi, aux libertés de l'Eglise gallicane, et à l'opposition que les François faisaient à la prétendue continuation du concile; soutenant toujours que ce qui avait été fait sous Jules III ne devait pas être reconnu, et que la convocation sous Pie IV était une nouvelle indication. Il est vrai que les prélats français restèrent au concile, et donnèrent leur consentement à ce qui y fut arrêté, et même à ce qui avait été arrêté dans les convocations précédentes, sans excepter ce qui s'était fait sous Jules III. Mais on voit cependant que les ambassadeurs du roi n'approuvaient ni ce que faisait le concile, ni la qualité qu'il prenait; et bien que la harangue sanglante que M. du Ferrier un des ambassadeurs avait préparée, n'ait pas été prononcée, elle ne laisse pas de témoigner les sentiments de l'ambassade et l'état véritable des choses, que les hommes ne découvrent souvent que dans la chaleur des contestations. Elle dit : Cùm tamen nihil à vobis, sed omnia magis Romae quàm Tridenti agantur, et hœc quai publicantur magis

 

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PII IV placita, quàm concilii Tridentini decreta jure existimentur, denuntiamus ac testamur, quaecumque in hoc concilio, hoc est Pii IV motu decreta sunt et publicata, decernentur et publicabuntur, ea neque Regem christianissimum probaturum, neque Ecclesiam gallicanam pro decretis œcumenicae, synodi habituram. Il est vrai que la même harangue devait déclarer le rappel des prélats français, qui ne fut point exécuté : mais quoiqu'on en soit venu à des tempéraments pour ne pas rompre la convocation, la vérité du fait demeure toujours, que la France ne croyait pas cette convocation assez libre pour avoir la qualité de concile œcuménique.

La protestation que MM. Pibrac et du Ferrier, ambassadeurs de France, ont faite ensuite, avant que de se retirer, déclare formellement qu'ils s'opposent aux décrets du concile. Il est vrai qu'ils allèguent pour raison le peu d'égard qu'on a pour la France et pour les rois en général ; mais quoique la raison soit particulière, l'opposition ne laisse pas d'être générale. De dire que cet acte n'ait pas été fait au nom du roi, c'est à quoi je ne vois point d'apparence : car les ambassadeurs n'agissent pas en leur nom dans ces rencontres ; ils n'ont pas besoin d'un nouveau pouvoir ou aveu pour tous les actes particuliers. Le roi leur ordonnant de demeurer à Venise, a approuvé publiquement leur conduite ; et les sollicitations du cardinal de Lorraine pour les faire retourner au concile, furent sans effet outre qu'on reconnaît qu'ils avaient ordre du roi de protester et de se retirer. On a laissé les prélats français pour éviter le blâme et pour donner moyen au Pape et au concile de corriger les choses insensiblement et sans éclat, en rétablissant dans le concile la liberté des suffrages, et tout ce qui était convenable pour lui donner une véritable autorité. Le défaut d'enregistrement de la protestation faite par M. du Ferrier et le refus qu'il lit d'en donner copie, ne rend pas la protestation nulle ; et on ne peut pas même dire qu'un tel acte demeure comme en suspens, jusqu'à ce qu'on trouve bon de l'enregistrer et den communiquer des copies, puisqu'il porte lui-même avec soi toutes les solennités nécessaires pour subsister. Le refus des copies vint apparemment de ce qu'on voulait adoucir les choses et dorer la

 

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pilule, et encore pour ne pas donner sujet à des contestations nouvelles. C'est ainsi crue les ambassadeurs de Ravière et de Venise ayant protesté dans le mémo concile l'un contre l'autre à cause du rang contesté entre eux, refusèrent d'en donner copie, comme le cardinal Pallavicin le rapporte. Mais quand la protestation serait nulle à cause des défauts dé formalité, j'ai déjà dit que le sentiment des ambassadeurs et de la Cour ne laisse pas de marquer la vérité des choses ; et les lettres que les ambassadeurs écrivirent de Venise au roi, font connaître qu'ils ne trouvaient pas à propos de retourner à Trente et d'assister à la conclusion du concile, pour ne pas paraître l'approuver, et pour ne pas donner la main à la prétendue continuation, ni aller contre la protestation de Henri II, outre les autres raisons qu'ils alléguèrent dans leur lettre au roi Charles IX.

VIII. La ratification du concile entier et de toutes ses séances depuis le commencement jusqu'au dernier Acte, faite en présence des prélats français et de leur consentement, sans excepter même les sessions tenues sous Jules III sans les François, contre la protestation de Henri II, ne suffit pas à mon avis pour lever les oppositions de la nation française. Ces prélats n'étaient point autorisés à venir à l'encontre de la déclaration de la nation faite par le roi. Leur silence et même leur consentement peut témoigner leur opinion; mais non pas l'approbation de l'Eglise et nation gallicane. La conduite du cardinal de Lorraine n'a pas été approuvée ; et les autres furent entraînés par son autorité : outre que ces sortes de ratifications in sacco, en général et sans discussion, ou pour parler avec nos anciens jurisconsultes, per aversionem, sont sujettes à des surprises et à des subreptions. Il fallait reprendre toutes les matières qui avaient été traitées en l'absence de la nation française, aussi bien que les matières traitées en l'absence de la nation allemande; et après une délibération préalable, faire des conclusions convenables pour suppléer au défaut de l'absence de ces deux grandes nations.

IX. Tout ce que je viens de dire, depuis le troisième paragraphe, tend à justifier ce que j'ai dit de la déclaration solennelle de la nation, qui bien loin de se trouver pour le concile,

 

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se trouve plutôt contraire à son autorité, quand même j'accorderais que les particuliers ont été et sont persuadés que ce concile est véritablement œcuménique. Cependant je ne vois rien encore qui m'oblige d'accorder cela : assurément ce n'était pas le sentiment de MM. Pibrac et du Ferrier. Il semble qu'on reconnaît aussi que ce n'était pas celui du feu président de Thou, ni de MM. du Puy. J'ai vu des objections d'un auteur catholique romain contre la réception du concile de Trente, faites pendant la séance des Etats, l'an 1615, avec des réponses assez importantes, le tout inséré dans un volume manuscrit, sur l'assemblée du clergé de l'an 1614 et 1615.

Ces objections marquent assez que Fauteur ne tient pas ce concile pour œcuménique ; à quoi l'auteur des réponses n'oppose que des pétitions de principe. J'ai lu ce que les députés du tiers-état ont opiné entre eux sur l'article du concile. Quelques-uns demeurent en termes généraux, refusant d'entrer en matière, soit parce qu'on était sur le point de finir leurs cahiers, qu'ils dévoient présenter au roi, soit, disent-ils, parce que les François ne sont pas à présent plus sages qu'ils étaient il y a soixante ans; et que leurs prédécesseurs apparemment avaient eu de bonnes raisons de ne pas consentir à la réception du concile, qu'on n'avait pas maintenant le loisir d'examiner. Quelques-uns disent qu'on reçoit la foi du concile de Trente; mais non pas les règlements de discipline. J'ai remarqué qu'il y en a eu un, et il me semble que c'est Miron lui-même, président de l'assemblée, qui dit en opinant que le concile est œcuménique ; mais que cela nonobstant, il n'est pas à propos maintenant de parler de sa réception. Cependant je ne vois pas que d'autres en aient dit autant. Charles du Moulin, auteur catholique romain et fameux jurisconsulte, a écrit positivement, si je ne me trompe, contre l'autorité du concile de Trente : ce qui a fait que les Italiens l'ont pris pour protestant ; et que ses livres sont tellement inter prohibitos primœ classis, que j'ai vu que lorsqu'on donne licence à Rome de lire des livres défendus, Machiavel et du Moulin sont ordinairement exceptés. L'on en trouvera sans doute encore bien d'autres déclarés contre le concile. M. Vigor en paraît être, et peut-être M. de Launoi lui-même,

 

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à considérer son livre : De potestate Regis circa validilatem matrimonii; et les modernes, qui se rapportent aux raisons et considérations de leurs ancêtres, témoignent assez de laisser au moins ce point en suspens. La faiblesse du gouvernement de Catherine de Médicis et ses enfants, a fait que le clergé de son autorité privée a introduit en France la Profession de foi de Pie IV, et obligé tous les bénéficiers et ceux qui ont droit d'enseigner de faire cette profession; par une entreprise semblable à celle qui porta Messieurs du clergé, dans leur assemblée de 1015, à déclarer, quant à eux, le concile de Trente pour reçu. Je crois que Messieurs des conseils et parlements et les gens du roi dans les corps de justice, n'approuvent guère ni l'un ni l'autre.

