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RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE. (Suite)
Lettres XXXI - XLVI
LETTRE XXXI. BOSSUET A LEIBNIZ. A Meaux, ce 15 août 1693.
LETTRE XXXII. LEIBNIZ A BOSSUET. Sans date.
LETTRE XXXIII. LEIBNIZ A MADAME DE BRINON. 23 octobre 1693.
LETTRE XXXIV. MADAME DE BRINON A BOSSUET. Ce 5 novembre 1693.
LETTRE XXXV. LEIBNIZ A BOSSUET. 23 octobre 1693.
LETTRE XXXVI. LEIBNIZ A Mme LA DUCHESSE DE BRUNSWICK. A Hanovre, ce 2
juillet 1094.
LETTRE XXXVII. LEIBNIZ A BOSSUET (a). A Hanovre, ce 12 juillet 1694.
LETTRE XXXVIII. MADAME DE BRINON A BOSSUET. Ce 18 juillet 1694.
LETTRE XXXIX. BOSSUET A LEIBNIZ. A Meaux, 12 août 1694.
LETTRE XL. MADAME DE BRINON A BOSSUET. Ce 25 juin 1095.
LETTRE XLI. BOSSUET A LEIBNIZ. 11 janvier 1699.
LETTRE XLII. LEIBNIZ A BOSSUET. Wolfenbuttel, ce 11 décembre 1699.
LETTRE XLIII. BOSSUET A LEIBNIZ. A Meaux, ce 9 janvier 1700.
LETTRE XLIV. BOSSUET A LEIBNIZ. A Versailles, 30 janvier 1700.
LETTRE XLV. LEIBNIZ A BOSSUET. Wolfenbuttel, 30 avril 1700.
LETTRE XLVI. BOSSUET A LEIBNIZ. A Versailles, ce 1er juin 1700.
Voilà, Monsieur, la réponse
à la réponse qu'on a faite à M. P. Pirot (a), et que vous m'avez envoyée sur
le concile de Trente : assurez-vous que c'est un point fixé sur lequel on ne
passera jamais de notre part. J'aurais beaucoup de choses à dire sur les
lettres que vous avez pris la peine de m'écrire ; mais il faut donner des
bornes à ces disputes quand les choses en sont venues à un certain point
d'éclaircissement. J'attends avec patience et impatience tout ensemble le
nouvel écrit de M. l'abbé Molanus : s'il y avance autant qu'il l'a fait dans
le premier, la réunion sera aisée, et il ne sera plus besoin de nous
contester la réception du concile dont le fond sera déjà accepté dans les
articles les plus essentiels. J'ai vu au reste, Monsieur, dans quelques
petits voyages que je fais à Paris, un excellent homme, qui est M. l'abbé
Bignon, que j'ai trouvé bien informé de votre mérite et très-porté à vous
donner toutes les marques possibles de son estime. Pour moi, je suis et
serai toujours avec une estime que rien n'altérera jamais, Monsieur, votre
très-humble serviteur.
J.
Bénigne, évêque de Meaux.
Pour le faire court,
d'autant qu'il semble que cela est désiré de ceux qui supposent avoir donné
une claire et dernière résolution, je ne veux pas éplucher les six
principes, qui ne sont pas sans quelques obscurités et doutes, peut-être
même du côté de ceux
(a) C'est l’Explicatio ulterior methodi reunionis.
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qui les avancent ou du moins dans leur parti,
quoiqu'ils soient couchés avec beaucoup de savoir et d'adresse. Je viendrai
d'abord à ce qu'on dit pour les appliquer au concile de Trente, et je réduis
le tout à deux questions.
L'une, si le concile de
Trente est reçu de la nation française ; l'autre, quand il serait reçu de
toutes les nations unies de communion avec Rome, s'il s'ensuit que ce
concile ne saurait demeurer en suspens à l'égard des protestants, en cas de
quelque réunion. La première question était proprement agitée entre M.
l'abbé Pirot et moi; mais il semble qu'on en fait maintenant un accessoire.
J'avais prouvé, par plusieurs raisons, que le concile de Trente n'avait pas
été jugé autrefois reçu dans ce royaume, pas même en matière de foi ; entre
autres preuves, parce que la reine Catherine de Médicis, en refusant de le
faire publier, allégua que cela rendrait la réunion des protestants trop
difficile ; item, parce que plusieurs des principaux prélats de France
assemblés pour l'instruction de Henri IV, se servirent en effet du
formulaire de la Profession de foi de Pie IV, pour le proposer au
roi; mais après en avoir rayé exprès deux endroits qui font mention de
l'autorité du concile de Trente, comme je l'ai trouvé dans un livre
manuscrit tiré des archives, où le procès-verbal tout entier est mis assez
au long ; item, parce que ceux qui pressaient la réception du concile
témoignaient assez qu'il ne s'agissait pas de la discipline, puisque les
ordonnances avaient déjà autorisé les points de discipline recevables en
France, et qu'on demeurait d'accord que les autres ne seraient point
introduits par la réception, pour ne pas répéter les déclarations
solennelles de la France, faites par la bouche de ses ambassadeurs , contre
l'autorité de ce concile, qu'on ne reconnaissait nullement pour un concile
libre. On ne dit rien à toutes ces choses, sinon que le concile de Trente a
été reçu en France par un consentement subséquent. On ajoute seulement, à
l'égard de la profession de Henri le Grand à Saint-Denis, que les historiens
ne parlent point de cette particularité que j'avais remarquée, que les Actes
originaux ne se trouvent plus. Passe pour les historiens ; mais quant aux
originaux, je ne sais d'où l'on juge qu'ils ne subsistent plus. Je jugerais
plutôt le contraire,
220
et je m'imagine que les archives de France en
pourraient fournir des pièces en bonne forme. En tout cas, je crois qu'il y
en a des copies assez authentiques pour prouver au défaut des originaux,
d'autant que le manuscrit que j'ai vu vient de bon lieu.
Je viens au consentement
subséquent, auquel on a recours. Mais il semble que ce consentement
subséquent, quand il serait prouvé, ne saurait lever les difficultés ; car
la France d'aujourd'hui peut-elle mieux savoir si le concile de Trente a été
libre et si l'on y a procédé légitimement, que la France du siècle passé et
que les ambassadeurs présents au concile, qui ont protesté contre par ordre
de la Cour? J'avoue que la France peut toujours déclarer qu'elle reçoit ou a
reçu la foi du concile ; mais quand elle déclarerait aujourd'hui qu'elle
reçoit l'autorité du concile, cela ne guérirait de rien, à moins qu'on ne
trouve qu'elle a plus de lumières aujourd'hui qu'alors, sur le fait du
concile, puisque c'est du fait dont il s'agit. Les députés du tiers-état,
qui disaient l'an 1614 que les François d'alors n'étaient pas plus sages que
leurs ancêtres, avaient raison dans cette rencontre de se servir d'une
maxime qui d'ailleurs est assez sujette aux abus.
Mais voyons commentée
consentement subséquent se prouve. On avoue qu'il n'y a aucun Acte
authentique de la nation, qui déclare un tel consentement. On est donc
contraint de recourir au sentiment des particuliers et à la Profession de
foi de Pie IV, qui se fait en France, comme ailleurs, par ceux qui ont
charge d’âmes et quelques autres. Quant au sentiment, des particuliers, je
veux croire qu'il n'y en a aucun en France qui ose dire que le concile de
Trente n'est point œcuménique, en parlant de sa propre opinion, excepté
peut-être ces nouveaux convertis, qui n'ont pas été obligés à la Profession
de Pie IV. Je le veux croire, dis-je, bien qu'en effet je ne sache pas si la
chose serait tout à fait sûre. S'il fallait opiner dans les cours
souveraines, peut-être qu'il y aurait des gens qui ne le nieraient et ne
l'affirmeraient pas, remettant la chose à une plus ample discussion et à une
décision authentique de la nation : et il semble que le tiers-état n'a pas
encore renoncé au droit de dire ce qu'il dit l'année 1614. Il semble aussi
que tous les François du parti de Rome, soit anciens ou nouvellement
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convertis, qui n'ont pas encore fait ladite
Profession de foi ont droit d'en dire autant, sans que Messieurs du
clergé, qui ne sont que le tiers de la nation en ceci, leur puissent donner
de loi là-dessus. Et même, parmi les théologiens, je me souviens que quelque
auteur a reproché à feu M. de Launoi, qu'il n'avait pas eu égard à la
décision du concile de Trente sur le sujet du divorce par adultère, qui est
pourtant accompagnée d'anathème. Je me rapporte à ce qui en est.
Mais accordons qu'aucun
François n'oserait disconvenir que le concile de Trente est œcuménique : il
ne sera pas obligé de dire pour cela que le concile de Trente est
suffisamment reconnu en France pour œcuménique ; car il y entre une question
de droit qui paraît recevoir de la difficulté : savoir, si cela fait autant
qu'une déclaration de la nation. En effet s'il s'agissait de la foi.
j'accorderais plus volontiers que l'opinion de tous les particuliers vaut
autant qu'une déclaration du corps ; mais il s'agit ici d'un fait : savoir,
si l'on a procédé légitimement à Trente, et si le concile qu'on y a tenu a
toutes les conditions d'un concile œcuménique. On m'avouera que l'opinion de
tous les juges interrogés en particulier, quand elle serait déclarée par
leurs écrits particuliers, ne serait nullement un arrêt jusqu'à ce qu'ils se
joignent pour en former un. Ainsi tout ce qu'on allègue du consentement de
l'Eglise, qui fait proprement qu'une doctrine est tenue pour catholique,
quand il n'y aurait point de concile, et qui peut même adopter la doctrine
des conciles particuliers, ne convient point à la question : Si la nation
française a reçu le concile de Trente pour œcuménique, et légitimement tenu.
Je ne veux pas répéter ce que j'ai dit dans ma première Réponse, pour
montrer qu'on doit être fort sur ses gardes à l'égard de ces consentements
des particuliers recueillis par des voies indirectes et moins authentiques.
Du sentiment des
particuliers, venons à la Profession de foi de Pie IV, introduite en
France par l'adresse du clergé, sans l'intervention de l'autorité suprême,
ou plutôt contre son autorité, puisqu'on savait que les rois et les Etats
généraux du royaume n'étaient pas résolus de déclarer ce qui s'y dit du
concile. La question est : Si cela peut passer pour mie réception du
concile.
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J'oserais dire que non ; car comme c'est une matière de
fait dont les nations ont droit de juger, si im concile a été tenu comme il
faut, ce n'est pas seulement, au clergé qu'il appartient de prononcer : et
tout ce qu'il peut introduire là-dessus ne saurait faire préjudice à la
nation, non plus que l'entreprise du même clergé, qui après le refus du
tiers-état, s'avança jusqu'à déclarer de son chef que le concile était reçu;
ce qu'on a eu l'ingénuité de ne pas approuver. On voit par là combien on
doit être sur ses gardes contre ces sortes d'introductions tacites,
indirectes et artificieuses, qui peuvent être extrêmement préjudiciables au
bien du peuple de Dieu, en empêchant sans nécessité la paix de l'Eglise et
en établissant une prévention qu'on défend après avec opiniâtreté parce
qu'on s'en fait un point d'honneur et même un point de religion.
Il reste maintenant la
seconde question : Posé qu'un concile soit reçu, ou que la foi d'un concile
soit reçue dans toute la communion romaine, s'il s'ensuit que l'autorité ou
les sentiments de ce concile ne sauraient demeurer en suspens à l'égard des
protestants, qui pourtant croient avoir de grandes raisons de n'en point
convenir. J'avais répondu que cela ne s'ensuit point ; et entre autres
raisons, j'avais allégué l'exemple formel du concile de Bâle encore uni avec
le pape Eugène, qui déclara recevoir les calixtins de Bohème à sa communion,
nonobstant le refus qu'ils firent de se soumettre à l'autorité du concile de
Constance, qui avait décidé qu'il est licite de prendre la communion sous
ime seule espèce.
Je ne vois pas qu'on y
réponde; mais on croit avoir trouvé un autre tour pour l'éviter. Voici
comment on raisonne : Le consentement général de l'Eglise catholique est
infaillible, soit qu'elle s'explique dans un concile œcuménique, ou que
d'ailleurs sa doctrine soit notoire ; donc les protestants, qui ne veulent
pas se soumettre aux sentiments de l'Eglise romaine , qui est seule
catholique , sont par cela même irréconciliables. C'est parler rondement ;
mais la supposition est un peu forte, et on le reconnaît en se faisant cette
objection : « Mais vous supposez, direz-vous, que vous êtes seuls l'Eglise
catholique. Il est vrai que nous le supposons ;
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nous l'avons prouvé ailleurs : mais il suffit de le
supposer, parce que nous avons affaire à des personnes qui en veulent venir
avec nous à une réunion, sans nous obliger à nous départir de nos principes.
»
J'avoue que cette manière de
raisonner m'a surpris, comme si toutes les suppositions ou conclusions
prétendues, qu'on suppose avoir prouvées ailleurs, étaient des principes, ou
comme si nous avions déclaré vouloir consentir à tous leurs principes, par
cela seul que nous voulons consentir qu'ils les gardent jusqu'à ce qu'un
concile légitime les établisse ou les réforme, comme nous prétendons aussi
garder les nôtres de même. Il me semble qu'il y a bien de la différence
entre suivre un principe. et consentir que d'autres ne s'en départent point.
Supposons que le concile de Trente soit le principe de l'Eglise romaine, et
que la Confession d’Augsbourg soit le principe des protestants (je
parle des principes secondaires), des personnes de mérite des deux côtés
avaient jugé que la réunion, à laquelle on peut penser raisonnablement, se
doit pouvoir faire sans obliger l'un ou l'autre parti à se départir de ses
principes et livres symboliques, ou de certains sentiments dont il se tient
très-assuré. On a prouvé, par l'exemple du concile de Bâle, que cela est
faisable dans la communion romaine. On avoue pourtant que cette communion a
un autre principe, dont elle est obligée d'exiger la créance ; c'est
l'infaillibilité de l'Eglise catholique, soit qu'elle s'explique
légitimement dans un concile œcuménique, ou que son consentement soit
notoire. suivant les règles de Vincent de Lérins, que George Calixte, un des
plus célèbres auteurs protestants, a trouvées très-bonnes. On peut convenir
de ces points de droit ou de foi sur l'article de l'Eglise, quoiqu'on ne
soit pas d'accord touchant certains faits ; savoir, si un tel concile a été
légitime, ou si une telle communion fait l'Eglise ; et par conséquent, si
une telle opinion sur la doctrine ou sur la discipline est le sentiment de
l'Eglise : pourvu cependant que la dissension ne soit que sur des points
dont on avoue qu'on pouvait les ignorer sans mettre son salut en compromis,
avant que le sentiment de l'Eglise là-dessus ait été connu. Car on suppose
que la réunion ne se saurait faire qu'en
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obviant de part et d'autre aux abus de doctrine et de
pratique, que l'un ou l'autre parti tient pour essentiels. Aussi
n'offrons-nous de faire que ce que nous croyons que la partie adverse est
obligée de faire aussi; c'est-à-dire de contribuer à la réunion, autant que
chacun croit qu'il lui est permis dans sa conscience ; et ceux qui
s'opiniâtrent à refuser ce qu'ils pourraient accorder, demeurent coupables
de la continuation du schisme.
Je pourrais faire des
remarques sur plusieurs endroits de la réplique à laquelle je viens de
répondre ; mais je ne veux encore toucher qu'à quelques endroits plus
importants, à l'égard de ce dont il s'agit. On dit que s'il faut venir un
jour à un autre concile, on pourrait encore disputer sur les formalités.
