Réunions : Lettres XLIX-LII
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Nouvelle Exposition
Controverses Eucharistie
Sentence Exécutoire
Réunion : Lettres I-X
Réunion : Lettres XI-XXX
Réunions : Lettres XXXI-XLVI
Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
Réunions : Lettres XLIX-LII
Ordonnance Oraison
Oraison - Préface
Oraison - Approbations
Etats Oraison T I - L I
Etats Oraison T I - L II
Etats Oraison T I - L III
Etats Oraison T I - L IV
Etats Oraison T I - L V
Etats Oraison T I - L VI
Etats Oraison T I - L VII
Etats Oraison T I - L VIII
Etats Oraison T I - L IX
Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE. (Suite)

Lettres XLIX - LII

 

LETTRE  XLIX.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Brunswick, ce 3 septembre 1700.

LETTRE L.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Volfenbuttel, ce 21 juin 1701.

LETTRE LI.  BOSSUET A LEIBNIZ.  A Germigny, ce  12 août 1701.

LETTRE LII.  BOSSUET A LEIBNIZ.  Ce 17 août 1701.

 

LETTRE  XLIX.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Brunswick, ce 3 septembre 1700.

 

Monseigneur,

 

Votre lettre du 1er juin ne m'a été rendue qu'à mon retour de Berlin, où j'ai été plus de trois mois, parce que Monseigneur l'électeur de Brandebourg m'y a fait appeler, pour contribuer à la fondation d'une nouvelle société pour les sciences, dont Son Altesse Electorale vent que j'aie soin. J'avais laissé ordre qu'on ne m'envoyât pas les paquets un peu gros ; et comme il y avait un livre dans le vôtre, on l'a fait attendre plus que je n'eusse voulu. C'est de la communication de ce livre encore que je vous remercie bien fort ; et je trouve que par les choses et par le bon tour qu'il leur donne, il est merveilleusement propre pour le but où il est destiné, c'est-à-dire pour achever ceux qui chancèlent. Mais il ne l'est pas tant pour ceux qui sont dans une autre assiette d'esprit, et qui opposent à vos préjugés de belle prestance d'autres préjugés qui ne le sont pis moins, et la discussion même, qui vaut mieux que Ions les préjugés. Cependant il semble . Monseigneur, que l'habitude que vous avez de vaincre, vous fait toujours prendre des expressions qui y conviennent. Vous me prédisez que l'équivoque de canonique se tournera enfin contre moi. Vous me demandez à quel propos je vous parle de la force, comme

 

 

315

 

d'un moyen de finir le schisme. Vous supposez toujours qu'on reconnaît que l'Eglise a décidé, et après cela vous inférez qu'on ne doit point toucher à de telles décisions.

Mais quant aux Livres canoniques, il faudra se remettre à la discussion où nous sommes ; et quant à l'usage de la force et des armes, ce n'est pas la première fois que je vous ai dit, Monseigneur, que si vous voulez que toutes les opinions qu'on autorise chez vous soient reçues partout comme des jugements de l'Eglise, dictés parle Saint-Esprit, il faudra joindre la force à la raison.

En disputant, je ne sais si on ne pourrait pas distinguer entre ce qui se dit ad populum, et entre ce dont pourraient convenir des personnes qui font profession d'exactitude. Il faut ad populum, phaleras. J'y accorderais les ornements, et je pardonnerais même les suppositions et pétitions de principe : c'est assez qu'on persuade. Mais quand il s'agit d'approfondir les choses et de parvenir à la vérité, ne vaudrait-il pas mieux convenir d'une autre méthode qui approche un peu de celle des géomètres, et ne prendre pour accordé que ce que l'adversaire accorde effectivement, ou ce qu'on peut dire déjà prouvé par un raisonnement exact? C'est de cette méthode que je souhaiterais de me pouvoir servir. Elle retranche d'abord tout ce qui est choquant; elle dissipe les nuages du beau tour, et fait cesser les supériorités que l'éloquence et l'autorité donnent aux grands hommes, pour ne faire triompher que la vérité.

Suivant ce style, on dirait qu'un tel concile a décidé ceci ou cela ; mais on ne dira pas que c'est le jugement de l'Eglise, avant que d'avoir montré qu'on a observé, en donnant ce jugement, les conditions d'un concile légitime et oecuménique, ou que l'Eglise universelle s'est expliquée par d'autres marques ; ou bien, au lieu de dire l'Eglise, on dirait l'Eglise romaine.

Pour ce qui est de la réponse que vous nous avez donnée autrefois, Monseigneur, voici de quoi je me souviens. Vous aviez pris la question comme si nous voulions que vous deviez renoncer vous-même aux conciles que vous reconnaissez, et c'est sur ce pied-là que vous répondîtes à M. l'abbé de Lokkum. Mais je vous montrai fort distinctement qu'il ne s'agissait pas de cela;

 

316

 

et que les conciles, suivant vos propres maximes, n'obligent point là où de grandes raisons empêchent qu'on ne les reçoive ou reconnaisse ; et c'est ce que je vous prouvai par un exemple très-considérable. Avant que d'y répondre, vous demandâtes, Monseigneur, que je vous envoyasse l'acte public qui justifiait la vérité de cet exemple. Je le fis, et après cela le droit du jeu était que vous répondissiez conformément à l'état de la question qu'on venait de former. Mais vous ne le fîtes jamais; et maintenant, par oubli sans doute, vous me renvoyez à la première réponse, dont il ne s'agissait plus.

Vous avez raison de me sommer d'examiner sérieusement devant Dieu s'il y a quelque bon moyen d'empêcher l'état de l'Eglise de devenir éternellement variable : mais je l'entends en supposant qu'on peut, non pas changer ses décrets sur la foi et les reconnaître pour des erreurs, comme vous le prenez, mais suspendre ou tenir pour suspendue la force de ses décisions en certains cas et à certains égards; en sorte que la suspension ait lieu, non pas entre ceux qui les croient émanées de l'Eglise, mais à l'égard d'autres, afin qu'on ne prononce point anathème contre ceux à qui sur des raisons très-apparentes cela ne paraît point croyable, surtout lorsque plusieurs grandes nations sont dans ce cas, et qu'il est difficile de parvenir autrement à l'union sans des bouleversements qui entraînent, non-seulement une terrible effusion de sang, mais encore la perte d'une infinité d’âmes.

Eh bien, Monseigneur, employez-y plutôt vous-même vos méditations et ce grand esprit dont Dieu vous a doué. : rien ne le mérite mieux. A mon avis, le bon moyen d'empêcher les variations est tout trouvé chez vous, pourvu qu'on le veuille employer mieux qu'on n'a fait, comme personne ne le peut faire mieux que vous-même. C'est qu'il faut être circonspect, et on ne saurait l'être trop pour ne l'aire passer pour le jugement de l'Eglise que ce qui en a les caractères indubitables, de peur qu'en recevant trop légèrement certaines décisions, on n'expose et on n'affaiblisse par là l'autorité de l'Eglise universelle, plus sans doute incomparablement que si on les rejetait comme non prononcées ; ce qui ferait tout demeurer sauf et en son entier : d'où il est manifeste qu'il

 

317

 

vaut mieux être trop réservé là-dessus que trop peu. Tôt ou tard la vérité se fera jour ; et il faut craindre que lorsqu'on croira d'avoir tout gagné, quand c'est par des mauvais moyens, on aura tout gâté et fait au christianisme même un tort difficile à réparer. Car il ne faut pas se dissimuler ce que tout le monde en France et ailleurs pense et dit sans se contraindre, tant dans les livres que dans le public. Ceux qui sont véritablement catholiques et chrétiens en doivent être touchés, et doivent encore souhaiter qu'on ménage extrêmement le nom et l'autorité de l'Eglise, en ne lui attribuant que des décisions bien avérées, afin que ce beau moyen qu'elle nous fournit d'apprendre la vérité garde sans falsification toute sa pureté et toute sa force, comme le cachet du prince ou comme la monnaie dans un Etat bien policé : et ils doivent compter pour un grand bonheur et pour un coup de la Providence, que la nation gallicane ne s'est pas encore précipitée par aucun acte authentique, et qu'il y a tant de peuples qui s'opposent à certaines décisions de mauvais aloi.

Jugez vous-même, Monseigneur, je vous en conjure, lesquels sont meilleurs catholiques, ou ceux qui ont soin de la réputation solide et pureté de l'Eglise et de la conservation du christianisme, ou ceux qui en abandonnent l'honneur pour maintenir, au péril de l'Eglise même et de tant de millions d’âmes, les thèses qu'on a épousées dans le parti. Il semble encore temps de sauver cet honneur, et personne n'y peut plus que vous. Aussi ne crois-je pas qu'il y ait personne qui y soit plus engagé par des liens de conscience, puisqu'un jour on vous reprochera peut-être qu'il n'a tenu qu'à vous qu'un des plus grands biens ait été obtenu. Car vous pouvez beaucoup auprès du roi dans ces matières, et l'on sait ce que le roi peut dans le monde. Je ne sais si ce n'est pas encore l'intérêt de Rome même : toujours est-ce celui de la vérité.

Pourquoi porter tout aux extrémités, et pourquoi récuser les voies qui paraissent seules conciliables avec les propres et grands principes de la catholicité, et dont il y a même des exemples? Est-ce qu'on espère que son parti l'emportera de haute lutte? Mais Dieu sait quelle blessure cela fera au christianisme. Est-ce qu'on

 

318

 

craint de se faire des affaires ? Mais outre que la conscience passe toutes choses, il semble que vous savez des voies sûres et solides pour faire entrer les puissances dans les intérêts de la vérité. Enfin je crains de dire trop quand je considère vos lumières, et pas assez quand je considère l'importance de la matière. Il faut donc en abandonner le soin et l'effet à la Providence, et ce qu'elle fera sera le meilleur, quand ce serait de faire durer et augmenter nos maux encore pour longtemps. Cependant il faut que nous n'ayons rien à nous reprocher. Je fais tout ce que je puis ; et quand je ne réussis pas, je ne laisse pas d'être très-content. Dieu fera sa sainte volonté, et moi j'aurai fait mon devoir. Je prie la divine bonté de vous conserver encore longtemps, et de vous donner les occasions, aussi bien que la pensée, de contribuer à sa gloire, autant qu'il vous en a donne les moyens. Et je suis avec zèle, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

 

Leibniz.

 

P. S. Mon zèle et ma bonne intention ayant fait que je me suis émancipé un peu dans cette lettre, j'ai cru que je ne ménagerais pas assez ce que je vous dois, si je la faisais passer sous d'autres jeux en la laissant ouverte. J'ajoute encore seulement que toutes nos ouvertures ou propositions viennent de votre parti même. Nous n'en sommes pas les inventeurs. Je le dis, afin qu'on ne croie point qu'un point d'honneur ou de gloire m'intéresse à les pousser. C'est la raison, c'est le devoir.

