Etats Oraison T I - L I
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Nouvelle Exposition
Controverses Eucharistie
Sentence Exécutoire
Réunion : Lettres I-X
Réunion : Lettres XI-XXX
Réunions : Lettres XXXI-XLVI
Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
Réunions : Lettres XLIX-LII
Ordonnance Oraison
Oraison - Préface
Oraison - Approbations
Etats Oraison T I - L I
Etats Oraison T I - L II
Etats Oraison T I - L III
Etats Oraison T I - L IV
Etats Oraison T I - L V
Etats Oraison T I - L VI
Etats Oraison T I - L VII
Etats Oraison T I - L VIII
Etats Oraison T I - L IX
Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

INSTRUCTION
SUR
LES ÉTATS D'ORAISON.

 

PREMIER TRAITÉ.

 

OU SONT EXPOSEES LES ERREURS
DES FAUX MYSTIQUES DE NOS JOURS.

  

LIVRE PREMIER.

 

Les erreurs des nouveaux mystiques en général, et en particulier leur acte continu et universel.

 

Il y a déjà quelques siècles que plusieurs de ceux qu'on appelle mystiques ou contemplatifs, ont introduit dans l'Eglise un nouveau langage qui leur attire des contradicteurs. En voici un échantillon dans le livre de Jean Rusbroc, chanoine régulier de l'ordre de Saint-Augustin, prieur et fondateur du monastère de Vauvert, l'un des plus célèbres mystiques, qui mourut vers la fin du quatorzième siècle. Cet homme donc, dans son livre de l'Ornement des Noces spirituelles, qui est son chef-d'œuvre, a avancé ces propositions, que Gerson, qui florissait quelque temps après, lui a reprochées, « que non-seulement l'âme contemplative voit Dieu par une clarté qui est la divine essence, mais encore que l’âme même est cette clarté divine ; que l’âme cesse d'être dans l'existence qu'elle a eue auparavant en son propre genre; qu'elle est changée, transformée, absorbée dans l'être divin, et s'écoule dans l'être idéal qu'elle avait de toute éternité dans l’essence divine; et qu'elle est tellement perdue dans cet abîme,

 

384

 

qu'aucune créature ne la peut retrouver : Non est reperibitis ab ullà creaturà (1). » Quoi! l'ange saint, qui est préposé à la conduite de cette âme, et les autres esprits bienheureux ne peuvent plus la distinguer de Dieu? Elle ne connaît pas elle-même sa distinction, ou comme parle cet auteur, son altérité? Elle ne sent plus de faiblesse ; elle ne sent même plus qu'elle est créature ? C'est lui donner plus qu'on ne peut avoir même dans le ciel; et lorsque Dieu sera tout en tous (2), ceux que L'Apôtre comprend sous le nom de tous, connaîtront qu'ils sont et demeurent plusieurs, bien que réunis à un seul Dieu. Quoiqu'il force de subtiliser et d'affaiblir les termes, on puisse à la fin peut-être réduire ces expressions de Rusbroc à quelque sens supportable, Gerson soutient que, malgré la bonne intention de celui qui s'en est servi, elles sont en elles-mêmes dignes de censure et propres à favoriser la doctrine des hérétiques, qui disaient que l'homme pouvait être réellement changé en Dieu et en l'essence divine : mais sans entrer dans cette dispute, il me suffit ici de remarquer que cet auteur et ses semblables sont pleins d'expressions de cette nature, dont on ne peut tirer de bon sens que par de bénignes interprétations, ou pour parler nettement que par des gloses forcées. En effet il ne faut que lire les explications qu'un pieux chartreux de ce temps-là, en répondant à Gerson, donne aux paroles de Rusbroc dont il était disciple, pour être bientôt convaincu qu'on ne doit attendre ni justesse ni précision dans ces expressions étranges, niais les excuser tout au plus avec beaucoup d'indulgence.

Ce qui paraît principalement leur avoir inspiré ce langage exagératif, c'est que prenant pour modèle les livres attribués à saint Denys l'Aréopagite (a), ils en ont imité le style extraordinaire, que Gerson a bien connu ; et selon le naturel de l'esprit humain, qui s'étant une fois guindé ne peut plus se donner de bornes, ils n'ont cessé d'enchérir les uns sur les autres : ce qui à la fin les a mis au rang des auteurs dont on ne fait point d'usage. Car qui connaît maintenant Harphius ou Rusbroc lui-même, ou les autres

 

1 Gers., ad Carthus., tom. I, col. 60 ; Rush., de Orn. spirit. nupt., III part, cap. II et III, etc. — 2 I Cor., XV, 28.

 

(a) La critique moderne a prouvé l'authenticité de ces précieux ouvrages.

 

385

 

écrivains de ce caractère? Non que la doctrine en soit mauvaise, puisque, comme l'a sagement remarqué le cardinal Bellarmin, elle est demeurée sans atteinte : ni que leurs écrits soient méprisables, puisque beaucoup de savants auteurs les ont estimés et en ont pris en main la défense : mais à cause qu'on n'a pu rien conclure de précis de leurs exagérations : de sorte qu'on a mieux aimé les abandonner, et qu'ils demeurent presque inconnus dans des coins de bibliothèques.

De là aussi il est arrivé que leur autorité est fort petite, pour ne pas dire nulle dans l'école : tout ce qu'on y dit de plus favorable pour eux, c'est que ce sont des auteurs qu'il faut interpréter bénignement; et quand on objecte à Suarez l'autorité de Taulère, qui est pourtant à mon avis un des plus solides et des plus corrects des mystiques, il répond « que cet auteur ne parlant pas avec la précision et subtilité scolastique, mais avec des phrases mystiques, on ne peut pas faire grand fondement sur ses paroles , quand on voudrait déférer à son autorité (1). »

Ce qu'on dit de plus vraisemblable et de plus avantageux pour excuser leurs expressions exorbitantes , c'est qu'élevés à une oraison dont ils ne pouvaient expliquer les sublimités par le langage commun, ils ont été obligés d'enfler leur style pour nous donner quelque idée de leurs transports. Mais le saint homme Gerson, qui ne leur est point opposé, puisqu'il a fait expressément leur apologie, ne laisse pas de leur reprocher de pratiquer tout le contraire de Jésus-Christ et de ses apôtres, qui ayant à développer des mystères impénétrables et cachés à tous les siècles , les ont proposés en termes simples et vulgaires. Saint Augustin , saint Bernard, tous les autres Saints les ont imités ; au lieu, dit le docte et pieux Gerson (2), que ceux-ci dans une moindre élévation semblent ne songer qu'à percer les nues et à se faire perdre de vue par leurs lecteurs.