Mais c'est pour cela qu'on en pourrait convenir, même avant la réunion. Il
peut y avoir de la nullité dans un arrêt, sans qu'on puisse alléguer contre
celui qui allègue cette nullité, qu'ainsi il pourrait révoquer en doute tous
les autres arrêts : car il ne pourra pas toujours avoir les mêmes moyens.
J'avais dit que le concile de Trente a été un peu trop facile à venir aux
anathèmes, et j'avais allégué les décisions sur le baptême de saint
Jean-Baptiste et sur le divorce en cas d'adultère. On ne dit rien sur la
seconde ; et on répond sur la première que sans cela l'institution divine du
baptême de Jésus-Christ serait rejetée : mais il n'est pas aisé d'en voir la
conséquence. On nous nie aussi que les Italiens aient dominé à Trente :
c'est pourtant un fait assez reconnu. On ne saurait dire aussi qu'on n'y ait
décidé que des choses établies déjà, puisqu'on demeure d'accord, par
exemple, que la condamnation du divorce, en cas d'adultère, n'avait pas
encore paru établie dans le concile de Florence (a). On dit aussi que les
dévotions populaires, qui semblent tenir de la superstition, ne doivent pas
empêcher la réunion, parce que, dit-on, tout le monde demeure d'accord
qu'elle ne peut être empêchée que par des choses auxquelles on soit obligé
dans une communion. Mais je ne sais d'où l'on a pris cette maxime : au moins
nous n'en demeurons nullement d'accord , et on ne saurait aisément entrer
dans une communion où des abus pernicieux sont autorisés, qui font tort à
(a) Voyez la note déjà indiquée, ci-dessus, p. 218.
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l'essence de la piété. A quoi tient-il qu'on n'y
remédie, puisqu'on le peut et qu'on le doit faire ?
Madame,
Quand je n'aurais jamais
rien vu de votre part que la dernière lettre, j'aurais eu de quoi me
convaincre également de votre charité et de votre prudence, qui vous font
tourner toutes les choses du bon côté, et prendre en bonne part ce que
j'avais dit peut-être avec un peu trop de liberté. Vous imitez Dieu, qui
sait tirer le bien du mal. Nous le devons faire dans les occasions ; et
puisqu'il y a un schisme depuis tant d'années, il faut le faire servir à
lever les causes qui l'on fait naître. Les abus et les superstitions en ont
été la principale. J'avoue que la doctrine même de votre Eglise en condamne
une bonne partie ; mais pour venir à la réforme effective d'un mal enraciné,
il faut de grands motifs, tel que pourra être la réunion des peuples
entiers. Si on la prévient, pour ne paraître point y avoir été poussés par
les protestants, nous ne nous en fâcherons pas. La France y pourra le plus
contribuer, et il y a en cela de quoi couronner la gloire de votre grand
monarque.
Vous dites, Madame, que
toutes les superstitions imaginables ne sauraient excuser la continuation du
schisme. Cela est vrai de ceux qui l'entretiennent ; il est très-sur qu'une
Eglise peut être si corrompue, que d'autres églises ne sauraient entretenir
communion avec elle ; c'est lorsqu'on autorise des abus pernicieux.
J'appelle autoriser ce qu'on introduit publiquement dans les églises et dans
les confréries. Ce n'est pas assez qu'on n'exige pas de nous de pratiquer
ces choses; c'est assez qu'on exige de nous d'entrer en communion avec ceux
qui en usent ainsi, et d'exposer nos peuples et notre postérité à un mal
aussi contagieux que le sont les abus dont ils ont été à peine affranchis
après tant de travaux.
220
L'union est exigée par la charité ; mais ici elle est
défendue par la suprême loi, qui est celle de l'amour de Dieu, dont la
gloire est intéressée dans ces connivences.
Mais quand tous ces abus
seraient levés d'une manière capable de satisfaire les personnes
raisonnables, il reste encore le grand empêchement ; c'est que vos Messieurs
exigent de nous la profession de certaines opinions que nous ne trouvons ni
dans la raison, ni dans l'Ecriture sainte, ni dans la voix de l'Eglise
universelle. Les sentiments ne sont point arbitraires. Quand je le voudrais,
je ne saurais donner une telle déclaration sans mentir. C'est pourquoi
quelques théologiens graves de votre parti ont renouvelé un tempérament
pratiqué déjà par leurs ancêtres; et j'avoue que c'est là le véritable
chemin : et cela, joint à une déclaration efficace contre les abus
pernicieux, peut redonner la paix à l'Eglise. En espérer d'autres voies, je
parle des voies amiables, c'est se flatter. Nous avons fait dans cette vue
des avances, qu'on n'a point faites depuis les premiers auteurs de la
Réforme; mais nous en devons attendre de réciproques. C'est à cela, Madame,
qu'il est juste que vous tourniez vos exhortations et celles des personnes
puissantes par leur rang et par leur mérite, dont vous possédez les bonnes
grâces. Madame de Maubuisson a déjà fait des démarches importantes : son
esprit et sa piété étant élevés autant que sa naissance, elle a des
avantages merveilleux pour rendre un grand service à l'Eglise de Dieu. Je
tiens, Madame, que votre entremise pourrait avoir un grand effet de
plusieurs façons. Nous ne serons jamais excusables, si nous laissons perdre
des conjonctures si favorables. Il y a chez vous un roi qui est en
possession de faire ce qui était impossible à tout autre, et dont on
m'assure que les lumières, qui vont de pair avec la puissance, sont fort
tournées du côté de Dieu. Il y a chez nous un prince des plus éclairés , qui
a de l'autorité , et surtout de l'inclination pour ces bons desseins :
l'électrice son épouse et madame de Maubuisson contribueront beaucoup à
entretenir nos espérances. Ajoutez-y des théologiens aussi éclairés que
l'est M. l'évêque de Meaux, et aussi bien disposés que l'est M. l'abbé
Molanus, dont la doctrine est aussi grande que la sincérité.
227
Il est vrai que M. de Meaux
a fait paraître des scrupules que d'autres excellons hommes n'ont point eus
: c'est ce qui nous a donné de la peine, et pourra faire quelque tort. Mais
j'espère que ce n'aura été qu'un malentendu ; car si l'on croit obtenir un
parfait consentement sur toutes les décisions de Trente, adieu la réunion :
c'est le sentiment de M. l'abbé de Lokkum, qu'on ne doit pas même penser à
une telle soumission. Ce sont des conditions véritablement onéreuses, ou
plutôt impossibles. C'est assez pour un véritable catholique, de se
soumettre à la voix de l'Eglise, que nous ne saurions reconnaître dans ces
sortes de décisions. Il est permis à la France de ne pas reconnaître le
dernier concile de Latran et autres; il est permis aux Italiens de ne point
reconnaître celui de Râle : il sera donc permis à une grande partie de
l'Europe de demander un concile plus autorisé que celui de Trente, sauf à
d'autres de le reconnaître en attendant mieux. Il est vrai que M. de Meaux
n'a pas encore nié formellement la proposition dont il s'agit; mais il a
évité de s'expliquer assez là-dessus. Peut-être que cela tient lieu de
consentement, sa prudence trop réservée ne lui ayant pas permis d'aller à
une telle ouverture. Il a même dit un mot qui semble donner dans notre sens.
Je crois qu'une ouverture de coeur est nécessaire pour avancer ces bons
desseins. On en a fait paraître beaucoup de notre côté . et en tout cas,
nous avons satisfait à notre devoir, ayant mis bas toutes les considérations
humaines ; et notre conscience ne nous reproche rien là-dessus. Je joins un
grand paquet pour M. l'évêque de Meaux. Si ce digne prélat veut aller aussi
loin qu'il peut, il rendra un service à l'Eglise, qu'il est difficile
d'attendre d'aucun autre : et c'est pour cela même qu'on le doit attendre,
de sa charité, que son mérite éminent en rendra responsable. Nous attendons
l'arrivée de madame la duchesse douairière, qui nous donnera bien de la
joie. Il y a longtemps que cette princesse, dont la vertu est si éminente,
m'a donné quelque part dans ses bonnes grâces. Peut-être que son voyage
servira encore à nos bons desseins. Je suis avec zèle, Madame, votre
très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
228
Voilà M. Leibniz qui revient
à vous, Monseigneur, et qui, grâce à Dieu, ne veut point quitter la partie.
Le commencement de la lettre qu'il vous écrit, qu'il m'a envoyée toute
ouverte, m'a donné quelque frayeur; mais en avançant je n'ai rien trouvé de
désespéré. Je laisse à Votre Grandeur à faire les réflexions qu'il convient
sur une si importante affaire. Je lui dirai seulement que je souhaite de
tout mon cœur qu'elle couronne tous les services qu'elle a rendus à
l'Eglise, par la plus digne et la plus belle action qu'un grand prélat
puisse faire.
Vous avez un beau champ, si
M. le nonce est habile; mais je meurs de peur que non : je vous dis cela
tout bas. Si vous trouviez, Monseigneur, que les choses que les protestants
demandent se pussent accorder, comme il serait à souhaiter, il me semble que
vous devriez faire agir le Roi, et tirer de sa toute-puissance tous les
moyens qui peuvent être propres à ce grand dessein. Le clergé n'y peut-il
pas quelque chose ? Rome, qui est pour nous dans un si beau chemin, désire
ardemment cette réunion; et vous n'aurez pas sans doute oublié que le l'eu
Pape en a écril à madame de Maubuisson, pour la remercier de ce qu'il avait
appris qu'elle contribuait à ce grand dessein et pour l'encoui axiale suivre
jusqu'au bout, promettant d'y donner les mains de tout son pouvoir.
Madame de Maubuisson, à
laquelle je lis tout ce qui vient d'Allemagne, croit que vous avez écrit
quelque lettre que nous n'avons pas vue. Je lui ai dit qu'il me paraissait
que vous m'aviez fait l'honneur de me les envoyer toutes ouvertes.
Quoi qu'il en soit,
Monseigneur, ne soutirez pas que nos frères vous échappent : soutenez les
moyens dont Votre Grandeur a l'ait la proposition, puisque cela est si
agréable aux protestants; et laissons-leur mettre un pied dans notre
bergerie; ils y auront
229
bientôt tous les deux. Je dis cela à propos de ce
qu'ils demandent qu'on ne les contraigne pas de souscrire au concile de
Trente présentement. Dieu ne fait pas tout d'un coup ses plus grands
ouvrages, quoiqu'il agisse sur nous avec mie pleine puissance : il semble
que son autorité souveraine ménage toujours notre faiblesse.
Il nous apprend par là, ce
me semble, qu'il faut toujours prendre ce que nos frères offrent de nous
donner, en attendant que Dieu perfectionne cet ouvrage, pour lequel je ne
puis douter que vous n'ayez, Monseigneur, une affection bien pleine du désir
de cette réunion, où vous voyez que les protestants vous appellent.
C'est assez vous marquer que
la divine Providence vous a choisi pour la faire réussir. Tous les chemins
vous sont ouverts, tant du côté de l'Eglise que de celui de la Cour : vous
êtes dans l'une et dans l'autre si considéré et si approuvé, qu'on ne peut
douter que vous ne puissiez beaucoup faire avec l'aide de celui à qui rien
ne peut résister. Je suis toute attendrie de la persévérance avec laquelle
ces honnêtes protestants reviennent à nous : l'esprit de Jésus-Christ est
plein d'une charitable condescendance, pourvu qu'on ne choque pas la vérité.
Au nom de Dieu, Monseigneur, livrez-vous un peu à cet ouvrage, et voyez tout
ce qui peut contribuer à le faire réussir. Si vous jugez que je le doive,
j'en écrirai à la personne qui pourrait vous faciliter les moyens, et je
pourrais lui marquer ce que Votre Grandeur, m'ordonnerait de lui dire, en
cas que vous ne puissiez pas lui parler vous-même ; ce qui serait, ce me
semble, le meilleur. Je suis avec un grand respect, de Votre Grandeur, la
très-humble et très-obéissante servante,
Sœur de
Brinon.
230
Monseigneur ,
Je voudrais pouvoir in abstenir
d'entrer en matière dans cette lettre : je sens bien qu'elle ne devrait contenir
que des marques d'un respect que je souhaiterais pouvoir porter jusqu'à mie
déférence entière à l'égard même des sentiments, si cela me paraissait possible
; mais je sais que vous préférerez toujours la sincérité aux plus belles paroles
du monde, que le cœur désavoue. Ce qui nous a donné de la peine, et
particulièrement à M. l'abbé de Lokkum, qui avait fait paraître tant d'ouverture
et tant de sincérité; c'est cette réserve scrupuleuse qu'on remarque,
Monseigneur, dans vos lettres et dans la Réponse à son Ecrit, qui vous a
fait éviter l'éclaircissement dont il s'agissait chez nous, sur le pouvoir que
l'Eglise a de faire à l'égard des protestants, ce que le concile de Bâle a fuit
envers d'autres, quoique d'excellents théologiens de votre parti n'aient point
fait les difficiles là-dessus. M. l'abbé était supris de voir qu'on donnait un
autre tour à la question, comme si nous demandions à vos Messieurs de renoncer
aux décisions qu'ils croient avoir été faites, ou de les suspendre à leur propre
égard ; ce qui n'a nullement été notre intention, non plus que celle des Pères
de Bâle n'a été de se départir des décisions de Constance, lorsqu'ils les
suspendaient à l'égard des Bohémiens réunis.
Mais nous avons surtout été
étonnes de la manière dont notre sentiment a été pris dernièrement, dans la
réplique que j'ai reçue touchant la réception du concile de Trente en France,
comme si nous nous étions engagés à nous soumettre a tous les principes du parti
romain, lorsque nous avions dit seulement qu'une réunion raisonnable se de voit
faire sans obliger l'un ou l'autre parti de se départir par avance de ses
principes ou livres
231
symboliques. Je crois que cela vient de ce que l'auteur de
cette réplique n'a pas été informé à fond de nos sentiments, puisqu'aussi bien
on avait désiré qu'ils ne fussent communiqués qu'aux personnes dont on était
convenu. Mais cela étant, il était juste qu'on ne permît point que de si
étranges sentiments nous fussent attribués. Je doute que jamais théologien
protestant, depuis Mélanchthon, soit allé au delà de cette franchise pleine de
sincérité, que M. l'abbé de Lokkum a fait paraître dans cette rencontre, quoique
son exemple ait été suivi depuis de quelques autres du premier rang. Mais ayant
fait des réflexions sur vos Réponses, il a souvent été en doute du fruit
qu'il doit attendre, en cas qu'on s'y arrête. Car étant persuadé autant, suivant
ses propres termes, qu'on le pourrait être d'une démonstration de mathématique,
que les seules expositions ne sauraient lever toutes les controverses, avant
l'éclaircissement (mon dit attendre d'un concile général, il est persuadé aussi
qu'à moins d'une condescendance préalable, qui soit semblable à celle des Pères
de Bâle, il n'y a rien à espérer.