 

LETTRE L.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Volfenbuttel, ce 21 juin 1701.

 

Monseigneur,

 

J'ai eu l'honneur d'apprendre de Monseigneur le prince, héritier de Wolfenbuttel, que vous aviez témoigné de souhaiter quelque communication avec un théologien de ces pays-ci. Son Altesse

 

319

 

Sérénissime y a pensé, et m'a fait la grâce de vouloir aussi écouter mon sentiment là-dessus : mais on y a trouvé de la difficulté, puisque M. l'abbé de Lokkum même paraissait ne vous pas revenir (a), que nous savons être sans contredit celui de tous ces pays-ci qui a le plus d'autorité, et dont la doctrine et la modération ne sont guère moins hors du pair chez nous. Les autres qui seront le mieux disposés, n'oseront pas s'expliquer de leur chef d'une manière où il y ait autant d'avances qu'on en peut remarquer dans ce qu'il vous a écrit. Et comme ils communiqueront avec lui auparavant et peut-être encore avec moi, il n'y a point d'apparence que vous en tiriez quelque chose de plus avantageux que ce qu'on vous a mandé. La plupart même en seront bien éloignés, et diront des choses qui vous accommoderont encore moins incomparablement; car il faut bien préparer les esprits pour leur faire goûter les voies de modération : outre qu'il faut, Monseigneur, que vous fassiez aussi des avances qui marquent votre équité ; d'autant qu'il ne s'agit pas proprement dans notre communication que vous quittiez à présent vos doctrines, mais que vous nous rendiez la justice de reconnaître que nous avons de notre côté des apparences assez fortes pour nous exempter d'opiniâtreté, lorsque nous ne saurions passer l'autorité de quelques-unes de vos décisions. Car si voulez exiger comme articles de foi des opinions dont le contraire était reçu notoirement par toute l'antiquité, et tenu encore du temps du cardinal Cajétan immédiatement avant le concile de Trente ; comme est l'opinion que vous paraissiez vouloir soutenir, d'une parfaite et entière égalité de tous les livres de la Bible, qui me paraît détruite absolument et sans réplique par les

 

(a) Il est difficile de deviner sur quoi .M. de Leibniz a pu soupçonner M. de Heaux de ne vouloir pas traiter avec Molanus, puisque ce prélat a toujours au contraire témoigné une estime toute particulière pour l'abbé de Lokkum, dont le savoir et la modération étaient en effet très-estimables. si l'on veut examiner les choses de près, je crois qu'on soupçonnera plutôt M. de Leibniz d'avoir écarté Molanus, et de s'être mis à sa place fort mal à propos. Car il est certain que M. de Leibniz ne montre pas la même candeur et la même sincérité. Il chicane sur tout; il incidente à tout propos; il répète des objections déjà résolues, et paraît employer tout son esprit à éluder les réponses si satisfaisantes qu'on lui donnait, et à faire naître de nouvelles difficultés, au lieu que Molanus ne cherchait qu'à les aplanir. Cette lettre, ainsi que plusieurs autres qui l'ont précédée, n'est pleine, à proprement parler, que de chicanes, comme M. de Meaux le fait assez sentir dans sa Réponse. (Edit. de Leroi.)

 

320

 

passages que je vous ai envoyés, il est impossible qu'on vienne au but; car vous avez trop de lumières et trop de bonnes intentions pour conseiller des voies obliques et peu théologiques, et nos théologiens sont de trop honnêtes gens pour y donner. Ainsi je vous laisse à penser à ce que vous pourrez juger faisable ; et si vous croyez pouvoir me le communiquer, j'y contribuerai sincèrement en tout ce qui dépendra de moi. Car bien loin de me vouloir approprier cette négociation, je voudrais la pouvoir étendre bien avant à d'autres; et je doute qu'on retrouve sitôt des occasions si favorables du côté des princes et des théologiens.

Vous m'aviez témoigné autrefois, Monseigneur, d'avoir pris en bonne part que j'avais conseillé qu'on y joignit de votre côté quelque personne des conseils du roi, versée dans les lois et droits du royaume de France, qui eût toutes les connaissances et qualités requises, et qui pourrait prêter l'oreille à des tempéraments et ouvertures où votre caractère ne vous permet pas d'entrer, quand même vous les trouveriez raisonnables ; mais qui ne feraient point de peine à une personne semblable à feu M. Pelisson, ou au président Miron, qui parla pour le tiers-état en 1614. Car ces ouvertures pourraient être réconciliables avec les anciens principes et privilèges de l'église et de la nation française, appuyés sur l'autorité royale et soutenus dans les assemblées nationales et ailleurs; mais que votre clergé a tâché de renverser par une entreprise contraire à l'autorité du roi, qui ne serait point soufferte aujourd'hui. Ainsi je suis très-content, Monseigneur, que vous demandiez des théologiens, comme j'ai demandé des jurisconsultes. La différence qu'il y a est que votre demande ne sert point à faciliter les choses, comme faisait la mienne, et que vous avez en effet ce que vous demandez. Car ce que je vous ai mandé a été communiqué avec M. l'abbé de Lokkum, et en substance encore avec d'autres. Je suis avec tout le zèle et toute la déférence possibles, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Leibniz.

 

 

LETTRE LI.
BOSSUET A LEIBNIZ.
A Germigny, ce  12 août 1701.

 

Monsieur,

 

Je vois dans la lettre dont vous m'honorez, du 21 juin de cette année, qu'on avait dit à Monseigneur le prince, héritier de Wolfenbuttel, «que j'avais témoigné souhaiter quelque communication avec un théologien du pays où vous êtes; » et qu'on y trouvait d'autant plus de difficulté « que M. l'abbé de Lokkum même ne semblent pas me revenir. » C'est sur quoi je suis obligé de vous satisfaire; et puisque la chose a été portée à Messeigneurs vos princes, dans la bienveillance desquels j'ai tant d'intérêt de me conserver quelque part, en reconnaissance des bontés qu'ils m'ont souvent fait l'honneur de me témoigner par vous-même, je vous supplie que cette réponse ne soit pas seulement pour vous, mais encore pour leurs Altesses Sérénissimes.

Je vous dirai donc, Monsieur, premièrement, que je n'ai jamais proposé de communication que je désirasse avec qui que ce soit de delà, me contentant d'être prêt à exposer mes sentiments, sans affectation de qui que ce soit, à tous ceux qui voudraient bien entrer avec moi dans les moyens de fermer la plaie de la chrétienté. Secondement, quand quelqu'un de vos pays, catholique ou protestant , m'a parlé des voies qu'on pourrait tenter pour un ouvrage si désirable, j'ai toujours dit que cette affaire devait être principalement traitée avec des théologiens de la Confession d'Augsbourg, parmi lesquels j'ai toujours mis au premier rang M. l'abbé de Lokkum, comme un homme dont le savoir, la candeur et la modération le rendaient un des plus capables que je connusse pour avancer ce beau dessein.

J’ai, Monsieur, de ce savant homme la même opinion que vous en avez; et j'avoue selon les termes de votre lettre « que de

 

322

 

 

tous ceux qui seront le mieux disposés à s'expliquer de leur chef, aucun n'a proposé une manière où il y ait autant d'avances qu'on en peut remarquer dans ce qu'il m'a écrit. »

Cela, Monsieur, est si véritable, que j'ai cru devoir assurer ce docte abbé, dans la réponse que je lui fis il y a déjà plusieurs années, par M. le comte Balati, que s'il pouvait faire passer ce qu'il appelle ses « Pensées particulières, » Cogitationes privatœ, à un consentement suffisant, je me promettais qu'en y joignant les remarques que je lui envoyais sur la Confession a Àugsbourg et les autres Ecrits symboliques des protestants, l'ouvrage de la réunion serait achevé dans ses parties les plus difficiles et les plus essentielles, en sorte qu'il ne faudrait à des personnes bien disposées que très-peu de temps pour le conclure.

Vous voyez par là, Monsieur, combien est éloigné de la vérité ce qu'on a dit comme en mon nom à Monseigneur le prince héritier, puisque, bien loin de récuser M. l'abbé de Lokkum, comme on m'en accuse, j'en ai dit ce que vous venez d'entendre, et ce que je vous supplie de lire à vos princes, aux premiers moments de leur commodité que vous trouverez.

Quand j'ai parlé des théologiens nécessaires principalement dans cette affaire, ce n'a pas été pour en exclure les laïques, puisqu'on contraire un concours de tous les ordres y sera utile, et notamment le vôtre.

En effet quand vous proposâtes, ainsi que vous le remarquez dans votre lettre, de nommer ici des jurisconsultes pour travailler avec les théologiens, vous pouvez vous souvenir avec quelle facilité on y donna les mains; et cela étant, permettez-moi de vous témoigner mon étonnement sur la fin de votre lettre, où vous dites « que ma demande ne sert point à faciliter les choses, comme faisait la vôtre. » Vous semblez par là m'accuser de chercher des longueurs; à quoi vous voyez bien par mon procédé, tel que je viens de vous l'expliquer sous les yeux de Dieu, que je n'ai seulement pas pensé.

Quant à ce que vous ajoutez, que j'ai déjà ce que je demande, ou plutôt ce que je propose sans rien demander, c'est-à-dire un théologien, cela serait vrai, si M. l'abbé de Lokkum paraissait

 

333

 

encore dans les dernières communications que nous avons eues ensemble, au lieu qu'il me semble que nous l'avons tout à fait perdu de vue.

Vous voyez donc, ce me semble, assez clairement que cette proposition tend plutôt à abréger qu'à prolonger les affaires; et ma disposition est toujours, tant qu'il restera la moindre lueur d'espérance dans ce grand ouvrage, de m'appliquer sans relâche à le faciliter, autant qu'il pourra dépendre de ma bonne volonté et de mes soins.