X. Or, pour revenir enfin à ma première distinction, ces catholiques romains, qui doutent de l'autorité du concile de Trente, peuvent pourtant demeurer d'accord de tout ce qu'il a défini comme de foi. Ils peuvent approuver la foi du concile de Trente, sans recevoir le concile de Trente pour règle de foi : et ils peuvent même approuver les décrets du concile, sans approuver qu'on y attache les anathèmes, ni qu'on exige des autres l'approbation des mêmes décrets sous peine d'hérésie. Car on n'est pas hérétique quand on se trompe sur un point de fait, tel qu'est l'autorité d'un certain concile prétendu œcuménique. C'est ainsi que les ultramontains et citramontains ont été et sont en dispute touchant les conciles de Constance et de Bâle, ou au moins touchant leurs parties, et touchant celui de Pise et le dernier de Latran. Et apparemment la reine Catherine de Médicis, avec son conseil, était dans le sentiment que je viens de dire sur le concile de Trente, lorsque pour donner raison du refus qu'elle fit de la réception de ce concile, elle allégua qu'il empêcherait la réunion des protestants, comme M. l'abbé Pirot l'avoue, et reconnaît que le prétexte était beau; marque qu'elle désirait un concile plus libre, plus autorisé et plus capable de donner satisfaction aux protestants, et qu'alors la difficulté n'était pas seulement sur la discipline.

XI. Cela peut suffire maintenant, sur ce que M. l'abbé Pirot dit dans son discours, de l'autorité du concile de Trente en France. Je vois qu'il suppose qu'en Allemagne tout le concile de Trente

 

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passe pour œcuménique, nonobstant les oppositions que l'empereur Charles V avait faites contre la translation du concile. Cependant ayant été autrefois moi-même au service d'un électeur de Mayence, qui est le premier prélat de l'Allemagne et dont la juridiction ecclésiastique est la plus étendue, j'ai appris que le concile de Trente n'a pas encore été reçu dans l'archidiocèse de Mayence, ni dans les évêchés qui reconnaissent cet archevêque. Je crois l'avoir entendu de la bouche du feu électeur Jean-Philippe , dont le savoir et la prudence sont connus. La même chose m'a été confirmée par ses ministres. Je ne suis pas bien informé de ce qui s'est fait dans les autres églises métropolitaines d'Allemagne : mais je suis porté à en croire autant de quelques-unes, parce qu'autrement il aurait fallu des synodes provinciaux pour cette introduction, dont cependant on n'a point de connaissance.

XII. Au reste les protestants ont publié plus d'une fois les raisons qu'ils avaient de ne pas déférer à ce concile. Je n'y veux point entrer; et je dirai seulement ici qu'outre l'opposition faite par l'empereur Charles V contre ce qui s'était passé à Boulogne, il fallait que Pie IV tachât de faire remettre les choses, à l'égard des Allemands, aux termes où Charles V les avait mises lorsque les ambassadeurs et les théologiens des protestants alloient à Trente : ce qui ayant été sans suite à cause de la guerre survenue, devait être par après réintégré. Mais la cour de Rome était bien aise de s'en être dépêtrée; et ce fut avec une étrange précipitation que les grandes controverses furent dépêchées à Trente par une troupe de gens dévoués à Rome et peu zélés pour le véritable bien de l'Eglise, qui appréhendaient davantage de choquer Scot ou Cajetan que d'offenser irréconciliablement des nations entières. Car ils se moquaient des peuples éloignés qui ne les touchaient guère, pendant qu'ils ménageaient des moines ; parce qu'il y en avait beaucoup dans leur assemblée, et qu'ils les voyaient considérés dans les pays d'où étaient les prélats qui remplissaient le concile. Ainsi ces messieurs ne faisaient pas la moindre difficulté de trancher net sur des questions de la dernière importance, qui étaient en controverse avec les protestants, et que les anciens Pères n'avaient pas osé déterminer, et parlaient ambigument et avec

 

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beaucoup de réserve de ce qui était en dispute entre les scolastiques.

XIII. Il semble même qu'ils vouloient profiter de ces moments favorables, que les temps et les conjonctures leur fournissaient, lorsque les protestants et presque toutes les nations du Nord étaient absentes, aussi bien que les Grecs et les Orientaux ; qu'il y avait un roi d'Espagne entêté des moines, dont les sentiments étaient bien éloignés de ceux de l'empereur son père; et que la France était gouvernée par une femme italienne et par les princes de la maison de Lorraine, qui avaient leur but. Ainsi ces prélats, italiens pour la plupart, toujours entêtés de certaines opinions chimériques, que les autres sont des barbares et qu'il appartient à eux de gouverner le monde; bien aises d'avoir les coudées franches et de voir en quelque façon dans l'opinion de bien des gens le pouvoir de l'Eglise universelle déposé entre leurs mains, au lieu qu'à Constance et à Bâle les autres nations balançaient fort et obscurcissaient même l'autorité des Italiens : ces prélats, dis-je, soutenus et animés par la direction de Rome, taillèrent en plein drap, et firent des décisions à outrance à l'égard de la foi, sans vouloir ouïr des oppositions; et au lieu d'une réforme véritable des abus dominants dans l'Eglise, ils consumèrent le temps en des matières qui ne touchaient que l'écorce, pour se tirer bientôt d'affaire et apaiser le monde, qui avait été dans l'attente de quelque chose de grand de la part de ce concile. Aussi peut-on dire que bien des choses empirèrent quand il fut terminé ; que Rome triompha de joie d'être sortie sans dépens de cette grande alla ire et d'avoir maintenu toute son autorité; que l'espérance de la réconciliation fut perdue; que les abus jetèrent des racines plus fortes ; que les religieux par le moyen des confréries et de mille inventions, portèrent la superstition plus loin qu'elle n'avait jamais été, au grand déplaisir des personnes bien intentionnées; que personne n'osa plus ouvrir la bouche, parce qu'on le traitait d'abord d'hérétique, au lieu qu'auparavant des Erasmes et des Vives, tout estimés qu'ils étaient dans l'Eglise romaine, n'avaient pas laissé de s'ouvrir sur les erreurs et les abus des moines et des scolastiques qu'on vit alors canonisés, tandis que plusieurs

 

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honnêtes gens et bons auteurs furent marqués au coin de l'hérésie par ces nouveaux juges. La France presque seule alors pouvoil et devait maintenir la liberté de l'Eglise, contre cette conspiration d'une troupe de prélats et de docteurs ultramontains, qui étaient comme aux gages des légats du Pape : mais la faiblesse du gouvernement et l'ascendant du cardinal de Lorraine, lièrent les mains aux bien intentionnés. Cependant Dieu voulut que la victoire ne fût pas entière; que le génie libre de la nation française ne fût pas tout à fait supprimé; et que nonobstant les efforts des papes et du cardinal de Lorraine, la réception du concile ne passât jamais.

XIV. Quelqu'un dira qu'on n'a pas besoin du consentement des nations ; que les seuls prélats ou évêques convoqués par le Pape, sont de l'essence d'un concile œcuménique; et que ce qu'ils décident doit être reçu, sous peine de damnation éternelle, comme la voix du Saint-Esprit, sans s'arrêter aux intérêts des couronnes ou nations. Il semble que c'étaitle sentiment de l'évêque de Beauvais. dans la harangue qu'il fit aux députés du tiers-état, l'an 1615. C'est aussi l'opinion de l'auteur des Réponses pour la réception du concile, contre les objections dont j'ai parlé ci-dessus, et même les ambassadeurs de France, retirés à Venise, écrivirent au roi leur maître, que les ambassadeurs n'assistaient pas aux anciens conciles; et quelques députés du tiers-état disent en opinant, que les conciles n'ont pas besoin de réception, et s'étonnent qu'on la demande; mais c'est pour éviter cette réception qu'ils le disent.

