Etats Oraison T I - L IV
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Nouvelle Exposition
Controverses Eucharistie
Sentence Exécutoire
Réunion : Lettres I-X
Réunion : Lettres XI-XXX
Réunions : Lettres XXXI-XLVI
Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
Réunions : Lettres XLIX-LII
Ordonnance Oraison
Oraison - Préface
Oraison - Approbations
Etats Oraison T I - L I
Etats Oraison T I - L II
Etats Oraison T I - L III
Etats Oraison T I - L IV
Etats Oraison T I - L V
Etats Oraison T I - L VI
Etats Oraison T I - L VII
Etats Oraison T I - L VIII
Etats Oraison T I - L IX
Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

LIVRE IV.

 

Où il est traité plus à fond de la conformité à la volonté de Dieu.

 

On demande en théologie si tous les fidèles peuvent et doivent demander à Dieu ces grandes grâces qui sont suivies de l'effet, et surtout ce don spécial de persévérance qui n'est donné qu'aux élus (1) ; et tous répondent unanimement qu'on doit demander tous ces dons, sans entrer dans la question si Dieu a résolu de toute éternité de les accorder ou non. La raison est en premier lieu qu'il est de la foi que Dieu veut donner tous ces dons, et même ce grand don de persévérance à ceux qui l'en prient de la manière dont il veut être prié ; d'où il s'ensuit qu'il l'en faut prier de tout son pouvoir. Secondement, on est obligé de demander à Dieu son royaume céleste, et par conséquent ce qui y conduit. En troisième lieu on est obligé de s'aimer soi-même conformément à ce précepte : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même (2);» selon lequel il est clair qu'on ne peut aimer son prochain sans s'aimer soi-même auparavant ; mais on ne s'aime pas soi-même comme il faut, sans se procurer, du moins sans se désirer tous les biens que Dieu a proposés à notre foi. En quatrième lieu c'est à nous une perfection et une vertu de faire cette demande ; et au contraire ne la faire pas, c'est négliger les moyens d'éviter le péché, et entretenir dans nos cœurs une pernicieuse indifférence à pécher ou ne pécher pas. Enfin en cinquième et dernier lieu, tout le monde demeure d'accord que la demande des grâces qu'on nomme efficaces, et celle du don de persévérance, sont clairement et formellement renfermées, non-seulement dans les prières de l'Eglise, mais encore (ce qui est bien plus important) dans les demandes du Pater, et en particulier dans celle-ci :

« Ne souffrez pas que nous succombions à la tentation, mais

 

1 Suar., de Relig., lib. I, cap. XX, XXI. – 2 Marc, XII, 33.

 

446

 

délivrez-nous du mal ; » ce qui emporte une délivrance éternelle du péché, et une victoire entière sur la tentation.

Par ces raisons les docteurs décident sans hésiter qu'on peut, et par conséquent qu'il y a obligation de demander à Dieu toutes ces grâces, et en particulier le don spécial de persévérance, et même de le demander absolument ; car on met cette différence entre la demande des biens temporels et celle des éternels, que les premiers n'étant pas des biens absolus, on ne peut aussi les demander absolument, mais seulement sous la condition de la volonté de Dieu ; au lieu que les biens éternels étant les vrais biens et absolument tels, il n'y a point à hésiter à les demander absolument à Dieu, et on ne peut sans lui faire injure les lui demander avec la condition s'il veut les donner, parce qu'on ne peut pas douter qu'il ne les veuille donner à ceux qui les lui demandent, puisqu'il s'y est engagé par sa promesse.

Ainsi on ne peut douter de l'obligation ni de désirer, ni de demander de si grands biens, et tous les moyens préparés de Dieu pour nous y conduire, sans entrer dans la question de ce que Dieu a voulu ou n'a pas voulu sur ce sujet par ses décrets éternels, parce que comme raisonnent très-bien ces théologiens, et entre autres Suarez, nous n'avons pas à examiner ce que Dieu a voulu en cette sorte, mais ce qui nous convient et ce qu'il nous ordonne de vouloir.

C'est aussi à quoi aboutit cette distinction de l'Ecole : Il y a une volonté qu'on nomme de bon plaisir, par laquelle Dieu décide des événements; et il y a une volonté qu'on appelle signifiée, par laquelle il nous commande ce qu'il veut de nous. Cette dernière i constamment est la règle de notre vie, et il y a des occasions où nous ne pouvons ni ne devons regarder l'autre.

Et pour remonter à la source, il convient à Dieu comme cause universelle, absolue, première et toute-puissante, de vouloir des choses qu'il ne convient pas aux hommes de vouloir. Saint Augustin (1), qui a établi doctement cette règle contre les pélagiens, en a donné cet exemple, que Dieu peut ne vouloir pas empêcher

 

1 Op. imperf., lib. III, cap. XXII et seq. usque ad XXVII; et lib. IV, c. XXXIV, XXXVI.

 

447

 

les crimes qu'il pourrait empêcher s'il voulait, au contraire il veut les permettre, et cependant il demeure très-bon; au lieu que si l'homme agissait ainsi, il ne pourrait être que très-mauvais. De cette sorte, dit ce Père , Dieu veut des choses par une bonne volonté que nous ne pouvons vouloir que par une volonté perverse ; et ainsi sans raisonner sur ce qu'il veut ou ne veut pas en lui-même, nous n'avons qu'à considérer ce qu'il veut que nous voulions.

