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RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE. (Suite)
Lettres XLIX - LII
LETTRE XLIX. LEIBNIZ A BOSSUET. A Brunswick, ce 3 septembre 1700.
LETTRE L. LEIBNIZ A BOSSUET. A Volfenbuttel, ce 21 juin 1701.
LETTRE LI. BOSSUET A LEIBNIZ. A Germigny, ce 12 août 1701.
LETTRE LII. BOSSUET A LEIBNIZ. Ce 17 août 1701.
Monseigneur,
Votre lettre du 1er juin ne m'a
été rendue qu'à mon retour de Berlin, où j'ai été plus de trois mois, parce que
Monseigneur l'électeur de Brandebourg m'y a fait appeler, pour contribuer à la
fondation d'une nouvelle société pour les sciences, dont Son Altesse Electorale
vent que j'aie soin. J'avais laissé ordre qu'on ne m'envoyât pas les paquets un
peu gros ; et comme il y avait un livre dans le vôtre, on l'a fait attendre plus
que je n'eusse voulu. C'est de la communication de ce livre encore que je vous
remercie bien fort ; et je trouve que par les choses et par le bon tour qu'il
leur donne, il est merveilleusement propre pour le but où il est destiné,
c'est-à-dire pour achever ceux qui chancèlent. Mais il ne l'est pas tant pour
ceux qui sont dans une autre assiette d'esprit, et qui opposent à vos préjugés
de belle prestance d'autres préjugés qui ne le sont pis moins, et la discussion
même, qui vaut mieux que Ions les préjugés. Cependant il semble . Monseigneur,
que l'habitude que vous avez de vaincre, vous fait toujours prendre des
expressions qui y conviennent. Vous me prédisez que l'équivoque de canonique
se tournera enfin contre moi. Vous me demandez à quel propos je vous parle de la
force, comme
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d'un moyen de finir le schisme. Vous supposez toujours
qu'on reconnaît que l'Eglise a décidé, et après cela vous inférez qu'on ne doit
point toucher à de telles décisions.
Mais quant aux Livres
canoniques, il faudra se remettre à la discussion où nous sommes ; et quant à
l'usage de la force et des armes, ce n'est pas la première fois que je vous ai
dit, Monseigneur, que si vous voulez que toutes les opinions qu'on autorise chez
vous soient reçues partout comme des jugements de l'Eglise, dictés parle
Saint-Esprit, il faudra joindre la force à la raison.
En disputant, je ne sais si on
ne pourrait pas distinguer entre ce qui se dit ad populum, et entre ce
dont pourraient convenir des personnes qui font profession d'exactitude. Il faut
ad populum, phaleras. J'y accorderais les ornements, et je pardonnerais
même les suppositions et pétitions de principe : c'est assez qu'on persuade.
Mais quand il s'agit d'approfondir les choses et de parvenir à la vérité, ne
vaudrait-il pas mieux convenir d'une autre méthode qui approche un peu de celle
des géomètres, et ne prendre pour accordé que ce que l'adversaire accorde
effectivement, ou ce qu'on peut dire déjà prouvé par un raisonnement exact?
C'est de cette méthode que je souhaiterais de me pouvoir servir. Elle retranche
d'abord tout ce qui est choquant; elle dissipe les nuages du beau tour, et fait
cesser les supériorités que l'éloquence et l'autorité donnent aux grands hommes,
pour ne faire triompher que la vérité.
Suivant ce style, on dirait
qu'un tel concile a décidé ceci ou cela ; mais on ne dira pas que c'est le
jugement de l'Eglise, avant que d'avoir montré qu'on a observé, en donnant ce
jugement, les conditions d'un concile légitime et oecuménique, ou que l'Eglise
universelle s'est expliquée par d'autres marques ; ou bien, au lieu de dire
l'Eglise, on dirait l'Eglise romaine.
Pour ce qui est de la réponse
que vous nous avez donnée autrefois, Monseigneur, voici de quoi je me souviens.
Vous aviez pris la question comme si nous voulions que vous deviez renoncer
vous-même aux conciles que vous reconnaissez, et c'est sur ce pied-là que vous
répondîtes à M. l'abbé de Lokkum. Mais je vous montrai fort distinctement qu'il
ne s'agissait pas de cela;
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et que les conciles, suivant vos propres maximes,
n'obligent point là où de grandes raisons empêchent qu'on ne les reçoive ou
reconnaisse ; et c'est ce que je vous prouvai par un exemple très-considérable.
Avant que d'y répondre, vous demandâtes, Monseigneur, que je vous envoyasse
l'acte public qui justifiait la vérité de cet exemple. Je le fis, et après cela
le droit du jeu était que vous répondissiez conformément à l'état de la question
qu'on venait de former. Mais vous ne le fîtes jamais; et maintenant, par oubli
sans doute, vous me renvoyez à la première réponse, dont il ne s'agissait plus.
Vous avez raison de me sommer
d'examiner sérieusement devant Dieu s'il y a quelque bon moyen d'empêcher l'état
de l'Eglise de devenir éternellement variable : mais je l'entends en supposant
qu'on peut, non pas changer ses décrets sur la foi et les reconnaître pour des
erreurs, comme vous le prenez, mais suspendre ou tenir pour suspendue la force
de ses décisions en certains cas et à certains égards; en sorte que la
suspension ait lieu, non pas entre ceux qui les croient émanées de l'Eglise,
mais à l'égard d'autres, afin qu'on ne prononce point anathème contre ceux à qui
sur des raisons très-apparentes cela ne paraît point croyable, surtout lorsque
plusieurs grandes nations sont dans ce cas, et qu'il est difficile de parvenir
autrement à l'union sans des bouleversements qui entraînent, non-seulement une
terrible effusion de sang, mais encore la perte d'une infinité d’âmes.
Eh bien, Monseigneur, employez-y
plutôt vous-même vos méditations et ce grand esprit dont Dieu vous a doué. :
rien ne le mérite mieux. A mon avis, le bon moyen d'empêcher les variations est
tout trouvé chez vous, pourvu qu'on le veuille employer mieux qu'on n'a fait,
comme personne ne le peut faire mieux que vous-même. C'est qu'il faut être
circonspect, et on ne saurait l'être trop pour ne l'aire passer pour le jugement
de l'Eglise que ce qui en a les caractères indubitables, de peur qu'en recevant
trop légèrement certaines décisions, on n'expose et on n'affaiblisse par là
l'autorité de l'Eglise universelle, plus sans doute incomparablement que si on
les rejetait comme non prononcées ; ce qui ferait tout demeurer sauf et en son
entier : d'où il est manifeste qu'il
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vaut mieux être trop réservé là-dessus que trop peu. Tôt ou
tard la vérité se fera jour ; et il faut craindre que lorsqu'on croira d'avoir
tout gagné, quand c'est par des mauvais moyens, on aura tout gâté et fait au
christianisme même un tort difficile à réparer. Car il ne faut pas se dissimuler
ce que tout le monde en France et ailleurs pense et dit sans se contraindre,
tant dans les livres que dans le public. Ceux qui sont véritablement catholiques
et chrétiens en doivent être touchés, et doivent encore souhaiter qu'on ménage
extrêmement le nom et l'autorité de l'Eglise, en ne lui attribuant que des
décisions bien avérées, afin que ce beau moyen qu'elle nous fournit d'apprendre
la vérité garde sans falsification toute sa pureté et toute sa force, comme le
cachet du prince ou comme la monnaie dans un Etat bien policé : et ils doivent
compter pour un grand bonheur et pour un coup de la Providence, que la nation
gallicane ne s'est pas encore précipitée par aucun acte authentique, et qu'il y
a tant de peuples qui s'opposent à certaines décisions de mauvais aloi.
Jugez vous-même, Monseigneur, je
vous en conjure, lesquels sont meilleurs catholiques, ou ceux qui ont soin de la
réputation solide et pureté de l'Eglise et de la conservation du christianisme,
ou ceux qui en abandonnent l'honneur pour maintenir, au péril de l'Eglise même
et de tant de millions d’âmes, les thèses qu'on a épousées dans le parti. Il
semble encore temps de sauver cet honneur, et personne n'y peut plus que vous.
Aussi ne crois-je pas qu'il y ait personne qui y soit plus engagé par des liens
de conscience, puisqu'un jour on vous reprochera peut-être qu'il n'a tenu qu'à
vous qu'un des plus grands biens ait été obtenu. Car vous pouvez beaucoup auprès
du roi dans ces matières, et l'on sait ce que le roi peut dans le monde. Je ne
sais si ce n'est pas encore l'intérêt de Rome même : toujours est-ce celui de la
vérité.
Pourquoi porter tout aux
extrémités, et pourquoi récuser les voies qui paraissent seules conciliables
avec les propres et grands principes de la catholicité, et dont il y a même des
exemples? Est-ce qu'on espère que son parti l'emportera de haute lutte? Mais
Dieu sait quelle blessure cela fera au christianisme. Est-ce qu'on
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craint de se faire des affaires ? Mais outre que la
conscience passe toutes choses, il semble que vous savez des voies sûres et
solides pour faire entrer les puissances dans les intérêts de la vérité. Enfin
je crains de dire trop quand je considère vos lumières, et pas assez quand je
considère l'importance de la matière. Il faut donc en abandonner le soin et
l'effet à la Providence, et ce qu'elle fera sera le meilleur, quand ce serait de
faire durer et augmenter nos maux encore pour longtemps. Cependant il faut que
nous n'ayons rien à nous reprocher. Je fais tout ce que je puis ; et quand je ne
réussis pas, je ne laisse pas d'être très-content. Dieu fera sa sainte volonté,
et moi j'aurai fait mon devoir. Je prie la divine bonté de vous conserver encore
longtemps, et de vous donner les occasions, aussi bien que la pensée, de
contribuer à sa gloire, autant qu'il vous en a donne les moyens. Et je suis avec
zèle, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
P. S. Mon zèle et ma
bonne intention ayant fait que je me suis émancipé un peu dans cette lettre,
j'ai cru que je ne ménagerais pas assez ce que je vous dois, si je la faisais
passer sous d'autres jeux en la laissant ouverte. J'ajoute encore seulement que
toutes nos ouvertures ou propositions viennent de votre parti même. Nous n'en
sommes pas les inventeurs. Je le dis, afin qu'on ne croie point qu'un point
d'honneur ou de gloire m'intéresse à les pousser. C'est la raison, c'est le
devoir.
Monseigneur,
J'ai eu l'honneur d'apprendre de
Monseigneur le prince, héritier de Wolfenbuttel, que vous aviez témoigné de
souhaiter quelque communication avec un théologien de ces pays-ci. Son Altesse
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Sérénissime y a pensé, et m'a fait la grâce de vouloir
aussi écouter mon sentiment là-dessus : mais on y a trouvé de la difficulté,
puisque M. l'abbé de Lokkum même paraissait ne vous pas revenir (a), que nous
savons être sans contredit celui de tous ces pays-ci qui a le plus d'autorité,
et dont la doctrine et la modération ne sont guère moins hors du pair chez nous.