Il faudrait maintenant vous dire un mot sur les avances que vous désireriez que je fisse, « qui, dites-vous, marquent de l'équité et de la modération. » On peut faire deux sortes d'avances : les unes sur la discipline, et sur cela on peut entrer en composition. Je ne crois pas avoir rien omis de ce côté-là, comme il paraît par ma réponse à M. l'abbé de Lokkum. S'il y a pourtant quelque chose qu'on y puisse encore ajouter, je suis prêt à y suppléer par d'autres ouvertures, aussitôt qu'on se sera expliqué sur les premières, ce qui n'a pas encore été fait. Quant aux avances que vous semblez attendre de notre part sur les dogmes de la foi, je vous ai répondu souvent que la constitution de l'Eglise romaine n'en souffre aucune, que par voie expositoire et déclaratoire. J'ai fait sur cela, Monsieur, toutes les avances dont je me suis avisé pour lever les difficultés qu'on trouve dans notre doctrine, en l'exposant telle qu'elle est : les autres expositions que l'on pourrait encore attendre, dépendant des nouvelles difficultés qu'on nous pourrait proposer. Les affaires de la religion ne se traitent pas comme les affaires temporelles, que l'on compose souvent en se relâchant de part et d'autre, parce que ce sont des affaires dont les hommes sont les maîtres. Mais les affaires de la foi dépendent de la révélation, sur laquelle on peut s'expliquer mutuellement pour se faire bien entendre; mais c'est là aussi la seule méthode qui peut réussir de notre côté. Il ne servirait de rien à la chose que j'entrasse dans les autres voies, et ce serait faire le modéré mal à propos. La véritable modération qu'il faut garder en de telles choses, c'est de dire au vrai l'état où elles sont, puisque toute autre facilité qu'on pourrait chercher ne servirait qu'à perdre

 

324

 

le temps, et à faire naître dans la suite des difficultés encore plus grandes.

La grande difficulté à laquelle je vous ai souvent représenté qu'il fallait chercher un remède, c'est, en parlant de réunion, d'en proposer des moyens qui ne nous fissent point tomber dans un schisme plus dangereux et plus irrémédiable que celui que nous tâcherions de guérir. La voie déclaratoire que je vous propose évite cet inconvénient ; et au contraire la suspension que vous proposez nous y jette jusqu'au fond, sans qu'on s'en puisse tirer.

Vous vous attachez, Monsieur, à nous proposer pour préliminaire la suspension du concile de Trente, sous prétexte qu'il n'est pas reçu en France. J'ai eu l'honneur de vous dire, et je vous le répéterai sans cesse, que sans ici regarder la discipline, il était reçu pour le dogme. Tous tant que nous sommes d'évêques, et tout ce qu'il y a d'ecclésiastiques dans l'Eglise catholique, nous avons souscrit la foi de ce concile. Il n'y a dans toute la communion romaine aucun théologien qui réponde aux décrets de foi qu'on en tire, qu'il n'est pas reçu dans cette partie : tous au contraire, en France ou en Allemagne, comme en Italie, reconnaissent d'un commun accord que c'est là une autorité dont aucun auteur catholique ne se donne la liberté de se départir. Lorsqu'on veut noter ou qualifier, comme on appelle, des propositions mesurables, une des notes des plus ordinaires est qu'elle est contraire à la doctrine du concile de Trente : toutes les facultés de théologie, et la Sorbonne comme les autres, se servent tous les jours de cette censure; tous les évêques l'emploient, et en particulier, et dans les assemblées générales du clergé; ce que la dernière a encore solennellement pratiqué. Il ne faut point chercher d'autre acceptation de ce concile quant au dogme, que des actes si authentiques et si souvent réitérés.

Mais, dites-vous, « vous ne proposez que de suspendre les anathèmes de ce concile à l'égard de ceux qui ne sont pas persuadés qu'il soit légitime. » C'est votre réponse dans votre Lettre du 3 septembre 1700.

Mais au fond et quoi qu'il en soit, on laissera libre de croire,

 

325

 

ou de ne croire pas ses décisions; ce qui n'est rien moins, bien qu'on adoucisse les termes, que de lui ôter toute autorité. Et après tout, que servira cet expédient, puisqu'il n'en faudrait pas moins croire la transsubstantiation, le sacrifice, la primauté du Pape de droit divin, la prière des Saints et celle pour les morts, qui ont été définies dans les conciles précédents? Ou bien il faudra abolir par un seul coup tous les conciles, que votre nation, comme les autres, ont tenus ensemble depuis sept à huit cents ans. Ainsi le concile de Constance, où toute la nation germanique a concouru avec une si parfaite unanimité contre Jean Wiclef et Jean Hus, sera le premier à tomber par terre : tout ce qui a été fait, à remonter jusqu'aux décrets contre Bérenger, sera révoqué en doute, quoique reçu par toute l'Eglise d'Occident et en Allemagne comme partout ailleurs; les conciles que nous avons célébrés avec les Grecs n'auront pas plus de solidité. Le second concile de Nicée , que l'Orient et l'Occident reçoivent d'un commun accord parmi les œcuméniques, tombera comme les autres. Si vous objectez que les François y ont trouvé de la difficulté pendant quelque temps, M. l'abbé de Lokkum vous répondra que ce fut faute de s'entendre; et cette réponse contenue dans les Ecrits que j'ai de lui, est digne de son savoir et de sa bonne foi. Les conciles de l'âge supérieur ne tiendront pas davantage ; et vous-même, sans que je puisse entendre pourquoi, vous ôtez toute autorité à la définition du concile vi, sur les deux volontés de Jésus-Christ, encore que ce concile soit reçu en Orient et en Occident sans aucune difficulté. Tout le reste s'évanouira de même, ou ne sera appuyé que sur des fondements arbitraires. Trouvez, Monsieur, un remède à ce désordre, ou renoncez à l'expédient que vous proposez.

Mais, nous direz-vous, vous vous faites vous-mêmes l'Eglise, et c'est ce qu'on vous conteste. Il est vrai ; mais ceux qui nous le contestent, ou nient l'Eglise infaillible, ou ils l'avouent. S'ils la nient infaillible, qu'ils donnent donc un moyen de conserver le point fixe de la religion. Ils y demeureront courts ; et dès la première dispute l'expérience les démentira. Il faudra donc avouer l'Eglise infaillible : mais déjà sans discussion, vous ne l'êtes pas,

 

326

 

vous qui ôtez constamment cet attribut à l'Eglise. La première chose que fera le concile œcuménique que vous proposez, sans vouloir discuter ici comment on le formera, sera de repasser et comme refondre toutes les professions de foi par un nouvel examen. Laissez-nous donc en place comme vous nous y avez trouvés , et ne forcez pas tout le monde à varier ni à mettre tout en dispute : laissez sur la terre quelques chrétiens qui ne rendent pas impossibles les décisions inviolables sur les questions de la foi, qui osent assurer la religion, et attendre de Jésus-Christ selon sa parole une assistance infaillible sur ces matières. C'est là l'unique espérance du christianisme.

Mais, direz-vous, quel droit pensez-vous avoir de nous obliger à changer plutôt que vous? Il est aisé de répondre. C'est que vous agissez selon vos maximes, en offrant un nouvel examen, et nous pouvons accepter l'offre (a) : mais nous de notre côté, selon nos principes, nous ne pouvons rien de semblable ; et quand quelques particuliers y consentiraient, ils seraient incontinent démentis par tout le reste de l'Eglise.

Tout est donc désespéré, reprendrez-vous, puisque nous voulons entrer en traité avec avantage. C'est, Monsieur, un avantage qu'on ne peut ôter à la communion dont les autres se sont séparées, et avec laquelle on travaille à les réunir. Enfin c'est un avantagé qui nous est donné par la constitution de l'Eglise où nous vivons et, comme on a vu, pour le bien commun de la stabilité du christianisme, dont vous devez être jaloux autant que nous.

A cela, Monsieur, vous opposez la convention, ou, comme on

 

(a) Déforis raconte, dans une longue note, comment son censeur voulait lui faire retrancher cette phrase, et comment il refusa cette suppression. Cependant il admit la rectification que voici : « Vous agissez selon vos maximes en nous offrant un nouvel examen, et en prétendant que nous pouvons accepter l'offre. » On voit que le commentaire va droit à l’encontre du texte. La phrase de Bossuet doit manifestement se traduire de cette manière : « Vous nous proposez d'examiner de nouveau les dogmes du concile de Trente : nous pouvons accepter cet examen, non pour nous, mais pour votre avantage; non pour fortifier notre foi, .nais pour dissiper vos doutes; non pour vérifier les définitions du concile de Treille, mais pour vous amener à ses décisions. » Qu'y a-t-il de répréhensible dans cette doctrine ? Si nous ne pouvions examiner notre croyance avec ceux qui la combattent, pourquoi les disputes, les polémiques, les discussions, les apologies ? pourquoi l’enseignement de toutes les sciences théologiques?

 

 

327

 

l'appelait, le Compact accordé aux calixtins dans le concile de Bâle, par une suspension du concile de Constance; et vous dites que m'en ayant proposé l'objection, je n'y ai jamais fait de réponse. C'est ce qu'on lit dans votre lettre du 3 septembre 1700. Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous dis que par là vous me paraissez avoir oublié ce que contenait la réponse que j'envoyai à la Cour d'Hanovre par M. le comte Balati, sur l'Ecrit de M. l'abbé de Lokkum et sur les vôtres. Je vous prie de la repasser sous vos yeux; vous trouverez que j'ai répondu exactement à toutes vos difficultés, et notamment à celle que vous tirez du concile de Bâle. Si mon Ecrit est égaré, comme il se peut, depuis tant d'années, il est aisé de vous l'envoyer de nouveau, et de vous convaincre par vos yeux de la vérité de tout ce que j'avance aujourd'hui. Pour moi, je puis vous assurer que je n'ai pas perdu un seul papier de ceux qui nous ont été adressés, à feu M. Pelisson, et à moi, par l'entremise de cette sainte et religieuse princesse madame l'abbesse de Maubuisson, et que les repassant tous, je vois que j'ai satisfait à tout.

Vous-même, en relisant ces réponses, vous verrez en même temps, Monsieur, qu'encore que nous rejetions la voie de suspension comme impraticable, les moyens de la réunion ne manqueront pas à ceux qui la chercheront avec un esprit chrétien, puisque, bien loin que le concile de Trente y soit un obstacle, c'est au contraire principalement de ce concile que se tireront des éclaircissements qui devront contenter les protestants, et qui à la fois seront dignes d'être approuvés par la chaire de saint Pierre et par toute l'Eglise catholique.