C'est de quoi je vais donner un second exemple tiré du même Rusbroc dans le même livre (3), plus étrange que le premier. Car en parlant d'un homme abandonné à Dieu afin qu'il fasse de lui

 

1 Suar., de Relig., cap. II ; lib. II, de Orat. Ment., cap. XII, n. 17. — 2 Ubi sup. — 3 de Orn. spir. nupt., p. III.

 

386

 

tout ce qu'il voudra dans le temps et dans l'éternité, il dit que cela lui paraîtra meilleur, Id melius ei sapiet, que s'il pouvait aimer Dieu éternellement : qui est une pensée qu'on ne peut comprendre ; car qu'y a-t-il au-dessus d'aimer Dieu d'un amour éternel ; c'est-à-dire de l'aimer comme les esprits bienheureux, comme l’âme sainte de Jésus-Christ, comme Dieu s'aime lui-même? Cependant ce contemplatif trouve quelque chose de meilleur. Mais ce qu'il veut mettre à la place de cet amour éternel sera pourtant de l'amour ; cet amour en sera-t-il meilleur pour n'être pas éternel , et pour être de cette vie plutôt que de l'autre ? Quoi ! perdra-t-il son prix, parce qu'il sera immuable et béatifiant? La proposition paroît étrange, mais ce n'est rien en comparaison de la raison qu'il en rend : « Car encore, continue-t-il, que de toutes les actions la plus agréable soit de louer Dieu, il est encore plus agréable d'être le propre bien de Dieu, parce que cela mène à lui plus profondément, et que c'est plutôt en recevoir l'opération que d'agir soi-même : Passio potius est Dei quàm actio : » comme si Dieu agissant en nous y pouvait opérer quelque chose de meilleur en soi, ou qui nous unit davantage à lui, ou qui nous tint davantage dans sa dépendance, que de se faire aimer et louer de nous par un éternel amour ; ou bien qu'étant dans le ciel avec cet amour, il fallût encore rechercher des moyens imaginaires de s'en dépouiller : en sorte que par amour et par soumission à Dieu, on consentit de ne plus aimer, s'il le voulait, ou d'aimer moins et d'avoir un genre d'amour plus imparfait que celui qui est éternel et béatifique : absurdités si étranges, qu'on ne sait par où elles ont pu entrer dans l'esprit d'un homme ; et néanmoins l'homme qui nous les propose, c'est Rusbroc, le plus célèbre de tous les mystiques de son temps et le maître de tous les autres ; le maître d'Henri Harphius qui l'a copié, et de Jean Taulère qui l'a suivi (1) : celui que ses disciples donnaient comme un homme immédiatement inspiré de Dieu, surtout dans le traité dont il s'agit (2). Que de violents correctifs ne faut-il point apporter à ses propositions pour les rendre supportables? Concluons donc, encore un coup, que si l'on ne trouve aux prodigieux discours de 

1 Vit. Rusb. per Surimm. — 2 Jo. de Schœn., ap. Gers., ibid., col. 63.

 

387

 

Rusbroc et de ses semblables, de charitables adoucissements qui les réduisent à de justes bornes, on se jette dans un labyrinthe dont on ne peut sortir.

Un des caractères de ces auteurs, c'est de pousser à bout les allégories ; je ne dis pas seulement en se jetant comme fait Rusbroc dans de vaines spéculations sur les planètes et leurs enfants, tirées des astrologues (1), mais en poussant les allégories jusqu'aux plus mauvaises conséquences ; comme quand le bon Arphius, on parlant des noces spirituelles de l’âme avec Jésus-Christ, dit et répète qu'elles produisent une entière inséparabilité (2) : ce qui étant pris à la lettre, ne serait rien moins que l'hérésie de Calvin et de ses sectateurs.

Mais il ne faut pas pousser à toute rigueur des gens dont les intentions ont été meilleures que leurs expressions n'ont été exactes. Par exemple, quand Suson dit et inculque que les parfaits contemplatifs ne ressentent plus aucune tentation (3), il vaut mieux entendre qu'il parle ainsi, non absolument, mais par comparaison à d'autres états qui en sont plus travaillés, que de prendre au pied de la lettre une expression par où ces contemplatifs seraient tirés des communes infirmités de tous les justes, jusqu'à n'avoir plus besoin de l'Oraison Dominicale : ce qui est, comme on verra, un des excès où sont tombés les mystiques de nos jours.

On trouve dans un livre intitulé Institutions de Taulère, qui parmi les livres mystiques est un des plus estimés, une histoire assez étrange d'un saint homme (4), qui après avoir exposé dans son oraison qu'il ne voulait plus de consolation sur la terre, entend le Père céleste qui lui dit : « Je vous donnerai mon Fils, afin qu'il vous accompagne toujours en quelque lieu que vous soyez : Non, mon Dieu, repartit ce saint homme, je désire demeurer en vous et dans votre essence même. Alors le Père céleste lui répondit : Vous êtes mon fils bien-aimé dans qui j'ai mis toute mon affection. » 

1 De contempl., cap. XXXII et seq., LXVIII, etc. — 2 De Theol. Myst., lib. I, cap. CI, fol. 124, 125. — 3 Dial. Cum sap. At., p. 413. — 4 Instit. Taul., cap. I, edit. Paris, 1623, p. 676 ; traduct. De 1638, p. 21.