Les autres qui seront le mieux disposés, n'oseront pas s'expliquer de leur chef
d'une manière où il y ait autant d'avances qu'on en peut remarquer dans ce qu'il
vous a écrit. Et comme ils communiqueront avec lui auparavant et peut-être
encore avec moi, il n'y a point d'apparence que vous en tiriez quelque chose de
plus avantageux que ce qu'on vous a mandé. La plupart même en seront bien
éloignés, et diront des choses qui vous accommoderont encore moins
incomparablement; car il faut bien préparer les esprits pour leur faire goûter
les voies de modération : outre qu'il faut, Monseigneur, que vous fassiez aussi
des avances qui marquent votre équité ; d'autant qu'il ne s'agit pas proprement
dans notre communication que vous quittiez à présent vos doctrines, mais que
vous nous rendiez la justice de reconnaître que nous avons de notre côté des
apparences assez fortes pour nous exempter d'opiniâtreté, lorsque nous ne
saurions passer l'autorité de quelques-unes de vos décisions. Car si voulez
exiger comme articles de foi des opinions dont le contraire était reçu
notoirement par toute l'antiquité, et tenu encore du temps du cardinal Cajétan
immédiatement avant le concile de Trente ; comme est l'opinion que vous
paraissiez vouloir soutenir, d'une parfaite et entière égalité de tous les
livres de la Bible, qui me paraît détruite absolument et sans réplique par les
(a) Il est difficile de deviner sur quoi .M. de Leibniz a
pu soupçonner M. de Heaux de ne vouloir pas traiter avec Molanus, puisque ce
prélat a toujours au contraire témoigné une estime toute particulière pour
l'abbé de Lokkum, dont le savoir et la modération étaient en effet
très-estimables. si l'on veut examiner les choses de près, je crois qu'on
soupçonnera plutôt M. de Leibniz d'avoir écarté Molanus, et de s'être mis à sa
place fort mal à propos. Car il est certain que M. de Leibniz ne montre pas la
même candeur et la même sincérité. Il chicane sur tout; il incidente à tout
propos; il répète des objections déjà résolues, et paraît employer tout son
esprit à éluder les réponses si satisfaisantes qu'on lui donnait, et à faire
naître de nouvelles difficultés, au lieu que Molanus ne cherchait qu'à les
aplanir. Cette lettre, ainsi que plusieurs autres qui l'ont précédée, n'est
pleine, à proprement parler, que de chicanes, comme M. de Meaux le fait assez
sentir dans sa Réponse. (Edit. de Leroi.)
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passages que je vous ai envoyés, il est impossible qu'on
vienne au but; car vous avez trop de lumières et trop de bonnes intentions pour
conseiller des voies obliques et peu théologiques, et nos théologiens sont de
trop honnêtes gens pour y donner. Ainsi je vous laisse à penser à ce que vous
pourrez juger faisable ; et si vous croyez pouvoir me le communiquer, j'y
contribuerai sincèrement en tout ce qui dépendra de moi. Car bien loin de me
vouloir approprier cette négociation, je voudrais la pouvoir étendre bien avant
à d'autres; et je doute qu'on retrouve sitôt des occasions si favorables du côté
des princes et des théologiens.
Vous m'aviez témoigné autrefois,
Monseigneur, d'avoir pris en bonne part que j'avais conseillé qu'on y joignit de
votre côté quelque personne des conseils du roi, versée dans les lois et droits
du royaume de France, qui eût toutes les connaissances et qualités requises, et
qui pourrait prêter l'oreille à des tempéraments et ouvertures où votre
caractère ne vous permet pas d'entrer, quand même vous les trouveriez
raisonnables ; mais qui ne feraient point de peine à une personne semblable à
feu M. Pelisson, ou au président Miron, qui parla pour le tiers-état en 1614.
Car ces ouvertures pourraient être réconciliables avec les anciens principes et
privilèges de l'église et de la nation française, appuyés sur l'autorité royale
et soutenus dans les assemblées nationales et ailleurs; mais que votre clergé a
tâché de renverser par une entreprise contraire à l'autorité du roi, qui ne
serait point soufferte aujourd'hui. Ainsi je suis très-content, Monseigneur, que
vous demandiez des théologiens, comme j'ai demandé des jurisconsultes. La
différence qu'il y a est que votre demande ne sert point à faciliter les choses,
comme faisait la mienne, et que vous avez en effet ce que vous demandez. Car ce
que je vous ai mandé a été communiqué avec M. l'abbé de Lokkum, et en substance
encore avec d'autres. Je suis avec tout le zèle et toute la déférence possibles,
Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Leibniz.
Monsieur,
Je vois dans la lettre dont vous
m'honorez, du 21 juin de cette année, qu'on avait dit à Monseigneur le prince,
héritier de Wolfenbuttel, «que j'avais témoigné souhaiter quelque communication
avec un théologien du pays où vous êtes; » et qu'on y trouvait d'autant plus de
difficulté « que M. l'abbé de Lokkum même ne semblent pas me revenir. » C'est
sur quoi je suis obligé de vous satisfaire; et puisque la chose a été portée à
Messeigneurs vos princes, dans la bienveillance desquels j'ai tant d'intérêt de
me conserver quelque part, en reconnaissance des bontés qu'ils m'ont souvent
fait l'honneur de me témoigner par vous-même, je vous supplie que cette réponse
ne soit pas seulement pour vous, mais encore pour leurs Altesses Sérénissimes.
Je vous dirai donc, Monsieur,
premièrement, que je n'ai jamais proposé de communication que je désirasse avec
qui que ce soit de delà, me contentant d'être prêt à exposer mes sentiments,
sans affectation de qui que ce soit, à tous ceux qui voudraient bien entrer avec
moi dans les moyens de fermer la plaie de la chrétienté. Secondement, quand
quelqu'un de vos pays, catholique ou protestant , m'a parlé des voies qu'on
pourrait tenter pour un ouvrage si désirable, j'ai toujours dit que cette
affaire devait être principalement traitée avec des théologiens de la Confession
d'Augsbourg, parmi lesquels j'ai toujours mis au premier rang M. l'abbé de
Lokkum, comme un homme dont le savoir, la candeur et la modération le rendaient
un des plus capables que je connusse pour avancer ce beau dessein.
J’ai, Monsieur, de ce savant
homme la même opinion que vous en avez; et j'avoue selon les termes de votre
lettre « que de
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tous ceux qui seront le mieux disposés à s'expliquer de
leur chef, aucun n'a proposé une manière où il y ait autant d'avances qu'on en
peut remarquer dans ce qu'il m'a écrit. »
Cela, Monsieur, est si
véritable, que j'ai cru devoir assurer ce docte abbé, dans la réponse que je lui
fis il y a déjà plusieurs années, par M. le comte Balati, que s'il pouvait faire
passer ce qu'il appelle ses « Pensées particulières, » Cogitationes privatœ,
à un consentement suffisant, je me promettais qu'en y joignant les remarques que
je lui envoyais sur la Confession a Àugsbourg et les autres Ecrits symboliques
des protestants, l'ouvrage de la réunion serait achevé dans ses parties les plus
difficiles et les plus essentielles, en sorte qu'il ne faudrait à des personnes
bien disposées que très-peu de temps pour le conclure.
Vous voyez par là, Monsieur,
combien est éloigné de la vérité ce qu'on a dit comme en mon nom à Monseigneur
le prince héritier, puisque, bien loin de récuser M. l'abbé de Lokkum, comme on
m'en accuse, j'en ai dit ce que vous venez d'entendre, et ce que je vous supplie
de lire à vos princes, aux premiers moments de leur commodité que vous
trouverez.
Quand j'ai parlé des théologiens
nécessaires principalement dans cette affaire, ce n'a pas été pour en exclure
les laïques, puisqu'on contraire un concours de tous les ordres y sera utile, et
notamment le vôtre.
En effet quand vous proposâtes,
ainsi que vous le remarquez dans votre lettre, de nommer ici des jurisconsultes
pour travailler avec les théologiens, vous pouvez vous souvenir avec quelle
facilité on y donna les mains; et cela étant, permettez-moi de vous témoigner
mon étonnement sur la fin de votre lettre, où vous dites « que ma demande ne
sert point à faciliter les choses, comme faisait la vôtre. » Vous semblez par là
m'accuser de chercher des longueurs; à quoi vous voyez bien par mon procédé, tel
que je viens de vous l'expliquer sous les yeux de Dieu, que je n'ai seulement
pas pensé.
Quant à ce que vous ajoutez, que
j'ai déjà ce que je demande, ou plutôt ce que je propose sans rien demander,
c'est-à-dire un théologien, cela serait vrai, si M. l'abbé de Lokkum paraissait
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encore dans les dernières communications que nous avons
eues ensemble, au lieu qu'il me semble que nous l'avons tout à fait perdu de
vue.
Vous voyez donc, ce me semble,
assez clairement que cette proposition tend plutôt à abréger qu'à prolonger les
affaires; et ma disposition est toujours, tant qu'il restera la moindre lueur
d'espérance dans ce grand ouvrage, de m'appliquer sans relâche à le faciliter,
autant qu'il pourra dépendre de ma bonne volonté et de mes soins.
Il faudrait maintenant vous dire
un mot sur les avances que vous désireriez que je fisse, « qui, dites-vous,
marquent de l'équité et de la modération. » On peut faire deux sortes d'avances
: les unes sur la discipline, et sur cela on peut entrer en composition. Je ne
crois pas avoir rien omis de ce côté-là, comme il paraît par ma réponse à M.
l'abbé de Lokkum. S'il y a pourtant quelque chose qu'on y puisse encore ajouter,
je suis prêt à y suppléer par d'autres ouvertures, aussitôt qu'on se sera
expliqué sur les premières, ce qui n'a pas encore été fait. Quant aux avances
que vous semblez attendre de notre part sur les dogmes de la foi, je vous ai
répondu souvent que la constitution de l'Eglise romaine n'en souffre aucune, que
par voie expositoire et déclaratoire. J'ai fait sur cela, Monsieur, toutes les
avances dont je me suis avisé pour lever les difficultés qu'on trouve dans notre
doctrine, en l'exposant telle qu'elle est : les autres expositions que l'on
pourrait encore attendre, dépendant des nouvelles difficultés qu'on nous
pourrait proposer. Les affaires de la religion ne se traitent pas comme les
affaires temporelles, que l'on compose souvent en se relâchant de part et
d'autre, parce que ce sont des affaires dont les hommes sont les maîtres. Mais
les affaires de la foi dépendent de la révélation, sur laquelle on peut
s'expliquer mutuellement pour se faire bien entendre; mais c'est là aussi la
seule méthode qui peut réussir de notre côté. Il ne servirait de rien à la chose
que j'entrasse dans les autres voies, et ce serait faire le modéré mal à propos.