Je réponds qu'il semble en effet que les seuls évêques ou pasteurs des peuples doivent avoir voix délibérative et décisive dans les conciles : mais cela ne se doit point prendre avec cette précision métaphysique, que les affaires humaines n'admettent point. Il faut des préparatifs avant que de venir à ces délibérations décisives ; et les puissances séculières, en personne ou par leurs ambassadeurs, y doivent avoir une certaine concurrence à l'égard de la direction. Il est convenable que les prélats soient autorisés des nations, et même que les prélats se partagent et délibèrent par nation, afin que chaque nation faisant convenir ceux de son corps et communiquant avec les autres, on prépare le chemin à

 

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l'accord général de toute l'assemblée. C'est ainsi qu'on en usa à Constance, et je me suis étonné plusieurs fois de ce que l'Empereur et la France ne tâchèrent pas d'obliger les papes à suivre cet exemple à Trente. Les choses auraient tourné tout autrement ; et peut-être les nations allemande et anglaise, avec le reste du Nord, n'en seraient pas venus à cette séparation entière qu'on ne saurait assez déplorer, et de laquelle la cour de Rome ne se souciait plus guère, aimant mieux les perdre et garder un plus grand pouvoir sur ceux qu'elle retenait que de les retenir tous aux dépens de son autorité. Mais je crois qu'en effet les papes, craignant déjà assez la tenue d'un concile général, n'y seraient venus qu'à l'extrémité, si on les avait obligés à cette forme ; et leur bonheur fut le malheur commun, en ce que les deux puissances principales de la chrétienté étaient toujours brouillées ensemble.

XV. Quant à l'assistance de la puissance séculière, on ne saurait disconvenir à l'égard des anciens conciles que l'indiction dépendait de l'Empereur, et que les empereurs ou leurs légats avaient proprement la direction du concile pour y maintenir l'ordre. Presque toute l'Eglise était comprise dans l'Empire romain : les Perses étaient encore idolâtres ; les rois des Goths et des Vandales étaient ariens; les Axumites ou Abyssins, et quelques autres peuples semblables, convertis depuis peu par des évêques de l'Empire romain, n'y faisaient pas grande figure, et venaient plutôt pour apprendre que pour enseigner. Enfin les légats des empereurs avaient encore grande influence sur la conclusion finale du concile, qu'ils pouvaient  avancer ou suspendre. Le Pape s'est attribué une partie de ce pouvoir depuis la décadence de l'Empire romain : le reste doit être partagé entre les puissances souveraines ou grands Etats qui composent l'Eglise chrétienne; en sorte néanmoins que l'Empereur y ait quelque préciput, comme premier chef séculier de l'Eglise : et les ambassadeurs, qui représentent leurs maîtres dans les conciles, forment un corps ensemble dans lequel se trouve le droit des anciens empereurs romains ou de leurs légats : et le moyen le plus commode de maintenir le droit de leur influence, est celui des nations, puisque chaque nation et

 

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couronne a un rapport particulier à ses souverains et à ceux qui les représentent. Cela n'est pas assujettir l'Eglise universelle aux souverains; mais c'est trouver un juste tempérament entre la puissance ecclésiastique et séculière, et employer toutes les voies de la prudence pour disposer les choses à une bonne fin.

XVI. On me dira peut-être que tout ceci est fort bon, mais nullement nécessaire. Je ne veux point disputer présentement, quoiqu'il y ait peut-être quelque chose à dire à l'égard de l'indiction d'un concile, où le concours des souverains pourrait paraître essentiel ; mais je dirai seulement à l'égard du concile de Trente, qu'afin qu'un concile soit œcuménique, il ne faut pas qu'une nation ou deux y dominent : il faut que le nombre des prélats des autres nations y soit assez considérable pour s'entre-balancer ; afin qu'on puisse reconnaître la voix de toute l'Eglise, à laquelle Dieu a promis particulièrement son assistance, outre que dans les conciles il s'agit souvent de la tradition, de laquelle une ou deux nations ne sauraient, rendre un bon témoignage. Or il faut reconnaître que les Italiens dominaient proprement à Trente, et qu'après eux les Espagnols se faisaient considérer, que les François n'y faisaient pas grande figure, et que les Allemands, qui dévoient surtout être écoutés, n'en faisaient point du tout. Mais l'Eglise grecque particulièrement ne devait pas être négligée, à cause des traditions anciennes dont elle peut rendre témoignage contre les opinions nouvelles, reçues et devenues communes parmi les Latins, par l'ascendant qu'y avaient pris les ordres mendiants et les scolastiques sortis de ces ordres, souvent bien éloignés de l'ancien esprit de l'Eglise.

XVII. Ainsi on peut dire que les prélats n'étaient pas en nombre suffisant, à proportion des nations, pour représenter l'Eglise œcuménique : et afin de balancer les Italiens et les Espagnols, il fallait bon nombre, non-seulement de François, qui, avec lesdits Italiens et Espagnols, composent proprement la langue latine; mais encore de la langue allemande, sous laquelle on peut comprendre encore les Anglois, Danois, Suédois, Flamands, et de la langue sclavonne, qui comprend les couronnes de Pologne et de Dobème, et autres peuples, et qui se pourrait associer les Hongrois,

 

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pour ne rien dire des Grecs et des Orientaux. Et il ne sert de rien de répliquer qu'une bonne partie de ces peuples est séparée de l'Eglise : car c'est prendre pour accordé ce qui est en question; et de dire qu'on les a cités, cela n'est rien. Il fallait prendre des mesures pour qu'ils pussent venir honnêtement et sûrement, et suis vouloir les traiter en condamnés. On en sut bien prendre avee les Grecs dans le concile de Ferrare ou de Florence ; et le prétendu schisme où l'on veut que les Grecs se trouvent enveloppés n'empêcha pas leurs prélats d'entrer dans le concile, et de traiter avec les Latins d'égal à égal. On les ménagea même dans les matières qu'on a précipitées à Trente sans ménagement ; et M. l'abbé Pirot a bien remarqué qu'on ne voulut rien décider à Florence, en présence des Grecs, à l'égard de la dissolution du mariage par adultère. Quelle apparence donc de le décider par après dans un autre concile en leur absence, sans aucune communication avec eux? C'est cependant ce que le concile de Trente n'a pas fait scrupule de faire, passant ainsi par-dessus toutes les formes. C'était apparemment pour contrecarrer davantage les protestants : car on prenait plaisir de les condamner en toutes les rencontres; comme si on était bien aise de se défaire des gens et des peuples, dont la cour de Rome craignait quelque préjudice à son autorité. On a coutume de dire qu'il y avait peu d'Occidentaux au grand concile de Nicée ; mais le nombre ne fait rien, quand le consentement est notoire, au lieu qu'il faut entendre les gens lorsque leur dissension est connue. Mais j'ai déjà dit que le concile de Trente était plutôt mi synode de la nation italienne, où l'on ne faisait entrer les autres que pour la forme et pour mieux couvrir le jeu ; et le Pape y était absolu. C'est ce que les François déclarèrent assez dans les occasions, lorsqu'on avait mis leur patience à bout par quelque entreprise contraire à cette couronne. Qu'ils l'aient fait en forme due ou non, par des harangues prononcées ou seulement projetées, par des protestations enregistrées ou non enregistrées, avouées ou non avouées; qu'on ait rappelé les prélats français, ou qu'on les y ait laissés : cela ne fait rien à la vérité des choses, et ne lève pas les défauts essentiels qui se trouvaient dans le concile.

 

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XVIII. Je ne m'étais proposé que de parler de l'autorité du concile de Trente en France; mais j'ai été insensiblement porté à parler de l'autorité de ce concile en elle-même à l'égard de la forme. Ainsi, pour achever, je veux encore dire quelque chose de sa matière et de ses décisions. J'ai été bien aise d'apprendre par la dissertation de M. l'abbé Pirot, en quoi l'on croit proprement que le concile de Trente a fait de nouvelles décisions en matière de foi. Je sais que les sentiments sont assez partagés là-dessus, mais le jugement d'un sorboniste aussi célèbre et aussi éclairé que lui me paraîtra toujours très-considérable. Il rapporte donc qu'après la définition du concile de Trente et auprès de ceux qui le tiennent pour œcuménique, on ne saurait douter sans hérésie d'aucuns des livres, ni d'aucune partie des livres compris dans le volume de l'Ecriture sainte, sans en excepter même Judith, Tobie, la Sagesse, l’Ecclésiastique, les Machabées, et sans en excepter encore le reste d’Esther, le Cantique des Enfants, l'histoire de Susanne, celle de l'histoire de Bel et du Dragon, aussi bien que la prophétie de Baruch; qu'on ne saurait plus douter que la justification se fait par une qualité inhérente, ni que la foi justifiante est distinguée de la confiance en la miséricorde divine, ni du nombre septénaire des sacrements, de l'intention du ministre y requise; de la nécessité absolue du baptême; de la concomitance du corps et du sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie avec sa divinité; de la matière, forme et ministre des sacrements; de l'indissolubilité du lien du mariage nonobstant l'adultère.