Vous voyez par là, Monsieur, quel usage nous voulons faire de ce concile. Ce n'est pas d'abord de le faire servir de préjugé aux protestants, puisque ce serait supposer ce qui est en question entre nous. Nous agissons avec plus d'équité. Ce concile nous servira à donner de solides éclaircissements de notre doctrine. La méthode que nous suivrons sera de nous expliquer sur les points où l'on s'impute mutuellement ce qu'on ne croit pas, et où l'on dispute faute de s'entendre. Cela se peut pousser si avant, que M. l'abbé de Lokkum a concilié actuellement les points si essentiels

 

328

 

de la justification et du sacrifice de l'Eucharistie ; et il ne lui manque, de ce côté-là, que de se faire avouer. Pourquoi ne pas espérer de finir par le même moyen, des disputes moins difficiles et moins importantes? Pour moi, Rien certainement, je n'avance ni je n'avancerai rien dont je ne puisse très-aisément obtenir l'aveu parmi nous. A ces éclaircissements on joindra ceux qui se tireront, non des docteurs particuliers, ce qui serait infini, mais de vos livres symboliques. Vos Princes trouveront sans doute qu'il n'y a rien de plus équitable que ce procédé. Si l'on avait fait attention aux solides conciliations que j'ai proposées sur ce fondement, au lieu qu'il ne paraît pas qu'on ait fait semblant de les voir, l'affaire serait peut-être à présent bien avancée. Ainsi ce n'est pas à moi qu'il faut imputer le retardement. Si l'état des affaires survenues rend les choses plus difficiles ; si les difficultés semblent s'augmenter au lieu de décroître, et que Dieu n'ouvre pas encore les cœurs aux propositions de paix si bien commencées, c'est à nous à attendre les moments que notre Père céleste a mis en sa puissance, et à nous tenir toujours prêts au premier signal à travailler à son œuvre qui est celle de la paix.

Je n'avais pas dessein de répondre à vos deux lettres sur le canon des Ecritures, parce que je craignais que cette réponse ne nous jetât dans des traités de controverse, au lieu que nous n'avions mis la main à la plume que pour donner des principes d'éclaircissement. Mais comme j'ai vu dans la dernière lettre dont vous m'honorez, que vous vous portez jusqu'à dire que vos objections contre le décret de Trente sont sans réplique, je ne dois pas vous laisser dans cette pensée. Vous aurez ma réponse, s'il plait à Dieu, dès le premier ordinaire ; et cependant je demeurerai avec toute l'estime possible, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

 

J. Bénigne, év. de Meaux.

 

 

329

 

LETTRE LII.
BOSSUET A LEIBNIZ.
Ce 17 août 1701.

 

Je ne croyais pas avoir encore à traiter cette matière avec vous, Monsieur, après les principes que j'avais posés : car de descendre au détail de cette matière, cela n'est pas de notre dessein, et n'opérerait autre chose qu'une controverse dans les formes, ajoutée à toutes les autres. Ne nous jetons donc point dans cette discussion ; et voyons par les principes communs s'il est véritable que le décret du concile de Trente sur la canonicité des Livres de la Bible, soit détruit absolument et sans réplique par vos deux lettres du 14 et du 24 mai 1700, ainsi que vous l'assurez dans votre dernière lettre, qui est du 21 juin 1701. Il ne faut pas vous laisser dans cette erreur, puisqu'il est si aisé de vous donner les moyens de vous en tirer, et qu'il n'y a, en vous remettant devant les yeux les principes que vous posez, qu'à vous faire voir qu'ils sont tous évidemment contraires à la règle de la foi et, qui plus est, de votre aveu propre.

I. Ce que vous avez remarqué comme le plus convaincant, c'est que « nous exigeons comme articles de foi des opinions, dont le contraire était reçu notoirement par toute l'antiquité , et tenu encore du temps du cardinal Cajétan, immédiatement avant, le concile de Trente (1) » Vous alléguez sur cela l'opinion de ce cardinal, qui rejette du canon des Ecritures anciennes la Sagesse, l’Ecclésiastique et les autres livres semblables que le concile de Trente a reçus. Mais il ne fallait pas dissimuler que le même cardinal exclut du canon des Ecritures l’Epître de saint Jacques, celle de saint Jude, deux de saint Jean, et même l’Epître aux Hébreux, comme « n'étant ni de saint Paul, ni certainement canonique; en sorte qu'elle ne suffit pas à déterminer les points de la foi par sa seule autorité. »

Il se fonde comme vous sur saint Jérôme ; et il pousse si loin 

 

1 Lettre de Leib., du 21 juin 1701.

 

330

 

sa critique, qu'il ne reçoit pas dans saint Jean l'histoire de la femme adultère comme tout à fait authentique, ni comme faisant une partie assurée de l'Evangile. Si donc l'opinion de Cajétan était un préjugé en faveur de ces exclusions, le concile n'aurait pas pu recevoir ces livres; ce qui est évidemment faux, puisque vous-même vous les recevez.

II. Vous voyez donc, Monsieur, que dans l'argument que vous croyez sans réplique, vous avez pose d'abord ce faux principe qu'il n'est pas permis de passer pour certainement canonique un livre dont il aurait été autrefois permis de douter.

III. J'ajoute que, dans tous vos autres arguments, vous tombez dans le défaut de prouver trop, qui est le plus grand où puisse tomber un théologien, et même un dialecticien et un philosophe, puisqu'il ôte toute la justesse de la preuve et se tourne contre soi-même. J'ajoute encore que vous no donnez en effet aucun principe certain pour juger de la canonicité des saints Livres. Celui que vous proposez comme constamment reçu par toute l'ancienne Eglise pour les Livres de l'Ancien Testament, qui est de ne recevoir que les livres qui sont contenus dans le canon des Hébreux, n'est rien moins que constant et universel, puisque le plus ancien canon que vous proposez, qui est celui de Méliton chez Eusèbe ne contient pas le livre d'Esther, quoique constamment reçu dans le canon des Hébreux.

IV. Après le canon de Méliton, le plus ancien que vous produisiez est celui du concile de Laodicée mais si vous aviez marqué que ce concile a mis dans son canon Jérémie avec Baruch, les Lamentations, l’Epître de ce prophète, où l'on voit avec les Lamentations, qui sont dans l'hébreu, deux livres qui ne se trouvent que dans le grec, on aurait vu que la règle de ce concile n'était pas le canon des Hébreux.

V. Le concile de Laodicée était composé de plusieurs provinces d’Asie. On voit donc par là le principe, non pas seulement de quelques particuliers, mais encore de plusieurs églises, et même de plusieurs provinces.

 

1 Euseb., Hist. Eccl., lib. IV, cap. XXVI. — 2 Conc. Laod., can. LX; Lab., tom. I, col. 1521.

 

331

 

VI. Le même concile ne reçoit pas l'Apocalypse, que nous recevons tous également, encore qu'il fut composé de tant d'églises d'Asie, et même de l'Eglise de Laodicée, qui était une de celles à qui cette divine révélation était adressée (1). Nonobstant cette exclusion, la tradition plus universelle l'a emporté. Vous ne prenez donc pas pour règle le canon de Laodicée, et vous ne tirez pas à conséquence cette exclusion de l’Apocalypse.

VII. Vous produisez le dénombrement de saint Athanase dans le fragment précieux d'une de ses Lettres pascales (2), et l'abrégé ou Synopse de l'Ecriture (3), ouvrage excellent attribué au même Père; mais si vous aviez ajouté que dans ce fragment, le livre d’Esther ne se trouve pas au rang des canoniques, le défaut de votre preuve eût sauté aux yeux.

VIII. Il est vrai que sur la fin il ajoute que pour une plus grande exactitude, il remarquera d'autres livres qu'on lit aux catéchumènes par l'ordre des Pères, quoiqu'ils ne soient pas dans le canon, et qu'il compte parmi ces livres celui d’Esther. Mais il est vrai aussi qu'il y compte en même temps la Sagesse de Salomon, la Sagesse de Sirach, Judith et Tobie. Je ne parle pas de deux autres livres dont il fait encore mention, ni de ce qu'il dit des apocryphes inventés par les hérétiques en confirmation de leurs erreurs.

IX. Pour la Synapse, qui est un ouvrage qu'on ne juge pas indigne de saint Athanase, encore qu'il n'en soit pas, nous y trouvons en premier lieu avec Jérémie, Baruch, les Lamentations, et la lettre qui est à la fin de Baruch (4), comme un ouvrage de Jérémie : d'où je tire la même conséquence que du canon de Laodicée.

X. En second lieu, Esther y est, mais non pas parmi les vingt-deux Livres du canon. L'auteur la met à la tête des livres de Judith, de Tobie, de la Sagesse de Salomon, et de celle de Jésus fils de Sirach (5). Quoiqu'il ne compte pas ces livres parmi les vingt-deux Livres canoniques, il les range parmi les Livres du Vieux Testament qu'on lit aux catéchumènes : sur quoi je vous laisse à

 

1 Vid. Apoc., III, 14. — 2 Num. 74, S. Athan.., fragm. Epist. fest.— 3 Tom. II, p. 126. — 4 Ibid., p. 167. — 5 Ibid.., p. 129, 168.

 

332

 

faire telle réflexion qu'il vous plaira. Il me suffît de vous faire voir qu'il les compte avec Esther, et leur donne la même autorité.

XI. Vous alléguez le dénombrement de saint Grégoire de Nazianze, de l'Iambique m du même saint à Séleucus, que vous attribuez à Amphiloque (1). Vous deviez encore ajouter que saint Grégoire de Nazianze omet le livre d’Esther, comme avait fait Méliton, avec l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse, et laisse parmi les livres douteux ceux qu'il n'a pas dénommés.

XII. L'Iambique que vous donnez à Amphiloque, après le dénombrement des Livres de l'Ancien Testament, remarque que quelques-uns y ajoutent le livre d’Esther, le laissant par ce moyen en termes exprès parmi les douteux. Quant à l’Epître aux Hébreux, il la reçoit, en observant que quelques-uns ne l'admettent pas : mais pour ce qui est de l’Apocalypse, il dit que la plupart la rejettent.

XIII. Je vous laisse à juger à vous-même de ce qu'il faut penser de l'omission du livre d’Esther, que vous dites faite par mégarde et par la négligence des copistes dans le dénombrement de Méliton (2). Faible dénouement s'il en fut jamais, puisque les passages de saint Athanase, de la Synopse et de saint Grégoire de Nazianze avec celui d'Amphiloque, font voir que cette omission avait du dessein, et ne doit pas être imputée à la méprise à laquelle vous avez recours sans fondement. Ainsi le livre d’Esther, que vous recevez pour constamment canonique, demeure selon vos principes éternellement douteux, et vous ne laissez aucun moyen de le rétablir.

XIV. Vous répondez en un autre endroit que ce qui pouvait faire difficulté sur le livre d’Esther, c'étaient les additions, sans songer que par la même raison, il aurait fallu laisser hors du canon Daniel comme Esther.

XV. Vous faites beaucoup valoir le dénombrement de saint Epiphane l, qui dans les livres des Poids et des mesures, et encore dans celui des Hérésies, se réduit au canon des Hébreux pour les Livres de l'Ancien Testament.