La véritable modération qu'il faut garder en de telles choses, c'est de dire au
vrai l'état où elles sont, puisque toute autre facilité qu'on pourrait chercher
ne servirait qu'à perdre
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le temps, et à faire naître dans la suite des difficultés
encore plus grandes.
La grande difficulté à laquelle je vous ai souvent
représenté qu'il fallait chercher un remède, c'est, en parlant de réunion, d'en
proposer des moyens qui ne nous fissent point tomber dans un schisme plus
dangereux et plus irrémédiable que celui que nous tâcherions de guérir. La voie
déclaratoire que je vous propose évite cet inconvénient ; et au contraire la
suspension que vous proposez nous y jette jusqu'au fond, sans qu'on s'en puisse
tirer.
Vous vous attachez, Monsieur, à
nous proposer pour préliminaire la suspension du concile de Trente, sous
prétexte qu'il n'est pas reçu en France. J'ai eu l'honneur de vous dire, et je
vous le répéterai sans cesse, que sans ici regarder la discipline, il était reçu
pour le dogme. Tous tant que nous sommes d'évêques, et tout ce qu'il y a
d'ecclésiastiques dans l'Eglise catholique, nous avons souscrit la foi de ce
concile. Il n'y a dans toute la communion romaine aucun théologien qui réponde
aux décrets de foi qu'on en tire, qu'il n'est pas reçu dans cette partie : tous
au contraire, en France ou en Allemagne, comme en Italie, reconnaissent d'un
commun accord que c'est là une autorité dont aucun auteur catholique ne se donne
la liberté de se départir. Lorsqu'on veut noter ou qualifier, comme on appelle,
des propositions mesurables, une des notes des plus ordinaires est qu'elle est
contraire à la doctrine du concile de Trente : toutes les facultés de théologie,
et la Sorbonne comme les autres, se servent tous les jours de cette censure;
tous les évêques l'emploient, et en particulier, et dans les assemblées
générales du clergé; ce que la dernière a encore solennellement pratiqué. Il ne
faut point chercher d'autre acceptation de ce concile quant au dogme, que des
actes si authentiques et si souvent réitérés.
Mais, dites-vous, « vous ne
proposez que de suspendre les anathèmes de ce concile à l'égard de ceux qui ne
sont pas persuadés qu'il soit légitime. » C'est votre réponse dans votre Lettre
du 3 septembre 1700.
Mais au fond et quoi qu'il en
soit, on laissera libre de croire,
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ou de ne croire pas ses décisions; ce qui n'est rien moins,
bien qu'on adoucisse les termes, que de lui ôter toute autorité. Et après tout,
que servira cet expédient, puisqu'il n'en faudrait pas moins croire la
transsubstantiation, le sacrifice, la primauté du Pape de droit divin, la prière
des Saints et celle pour les morts, qui ont été définies dans les conciles
précédents? Ou bien il faudra abolir par un seul coup tous les conciles, que
votre nation, comme les autres, ont tenus ensemble depuis sept à huit cents ans.
Ainsi le concile de Constance, où toute la nation germanique a concouru avec une
si parfaite unanimité contre Jean Wiclef et Jean Hus, sera le premier à tomber
par terre : tout ce qui a été fait, à remonter jusqu'aux décrets contre
Bérenger, sera révoqué en doute, quoique reçu par toute l'Eglise d'Occident et
en Allemagne comme partout ailleurs; les conciles que nous avons célébrés avec
les Grecs n'auront pas plus de solidité. Le second concile de Nicée , que
l'Orient et l'Occident reçoivent d'un commun accord parmi les œcuméniques,
tombera comme les autres. Si vous objectez que les François y ont trouvé de la
difficulté pendant quelque temps, M. l'abbé de Lokkum vous répondra que ce fut
faute de s'entendre; et cette réponse contenue dans les Ecrits que j'ai de lui,
est digne de son savoir et de sa bonne foi. Les conciles de l'âge supérieur ne
tiendront pas davantage ; et vous-même, sans que je puisse entendre pourquoi,
vous ôtez toute autorité à la définition du concile vi, sur les deux volontés de
Jésus-Christ, encore que ce concile soit reçu en Orient et en Occident sans
aucune difficulté. Tout le reste s'évanouira de même, ou ne sera appuyé que sur
des fondements arbitraires. Trouvez, Monsieur, un remède à ce désordre, ou
renoncez à l'expédient que vous proposez.
Mais, nous direz-vous, vous vous
faites vous-mêmes l'Eglise, et c'est ce qu'on vous conteste. Il est vrai ; mais
ceux qui nous le contestent, ou nient l'Eglise infaillible, ou ils l'avouent.
S'ils la nient infaillible, qu'ils donnent donc un moyen de conserver le point
fixe de la religion. Ils y demeureront courts ; et dès la première dispute
l'expérience les démentira. Il faudra donc avouer l'Eglise infaillible : mais
déjà sans discussion, vous ne l'êtes pas,
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vous qui ôtez constamment cet attribut à l'Eglise. La
première chose que fera le concile œcuménique que vous proposez, sans vouloir
discuter ici comment on le formera, sera de repasser et comme refondre toutes
les professions de foi par un nouvel examen. Laissez-nous donc en place comme
vous nous y avez trouvés , et ne forcez pas tout le monde à varier ni à mettre
tout en dispute : laissez sur la terre quelques chrétiens qui ne rendent pas
impossibles les décisions inviolables sur les questions de la foi, qui osent
assurer la religion, et attendre de Jésus-Christ selon sa parole une assistance
infaillible sur ces matières. C'est là l'unique espérance du christianisme.
Mais, direz-vous, quel droit
pensez-vous avoir de nous obliger à changer plutôt que vous? Il est aisé de
répondre. C'est que vous agissez selon vos maximes, en offrant un nouvel examen,
et nous pouvons accepter l'offre (a) : mais nous de notre côté, selon nos
principes, nous ne pouvons rien de semblable ; et quand quelques particuliers y
consentiraient, ils seraient incontinent démentis par tout le reste de l'Eglise.
Tout est donc désespéré,
reprendrez-vous, puisque nous voulons entrer en traité avec avantage. C'est,
Monsieur, un avantage qu'on ne peut ôter à la communion dont les autres se sont
séparées, et avec laquelle on travaille à les réunir. Enfin c'est un avantagé
qui nous est donné par la constitution de l'Eglise où nous vivons et, comme on a
vu, pour le bien commun de la stabilité du christianisme, dont vous devez être
jaloux autant que nous.
A cela, Monsieur, vous opposez
la convention, ou, comme on
(a) Déforis raconte, dans une longue note, comment son
censeur voulait lui faire retrancher cette phrase, et comment il refusa cette
suppression. Cependant il admit la rectification que voici : « Vous agissez
selon vos maximes en nous offrant un nouvel examen, et en prétendant que
nous pouvons accepter l'offre. » On voit que le commentaire va droit à
l’encontre du texte. La phrase de Bossuet doit manifestement se traduire de
cette manière : « Vous nous proposez d'examiner de nouveau les dogmes du concile
de Trente : nous pouvons accepter cet examen, non pour nous, mais pour votre
avantage; non pour fortifier notre foi, .nais pour dissiper vos doutes; non pour
vérifier les définitions du concile de Treille, mais pour vous amener à ses
décisions. » Qu'y a-t-il de répréhensible dans cette doctrine ? Si nous ne
pouvions examiner notre croyance avec ceux qui la combattent, pourquoi les
disputes, les polémiques, les discussions, les apologies ? pourquoi
l’enseignement de toutes les sciences théologiques?
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l'appelait, le Compact accordé aux calixtins dans le
concile de Bâle, par une suspension du concile de Constance; et vous dites que
m'en ayant proposé l'objection, je n'y ai jamais fait de réponse. C'est ce qu'on
lit dans votre lettre du 3 septembre 1700. Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous
dis que par là vous me paraissez avoir oublié ce que contenait la réponse que
j'envoyai à la Cour d'Hanovre par M. le comte Balati, sur l'Ecrit de M. l'abbé
de Lokkum et sur les vôtres. Je vous prie de la repasser sous vos yeux; vous
trouverez que j'ai répondu exactement à toutes vos difficultés, et notamment à
celle que vous tirez du concile de Bâle. Si mon Ecrit est égaré, comme il se
peut, depuis tant d'années, il est aisé de vous l'envoyer de nouveau, et de vous
convaincre par vos yeux de la vérité de tout ce que j'avance aujourd'hui. Pour
moi, je puis vous assurer que je n'ai pas perdu un seul papier de ceux qui nous
ont été adressés, à feu M. Pelisson, et à moi, par l'entremise de cette sainte
et religieuse princesse madame l'abbesse de Maubuisson, et que les repassant
tous, je vois que j'ai satisfait à tout.
Vous-même, en relisant ces
réponses, vous verrez en même temps, Monsieur, qu'encore que nous rejetions la
voie de suspension comme impraticable, les moyens de la réunion ne manqueront
pas à ceux qui la chercheront avec un esprit chrétien, puisque, bien loin que le
concile de Trente y soit un obstacle, c'est au contraire principalement de ce
concile que se tireront des éclaircissements qui devront contenter les
protestants, et qui à la fois seront dignes d'être approuvés par la chaire de
saint Pierre et par toute l'Eglise catholique.
Vous voyez par là, Monsieur,
quel usage nous voulons faire de ce concile. Ce n'est pas d'abord de le faire
servir de préjugé aux protestants, puisque ce serait supposer ce qui est en
question entre nous. Nous agissons avec plus d'équité. Ce concile nous servira à
donner de solides éclaircissements de notre doctrine. La méthode que nous
suivrons sera de nous expliquer sur les points où l'on s'impute mutuellement ce
qu'on ne croit pas, et où l'on dispute faute de s'entendre. Cela se peut pousser
si avant, que M. l'abbé de Lokkum a concilié actuellement les points si
essentiels
328
de la justification et du sacrifice de l'Eucharistie ; et
il ne lui manque, de ce côté-là, que de se faire avouer. Pourquoi ne pas espérer
de finir par le même moyen, des disputes moins difficiles et moins importantes?