XIX. Je crois qu'on y pourrait ajouter encore d'autres points : temple, la distinction entre le baptême de saint Jean-Baptiste et celui de Notre-Seigneur, établie avec anathème; la confirmation de quelques canons de saint Augustin et du concile d'Orange sur la grâce; et selon les jésuites ou leurs partisans, la suffisance de l'attrition jointe avec le sacrement de pénitence. Selon les protestants et même selon quelques catholiques romains, qui doutent de l'autorité de quelques conciles antérieurs, on y pourrait encore joindre bien d'autres articles. Mais en général on peut dire que plusieurs propositions reçues dans l'Occident avant

 

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ce concile, n'ont commencé que par lui à être établies sous peine d'hérésie et d'anathème.

XX. Mais tout cela, bien loin de servir à la louange du concile de Trente, doit rendre tant les catholiques romains que les protestants plus difficiles à le reconnaître. Nous n'avons peut-être que trop de prétendues définitions en matière de foi. On devait se tenir à la tradition et à l'antiquité, sans prétendre de savoir et d'enjoindre aux autres, sous peine de damnation, des articles dont l'Eglise s'était passée depuis tant de siècles, et dont les saints et grands hommes de l'antiquité chrétienne n'étaient nullement instruits ni persuadés. Pourquoi rendre le joug des fidèles plus pesant, et la réconciliation avec les protestants plus difficile? Quel besoin de canoniser l'histoire de Judith et autres semblables, malgré les grandes difficultés qu'il y a à l'encontre? Et quelle apparence que nous en puissions plus savoir que l'Eglise au temps de saint Jérôme, vu que tout ce qui est de foi divine, tandis que nous manquons de révélations nouvelles, ne nous saurait être appris que par l'Ecriture sainte ou par la tradition de l'ancienne Eglise? Et si nous nous tenons à la règle de Vincent de Lérins, touchant ce qu'on doit appeler catholique, ou même à ce que dit la Profession de Pie IV, qu'il ne faut jamais interpréter l'Ecriture que juxta unanimem consensum Patrum, et enfin à ce que Henri Holden, Ànglois, docteur sorboniste, si je m'en souviens bien, a écrit de l'analyse de la foi contre les sentiments du Père Gretser, jésuite : toutes ces décisions seront en danger de perdre leur autorité. Surtout il fallait bien se donner de garde d'y attacher indifféremment des anathèmes. George Calixte, un des plus sa vans et des plus modérés théologiens de la Confession d'Augsbourg, a bien représenté dans ses Remarques sur le concile de Trente et dans ses autres ouvrages, le tort que ce concile a fait à l'Eglise par ses anathématismes.

XXI. Cependant je crois que bien souvent on pourrait venir au secours du concile par une interprétation favorable. J'ai vu un essai de celles d'un protestant, et j'en vois des exemples parmi ceux de la communion de Rome. En voici deux assez considérables. Les protestants ont coutume de se récrier étrangement

 

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contre ce concile, sur ce qu'il fait dépendre la validité du sacrement de l'intention du ministre. Ainsi, disent-ils, on aura toujours sujet de douter si on est baptisé ou absous. Cependant je me souviens d'avoir vu des auteurs catholiques romains qui le prenaient tout autrement; et lorsqu'un prince de leur communion, dans une lettre que j'eus l'honneur de recevoir de lui, cotoit parmi les autres différends celui de l'intention du ministre, je lui en marquai mon opinion. Il eut de la peine à y ajouter foi : mais ayant consulté un célèbre théologien aux Pays-Bas, il en eut cette réponse, que j'avais raison; que plusieurs catholiques romains étaient de cette opinion ; qu'elle avait été soutenue en Sorbonne, et même qu'elle y était la mieux reçue; qu'effectivement un baptême comique n'était pas valide; mais aussi que, lorsqu'on fait tout ce que l'Eglise ordonne, la seule substraction interne du consentement ne nuisait point à l'intention, et n'était qu'une protestation contraire au fait. L'autre exemple pourra être la suffisance de l'attrition avec le sacrement. J'avoue que le concile de Trente paraît la marquer assez clairement, chapitre IV de la session XIV, et les jésuites prennent droit là-dessus. Cependant ceux qu'on appelle Jansénistes s'y sont opposés avec tant de force et de succès, que la chose paraît maintenant douteuse, surtout depuis que les papes mêmes ont ordonné que les parties ne se déchireraient plus, et ne s'accuseraient plus d'hérésie sur cet article. Cela fait voir que bien des choses passent pour décidées dans le concile de Trente, qui ne le sont peut-être pas autant qu'on le pense. Ainsi, quelque autorité qu'on donne au concile de Trente, il sera nécessaire un jour de venir à un autre concile plus propre à remédier aux plaies de l'Eglise.

XXII. Toutes ces choses étant bien considérées, et surtout l'obstacle que le concile de Trente apporte à la réunion étant mûrement pesé, on jugera peut-être que c'est par la direction secrète de la Providence que l'autorité du concile de Trente n'est pas encore assez reconnue en France, afin que la nation française, qui a tenu le milieu entre les protestants et les romanistes outrés, soit plus en état de travailler un jour à la délivrance de l'Eglise, aussi bien qu'à la réintégration de l'unité. Aux Etats de l'an 1614

 

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et 1613, le clergé avait manqué en ce qu'il avait différé de parler de ce point de la réception du concile jusqu'à la fin des Etats : autrement, autant que je puis juger par ce qui se passa dans le tiers-état, on serait entré en matière; et je crois que le clergé, qui avait déjà gagné la noblesse, l'aurait emporté. Mais j'ai déjà dit, et je le dis encore, qu'il semble que Dieu ne l'a point voulu, afin que le royaume de France conservât la liberté, et demeurât en état de mieux contribuer un jour au rétablissement de l'unité ecclésiastique par un concile plus convenable et plus autorisé. Aussi mettant à part la force des armes, il n'est pas vraisemblable que, sans un concile nouveau, la réconciliation se fasse, ni que tant de grandes nations, qui remplissent quasi tout le Nord, sans parler des Orientaux, se soumettent jamais aveuglément au bon plaisir de quelques Italiens, uniques auteurs du concile de Trente. Je ne le dis par aucune haine contre les Italiens. J'y ai des amis : je sais par expérience qu'ils sont mieux réglés aujourd'hui et plus modérés qu'ils ne paraissaient être autrefois; et même j'estime leur habileté à se mettre en état de gouverner les autres par adresse, au défaut de la force des anciens Romains. Mais, enfin il est permis à ceux du Nord d'être sur leurs gardes, pour ne pas être les dupes des nations que leur climat rend plus spirituelles. Pour assurer la liberté publique de l'Eglise dans un concile nouveau , le plus sûr sera de retourner à la forme du concile de Constance en procédant par nations, et d'accorder aux protestants ce qu'on accordait aux Grecs dans le concile de Florence.