 

388

 

C'est assurément une étrange idée de refuser Jésus-Christ avec un non si formel et si sec, pour avoir l'essence divine. Craignait-il d'en être privé ayant Jésus-Christ, et avait-il oublié saint Paul qui nous dit : « Celui qui nous a donné son propre Fils, comment ne nous a-t-il pas donné toutes choses avec lui (1) ? » Combien de tours violents faut-il donner à son esprit, pour réduire ce discours à un bon sens? Mais quelle oreille chrétienne n'est point blessée de cette parole du Père éternel à celui qui refuse son Fils, en lui disant à lui-même : « Vous êtes mon fils bien-aimé dans qui j'ai mis mes complaisances? » En vérité cela est outré , pour ne rien dire de plus. Conclurons-nous pour cela qu'on enseigne à refuser le Fils de Dieu, ou bien qu'on lui égale une créature, en lui appliquant ce que le Père éternel n'a jamais dit qu'à son Fils unique? C'est à quoi ni le bon Taulère, ni Surius, qui a compilé ses Institutions, n'ont jamais songé. Je veux seulement conclure qu'une ardente imagination jette souvent ces auteurs dans des expressions absurdes, et qui sans rien vouloir diminuer de la réputation de Taulère, nous apprennent du moins à ne pas prendre au pied de la lettre tout ce qui lui est échappé.

Si je voulais recueillir toutes les façons de parler excessives et alambiquées, qui se trouvent dans cet écrivain et dans ses semblables, je ne finirais jamais ce discours. Il me suffit d'observer que les plus outrées sont celles que les mystiques de nos jours aiment le mieux : en sorte que leur caractère, je le puis dire sans crainte, c'est d'outrer ce qui l'est le plus , et d'enchérir au-dessus de tous les excès.

Enfin pour dernier exemple des exagérations dont je me plains, j'alléguerai ce que les mystiques répètent à toutes les pages, que la contemplation exclut non-seulement toutes images dans la mémoire et toutes traces dans le cerveau, mais encore toute idée dans l'esprit et toute espèce intellectuelle : ce qui est si insoutenable et si inintelligible, qu'en même temps qu'ils le disent, ils sont contraints de le détruire, non-seulement à l'égard des espèces et des idées intellectuelles, mais encore à l'égard des images même corporelles, puisque les livres où ils les excluent en sont tout remplis;

 

1 Rom., VIII, 32.

 

389

 

témoin Rusbroc dans celui des Noces spirituelles, où en s'opposant à ces images de toute sa force, il ne peut écrire une page sans y revenir.

Tous les autres mystiques suivent son exemple : le plus sublime de tous les états d'union est en effet, et selon eux, celui où l’âme est élevée d'une façon particulière à la dignité d'Epouse de Jésus-Christ ; mais ici n’emploie-t-on pas à chaque moment les images des fiançailles et des noces ; de la chaste consommation de ce divin mariage ; de la dot de l’âme mariée au Verbe, aussi bien que des présents qu'elle en reçoit ; et cent autres de cette nature tirées des saintes Ecritures, et qu'on ne peut rejeter en aucun état, sans anéantir le sacré mystère du Cantique des cantiques?

Par une semblable exagération, les mystiques les plus saurs inculquent sans cesse leur ligature ou suspension des puissances : si on les entend à la lettre, en certains états on n'est plus uni à Dieu par l'intelligence, par la volonté, par la mémoire; mais par la substance de l'âme : chose reconnue impossible par toute la théologie, qui convient que l'on ne peut s'unir à Dieu que par la connaissance et par l'amour, par conséquent par les facultés intellectuelles : et il est constant que les vrais mystiques dans le fond n'entendent pas autre chose, encore que leur expression porte plus loin.

Il fallait donc s'accoutumer à tempérer par de saintes interprétations les excessives exagérations de ces auteurs sur les états de contemplation ou d'oraison extraordinaire. On a fait tout le contraire, et les mystiques de nos jours , non contents de prendre a la lettre ces expressions, les ont poussées jusqu'à un excès qu'il n'y a plus moyen de supporter, et y ont ajouté des choses que personne n'avait pensées avant eux; d'où sont enfin venues toutes les erreurs inconnues aux anciens mystiques, que nous allons exposer.

J'entreprends ici pour l'amour de Dieu et de son Eglise, un travail ingrat, qui est celui d'aller rechercher dans de petits livres de peu de mérite un nombre infini d'erreurs, qu'il faudrait ce semble plutôt laisser tomber d'elles-mêmes que de prendre soin de les réfuter, ou même de leur donner quelque sorte de réputation

 

390

 

par nos censures. Plusieurs croiront que ces livres ne méritaient que du mépris, surtout celui qui a pour auteur François Malaval, un laïque sans théologie, et les deux qui sont composés par une femme, comme sont le Moyen court et facile, et l’Interprétation sur le Cantique dit cantiques. On pourra dire qu'il suffirait en tout cas, après les avoir notés, de faire paraître les actes où elle en a souscrit la condamnation, le reste ne méritant pas d'occuper des docteurs et encore moins des évêques : mais je ne suis pas de cet avis : j'entre au contraire dans les sentiments de tant de prélats et de papes mêmes, dont les judicieuses censures font voir de quelle importance leur a paru cette affaire ; et pour l'instruction du lecteur on les trouvera recueillies à la fin de cet ouvrage. Ceux qui veulent qu'on méprise tout, veulent en même temps laisser tout courir. Les saints Pères n'ont pas dédaigné d'attaquer les moindres écrits, quand ils les ont vus entre les mains de plusieurs et répandus dans le public. Dieu me préserve de la vanité de croire mon temps et mon travail plus précieux que celui de ces grands hommes : il ne faut pas mépriser le péril des âmes, ni leur refuser les préservatifs nécessaires contre des livres qui corrompent en tant de manières la simplicité de la foi. Ces livres, quoique dans le fond j'en avoue le peu de mérite , ne sont pas écrits sans artifice : le mal qu'ils contiennent est adroitement déguisé : s'ils sont courts, ils remuent de grandes questions ; leur brièveté les rend plus insinuans : le nombre s'en multiplie au de la de toute mesure : on les trouve partout et en toutes mains. Ceux qui sont composés par mie femme sont ceux qui ont le plus piqué la curiosité et qui ont peut-être le plus ébloui le monde : encore qu'elle en ait souscrit la condamnation, ils ne laissent pas de courir et de susciter des dissensions en beaucoup de lieux d'où il nous en vient de sérieux avis. Toute la nouvelle contemplation y a été renfermée, et réduite méthodiquement à certains chapitres. On y voit l'approbation des docteurs dont une apparence trompeuse a surpris la simplicité, et ce n'est pas sans raison que l'on appréhende de voir renaître en nos jours plusieurs erreurs de la Secte des béguards.