Pour moi, Rien certainement, je n'avance ni je n'avancerai rien dont je ne
puisse très-aisément obtenir l'aveu parmi nous. A ces éclaircissements on
joindra ceux qui se tireront, non des docteurs particuliers, ce qui serait
infini, mais de vos livres symboliques. Vos Princes trouveront sans doute qu'il
n'y a rien de plus équitable que ce procédé. Si l'on avait fait attention aux
solides conciliations que j'ai proposées sur ce fondement, au lieu qu'il ne
paraît pas qu'on ait fait semblant de les voir, l'affaire serait peut-être à
présent bien avancée. Ainsi ce n'est pas à moi qu'il faut imputer le
retardement. Si l'état des affaires survenues rend les choses plus difficiles ;
si les difficultés semblent s'augmenter au lieu de décroître, et que Dieu
n'ouvre pas encore les cœurs aux propositions de paix si bien commencées, c'est
à nous à attendre les moments que notre Père céleste a mis en sa puissance, et à
nous tenir toujours prêts au premier signal à travailler à son œuvre qui est
celle de la paix.
Je n'avais pas dessein de
répondre à vos deux lettres sur le canon des Ecritures, parce que je craignais
que cette réponse ne nous jetât dans des traités de controverse, au lieu que
nous n'avions mis la main à la plume que pour donner des principes
d'éclaircissement. Mais comme j'ai vu dans la dernière lettre dont vous
m'honorez, que vous vous portez jusqu'à dire que vos objections contre le décret
de Trente sont sans réplique, je ne dois pas vous laisser dans cette pensée.
Vous aurez ma réponse, s'il plait à Dieu, dès le premier ordinaire ; et
cependant je demeurerai avec toute l'estime possible, Monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur,
J. Bénigne,
év. de Meaux.
329
Je ne croyais pas avoir encore à
traiter cette matière avec vous, Monsieur, après les principes que j'avais posés
: car de descendre au détail de cette matière, cela n'est pas de notre dessein,
et n'opérerait autre chose qu'une controverse dans les formes, ajoutée à toutes
les autres. Ne nous jetons donc point dans cette discussion ; et voyons par les
principes communs s'il est véritable que le décret du concile de Trente sur la
canonicité des Livres de la Bible, soit détruit absolument et sans réplique par
vos deux lettres du 14 et du 24 mai 1700, ainsi que vous l'assurez dans votre
dernière lettre, qui est du 21 juin 1701. Il ne faut pas vous laisser dans cette
erreur, puisqu'il est si aisé de vous donner les moyens de vous en tirer, et
qu'il n'y a, en vous remettant devant les yeux les principes que vous posez,
qu'à vous faire voir qu'ils sont tous évidemment contraires à la règle de la foi
et, qui plus est, de votre aveu propre.
I. Ce que vous avez remarqué
comme le plus convaincant, c'est que « nous exigeons comme articles de foi des
opinions, dont le contraire était reçu notoirement par toute l'antiquité , et
tenu encore du temps du cardinal Cajétan, immédiatement avant, le concile de
Trente (1) » Vous alléguez sur cela l'opinion de ce cardinal, qui rejette du
canon des Ecritures anciennes la Sagesse, l’Ecclésiastique et les
autres livres semblables que le concile de Trente a reçus. Mais il ne fallait
pas dissimuler que le même cardinal exclut du canon des Ecritures l’Epître de
saint Jacques, celle de saint Jude, deux de saint Jean, et même l’Epître
aux Hébreux, comme « n'étant ni de saint Paul, ni certainement canonique; en
sorte qu'elle ne suffit pas à déterminer les points de la foi par sa seule
autorité. »
Il se fonde comme vous sur saint
Jérôme ; et il pousse si loin
1 Lettre de Leib., du 21 juin 1701.
330
sa critique, qu'il ne reçoit pas dans saint Jean l'histoire
de la femme adultère comme tout à fait authentique, ni comme faisant une partie
assurée de l'Evangile. Si donc l'opinion de Cajétan était un préjugé en faveur
de ces exclusions, le concile n'aurait pas pu recevoir ces livres; ce qui est
évidemment faux, puisque vous-même vous les recevez.
II. Vous voyez donc, Monsieur,
que dans l'argument que vous croyez sans réplique, vous avez pose d'abord ce
faux principe qu'il n'est pas permis de passer pour certainement canonique un
livre dont il aurait été autrefois permis de douter.
III. J'ajoute que, dans tous vos
autres arguments, vous tombez dans le défaut de prouver trop, qui est le plus
grand où puisse tomber un théologien, et même un dialecticien et un philosophe,
puisqu'il ôte toute la justesse de la preuve et se tourne contre soi-même.
J'ajoute encore que vous no donnez en effet aucun principe certain pour juger de
la canonicité des saints Livres. Celui que vous proposez comme constamment reçu
par toute l'ancienne Eglise pour les Livres de l'Ancien Testament, qui est de ne
recevoir que les livres qui sont contenus dans le canon des Hébreux, n'est rien
moins que constant et universel, puisque le plus ancien canon que vous proposez,
qui est celui de Méliton chez Eusèbe ne contient pas le livre d'Esther,
quoique constamment reçu dans le canon des Hébreux.
IV. Après le canon de Méliton,
le plus ancien que vous produisiez est celui du concile de Laodicée mais si vous
aviez marqué que ce concile a mis dans son canon Jérémie avec Baruch,
les Lamentations, l’Epître de ce prophète, où l'on voit avec les
Lamentations, qui sont dans l'hébreu, deux livres qui ne se trouvent que
dans le grec, on aurait vu que la règle de ce concile n'était pas le canon des
Hébreux.
V. Le concile de Laodicée était
composé de plusieurs provinces d’Asie. On voit donc par là le principe, non pas
seulement de quelques particuliers, mais encore de plusieurs églises, et même de
plusieurs provinces.
1 Euseb., Hist. Eccl., lib. IV,
cap. XXVI. — 2 Conc. Laod., can. LX; Lab., tom. I, col. 1521.
331
VI. Le même concile ne reçoit
pas l'Apocalypse, que nous recevons tous également, encore qu'il fut
composé de tant d'églises d'Asie, et même de l'Eglise de Laodicée, qui était une
de celles à qui cette divine révélation était adressée (1). Nonobstant cette
exclusion, la tradition plus universelle l'a emporté. Vous ne prenez donc pas
pour règle le canon de Laodicée, et vous ne tirez pas à conséquence cette
exclusion de l’Apocalypse.
VII. Vous produisez le
dénombrement de saint Athanase dans le fragment précieux d'une de ses Lettres
pascales (2), et l'abrégé ou Synopse de l'Ecriture (3), ouvrage excellent
attribué au même Père; mais si vous aviez ajouté que dans ce fragment, le livre
d’Esther ne se trouve pas au rang des canoniques, le défaut de votre
preuve eût sauté aux yeux.
VIII. Il est vrai que sur la fin
il ajoute que pour une plus grande exactitude, il remarquera d'autres livres
qu'on lit aux catéchumènes par l'ordre des Pères, quoiqu'ils ne soient pas dans
le canon, et qu'il compte parmi ces livres celui d’Esther. Mais il est
vrai aussi qu'il y compte en même temps la Sagesse de Salomon, la Sagesse de
Sirach, Judith et Tobie. Je ne parle pas de deux autres livres dont il fait
encore mention, ni de ce qu'il dit des apocryphes inventés par les hérétiques en
confirmation de leurs erreurs.
IX. Pour la Synapse, qui est un
ouvrage qu'on ne juge pas indigne de saint Athanase, encore qu'il n'en soit pas,
nous y trouvons en premier lieu avec Jérémie, Baruch, les Lamentations, et la
lettre qui est à la fin de Baruch (4), comme un ouvrage de Jérémie : d'où je
tire la même conséquence que du canon de Laodicée.
X. En second lieu, Esther
y est, mais non pas parmi les vingt-deux Livres du canon. L'auteur la met à la
tête des livres de Judith, de Tobie, de la Sagesse de Salomon, et de celle de
Jésus fils de Sirach (5). Quoiqu'il ne compte pas ces livres parmi les
vingt-deux Livres canoniques, il les range parmi les Livres du Vieux Testament
qu'on lit aux catéchumènes : sur quoi je vous laisse à
1 Vid. Apoc., III, 14. — 2 Num.
74, S. Athan.., fragm. Epist. fest.— 3 Tom. II, p. 126. — 4
Ibid., p. 167. — 5 Ibid.., p. 129, 168.
332
faire telle réflexion qu'il vous plaira. Il me suffît de
vous faire voir qu'il les compte avec Esther, et leur donne la même
autorité.
XI. Vous alléguez le
dénombrement de saint Grégoire de Nazianze, de l'Iambique m du même saint à
Séleucus, que vous attribuez à Amphiloque (1). Vous deviez encore ajouter que
saint Grégoire de Nazianze omet le livre d’Esther, comme avait fait
Méliton, avec l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse, et laisse
parmi les livres douteux ceux qu'il n'a pas dénommés.
XII. L'Iambique que vous donnez
à Amphiloque, après le dénombrement des Livres de l'Ancien Testament, remarque
que quelques-uns y ajoutent le livre d’Esther, le laissant par ce moyen
en termes exprès parmi les douteux. Quant à l’Epître aux Hébreux, il la
reçoit, en observant que quelques-uns ne l'admettent pas : mais pour ce qui est
de l’Apocalypse, il dit que la plupart la rejettent.
XIII. Je vous laisse à juger à
vous-même de ce qu'il faut penser de l'omission du livre d’Esther, que
vous dites faite par mégarde et par la négligence des copistes dans le
dénombrement de Méliton (2). Faible dénouement s'il en fut jamais, puisque les
passages de saint Athanase, de la Synopse et de saint Grégoire de Nazianze avec
celui d'Amphiloque, font voir que cette omission avait du dessein, et ne doit
pas être imputée à la méprise à laquelle vous avez recours sans fondement. Ainsi
le livre d’Esther, que vous recevez pour constamment canonique, demeure
selon vos principes éternellement douteux, et vous ne laissez aucun moyen de le
rétablir.
XIV. Vous répondez en un autre
endroit que ce qui pouvait faire difficulté sur le livre d’Esther,
c'étaient les additions, sans songer que par la même raison, il aurait fallu
laisser hors du canon Daniel comme Esther.
XV. Vous faites beaucoup valoir
le dénombrement de saint Epiphane l, qui dans les livres des Poids et des
mesures, et encore dans celui des Hérésies, se réduit au canon des
Hébreux pour les Livres de l'Ancien Testament.
1 N. 71, Grog. Naz., Carm. XXXIII.— 2 Sup., lett du
21 mai 1700. — 3 N. 78.