XXIII. J'ajouterai un mot de la puissance indirecte de l'Eglise sur le temporel des souverains, puisque M. l'abbé Pirot a voulu faire des réflexions sur ce que j'avais dit à cet égard. J'ai vu la consultation de M. d'Ossat, qui porte pour titre : Utrùm Henricus Borbonius sit absolvendus et ad regnum dispensandus ; où il semble qu'il a voulu s'accommoder aux principes de la cour de Rome où il était, selon le proverbe. Ulula cum lupis. Le cardinal du Perron, dans sa Harangue prononcée devant les députés du tiers-état, pouvait se borner à démontrer qu'il ne fallait pas faire une loi en France, par laquelle les docteurs ultramontains et le Pape même seraient déclarés hérétiques : mais il alla plus

 

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avant, et fit assez connaître son penchant à croire que les princes chrétiens perdent leur état par l'hérésie. Ce n'est pas à moi de prononcer sur des questions si délicates. Cependant, exceptant ce qui peut avoir été réglé par les lois fondamentales de quelques Etats ou royaumes, j'aime mieux croire que régulièrement les sujets se doivent contenter de ce qu'on les affranchit de l'obéissance active, sans qu'ils se puissent dispenser de la passive ; c'est-à-dire qu'il leur doit être assez de ne pas obéir aux commandements des souverains, contraires à ceux de Dieu, sans qu'ils aient droit de passer à la rébellion pour chasser un prince qui les incommode ou qui les persécute. Il sera difficile de sauver ce qu'on dit dans le troisième concile de Latran sous Alexandre III, ni ce qu'on a fait dans le premier concile de Lyon sous Innocent IV. Cependant le soin que M. l'abbé Pirot prend en faveur de ces deux conciles est fort louable. Mais sans parler de la déposition des princes et de l'absolution des sujets de leur serment de fidélité, on peut former des questions où la puissance indirecte de l'Eglise sur les matières temporelles paraît plus raisonnable : par exemple, si quelque prince exerçait une infinité d'actions cruelles contre les églises, contre les innocents, contre ceux qui refuseraient de donner leur approbation expresse à toutes ses méchancetés : on demande si l'Eglise pourrait déclarer pour le salut des âmes, que ceux qui assistent ce prince dans ses violences pèchent grièvement et sont en danger de leur salut ; et si elle pourrait procéder à l'excommunication, tant contre ce prince que contre ceux de ses sujets qui lui donneraient assistance, non pas pour se maintenir dans son royaume et dans ses autres droits, mais pour continuer les maux que nous venons de dire. Car ce cas ne paraît pas contraire à l'obéissance passive : et c'est à cet égard que j ai parlé de la puissance indirecte de l'Eglise sur les matières temporelles , pour ne rien dire à présent des lois ecclésiastiques, des mariages et autres matières semblables.

XXIV. Avant que de conclure, je satisferai, comme hors d'oeuvre, à la promesse que j'ai faite ci-dessus, de dire ce que j'ai appris de la profession de foi que Henri IV avait faite à Saint-Denis, quand l'archevêque de Bourges l'eut réconcilié avec

 

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l'Eglise. J'ai lu un volume manuscrit, contenant tout ce qui concerne l'absolution de Henri IV, tant à Saint-Denis qu'à Rome. Les six premières pièces du volume appartiennent à l'absolution de Saint-Denis. Il y a premièrement la promesse du roi, à son avènement à la couronne, de maintenir la religion catholique romaine, et d'août 1589; secondement, Acte par lequel quelques princes, ducs et autres seigneurs français le reconnaissent pour roi, conformément à l'Acte précédent de la même date ; troisièmement, le procès-verbal de ce qui se passa à Saint-Denis à l'instruction et absolution du roi, du 22 au 25 juillet 1593; quatrièmement, promesse que le roi donna par écrit, signée de sa main et contresignée du sieur Ruzé son secrétaire d'Etat, après avoir fait l'abjuration et reçu l'absolution comme dessus, du 25 juillet 1593; cinquièmement, profession de foi, faite et présentée par le roi lors de son absolution; sixièmement, discours de M. du Mans pour l'absolution du roi.

Le procès-verbal susdit marque que les prélats délibérèrent si on ne renverrait pas l'affaire à Rome : mais enfin ils conclurent, à cause de la nécessité du temps, du péril ordinaire de mort auquel le roi était exposé par la guerre, et de la difficulté d'aller ou d'envoyer à Rome, mais surtout pour ne pas perdre la belle occasion de la réunion d'un si grand prince, que l'absolution lui serait donnée à la charge que le roi enverrait envers le Pape ; et ces raisons sont étendues plus amplement dans le discours de M. du Mans. Il y est aussi marqué que les prélats assemblés pour l'instruction et réconciliation du roi, firent dresser la profession de foi à la demande réitérée du roi, qui fut lue et approuvée de toute l'assemblée comme conforme à celle du concile. Cependant il est très-remarquable que cette profession, toute conforme qu'elle est en tout autre point avec celle de Pie IV, en est notablement différente dans les seuls endroits dont il s'agit, savoir en ce qu'elle ne fait pas la moindre mention du concile de Trente. Car les articles en question de ladite Profession de Pie IV disent : Omnia et singula quœ de peccato originali et justificatione in sacro sanctâ tridentinâ Synodo definita et declarata fuerunt, amplector et recipio; et plus bas : Cœtera item omnia à sacris

 

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canonibus et œcumenicis conciliis, ac prœcipuè à sacrosanctâ Tridentindà synodo tradita, definita et declarata indubitanter recipio atque profiteor; simulque contraria omnia, atque hœreses quascumque ab Ecclesià damnatas, rejectas et anathematizatas, ego pariter damno, rejicio et anathematizo : au lieu que la profession de foi de Henri IV, omettant exprès le concile de Trente dans tous ces deux endroits, dit ainsi : « Je crois aussi et embrasse tout ce qui a été défini et déclaré par les saints conciles touchant le péché originel et la justification ; » et plus bas : « J'approuve sans aucun doute et fais profession de tout ce qui a été décidé et déterminé par les saints canons et conciles généraux, et rejette, réprouve et anathématise tout ce qui est contraire à iceux, et toutes hérésies condamnées, rejetées et anathématisées par l'Eglise. » On ne saurait concevoir ici une faute du copiste, puisqu'elle serait la même en deux endroits. Je ne crois pas aussi qu'il y ait de la falsification : car l'exemplaire vient de bon lieu. Ainsi je suis porté à croire que ces prélats mêmes, qui eurent soin de cette instruction et abjuration du roi, trouvèrent bon de faire abstraction du concile de Trente, dont l'autorité était contestée en France : et cela fait assez connaître que le doute où l'on était là-dessus, ne regardait pas seulement ses règlements sur la discipline, mais qu'il s'étendait aussi à son autorité en ce qui est de la foi.

J'ajouterai encore cette réflexion, que si le concile de Trente, avait été reçu pour œcuménique par la nation française, on n’aurait pas eu besoin d'en solliciter la réception avec tant d'empressement. Car quant aux lois positives ou de discipline, que ce concile a faites, elles étaient presque toutes reçues ou recevables en vertu des ordonnances, excepté ce qui paraissait éloigné des libertés gallicanes, que le clergé même ne prétendait pas faire recevoir. Il paraît donc qu'on a eu en vue de faire recevoir le concile pour œcuménique et règle de foi ; que c'est ainsi que la reine Catherine de Médicis l'a entendu, en alléguant pour raison de son refus l'éloignement de la réconciliation des protestants que cela causerait; et que les prélats français assemblés à Saint-Denis l'ont pris de même, et ont cru une telle réception encore douteuse,

 

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lorsqu'ils ont omis tout exprès la mention du concile dans la profession de foi qu'ils demandèrent à Henri IV.

 

LETTRE XXX.
BOSSUET A LEIBNIZ SUR LE  MÉMOIRE DU   DOCTEUR  PIROT.
Entre juin et octobre 1693.

 

En relisant la lettre de M. Leibniz du 29 mars 1693, j'ai trouvé que sans m'engager à de longues dissertations, qui ne sont plus nécessaires après tant d'explications qu'on a données, je pouvais résoudre trois de ses doutes.

Le premier sur le culte des images. Ce culte n'a rien de nouveau, puisque pour peu qu'on le veuille définir, on trouvera qu'il a pour fin d'exciter le souvenir des originaux ; et qu'au fond cela (a) est compris dans l'adoration de l'arche d'alliance, et dans l'honneur que toute l'antiquité a rendu aux reliques et aux choses qui servent aux ministères divins. Ainsi on trouvera dans toute l'antiquité des honneurs rendus à la croix, à la crèche de Notre-Seigneur, aux vaisseaux sacrés, à l'autel et à la table sacrée, qui sont de même nature que ceux qu'on rend aux images. L'extension de ces honneurs aux images a pu être très-différente, selon les temps et les raisons de la discipline ; mais le fond a si peu de difficulté, qu'on ne peut assez s'étonner comment des gens d'esprit s'y arrêtent tant.

Le second doute regarde l'erreur des monothélites. Avec la permission de M. Leibniz, je m'étonne qu'il regarde cette question comme dépendante d'une haute métaphysique. Il ne faut que savoir qu'il y a une âme humaine en Jésus-Christ, pour savoir en même temps qu'il y a une volonté; non-seulement en prenant la volonté pour la faculté et le principe, mais encore en la prenant pour l'acte, les facultés n'étant données que pour cela.

Ce qu'il dit, que les actions sont des suppôts selon l'axiome de

 

(a) Var. : Et que cela en substance.