Cette secte ne prétendait pas se séparer de l'Eglise : elle se

 

391

 

coulait dans son sein sous prétexte de piété : il y avait au commencement plus d'ignorance et de témérité que de malice. C'était principalement des femmes qui dogmatisaient sous le voile de la Sainteté, comme dit la Clémentine : Cùm de quibusdam (1). On ne les épargna pas sous prétexte qu'elles étaient femmes et qu'elles étaient ignorantes. L'Eglise a vu dès son origine des femmes qui se disaient prophétesses et les apôtres n'ont pas dédaigné de les noter. Ceux qui ont réfuté Montan, n'ont pas oublié dans leurs écrits ses prophétesses. Je ne parle pas des autres exemples que nous fournit l'histoire de l'Eglise : il ne faut pas toujours attendre que l'ignorance présomptueuse, qui est la mère de l'obstination, se tourne en secte formée ; et dès que le mal commence à se déclarer, la sollicitude pastorale le doit prévenir.

Je me sens donc obligé, à découvrir celui qui est renfermé dans les livres censurés : et pour cela je ferai deux choses qui diviseront ce premier Traité en deux parties : la première qui occupera la plus grande partie de l'ouvrage, montrera la fausse idée de perfection que les nouveaux mystiques ou contemplatifs, connus sous le nom de Quiétistes, tâchent d'introduire; et l'on verra dans la seconde en particulier l'abus que font ces nouveaux auteurs de l’oraison de quiétude, aussi bien que des expériences et la doctrine des saints qui l'ont pratiquée.

On voit fort bien, sans que je le dise, qu'il y a des choses dans ce dessein qui demandent un peu d'étendue, dont la première est la nécessité de rapporter les passages des nouveaux auteurs pour justifier la vérité des censures, et de peur que quelqu'un ne croie qu'on leur en impose : la seconde, c'est qu'en découvrant le poison il faudra aussi commencer à proposer l'antidote et opposer la tradition à ces nouveautés : la troisième, qui ne sera pas la moins importante, c'est qu'il est de mon devoir d'ôter aux nouveaux mystiques quelques auteurs renommés dont ils s'appuient, et entre autres saint François de Sales, qu'ils ne cessent d'alléguer comme leur étant favorable, quoiqu'il n'y ait rien qui leur soit plus opposé que la doctrine et la conduite de ce saint évêque : et

 

1 In Clement., tit. De Religios. Domib., lib. III, cap. I. — 2 Apoc., II, 20.

 

392

 

voilà en général ce que j'ai à faire dans ce Traité, qui est le premier des cinq que j'ai promis au public.

Pour en donner une idée encore plus particulière et aider en toutes manières autant qu'il sera possible le pieux lecteur, je lui propose d'abord en peu de paroles le sujet de chacun des dix livres dont ce Traité sera composé.

Dans le premier on verra, après une idée générale de ce qu'on appelle quiétisme, le premier principe de cette doctrine, qui consiste dans un certain acte continu et universel qu'on y établit, et qu'il faudra non-seulement expliquer, mais encore réfuter aussi brièvement qu'il sera possible.

Le plus dangereux effet de ce faux principe est d'induire la suppression des actes explicites; et premièrement de ceux de la foi tant envers les personnes divines, en y comprenant Jésus-Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu incarné, qu'envers les principaux attributs de Dieu, que nos nouveaux auteurs ne craignent pas d'ôter aux contemplatifs, sous prétexte de les attacher à la seule essence divine, et ce sera le sujet du second livre.

De la suppression des actes de foi, on passera dans le troisième livre à celle des désirs et des demandes, où les faux mystiques nous montrent quelque chose d'intéressé et de bas qui les rend indignes des âmes sublimes : contre les exprès commandements de l'Evangile.

Comme le prétexte de la suppression des demandes est une fausse conformité à la volonté de Dieu fort vantée par les nouveaux mystiques, on emploiera le quatrième livre à montrer combien elle est mal entendue, et à combien d'erreurs et d'illusions elle ouvre la porte.

On examine au cinquième livre les actes directs et réfléchis, distincts et confus, aperçus et non aperçus : par où l'on ôte aux nouveaux mystiques une fausse idée de recueillement et une source intarissable de fausses maximes, dont on ne peut expliquer ici tout le détail.

Avant que de passer outre à la découverte des erreurs, le sixième livre opposera à celles qu'on vient d'exposer la tradition des Saints.

 

393

 

On commence au septième livre à découvrir l'abus que font nos faux mystiques de l'oraison passive ou de quiétude, et on en expliquera la pratique et les vrais principes par la doctrine constante des mystiques véritables et approuvés; tels que sont le bienheureux Père Jean de la Croix et le vénérable Père Baltasar Alvarez, de la compagnie de Jésus, un des confesseurs de sainte Thérèse.

La doctrine de saint François de Sales et la conduite de la vénérable Mère de Chantal sa fille spirituelle, servant d'un vain refuge aux faux mystiques, le huitième et le neuvième livres seront utilement employés à expliquer les maximes de ce saint évêque, et ils seront soutenus parles sentiments conformes de sainte Thérèse, de sainte Catherine de Gènes et de quelques autres excellents spirituels.

Enfin dans le dernier livre, qui est l'un des plus importants, parce que c'est comme un résultat de la doctrine de tous les autres, on rendra raison des articles exposés dans les ordonnances de M. l’évêque de Châlons à présent archevêque de Paris, et de l'évêque de Meaux, et de toutes les qualifications qui y sont apposées aux propositions des quiétistes. On expliquera les rétractations et le moyen de connaître ceux qui persistent dans leurs maximes. Je propose d'abord cette analyse des dix livres de ce Traité, afin que les lecteurs, conduits par la main, entendent toutes les démarches qu'on leur fera faire, et commissent le progrès de leurs connaissances : heureux si en même temps ils s'avancent dans l'union avec Dieu, qui est la fin de tout ce discours.