333
Mais vous oubliez dans cette
même hérésie LXXVI , qui est celle des anoméens, l'endroit où ce Père dit
nettement à l'hérésiarque Aétius, « que s'il avait lu les vingt-deux Livres de
l'Ancien Testament, depuis la Genèse jusqu'au temps à l'Esther,
les quatre Evangiles, les quatorze Epîtres de saint Paul, avec les sept
catholiques et l’Apocalypse de saint Jean, ensemble les livres de la Sagesse de
Salomon et de Jésus fils de Sirach, enfin tous les Livres de l'Ecriture, il se
condamnerait lui-même (1) » sur le titre qu'il donnait à Dieu pour ôter la
divinité à son Fils unique. Il met donc dans le même rang, avec les saints
Livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, les deux livres de la Sagesse
et de l’Ecclésiastique ; et encore qu'il ne les compte pas avec les
vingt-deux qui composent le canon primitif qui est celui des Hébreux, il les
emploie également, comme les autres Livres divins, à convaincre les hérétiques.
XVI. Toutes vos règles sont
renversées par ces dénombrements des Livres sacrés. Vous les employez à établir
que la règle de l'ancienne Eglise, pour les Livres de l'Ancien Testament, est le
canon des Hébreux : mais vous voyez au contraire que ni on ne met dans le canon
tous les livres qui sont dans l'hébreu, ni on n'en exclut tous ceux qui ne se
trouvent que dans le grec ; et qu'encore qu'on ne mette pas certains livres dans
le canon primitif, on ne laisse pas d'ailleurs de les employer comme Livres
divinement inspirés, pour établir les vrais dogmes et condamner les mauvais.
XVII. Votre autre règle tombe
encore, qui consiste à ne recevoir que les livres qui ont toujours été reçus
d'un consentement unanime, puisque vous recevez vous-même des livres que le plus
grand nombre en certains pays, et des provinces entières avaient exclus.
XVIII. Je ne répéterai pas ce
que j'ai dit d'Origène dans ma lettre du 9 janvier 1700 (2), et que vous avez
laissé passer sans contradiction dans votre lettre du 14 mai 1700 en répondant
seulement que c'est là quelque chose de particulier. Mais quoi qu'il en soit, il
y a ceci de général dans un auteur si ancien et si
1 Epiph., Hœr. LXXVI, c. v. — 2
Ibid., n. 12. — 3 Ibid., n. 41.
334
savant, que les Hébreux ne sont pas à suivre dans la
suppression qu'ils ont faite de ce qui ne se trouve que dans le grec, et qu'en
cela il faut préférer l'autorité des chrétiens; ce qui est décisif pour notre
cause.
XIX. Pendant que nous sommes sur
Origène, vous m'accusez du même défaut que je vous objecte, qui est celui de
prouver trop; et vous soutenez que les citations si fréquentes, dans les
ouvrages de ce grand homme, de ces livres contestés, aussi bien que celles de
saint Clément Alexandrin, de saint Cyprien et de quelques autres, ne prouvent
rien, parce que le même Origène a cité le Pasteur, livre si suspect. C'est,
Monsieur, ce qui fait contre vous, puisqu'en citant le Pasteur il y ajoute
ordinairement cette exception : Si cui tamen libellas ille suscipiendus
videtur ; restriction que je n'ai pas remarqué qu'il ajoutât, lorsqu'il cite
Judith, Tobie et le livre de la Sagesse; comme on le peut
remarquer en plusieurs endroits, et notamment dans ses Homélies XXVII et XXXIII
sur les Nombres, où les trois livres qu'on vient de nommer sont allégués sans
exception, et en parallèle avec les livres d’Esther, du Lévitique
et des Nombres, et même avec l'Evangile et les Epitres de saint Paul.
XX. Vous aviez comme supposé
votre principe dès votre lettre du 11 décembre 1699 ; et je vous avais
représenté par ma réponse du 9 janvier 1700, n. XV, que cette difficulté vous
était commune avec nous, puisque vous receviez pour certainement canoniques l’Epître
aux Hébreux et les autres, dont vous voyez aussi bien que moi qu'on n'a pas
plus été toujours d'accord que de la Sagesse, etc.
XXI. Si je voulais dire,
Monsieur, que c'est là un raisonnement sans réplique, je le pourrais démontrer
par la nullité évidente de vos réponses dans votre lettre du 14 mai 1700.
XXII. Vous en faites deux : la
première dans l'endroit de cette lettre, où vous parlez en cette sorte : « Il y
a plusieurs choses à répondre ; car premièrement les protestants ne demandent
pas que les vérités de foi aient toujours prévalu, ou qu'elles aient toujours
été reçues généralement (1). » Dites-moi donc, je vous
1 Lettre du 14 mai 1700, n. 43.
335
prie, quelle règle se proposent vos églises sur la
réception des Ecritures canoniques. En savent-elles plus que les autres pour les
discerner? Voudront-elles avoir recours à l'inspiration particulière des
prétendus réformés, c'est-à-dire à leur fanatisme? C'est, Monsieur, ce que je
vous laisse à considérer ; et je vous dirai seulement que votre réponse est un
manifeste abandonnement du principe que vous aviez posé comme certain et commun,
dans votre lettre du 11 décembre 1699, qui a été le fondement de tout ce que
nous avons écrit depuis.
XXIII. Je trouve une autre
réponse dans la même lettre du 14 Mai 1700, où vous parlez ainsi : « Il y a bien
de la différence entre la doctrine constante de l'Eglise ancienne, contraire à
la pleine autorité des Livres de l'Ancien Testament, qui sont hors du canon des
Hébreux, et entre les doutes particuliers que quelques-uns ont formés contre l’Epître
aux Hébreux et contre l’Apocalypse ; outre qu'on peut nier qu'elles soient
de saint Paul ou de saint Jean, sans nier qu'elles sont divines (1). »
XXIV. Mais vous voyez bien en
premier lieu, que ceux qui n'admettaient pas l’Epître aux Hébreux et
l’Apocalypse, ne leur ôtaient pas seulement le nom de saint Paul ou de saint
Jean , mais encore leur canonicité; et en second lieu, qu'il ne s'agit point ici
d'un doute particulier, mais du doute de plusieurs églises, et souvent même de
plusieurs provinces.
XXV. Convaincu par ces deux
réponses, que vous avez pu aisément prévoir, vous n'en avez plus que de dire «
que, quand on accorderait chez les protestants qu'on n'est pas obligé sous
anathème de reconnaître ces deux Livres (l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse)
comme divins et infaillibles, il n'y aurait pas grand mal (2). » Ainsi plutôt
que de conserver les livres de la Sagesse et les autres, vous aimez mieux
consentir à noyer sans ressource l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse,
et par la même raison les Epitres de saint Jacques, de saint Jean et de
saint Jude. Le livre d’Esther sera entraîné par la même conséquence. Vous
ne ferez point de scrupule de laisser perdre aux enfants de Dieu tant d'oracles
de leur Père céleste, à cause qu’on aura souffert à Cajétan
1 Lettre du 14 mai 1700, n. 43. — 2 N. 44.
336
et à quelques autres de ne les pas recevoir. On n'osera
plus réprimer Luther, qui a blasphémé contre l’Epître de saint Jacques,
qu'il appelle une Epitre de paille. Il faudra laisser dire impunément à
tous les esprits libertins, ce qui leur viendra dans la pensée contre deux
Livres aussi divins que sont l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse
; et l'on en sera quitte pour dire, comme vous faites en ce lieu, « que le moins
d'anathèmes qu'on peut, c'est le meilleur. »
XXVI. L'Eglise catholique
raisonne sur de plus solides fondements, et met les doutes sur certains livres
canoniques au rang de ceux qu'elle a soufferts sur tant d'autres matières, avant
qu'elles fussent bien éclaircies et bien décidées par le jugement exprès de
l'Eglise.
XXVII. Vous avez peine à
reconnaître l'autorité de ces décisions. Vous comptez pour innovations,
lorsqu'on passe en articles des points qu'on ne souffre plus qui soient
contestés par ceux qu'on souffrait auparavant. Par là vous rejetez la doctrine
constante et indubitable que j'avais tâché d'expliquer par ma lettre du 30
janvier 1700 , à laquelle vous voulez bien que je vous renvoie, puisque après
l'avoir laissée sans contradiction, vous déclarez sur la fin de votre lettre du
14 mai 1700, qu'au fond elle ne doit point nous arrêter.
XXVIII. Aussi cette doctrine
est-elle certaine parmi les chrétiens. Personne ne trouve la rebaptisation aussi
coupable dans saint Cyprien qu elle l'a été dans les donatistes depuis la
décision de l'Eglise universelle. Ceux qui ont favorisé les pélagiens et les
demi-pélagiens avant les définitions de Carthage, d'Orange, etc., sont excusés,
et non pas ceux qui l'ont fait depuis. Il en est ainsi des autres dogmes. Les
décisions de l'Eglise, sans rien dire de nouveau, mettent dans la chose une
précision et une autorité à laquelle il n'est plus permis de résister.
XXIX. Quand donc on demande ce
que devient cette maxime : Que la foi est enseignée toujours, partout et
par tous, il faut entendre ce tous du gros de l'Eglise: et je
m'assure, Monsieur, que vous-même ne feriez pas une autre réponse à une pareille
demande.
337
XXX. Il n'y a plus qu'à
l'appliquer à la matière que nous traitons. L'Eglise catholique n'a jamais cru
que le canon des Hébreux fût la seule règle, ni que pour exclure certains Livres
de l'Ancien Testament de ce canon, qu'on appelait le Canon par excellence,
parce que c'était le premier et le primitif, on eût eu intention pour cela de
les rayer du nombre des Livres que le Saint-Esprit a dictés. Elle a donc porté
ses yeux sur toute la tradition; et par ce moyen elle a aperçu que tous les
Livres qui sont aujourd'hui dans son canon, ont été communément et dès l'origine
du christianisme, cités même en confirmation des dogmes les plus essentiels de
la foi par la plupart des saints Pères. Ainsi elle a trouvé dans saint Athanase,
au livre Contre les Gentils, la Sagesse citée en preuve
indifféremment avec les autres Ecritures. On trouve encore dans sa première
Lettre à Sérapion, aussi bien qu'ailleurs, le livre de la Sagesse cité
sans distinction avec les livres les plus authentiques, en preuve certaine de
l'égalité des attributs du Saint-Esprit avec ceux du Père et du Fils, pour en
conclure la divinité. On trouvera le même argument dans saint Grégoire de
Nazianze et dans les autres saints. Nous venons d'ouïr la citation de saint
Epiphane contre l'hérésie d'Aétius, qui dégradait le Fils de Dieu. Nous avons vu
dans les lettres du 9 et du 30 janvier 1700, celle de saint Augustin contre les
semi-pélagiens , et il y faudra bientôt revenir. Nous produirions aisément
beaucoup d'exemples semblables.