 

1 N. 71, Grog. Naz., Carm. XXXIII.— 2 Sup., lett du 21 mai 1700. — 3 N. 78.

 

333

 

Mais vous oubliez dans cette même hérésie LXXVI , qui est celle des anoméens, l'endroit où ce Père dit nettement à l'hérésiarque Aétius, « que s'il avait lu les vingt-deux Livres de l'Ancien Testament, depuis la Genèse jusqu'au temps à l'Esther, les quatre Evangiles, les quatorze Epîtres de saint Paul, avec les sept catholiques et l’Apocalypse de saint Jean, ensemble les livres de la Sagesse de Salomon et de Jésus fils de Sirach, enfin tous les Livres de l'Ecriture, il se condamnerait lui-même (1) » sur le titre qu'il donnait à Dieu pour ôter la divinité à son Fils unique. Il met donc dans le même rang, avec les saints Livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, les deux livres de la Sagesse et de l’Ecclésiastique ; et encore qu'il ne les compte pas avec les vingt-deux qui composent le canon primitif qui est celui des Hébreux, il les emploie également, comme les autres Livres divins, à convaincre les hérétiques.

XVI. Toutes vos règles sont renversées par ces dénombrements des Livres sacrés. Vous les employez à établir que la règle de l'ancienne Eglise, pour les Livres de l'Ancien Testament, est le canon des Hébreux : mais vous voyez au contraire que ni on ne met dans le canon tous les livres qui sont dans l'hébreu, ni on n'en exclut tous ceux qui ne se trouvent que dans le grec ; et qu'encore qu'on ne mette pas certains livres dans le canon primitif, on ne laisse pas d'ailleurs de les employer comme Livres divinement inspirés, pour établir les vrais dogmes et condamner les mauvais.

XVII. Votre autre règle tombe encore, qui consiste à ne recevoir que les livres qui ont toujours été reçus d'un consentement unanime, puisque vous recevez vous-même des livres que le plus grand nombre en certains pays, et des provinces entières avaient exclus.

XVIII. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit d'Origène dans ma lettre du 9 janvier 1700 (2), et que vous avez laissé passer sans contradiction dans votre lettre du 14 mai 1700 en répondant seulement que c'est là quelque chose de particulier. Mais quoi qu'il en soit, il y a ceci de général dans un auteur si ancien et si

 

1 Epiph., Hœr. LXXVI, c. v. — 2 Ibid., n. 12. — 3 Ibid., n. 41.

 

334

 

savant, que les Hébreux ne sont pas à suivre dans la suppression qu'ils ont faite de ce qui ne se trouve que dans le grec, et qu'en cela il faut préférer l'autorité des chrétiens; ce qui est décisif pour notre cause.

XIX. Pendant que nous sommes sur Origène, vous m'accusez du même défaut que je vous objecte, qui est celui de prouver trop; et vous soutenez que les citations si fréquentes, dans les ouvrages de ce grand homme, de ces livres contestés, aussi bien que celles de saint Clément Alexandrin, de saint Cyprien et de quelques autres, ne prouvent rien, parce que le même Origène a cité le Pasteur, livre si suspect. C'est, Monsieur, ce qui fait contre vous, puisqu'en citant le Pasteur il y ajoute ordinairement cette exception : Si cui tamen libellas ille suscipiendus videtur ; restriction que je n'ai pas remarqué qu'il ajoutât, lorsqu'il cite Judith, Tobie et le livre de la Sagesse; comme on le peut remarquer en plusieurs endroits, et notamment dans ses Homélies XXVII et XXXIII sur les Nombres, où les trois livres qu'on vient de nommer sont allégués sans exception, et en parallèle avec les livres d’Esther, du Lévitique et des Nombres, et même avec l'Evangile et les Epitres de saint Paul.

XX. Vous aviez comme supposé votre principe dès votre lettre du 11 décembre 1699 ; et je vous avais représenté par ma réponse du 9 janvier 1700, n. XV, que cette difficulté vous était commune avec nous, puisque vous receviez pour certainement canoniques l’Epître aux Hébreux et les autres, dont vous voyez aussi bien que moi qu'on n'a pas plus été toujours d'accord que de la Sagesse, etc.

XXI. Si je voulais dire, Monsieur, que c'est là un raisonnement sans réplique, je le pourrais démontrer par la nullité évidente de vos réponses dans votre lettre du 14 mai 1700.

XXII. Vous en faites deux : la première dans l'endroit de cette lettre, où vous parlez en cette sorte : « Il y a plusieurs choses à répondre ; car premièrement les protestants ne demandent pas que les vérités de foi aient toujours prévalu, ou qu'elles aient toujours été reçues généralement (1). » Dites-moi donc, je vous

 

1 Lettre du 14 mai 1700, n. 43.

 

335

 

prie, quelle règle se proposent vos églises sur la réception des Ecritures canoniques. En savent-elles plus que les autres pour les discerner? Voudront-elles avoir recours à l'inspiration particulière des prétendus réformés, c'est-à-dire à leur fanatisme? C'est, Monsieur, ce que je vous laisse à considérer ; et je vous dirai seulement que votre réponse est un manifeste abandonnement du principe que vous aviez posé comme certain et commun, dans votre lettre du 11 décembre 1699, qui a été le fondement de tout ce que nous avons écrit depuis.

XXIII. Je trouve une autre réponse dans la même lettre du 14 Mai 1700, où vous parlez ainsi : « Il y a bien de la différence entre la doctrine constante de l'Eglise ancienne, contraire à la pleine autorité des Livres de l'Ancien Testament, qui sont hors du canon des Hébreux, et entre les doutes particuliers que quelques-uns ont formés contre l’Epître aux Hébreux et contre l’Apocalypse ; outre qu'on peut nier qu'elles soient de saint Paul ou de saint Jean, sans nier qu'elles sont divines (1). »

XXIV. Mais vous voyez bien en premier lieu, que ceux qui n'admettaient pas l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse, ne leur ôtaient pas seulement le nom de saint Paul ou de saint Jean , mais encore leur canonicité; et en second lieu, qu'il ne s'agit point ici d'un doute particulier, mais du doute de plusieurs églises, et souvent même de plusieurs provinces.

XXV. Convaincu par ces deux réponses, que vous avez pu aisément prévoir, vous n'en avez plus que de dire « que, quand on accorderait chez les protestants qu'on n'est pas obligé sous anathème de reconnaître ces deux Livres (l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse) comme divins et infaillibles, il n'y aurait pas grand mal (2). » Ainsi plutôt que de conserver les livres de la Sagesse et les autres, vous aimez mieux consentir à noyer sans ressource l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse, et par la même raison les Epitres de saint Jacques, de saint Jean et de saint Jude. Le livre d’Esther sera entraîné par la même conséquence. Vous ne ferez point de scrupule de laisser perdre aux enfants de Dieu tant d'oracles de leur Père céleste, à cause qu’on aura souffert à Cajétan

 

1 Lettre du 14 mai 1700, n. 43. — 2 N. 44.

 

336

 

et à quelques autres de ne les pas recevoir. On n'osera plus réprimer Luther, qui a blasphémé contre l’Epître de saint Jacques, qu'il appelle une Epitre de paille. Il faudra laisser dire impunément à tous les esprits libertins, ce qui leur viendra dans la pensée contre deux Livres aussi divins que sont l’Epître aux Hébreux et l’Apocalypse ; et l'on en sera quitte pour dire, comme vous faites en ce lieu, « que le moins d'anathèmes qu'on peut, c'est le meilleur. »

XXVI. L'Eglise catholique raisonne sur de plus solides fondements, et met les doutes sur certains livres canoniques au rang de ceux qu'elle a soufferts sur tant d'autres matières, avant qu'elles fussent bien éclaircies et bien décidées par le jugement exprès de l'Eglise.

XXVII. Vous avez peine à reconnaître l'autorité de ces décisions. Vous comptez pour innovations, lorsqu'on passe en articles des points qu'on ne souffre plus qui soient contestés par ceux qu'on souffrait auparavant. Par là vous rejetez la doctrine constante et indubitable que j'avais tâché d'expliquer par ma lettre du 30 janvier 1700 , à laquelle vous voulez bien que je vous renvoie, puisque après l'avoir laissée sans contradiction, vous déclarez sur la fin de votre lettre du 14 mai 1700, qu'au fond elle ne doit point nous arrêter.

XXVIII. Aussi cette doctrine est-elle certaine parmi les chrétiens. Personne ne trouve la rebaptisation aussi coupable dans saint Cyprien qu elle l'a été dans les donatistes depuis la décision de l'Eglise universelle. Ceux qui ont favorisé les pélagiens et les demi-pélagiens avant les définitions de Carthage, d'Orange, etc., sont excusés, et non pas ceux qui l'ont fait depuis. Il en est ainsi des autres dogmes. Les décisions de l'Eglise, sans rien dire de nouveau, mettent dans la chose une précision et une autorité à laquelle il n'est plus permis de résister.

XXIX. Quand donc on demande ce que devient cette maxime : Que la foi est enseignée toujours, partout et par tous, il faut entendre ce tous du gros de l'Eglise: et je m'assure, Monsieur, que vous-même ne feriez pas une autre réponse à une pareille demande.

 

337

 

XXX. Il n'y a plus qu'à l'appliquer à la matière que nous traitons. L'Eglise catholique n'a jamais cru que le canon des Hébreux fût la seule règle, ni que pour exclure certains Livres de l'Ancien Testament de ce canon, qu'on appelait le Canon par excellence, parce que c'était le premier et le primitif, on eût eu intention pour cela de les rayer du nombre des Livres que le Saint-Esprit a dictés. Elle a donc porté ses yeux sur toute la tradition; et par ce moyen elle a aperçu que tous les Livres qui sont aujourd'hui dans son canon, ont été communément et dès l'origine du christianisme, cités même en confirmation des dogmes les plus essentiels de la foi par la plupart des saints Pères. Ainsi elle a trouvé dans saint Athanase, au livre Contre les Gentils, la Sagesse citée en preuve indifféremment avec les autres Ecritures. On trouve encore dans sa première Lettre à Sérapion, aussi bien qu'ailleurs, le livre de la Sagesse cité sans distinction avec les livres les plus authentiques, en preuve certaine de l'égalité des attributs du Saint-Esprit avec ceux du Père et du Fils, pour en conclure la divinité. On trouvera le même argument dans saint Grégoire de Nazianze et dans les autres saints. Nous venons d'ouïr la citation de saint Epiphane contre l'hérésie d'Aétius, qui dégradait le Fils de Dieu. Nous avons vu dans les lettres du 9 et du 30 janvier 1700, celle de saint Augustin contre les semi-pélagiens , et il y faudra bientôt revenir. Nous produirions aisément beaucoup d'exemples semblables.