Ces sortes de scrupules étaient
fort capables de ralentir notre ardeur pleine de bonne intention, sans votre
dernière qui nous a remis en espérance, lorsque vous dites, Monseigneur , qu'on
ne viendra jamais de votre part à une nouvelle discussion par forme de doute,
mais bien par forme d'éclaircissement. J'ai pris cela pour le plus excellent
expédient que vous pouviez trouver sur ce sujet. Il n'y a rien de si juste que
cette distinction, et rien de si convenable à ce que nous demandons : aussi tous
ceux qui entrent dans une conférence, ou même dans un concile, avec certains
sentiments dont ils sont persuadés, ne le font pas par manière de doute, mais
dans le dessein d'éclaircir et de confirmer leur sentiment, et ce dessein est
commun aux deux partis. C est Dieu qui doit décider la question par le résultat
d'un concile œcuménique, auquel on se sera soumis par avance : et quoique chacun
présume que le concile sera pour ce qu'il croit être conforme à la vérité
salutaire, chacun est pourtant assuré que ce concile ne saurait faillir, et que
Dieu fera à son Eglise la grâce de toucher ceux qui ont ces bons sentiments,
pour les faire renoncer à l'erreur
232
lorsque l'Eglise universelle aura parlé. C'était sans doute
le sentiment des Pères de Baie, lorsqu'ils déclarèrent recevoir ceux qui
paraissaient animés de cet esprit; et si vous croyez, Monseigneur, que l'Eglise
d'à présent les pourrait imiter après les préparations convenables, nous
avouerons que vous aurez jeté un fondement solide de la réunion, sur lequel on
bâtira avec beaucoup de succès, suivant votre excellente méthode
d'éclaircissement, qui servira à y acheminer les choses. Car plus on diminuera
les controverses, et moins celles qui resteront seront capables d'arrêter la
réunion effective. Mais si la déclaration préliminaire que je viens de dire est
refusée, nous ne pouvons manquer de juger qu'on a fermé la porte. Car
l'ouverture et la condescendance en tout ce qui est loisible, doit être
réciproque : sans cela, le parti qui fait seul les frais des avances se
préjudicie ; et les particuliers qui font des démarches de leur côté, sans en
attendre de proportionnées de l'autre, s'exposent à faire tort à leur parti, ou
du moins à en essuyer des reproches qui ne seront pas sans quelque justice.
Aussi ne serait-on pas allé si loin sans les déclarations formelles de quelques
éminents théologiens de votre parti, dont il y en a un qui dit en termes exprès
dans son écrit : Quod circa paucas quœstiones minus principales, ubi
Tridentini cum aliis confessionibus unio expressa fieri non posset, fieri debeat
saltem implicita. Hœc autem, inquit, in hoc consistit, quòd partes circa
difficulatem remanentem paratœ esse debent illa tandem acceptare quœ per
legitimum et œcumenicum concilium decidentur, aut actu decisa esse
demonstrabuntur. Interim utrinquè quietabuntur per exemplum unionis sat
manifestum inter Stephanum Papam et sanctum Cyprianum (1). Il allègue
1 M. de Leibniz nous aurait fait plaisir de nommer ces
théologiens éminents. Il dit sur ce mime sujet dans sa lettre à madame de
Brinon, du 29 septembre 1691, que plusieurs théologiens graves de la communion
romaine sont de son avis; et il cite une lettre d'un Père Noyelles, qu'on dit
avoir été le onzième ou douzième général des Jésuites, qui selon lui ne saurait
être plus précisé. Que le passage latin copié par Leibniz, soit du Père Noyelles
ou d'un autre auteur, il n'est pas possible d'en approuver la décision, qui tout
au moins est fort obscure. En effet il faudrait expliquer quelles sont les
questions moins principales dont veut parler cet auteur. S'il met dans ce rang
celle de la communion sous les deux espèces, telle qu'elle est agitée par les
protestants contre les catholiques, il est certain qu'il se trompe ; et que
c'est une question très-importante de savoir si l'Eglise a violé un commandement
exprès de Jésus-Christ et donné un sacrement imparfait, en communiant dans tous
les siècles les malades les solitaires, les enfants et même assez souvent les
fidèles pendant les persécutions, sous une seule espèce. On peut consulter le
Traité de la Communion de M. de Meaux, et la Défense de ce Traité.
(Ci-dessus, tom. XVI). On ne saurait aussi deviner ce que l'auteur entend par
une réunion implicite. Ce sont là des mots vides de sens; et je soutiens qu'il
ne peut y avoir de réunion entre les catholiques et les protestants, tandis
qu'ils seront aussi étrangement divisés qu'ils le sont sur des points de
doctrine. Tenons-nous-en à celui de la communion. Les protestants soutiennent
que la communion sous les deux espèces est d'une nécessité indispensable, et que
cette nécessité est tellement fondée sur un précepte formel de Jésus-Christ,
qu'ils ne peuvent abandonner cette pratique, sans risquer leur salut éternel.
Les catholiques croient fermement le contraire, et ont pour eux les décisions de
deux conciles œcuméniques. En quoi consistera donc la réunion implicite sur cet
article ? On cite l'exemple de saint Cyprien et de saint Etienne; mais la mus.
de saint Cyprien était toute différente de celle des protestants. Le saint
martyr se trompait sur une question obscurcie par une coutume qu'il trouvait
établie : cette question n'avait jamais été agitée : l'on ne pouvait par
conséquent lui opposer l'autorité et la concorde parfaite de l'Eglise
universelle, suivant l'expression de saint Augustin : d'ailleurs saint Cyprien,
en défendant son erreur, ne rompit point l'unité; de sorte qu'il n'avait pas
besoin d'être réuni, puisqu'il n’avait jamais été séparé. La cause des
protestants a tous les caractères opposés. Il est inutile d'entrer dans un plus
grand détail sur une matière qui ne peut être raisonnablement contestée. (Edit.
de Leroi.)
233
aussi l'exemple de la France, dont l'union avec Rome n'est
pas empêchée par la dissension sur la supériorité du Pape ou du concile ; et il
en infère que, nonobstant les contestations moins principales qui pourraient
rester, la réunion effective se peut, et quand tout y sera disposé, se doit
faire.
C'est du côté des vôtres qu'on a
commencé de faire cette ouverture ; et ces Messieurs qui l'ont faite ont eu
raison de croire qu'on gagnerait beaucoup en obtenant line soumission effective
des nations protestantes à la hiérarchie romaine, sans que les nations de la
communion romaine soient obligées de se départir de quoi que ce soit, que leur
Eglise enseigne ou commande. Ils ont bien jugé qu'il était plutôt permis aux
protestants de faire les difficiles là-dessus ; et que pour eux, c'était une
nécessité indispensable de leur offrir cela, pour entrer en négociation et pour
donner l'espérance de quelque succès. Si vous ne rejetez point cette thèse,
Monseigneur, que nous considérons comme la base de la négociation pacifique, il
y aura moyen d'aller bien avant : mais sans cela, nous nous consolerons d'avoir
fait ce qui dépendait de nous ; et le blâme du schisme restera à ceux qui auront
234
refusé des conditions raisonnables. Peut-être qu'on
s'étonnera un jour de leur scrupulosité, et qu'on voudrait acheter pour beaucoup
que les choses fussent remises aux termes qu'on dédaigna d'accepter à présent,
sur une persuasion peu sûre de tout emporter sans condition, dont on s'est
souvent repenti. La providence ne laissera pas de trouver son temps, quand elle
voudra se servir d'instruments plus heureux: Fataviam invenient.
Cependant vous aurez la bonté, Monseigneur, de faire ménager ce qu'on a pris la
liberté de vous envoyer sur ce sujet; et M. l'abbé Molanus ne laissera pas
d'achever ce qu'il prépare sur votre Réponse, où ses bonnes intentions ne
paraîtront pas moins que dans son premier Ecrit. Je tâche de le fortifier dans
la résolution qu'il a prise d'y mettre la dernière main malgré la difficulté
qu'il y a trouvée, depuis qu'on avait mis en doute contre son attente une chose
qu'il prenait pour accordée, et qu'il a raison de considérer comme fondamentale
dans cette matière. Peut-être que, suivant votre dernier expédient, il se
trouvera qu'il n'y a eu que du malentendu ; ce que je souhaite de tout mon cœur.
Enfin, Monseigneur, si vous allez aussi loin que vos lumières et votre charité
le peuvent permettre, vous rendrez à l'Eglise un service des plus grands, et
d'autant plus digne de votre application, qu'on ne le saurait attendre aisément
d'aucun autre.
Je vous remercie, Monseigneur,
de la bonté que vous avez eue de m'assurer les bontés d'une personne aussi
excellente que l'est M. l'abbé Bignon, à qui je viens d'écrire sur ce fondement.
Il n'a point été marqué de qui est l'Ecrit sur la notion du corps ; mais il doit
venir d'une personne qui a médité profondément sur la matière, et dont la
pénétration paraît assez. J'ai inséré dans ma réponse une de mes démonstrations
sur la véritable estime de la force contre l'opinion vulgaire, mais sans
l'appareil qui serait nécessaire pour la rendre propre à convaincre toutes
sortes d'esprits. Je suis avec beaucoup de vénération, Monseigneur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
235
Madame ,
Votre Altesse Sérénissime ayant
paru surprise de ce que j'avais dit sur le concile de Trente, comme s'il n'était
pas reçu en France pour règle de foi, j'ai jugé qu'il était de mon devoir de lui
en rendre raison ; et j'ai cru que votre Altesse Sérénissime le prendrait en
bonne part, son zèle pour l'essentiel de la foi étant accompagné de lumières qui
la lui font distinguer des abus et des additions. Je sais bien qu'on a insinué
cette opinion dans les esprits, que ce concile est reçu en France pour règle de
foi, et non pas pour règle de discipline ; mais je ferai voir que la nation n'a
déclaré ni l'un ni l'autre, quoiqu'on ait usé d'adresse pour gagner
insensiblement ce grand point, que les prétendus zélés ont toujours cherché à
faire passer : et c'est pour cela même qu'il est bon qu'on s'y oppose de temps
en temps, afin d'interrompre la prescription, de peur qu'ils n'obtiennent leur
but par la négligence des autres. Car c'est par cette négligence du bon parti
que ces zélotes ont gagné bien d'autres points : par exemple, le second concile
de Nicée, tenu pour le culte des images, a été désapprouvé hautement par le
grand concile d'Occident tenu à Francfort sous Charlemagne. Cependant le parti
des dévotions mal entendues , qui a ordinairement le vulgaire de son côté, étant
toujours attentif à faire valoir ce qu'il s'est mis en tète et à profiter des
occasions où les autres se relâchent, a fait en sorte qu'il n y a presque plus
personne dans la communion de Rome qui ose nier que le concile de Nicée soit
œcuménique.
Rien ne doit être plus vénérable
en terre que la décision d'un véritable concile général ; mais c'est pour cela
même qu'on doit être extrêmement sur ses gardes, afin que l'erreur ne prenne pas
les livrées de la vérité divine. Et comme on ne reconnaîtra pas un homme pour
plénipotentiaire d'mi grand prince, s'il n'est
230
autorisé par des preuves bien claires, et qu'on sera
toujours plus disposé en cas de doute à le récuser qu'aie recevoir, on doit à
plus forte raison user de cette précaution envers une assemblée de gens qui
prétendent que le Saint-Esprit parle par leur bouche : de sorte qu'il est plus
sur et plus raisonnable en cas de doute de récuser que de recevoir un concile
prétendu général. Car alors, si l'on s'y trompe, les choses demeurent seulement
aux termes où elles étaient avant ce concile, sauf à un concile futur, plus
autorisé, d'y remédier. Mais si l'on recevait un faux concile et de fausses
décisions, on ferait une brèche irréparable à l'Eglise, parce qu'on n'ose plus
révoquer en doute ce qui passe pour établi par l'Eglise universelle, qu'un tel
concile représente.
Avant que de prouver ce que j'ai
promis, il faut bien former l'état de la question, pour éviter l'équivoque. Je
demeure d'accord que les doctrines du concile de Trente sont reçues en France ;
mais elles ne sont pas reçues comme des doctrines divines ni comme de foi, ni
par conséquent comme d'un concile œcuménique. L'équivoque qui est là-dedans
trompe bien des gens. Quand ils entendent dire que l'Eglise de France approuve
ordinairement les dogmes de Trente, ils s'imaginent qu'elle se soumet aux
décisions de ce concile comme œcuménique, et qu'elle approuve aussi les
anathèmes que ce concile a prononcés contre les protestants; ce qui n'est point.
Moi-même, je suis du sentiment de ce concile en bien des choses ; mais je ne
reconnais pas pour cela son autorité ni ses anathèmes.
Voici encore une adresse dont on
s'est servi pour surprendre les gens. On a fait accroire aux ecclésiastiques
qu'il est de leur intérêt de poursuivre la réception du concile de Trente ; et
c'est pour cela? que le clergé de France, gouverné par le cardinal du Perron,
dans les Etats du royaume tenus immédiatement après l'assassinat de Henri IV,
sous une reine italienne et novice au gouvernement, fit des efforts pour
procurer cette réception : mais le tiers-état s'y opposant fortement et le
clergé ne pouvant obtenir son dessein dans l'assemblée des Etats, il osa
déclarer de son autorité privée qu'il voulait tenir ce concile pour reçu ; ce
qui était une entreprise blâmée des personnes modérées. C'est à la
237
nation, et non au clergé seul, de faire une telle
déclaration; et c'est suivant cette maxime que le clergé s'est laissé induire,
par les partisans de Rome, d'obliger tous ceux qui ont charge d’âme, à faire la
Profession de foi publiée par Pie IV, dans laquelle le concile de Trente
est autorisé en passant. Mais cette introduction particulière, faite par cabale
et par surprise contre les déclarations publiques, ne saurait passer pour une
réception légitime, oulre que ce qui se dit en passant est plutôt une
supposition où l'on se rapporte à ce qui en est, qu'une déclaration indirecte.
Après avoir prévenu ces
difficultés et ces équivoques, je viens à mes preuves, et je mets en fait qu'il
ne se trouvera jamais aucune déclaration du roi, ni de la nation française, par
laquelle le concile de Trente soit reçu.
Au contraire les ambassadeurs de
France déclarèrent dans le concile même qu'ils ne le tenaient point pour libre,
ni ses décisions pour légitimes, et que la France ne les recevrait pas ; et
là-dessus ils se retirèrent. Une déclaration si authentique devrait être levée
par une autre déclaration authentique.
Par après, les nonces des Papes
sollicitant toujours la réception du concile en France, la reine Catherine de
Médicis, qui était une princesse éclairée, répondit que cela n'était nullement à
propos, parce que cette réception rendrait le schisme des protestants
irrémédiable : ce qui fait voir que ce n'est pas sur la discipline seulement ,
mais encore sur la foi qu'on a refusé de reconnaître ce concile.
Pendant les troubles, la ligue
résolut la réception du concile de Trente ; mais le parti fidèle au roi s'y
opposa hautement.
J'ai remarqué un fait fort
notable, que les auteurs ont passé sous silence. Henri IV se réconciliant avec
l'église de France et faisant son abjuration à Saint-Denis, demanda que
l'archevêque de Bourges et autres prélats assemblés pour son instruction, lui
dressassent un formulaire de la foi. Cette assemblée lui prescrivit la
Profession susdite du pape Pie IV ; mais après y avoir rayé exprès les deux
endroits où il est parlé du concile de Trente ; ce qui fait voir
incontestablement que cette assemblée ecclésiastique ne tenait pas ce concile
pour reçu en France et comme règle de
238
la foi, puisqu'elle le raya, lorsqu'il s'agissait d'en
prescrire une au roi de France.
Après la mort de Henri le Grand,
le tiers-état s'opposa à la réception, comme j'ai déjà dit, nonobstant que le
clergé eut assuré qu'on ne recevrait pas une discipline contraire aux libertés
de l'Eglise gallicane. Et comme les autres règlements de Trente étaient déjà
reçus en France par des ordonnances particulières, on voit qu'il ne s'agissait
plus de discipline, qui était ou déjà reçue ou non recevante ; mais qu'il
s'agissait de faire reconnaître le concile de Trente pour œcuménique,
c'est-à-dire pour règle de la foi.