XXXI. Pour marcher plus
sûrement, on trouve encore des canons exprès et authentiques, où ces livres sont
rédigés. C'est le pape saint Innocent, qui consulté par saint Exupère, a
instruit en sa personne toute l'église gallicane de leur autorité, sans les
distinguer des autres. C'est le troisième concile de Carthage, qui voulant
laisser à toute l'Afrique un monument éternel des Livres qu'elle avait reconnus
de tout temps, a inséré dans son canon ces mêmes livres sans en excepter un
seul, avec le titre d’Ecritures canoniques (1). On n'a plus besoin de
parler du concile romain sous le pape Gélase : il faut seulement remarquer que
s'il ne nomme qu'un livre des Machabées, c'est visiblement au même
1 Conc. Carth. III, can. 47;
Labb., tom. II, col. 1177.
338
sens que dans la plupart des canons, les deux livres des
Paralipomènes ne sont comptés que pour un, non plus que Néhémias et
Esdras, et beaucoup d'autres, à cause, comme saint Jérôme l’a bien remarqué
qu'on en faisait un même volume : ce qui peut d'autant plutôt être arrive aux
deux livres des Machabées, que dans le tond ils ne font ensemble qu'une même
histoire.
XXXII. Vous voulez nous
persuader que, sous le nom d'Ecriture canonique, on entendait souvent en ce
temps les Ecritures qu’on lisait publiquement dans l'église, encore qu'on ne
leur donnât pas une autorité inviolable : mais le langage commun de l'Eglise
s'oppose à cette pensée, dont aussi il ne paraît aucun témoignage au milieu de
tant de passages que vous produisez.
XXXIII. Je ne sais quelle
conséquence vous voulez tirer dans votre lettre du 2-4 mai 1700, des paroles de
saint Innocent I, qui ajoute au dénombrement des Ecritures la condamnation
expresse des apocryphes : Si qua sunt alia, non solùm repudianda, verùm etiam
noveris damnanda. Voici comment vous vous en expliquez : « En considérant
ses paroles, qui sont celles qu'on vient d'entendre, on voit clairement son but,
qui est de faire un canon des Livres que l'Eglise reconnaît pour authentiques,
et qu'elle fait lire publiquement comme faisant partie de la Rible. Ainsi ce
canon devait comprendre tant les Livres théopneustes ou divinement inspirés, que
les livres ecclésiastiques, pour les distinguer tous ensemble des livres
apocryphes plus spécialement nommés ainsi ; c'est-à-dire de ceux qui dévoient
être cachés et défendus comme suspects (2). »
XXXIV. J'avoue bien la
distinction des livres apocryphes, qu'on défendait expressément comme suspects,
ou ainsi que nous l'avons vu dans le fragment de saint Athanase (3), comme
inventas par les hérétiques. Ceux-ci devaient être spécialement condamnés, comme
ils le sont par saint Innocent. On pouvait aussi rejeter et en un sens condamner
les autres, en tant qu'on les aurait voulu égaler aux Livres canoniques : mais
quant à la distinction des livres authentiques et qui faisaient partie de la
Bible, d'avec les Livres divinement inspirés, je ne sais où vous l'avez prise;
et
1 Hieron., epist. L, ad Paul. — 2
N. 82. — 3 Sup., n. 8.
339
pour moi, je ne la vois nulle part. Car aussi quelle
autorité avait l'Eglise de faire que des livres, selon vous, purement humains et
nullement infaillibles, fussent authentiques et méritassent d'être, partie de la
Bible (1)? Quelle est l'authenticité que vous leur attribuez, s'il n'est pas
indubitable qu'ils sont sans erreur? L'Eglise les déclare utiles, dites-vous;
mais tous les livres utiles font-ils partie de la Bible , et l'approbation de
l'Eglise les peut-elle rendre authentiques? Tout cela ne s'entend pas; et il
faut dire qu'être authentique, c'est selon le langage du temps, être reçu en
autorité comme Ecritures divines. Je ne connais aucun livre qui fasse partie de
la Bible que les Livres divinement inspirés, dont la Bible est le recueil. Les
apocryphes qu'on a jugés supportables, comme pourrait être la prière de Manassès
avec le troisième et le quatrième livre d’Esdras, sont bien aujourd'hui
attachés à la Bible; mais ils n'en sont pas pour cela réputés partie, et la
distinction en est infinie. Il en était de même dans l'ancienne Eglise, qui
aussi ne les a jamais mis au rang des Ecritures canoniques dans aucun
dénombrement.
XXXV. Je n'entends pas davantage
votre distinction, de la manière que vous la posez, entre les livres que vous
appelez ecclésiastiques et les Livres vraiment canoniques. Dans le livre que
saint Jérôme a composé, de Scriptoribus ecelesiasticis, il a compris les
apôtres et les évangélistes sous ce titre. Il est vrai qu'on peut distinguer les
auteurs purement ecclésiastiques d'avec les autres. Mais vous ne montrerez
jamais que la Sagesse et les autres Livres dont il s'agit soient appelés
purement ecclésiastiques. Si vous voulez dire qu'on lisait souvent dans les
églises des livres qui n'étaient pas canoniques, mais qu'on pouvait appeler
simplement ecclésiastiques, comme les Actes des martyrs, j'en
trouve bien la distinction dans le canon XLVII du concile m de Carthage : mais
j'y trouve aussi que ce n'est point en ce rang qu'on mettait la Sagesse
et les autres livres de cette nature, puisqu'ils sont très-expressément nommés
canoniques, et que le concile déclare en termes formels que ceux qui sont
compris dans son canon, parmi lesquels se trouvent ceux-ci en parfaite égalité,
sont les seuls
1 Lettre du 14 mai 1700, n. 20.
340
qu'on lit sous le titre de canoniques, Sub titulo
canonicœ Scripturae.
XXXVI. Je ne puis donc dire
autre chose, sur votre distinction de Livre inspiré de Dieu et de Livre
authentique et qui fasse partie de la Bible, sinon quelle est tout à fait vaine
; et qu'ainsi en rangeant les livres dont vous contestez l'autorité au nombre
des authentiques et faisant partie de la Bible, au fond vous les faites
vous-même véritablement des Livres divins ou divinement inspirés et parfaitement
canoniques.
XXXVII. Saint Augustin, qui
était du temps et qui vit tenir le concile de Carthage, s'il n'y était pas en
personne, a fait deux choses : l'une, de mettre lui-même ces livres au rang des
Ecritures canoniques (1) ; l'autre, de répéter trente fois, que les Ecritures
canoniques sont les seules à qui il rend cet honneur de les croire exemptes de
toute erreur, et de n'en révoquer jamais en doute l'autorité (2) : ce qui montre
l'idée qu'il avait, et qu'on avait de son temps, du mot d'Ecritures
canoniques.
XXXVIII. Cependant c'est saint
Augustin que vous alléguez dans votre lettre du 24 mai 1700 (3), pour témoin de
ce langage que vous attribuez à l'Eglise. Voyons donc si vos passages seront
sans réplique. « L'Ecriture des Machabées, dit saint Augustin, n'est pas chez
les Juifs comme la loi et les prophètes ; mais l'Eglise l'a reçue avec utilité,
pourvu qu'on la lise sobrement. La Sagesse et l’Ecclésiastique ne sont
pas de Salomon ; mais l'Eglise, principalement celle d'Occident, les a reçus
anciennement en autorité. Les temps du second temple ne sont pas marqués dans
les saintes Ecritures, qu'on appelle canoniques; mais dans les livres des
Machabées, qui sont tenus pour canoniques, non par les Juifs, mais par l'Eglise,
à cause des admirables souffrances de certains martyrs (4). »
XXXIX. Je vois, Monsieur, dans
tous ces passages qu'on appelle particulièrement canoniques les Livres du canon
des Hébreux, à cause que c'est le premier et le primitif, comme il a déjà été
dit ; pour les autres, qui sont reçus anciennement en autorité par
1 Lib. II de Doct. Christ., cap. VIII, n. 12 et 13.
— 2 Vid., epist. LXXXII, al. 19, n. 2 et 3. — 3 N. 99 et suiv. — 4 Aug., lib.
II, cont. Gaud., cap. XXIII ; idem., de Civit. Dei, lib.
XVII, cap. XX, ibid., lib. XIII, cap. XIX, ubi sup.
341
l'Eglise , je vois aussi l'occasion qui l'y a rendue
attentive, et qu'il les faut lire avec quelque circonspection, à cause de
certains endroits qui, mal entendus, pourraient paraître suspects : mais que
leur canonicité consiste précisément en ce qu'on les lit dans l'église, sans
avoir dessein d'en recommander l'autorité comme inviolable ; c’est de quoi saint
Augustin ne dit pas un mot.
XL. Et je vous prie, Monsieur,
entendons de bonne foi quelle autorité saint Augustin veut donner à ces livres :
premièrement, vous auriez pu nous avertir qu'au même lieu que vous alléguez (1)
pour donner atteinte à la Sagesse et à l’Ecclésiastique, saint
Augustin prétend si bien que ces Livres sont prophétiques, qu'il en rapporte
deux prophéties très-claires et très-expresses : l'une, de la passion du Fils de
Dieu; l'autre, de la conversion des Gentils. Je n'ai pas besoin de les citer :
elles sont connues, et il me suffit de faire voir que ce Père, bien éloigné de
mettre leur canonicité en ce qu'on les lisait dans l'église, comprenait au
contraire que de tout temps, comme il le remarque, on les lisait dans l'église à
cause qu'on les y avait regardés comme prophétiques.
XLI. Venons à l'usage qu'il fait
de ces livres, puisque c'est la meilleure preuve du sentiment qu'il en avait. Ce
n'est pas pour une fois seulement, mais par une coutume invariable, qu'il les
emploie pour confirmer les vérités révélées de Dieu, et nécessaires au salut,
par autorité infaillible. Nous avons vu son allégation du livre de la Sagesse.
Il a cité avec le même respect l’Ecclésiastique, pour établir le dogme important
du libre arbitre ; et il fait marcher ce livre indistinctement comme Moïse et
les Proverbes de Salomon, avec cet éloge commun à la tète : « Dieu nous a révélé
par ses Ecritures qu'il faut croire le libre arbitre ; et je vais vous
représenter ce qu'il en a révélé par la parole, non des hommes, mais de Dieu : »
Non humano eloquio sed divino (2). Vous voyez donc que s'il a cité le
livre de la Sagesse et celui de l’Ecclésiastique, ce n'est pas en
passant ou par mégarde, mais de propos délibéré, et parce que chez lui c'était
un point fixe de se servir authentiquement des livres du second canon, ainsi que
des autres.
XLII. C’est dans ses derniers
ouvrages qu'il a parlé le plus ferme
1 De Civit., lib,. XVII, cap. XX. — 2 De Grat. et
lib. arb., cap. II, n. 2.
342
sur ce sujet : c'est-à-dire qu'il allait toujours se
confirmant de plus en plus dans la tradition ancienne; et que plus il se
consommait dans la science ecclésiastique, plus aussi il faisait valoir
l'autorité de ces Livres.