Pour maintenant entrer en matière, disons que l'abrégé des erreurs du quiétisme est de mettre la sublimité et la perfection dans des choses qui ne sont pas, ou en tout cas qui ne sont pas de cette vie : ce qui les oblige à supprimer dans certains états, et dans ceux qu'on nomme parfaits contemplatifs, beaucoup d'actes essentiels à la piété et expressément commandés de Dieu, par exemple, les actes de foi explicite contenus dans le Symbole des apôtres, toutes les demandes et même celles de l'Oraison Dominicale, les réflexions, les actions de grâces, et les autres actes de nature qu'on trouve commandés et pratiqués dans toutes les

 

394

 

pages de l'Ecriture, et dans tous les ouvrages des Saints. Ces sentiments en gênerai prennent leur naissance de l'orgueil naturel à l'esprit humain, qui affecte toujours de se distinguer : et qui pour cette raison mêle partout, si l'on n'y prend garde, et même dans l'oraison, c'est-à-dire dans le centre de la religion, de superbes singularités. Mais pour en venir maintenant aux principes et aux conclusions particulières, les voici :

Un des principes du quiétisme, el peut-être le premier de tous, est proposé en ces termes par le Père Jean Falconi, dans une lettre qu'on a imprimée à la fin du livret intitulé : Moyen court, etc. « Je voudrais, dit-il, que tous vos soins, tous vos mois, toutes vos années et votre vie toute entière fût employée dans un acte continuel de contemplation (1). En cette disposition, continue-t-il, il n'est pas nécessaire que vous vous donniez à Dieu de nouveau, parce que vous l'avez déjà fait : où il apporte la comparaison d'un diamant, qu'on aurait donné à un ami : à qui après l'avoir mis entre les mains, il ne faudrait plus répéter tous les jours que vous lui donnez cette bague : il ne faudrait que la laisser entre ses mains sans la reprendre, parce que pendant que vous ne la lui ôtez pas, et que vous n'en avez pas même le désir, il est toujours vrai de dire que vous lui avez fait ce présent, et que vous ne le révoquez pas (2). » Ainsi en est-il, conclut cet auteur, du don que vous avez fait à Dieu de vous-même par un amoureux abandon.

La comparaison a paru si belle à nos nouveaux mystiques, qu'ils ne cessent de la répéter, et Molinos, qui l'a prise du Père Falconi, se la rend propre (3). Par une semblable similitude, Malaval représente aussi qu'une épouse ne répète pas à chaque moment : Je suis à vous et tout cela pour montrer que content de s'être donné une fois à Dieu, on ne doit pas se mettre en peine de réitérer un acte si essentiel, ou craindre qu'il nous soit ôté, ni par les occupations de cette vie ni même par les péchés où nous tombons tous les jours, puisque de soi il est perpétuel s'il n'est révoqué, comme ce Père l'explique en ces tannes : « Ce qui est déplus

 

1 Moyen court,, p. 141, 157 et suiv. — 2 Ibid., p. 159. — 3 Guid., liv. I, chap. XIII, XIV, XV. — 4 Malaval, I, p. 27.

 

395

 

important, c'est de n'ôter plus à Dieu ce que nous lui avons donné, en faisant quelque chose notable contre son divin bon plaisir : car pourvu que cela n'arrive pas, l'essence et la continuation de votre abandon et de votre conformité au vouloir de Dieu dure toujours, parce que les fautes légères que l'on fait sans y bien penser, ne détruisent pas le point essentiel de cette conformité (1). »

Selon ces principes, il reprend ceux qui croient « que les exercices de la vie humaine interrompent cet acte d'amour continu (2). » Parmi ces exercices de la vie humaine, il comprend les occupations les plus distrayantes. En effet c'est une maxime dans le quiétisme, que nulles distractions n'interrompent l'acte d'amour, et qu'encore que dans l'oraison on soit distrait jusqu'au point de ne plus du tout songer à Dieu, c'est faiblesse, c'est inquiétude de renouveler l'acte d'amour, parce que la distraction n'étant pas la révocation de cet acte, il a toujours subsisté pendant qu'on était ainsi distrait.

Il n'est pas même interrompu par le sommeil, autrement il faudrait du moins le renouveler tous les jours en s'éveillant, comme le pratiquent les Saints : mais c'est de quoi ce religieux ne dit pas un mot; il défend en général de jamais renouveler cet acte, si ce n'est dans le seul cas où on l'aurait révoqué : partout ailleurs, « vous n'avez, dit-il, qu'à demeurer là; gardez-vous de l'inquiétude et des efforts qui tendent à faire de nouveaux actes (3) : » gardez-vous-en par conséquent après le sommeil ; car le renouvellement serait trop fréquent, et on aurait tort d'appeler perpétuel ce qui cesserait tant de fois et si longtemps. C'est pourquoi l'auteur du Moyen court dans son Interprétation du Cantique des cantiques (4), a trouvé que « les âmes fort avancées dans l'oraison passive ou de quiétude, éprouvent une chose fort surprenante, qui est qu'elles n'ont la nuit qu'un demi-sommeil, et Dieu opère plus ce semble en elles durant la nuit et dans le sommeil que pendant le jour. » Ce n'est point à une grâce extraordinaire et miraculeuse qu'elle attribue cet événement : c'est un effet de avancement dans certains états d'oraison; ce qui n'est qu'une

 

1 Falc., ibid., 160. — 2 Ibid. 161. — 3 Ibid. 160. — 4 Cant., chap. LV, V, 2, p. 111.

 

396

 

conséquence de ce qu'elle avait dit au commencement que cet acte subsiste toujours parmi foutes choses; et il le faut bien selon le principe, puisque dormir n'est pas révoquer ; et que l'ami à qui j'ai donné le diamant en demeure également possesseur, soit que je dorme, soit que je veille.

L'absurdité de cette doctrine se fait sentir d'abord aux plus ignorants. Attribuer une perpétuelle consistance, et même pendant le sommeil, ou parmi les plus grandes distractions, à un acte du libre arbitre, c'est confondre l'acte avec la disposition habituelle qu'il perd mettre dans le cœur. La comparaison du joyau donné, qui paraît si spécieuse aux quiétistes, est dans le fond bien grossière. C'est autre chose qu'une donation faite une fois ait un effet perpétuel, autre chose qu'un acte du libre arbitre de soi et par sa nature subsiste toujours. Il n'en est pas de même de donner sa volonté que de donner une bague ou quelque autre présent corporel. Car dès que l'on a donné en cette dernière manière, l'on ne peut plus soi-même révoquer le don : mais au contraire on ne peut que trop révoquer le don qu'on a fait à Dieu de sa liberté, et tous les actes par où l'on a taché de l'en rendre maître : mais sans même les révoquer, d'autres actes, d'autres exercices les interrompent, et les font trop souvent oublier. Qui ne doit pas craindre que ce malheur ne lui arrive souvent? Qui ne doit point réchauffer une volonté languissante? On peut faire de si bon cœur le don d'une bague, qu'il n'y ait rien en nous qui y répugne : quoi qu'il en soit, lorsqu'on l'a livrée et qu'on en est venu à cet acte qui s'appelle tradition, on est tellement dessaisi, que nul acte, nulle répugnance contraire n'affaiblit pour peu que ce soit l'effet de ce don. Mais puis-je venir à bout, quelque bel acte que je fasse, de me dessaisir éternellement du libre arbitre que Dieu m'a donné, et qu'il ne veut point me ravir dans cette vie? Et puisque dans ce lieu d'exil, « ou la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (2), » le don de soi-même qu'on fait à Dieu par un acte de sa liberté est combattu, c'est l'exposer à se ralentir, à se changer, à se perdre, que de négliger de le renouveler souvent.