Toutes ces règles sont renversées par les fondements dans l'abandon et l'indifférence des nouveaux mystiques. Un des fondements des demandes qu'on doit faire pour soi et pour les autres, et peut-être le principal, c'est l'amour que Dieu nous commande pour le prochain comme pour nous; mais nos faux mystiques y renoncent, et ils ne s'en cachent pas, puisqu'ils parlent de cette sorte : « Il faut que cette âme, laquelle par un mouvement de charité se voulait tous les biens possibles par rapport à Dieu, s'oublie entièrement de toute elle-même, pour ne plus penser qu’à son bien-aimé (1). » Remarquez que ce qu'elle oublie ce n'est pas un amour-propre, mais le mouvement de charité quelle avait pour elle-même par l'apport à Dieu; c'est-à-dire qu'elle s'oublie du second précepte de la charité, par lequel Dieu lui commandait de s'aimer soi-même avec' le prochain, d'un même amour : elle refuse au contraire d'exercer cet acte, et ne veut plus ni à soi-même, ni au prochain tout le bien qu'elle lui voulait par rapport à Dieu. Si on lui demande qui l'a exemptée de ce commandement et où en est écrite la dispense, et qu'elle réponde que c'est qu'elle craint de vouloir ce que Dieu ne veut pas, ou ce qu'elle ne sait pas que Dieu veuille, nul ne le sait sur la terre et voilà une raison générale de supprimer ce second précepte. Mais si elle dit que c'est l'abondance de son amour envers Dieu qui l'empêche de s'aimer Soi-même et ses frères par rapport à lui, c'est précisément où est l'erreur de croire qu'on s'en aime moins, et qu'on aime moins le Prochain en aimant Dieu davantage, puisqu'au contraire ce second amour étant une suite de celui qu'on a pour Dieu, nous (1). pratiquons d'autant plus que nous aimons Dieu plus fortement

 

1 Interpr. du Cant. des cant., ch. II, vers. 4, p. 41.

 

448

 

ainsi cette âme prétendue parfaite prend un vain prétexte de ne plus exercer l'amour qu'elle se doit à elle-même, en disant qu'elle s'oublie de tout intérêt de salut et de perfection pour ne penser qu'à l'intérêt de Dieu : comme si Dieu avait mi autre intérêt que celui de faire du bien à ceux qui l'aiment, ou une autre gloire plus grande que celle de se rendre admirable dans ses saints.

On voit donc que cette manière de séparer nos intérêts d'avec ceux de Dieu, poussée à l'extrémité où la poussent les faux mystiques , éteint le second précepte de la charité. La même sécheresse qu'ils ont pour eux-mêmes, ils l'ont aussi pour les autres : et au lieu que Samuel ne cessait de pleurer et de prier pour Saül, et que pour faire cesser ses gémissements il fallut que Dieu révélât expressément au saint prophète la réprobation de ce malheureux roi (1) ; ceux-ci au contraire suppriment d'eux-mêmes leurs lamentations. Dieu nous tient ses décrets cachés, de peur que nos prières ne discontinuent ; et comme dit saint Augustin », il n'y a que le diable et ses anges pour qui il ne soit plus permis de prier, parce que leur sentence est déclarée, et leur éternel endurcissement révélé : par où l'on voit en quel rang nos mystiques se mettent eux-mêmes, et tous ceux pour qui ils déclarent qu'ils ne peuvent plus faire aucune demande.

Il est vrai qu'en nous tenant le sort des réprouvés si caché, Dieu, dont les jugements sont toujours justes, n'a pas laissé de révéler qu'il ne donne pas à tout le monde le don de persévérance , ni la gloire éternelle qu'il y a attachée. A ceux-là il est certain qu'il a voulu et destiné par sa justice la soustraction de ses dons, de son amour et de tout lui-même, comme une juste peine de leur défection volontaire, conformément à cette règle de justice expressément déclarée dans l'Evangile : Il sera donné à celui qui a : la gloire sera donnée à celui qui a la grâce ; la couronne de justice sera donnée à celui qui a les mérites : mais pour celui qui n'a pas ( la grâce et la charité ), même ce qu'il a (ces petits rêtes de grâce et de justice qui demeurent dans les plus médians) lui sera ôté, et par cette soustraction, il sera jeté dans

 

I Reg., XVI, 1. — 2 De Civit. Dei, lib. XXI, cap. XXIV.