Les auteurs italiens soutiennent
hautement que l'ordonnance publiée en France sur la nullité des mariages des
enfants sans demander le consentement de père et de mère, est contraire à ce que
le concile de Trente a décidé comme de droit divin ; et ils soutiennent qu'il
n'appartient pas aux lois séculières de changer ce qui est de l'essence d'un
sacrement; mais l'ordonnance susdite est toujours demeurée en vigueur.
Je pourrais alléguer encore bien
des choses sur ce point, si je n'aimais la brièveté et si je ne croyais pas que
ce que j'ai dit peut suffire. Je tiens aussi que les Cours souveraines et les
procureurs généraux du roi n'accorderont jamais que le concile de Trente a été
reçu en France pour œcuménique ; et s'il y a eu un temps où le clergé de France
s'est assez laissé gouverner par des intrigues étrangères pour solliciter ce
point, je crois que maintenant que ce clergé a de grands hommes à sa tête, qui
entendent mieux les intérêts de l'Eglise gallicane, ou plutôt de l'Eglise
universelle, il en est bien éloigné ; et ce qui me confirme dans cette opinion,
c'est qu'on a proposé à des nouveaux convertis une profession de foi où il
n'était pas fait mention du concile de Trente.
Je ne dis point tout cela par un
mépris pour ce concile, dont les décisions pour la plupart ont été faites avec
beaucoup de sagesse ; mais parce qu'étant sur que les protestants ne le
reconnaîtront pas, il importe, pour conserver l'espérance de la paix de l'Eglise
universelle, que l'Eglise de France demeure dans l'état qui la rend plus propre
à moyenner cette paix, laquelle serait
239
sans doute une des plus souhaitables choses du monde, si
elle pouvait être obtenue sans faire tort aux consciences et sans blesser la
charité. Je suis avec dévotion, Madame, de votre Altesse Sérénissime, le
très-humble et très-fidèle serviteur,
Leibniz.
P. S. Le cardinal
Pallavicin, qui fait valoir le concile de Trente autant qu'il peut et marque les
lieux où il a été reçu, ne dit point qu'il ait été reçu en France, ni pour règle
de la foi ni pour la discipline ; et même cette distinction n'est point
approuvée à Rome.
Monseigneur,
Votre dernière a fait revivre
nos espérances. M. l'abbé de Lokkum travaille fort et ferme à une espèce de
liquidation des controverses qu'il y a entre Rome et Augsbourg, et il le fait
par ordre de l'Empereur. Mais il a affaire à des gens qui demeurent d'accord du
grand principe de la réunion, qui est la base de toute la négociation : et c'est
sur cela qu'une convocation de nos théologiens avait fait solennellement et
authentiquement ce pas que vous savez, qui est le plus grand qu'on ait fait
depuis la Réforme. Voici l'échantillon de quelques articles de cette
liquidation, que je vous envoie, Monseigneur, de sa paît. Il y en a jusqu'à
cinquante qui sont déjà prêts. Ce qu'il avait projeté sur votre excellent Ecrit
entre maintenant dans sa liquidation, qui lui a fait prendre les choses de plus
haut et les traiter plus à fond ; ce qui servira aussi à vous donner plus de
satisfaction un jour. Cependant je vous envoie aussi la préface de ce qu'il vous
destinait dès lors, et des passages où il s'expliquait à l'égard du concile
(a) Tous les éditeurs de Bossuet font cette remarque : « On
n'a point la lettre de M. de Meaux, à laquelle répond Leibniz. » Cette Lettre,
qui est du 15 août 1693, nous l'avons donnée plus haut, p. 218.
240
de Trente ; et rien ne Ta arrêté que la difficulté qu'il
voyait naitre chez vous sur ce concile, jugeant que si Ton voulait s'y attacher,
ce serait travailler sans fruit et sans espérance, et même se faire tort de
notre côté, et s'éloigner des mesures prises dans la convocation et du fondement
qu'on y a jeté. Il espère toujours de vous une déclaration sur ce grand
principe, qui le mette en état de se joindre à vous dans ce grand et pieux
dessein de la réunion, avec cette ouverture de cœur qui est nécessaire. Il me
presse fort là-dessus, et il est le plus étonné du monde de voir qu'on y fait
difficulté, ceux qui ont fait la proposition de votre côté et qui ont fait
naître la négociation, ayant débuté par cette condescendance, et ayant très-bien
reconnu que sans cela il n'y aurait pas moyen d'entrer seulement en négociation.
Le grand article qu'on accorde
de notre côté, est qu'on se soumette aux conciles œcuméniques et à l'unité
hiérarchique ; et le grand article réciproque qu'on attend de votre côté, est
que vous ne prétendiez pas que pour venir à la réunion, nous devions reconnaître
le concile de Trente pour œcuménique, ni ses procédures pour légitimes. Sans
cela M. de Molanus croit qu'il ne faut pas seulement songer à traiter, et que
les théologiens de ce paya n'auraient pas donné leur déclaration ; et qu'ainsi
lui-même ne peut guère avancer non plus, de peur de s'écarter des principes de
cette convocation, où il a eu tant de part. Il s'agit de savoir si Rome, en cas
de disposition favorable à la réunion et supposé qu'il ne restât que cela à
faire, ne pourrait pas accorder aux peuples du Nord de l'Europe, à l'égard du
concile de Trente, ce que l'Italie et la France s'accordent mutuellement sur les
conciles de Constance, de Bâle et sur le dernier de Latran, et ce que le Pape
avec le concile de Bâle ont accordé aux Etats de Bohème, sub utràque, à
l'égard des décisions de Constance. Il me semble, Monseigneur, que vous ne
sauriez nier, in thesi, que la chose soit possible ou licite. Mais si les
affaires sont déjà assez disposées, in hypothesi, c'est une autre
question. Cependant il faut toujours commencer par le commencement, et convenir
des principes, afin de pouvoir travailler sincèrement et utilement.
Puisque vous demandez,
Monseigneur, où j'ai trouvé l'acte en
241
forme, passé entre les députés du concile de Bâle et les
Bohémiens, par lequel ceux-ci doivent être reçus dans l'Eglise sans être obligés
de se soumettre aux décisions du concile de Constance, je vous dirai que c'est
chez un auteur très catholique que je l'ai trouvé, savoir, dans les
Miscellanea Bohemica du révérend P. Balbinus, jésuite des plus savants de
son ordre pour l'histoire, qui a enrichi ce grand ouvrage de beaucoup de pièces
authentiques, tirées des archives du royaume, dont il a eu l'entrée. Il n'est
mort que depuis peu. Il donne aussi la lettre du pape Eugène, qui est une espèce
de gratulation sur cet accord ; car le Pape et le
concile n’avaient pas rompu alors (a).....
N'ayant pas maintenant le livre
du Père Balbinus, j'ai cherché si la pièce dont il s'agit ne se trouverait pas
dans le livre de Goldastus de Regno Bohemiœ. Je l'y ai donc trouvée, et
l'ai fait copier telle qu'il la donne : mais il sera toujours à propos de
recourir à Balbinus. Les Compactata mêmes se trouvent aussi dans
Goldastus, qui disent la même chose et dans les mêmes termes, quant au point
de prœcepto. Peut-être que dans les archives de l'église de Coutances en
Normandie, dont l'évêque a été le principal entre les légats du concile, ou
parmi les papiers d'autres prélats et docteurs français, qui ont été au concile
de Bâle, on trouverait plus de particularités sur toute cette négociation. Je
suis avec zèle, Monseigneur, votre très-humble et obéissant serviteur,
Leibniz.
Voilà enfin la réponse de M.
l'abbé de Lokkum que je vous envoie, Monseigneur; Dieu veuille qu'elle soit
telle que nous la devons désirer : j'espère que vous nous ferez voir la vôtre en
(a) Nous supprimons ici, avec tous les éditeurs, un long
passage sur la dynamique
242
français. Madame de Maubuisson, qui n'a plus de sœur que
madame la duchesse d'Hanovre, désire beaucoup que vous fassiez tout de votre
mieux pour contribuer à cette réunion, que je crois qui ne sera pas bien aisée ;
à moins que la pureté de vos bonnes intentions n'attire sur ce parti plus de
vues droites qu'il n'y en a présentement parmi les luthériens, qui ne sont
gouvernés que par leur politique, et non par l'esprit de Dieu. Madame la
duchesse de Brunswick, qui les voit de près présentement, me mande qu'elle n'a
jamais tant senti la vérité de notre religion que depuis qu'elle est parmi ces
personnes, qui sont à ce qu'il lui paraît chacun les arbitres de leur foi, ne
croyant que ce qu'il leur plait de croire. Cependant le livre de l’Eucharistie
de notre illustre mort (a) y fait des merveilles en quelque façon. M. Leibniz
l'a lu en deux jours ; il le loue et l'admire. Le prince Christian, neveu de
madame de Maubuisson, ne se peut lasser de l'entendre lire chez madame la
duchesse d'Hanovre sa mère, qui le faisait lire; et lui, il disputait, quoique
luthérien, en notre faveur, avouant que tout ce qu'on y disait du luthéranisme
était vrai.
Quand de tout ce que vous avez
fait, Monseigneur, et notre cher ami M. Pelisson, il n'en résulterait que la
conversion d'une, âme, Dieu vous en tiendroit aussi bien compte que si vous
aviez changé toute l'Allemagne, puisque vous avez assez travaillé pour que tous
les hérétiques se rendent catholiques. Mais Dieu seul, qui peut ruiner leur
orgueil qui les empêche de se soumettre à l'Eglise, à laquelle ils demandent des
conditions onéreuses pour s'y rejoindre, peut donner l'accroissement atout ce
que vous avez semé. Ne vous rebutez donc pas, Monseigneur ; au contraire
raidissez-vous contre le découragement, s'il vous en prenait quelque envie.
Madame la duchesse d'Hanovre mande à madame sa sœur que M. l'abbé de Lokkum et
M. Leibniz veulent de bonne foi la réunion ; et madame la duchesse de Brunswick
me le confirme. Quoique M. Leibniz ait un caractère bien différent de l'autre,
cependant il me paraît qu'il ne veut pas quitter la partie : il a trop d'esprit
pour ne se pas apercevoir qu'on le met plus dehors que dedans cette affaire ;
mais il tâche de s'y raccrocher. Il ne m'a
(a) Pelisson.
243
point écrit cette fois, et j'ai reçu uniquement le paquet
que je vous envoie par la poste, n'ayant point d'autre voie. Si vous me faites
l'honneur de me communiquer quelque chose de tout cela, et que le paquet soit
gros, je vous supplie, Monseigneur, de l'adresser à M. Desmarais, rue Cassette,
faubourg Saint-Germain, notre correspondant.
Comme cette affaire me tient au
cœur, j'ai demandé le sentiment d'un docteur de Sorbonne, de mes amis, sur ce
qu'ils demandent de tenir indécise l'autorité du concile de Trente, jusqu'à ce
que l'Eglise en ait décidé par un nouveau concile. L'on m'a répondu que pourvu
qu'ils crussent la réalité de la présence de Jésus-Christ au saint Sacrement, de
la manière que nous la croyons; qu'ils revinssent à l'Eglise avec un esprit de
soumission pour tout ce qu'elle déclarerait dans le concile futur qu'ils
demandent; qu'on ne doute pas que pour un si grand bien que la réunion, l'on ne
leur accorde ce qu'ils désirent, pourvu que cette réunion fût sincère et du fond
du cœur, et qu'elle ne soit pas un nouveau sujet de nous désapprouver dans les
pratiques de notre religion. L'on dit même que tous les gens de bien, qui ont
quelque autorité dans l'Eglise, s'emploieraient à leur obtenir ce qu'ils
désirent, s'ils revenaient, comme je leur ai mandé autrefois, comme l'enfant
prodigue, se jeter tête baissée entre les bras de leur mère, en confessant
qu'ils ont péché. Mais c'est en cet endroit un coup de Dieu qu'il faut lui
demander, l'humilité ne se trouvant guère dans un parti d'hérétiques,
puisqu'elle est le caractère des vrais enfants de Dieu et de l'Eglise. J'espère,
Monseigneur, que vous ferez de votre part tout ce qu'on doit attendre de votre
zèle, de votre douceur et de votre charité.
Sœur de
Brinon.
Je garde, Monsieur, avec vous un
trop long silence, dans l'attente où vous m'avez mis de la réponse de M. l'abbé
de Lokkum.
244
Vous me faisiez l'honneur de me mander quelle éloit presque
en état de nous être envoyée. Je crains que quelque indisposition ne l'ait
encore retardée ; car pour ce qui est de nos fâcheuses et cruelles guerres ,
quoiqu'elles pussent retarder l'effet de nos souhaits, elles ne doivent pas
empêcher les particuliers pacifiques de préparer les choses : c'est ce que
personne ne peut mieux faire que ce savant abbé. Pressez donc toujours sa
réponse, je vous en conjure : s'il reste encore quelque chose à dire sur le
concile de Trente et sur celui de Bâle, nous le ferons alors. J'ai toujours
oublié de vous demander d'où était pris l'acte du dernier concile que vous nous
avez envoyé : nous en savions le fond et nous en avions les principales clauses
en divers endroits ; mais nous n'avons pas encore reçu la pièce entière. Elle
est fort belle, et il faudra la faire insérer dans l'édition des conciles.
Je suis toujours avec la même
passion, Monsieur, votre très-humble serviteur.
Bénigne, év.
de Meaux.
Voilà une lettre, Monseigneur,
de M. Leibniz, qui se réveille de temps en temps sur un sujet qui devrait
l'empêcher de dormir. L'objection qu'il fait sur le concile de Trente ne me
paraît pas malaisée à résoudre : car les évêques qui ont fait faire l'abjuration
à Henri IV, pourraient avoir manqué en n'y voulant pas comprendre le concile de
Trente, pour ne le pas effaroucher : cela ne prouverait pas qu'il ne fût pas
reçu en France sur les dogmes de la loi, comme il ne l'est pas sur quelques
points de discipline. Ce n'est point à moi, Monseigneur, à entamer ces
questions, ni à répondre à ce que m'en écrit M. Leibniz : cela regarde Votre
Grandeur. Je voudrais pourtant bien voir ce qu'il vous en écrit et ce que vous
lui répondrez, pour le lire à madame de Maubuisson, qui est pleine de bonnes
lumières, et qui voit d'un coup d'œil le bien et le mal des choses.
245
Je crois, Monseigneur, que vous
ne sauriez trop relever les bons desseins de M. de Lokkum, pour l'encourager à
poursuivre la réunion et à venir des bonnes paroles aux bons effets. Car écrire
et discourir toute la vie sur une chose qui ne peut plus se faire après la mort
et de laquelle dépend le salut, c'est ce que je ne puis comprendre ; et je doute
toujours qu'il y ait un commencement de foi dans l'aine des personnes qui
veulent persuader qu'elles cherchent la vérité, quand tout cela se fait si à
loisir et même avec quelque, indifférence. Mais Votre Grandeur m'a déjà mandé
qu'il fallait faire ce qui pouvait dépendre de nous, et attendre de Dieu ce qui
dépend de lui, comme est cette réunion qu'un intérêt temporel fait rechercher
selon toutes les apparences : mais Dieu en saura bien tirer sa gloire et
l'avantage de l'Eglise, pour laquelle Votre Grandeur a tant travaillé.