 

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l'Ecole, ne signifie rien autre chose, sinon qu'elles lui sont attribuées in concreto; mais non pas que chaque partie n'exerce pas son action propre, comme en nous le corps et l’âme le font. Ainsi dans la personne de Jésus-Christ, le Verbe, qui ne change point, exerce toujours sa même action : l’âme humaine exerce la sienne sous la direction du Verbe ; et cette action est attribuée au même Verbe, comme au suppôt. Mais que l’âme demeure sans son action (a), c'est une chose si absurde en elle-même, qu'on ne la comprend pas. Aussi paraît-il clairement, par les témoignages rapportés dans le concile vi et par une infinité d'autres, qu'on a toujours cru deux volontés, même quant à l'acte, en Jésus-Christ : et si quelques-uns ont cru le contraire, c'est une preuve que les hommes sont capables de croire toute absurdité, quand ils ne prennent pas soin de démêler leurs idées : ce qui paraît à la vérité dans toutes les hérésies ; mais plus que dans toutes les autres, dans celle des eutychiens, dont celle des monothélites est une annexe.

Pour le concile de Bâle, son exemple prouve qu'on peut offrir aux protestants un examen par manière d'éclaircissement, et non par manière de doute, puisqu'il paraît par les termes que j'en ai rapportés qu'on excluait positivement le dernier. Si l'on prétend qu'il ne puisse y avoir de réunion qu'en présupposant un examen par forme de doute sur les questions résolues à Trente, il faut avouer dès à présent qu'il n'y en aura jamais : car l'Eglise ne fera point une chose, sous prétexte de réunion, qui renverserait les fondements de l'unité. Ainsi les protestants de bonne foi, et encore plutôt ceux qui croient, comme M. Leibniz, l'infaillibilité de l'Eglise, doivent entrer dans l'expédient de terminer nos disputes par forme d'éclaircissement : et ce qui prouve qu'on peut aller bien loin par là, c'est le progrès qu'on ferait en suivant les explications de M. l'abbé Molanus.

Pour donner une claire et dernière résolution des doutes que l'on propose sur le concile de Trente, il faut présupposer quelques principes.

Premièrement, que l'infaillibilité que Jésus-Christ a promise à

 

(a) Var. : sans son action naturelle.

 

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son Eglise réside primitivement dans tout le corps, puisque c'est là cette Eglise qui est bâtie sur la pierre, à laquelle le Fils de Dieu a promis que les portes d'enfer ne prévaudraient point contre elle.

Secondement, que cette infaillibilité, en tant qu'elle consiste, non à recevoir, mais à enseigner la vérité, réside dans l'ordre des pasteurs, qui doivent successivement et de main en main succéder aux apôtres, puisque c'est à cet ordre que Jésus-Christ a promis qu'il serait toujours avec lui : « Allez, enseignez, baptisez : je suis toujours avec vous; » c'est-à-dire, sans difficulté, avec vous qui enseignez et qui baptisez, et avec vos successeurs que je considère en vous comme étant la source de leur vocation et de leur ordination, sous l'autorité et au nom de Jésus-Christ.

Troisièmement, que les évêques ou pasteurs principaux, qui n'ont pas été ordonnés par et dans cette succession, n'ont point de part à la promesse, parce qu'ils ne sont pas con enus dans la source de l'ordination apostolique, qui doit être perpétuelle et continuelle, c'est-à-dire sans interruption : autrement cette parole : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles, » serait inutile.

Quatrièmement, que les évêques ou pasteurs principaux qui auraient été ordonnés dans cette succession, s'ils renonçaient à la foi de leurs consécrateurs, c'est-à-dire à celle qui est en vigueur dans tout le corps de l'épiscopat et de l'Eglise, renonceraient en même temps à la promesse, parce qu'ils renonceraient à la succession , à la continuité, à la perpétuité de la doctrine : de sorte qu'il ne faudrait plus les réputer pour légitimes pasteurs, ni avoir aucun égard à leurs sentiments, parce qu'encore qu'ils conservassent la vérité de leur caractère que leur infidélité ne peut pas anéantir, ils n'en peuvent conserver l'autorité, qui consiste dans la succession, dans la continuité, dans la perpétuité qu'on vient d'établir.

Cinquièmement, que les évêques ou les pasteurs principaux, établis en vertu de la promesse et demeurant dans la foi et dans la communion du corps où ils ont été consacrés, peuvent témoigner leur foi, ou par leur prédication unanime dans la dispersion

 

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de l'Eglise catholique, ou par un jugement exprès dans une assemblée légitime. Dans l'une et l'autre considération, leur autorité est également infaillible, leur doctrine également certaine : dans la première, parce que c'est à ce corps ainsi dispersé à l'extérieur, mais uni par le Saint-Esprit, que l'infaillibilité de l'Eglise est attachée ; dans la seconde, parce que ce corps étant infaillible, l'assemblée qui le représente véritablement, c'est-à-dire le concile, jouit du même privilège, et peut dire à l'exemple des apôtres : «  Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous. »

Sixièmement, la dernière marque que l'on peut avoir que ce concile ou cette assemblée représente véritablement l'Eglise catholique, c'est lorsque tout le corps de l'épiscopat, et toute la société qui fait profession d'en recevoir les instructions, l'approuve et le reçoit ; c'est là, dis-je, le dernier sceau de l'autorité de ce concile et de l'infaillibilité de ses décrets, parce qu'autrement, si l'on supposait qu'il se put faire qu'un concile ainsi reçu errât dans la foi, il s'ensuivrait que le corps de l'épiscopat, et par conséquent l'Eglise ou la société qui fait profession de recevoir les enseignements de ce corps, se pourrait tromper ; ce qui est directement opposé aux cinq articles précédents, et notamment au cinquième.

Ceux qui ne voudront pas convenir de ces principes ne doivent jamais espérer aucune union avec nous, parce qu'ils ne conviendront jamais qu'en paroles de l'infaillibilité de l'Eglise, qui est le seul principe solide de la réunion des chrétiens.

Ces six articles suivent si clairement et si nécessairement l'un de l'autre dans l'ordre avec lequel ils ont été proposés, qu'ils ne font qu'un même corps de doctrine, et sont en effet renfermés dans celui-ci du Symbole : Je crois l'Eglise catholique, qui veut dire, non-seulement : Je crois qu'elle est ; mais encore : Je crois ce qu'elle croit ; autrement, c'est ne la pas croire elle-même, c'est ne pas croire qu'elle est, puisque le fond, et pour ainsi dire la substance de son être, c'est la foi qu'elle déclare à tout l'univers; de sorte que si la foi que l'Eglise prêche est vraie, elle constitue une vraie Eglise ; et si elle est fausse, elle en constitue une fausse. On peut donc tenir pour certain qu'il n'y aura jamais d'accord véritable que dans la confession de ces six principes, desquels

 

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nous ne pouvons non plus nous départir que de l'Evangile, puisqu'ils en contiennent la solide et inébranlable promesse, d'où dépendent toutes les autres et toutes les parties de la profession chrétienne.

Cela posé, il est aisé de résoudre tous les doutes qu'on peut avoir sur le concile de Trente en ce qui regarde la foi ; étant constant qu'il est tellement reçu et approuvé à cet égard dans tout le corps des églises qui sont unies de communion à celle de Rome et que nous tenons les seules catholiques, qu'on n'en rejette non plus l'autorité que celle du concile de Nicée. Et la preuve de cette acceptation est dans tous les livres des docteurs catholiques, parmi lesquels il ne s'en trouvera jamais un seul, où lorsqu'on objecte une décision du concile de Trente en matière de foi, quelqu'un ait répondu qu'il n'est pas reçu : ce qu'on ne fait nulle difficulté de dire de certains articles de discipline, qui ne sont pas reçus partout. Et la raison de cette différence, c'est qu'il n'est pas essentiel à l'Eglise que la discipline y soit uniforme non plus  qu'immuable; mais au contraire la foi catholique est toujours la même.

Qu'ainsi ne soit, je demande qu'on me montre un seul auteur catholique, un seul évêque, un seul prêtre, un seul homme, quel qu'il soit, qui croie pouvoir dire dans l'Eglise catholique : Je ne reçois pas la foi de Trente : On peut douter de la foi de Trente. Cela ne se trouvera jamais. On est donc d'accord sur ce point, autant en Allemagne et en France qu'en Italie et à Rome même, et partout ailleurs : ce qui enferme la réception incontestable de ce concile en ce qui regarde la foi.