XXXI. Pour marcher plus sûrement, on trouve encore des canons exprès et authentiques, où ces livres sont rédigés. C'est le pape saint Innocent, qui consulté par saint Exupère, a instruit en sa personne toute l'église gallicane de leur autorité, sans les distinguer des autres. C'est le troisième concile de Carthage, qui voulant laisser à toute l'Afrique un monument éternel des Livres qu'elle avait reconnus de tout temps, a inséré dans son canon ces mêmes livres sans en excepter un seul, avec le titre d’Ecritures canoniques (1). On n'a plus besoin de parler du concile romain sous le pape Gélase : il faut seulement remarquer que s'il ne nomme qu'un livre des Machabées, c'est visiblement au même

 

1 Conc. Carth. III, can. 47; Labb., tom. II, col. 1177.

 

338

 

sens que dans la plupart des canons, les deux livres des Paralipomènes ne sont comptés que pour un, non plus que Néhémias et Esdras, et beaucoup d'autres, à cause, comme saint Jérôme l’a bien remarqué qu'on en faisait un même volume : ce qui peut d'autant plutôt être arrive aux deux livres des Machabées, que dans le tond ils ne font ensemble qu'une même histoire.

XXXII. Vous voulez nous persuader que, sous le nom d'Ecriture canonique, on entendait souvent en ce temps les Ecritures qu’on lisait publiquement dans l'église, encore qu'on ne leur donnât pas une autorité inviolable : mais le langage commun de l'Eglise s'oppose à cette pensée, dont aussi il ne paraît aucun témoignage au milieu de tant de passages que vous produisez.

XXXIII. Je ne sais quelle conséquence vous voulez tirer dans votre lettre du 2-4 mai 1700, des paroles de saint Innocent I, qui ajoute au dénombrement des Ecritures la condamnation expresse des apocryphes : Si qua sunt alia, non solùm repudianda, verùm etiam noveris damnanda. Voici comment vous vous en expliquez : « En considérant ses paroles, qui sont celles qu'on vient d'entendre, on voit clairement son but, qui est de faire un canon des Livres que l'Eglise reconnaît pour authentiques, et qu'elle fait lire publiquement comme faisant partie de la Rible. Ainsi ce canon devait comprendre tant les Livres théopneustes ou divinement inspirés, que les livres ecclésiastiques, pour les distinguer tous ensemble des livres apocryphes plus spécialement nommés ainsi ; c'est-à-dire de ceux qui dévoient être cachés et défendus comme suspects (2). »

XXXIV. J'avoue bien la distinction des livres apocryphes, qu'on défendait expressément comme suspects, ou ainsi que nous l'avons vu dans le fragment de saint Athanase (3), comme inventas par les hérétiques. Ceux-ci devaient être spécialement condamnés, comme ils le sont par saint Innocent. On pouvait aussi rejeter et en un sens condamner les autres, en tant qu'on les aurait voulu égaler aux Livres canoniques : mais quant à la distinction des livres authentiques et qui faisaient partie de la Bible, d'avec les Livres divinement inspirés, je ne sais où vous l'avez prise; et

 

1 Hieron., epist. L, ad Paul. — 2 N. 82. — 3 Sup., n. 8.

 

339

 

pour moi, je ne la vois nulle part. Car aussi quelle autorité avait l'Eglise de faire que des livres, selon vous, purement humains et nullement infaillibles, fussent authentiques et méritassent d'être, partie de la Bible (1)? Quelle est l'authenticité que vous leur attribuez, s'il n'est pas indubitable qu'ils sont sans erreur? L'Eglise les déclare utiles, dites-vous; mais tous les livres utiles font-ils partie de la Bible , et l'approbation de l'Eglise les peut-elle rendre authentiques? Tout cela ne s'entend pas; et il faut dire qu'être authentique, c'est selon le langage du temps, être reçu en autorité comme Ecritures divines. Je ne connais aucun livre qui fasse partie de la Bible que les Livres divinement inspirés, dont la Bible est le recueil. Les apocryphes qu'on a jugés supportables, comme pourrait être la prière de Manassès avec le troisième et le quatrième livre d’Esdras, sont bien aujourd'hui attachés à la Bible; mais ils n'en sont pas pour cela réputés partie, et la distinction en est infinie. Il en était de même dans l'ancienne Eglise, qui aussi ne les a jamais mis au rang des Ecritures canoniques dans aucun dénombrement.

XXXV. Je n'entends pas davantage votre distinction, de la manière que vous la posez, entre les livres que vous appelez ecclésiastiques et les Livres vraiment canoniques. Dans le livre que saint Jérôme a composé, de Scriptoribus ecelesiasticis, il a compris les apôtres et les évangélistes sous ce titre. Il est vrai qu'on peut distinguer les auteurs purement ecclésiastiques d'avec les autres. Mais vous ne montrerez jamais que la Sagesse et les autres Livres dont il s'agit soient appelés purement ecclésiastiques. Si vous voulez dire qu'on lisait souvent dans les églises des livres qui n'étaient pas canoniques, mais qu'on pouvait appeler simplement ecclésiastiques, comme les Actes des martyrs, j'en trouve bien la distinction dans le canon XLVII du concile m de Carthage : mais j'y trouve aussi que ce n'est point en ce rang qu'on mettait la Sagesse et les autres livres de cette nature, puisqu'ils sont très-expressément nommés canoniques, et que le concile déclare en termes formels que ceux qui sont compris dans son canon, parmi lesquels se trouvent ceux-ci en parfaite égalité, sont les seuls

 

1 Lettre du 14 mai 1700, n. 20.

 

340

 

qu'on lit sous le titre de canoniques, Sub titulo canonicœ Scripturae.

XXXVI. Je ne puis donc dire autre chose, sur votre distinction de Livre inspiré de Dieu et de Livre authentique et qui fasse partie de la Bible, sinon quelle est tout à fait vaine ; et qu'ainsi en rangeant les livres dont vous contestez l'autorité au nombre des authentiques et faisant partie de la Bible, au fond vous les faites vous-même véritablement des Livres divins ou divinement inspirés et parfaitement canoniques.

XXXVII. Saint Augustin, qui était du temps et qui vit tenir le concile de Carthage, s'il n'y était pas en personne, a fait deux choses : l'une, de mettre lui-même ces livres au rang des Ecritures canoniques (1) ; l'autre, de répéter trente fois, que les Ecritures canoniques sont les seules à qui il rend cet honneur de les croire exemptes de toute erreur, et de n'en révoquer jamais en doute l'autorité (2) : ce qui montre l'idée qu'il avait, et qu'on avait de son temps, du mot d'Ecritures canoniques.

XXXVIII. Cependant c'est saint Augustin que vous alléguez dans votre lettre du 24 mai 1700 (3), pour témoin de ce langage que vous attribuez à l'Eglise. Voyons donc si vos passages seront sans réplique. « L'Ecriture des Machabées, dit saint Augustin, n'est pas chez les Juifs comme la loi et les prophètes ; mais l'Eglise l'a reçue avec utilité, pourvu qu'on la lise sobrement. La Sagesse et l’Ecclésiastique ne sont pas de Salomon ; mais l'Eglise, principalement celle d'Occident, les a reçus anciennement en autorité. Les temps du second temple ne sont pas marqués dans les saintes Ecritures, qu'on appelle canoniques; mais dans les livres des Machabées, qui sont tenus pour canoniques, non par les Juifs, mais par l'Eglise, à cause des admirables souffrances de certains martyrs (4). »

XXXIX. Je vois, Monsieur, dans tous ces passages qu'on appelle particulièrement canoniques les Livres du canon des Hébreux, à cause que c'est le premier et le primitif, comme il a déjà été dit ; pour les autres, qui sont reçus anciennement en autorité par

 

1 Lib. II de Doct. Christ., cap. VIII, n. 12 et 13. — 2 Vid., epist. LXXXII, al. 19, n. 2 et 3. — 3 N. 99 et suiv. — 4 Aug., lib. II, cont. Gaud., cap. XXIII ; idem., de Civit. Dei, lib. XVII, cap. XX, ibid., lib. XIII, cap. XIX, ubi sup.

 

341

 

l'Eglise , je vois aussi l'occasion qui l'y a rendue attentive, et qu'il les faut lire avec quelque circonspection, à cause de certains endroits qui, mal entendus, pourraient paraître suspects : mais que leur canonicité consiste précisément en ce qu'on les lit dans l'église, sans avoir dessein d'en recommander l'autorité comme inviolable ; c’est de quoi saint Augustin ne dit pas un mot.

XL. Et je vous prie, Monsieur, entendons de bonne foi quelle autorité saint Augustin veut donner à ces livres : premièrement, vous auriez pu nous avertir qu'au même lieu que vous alléguez (1) pour donner atteinte à la Sagesse et à l’Ecclésiastique, saint Augustin prétend si bien que ces Livres sont prophétiques, qu'il en rapporte deux prophéties très-claires et très-expresses : l'une, de la passion du Fils de Dieu; l'autre, de la conversion des Gentils. Je n'ai pas besoin de les citer : elles sont connues, et il me suffit de faire voir que ce Père, bien éloigné de mettre leur canonicité en ce qu'on les lisait dans l'église, comprenait au contraire que de tout temps, comme il le remarque, on les lisait dans l'église à cause qu'on les y avait regardés comme prophétiques.

XLI. Venons à l'usage qu'il fait de ces livres, puisque c'est la meilleure preuve du sentiment qu'il en avait. Ce n'est pas pour une fois seulement, mais par une coutume invariable, qu'il les emploie pour confirmer les vérités révélées de Dieu, et nécessaires au salut, par autorité infaillible. Nous avons vu son allégation du livre de la Sagesse. Il a cité avec le même respect l’Ecclésiastique, pour établir le dogme important du libre arbitre ; et il fait marcher ce livre indistinctement comme Moïse et les Proverbes de Salomon, avec cet éloge commun à la tète : « Dieu nous a révélé par ses Ecritures qu'il faut croire le libre arbitre ; et je vais vous représenter ce qu'il en a révélé par la parole, non des hommes, mais de Dieu : » Non humano eloquio sed divino (2). Vous voyez donc que s'il a cité le livre de la Sagesse et celui de l’Ecclésiastique, ce n'est pas en passant ou par mégarde, mais de propos délibéré, et parce que chez lui c'était un point fixe de se servir authentiquement des livres du second canon, ainsi que des autres.