J'avais mandé à mademoiselle de
Scudery que j'avais vu un petit manuscrit que M. Pirot avait fait sur le concile
de Trente, que M. Pelisson aurait bien voulu faire imprimer à la fin de son
livre fait, ou peu s'en faut, sur l'Eucharistie : mais il faudrait auparavant
qu'il fût rectifié, et qu'on n'y laissât aucun sujet de doute. Je l'ai lu
lorsque le cher défunt me l'envoya pour le faire tenir en Allemagne : autant que
je puis m'y connaître, je le trouvai bien fort. Je prie Dieu, Monseigneur, qu'il
vous augmente de plus en plus ses divines lumières, et qu'il vous donne la
persévérance qui vous est nécessaire, pour faire tout seul ce qui avait paru
devoir être fait avec le pauvre M. Pelisson, dont le mérite se reconnaît de plus
en plus. Vous m'avez promis, Monseigneur, votre bienveillance et vos prières ;
je vous supplie de vous en souvenir, et de croire que j'ai pour Votre Grandeur
tout le respect et l'estime que doit avoir, votre très-humble et très-obéissante
servante.
Sr. M. de
Brinon.
246
Monsieur, j'ai vu entre les
mains de M. le marquis de Torcy une de vos lettres à un de nos princes, dont on
dit ici mille biens et dont les honnêtes gens célèbrent l'esprit et les droites
intentions. Dans le compte que vous lui rendez du commerce que nous avons eu sur
la religion, feu M. Pelisson et moi avec vous et M. l'abbé de Lokkum, vous
semblez insinuer que ce commerce a cessé de mon côté tout à coup sans que vous
en sachiez la véritable raison. Je vous assure, Monsieur, qu'il n'en faut point
chercher d'autre que la guerre survenue, pendant laquelle je n'ai pas cru qu'il
fût aisé de traiter de la réunion des esprits sur la religion. Maintenant que
Dieu nous a rendu la paix, je loue sa bonté infinie du désir qu'elle vous a mis
dans le cœur de reprendre cette affaire. J'approuve, Monsieur, le dessein d'y
faire entrer quelque magistrat important, et il ne sera pas malaisé d'en trouver
quelqu'un aussi propre à cette sainte négociation que le feu M. Pelisson. Quand
vous en serez convenu, ce qui sera très-facile, avec M. le marquis de Torcy, qui
prendra là-dessus les ordres du Roi, il faudra que vous trouviez bon que je lui
donne communication de tout ce que nous avons écrit sur cette matière, vous, M.
l'abbé de Lokkum et moi. Si vous voulez bien nous marquer en quoi vous croyez
que je n'ai pas répondu à votre désir, je vous assure que j'y satisferai
pleinement, sans aucune vue ni à droite ni à gauche, mais avec toute la droiture
de bonne intention que vous pouvez désirer d'un homme qui ne peut jamais avoir
de plus grande joie que celle de travailler avec de si habiles et de si honnêtes
gens à refermer, s'il se peut, les plaies de l'Eglise encore toutes sanglantes
par un schisme si déplorable. En votre particulier, Monsieur, je conserve
toujours pour vous et pour vos travaux, dont il vous a plu me faire part,
247
toute l'estime possible, et je suis avec une parfaite
sincérité, Monsieur, votre très-humble serviteur,
J. Bénigne,
év. de Meaux.
Monseigneur ,
Lorsque j'arrivai ici, il y a
quelques jours, Monseigneur le duc Antoine Ulricme demanda de vos nouvelles ; et
quand je répondis que je n'avais point eu l'honneur d'en recevoir depuis
longtemps, il me dit qu'il voulait me fournir de la matière pour vous foire
souvenir de nous. C'est qu'un abbé de votre religion, qui est de considération
et de mérite, lui avait envoyé le livre que voici (a), qu'il avait donné au
public sur ce qui est de foi. Son Altesse Sérénissime m'ordonna de vous le
communiquer pour le soumettre à votre jugement, et pour tâcher d'apprendre,
Monseigneur, selon votre commodité, s'il a votre approbation, de laquelle ce
prince ferait presque autant de cas que si elle venait de Rome même, m ayant
ordonné de vous faire ses compliments et de vous marquer combien il honore votre
mérite éminent.
Le dessein de distinguer ce qui
est de foi de ce qui ne l'est point, paraît assez conforme à vos vues et à ce
que vous appelez la méthode de l’Exposition ; et il n'y a rien de si
utile pour nous décharger d'une bonne partie des controverses, que de faire
connaître que ce qu'on dit de part et d'autre n'est point de foi. Cependant son
Altesse Sérénissime ayant jeté les yeux sur ce livre,
(a) Voici le titre de cet ouvrage : Secretio eorum quœ
de fide catholicà, ab iis quœ non sunt de fide , in controversiis plerisque hoc
sœculo motis, juxta regulam fidei ab Exc. D. Franc. Veronio
Sarrœ Theologiœ Doctore antehàc compilafam, ab omnibus Sorbon. Doctor. in plea
congregatione Facultatis Theologiœ approbatam, necnon anno 1645, in gen.
conventu ab universo Clero Gallic, receptam, ac per Illustr. et Doctiss.
Wallenb. Episc. multùm laudatum, ex ipso concilia Tridentino et praefatà régula
compendiosè excerpta, anno Christi 1699. 1 vol. in-16, sans nom d'auteur, de
ville et d'imprimeur.
248
y a trouvé bien des difficultés. Car premièrement, il lui
semble qu'on n'a pas assez marqué les conditions de ce qui est de foi, ni les
principes par lesquels on le peut connaître; de plus, il semble, en second lieu,
qu'il y a des degrés entre les articles de foi, les uns étant plus importants
que les autres.
Si j'ose expliquer plus
amplement ce que son Altesse Sérénissime m'avait marqué en peu de mots, je dirai
que pour ce qui est des conditions et principes, tout article de foi doit être
sans doute une vérité que Dieu a révélée; mais la question est si Dieu en a
seulement révélé autrefois, ou s'il en révèle encore ; et si les révélations
d'autrefois sont toutes dans l'Ecriture sainte, ou sont venues du moins d'une
tradition apostolique : ce que ne nient, point plusieurs des plus accommodants
entre les protestants.
Mais comme bien des choses
passent aujourd'hui pour être de. foi, qui ne sont point assez révélées par
l'Ecriture et où la tradition apostolique ne paraît pas non plus; comme, par
exemple, la canonicité des livres que les protestants tiennent pour apocryphes,
laquelle passe aujourd'hui pour être de foi dans votre communion contre ce qui
était cru par des personnes d'autorité dans l'ancienne Eglise : comment le
peut-on savoir, si l'on n'admet des révélations nouvelles, en disant que Dieu
assiste tellement son Eglise qu'elle choisit toujours le bon parti, soit par une
réception tacite ou droit non écrit, soit par une définition ou loi expresse
d'un concile œcuménique ? Où il est encore question de bien déterminer les
conditions d'un tel concile, et s'il est nécessaire que le Pape prenne part aux
décisions, pour ne rien dire du Pape à part, ni encore de. quelque particulier
qui pourrait vérifier ses révélations par des miracles. Mais si l'on accorde à
l'Eglise le droit d'établir de nouveaux articles de foi, on abandonnera la
perpétuité, qui avait passé pour la marque de la foi catholique. J'avais
remarqué autrefois que vos propres auteurs ne s'y accordent point et n'ont point
les mêmes fondements sur l'analyse de la foi, et que le P. Grégoire de Valentia,
jésuite, dans un livre fait là-dessus, la réduit aux décisions du Pape, avec ou
sans le concile ; au lieu qu'un docteur de Sorbonne, nommé Holden, vouloir,
aussi dans un livre exprès, que tout devait avoir déjà été révélé aux apôtres,
et puis propagé
249
jusqu'à nous par l'entremise de l'Eglise ; ce qui paraîtra
le meilleur aux protestants. Mais alors il sera difficile de justifier
l'antiquité de bien des sentiments, qu'on veut faire passer pour être de foi
dans l'Eglise romaine d'aujourd'hui.
Et quant aux degrés de ce qui
est de foi, on disputa dans le colloque de Ratisbonne de ce siècle entre Hunnius
protestant et le Père Tanner jésuite, si les vérités de peu d'importance, qui
sont dans l'Ecriture sainte, comme, par exemple, celle du chien de Tobie,
suivant votre canon, sont des articles de foi, comme le Père, Tanner l'assura.
Ce qui étant posé, il faut reconnaître qu'il y a une infinité d'articles de foi
qu'on peut, non-seulement ignorer, mais même nier impunément, pourvu qu'on croie
qu'ils n'ont point été révélés : comme si quelqu'un croyait que ce passage :
Tres sunt qui testimonium dant, etc. (1) n'est point authentique,
puisqu'il manque dans les anciens exemplaires grecs. Mais il sera question
maintenant de savoir s'il n'y a pas des articles tellement fondamentaux, qu'ils
soient nécessaires, necessitate medii ; en sorte qu’on ne les saurait
ignorer ou nier sans exposer son salut, et comment on les peut discerner des
autres.
La connaissance de ces choses
parait si nécessaire, Monseigneur, pour entendre ce que c'est que d'être de foi,
que monseigneur le duc a cru qu'il fallait avoir recours à vous pour les bien
connaître, ne sachant personne aujourd'hui dans votre église, qu'on puisse
consulter plus sûrement, et se flattant sur les expressions obligeantes de votre
lettre précédente, que vous aurez bien la bonté de lui donner des
éclaircissements. Je ne suis maintenant que son interprète, et je ne suis pas
moins avec respect, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
1 I Joan., V, 7, 8.
250
Monsieur,
Rien ne me pouvait arriver de
plus agréable que d'avoir à satisfaire, selon mon pouvoir, aux demandes d'un
aussi grand prince que monseigneur le duc Antoine lllric, et encore m'étant
proposées par un homme aussi habile et que j'estime autant que vous. Elles se
rapportent à deux points : le premier consiste à juger d'un livret intitulé,
Secretio, etc.; ce qui demande du temps, non pour le volume, mais pour la
qualité des matières sur lesquelles il faut parler sûrement et juste. Je supplie
donc Son Altesse de me permettre un court délai, parce que n'ayant reçu ce livre
que depuis deux jours, à peine ai-je eu le loisir de le considérer.
La seconde demande a deux
parties, dont la première regarde les conditions et les principes par lesquels
on peut reconnaître ce qui est de foi, en le distinguant de ce qui n'en est pas
; et la seconde observe qu'il y a des degrés entre les articles de foi, les uns
étant plus importants que les autres.
Quant au premier point, vous
supposez avant toutes choses comme indubitable, que tout article de foi doit
être une vérité révélée de Dieu de quoi je conviens sans difficulté ; mais vous
venez à deux questions, dont l'une est : « Si Dieu en a seulement révélé
autrefois, ou s'il en révèle encore ; » et la seconde : « Si les révélations
d'autrefois sont toutes dans l'Ecriture sainte, ou sont venues du moins d'une
tradition apostolique, ce que ne nient point plusieurs des plus accommodants
entre les protestants. »
Je réponds sans hésiter,
Monsieur, que Dieu ne révèle point de nouvelles vérités qui appartiennent à la
foi catholique, et qu'il faut suivre la règle de la perpétuité, qui avait, comme
vous dites très-bien, passé pour la règle de la catholicité, de laquelle aussi
l'Eglise ne s'est jamais départie.
251
Il ne s'agit pas ici de disputer
de l'autorité des traditions apostoliques, puisque vous dites vous-même,
Monsieur, que les plus accommodants, c'est-à-dire, comme je l'entends,
non-seulement les plus doctes, mais encore les plus sages des protestants ne les
nient pas ; comme je crois en effet l'avoir remarqué dans votre savant Calixte
et dans ses disciples. Mais je dois vous faire observer que le concile de Trente
reconnaît la règle de la perpétuité, lorsqu'il déclare qu'il n'en a point
d'autre que « ce qu’il est contenu dans l'Ecriture sainte, ou dans les
traditions non écrites, qui reçues par les apôtres de la bouche de Jésus-Christ,
ou dictées aux mêmes apôtres par le Saint-Esprit, sont venues à nous comme de
main en main (1). »
Il faut donc, Monsieur, tenir
pour certain que nous n'admettons aucune nouvelle révélation, et que c'est la
foi expresse du concile de Trente, que toute vérité révélée de Dieu est venue de
main en main, jusqu'à nous; ce qui aussi a donné lieu à cette expression qui
règne dans tout ce concile, que le dogme qu'il établit a toujours été entendu
comme il l'expose : Sicut Ecclesia catholica semper intellexit (2). Selon
cette règle on doit tenir pour assuré que les conciles œcuméniques, lorsqu'ils
décident quelque vérité, ne proposent point de nouveaux dogmes, mais ne font que
déclarer ceux qui ont toujours été crus, et les expliquer seulement en termes
plus clairs et plus précis.
Quant à la demande que vous me
faites : « S'il faut, avec Grégoire de Valence, réduire la certitude de la
décision à ce que prononce le Pape, ou avec ou sans le concile, » elle me paraît
assez inutile. On sait ce qu'a écrit sur ce sujet le cardinal du Perron, dont
l'autorité est de beaucoup supérieure à celle de ce célèbre jésuite, et pour ne
point rapporter des autorités particulières, on voit en cette matière ce
qu'enseigne et ce que pratique, même de nos jours et encore tout récemment,
l'Eglise de France.
Nous donnerons donc pour règle
infaillible, et certainement reconnue par les catholiques, des vérités de foi,
le consentement unanime et perpétuel de toute l'Eglise, soit assemblée en
concile, soit dispersée par toute la terre, et toujours enseignée par le même
1 Sess. IV, Décret, de Can. Scrip. — 2 Ibid.
252
Saint-Esprit. Si c'est là, pour me servir de vos
expressions, ce qui est le plus agréable aux protestants, bien éloignés de les
détourner de cette doctrine, nous ne craignons point de la garantir comme
incontestablement saine et orthodoxe.
« Mais alors, continuez-vous, il
sera difficile de justifier l'antiquité de bien des sentiments, qu'on veut faire
passer pour être de foi dans l'Eglise romaine d'aujourd'hui. »
Non, Monsieur, j'ose vous
répondre avec confiance que cela n'est pas si difficile que vous pensez, pourvu
qu'on éloigne de cet examen l'esprit de contention, en se réduisant aux faits
certains.
Vous en pouvez faire l'essai
dans l'exemple que vous alléguez, et qui est aussi le plus fort qu'on puisse
alléguer, « de la canonicité des livres que les protestants tiennent pour
apocryphes, laquelle passe aujourd'hui pour être de foi dans votre communion,
contre ce qui était cru par des personnes d'autorité dans l'ancienne Eglise. »
Mais, Monsieur, vous allez voir clairement, si je ne me trompe, cette question
résolue par des faits entièrement incontestables.
Le premier est, que ces livres
dont on dispute, ou dont autrefois on a disputé, ne sont pas des livres nouveaux
ou nouvellement trouvés, auxquels on ait donné de l'autorité. La seconde Lettre
de saint Pierre, celle aux Hébreux, l’Apocalypse et les autres livres qui ont
été contestés, ont toujours été connus dans l'Eglise et intitulés du nom des
apôtres, à qui encore aujourd'hui on les attribue. Si quelques-uns leur ont
disputé ce litre, on n'a pas nié pour cela l'existence de ces livres, et qu'ils
ne portassent cette intitulation, ou partout, ou dans la plupart des lieux où on
les lisait, ou du moins dans les plus célèbres.
Second fait : J'en dis autant
des livres de l'Ancien Testament. La Sagesse, l’Ecclésiastique,
les Machabées et les autres, ne sont pas des livres nouveaux : ce ne sont
pas les chrétiens qui les ont composés : ils ont précédé la naissance de
Jésus-Christ; et nos Pères les ayant trouvés parmi les Juifs, les ont pris de
leurs mains pour l'usage et pour l'édification de l'Eglise.
Troisième fait : Ce n'est point
non plus par de nouvelles révélations, ou par de nouveaux miracles qu'on les a
reçus dans le
253
canon. Tous ces moyens sont suspects ou particuliers, et
par conséquent insuffisants à fonder une tradition et un témoignage de la foi.