Toute autre réception (a) qu'on pourrait demander n'est pas nécessaire : car s'il fallait une assemblée pour accepter le concile, il n'y a pas moins de raison de n'en demander pas encore une autre pour accepter celle-là : et ainsi de formalité en formalité et d'acceptation en acceptation, on irait jusqu'à l'infini. Et le ternie où il faut s'arrêter, c'est de tenir pour infaillible ce que l'Eglise, qui est infaillible, reçoit unanimement, sans qu'il y ait sur cela aucune contestation dans tout le corps.

 

(a) Var. : Toute autre réception d'une assemblée.

 

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Par là on voit qu'il importe peu qu'on ait protesté contre ce concile une fois, deux fois, tant de fois que l'on voudra : car outre que ces protestations n'ont jamais regardé la foi, il suffit qu'elles demeurent sans effet par le consentement subséquent; ce qui ne dépend d'aucune formalité, mais de la seule promesse de Jésus-Christ et de la seule notoriété du consentement universel.

On dit que tel pourra convenir de la doctrine du concile, qui ne conviendra pas de ses anathèmes; mais c'est une illusion : car c'est une partie de la doctrine, de décider si elle est digne ou non digne d'anathème. Ainsi dès que l'on convient de la doctrine d'un concile, ses anathèmes très-constamment passent avec elle en décisions.

On trouve de l'inconvénient à faire passer et recevoir tout d'un coup tant d'anathèmes. On n'y en trouverait point, si l'on songeait que ces anatbénies, que l'on a prononcés à Trente en si grand nombre, dépendent après tout de cinq ou six points, d'où tous les autres sont, si clairement et si naturellement dérivés, qu'on voit bien qu'ils ne peuvent être révoqués en doute, sans y révoquer aussi le principe d'où ils sont tirés. Ainsi pour affermir la foi de ces principes, il n'a pas été moins nécessaire d'affermir celle de ces conséquences, et d'en faciliter la croyance par des décisions expresses et particulières.

Et pour s'arrêter à un des exemples que l'auteur de la réponse à M. Pirot semble trouver l'un des plus forts, il juge que la distinction du baptême de Jésus-Christ d'avec celui de saint Jean-Baptiste, n'est pas un article d'une importance à être établi sous peine d'anathème. Mais si l'on rejetait cet anathème, on rejetterait en même temps celui qui regarde l'institution divine et efficace des sacrements, outre que la distinction de ces deux baptêmes est tonnelle dans les paroles de Jésus-Christ et des apôtres.

J'allègue cela pour exemple; mais il serait aisé de faire voir que tous les anathèmes du concile dépendent de cinq ou six articles principaux; et c'est à l'Eglise à juger delà liaison de ces anathématismes particuliers avec ces principes généraux, puisque cela fait une partie de la doctrine, et qu'avec la même autorité que l’Eglise emploie à juger de ces articles principaux, elle juge aussi

 

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de tous ceux qui sont nécessaires pour leur servir de rempart, et qui doivent faire corps avec eux ; autrement il n'y aurait point d'infaillibilité. Exemple : par la même autorité avec laquelle l'Eglise a jugé que Jésus-Christ est Dieu et Homme, elle a jugé qu'il avait une âme humaine aussi bien qu'un corps; et par la même autorité avec laquelle elle a jugé qu'il avait une âme humaine, elle a jugé qu'il y avait dans cette âme un entendement et une volonté humaine, tout cela étant renfermé dans cette décision : Dieu s'est fait Homme. Il en est de même de tous les autres articles décidés : et s'il y en a eu un plus grand nombre décidés à Trente, c'est que ceux qu'il y a fallu condamner avaient remué plus de matières ; et que pour ne donner pas lieu à renouveler les hérésies, il a fallu en éteindre jusqu'à la moindre étincelle. Et sans entrer dans tout cela, il est clair que si la moindre parcelle des décisions de l'Eglise est afïoibl.e, la promesse est démentie, et avec elle tout le corps de la révélation.

Il ne sert de rien de dire que les protestants, un si grand corps, n'ont point consenti au concile de Trente ; au contraire qu'ils le rejettent, et que leurs pasteurs n'y ont point été reçus, pas même ceux qui avaient été ordonnés dans l'Eglise catholique, comme ceux de Suède et d'Angleterre. Car par l'article quatrième, les évêques, quoique légitimement ordonnés, s'ils renoncent à la foi de leurs consécrateurs et du corps de l'épiscopat auquel ils avaient été agrégés, comme ont fait très-constamment les Anglais, les Danois et les Suédois, dès-là ils ne sont plus comptés comme étant du corps, et l'on n'a aucun égard à leurs sentiments. A plus forte raison n'en a-t-on point à ceux des pasteurs qui ont été ordonnés dans le cas de l'article troisième et hors de la succession.

Ainsi l'on n'a pas besoin d'entrer dans la discussion de tous les faits, très-curieusement et très-doctement, mais très-inutilement recherchés dans la réponse à M. Pirot. Tout cela est bon pour l'histoire particulière de ce qui pourrait regarder le concile de Trente : mais tout cela ne fait rien à l'essentiel de son autorité ; et tout dépend de savoir s'il est effectivement reçu ou non; c'est-à-dire s'il est écrit dans le cœur de tous les catholiques et dans la

 

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croyance publique de toute l'Eglise, que l'on ne peut ni l'on ne doit s'opposer à ses décisions, ni les révoquer en doute. Or cela est très-constant, puisque tout le monde l'avoue et que personne ne réclame. Il est donc incontestable que le concile de Trente a reçu ce dernier sceau, qui est expliqué dans l'article sixième, qui renferme en soi la vertu, et qui est le clair résultat des cinq autres, comme les cinq autres s'entre-suivent mutuellement les uns les autres, ainsi qu'il a été dit.

Et si l'on répond que les décisions de ce concile sont reçues, non pas en vertu du concile même, mais à cause qu'on croyait auparavant les points de doctrine qu'elles établissent, tant pis pour celui qui rejetterait ces points de doctrine, puisqu'il avouerait que c'était donc la foi ancienne; que le concile l'a trouvée déjà établie, et n'a fait que la déclarer plus expressément contre ceux qui la rejetaient : ce qui en effet est très-véritable, non-seulement de ce concile, mais encore de tous les autres.

Enfin il ne s'agit plus de délibérer si l'on recevra ce concile ou non : il est constant qu'il est reçu en ce qui regarde la foi. Une Confession de foi a été extraite des paroles de ce concile : le Pape la proposée; tous les évêques l'ont souscrite et la souscrivent journellement; ils la font souscrire à tout l'ordre sacerdotal. Il n'y a là ni surprise ni violence; tout le monde tient à gloire de souscrire : dans cette souscription est comprise celle du concile de Trente. Le concile de Trente est donc souscrit de tout le corps de l'épiscopat et de toute l'Eglise catholique. Nous l'aire délibérer après cela si nous recevrons le concile, c'est nous faire délibérer si nous croirons l'Eglise infaillible, si nous serons catholiques, si nous serons chrétiens.

Non-seulement le concile de Trente, mais tout Acte qui serait souscrit de cette sorte par toute l'Eglise, serait également ferme et certain. Lorsque les pélagiens furent condamnés par le pape saint Zozime, et que tous les évêques du monde eurent souscrit à son décret, ces hérétiques se plaignirent qu'on avait extorqué une souscription des évêques particuliers : De singularibus episcopis subscriptio extorta est : on ne les écouta pas. Saint Augustin leur soutint qu'ils étaient légitimement et irrémédiablement

 

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condamnés (1). Si les Actes qui les condamnaient furent ensuite approuvés par le concile œcuménique d'Ephèse, ce fut par occasion, ce concile étant assemblé pour une autre chose. Le concile d'Orange, dont il est fait mention dans la Réponse, n'était rien moins qu'universel. Il contenait des chapitres que le Pape avait envoyés : à peine y avait-il douze ou treize évêques dans ce concile. Mais parce qu'il est reçu sans contestation, on n'en rejette non plus les décisions que celles du concile de Nicée, parce que tout dépend du consentement. L'auteur même de la Réponse reconnaît cette vérité : « Le nombre ne fait rien, dit-il, quand le consentement est notoire. » Il n'y avait que peu d'évêques d'Occident dans le concile de Nicée : il n'y en avait aucun dans le concile de Constantinople : il n'y avait dans celui d'Ephèse et dans celui de Chalcédoine que les seuls légats du Pape, et ainsi des autres. Mais parce que tout le monde consentait ou a consenti après, ces décrets sont les décrets de tout l'univers. Si l'on veut remonter plus haut, Paul de Samosate n'est condamné que par un concile particulier tenu à Antioche; mais paire que le décret en est adressé à tous les évêques du monde, et qu'il en a été reçu ( car c'est là qu'est toute la force, et sans cela l'adresse ne servirait de rien), ce décret est inébranlable. Quelle assemblée a-t-on faite pour le recevoir? Nulle assemblée : le consentement universel est notoire. Alexandre d'Alexandrie dit, avec l'applaudissement de toute l'Eglise, que Paul de Samosate était condamné par tous les évêques du monde, quoiqu'il n'y en eût aucun Acte; et une telle condamnation est sans appel et sans retour.