XLII. C’est dans ses derniers ouvrages qu'il a parlé le plus ferme

 

1 De Civit., lib,. XVII, cap. XX. — 2 De Grat. et lib. arb., cap. II, n. 2.

 

342

 

sur ce sujet : c'est-à-dire qu'il allait toujours se confirmant de plus en plus dans la tradition ancienne; et que plus il se consommait dans la science ecclésiastique, plus aussi il faisait valoir l'autorité de ces Livres.

XLIII. Ce qu'il y a ici déplus remarquable, c'est qu'il s'attacha à soutenir la divinité du livre de la Sagesse, après qu'elle lui eut été contestée par les fauteurs du sémi-pélagianisme; et qu'au lieu de lâcher pied ou de répondre en hésitant, il n'en parla que d'un ton plus ferme.

XLIV. Après cela, Monsieur, pouvez-vous être content de votre réponse, lorsque vous dites, dans votre même lettre du 24 mai 1700 (1), que saint Augustin a parlé si ferme de l'autorité de la Sagesse dans la chaleur de son Apologie, pendant que vous voyez si clairement que ce n'est pas ici une affaire de chaleur, mais de dessein et de raison, puisque ce grand homme ne fait que marcher sur les principes qu'il avait toujours soutenus, et dans lesquels il s'affermissait tous les jours, comme on fait dans les vérités bien entendues?

XLV. Vous remarquez qu'il n'a pas dit que ce livre fût égal aux autres; ce qu'il aurait fallu dire s'il eût été des sentiments tridentins. Mais ne voit-on pas l'équivalent dans les paroles où il inculque avec tant de force qu'on fait injure à ce livre, lorsqu'on lui conteste son autorité, puisqu'il a été écouté comme un témoignage divin? Rapportons ses propres paroles : « On a cru, dit-il, qu'on n'y écoutait autre chose qu'un témoignage divin (2), » sans qu'il y eût rien d'humain mêlé dedans. Mais encore, qui en avait cette croyance? Les évêques et tous les chrétiens, jusqu'au dernier rang des laïques, pénitents et catéchumènes. On eût induit les derniers à erreur, si on leur eût donné comme purement divin ce qui n'était pas dicté par le Saint-Esprit, et si l'on eût fait de l'autorité divine de ce livre comme une partie du catéchisme? Après cela, Monsieur, permettez que je vous demande si c'est là ce que disent les protestants; et si vous pouvez concilier l'autorité de ces livres, purement ecclésiastique et humaine, et nullement infaillible que vous Leur donnez, avec celle d'un témoignage divin,

 

1 N. 103. — 2 August,,  de Praed. Sanct., cap. XIV, ubi sup.

 

343

 

unanimement reconnu par tous les ordres de l'Eglise, que saint Augustin leur attribue. C'est ici que j'espère tout de votre candeur, sans m'expliquer davantage.

XLVl. En un mot, saint Augustin ayant distingué, comme on a vu ci-dessus (1), aussi clairement qu'il a fait, la déférence qu'il rend aux auteurs qu'il appelle ecclésiastiques, ecclesiastici tractatores, et celle qu'il a pour les auteurs des Ecritures canoniques, en ce qu'il regarde les uns comme capables d'errer, et les autres non : dès qu'il met ces livres au-dessus des auteurs ecclésiastiques, et qu'il ajoute que ce n'est pas lui qui leur a donné ce rang, « mais les docteurs les plus proches du temps des apôtres, » temporibus proximi apostolorum ecclesiastici tractatores, il est plus clair que le jour qu'il ne leur peut donner d'autre autorité que celle qui est supérieure à tout entendement humain, c'est-à-dire toute divine et absolument infaillible.

XLVII. Vous pouvez voir ici, encore une fois, ce qui a déjà été démontré ci-dessus (2), combien vous vous éloignez de la vérité, en nous disant qu'en ce temps le livre de la Sagesse et les autres étaient mis simplement au rang des livres ecclésiastiques, puisque vous voyez si clairement saint Augustin, auteur de ce temps, les élever au-dessus de tous les livres ecclésiastiques, jusqu'au point de n'y écouter qu'un témoignage divin ; ce que ce Père n'a dit ni pu dire d'aucun de ceux qu'il appelle ecclésiastiques, à l'autorité desquels il ne se croit pas obligé de céder.

XLVIII. Quand vous dites dans votre même lettre du 21 mai 1700 (3), qu'il reconnaît dans ces livres seulement l'autorité de l'Eglise, et nullement celle d'une révélation divine, peut-être n'auriez-vous point regardé ces deux autorités comme opposées l'une à l'autre, si vous aviez considéré que le principe perpétuel de saint Augustin est de reconnaître sur les Ecritures l'autorité de l'Eglise comme la marque certaine de la révélation, jusqu'à dire, femme vous savez aussi bien que moi, qu'il ne croirait pas à l'Evangile, si l'autorité de l'Eglise catholique ne l'y portait (4).

XLIX. Que s'il a dit souvent avec tout cela, comme vous l'avez

 

1 N. 23. — 2 N. 33, 35. — 3 N. 102.— 4 S. August., lib cont. Epist. Fundam., cap. V, n.6.

 

344

 

remarqué, qu'on ne cite pas ces livres que les Hébreux n'ont pas reçus dans leur canon avec la même force que ceux dont personne n'a jamais douté, j'en dirai bien autant moi-même, et je n'ai pas feint d'avouer que les livres du premier canon sont en effet encore aujourd'hui cités par les catholiques avec plus de force et de conviction, parce qu'ils ne sont contestés ni par les Juifs, ni par aucun chrétien, orthodoxe ou non, ni enfin par qui que ce soit : ce qui ne convient pas aux autres. Mais si vous concluez de là que ces livres ne sont donc pas véritablement canoniques, les regardant en eux-mêmes, vous vous sentirez forcé, malgré vous, à rejeter la parfaite canonicité de l’Apocalypse et de l’Epître aux Hébreux, sous prétexte qu'on n'a pas toujours également produit ces divins Livres comme canoniques.

L. Puisque vous appuyez tant sur l'autorité de saint Jérôme, voulez-vous que nous prenions au pied de la lettre ce qu'il dit si positivement en plusieurs endroits : « que la coutume des Latins ne reçoit pas l’Epître aux Hébreux parmi les Ecritures canoniques : » Latina consuetudo inter canonicas Scripturas non recipit (1) ? A la rigueur, ce discours ne serait pas véritable. Le torrent des Pères latins comme des Grecs cite l’Epître aux Hébreux comme canonique, dès le temps de saint Jérôme et auparavant. Faudra-t-il donc démentir un fait constant? Ou plutôt ne faudra-t-il pas réduire à un sens tempéré l'exagération de saint Jérôme? Venons à quelque chose de plus précis. Quand saint Augustin, quand les autres Pères, et ce qu'il y a de plus fort, quand les papes et les conciles ont reçu authentiquement ces Livres pour canoniques, saint Jérôme avait déjà écrit qu'ils n'étaient pas propres en matière contentieuse à (confirmer les dogmes de la foi ; mais l'Eglise, qui dans le fait voyait en tant d'autres, les plus anciens, les plus éminents en doctrine, et en si grand nombre, une pratique contraire, n'a-t-elle pas pu expliquer bénignement saint Jérôme, en reconnaissant dans les Livres du premier canon une autorité plus universellement reconnue et que personne ne récusait? Ce qui est vrai en un certain sens encore à présent, comme

 

1 In Isai., VI et VII, inter Ep. Crit. Epist. ad Dard.; et lib. II, in Zachar., et alibi.

 

345

 

on vient de le voir, et ce que les catholiques ne contestent pas.

LI. On pourra donc dire que le discours de saint Jérôme est recevable en ce sens, d'autant plus que ce grand homme a comme fourni une réponse contre lui-même, en reconnaissant que le concile de Nicée avait compté le livre de Judith parmi les saintes Ecritures (1), encore qu'il ne fût pas du premier canon.

LII. Vous conjecturez que ce grand concile aura cité ce livre en passant, sous le nom de sainte Ecriture, comme le même concile, à ce que vous dites, Monsieur, car je n'en ai point trouvé le passage, ou quelques autres auteurs auront cité le Pasteur, ou bien comme saint Ambroise a cité le quatrième livre d’Esdras. Mais je vous laisse encore à juger si une citation de cette sorte remplit la force de l'expression, où l'on énonce que le concile de Nicée a compté le livre de Judith parmi les saintes Ecritures. Que si vous me demandez pourquoi donc il hésite encore après un si grand témoignage, à recevoir ce livre en preuve sur les dogmes de la foi, je vous répondrai que vous avez le même intérêt que moi à adoucir ses paroles par une interprétation favorable, pour ne le pas faire contraire à lui-même. Au surplus, je me promets de votre candeur que vous m'avouerez que le Pasteur, et encore moins le quatrième livre d'Esdras, n'ont été cités ni pour des points si capitaux, ni si généralement, ni avec la même force, que les Livres dont il s'agit. Nous avons remarqué comment Origène cite le livre du Pasteur (2). Il est vrai que saint Athanase cite quelquefois ce livre : mais il ne faut pas oublier comment ; car au lieu qu'il cite partout le livre de la Sagesse comme l'Ecriture sainte, il se contente de dire, le Pasteur, le très-utile livre du Pasteur. Du moins est-il bien certain que jamais ni en Orient ni en Occident, ni en particulier ni en public, on n'a compris ces livres dans aucun canon ou dénombrement des Ecritures. Cet endroit est fort décisif pour empêcher qu'on ne les compare avec des livres qu'on trouve dans les canons si anciens et si authentiques, que nous avons rapportés.

LIII. Vous avez vu les canons que le concile de Trente a pris pour modèles. Je dirai à leur avantage qu'il n'y manque aucun

 

1 Praef. in Judith. — 2 Suprà, n. 19.

 

346

 

des Livres de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Le livre d'Esther y trouve sa place, qu'il avait perdue parmi tant de Grecs : le Nouveau Testament y est entier. Ainsi déjà de ce côté-là, les canons que le concile de Trente a suivis sont sans reproche. Quand il les a adoptés ou plutôt transcrits, il y avait douze cents ans que toute l'Eglise d'Occident, à laquelle depuis plusieurs siècles toute la catholicité s'est réunie, en était en possession ; et ces canons étaient le fruit de la tradition immémoriale, dès les temps les plus prochains des apôtres ; comme il paraît, sans nommer les autres, par un Origène et par un saint Cyprien, dans lequel on doit croire entendre tous les anciens évêques et martyrs de l'Eglise d'Afrique. N'est-ce pas là une antiquité assez vénérable?