Le concile de Trente, qui les a rangés dans le canon, les y a trouvés, il y a
plus de douze cents ans et dès le quatrième siècle, le plus savant sans
contestation de toute l'Eglise.
Quatrième fait : Personne
n'ignore le canon XLVII du concile m de Carthage, qui constamment est de ce
siècle-là, et où les mêmes livres, sans en excepter aucun, reçus dans le concile
de Trente, sont reconnus comme livres « qu'on lit dans l'Eglise sous le nom de
divines Ecritures, et d'Ecritures canoniques . » Sub nomine divinarum
Scripturarum, etc., canonicœ Scripturae, etc.
Cinquième fait : C'est un fait
qui n'est pas moins constant, que les mêmes livres sont mis au rang des saintes
Ecritures, avec le Pentateuque, avec l'Evangile, avec tous les autres les
plus canoniques, dans la réponse du pape Innocent I, à la consultation du saint
évêque Exupère de Toulouse (cap. VII), en l'an 405 de Notre-Seigneur. Le décret
du concile romain tenu par le pape saint Gélase, fait le même dénombrement au
cinquième siècle, et c'est là le dernier canon de l'Eglise romaine sur ce sujet,
sans que ses décrets aient jamais varié. Tout l'Occident a suivi l'Eglise
romaine en ce point, et le concile de Trente n'a fait que marcher sur ses pas.
Sixième fait: Il y a des églises
que dès le temps de saint Augustin on a regardées comme plus savantes et plus
exactes que toutes les autres, doctiores ac diligentiores Ecclesiœ (1).
On ne peut dénier ces titres à l'Eglise d'Afrique, ni à l'Eglise romaine, qui
avait outre cela la principauté ou la primauté de la Chaire apostolique, comme
parle saint Augustin : In quà semper apostolicae Cathedrœ viguit principatus,
et dans laquelle on convenait, dès le temps de saint Irénée, que la tradition
des apôtres s'était toujours conservée avec plus de soin.
Septième fait : Saint Augustin a
pris séance dans ce concile, du moins il était de ce temps-là, et il en a suivi
la tradition dans le livre de la Doctrine chrétienne, où nous lisons ces
paroles « Tout le canon des Ecritures contient ces livres, cinq de Moïse, etc…,
»
1 De Doct. Christ., lib. II, cap. XV, n. 22.
254
où sont nommés en même rang, « Tobie, Judith,
deux des Machabées, la Sagesse, l’Ecclésiastique, quatorze
Epitres de saint Paul, et notamment celle aux Hébreux, » ainsi
qu'elles sont comptées, tant dans le canon de Carthage que dans saint Augustin :
« deux Lettres de saint Pierre, trois de saint Jean, et l’Apocalypse. »
Huitième fait : Ces anciens
canons n'ont pas été une nouveauté introduite par ces conciles et par ces papes
: mais une déclaration de la tradition ancienne, comme il est expressément porté
dans le canon déjà cité du concile ni de Cartilage : « Ce sont des livres,
dit-il, que nos Pères nous ont appris à lire dans l'église, sous le titre
d'Ecritures divines et canoniques, » comme marque le commencement du canon.
Neuvième fait : La preuve en est
bien constante par les remarques suivantes. Saint Augustin avait cité, contre
les pélagiens, ce passage du livre de la Sagesse : « Il a été enlevé de
la vie, de crainte que la malice ne corrompit son esprit (2). » Les
semi-pélagiens avaient contesté l'autorité de ce livre comme n'étant point
canonique ; et saint Augustin répond « qu'il ne fallait point rejeter le livre
de la Sagesse, qui a été jugé digne depuis une si longue antiquité, tam longà
annositate, d'être lu dans la place des lecteurs et d'être ouï par tous les
chrétiens, depuis les évêques jusqu'aux derniers des laïques, fidèles,
catéchumènes et pénitents, avec la vénération qui est due à l'autorité divine
(3). » A quoi il ajoute que ce livre doit être préféré à tous les docteurs
particuliers parce que les docteurs particuliers les plus excellents et les plus
proches du temps des apôtres, se le sont eux-mêmes préféré, et que produisant ce
livre à témoin, ils ont cru ne rien alléguer de moins qu'un témoignage divin : »
Nihil se adhibere nisi divinum testimonium crediderunt; répétant encore à
la fin le grand nombre d'années, tantà annorum numerositate, où ce livre
a eu cette autorité. On pourrait montrer à peu près la même chose des autres
livres, qui ne sont ni plus ni moins contestés que celui-là, et en faire
remonter l'autorité jusqu'aux temps les plus voisins des apôtres, sans qu'on en
puisse montrer le commencement.
1 De Doct. Christ., lib. II, cap. VIII, n. 13. — 2
Sap., IV, 11. — 3 De praedest. Sanct., cap. XIV, n.27.
255
Dixième fait : En effet si l'on
voulait encore pousser la tradition plus loin, et nommer ces excellents docteurs
et si voisins du temps des apôtres, qui sont marqués dans saint Augustin, on
peut assurer qu'il avait en vue le livre des Témoignages de saint Cyprien, qui
est un recueil des passages de l'Ecriture, où à l'ouverture du livre, la
Sagesse, l’Ecclésiastique et les Machabées se trouveront cités en plusieurs
endroits avec la même autorité que les livres les plus divins, et après avoir
promis deux et trois fois très-expressément dans les préfaces, de ne citer dans
ce livre que des Ecritures prophétiques et apostoliques.
Onzième fait : L'Afrique et
l'Occident n'étaient pas les seuls à reconnaître pour canoniques les livres que
les Hébreux n'a voient pas mis dans leur canon. On trouve partout dans saint
Clément d'Alexandrie et dans Origène, pour ne point parler des autres Pères plus
nouveaux, les livres de la Sagesse et de l’Ecclésiastique cités avec la même
autorité que ceux de Salomon, et même ordinairement sous le nom de Salomon même,
afin que le nom d'un écrivain canonique ne leur manquât pas, et à cause aussi,
dit saint Augustin, qu'ils en avaient pris l'esprit.
Douzième fait : Quand Julius
Africanus rejeta dans le prophète Daniel l'histoire de Susanne, et voulut
défendre tes Hébreux contre les Chrétiens, on sait comme il fut repris par
Origène. Lorsqu'il s'agira de l'autorité et du savoir, je ne crois pas qu'on
balance entre Origène et Julius Africanus. Personne n'a mieux connu l'autorité
de l'hébreu qu'Origène, qui l'a fait connaître aux églises chrétiennes; et sans
plus de discussion, sa Lettre à Africanus, dont on nous a depuis peu
donné le grec, établit le fait constant que ces livres, que les Hébreux ne
lisaient point dans leurs synagogues, étaient lus dans les églises chrétiennes
sans aucune distinction d'avec les autres livres divins.
Treizième fait : Il faut
pourtant avouer que plusieurs églises ne les mettaient point dans leur canon,
parce que dans les livres du Vieux Testament elles ne voulaient que copier le
canon des Hébreux, et compter simplement les livres que personne ne contestait,
ni juif ni chrétien. Il faut aussi avouer que plusieurs savants, comme saint
Jérôme et quelques autres grands critiques, ne voulaient
256
point recevoir ces livres pour établir les dogmes; mais
leur avis particulier n était pas suivi, et n'empêchait pas que les plus
sublimes et les plus solides théologiens ne citassent ces livres en autorité,
même contre les hérétiques, comme l'exemple de saint Augustin vient de le faire
voir, pour ne point entrer ici dans la discussion inutile des autres auteurs.
D'autres ont remarqué avant moi que saint Jérôme lui-même a souvent cité ces
livres en autorité, avec les autres Ecritures; et qu'ainsi les opinions
particulières des docteurs étaient, dans leurs propres livres, souvent emportées
par l'esprit de la tradition et par l'autorité des églises.
Quatorzième fait : Je n'ai pas
besoin de m'étendre ici sur le canon des Hébreux, ni sur les diverses
significations du mot d’apocryphe, qui, comme on sait, n'est pas toujours
également désavantageux. Je ne dirai pas non plus quelle autorité parmi les
Juifs, après leur canon fermé par Esdras, pouvaient avoir, sous un autre titre
que celui de canonique, ces livres qu'on ne trouve point dans l'hébreu. Je
laisserai encore à part l'autorité que leur peuvent concilier les allusions
secrètes qu'on remarque aux sentences de ces livres, non-seulement dans les
auteurs profanes, mais encore dans l'Evangile. Il me semble que le savant évêque
d'Avranches, dont le nom est si honorable dans la littérature , n'a rien laisse
a dire sur cette matière ; et pour moi, Monsieur, je me contente d'avoir
démontre, si je ne me trompe, que la définition du concile de Trente sur la
canonicité des Ecritures, loin de nous obliger à reconnaître de nouvelles
révélations, fait voir au contraire que l'Eglise catholique demeure toujours
inviolablement attachée à la tradition ancienne, venue jusqu'à nous de main en
main.
Quinzième fait : Que si enfin
vous m'objectez que du moins cette tradition n'était pas universelle, puisque de
très-grands docteurs et des églises entières ne l'ont pas connue, c'est,
Monsieur, une objection que vous avez à résoudre avec moi. La démonstration en
est évidente : nous convenons tous ensemble, protestants ou catholiques,
également des mêmes livres du Nouveau Testament ; car je ne crois pas que
personne voulût suivre encore les emportements de Luther contre l’Epître
de saint Jacques. Passons donc
257
une même canonicité à tous ces livres, contestés autrefois
ou non contestés : après cela, Monsieur, permettez-moi de vous demander si vous
voulez affaiblir l'autorité ou de l’Epître aux Hébreux si haute, si
théologique, si divine ; ou celle de l’Apocalypse, où reluit l'esprit
prophétique avec autant de magnificence que dans Isaïe ou dans Daniel. Ou bien
dira-t-on peut-être que c'est une nouvelle révélation qui les a fait
reconnaître? Vous êtes trop ferme dans les bons principes pour les abandonner
aujourd'hui. Nous dirons donc, s'il vous plaît, tous deux ensemble, qu'une
nouvelle reconnaissance de quelque livre canonique, dont quelques-uns auront
douté, ne déroge point à la perpétuité de la tradition, que vous voulez bien
avouer pour marque de la vérité catholique. Pour être constante et perpétuelle,
la vérité catholique ne laisse pas d'avoir ses progrès : elle est connue en un
lieu plus qu'en un autre, plus clairement, plus distinctement, plus
universellement. Il suffit, pour établir la succession et la perpétuité de la
foi d'un Livre saint, comme de toute autre vérité, qu'elle soit toujours
reconnue; qu'elle le soit dans le plus grand nombre sans comparaison ; qu'elle
le soit dans les églises les plus éminentes, les plus autorisées et les plus
révérées : qu'elle s'y soutienne, qu'elle gagne et qu'elle se répande
d'elle-même, jusqu'à tant que le Saint-Esprit, la force de la tradition et le
goût, non celui des particuliers, mais l'universel de l'Eglise, la fasse enfin
prévaloir, comme elle a fait au concile de Trente.
Seizième fait : Ajoutons, si
vous l'avez agréable, que la foi qu'on a en ces livres nouvellement reconnus, a
toujours eu dans les églises un témoignage authentique dans la lecture qu'on en
a faite dès le commencement du christianisme, sans aucune marque de distinction
d'avec les Livres reconnus divins : ajoutons l'autorité qu'on leur donne partout
naturellement dans la pratique, comme nous l'avons remarqué; ajoutons enfin que
le terme de canonique n'ayant pas toujours une signification uniforme,
nier qu’un livre soit canonique en un sens, ce n'est pas nier qu'il ne le soit
en un autre ; nier qu'il soit, ce qui est très-vrai, dans le canon des Hébreux,
ou reçu sans contradiction parmi les chrétiens, n empêche pas qu'il ne soit au
fond dans le canon de l'Eglise, par
258
l'autorité que lui donne la lecture presque générale et par
l'usage qu'on en faisait par tout l'univers. C'est ainsi qu'il faut concilier,
plutôt que commettre ensemble les églises et les auteurs ecclésiastiques, par
des principes communs à tous les divers sentiments et par le retranchement de
toute ambiguïté.
Dix-septième fait : Il ne faut
pas oublier le fait que saint Jérôme raconte à tout l'univers, sans que personne
l'en ait démenti, qui est que le livre de Judith avait reçu un grand
témoignage par le concile de Nicée. On n'aura point de peine à croire que cet
infatigable lecteur de tous les livres et de tous les actes ecclésiastiques ait
pu voir par ses curieuses et laborieuses recherches, auxquelles rien
n'échappait, quelque mémoire de ce concile, qui se soit perdu depuis. Ainsi ce
savant critique, qui no voulait pas admettre le livre dont nous parlons, ne
laisse pas de lui donner le plus grand témoignage qu'il put jamais recevoir, et
de nous montrer en même temps que, sans le mettre dans le canon, les Pères et
les conciles les plus vénérables s'en servaient dans l'occasion, comme nous
venons de le dire, et le consacraient par la pratique.
Dix-huitième fait : Quoique je
commence à sentir la longueur de cette lettre, qui devient un petit livre contre
mon attente, le plaisir de m'entretenir par votre entremise avec un prince qui
aime si fort la religion, qu'il daigne même m'ordonner de lui en parler de si
loin, me fera encore ajouter un fait qu'il approuvera. C'est, Monsieur, que la
diversité des canons de l'Ecriture, dont on usait dans les églises, ne les
empêchait pas de concourir dans la même théologie, dans les mêmes dogmes, dans
la même condamnation de toutes les erreurs, et non-seulement de celles qui
attaquaient les grands mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la Grâce;
mais encore de celles qui blessaient les autres vérités révélées de Dieu, comme
faisaient les montanistes, les novatiens, les donatistes, et ainsi du reste. Par
exemple la province de Phrygie, qui assemblée dans le concile de Laodicée, ne
recevait point en autorité, et semblait même ne vouloir pas lire dans l'église
quelques-mis des livres dont il s'agit, contre la coutume presque universelle
des autres églises, entre autres de celles d'Occident, n'en condamnait pas moins
avec elles toutes les erreurs qu'on
259
vient de marquer ; de sorte qu'en vérité il ne leur
manquait aucun dogme, encore qu'il manquât dans leur canon quelques-uns des
livres qui servaient à les convaincre.
Dix-neuvième fait : C'est pour
cela qu'on se laissait les uns aux autres une grande liberté, sans se presser
d'obliger toutes les églises au même canon, parce qu'on ne voyait naître de là
aucune; diversité, ni dans la foi ni dans les mœurs : et la raison en était que
les fidèles, qui ne cherchaient pas les dogmes de foi dans ces livres non
canonisés en quelques endroits, les trouvaient suffisamment dans ceux qui
n'avaient jamais été révoqués en doute ; et que même ce qu'on ne trou voit pas
dans les Ecritures en général, on le recouvrait dans les traditions perpétuelles
et universelles.
Vingtième fait : Sur cela même
nous lisons dans saint Augustin et dans l'un de ses plus savants écrits, cette
sentence mémorable : « L'homme qui est affermi dans la foi, dans l'espérance et
dans la charité, et qui est inébranlable à les conserver, n'a besoin des
Ecritures que pour instruire les autres; ce qui fait aussi que plusieurs vivent
sans aucun livre dans les solitudes (1). » On sait d'ailleurs qu'il y a eu des
peuples qui, sans avoir l'Ecriture qu'on n'avait pu encore traduire en leurs
langues barbares et irrégulières, n'en étaient pas moins chrétiens que les
autres : par où aussi l'on peut entendre que la concorde dans la foi, loin de
dépendre de la réception de quelques livres de l'Ecriture, ne dépend pas même de
toute l'Ecriture en général ; ce qui pourrait se prouver encore par Tertullien
et par tous les autres auteurs, si cette discussion ne nous jetait trop loin de
notre sujet.