XLIII. Ce qu'il y a ici déplus
remarquable, c'est qu'il s'attacha à soutenir la divinité du livre de la
Sagesse, après qu'elle lui eut été contestée par les fauteurs du
sémi-pélagianisme; et qu'au lieu de lâcher pied ou de répondre en hésitant, il
n'en parla que d'un ton plus ferme.
XLIV. Après cela, Monsieur,
pouvez-vous être content de votre réponse, lorsque vous dites, dans votre même
lettre du 24 mai 1700 (1), que saint Augustin a parlé si ferme de l'autorité de
la Sagesse dans la chaleur de son Apologie, pendant que vous voyez
si clairement que ce n'est pas ici une affaire de chaleur, mais de dessein et de
raison, puisque ce grand homme ne fait que marcher sur les principes qu'il avait
toujours soutenus, et dans lesquels il s'affermissait tous les jours, comme on
fait dans les vérités bien entendues?
XLV. Vous remarquez qu'il n'a
pas dit que ce livre fût égal aux autres; ce qu'il aurait fallu dire s'il eût
été des sentiments tridentins. Mais ne voit-on pas l'équivalent dans les paroles
où il inculque avec tant de force qu'on fait injure à ce livre, lorsqu'on lui
conteste son autorité, puisqu'il a été écouté comme un témoignage divin?
Rapportons ses propres paroles : « On a cru, dit-il, qu'on n'y écoutait autre
chose qu'un témoignage divin (2), » sans qu'il y eût rien d'humain mêlé dedans.
Mais encore, qui en avait cette croyance? Les évêques et tous les chrétiens,
jusqu'au dernier rang des laïques, pénitents et catéchumènes. On eût induit les
derniers à erreur, si on leur eût donné comme purement divin ce qui n'était pas
dicté par le Saint-Esprit, et si l'on eût fait de l'autorité divine de ce livre
comme une partie du catéchisme? Après cela, Monsieur, permettez que je vous
demande si c'est là ce que disent les protestants; et si vous pouvez concilier
l'autorité de ces livres, purement ecclésiastique et humaine, et nullement
infaillible que vous Leur donnez, avec celle d'un témoignage divin,
1 N. 103. — 2 August,, de Praed. Sanct., cap. XIV,
ubi sup.
343
unanimement reconnu par tous les ordres de l'Eglise, que
saint Augustin leur attribue. C'est ici que j'espère tout de votre candeur, sans
m'expliquer davantage.
XLVl. En un mot, saint Augustin
ayant distingué, comme on a vu ci-dessus (1), aussi clairement qu'il a fait, la
déférence qu'il rend aux auteurs qu'il appelle ecclésiastiques, ecclesiastici
tractatores, et celle qu'il a pour les auteurs des Ecritures canoniques, en
ce qu'il regarde les uns comme capables d'errer, et les autres non : dès qu'il
met ces livres au-dessus des auteurs ecclésiastiques, et qu'il ajoute que ce
n'est pas lui qui leur a donné ce rang, « mais les docteurs les plus proches du
temps des apôtres, » temporibus proximi apostolorum ecclesiastici tractatores,
il est plus clair que le jour qu'il ne leur peut donner d'autre autorité que
celle qui est supérieure à tout entendement humain, c'est-à-dire toute divine et
absolument infaillible.
XLVII. Vous pouvez voir ici,
encore une fois, ce qui a déjà été démontré ci-dessus (2), combien vous vous
éloignez de la vérité, en nous disant qu'en ce temps le livre de la Sagesse
et les autres étaient mis simplement au rang des livres ecclésiastiques, puisque
vous voyez si clairement saint Augustin, auteur de ce temps, les élever
au-dessus de tous les livres ecclésiastiques, jusqu'au point de n'y écouter
qu'un témoignage divin ; ce que ce Père n'a dit ni pu dire d'aucun de ceux qu'il
appelle ecclésiastiques, à l'autorité desquels il ne se croit pas obligé
de céder.
XLVIII. Quand vous dites dans
votre même lettre du 21 mai 1700 (3), qu'il reconnaît dans ces livres seulement
l'autorité de l'Eglise, et nullement celle d'une révélation divine, peut-être
n'auriez-vous point regardé ces deux autorités comme opposées l'une à l'autre,
si vous aviez considéré que le principe perpétuel de saint Augustin est de
reconnaître sur les Ecritures l'autorité de l'Eglise comme la marque certaine de
la révélation, jusqu'à dire, femme vous savez aussi bien que moi, qu'il ne
croirait pas à l'Evangile, si l'autorité de l'Eglise catholique ne l'y portait
(4).
XLIX. Que s'il a dit souvent
avec tout cela, comme vous l'avez
1 N. 23. — 2 N. 33, 35. — 3 N. 102.— 4
S. August., lib cont. Epist. Fundam., cap. V, n.6.
344
remarqué, qu'on ne cite pas ces livres que les Hébreux
n'ont pas reçus dans leur canon avec la même force que ceux dont personne n'a
jamais douté, j'en dirai bien autant moi-même, et je n'ai pas feint d'avouer que
les livres du premier canon sont en effet encore aujourd'hui cités par les
catholiques avec plus de force et de conviction, parce qu'ils ne sont contestés
ni par les Juifs, ni par aucun chrétien, orthodoxe ou non, ni enfin par qui que
ce soit : ce qui ne convient pas aux autres. Mais si vous concluez de là que ces
livres ne sont donc pas véritablement canoniques, les regardant en eux-mêmes,
vous vous sentirez forcé, malgré vous, à rejeter la parfaite canonicité de l’Apocalypse
et de l’Epître aux Hébreux, sous prétexte qu'on n'a pas toujours
également produit ces divins Livres comme canoniques.
L. Puisque vous appuyez tant sur
l'autorité de saint Jérôme, voulez-vous que nous prenions au pied de la lettre
ce qu'il dit si positivement en plusieurs endroits : « que la coutume des Latins
ne reçoit pas l’Epître aux Hébreux parmi les Ecritures canoniques : »
Latina consuetudo inter canonicas Scripturas non recipit (1) ? A la rigueur,
ce discours ne serait pas véritable. Le torrent des Pères latins comme des Grecs
cite l’Epître aux Hébreux comme canonique, dès le temps de saint Jérôme
et auparavant. Faudra-t-il donc démentir un fait constant? Ou plutôt ne
faudra-t-il pas réduire à un sens tempéré l'exagération de saint Jérôme? Venons
à quelque chose de plus précis. Quand saint Augustin, quand les autres Pères, et
ce qu'il y a de plus fort, quand les papes et les conciles ont reçu
authentiquement ces Livres pour canoniques, saint Jérôme avait déjà écrit qu'ils
n'étaient pas propres en matière contentieuse à (confirmer les dogmes de la foi
; mais l'Eglise, qui dans le fait voyait en tant d'autres, les plus anciens, les
plus éminents en doctrine, et en si grand nombre, une pratique contraire,
n'a-t-elle pas pu expliquer bénignement saint Jérôme, en reconnaissant dans les
Livres du premier canon une autorité plus universellement reconnue et que
personne ne récusait? Ce qui est vrai en un certain sens encore à présent, comme
1 In Isai., VI et VII, inter Ep. Crit. Epist. ad
Dard.; et lib. II, in Zachar., et alibi.
345
on vient de le voir, et ce que les catholiques ne
contestent pas.
LI. On pourra donc dire que le
discours de saint Jérôme est recevable en ce sens, d'autant plus que ce grand
homme a comme fourni une réponse contre lui-même, en reconnaissant que le
concile de Nicée avait compté le livre de Judith parmi les saintes
Ecritures (1), encore qu'il ne fût pas du premier canon.
LII. Vous conjecturez que ce
grand concile aura cité ce livre en passant, sous le nom de sainte Ecriture,
comme le même concile, à ce que vous dites, Monsieur, car je n'en ai point
trouvé le passage, ou quelques autres auteurs auront cité le Pasteur, ou bien
comme saint Ambroise a cité le quatrième livre d’Esdras. Mais je vous
laisse encore à juger si une citation de cette sorte remplit la force de
l'expression, où l'on énonce que le concile de Nicée a compté le livre de
Judith parmi les saintes Ecritures. Que si vous me demandez pourquoi donc il
hésite encore après un si grand témoignage, à recevoir ce livre en preuve sur
les dogmes de la foi, je vous répondrai que vous avez le même intérêt que moi à
adoucir ses paroles par une interprétation favorable, pour ne le pas faire
contraire à lui-même. Au surplus, je me promets de votre candeur que vous
m'avouerez que le Pasteur, et encore moins le quatrième livre d'Esdras, n'ont
été cités ni pour des points si capitaux, ni si généralement, ni avec la même
force, que les Livres dont il s'agit. Nous avons remarqué comment Origène cite
le livre du Pasteur (2). Il est vrai que saint Athanase cite quelquefois
ce livre : mais il ne faut pas oublier comment ; car au lieu qu'il cite partout
le livre de la Sagesse comme l'Ecriture sainte, il se contente de dire,
le Pasteur, le très-utile livre du Pasteur. Du moins est-il bien certain
que jamais ni en Orient ni en Occident, ni en particulier ni en public, on n'a
compris ces livres dans aucun canon ou dénombrement des Ecritures. Cet endroit
est fort décisif pour empêcher qu'on ne les compare avec des livres qu'on trouve
dans les canons si anciens et si authentiques, que nous avons rapportés.
LIII. Vous avez vu les canons
que le concile de Trente a pris pour modèles. Je dirai à leur avantage qu'il n'y
manque aucun
1 Praef. in Judith. — 2 Suprà, n. 19.
346
des Livres de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Le livre d'Esther
y trouve sa place, qu'il avait perdue parmi tant de Grecs : le Nouveau Testament
y est entier. Ainsi déjà de ce côté-là, les canons que le concile de Trente a
suivis sont sans reproche. Quand il les a adoptés ou plutôt transcrits, il y
avait douze cents ans que toute l'Eglise d'Occident, à laquelle depuis plusieurs
siècles toute la catholicité s'est réunie, en était en possession ; et ces
canons étaient le fruit de la tradition immémoriale, dès les temps les plus
prochains des apôtres ; comme il paraît, sans nommer les autres, par un Origène
et par un saint Cyprien, dans lequel on doit croire entendre tous les anciens
évêques et martyrs de l'Eglise d'Afrique. N'est-ce pas là une antiquité assez
vénérable?