 

1 Cant., ch. LV. — 2 ( ?), 2, p. 3. —  Gal., V, 17.

 

397

 

L'objection de Malaval se résout par le même principe. Une femme, qui s'est une fois donnée dans le mariage par un légitime consentement, ne dit pas à chaque moment à son mari : Je suis à vous : ainsi en est-il d'une âme qui s'est une fois donnée à Jésus-Christ. C'est bien parler sans entendre que de raisonner de cette sorte. Cette femme est à son mari en deux manières, par le droit du nœud conjugal qui est perpétuel et irrévocable et qui subsiste de soi, soit qu'on le veuille, soit qu'on ne le veuille pas. Elle est à lui d'une autre sorte, par son cœur, par sa volonté, par son choix, qu'elle voudrait toujours faire quand elle serait encore en sa liberté, et cette manière de se donner se renouvelle souvent. Il ne suffit pas d'avoir un amour habituel pour un père, pour une mère, pour une épouse, pour un ami, pour un bienfaiteur; il faut que l'habitude se réduise en acte : il faut de même réduire en acte la disposition habituelle à aimer Dieu et à se donner à lui. Otez-vous de l'esprit l'envie inquiète de vous tourmenter sans cesse à former de nouveaux actes, puisqu'après qu'ils ont été faits, on sent par expérience qu'ils subsistent longtemps en vertu : mais de vouloir donner pour règle qu'à moins qu'on révoque ces actes, ils soient de nature à subsister toute la vie et par là induire les âmes à ne prendre jamais aucun soin de les renouveler, c'est introduire un relâchement qu'on ne peut assez condamner.

Aussi Rome a-t-elle flétri par décret exprès cet écrit du Père Falconi, et on trouve les propositions équivalentes à la sienne parmi les soixante-huit que le Pape a expressément condamnées, comme il paraît par les XII, XV, XVII, XXIV, XXV et autres semblables.

Par ce principe, Falconi tombe dans l'erreur de mettre la perfection de cette vie dans un acte qui ne convient qu'à la vie future. Il est vrai, comme cet auteur l'enseigne après saint Thomas, que la vie des bienheureux esprits n'est qu'un acte continué de contemplation et d'amour (1) : mais de conclure la même continuité dans cette vie, où nous ne voyons qu'à travers un nuage et parmi des énigmes, sous prétexte que la contemplation est plus durable dans un même acte continué que dans plusieurs actes  différents ; c'est de la terre faire le ciel et de l'exil la patrie.

 

1 Falc, p. 157.

 

398

 

Le Père Falconi devait avoir vu la réfutation de sa doctrine dans un passage de saint Augustin qu'il cite lui-même, puisqu'après avoir donné le chapitre X du livre IX de ses Confessions, comme une preuve que le parfait abandon qu'il veut établir est un paradis sur la terre : il ajoute que le même Père, au lieu qu'il en a cité, dit encore «que si cette contemplation était de durée, elle serait quasi la même chose que celle dont les Saints jouissent au ciel (1) : » où il marque très-clairement que les actes d'une si sublime contemplation sont d'une courte durée ; et saint Augustin le répète en cent endroits ; tous les autres Pères le disent de même : saint Bernard inculque sans cesse qu'on ne jouit qu'en passant de cette parfaite contemplation, raptim. Saint Grégoire s'était servi de la même expression. Mais les quiétistes plus élevés que les plus grands saints et les plus parfaits contemplatifs, veulent introduire sur la terre ce qu'ils ont unanimement réservé au ciel.

Après tout, il faudrait nous dire où l'on a pris ce nouveau principe, que tout acte dure de soi s'il n'est révoqué : car au contraire c'est un principe constant par la raison et par l'expérience, que tout acte est passager de soi, et qu'un acte perpétuel est un acte de l’autre vie. La raison en est qu'en l'autre vie l’âme entièrement réunie à son premier principe sans être partagée et appesantie par le corps, par les soins inévitables, par la concupiscence, par les tentations, par aucune distraction quelle qu'elle soit, agit de toute sa force ; et c'est pourquoi le précepte d'aimer Dieu de tout son cœur et de toute son intelligence, ayant alors son dernier accomplissement, cet acte d'amour ne peut souffrir d'interruption. Mais ici, où nous nous trouvons dans un état tout contraire, nos actes les plus parfaits, qui viennent toujours d'im cœur en quelque façon divisé, ne peuvent jamais avoir toute leur vigueur, et sont sujets à s'éteindre naturellement parmi les occupations de cette vie, si on les fait revivre. C'est pourquoi on ne prescrit rien tant au chrétien que le renouvellement des actes intérieurs.

Il ne faut pas écouter nos faux mystiques, lorsqu'ils répondent qu'aussi ne défendent-ils pas ces actes renouvelés au commun des

 

1 Falc., p. 156.

 

399

 

chrétiens, mais seulement aux parfaits : c'est-à-dire, selon leur langage, à ceux qui sont élevés aux oraisons extraordinaires : car pour détruire cette réponse, il ne faut que demander à nos prétendus parfaits, si les justes qui vivent dans les voies communes n'accomplissent pas selon la mesure de cette vie le précepte d'aimer Dieu. Cet acte est un acte fort, puisqu'il consiste à aimer Dieu de toute sa force; pourquoi un acte si fort ne sera-t-il pas perpétuel, dans tous ceux qui le produisent? Il ne faudrait donc obliger personne à le renouveler, et la défense de réitérer les actes de charité devrait s'étendre à tous les justes qui conservent la grâce de Dieu ; ce qui serait un renversement de toute la morale chrétienne.