Vingt-unième fait: Que si enfin
on demande pourquoi donc le concile de Trente n'a pas laissé sur ce point la
même liberté que l’on avait autrefois, et défend sous peine d'anathème de
recevoir un autre canon que celui qu'il propose, session IV, sans vouloir rien
dire d’amer, je laisserai seulement à examiner aux protestants modérés si
l'Eglise romaine a dû laisser ébranler parles protestants le canon, dont . comme
on a vu, elle était en possession avec tout l'Occident, non-seulement dès le
quatrième siècle, mais encore dès l'origine du christianisme : canon qui s'était
1 De doct. christ., lib. I, n. 43.
260
affermi depuis par l'usage de douze cents ans sans aucune
contradiction : canon enfin dont on prenait occasion de la calomnier, comme
falsifiant les Ecritures; ce qui faisait remonter l'accusation jusqu'aux siècles
les plus purs ; je laisse, dis-je, à examiner, si l'Eglise a dû tolérer ce
soulèvement, ou bien le réprimer par ses anathèmes.
Vingt-deuxième fait : Il n'est
donc rien arrivé ici que ce que l'on a vu arriver à toutes les autres vérités,
qui est d'être déclarées plus expressément, plus authentiquement, plus fortement
par le jugement de l'Eglise catholique, lorsqu'elles ont été plus ouvertement,
et, s'il est permis de dire une fois ce mot, plus opiniâtrement contredites ; eu
sorte qu'après ce décret, le doute ne soit plus permis.
Vingt-troisième fait : Je n'ai
point ici à rendre raison pourquoi nous donnons le nom d'Eglise catholique à la
communion romaine, ni le nom de concile œcuménique à celui qu'elle reconnaît
pour tel. C'est une dispute à part, où l'on ne doit pas entrer ici; et il me
suffit d'avoir remarqué les faits constants d'où résultent L'antiquité et la
perpétuité du canon dont nous usons.
Vingt-quatrième fait : Après
tout, quelque inviolable que soit la certitude que nous y trouvons, il sera
toujours véritable que les livres qui n'ont jamais été contestés ont dès là une
force particulière pour la conviction, parce qu'encore que nul esprit
raisonnable ne doive douter des autres après la décision de l'Eglise, les
premiers ont cela de particulier, que procédant ad hominem et ex concessis,
comme l'on parle, ils sont plus propres à fermer la bouche aux contredisais.
Voilà, Monsieur, un long
discours, encore que je n'aie fait que proposer les principes. C'est à Dieu à
ouvrir les cœurs de ceux qui le liront. Ce dont je vous prie, c'est de le
présenter à votre grand prince, de prendre les moments heureux où son oreille
scia plus libre, et enfin de lui faire regarder comme un effet de mon
très-humble respect. Le reste se dira une autre fois, et bientôt, s'il plait à
Dieu. Je suis cependant, et serai toujours avec une estime et une affection
cordiale, Monsieur, votre très-humble serviteur,
J. Bénigne,
év. de Meaux.
261
Monsieur,
Des deux difficultés que vous
m'avez proposées dans votre lettre du il décembre 1699, de la part de votre
grand et habile prince, la seconde regardait les degrés entre les articles de
foi, les uns étant plus importants que les autres ; et c'est celle-là sur
laquelle il faut tâcher aujourd'hui de le satisfaire.
Vous l'expliquez en ces termes :
« Quant aux degrés de ce qui est de foi, on disputa dans le colloque de
Ratisbonne de ce siècle, entre Hunnius protestant, et le Père Tanner jésuite, si
les vérités de peu d'importance, qui sont dans l'Ecriture sainte, comme, par
exemple, celle du chien de Tobie, sont des articles de foi, comme le Père Tanner
l'assura : ce qui étant posé, il faut reconnaître qu'il y a une infinité
d'articles de foi qu'on peut non-seulement ignorer, mais même nier impunément,
pourvu qu'on croie qu'ils n'ont point été révélés ; comme si quelqu'un croyait
que ce passage : Tres sunt qui testimonium perhibent, etc., n'est point
authentique, puisqu'il manque dans les anciens exemplaires grecs. Il sera
question maintenant de savoir s'il y a des articles tellement fondamentaux
qu'ils soient nécessaires, necessitate medii; en sorte qu'on ne les
saurait ignorer ou nier sans exposer sou salut, et comment on les peut discerner
d'avec les autres. »
Il me semble premièrement,
Monsieur, que si j'avais assiste a quelque colloque semblable à celui de
Ratisbonne, et qu'il m'eût fallu répondre à la question du chien de Tobie, sans
savoir ce que dit alors le Père Tanner, j'aurais cru devoir user de distinction.
En prenant le terme d'Article de foi selon la signification moins propre
et plus étendue, j'aurais dit que toutes les choses révélées de Dieu dans les
Ecritures canoniques, importantes ou non importantes, sont en ce sens articles
de foi; mais qu'en prenant ce terme d'Article de foi dans sa
signification
262
étroite et propre, pour des dogmes théologiques
immédiatement révélés de Dieu, tous ces laits particuliers ne méritent pas ce
titre.
Je n'ai pas besoin de vous dire
que je compte ici parmi les dogmes révélés de Dieu, certaines choses de fait sur
lesquelles roule la religion, comme la nativité, la mort et la résurrection de
Notre-Seigneur. Les faits dont nous parlons ici, sont, comme je viens de le
marquer, les faits particuliers. Il y en a de deux sortes : les uns servent à
établir les dogmes par des exemples plus ou moins illustres, comme l'histoire
d'Esther et les combats de David ; les autres, pour ainsi parler, ne font que
peindre et décrire une action, comme seraient, par exemple , la couleur des
pavillons qui étaient tendus dans le festin d'Assuérus et les autres menues
circonstances de cette fête royale ; et de ce genre serait aussi le chien de
Tobie, aussi bien que le bâton de David, et si l'on veut la couleur de ses
cheveux. Tout cela de soi est tellement indifférent à la religion, qu'on peut ou
le savoir ou l'ignorer, sans qu'elle en soutire pour peu que ce soit. Les autres
faits, qui sont proposés pour appuyer les dogmes divins, comme sont la justice,
la miséricorde et la providence divine, quoique bien plus importants, ne sont
pas absolument nécessaires, parce qu'on peut savoir d'ailleurs ce qu'ils nous
apprennent de Dieu et de la religion.
Pour ce qui est de nier ces
faits, la question se réduit à celle de la canonicité des livres dont ils sont
tirés. Par exemple, si l'on niait ou le bâton de David, ou la couleur de ses
cheveux et les autres choses de cette sorte, la dénégation en pourrait devenir
très-importante, parce qu'elle entrainerait celle du Livre des Rois, où ces
circonstances sont racontées.
Tout cela n'a point de difficulté, et je ne l'ai rapporté
que pour toucher tous les points de votre lettre. Mais pour les difficultés qui
regardent les vrais articles de foi et les dogmes théologiques, immédiatement
révélés de Dieu, encore que la discussion en demande plus d'étendue, il est aisé
d'en sortir.
Je rappelle tout à trois
propositions : La première, qu'il y a des articles fondamentaux et des articles
non fondamentaux; c'est-à-dire des articles dont la connaissance et la foi
expresse est nécessaire
263
au salut, et des articles dont la eonnnoissance et la foi
expresse n'est pas nécessaire au salut.
La seconde, qu'il y a des règles
pour les discerner les uns des autres.
La troisième, que les articles
révélés de Dieu, quoique non fondamentaux, ne laissent pas d'être importants, et
de donner matière de schisme, surtout après que l'Eglise les a définis.
La première proposition, qu'il y
a des articles fondamentaux, c'est-à-dire dont la connaissance et la foi
expresse est nécessaire au salut, n'est pas disputée entre nous. Nous convenons
tous du Symbole attribué à saint Athanase, qui est l'un des trois reconnus dans
la Confession d'Augsbourg, comme parmi nous ; et on y lit à la tête ces
paroles : Quicumque vult salvus esse, etc.; et au milieu : Qui vult
ergo salvus esse, etc. ; et à la fin : Hœc est fides catholica, quam nisi
quisque, etc...., absque dubio in œternun peribit.
Savoir maintenant si les
articles contenus dans ce Symbole y sont reconnus nécessaires, necessitate
medii, ou necessitate prœcepti, c'est à mon avis en ce lieu une question
assez inutile, et il suffira peut-être d'en dire un mot à la fin.
La seconde proposition, qu'il y
a des règles pour discerner las articles, n'est pas difficile entre nous,
puisque nous supposons tous qu'il y a des premiers principes de la religion
chrétienne qu'il n'est permis à personne d'ignorer; tels que sont, pour
descendre dans un plus grand détail, le Symbole des apôtres, l'Oraison
Dominicale, et le Décalogue avec son abrégé nécessaire dans les deux préceptes
de la charité, dans lesquels consiste , selon l'Evangile, toute la loi et les
prophètes.
C'est de quoi nous convenons
tous catholiques et protestants également : et nous convenons encore que le
Symbole des apôtres doit être entendu comme il a été exposé dans le Symbole de
Nice, et dans celui qu'on attribue à saint Athanase.
On se peut réduire à un principe
plus simple en disant que ce dont la connaissance et la foi expresse est
nécessaire au salut, est déjà même sans quoi on ne peut avoir aucune véritable
idée du salut qui nous est donné en Jésus-Christ, Dieu voulant nous y
264
amener par la connaissance, et non par un instinct aveugle,
comme on ferait des bêtes brutes.
Dans ce principe si clair et si
simple, tout le monde voit d'abord qu'il faut connaître la personne du Sauveur,
qui est Jésus-Christ Fils de Dieu ; qu'il faut aussi connaître son Père qui l'a
envoyé , avec le Saint-Esprit de qui il a été conçu et par lequel il nous
sanctifie ; quel est le salut qu'il nous propose, ce qu'il a fait pour nous
l'acquérir, et ce qu'il veut que nous fassions pour lui plaire : ce qui ramène
naturellement l'un après l'autre les Symboles dont nous avons parlé, l'Oraison
Dominicale et le Décalogue; et tout cela, réduit en peu de paroles, est ce que
nous avons nommé les premiers principes de la religion chrétienne.
La troisième proposition a deux
parties : la première, que ces articles non fondamentaux, encore que la
connaissance et la foi expresse n'en soit pas absolument nécessaire à tout le
monde, ne laissent pas d'être importants. C'est ce qu'on ne peut nier, puisqu'on
suppose ces articles révélés de Dieu, qui ne révèle rien que d'important à la
piété, et dont aussi il est écrit : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui
t'enseigne des choses utiles (1).»
Ce fondement supposé, il y a
raison et nécessité de noter ceux qui s'opposent à ces dogmes utiles, et qui
manquent de docilité à les recevoir, quand l'Eglise les leur propose. La
pratique universelle de l'ancienne Eglise confirme cette seconde partie de la
proposition. Elle amis au rang des hérétiques, non-seulement les ariens, les
sabelliens, les paulianistes, les macédoniens, les nestoriens, les eutychiens,
et ceux en un mot qui rejetaient la Trinité et les autres dogmes également
fondamentaux ; mais encore les novatiens ou cathares, qui ôtaient aux ministres
de l'Eglise le pouvoir de remettre les péchés, les montanistes ou cataphrygiens,
qui improuvaient les secondes noces ; les aériens qui niaient l'utilité des
oblations pour les morts, avec la distinction de l'épiscopat et de la prêtrise ;
Jovinien et ses sectateurs, qui à l'injure du Fils de Dieu, niaient la virginité
perpétuelle de sa sainte Mère, et jusqu'aux quartodécimans, qui aimant mieux
célébrer la pâque avec les Juifs qu'avec les Chrétiens, tâchaient
1 Isa., XLVIII, 17.
265
de rétablir le judaïsme et ses observances,
contre-l'ordonnance des apôtres. Les auteurs opiniâtres de ces dogmes pervers
ont été frappés par les Pères, par les conciles, quelques-uns même par le grand
concile de Nicée, le premier et le plus vénérable des œcuméniques, parce
qu'encore que les articles qu'ils combattaient ne fussent pas de ce premier rang
qu'on appelle fondamentaux, l'Eglise ne devait pas souffrir qu'on méprisât
aucune partie de la doctrine céleste que Jésus-Christ et les apôtres avaient
enseignée.
Si Messieurs de la Confession
d'Augsbourg ne convenaient de ce principe, ils n'auraient pas mis au nombre des
hérétiques, sous le nom de sacramentaires, Bérenger et ses sectateurs,
puisque la présence réelle, qui fait leur erreur, n'est pas comptée parmi les
articles fondamentaux.
L'Eglise fait néanmoins une
grande différence entre ceux qui ont combattu ces dogmes utiles et nécessaires à
leur manière, quoique d'une nécessité inférieure et seconde, avant ou depuis ses
définitions. Avant qu'elle eût déclaré la vérité et l'antiquité ou plutôt la
perpétuité de ces dogmes, par un jugement authentique , elle tolérait les
errans, et ne craignoit point d'en mettre même quelques-uns au rang de ses
Saints : mais depuis sa décision , elle ne les a plus soufferts ; et sans
hésiter, elle les a rangés au nombre des hérétiques. C'est, Monsieur, comme vous
savez, ce qui est arrivé à saint Cyprien et aux donatistes. Ceux-ci convenaient
avec ce saint martyr dans le dogme pervers, qui rejetait le baptême administré
par les hérétiques : mais leur sort a été bien différent, puisque saint Cyprien
est demeuré parmi les Saints, et les autres sont rangés parmi les hérétiques :
ce qui fait dire au docte Vincent de Lérins, dans ce livre tout d'or, qu’il a
intitulé : Commonitorium , ou Mémoire sur l'antiquité de la foi : « O
changement étonnant ! Les auteurs d'une opinion sont catholiques , les
sectateurs sont condamnés comme hérétiques : les maitres sont absous, les
disciples sont réprouvés : ceux qui ont écrit les livres erronés sont les
enfants du royaume , pendant que leurs défenseurs sont précipités dans l'enfer.
» Voilà des paroles bien terribles pour la damnation de ceux qui avaient
opiniâtrement soutenu les dogmes que les Saints avaient proposés de
266
bonne foi, dont on voit bien que la différence consiste
précisément à avoir erré avant que l'Eglise se fût expliquée , ce qui se pouvait
innocemment ; et avoir erré contre ses décrets solennels, ce qui ne peut plus
être imputé qu'à orgueil et irrévérence.
C'est aussi ce que saint
Augustin ne nous laisse point ignorer, lorsque comparant saint Cyprien avec les
donatistes : « Nous-mêmes, dit-il, nous n'oserions pas enseigner une telle
chose» contre un aussi grand docteur que saint Cyprien, c'est-à-dire, la
sainteté et la validité du baptême administré par les hérétiques, a si nous
n'étions appuyés sur l'autorité de l'Eglise universelle, à laquelle il aurait
très-certainement cédé lui-même, si la vérité éclaircie avait été confirmée dès
lors par un concile universel : » Cui et ille procul dubio cederet, si
quaestionis hujus veritas, eliquata et declarata per plenarium concilium,
solidaretur (1).
Telle est donc la différence
qu'on a toujours mise entre les dogmes non encore entièrement autorisés par le
jugement de l'Eglise , et ceux qu'elle a déclarés authentiquement véritables :
et cela est fondé sur ce que, la soumission à l'autorité de l'Eglise étant la
dernière épreuve où Jésus-Christ a voulu mettre la docilité de la foi, on n'a
plus, quand on méprise cette autorité, à attendre que cette sentence : « S'il
n'écoute pas l'Eglise , qu'il vous soit comme un païen et un publicain (2).»