LIV. C'est ici qu'il faut appliquer cette règle tant répétée et tant célébrée par saint Augustin : « Ce qu'on ne trouve pas institué par les conciles, mais reçu et établi de tout temps, ne peut venir que des apôtres (1). » Nous sommes précisément dans le même cas. Ce n'est point le concile de Carthage qui a inventé ou institué son canon des Ecritures, puisqu'il a mis à la tète que c'était celui qu'il avait trouvé de toute antiquité dans l'Eglise. Il était donc de tout temps; et quand saint Cyprien, quand Origène, quand saint Clément d'Alexandrie, quand celui de Rome (car comme les autres il a cité ces livres en autorité) ; en mi mot, quand tous les autres ont concouru à les citer comme on a vu, c'était une impression venue des apôtres et soutenue de leur autorité, comme les autres traditions non écrites, que vous avez paru reconnaître dans votre lettre du premier décembre 1699, comme je l'ai remarqué dans les lettres que j'écrivis en réponse.

LV. Cette doctrine doit être commune entre nous ; et si vous n'y revenez entièrement, vous voyez que non-seulement les conciles seront ébranlés, mais encore que le canon même des Ecritures ne demeurera pas en son entier.

LVI. Cependant c'est pour un canon si ancien, si complet et de plus venu d'une tradition immémoriale, qu'on accuse d'innovation les Pères de Trente, au lieu qu'il faudrait louer leur vénération et leur zèle pour l'antiquité.

 

1 Lib. IV, de Bapt., cap. XXIV, n. 31 et alib. passim.

 

347

 

LVII. Que s'il n'y a point d'anathèmes dans ces trois anciens canons, non plus que dans tous les autres, c'est qu'on n'avait point coutume alors d'en appliquer à ces matières, qui ne causaient point de dissension; chaque église lisait en paix ce qu'elle avait accoutumé de lire, sans que cette diversité changeât rien dans la doctrine, et sans préjudice de l'autorité que ces livres avaient partout, encore que tous ne les missent pas dans le canon. Il suffi-soit à l'Eglise qu'elle se fortifiât par l'usage, et que la vérité prît tous les jours de plus en plus le dessus.

LVIII. Quand on vit à Trente que des livres canonisés depuis tant de siècles, non-seulement n'étaient point admis par les protestants, mais encore en étaient repoussés le plus souvent avec mépris et avec outrage, on crut qu'il était temps de les réprimer, de ramener les catholiques qui se licenciaient, de venger les apôtres et les autres hommes inspirés dont on rejetait les Ecrits, et de mettre fin aux dissensions par un anathème éternel.

LIX. L'Eglise est juge de cette matière comme des autres de la foi : c'est à elle de peser toutes les raisons qui servent à éclaircir la tradition, et c'est à elle à connaître quand il est temps d'employer l'anathème qu'elle a dans sa main.

LX. Au reste je ne veux pas soupçonner que ce soient vos dispositions peu favorables envers les canons de Rome et d'Afrique, qui vous aient porté à rayer ces églises du nombre de celles que saint Augustin appelle des plus savantes, les plus exactes, les plus graves :» Doctiores, diligentiores, graviores : mais je ne puis assez m'étonner que vous ayez pu entrer dans ce sentiment. Où y a-t-il une église mieux instruite en toutes matières de dogmes et de discipline, que celle dont les conciles et les conférences sont le plus riche trésor de, la science ecclésiastique, qui en a donné à l'Eglise les plus beaux monuments, qui a eu pour maîtres un Tertullien, un saint Cyprien, un saint Optât, tant d'autres grands hommes, et qui avait alors dans son sein la plus grande lumière de l'Eglise, c'est-à-dire saint Augustin lui-même? Il n'y a qu'a lire ses livres de la Doctrine chrétienne, pour voir qu'il excellait dans la matière des Ecritures comme dans toutes les autres. Vous voulez qu'on préfère les églises grecques : à la bonne heure ; recevez

 

348

 

donc Baruch et la lettre de Jérémie, avec celles qui les ont mis dans leur canon. Rendez raison pourquoi il y en a tant qui n'ont pas reçu Esther; et cessez de donner pour règle de ces deux églises le canon hébreu où elle est. Dites aussi pourquoi un si grand nombre de ces églises ont omis l’Apocalypse, que tout l'Occident a reçue avec tant de vénération, sans avoir jamais hésité. Et pour Rome, quand il n'y aurait autre chose que le recours qu'on a eu dès l'origine du christianisme à la foi romaine, et dans les temps dont il s'agit à la foi de saint Anastase, de saint Innocent, de saint Célestin et des autres, c'en est assez pour lui mériter le titre que vous lui ôtez. Mais surtout on ne peut le lui disputer en cette matière, puisqu'il est de fait que tout le concile d'Afrique a recours au pape saint Boniface II, pour confirmer le canon du même concile sur les Ecritures, comme il est expressément porté dans ce canon même ; ce qui pourtant ne se trouva pas nécessaire, parce qu'apparemment on sut bientôt ce qu'avait fait par avance saint Innocent sur ce point.

LXI. J'ai presque oublié un argument que vous mettez à la tête de votre lettre du 24 mai 1700, comme le plus fort de tous; c'est que depuis la conclusion du canon des Hébreux sous Esdras, les Juifs ne reconnaissaient plus parmi eux d'inspirations prophétiques ; ce qui même paraît à l'endroit du premier livre des Machabées, où nous lisons ces mots : « Il n'y a point eu de pareille tribulation en Israël, depuis le jour qu'Israël a cessé d'avoir des prophètes (1).» Mais entendons-nous, et toute la difficulté sera levée. Israël avait cessé d'avoir des prophètes, c'est-à-dire des prophètes semblables à ceux qui paraissent aux livres des Rois, et qui réglaient en ce temps les affaires du peuple de Dieu avec des prodiges inouïs et des prédictions aussi étonnantes que continuelles, en sorte qu'on les pou voit appeler aussi bien qu'Elie et Elisée les conducteurs du char d'Israël (2), je l'avoue: mais des prophètes, c'est-à-dire en général des hommes inspirés qui aient écrit les merveilles de Dieu, et même sur l'avenir, je ne crois pas que vous-même le prétendiez. Saint Augustin, non content de mettre les livres que vous contestez parmi les livres

 

1 I Mach., IX, 27. — 2 IV Reg., II, 12 ; XIII, 14.

 

349

 

prophétiques, a remarqué en particulier deux célèbres prophéties dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique; et celle entre autres de la passion de Notre-Seigneur est aussi expresse que celles de David et d'Isaïe. S'il faut venir à Tobie, on y trouve une prophétie de la fin de la captivité, de la chute de Ninive et de la gloire future de Jérusalem rétablie (1), qui ravit en admiration tous les cœurs chrétiens; et l'expression en est si prophétique, que saint Jean l'a transcrite de mot à mot dans l’Apocalypse (2). On ne doit donc pas s'étonner si saint Ambroise appelle Tobie un prophète, et son livre un livre prophétique (3). C'est une chose qui tient du miracle, et qui ne peut être arrivée sans une disposition particulière de la divine Providence, que les promesses de la vie future, scellées dans les anciens livres, soient développées dans le livre de la Sagesse et dans le martyre des Machabées, avec presque autant d'évidence que dans l'Evangile; en sorte qu'on ne peut pas s'empêcher de voir qu'à mesure que les temps de Jésus-Christ approchaient, la lumière de la prédication évangélique commençait à éclater davantage par une espèce d'anticipation.

LXII. Il est pourtant véritable que les Juifs ne purent faire un nouveau canon, non plus qu'exécuter beaucoup d'autres choses encore moins importantes, jusqu'à ce qu'il leur vint de ces prophètes du caractère de ceux qui réglaient tout autrefois avec une. autorité manifestement divine ; et c'est ce qu'on voit dans le livre des Machabées (4). Si cependant cette raison les empêchait de reconnaître ces livres par acte public, ils ne laissaient pas de les conserver précieusement. Les chrétiens les trouvèrent entre leurs mains; les magnifiques prophéties, les martyres éclatants et les promesses si expresses de la vie future, qui faisaient partie de la grâce du Nouveau Testament, les y rendirent attentifs : on les lut, on les goûta, on y remarqua beaucoup d'endroits que Jésus-Christ même et ses apôtres semblaient avoir expressément voulu tirer de ces livres et les avoir comme cités secrètement ; tant la conformité y paraissait grande. Il ne s'agit pas de deux ou trois mots marqués en passant, comme sont ceux que vous alléguez de

 

1 Tob., XIII et XIV — 2 Apoc., XXII, 16 et seq. — 3 S. Ambr., de Tob.., part. I, n. 1. — 4 Mach., IV, 46; XIV, 41.

 

350

 

l’Epître de saint Jude : ce sont des versets entiers tirés fréquemment et de mot à mot de ces livres. Nos auteurs les ont recueillis; et ceux qui voudront les remarquer, en trouveront de cette nature mi plus grand nombre et de plus près qu'ils ne pensent. Toutes ces divines conformités inspirèrent aux plus saints docteurs, dès les premiers temps, la coutume de les citer comme divins avec la force que nous avons vue. On a vu aussi que cette coutume ne pouvait être introduite ni autorisée que par les apôtres, puisqu'on n'y remarquait pas de commencement. Il était naturel en cet état de mettre ces livres dans le canon. Une tradition immémoriale les avait déjà distingués d'avec les ouvrages des auteurs qu'on appeloit ecclésiastiques : l'Occident, où nous pouvons dire avec confiance que la pureté de la foi et des traditions chrétiennes s'est conservée avec un éclat particulier, en fit le canon ; et le concile de Trente en a suivi l'autorité.

Voilà, Monsieur, les preuves constantes de la tradition de ce concile. J'aime mieux attendre de votre équité que vous les jugiez sans réplique que de vous le dire ; et je me tiens très-assuré que M. l'abbé de Lokkum ne croira jamais que ce soit là mie mat ère de rupture, ni une raison de vous élever avec tant de force contre le concile de Trente. Je suis avec l'estime que vous savez, Monsieur, votre très-humble serviteur,

 

J. Bénigne, év. de Meaux (a).

 

(a) Leibniz voulut avoir le dernier mot : il répondit à la lettre qu'on vient de lire , c'est-à-dire il y opposa un long tissu de redites, de chicanes, de sophismes et d'insinuations peu polies. Nous ne publierons point sa réponse, d'autant moins qu'elle n'est pas même mentionnée dans les précédentes éditions de Bossuet.

A l'époque où nous sommes arrivés, en 1701, le souverain pontife Clément XI voulut prendre connaissance des écrits composés par Bossuet pour la conciliation des églises; et plusieurs conversions s'opérèrent dans les cours protestantes d'Allemagne, entre autres celle du duc de Saxe-Gotha et celle du duc Antoine Ulrich.

 

 

Précédente Accueil Suivante