Je ne dis pas qu'on ne puisse et qu'on ne doive quelquefois s'assembler en corps, ou pour former des décisions (1), ou pour accepter celles qui auront déjà été formées. On le peut, dis-je, et on le doit faire quelquefois, ou pour faciliter la réception des articles résolus, ou pour mieux fermer la bouche aux contredisants. Mais cela n'est point nécessaire, quand la réception est constante d'ailleurs, comme l'est celle du concile de Trente, quand ce ne serait que par la souscription qu'on en fait journellement et sans aucune contestation.

 

1 S. August., lib. IV, Const. duas Epist. pelagianor., cap. XII, n. 33.

 

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Qu'importe après cela d'examiner si dans la profession de foi, qu'on lit souscrire à Henri le Grand à Saint-Denis, on avait exprimé le concile de Trente ; ou si par condescendance et pour empêcher de nouvelles noises et de nouvelles chicanes, on avait trouvé à propos d'en taire le nom? En vérité, je n'en sais rien, et je ne sais aucun moyen de m'en assurer, puisque les historiens n'en disent mot et que les Actes originaux ne se trouvent plus : mais aussi tout cela est inutile. En quelque forme que ce grand roi eût souscrit, il demeurait pour constant qu'il avait souscrit à la foi qu'on avait à Rome, autant qu'à celle qu'on avait en France, puisque personne ne doutait que ce ne fût la même en tout point. La foi ne dépend point de ces minuties. Ou l'Eglise consent ou non : c'est ce qu'on ne peut ignorer; c'est d'où tout dépend.

On parle de Bâle et de Constance, où l'on opina par nations : une seule nation ne dominait pas ; l'une contre-balançait l'autre. Tout cela est bon; mais cette forme n'est pas nécessaire. Il y avait à Ephèse deux cents évêques d'Orient contre deux ou trois d'Occident ; et à Chalcédoine, six cents encore contre deux ou trois. Disait-on que les Grecs dominassent? Ainsi, que les Italiens aient été à Trente en plus grand nombre, ils ne nous dominaient pas pour cela : nous avions tous la même foi. Les Italiens ne disaient pas une autre messe que nous ; ils n'avaient point un autre culte, ni d'autres sacrements, ni d'autres rituels, ni des temples ou des autels destinés à mi autre sacrifice. Les auteurs, qui de siècle en siècle, avaient soutenu contre tous les novateurs les sentiments dans lesquels on se maintenait, n'étaient pas plus italiens que français ou allemands. Une partie des articles résolus à Trente, et la partie la plus essentielle, avait déjà été déterminée à Constance , où l'on avoue que les nations étaient également fortes. Quant aux points qui restent encore contestés, il est bien aisé de les connaître. Ce qui est reçu unanimement a le vrai caractère de la foi : car si la promesse est véritable, ce qui est reçu aujourd'hui l’était hier, et ce qui l'était hier l'a toujours été.

Le concile de Trente, dit l'auteur de la Réponse, est devenu par la multiplicité de ses décisions un obstacle invincible à la réunion. Au contraire la révocation ou la suspension de ce concile

 

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ferait seule cet obstacle. Qu'on me trouve un moyen de faire un Acte ferme, si le concile de Trente reçu et souscrit de toute l'Eglise catholique, est mis en doute.

Mais vous supposez, direz-vous, que vous êtes seuls l'Eglise catholique il est vrai, nous le supposons ; nous l'avons prouvé ailleurs : mais il suffit ici de le supposer, parce que nous avons affaire à des personnes qui en veulent venir avec nous à une réunion, sans nous obliger à nous départir de nos principes.

Mais, dira-t-on, à la fin avec ce principe, il n'y aura donc jamais de réunion. C'est en quoi est l'absurdité, qu'on pense pouvoir établir une réunion solide sans établir un principe qui le soit. Or le seul principe solide, c'î st que l'Eglise ne peut errer : par conséquent qu'elle n'errait pas quand on a voulu la réformer dans sa foi : autrement ce n'eût pas été la réformer, mais la dresser de nouveau ; de sorte qu'il y avait une manifeste contradiction dans les propres termes de cette réformation, puisqu'il fallait supposer que l'Eglise était et qu'elle n'était pas. Elle était, puisqu'on ne voulait pas dire qu'elle fût éteinte, et qu'on ne le pouvait dire sans anéantir la promesse; elle n'était pas, puisqu'elle était remplie d'erreurs. La contradiction est beaucoup plus grande à présent crue l'on convient de l'infaillibilité de l'Eglise, puisqu'il faut dire en même temps qu'elle est infaillible et qu'elle se trompe, et unir l'infaillibilité avec l'erreur.

Il est vrai qu'on répond qu'en convenant de l'infaillibilité de l'Eglise, on dispute seulement d'un fait, qui est de savoir si un tel concile est œcuménique. Mais ce fait entraine une erreur de toute l'Eglise, si toute l'Eglise reçoit comme décision d'un concile œcuménique ce qui est si faux ou si douteux, qu'il en faut encore délibérer dans un nouveau coneile.

Pour nous recueillir, il n'y a rien à espérer pour la réunion, quand on voudra supposer que les décisions do foi du concile de Trente peuvent demeurer en suspens. Il faut donc, ou se réduire à des déclarations qu'on pourra donner sur les doutes des protestants conformément aux décrets de ce concile et des autres conciles généraux, ou attendre un autre temps et d'autres dispositions de la part des protestants.

 

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Et de la part des catholiques, nous avons proposé deux moyens pour établir la réception du concile de Trente dans les matières de foi : le premier, que tous les catholiques en conviennent comme d'une règle. Dans toute contestation, si un catholique oppose une décision de Trente, l'autre catholique ne répond jamais qu'elle n'est pas reçue : par exemple, dans la dispute de Jansénius, on lui objecte que le concile de Trente, session VI, chapitre XI et canon 28, est contraire à sa doctrine ; il reçoit l'autorité, et convient de la règle. Voilà le premier moyen. Le second : il y a une réception et souscription expresse du concile : tous les évêques et tous ceux qui sont constitués en dignité reçoivent et souscrivent la Confession de foi dressée par Pie IV ; Confession qui est un extrait des décisions du concile, et dans laquelle la foi du concile est souscrite expressément en deux endroits : nul ne réclame ; tout le monde signe : donc ce concile est reçu unanimement en matière de foi : et l'on ne peut le tenir en suspens, quoiqu'il n'y ait point peut-être en France, ou ailleurs, d'Acte exprès pour le recevoir ; et la manière dont constamment il est reçu est plus forte que tout Acte exprès.

On en revient souvent, ce me semble, et plus souvent qu'il ne conviendrait à des gens d'esprit, à certaines dévotions populaires, qui semblent tenir de la superstition. Cela ne fait rien à la réunion , puisque tout le monde demeure d'accord qu'elle ne peut être empêchée que par des choses auxquelles on soit obligé dans une communion. Mais en tout cas, pour étouffer tous ces cultes ou ambigus ou superstitieux, loin qu'il faille tenir en suspens le concile de Trente, il n'y a qu'à l'exécuter, puisque premièrement il a donné des principes pour établir le vrai culte sans aucun mélange de superstition; et que secondement (a), il a donné aux évêques toute l'autorité nécessaire pour y pourvoir.

Et quant à la réformation de la discipline, il n'y aurait pour la rendre parfaite qu'à bâtir sur les fondements du concile de Trente, et ajouter sur ces fondements ce que la conjoncture des temps n'a peut-être pas permis à cette sainte assemblée.

 

(a) Var. : Et qu'en outre.

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