Il ne s'agit pas ici de prouver
cette doctrine, mais seulement d'exposer à votre grand prince la méthode de
l'Eglise catholique, pour distinguer parmi les articles non fondamentaux, les
erreurs où l'on peut tomber innocemment, d'avec les autres. La racine et l'effet
de la distinction se tirent principalement de la décision de l'Eglise. Nous
n'avançons rien de nouveau en cet endroit, non plus que dans toutes les autres
parties de notre doctrine. Les plus célèbres docteurs du quai rième siècle
parlaient et pensaient comme nous. Il n'est pas permis de mépriser des autorités
si révérées dans tous les siècles suivrais : et d'ailleurs quand saint Augustin
assure que saint Cyprien aurait cédé à l'autorité de l'Eglise universelle, si sa
foi s'était déclarée de son temps par un concile de toute la terre, il n'a parlé
de cette sorte que sur les paroles
1 August., de Bapt., lib. II,
cap. IV, n. 5. — 2 Matth , XVIII, 17.
267
expresses de ce saint martyr, qui interrogé par Antonien
son collègue dans l'épiscopat quelles étaient les erreurs de Novatien : « Sachez
premièrement, lui disait-il, que nous ne devons pas ne nie être curieux de ce
qu'il enseigne, puisqu'il est hors de l'Eglise: quel qu'il soit et quelque
autorité qu'il s'attribue, il n'est pas chrétien, puisqu'il n'est pas dans
l'Eglise de Jésus-Christ : » Christianus non est, qui in Christi Ecclesiâ non
est (1). Saint Augustin n'a pas tort de dire qu'un homme qui ne souffre pas
qu'on juge digne d'examen mie doctrine qu'on enseigne hors de l'Eglise, mais qui
veut qu'on la rejette à ce seul titre, n'aurait eu garde de se soustraire
lui-même à une autorité si inviolable.
Il n'est pas même toujours
nécessaire, pour mériter d'être condamné, d'avoir contre soi mie expresse
décision de l'Eglise, pourvu que d'ailleurs sa doctrine soit bien connue et
constante. C'est aussi pour cette raison que le même saint Augustin, en parlant
du baptême des petits enfants, a prononcé ces paroles : « Il faut, dit-il,
souffrir les contredisants dans les questions qui ne sont pas encore bien
examinées, ni pleinement décidées par l'autorité de l'Eglise : » In
quœstionibus nondùm plenà Ecclesiœ auctoritate firmatis (2). « C'est là,
continue ce Père, que l'erreur se peut tolérer ; mais elle ne doit pas
entreprendre d'ébranler le fondement de l'Eglise : » Ibi ferendus est error,
non usque adeò progredi debet, ut fundumenlum ipsum Ecclesiœ quatere moliatur.
On n'avait encore tenu aucun concile pour y traiter
expressément la question du baptême des petits enfants ; mais parce que la
pratique en était constante et universelle, en sorte qu'il n'y avait aucun moyen
de la contester, loin de permettre de la révoquer eu doute, saint Augustin la
prêche hautement comme une vérité toujours établie, et dit que ce doute seul
emporte le renversement du fondement de l'Eglise.
C'est à cause que ceux qui nient
cette autorité sont proprement ces esprits contentieux , que l'Apôtre ne
souffre pas dans les églises (3). Ce sont ces frères, qui marchent
désordonnément, et non pas selon la règle qu'il leur a donnée, dont le même
Apôtre
1 Cypr., epist. LII. — 2 August., serm,
XIV, De Verb. Apost.— 3 I Cor., XI, 16.
268
veut qu'on se retire (1). On ne se doit retirer d'eux qu'à
cause qu'ils se retirent les premiers de l'autorité de l'Eglise et de ses
décrets, et se rangent au nombre de ceux qui se séparent eux-mêmes (2) :
d'où l'on doit conclure qu'encore que la matière de leur dispute ne soit
peut-être pas fondamentale, et du rang de celles dont la connaissance est
absolument nécessaire à chaque particulier, ils ne laissent pas par un autre
endroit d'ébranler le fondement de la foi, en se soulevant contre l'Eglise, et
en attaquant directement un article du Symbole aussi important que celui-ci : Je
crois l'Eglise catholique.
S'il faut maintenant venir à la
connaissance nécessaire, necessitate medii, la principale de ce genre est
celle de Jésus-Christ, puisqu'il est établi de Dieu comme l'unique moyen du
salut, sans la foi duquel on est déjà jugé (3) et la colère de Dieu demeure sur
nous. Il n'est pas dit qu'elle y tombe : mais qu'elle y demeure, parce qu'étant,
comme nous le sommes, dans une juste damnation par notre naissance, Dieu ne fait
point d'injustice à ceux qu'il y laisse. C'est peut-être à cet égard qu'il est
écrit : « Qui ignore sera ignoré (4) : » et quoi qu'il en soit, qui ne connaît
Jésus-Christ n'en est pas connu ; et il est de ceux à qui il sera dit au
jugement : « Je ne vous connais pas (5). »
On pourrait ici considérer celte
parole de Notre-Seigneur : «La vie éternelle est de vous connaître, vous qui
êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (6). » Cependant, à
parler correctement, il semble qu'on ne doit pas dire que la connaissance de
Dieu soit nécessaire, necessitate medii, mais plutôt d'une nécessité d'un
plus haut rang, necessitate finis, parce que Dieu est la fin unique de la
vie humaine, le terme de notre amour et l'objet où consiste le salut : mais ce
serait inutilement que nous nous étendrions ici sur cette expression,
puisqu'elle ne fait aucune sorte de controverse parmi nous.
Pour le livret intitulé :
Secretio, etc., il est très-bon dans le fond. On en pourrait retrancher
encore quelques articles : il y en aurait quelques autres à éclaircir un peu
davantage. Pour entrer
1 II Thess., III, 6. — 2 Jud.,
19. — 3 Joan., III, 18, 36. — 4 I Cor., XIV, 38. — 5 Matth., VII,
23. — 6 Joan., XVII, 3.
269
dans un plus grand détail, il faudrait traiter tous les
articles de controverse ; ce que je pense avoir assez fait et avec toutes les
marques d'approbation de l'Eglise , dans mon livre de l’Exposition.
Je me suis aussi expliqué sur
cette matière dans ma Réponse latine à M. l'abbé de Lokkum. Si néanmoins
votre sage et habile prince souhaite que je m'explique plus précisément,
j'embrasserai avec joie toutes les occasions d'obéir à Son Altesse Sérénissime.
Rien n'est plus digne de lui que
de travailler à guérir la plaie qu'a faite au christianisme le schisme du
dernier siècle. Il trouvera en vous un digne instrument de ses intentions ; et
ce que nous avons tous à faire dans ce beau travail est, en fermant cette plaie,
de ne donner pas occasion au temps à venir d'en rouvrir une plus grande.
J'avoue au reste , Monsieur, ce
que vous dites des anciens exemplaires grecs sur le passage, Tres sunt,
etc. : mais vous savez aussi bien que moi, que l'article contenu dans ce passage
ne doit pas être pour cela révoqué en doute, étant d'ailleurs établi
non-seulement par la tradition des églises, mais encore par l'Ecriture
très-évidemment. Vous savez aussi, sans doute, que ce passage se trouve reçu
dans tout l'Occident ; ce qui paraît manifeste, sans même remonter plus haut,
par la production qu'en fait saint Fulgence dans ses Ecrits, et même dans une
excellente Confession de foi présentée unanimement au roi Hunéric par toute
l'Eglise d'Afrique. Ce témoignage produit par un aussi grand théologien et par
cette savante église, n'ayant point été reproché par les hérétiques, et au
contraire étant confirmé par le sang de huit de martyrs, et encore par tant de
miracles dont cette Confession de foi fut suivie, est une démonstration de la
tradition, du moins de toute l'Eglise d'Afrique, l'une des plus illustres du
monde. On trouve même dans saint Cyprien une allusion manifeste à ce passage,
qui a passé naturellement dans notre Vulgate, et confirme la tradition de
tout l'Occident. Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur,
J. Bénigne,
év. de Meaux.
270
Monseigneur,
Il y a plus de deux mois crue
j'ai écrit deux lettres très-amples pour répondre distinctement à deux des
vôtres, que j'avais eu l'honneur de recevoir : sur ce qui est de foi en général,
et sur l'application des principes généraux à la question particulière des
livres canoniques de la Bible. J'avais laissé le tout alors à Wolfenbuttel, pour
être mis au net et expédié ; mais j'ai trouvé en y arrivant présentement, que la
personne qui s'en était chargée ne s'est point acquittée de sa promesse. C'est
ce qui me fait prendre la plume pour vous écrire ceci par avance et pour
m'excuser de ce délai, que j'aurai soin de réparer.
Je suis fâché cependant de ne
pouvoir pas vous donner cause gagnée, Monseigneur, sans blesser ma conscience :
car après «avoir examiné la matière avec attention, il me paraît incontestable
que le sentiment de saint Jérôme a été celui de toute l'Eglise , jusqu'aux
innovations modernes qui se sont faites dans votre parti, principalement à
Trente; et que les papes Innocent et Gélase, le concile de Carthage et saint
Augustin ont pris le terme d'Ecriture canonique et divine largement, pour ce que
l'Eglise a autorisé comme conforme aux Ecritures inspirées ou immédiatement
divines ; et qu'on ne saurait les expliquer autrement, sans les faire aller
contre le torrent de toute l'antiquité chrétienne, outre que saint Augustin
favorise lui-même avec d'autres cette interprétation. Ainsi à moins qu'on ne
donne encore avec quelques-uns une interprétation de pareille nature aux paroles
du concile de Trente, que je voudrais bien pouvoir souffrir, la conciliation par
voie d'exposition cesse ici ; et je ne vois pas moyen d'excuser ceux qui ont
dominé dans cette assemblée, du blâme d'avoir osé prononcer anathème contre la
doctrine de toute
271
l'ancienne Eglise. Je suis bien trompé si cela passe
jamais, à moins que par im étrange renversement on ne retombe dans la barbarie,
ou qu'un terrible jugement de Dieu ne fasse régner dans l'Eglise quelque chose
de pire que l'ignorance ; car la vérité me semble ici trop claire, je l'avoue.
Il me paraît fort supportable qu'on se trompe en cela à Trente ou à Rome, pourvu
qu'on raye les anathématismes, qui sont la plus étrange chose du monde, dans un
cas où il me paraît impossible que ceux qui ne sont point prévenus
très-fortement se puissent rendre de bonne foi.
C'est avec cette bonne foi et
ouverture de cœur que je parle ici, Monseigneur, suivant ma conscience. Si
l'affaire était d'une autre nature, je ferais gloire de vous rendre les armes ;
cela me serait honorable et avantageux de toutes les manières. Je continuerai
d'entrer dans le détail avec toute la sincérité, application et docilité
possibles : mais en cas que, procédant avec soin et ordre, nous ne trouvions pas
le moyen de convenir sur cet article, quand même il n'y en aurait point d'autre,
quoiqu'il n'y en ait que trop, il faudra ou renoncer aux pensées iréniques
là-dessus, ou recourir à la voie de l'exemple que je vous ai allégué autrefois,
auquel vous n'avez jamais satisfait, et où vous n'avez voulu venir qu'après
avoir épuisé les autres moyens, j'entends ceux de douceur : car quant aux voies
de fait et guerres, je suppose que, suivant le véritable esprit du
christianisme, vous ne les conseilleriez pas ; et que l'espérance qu'on peut
avoir dans votre parti de réussir un jour par ces voies, laquelle, quelque
spécieuse qu'elle soit, peut tromper, ne sera pas ce qui vous empêchera de
donner les mains à tout ce qui paraîtra le plus propre à refermer la plaie de
l'Eglise.
Monseigneur le Duc a pris garde
à un endroit de votre lettre, où vous dites que cela ne se doit point faire
d'une manière où il y ait danger; que cette plaie se pourrait rouvrir davantage,
et devenir pire : mais il n'a point compris en quoi consiste ce danger, et il a
souhaité de le pouvoir comprendre ; car, non plus que vous, nous ne voulons pas
des cures palliatives qui fassent empiler le mal. Je suis avec zèle,
Monseigneur, vôtres très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
272
Monsieur,
Votre lettre du 30 avril m'a
tiré de peine sur les deux miennes, en m'apprenant non-seulement que vous les
avez reçues, mais encore que vous avez pris la peine d'y répondre, et que je
puis espérer bientôt cette réponse. Il ne servirait de rien de la prévenir ; et
encore que dès à présent je pusse peut-être vous expliquer l'équivoque du mot de
canonique, qui à la tin se tournera contre vous, il vaut mieux attendre
que vous ayez traité à fond ce que vous n'avez dit encore qu'en passant. Mais je
ne puis tarder à vous expliquer l'endroit de ma lettre sur lequel Monseigneur le
Duc veut être éclairci. J'ai donc dit que l'on tenterait vainement des
pacifications sur les controverses, en présupposant qu'il fallût changer quelque
chose dans aucun des jugements portés par l'Eglise. Car comme nos successeurs
croiraient avoir le même droit de changer ce que nous ferions, que nous aurions
eu de changer ce que nos ancêtres auraient fait, il arriverait nécessairement
qu'en pensant fermer une plaie, nous en rouvririons une plus grande. Ainsi la
religion n'aurait rien de ferme ; et tous ceux qui en aiment la stabilité
doivent poser avec nous pour fondement, que les décisions de l'Eglise, une fois
données, sont infaillibles et inaltérables. Voilà, Monsieur, ce que j'ai dit et
ce qui est très-véritable. Au reste à Dieu ne plaise que je sois capable de
compter la guerre parmi les moyens de finir le schisme : à Dieu ne plaise,
encore un coup, qu'une telle pensée ait pu m'entrer dans l'esprit, et je ne sais
à quel propos vous m'en parlez.
Quant à l'endroit où vous dites
que je n'ai pas répondu ou que; j'ai différé de répondre, j'avoue que je ne
l'entends pas; je soupçonne seulement que vous voulez parler d'un acte du
concile
273
de Bâle, que vous m'avez autrefois envoyé. Mais assurément
j'y ai répondu si démonstrativement dans mon Ecrit à M. l'abbé de Lokkum, que je
n'ai rien à y ajouter. Je vous supplie donc, Monsieur, encore un coup, comme je
crois l'avoir déjà fait, de repasser sur cette réponse, si vous l'avez, et de
marquer les endroits où vous croyez que je n'aie pas répondu, afin que je tâche
de vous satisfaire, ne désirant rien tant au monde que de contenter ceux qui
cherchent le royaume de Dieu.
Permettez-moi de vous prier
encore une fois, en finissant cette lettre, d'examiner sérieusement devant Dieu
si vous avez quelque bon moyen d'empêcher l'état de l'Eglise de devenir
éternellement variable , en présupposant qu'elle peut errer et changer ses
décrets sur la foi. Trouvez bon que je vous envoie une Instruction pastorale
que je viens de publier sur ce sujet-là (a) ; et si vous la jugez digne d'être
présentée à votre grand et habile prince, je me donnerai l'honneur de lui en
faire le présent dans les formes, avec tout le respect qui lui est dû. J'espère
que la lecture ne lui en sera pas désagréable, ni à vous aussi : puisque cet
Ecrit comprend la plus pure tradition du christianisme sur les promesses de
l'Eglise. Continuez-moi l'honneur de votre amitié, comme je suis de mon rôle
avec toute sorte d'estime, Monsieur, votre très-humble serviteur,
J. Bénigne,
évêque de Meaux.
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