Pour une plus claire conviction de ceux qui nous disent des choses si étranges, demandons-leur si David n'avait jamais fait d'actes d'amour quand il chanta de cœur et de bouche le psaume Diliqam te (1), etc., où il commence par dire : « Mon Dieu, qui êtes ma force, mon appui, et mon seul Dieu, je vous aimerai, » et le reste ; ou s'il ne l'a pas réitéré quand il a dit et répété tant de fois : «Mon âme, bénis le Seigneur: mon âme, loue le Seigneur! O Seigneur, mon âme a soif de vous ; en combien de manières et combien souvent, quàm multipliciter, ma chair même vous désire-t-elle (2)? » Saint Paul n'avait-il pas fait un acte fort, lorsqu'il demandait à Jésus-Christ d'être délivré de cette importune tentation, et cependant il y revient par trois fois : J'ai prié trois fois le Seigneur (3), et on sait que trois fois, c'est très-souvent ; et cependant c'est un des parfaits, c'est un apôtre distingué entre tous les antres : et en un mot, c'est un saint Paul qui réitère cet acte. Mais Jésus-Christ voulait-il faiblement sa passion quand il dit : « Je désire d'être baptisé d'un baptême (4); et encore : « Que votre volonté soit faite, et non pas la mienne ; » et cependant il revient aussi par trois fois à cette demande, et l'Evangile rapporte que « jusqu'à trois fois il répéta le même discours (5). » Si l'on dit qu'il le fit pour notre exemple seulement, et encore en la personne des infirmes : j'ai bien ouï dire qu'il disait en la personne des infirmes :

 

1 Psal. XVII. —  2 Psal. LXII, CII, CV, CXIV. — 3 II Cor., XII , 8. — 4 Luc., XII, 50. — 5 Matth., XXVI, 39, 43, 44.

 

400

 

« Détournez de moi ce calice : » mais de dire et de répéter : « Que votre volonté soit faite, » ce n'est le langage des infirmes qu'au sens où tous les hommes le sont durant tout le cours de leur vie : si ce n'est qu'il faille excepter de cette loi ceux qui nous vantent une oraison continuelle de quiétude, et qui disent tout ce qui leur plait autant sans preuve que sans règle.

Au reste je dois avenu; que je ne trouve personne, avant le Père Jean Falconi, qui ait enseigné le nouveau prodige de cet acte irréitérable : mais nous avons déjà vu que Molinos qui a embrassé cette doctrine (1), s'appuie sur l'autorité de Falconi, qui est bien fragile : il en adopte les termes : et il ajoute à la comparaison du joyau celle-ci d'un voyageur : « Il marche, dit-il, et sans avoir besoin de dire toujours : Je vais à Rome, il continue son voyage en vertu de la première résolution qu'il a faite d'y aller (2). » Voilà comme ces spéculatifs, sans principe, sans autorité, ou de l'Ecriture ou des Pères, endorment les âmes par des comparaisons qui flattent leur nonchalance. Il fallait songer que si le voyage était difficile et qu'il s'élevât à chaque pas de nouveaux obstacles, on aurait besoin souvent de ranimer son courage et connue de remonter son premier désir ; et quand même tout serait facile et heureux, il ne faudrait pas pour cela s'imaginer qu'on allât tout seul, mais demander à Dieu qu'il lui plût nous continuer des forces proportionnées à la longueur du chemin, qui est une manière aussi solide que nécessaire de renouveler ses actes.

Molinos, dans les chapitres qu'on vient de marquer, ajoute à l'autorité du Père Falconi celle de saint François de Sales, dont nous parlerons en son lieu. Ceux qui ont fait imprimer le Moyen court ont aussi imprimé avec ce livret les mêmes autorités, tant celles de ce religieux que celles du saint évêque de Genève ; et on voit manifestement que dans la publication de ce petit livre on est entré dans le dessein de Molinos.

On voit aussi dans ce livre le même principe de la perpétuité de l'acte de conversion, par lequel on se donne une fois à Dieu : « Sitôt, dit-on, que l’âme s'aperçoit qu'elle s'est détournée dans

 

1 Guid. spir., liv. I, chap. XIII-XV. — 2 Ibid., p. 15, 65, 66.

 

401

 

les choses de dehors, il faut que par un acte simple, qui est un retour vers Dieu, elle se remette en lui ; puis son acte subsiste tant que sa conversion dure (1). » On ajoute par un sentiment assez extraordinaire, que cet acte devient comme habituel, à force de l'avoir réitéré ; de sorte qu'il ne faut plus le renouveler, comme il paraît par ces paroles : « L'âme ne doit pas se mettre en peine de chercher cet acte pour le former, parce qu'il subsiste ; elle trouve même qu'elle se tire de son état sous prétexte de le chercher, CE QU'ELLE NE DOIT JAMAIS FAIRE, puisqu'il subsiste en habitude, et qu'alors elle est dans la conversion et dans un amour habituel (2). » Si l'on voulait dire seulement, comme l'enseigne la philosophie, que souvent par un seul acte très-fort on produit une habitude, on ne dirait rien que de commun, mais on veut que l'acte subsiste ; et encore qu'il y ait beaucoup d'ignorance à croire qu'il subsiste en habitude, puisque l'acte et l'habitude sont choses distinctes, on ne laisse pas d'assurer que cet amour qu'on nomme habituel, est à la fois actuel, puisque c'est un acte. C'est pourquoi on s'élève ensuite contre ceux qui cherchent cet acte, c'est-à-dire qui le renouvellent en leur faisant ce reproche : « On cherche un acte par un acte, au lieu de se tenir attaché par un acte simple avec Dieu (3). »

Si on demande combien cet acte peut durer, on répondra selon ce principe « qu'il durerait naturellement toute la vie, puisque l'homme s’étant donné à Dieu dans le commencement de la voie, afin qu'il fit de lui et en lui tout ce qu'il voudrait, il donna dès lors un consentement actif et général pour tout ce que Dieu ferait : » D'où l'on conclut « que dans la suite il suffit qu'il donne un consentement passif, afin qu'il ait une pleine et entière liberté (4). » Qu'on explique comme on voudra ce consentement passif, dont nous aurons à parler ailleurs; toujours bien certainement ce n'est pas une réitération d'un acte qui subsiste de soi : c'est pourquoi aussi elle assure : «Lorsqu'on a facilité de faire des actes distincts, que c'est une marque que l'on s'était détourné (5), » mais qu'au reste naturellement on ne renouvelle pas l'acte direct

 

1 Moyen court, ch. XXII, p. 101. — 2 Ibid., p. 102. — 3 Ibid., p. 103. — 4 Ibid., ch. XXIV, p. 130. — 5 Ibid., ch. XXIV, p. 103.