LIV. C'est ici qu'il faut
appliquer cette règle tant répétée et tant célébrée par saint Augustin : « Ce
qu'on ne trouve pas institué par les conciles, mais reçu et établi de tout
temps, ne peut venir que des apôtres (1). » Nous sommes précisément dans le même
cas. Ce n'est point le concile de Carthage qui a inventé ou institué son canon
des Ecritures, puisqu'il a mis à la tète que c'était celui qu'il avait trouvé de
toute antiquité dans l'Eglise. Il était donc de tout temps; et quand saint
Cyprien, quand Origène, quand saint Clément d'Alexandrie, quand celui de Rome
(car comme les autres il a cité ces livres en autorité) ; en mi mot, quand tous
les autres ont concouru à les citer comme on a vu, c'était une impression venue
des apôtres et soutenue de leur autorité, comme les autres traditions non
écrites, que vous avez paru reconnaître dans votre lettre du premier décembre
1699, comme je l'ai remarqué dans les lettres que j'écrivis en réponse.
LV. Cette doctrine doit être
commune entre nous ; et si vous n'y revenez entièrement, vous voyez que
non-seulement les conciles seront ébranlés, mais encore que le canon même des
Ecritures ne demeurera pas en son entier.
LVI. Cependant c'est pour un
canon si ancien, si complet et de plus venu d'une tradition immémoriale, qu'on
accuse d'innovation les Pères de Trente, au lieu qu'il faudrait louer leur
vénération et leur zèle pour l'antiquité.
1 Lib. IV, de Bapt., cap. XXIV, n. 31 et alib.
passim.
347
LVII. Que s'il n'y a point
d'anathèmes dans ces trois anciens canons, non plus que dans tous les autres,
c'est qu'on n'avait point coutume alors d'en appliquer à ces matières, qui ne
causaient point de dissension; chaque église lisait en paix ce qu'elle avait
accoutumé de lire, sans que cette diversité changeât rien dans la doctrine, et
sans préjudice de l'autorité que ces livres avaient partout, encore que tous ne
les missent pas dans le canon. Il suffi-soit à l'Eglise qu'elle se fortifiât par
l'usage, et que la vérité prît tous les jours de plus en plus le dessus.
LVIII. Quand on vit à Trente que
des livres canonisés depuis tant de siècles, non-seulement n'étaient point admis
par les protestants, mais encore en étaient repoussés le plus souvent avec
mépris et avec outrage, on crut qu'il était temps de les réprimer, de ramener
les catholiques qui se licenciaient, de venger les apôtres et les autres hommes
inspirés dont on rejetait les Ecrits, et de mettre fin aux dissensions par un
anathème éternel.
LIX. L'Eglise est juge de cette
matière comme des autres de la foi : c'est à elle de peser toutes les raisons
qui servent à éclaircir la tradition, et c'est à elle à connaître quand il est
temps d'employer l'anathème qu'elle a dans sa main.
LX. Au reste je ne veux pas
soupçonner que ce soient vos dispositions peu favorables envers les canons de
Rome et d'Afrique, qui vous aient porté à rayer ces églises du nombre de celles
que saint Augustin appelle des plus savantes, les plus exactes, les plus graves
:» Doctiores, diligentiores, graviores : mais je ne puis assez m'étonner
que vous ayez pu entrer dans ce sentiment. Où y a-t-il une église mieux
instruite en toutes matières de dogmes et de discipline, que celle dont les
conciles et les conférences sont le plus riche trésor de, la science
ecclésiastique, qui en a donné à l'Eglise les plus beaux monuments, qui a eu
pour maîtres un Tertullien, un saint Cyprien, un saint Optât, tant d'autres
grands hommes, et qui avait alors dans son sein la plus grande lumière de
l'Eglise, c'est-à-dire saint Augustin lui-même? Il n'y a qu'a lire ses livres
de la Doctrine chrétienne, pour voir qu'il excellait dans la matière des
Ecritures comme dans toutes les autres. Vous voulez qu'on préfère les églises
grecques : à la bonne heure ; recevez
348
donc Baruch et la lettre de Jérémie, avec
celles qui les ont mis dans leur canon. Rendez raison pourquoi il y en a tant
qui n'ont pas reçu Esther; et cessez de donner pour règle de ces deux
églises le canon hébreu où elle est. Dites aussi pourquoi un si grand nombre de
ces églises ont omis l’Apocalypse, que tout l'Occident a reçue avec tant
de vénération, sans avoir jamais hésité. Et pour Rome, quand il n'y aurait autre
chose que le recours qu'on a eu dès l'origine du christianisme à la foi romaine,
et dans les temps dont il s'agit à la foi de saint Anastase, de saint Innocent,
de saint Célestin et des autres, c'en est assez pour lui mériter le titre que
vous lui ôtez. Mais surtout on ne peut le lui disputer en cette matière,
puisqu'il est de fait que tout le concile d'Afrique a recours au pape saint
Boniface II, pour confirmer le canon du même concile sur les Ecritures, comme il
est expressément porté dans ce canon même ; ce qui pourtant ne se trouva pas
nécessaire, parce qu'apparemment on sut bientôt ce qu'avait fait par avance
saint Innocent sur ce point.
LXI. J'ai presque oublié un
argument que vous mettez à la tête de votre lettre du 24 mai 1700, comme le plus
fort de tous; c'est que depuis la conclusion du canon des Hébreux sous Esdras,
les Juifs ne reconnaissaient plus parmi eux d'inspirations prophétiques ; ce qui
même paraît à l'endroit du premier livre des Machabées, où nous lisons ces mots
: « Il n'y a point eu de pareille tribulation en Israël, depuis le jour
qu'Israël a cessé d'avoir des prophètes (1).» Mais entendons-nous, et toute la
difficulté sera levée. Israël avait cessé d'avoir des prophètes, c'est-à-dire
des prophètes semblables à ceux qui paraissent aux livres des Rois, et qui
réglaient en ce temps les affaires du peuple de Dieu avec des prodiges inouïs et
des prédictions aussi étonnantes que continuelles, en sorte qu'on les pou voit
appeler aussi bien qu'Elie et Elisée les conducteurs du char d'Israël
(2), je l'avoue: mais des prophètes, c'est-à-dire en général des hommes inspirés
qui aient écrit les merveilles de Dieu, et même sur l'avenir, je ne crois pas
que vous-même le prétendiez. Saint Augustin, non content de mettre les livres
que vous contestez parmi les livres
1 I Mach., IX, 27. — 2 IV Reg., II, 12 ;
XIII, 14.
349
prophétiques, a remarqué en particulier deux célèbres
prophéties dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique; et celle
entre autres de la passion de Notre-Seigneur est aussi expresse que celles de
David et d'Isaïe. S'il faut venir à Tobie, on y trouve une prophétie de
la fin de la captivité, de la chute de Ninive et de la gloire future de
Jérusalem rétablie (1), qui ravit en admiration tous les cœurs chrétiens; et
l'expression en est si prophétique, que saint Jean l'a transcrite de mot à mot
dans l’Apocalypse (2). On ne doit donc pas s'étonner si saint Ambroise
appelle Tobie un prophète, et son livre un livre prophétique (3). C'est
une chose qui tient du miracle, et qui ne peut être arrivée sans une disposition
particulière de la divine Providence, que les promesses de la vie future,
scellées dans les anciens livres, soient développées dans le livre de la
Sagesse et dans le martyre des Machabées, avec presque autant d'évidence que
dans l'Evangile; en sorte qu'on ne peut pas s'empêcher de voir qu'à mesure que
les temps de Jésus-Christ approchaient, la lumière de la prédication évangélique
commençait à éclater davantage par une espèce d'anticipation.
LXII. Il est pourtant véritable
que les Juifs ne purent faire un nouveau canon, non plus qu'exécuter beaucoup
d'autres choses encore moins importantes, jusqu'à ce qu'il leur vint de ces
prophètes du caractère de ceux qui réglaient tout autrefois avec une.
autorité manifestement divine ; et c'est ce qu'on voit dans le livre des
Machabées (4). Si cependant cette raison les empêchait de reconnaître ces livres
par acte public, ils ne laissaient pas de les conserver précieusement. Les
chrétiens les trouvèrent entre leurs mains; les magnifiques prophéties, les
martyres éclatants et les promesses si expresses de la vie future, qui faisaient
partie de la grâce du Nouveau Testament, les y rendirent attentifs : on les lut,
on les goûta, on y remarqua beaucoup d'endroits que Jésus-Christ même et ses
apôtres semblaient avoir expressément voulu tirer de ces livres et les avoir
comme cités secrètement ; tant la conformité y paraissait grande. Il ne s'agit
pas de deux ou trois mots marqués en passant, comme sont ceux que vous alléguez
de
1 Tob., XIII et XIV — 2 Apoc., XXII, 16 et
seq. — 3 S. Ambr., de Tob.., part. I, n. 1. — 4 Mach., IV, 46;
XIV, 41.
350
l’Epître de saint Jude : ce sont des versets entiers
tirés fréquemment et de mot à mot de ces livres. Nos auteurs les ont recueillis;
et ceux qui voudront les remarquer, en trouveront de cette nature mi plus grand
nombre et de plus près qu'ils ne pensent. Toutes ces divines conformités
inspirèrent aux plus saints docteurs, dès les premiers temps, la coutume de les
citer comme divins avec la force que nous avons vue. On a vu aussi que cette
coutume ne pouvait être introduite ni autorisée que par les apôtres, puisqu'on
n'y remarquait pas de commencement. Il était naturel en cet état de mettre ces
livres dans le canon. Une tradition immémoriale les avait déjà distingués d'avec
les ouvrages des auteurs qu'on appeloit ecclésiastiques : l'Occident, où
nous pouvons dire avec confiance que la pureté de la foi et des traditions
chrétiennes s'est conservée avec un éclat particulier, en fit le canon ; et le
concile de Trente en a suivi l'autorité.
Voilà, Monsieur, les preuves
constantes de la tradition de ce concile. J'aime mieux attendre de votre équité
que vous les jugiez sans réplique que de vous le dire ; et je me tiens
très-assuré que M. l'abbé de Lokkum ne croira jamais que ce soit là mie mat ère
de rupture, ni une raison de vous élever avec tant de force contre le concile de
Trente. Je suis avec l'estime que vous savez, Monsieur, votre très-humble
serviteur,
J. Bénigne,
év. de Meaux (a).
(a) Leibniz voulut avoir le dernier mot : il répondit à la
lettre qu'on vient de lire , c'est-à-dire il y opposa un long tissu de redites,
de chicanes, de sophismes et d'insinuations peu polies. Nous ne publierons point
sa réponse, d'autant moins qu'elle n'est pas même mentionnée dans les
précédentes éditions de Bossuet.
A l'époque où nous sommes arrivés, en 1701, le souverain
pontife Clément XI voulut prendre connaissance des écrits composés par Bossuet
pour la conciliation des églises; et plusieurs conversions s'opérèrent dans les
cours protestantes d'Allemagne, entre autres celle du duc de Saxe-Gotha et celle
du duc Antoine Ulrich.
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