 

 

402

 

une fois produit, à moins qu'on l'ait révoqué, comme disait Falconi : qui est ici ce qu'on appelle se détourner. L'acte donc subsiste toujours ; et à moins qu'on ne se détourne, il y a « un acte toujours subsistant, qui est un doux enfoncement en Dieu. »

On n'a donc qu'à s'y enfoncer une fois ; il ne faut plus après cela que laisser subsister son acte, sans se mettre en peine de le renouveler jamais ; et plus on aura de facilité à se passer de ce renouvellement, que la pratique et la doctrine de tous les Saints nous montrent si nécessaire, plus on sera assuré qu'on ne s'est point détourné de sa voie, ce qui est précisément la doctrine réprouvée du Père Falconi, qu'aussi pour cette raison on a imprimée avec le livre du Moyen court, comme étant visiblement du même dessein.

Par la même raison l'on y pouvait joindre non-seulement Molinos, mais encore Malaval, avec son acte qu'il appelle universel: qui comprend éminemment tous les autres actes du chrétien, et exempte aussi de l'obligation de les pratiquer. Car c'est un acte « comme permanent, par une continuelle et insensible réitération, par une simple résolution de ne point sortir de la présence de Dieu, » le spirituel « s'y conserve incessamment, quoi qu'il fasse (1) : » aussi a-t-on vu, selon cet auteur, que l'Epouse ne dit plus à un cher Epoux : « Je me donne à vous (2) : » il suffit de l'avoir dit une fois; c'est un acte qui ne passe point : la protestation une fois bien faite de vouloir entièrement être à Dieu, devient, habituelle, c'est-à-dire dans ce langage, devient un acte habituel et continu ou, comme parle l'auteur, un acte non interrompu, non point par cette intention qu'on nomme virtuelle; celle-là, dit-il, ne suffit pas, n'étant pas assez actuelle à son gré. C'est pourquoi il a inventé une intention éminente ; car il n'y a qu'à trouver un mot qui éblouisse le monde, c'en est assez pour dire sans preuve tout ce qu'on veut, et pour décharger les fidèles du soin de renouveler les actes les plus importants.

Au reste pour bien entendre le sentiment de ces auteurs, je

 

1 Moyen court, II part., p. 197, 198, 357, 361 , 366, 390, 397, 417, 418, 431 ; I part , p. 29, 30, 32, 45, 46, etc., 66, 70. — 2 Ibid., I part., p. 27; ci-dessus, chap. XIV.

 

403

 

dois ici avertir le sage lecteur qu'il ne faut point s'arrêter à certains petits correctifs qu'ils sèment deçà et de la dans leurs écrits ; mais regarder où va le principe, où portent les expressions, et quel est en un mot l'esprit du livre. Par exemple, on peut avoir remarqué que Malaval semble hésiter à nommer son acte universel absolument permanent : il est comme permanent, dit-il : mais il ajoute aussitôt après, et il répète sans fin, qu'il est perpétuel, non interrompu, et le reste qu'on vient de voir. Le principe porte là ; toute la suite du discours y conduit, et ces légers correctifs font voir seulement que ces auteurs ont senti quelquefois les excès où ils se jetaient, et en ont été étonnés. Souvent même ils semblent nier en un endroit ce qu'ils assurent en l'autre, pour se préparer des excuses et se donner des échappatoires. Il ne faut pas se persuader que parmi tant d'absurdités on puisse conserver une doctrine suivie : les principes fondamentaux du christianisme ne peuvent pas s'éloigner tout à fait de la pensée. De là vient qu'on trouve même dans les ariens, dans les pélagiens, dans les eutychiens, dans tous les autres hérétiques, des propositions ou échappées ou artificieuses, dans lesquelles ils semblent quitter leur erreur : à plus forte raison en doit-on trouver dans les nouveaux mystiques, où la teinture de la piété s'est encore plus conservée : la force de la vérité arrache toujours beaucoup de choses à ceux qui s'égarent, et il en faut dire quelquefois qui fassent passer les autres. L'Eglise sans s'y arrêter et pans chercher des excuses à ceux qui veulent tromper, a condamné les hérétiques par la force de leurs principes et par le gros de leurs expressions ; et tout ce qu'on pourra conclure de celles qui semblent contraires, c'est qu'ils ont voulu se déguiser.

Quoi qu'il en soit, il est bien constant que la nouvelle oraison mystique tend à relâcher dans les parfaits le soin de renouveler les actes les plus essentiels à la piété. Falconi a ouvert la carrière ; Molinos l'a suivi en termes formels ; Malaval, qui a voulu quelquefois biaiser, ne laisse pas de s'expliquer clairement ; et pour le livre du Moyen court, la perpétuité des actes irréitérables de leur nature y est assurée à pleine bouche.

C'est encore une conséquence de cette doctrine, qu'il ne faut

 

405

 

point se donner de peine pour se recueillir, quelque distrait et occupé qu'on ait été ; car les actes bien faits une fois, comme l'est sans doute celui du recueillement produit au commencement de la vie intérieure, ne périssent point. Ainsi on n'a point à craindre de se dissiper, puisqu'à moins que de révoquer ses premiers actes, on y demeure toujours, en dormant et en veillant, occupé ou non occupé. Ce sont là les moyens faciles qu'on propose pour l'oraison, et on pousse la facilité jusqu'à exempter les prétendus parfaits du soin de renouveler leur recueillement : on porte insensiblement tout le monde au repos ; et la réitération des actes étant selon ces principes une marque qu'on les a mal faits la première fois , autant qu'on veut avoir bien fait, autant veut-on éviter de les réitérer. Telles sont les facilités de la nouvelle méthode : en voici d'autres qui ne sont pas moins considérables.

Précédente Accueil Suivante