 

449

 

les ténèbres du dehors (1) : c'est-à-dire séparé de Dieu et livré à lui-même. Tel sera donc le sort de ces malheureux, et nul ne sait en cette vie s’il est digne d'amour ou de haine (2). Mais Dieu n'exige des hommes aucun consentement à leur perte, quoique justement résolue par un irrévocable décret; au contraire il nous défend expressément d'exercer sur ce sujet-là aucun acte de volonté, parce que cet acte est de ceux qui ne conviendroient pas à notre nature. Il ne conviendrait, dis-je, pas avec l'horreur que nous devons avoir de l'état où l'on est privé de Dieu ; et ce serait diminuer cette horreur, et pour ainsi dire nous apprivoiser et nous familiariser avec un si grand mal, que de nous permettre d'y consentir; ce serait nous rendre cruels et envers nous et envers les autres, et nourrir dans les cœurs chrétiens la sécheresse et l'inhumanité. Mais nos mystiques méprisent ces règles invariables de la sagesse divine, et nous avons ouï de leur bouche cette étonnante parole : « Elle entre ( cette âme prétendue parfaite ) dans les intérêts de la justice de Dieu, consentant de tout son cœur à tout ce qu'elle fera d'elle, soit pour le temps, soit pour l'éternité (3); » sans songer que ce que Dieu veut faire des réprouvés par sa justice, c'est de les priver de lui-même, de ses grâces, de son amour, de tout bien ; à quoi une âme pieuse ne peut jamais consentir, tant à cause des maux que contient cette privation qu'à cause de ceux qu'elle attire, comme sont la haine de Dieu, le désespoir et pour tout dire en un mot, l'endurcissement dans le péché.

Il arrive aussi de là que ces âmes prétendues parfaites, mais qui déclarent l'extinction de leur chanté par les dispositions qu'on vient de voir, perdent peu à peu l'horreur du péché que la piété inspire à toute âme juste : car dans ces fausses sublimités, premièrement nous avons vu qu'on ne demande point pardon à Dieu, puisqu'on ne lui demande rien du tout : secondement qu'on n'y laisse aucun lieu à la componction. De telles âmes en approchant du confessionnal, « au lieu du regret et d'un acte de contrition qu'elles avaient accoutumé de faire, » n'ont plus, à ce qu'elles disent, « qu'un amour doux et tranquille qui s'empare de leur

 

1 Matth., XIII, 12, et XXV, 29, 30.— 2 Eccle., IX, 1. — 3 Interprét. du Cant., II, p. 44.

 

450

 

cœur, (1) ; » et toute la vivacité de la componction, avec les douces larmes de la pénitence, demeure à jamais éteinte.

Il est étrange qu'on ose faire ici une règle pour tout un état de cette cessation de la contrition. C'est une doctrine commune, que les péchés véniels, même hors de la confession, peuvent être effacés par un acte d'amour. Je ne veux pas entrer dans la question si et comment un acte d'amour sans regret de chaque péché, ou du péché, si l'on veut, en général, peut concourir ou suffire selon ses diverses circonstances à la justification du pécheur : ce que je condamne sans hésiter avec tous les saints docteurs, c'est de vouloir être ainsi par état ; d'exclure, dis-je, par état l'acte de contrition de ses péchés ; et non-seulement de le supprimer quand il se présente, mais encore faire profession de ne s'y exciter jamais : car avec ces exclusions et ces suppressions, l'acte d'amour qu'on croit avoir n'est qu'imaginaire. C'est pourtant où l'on veut mener les âmes par ces prétendus états d'oraison ; on y blâme en général «ceux qui veulent se retirer de là (de ce doux et tranquille amour ) pour faire un acte de contrition, parce qu'ils ont ouï dire que cela est nécessaire et il est vrai (2). » On a bien peur que ces âmes ne se portent à la contrition. S'il est vrai qu'elle soit nécessaire et qu'on le reconnaisse de bonne foi, fallait-il blâmer, comme sortant de leur état, ceux qui forment un acte de contrition, ni leur dire «qu'ils perdent la véritable contrition, qui est cet amour infus infiniment plus grand que ce qu'ils pourraient faire par eux-mêmes?» Tout ce discours est plein d'erreur: car premièrement s'ils sont vraiment chrétiens, loin de prétendre rien faire par eux-mêmes, ils croient que sans Jésus-Christ on ne peut rien : secondement si par acte infus ils entendent cette infusion extraordinaire et passive dont nous parlerons en son lieu, il est faux que cet acte-là soit la véritable contrition, à l'exclusion de celui qui est répandu d'une autre sorte dans les cœurs ; et faux encore que cet acte d'amour infus exclue la contrition, comme s'il était incompatible avec elle : au contraire on sait que l'acte de contrition peut être infus comme tous les autres. C'est d'ailleurs un prodige inouï dans la théologie de dire que la contrition déroge à l'amour :

 

1 Moyen court, p. 20, 63. — 2 Ibid., p. 63.

 

451

 

et quand après pour exclure l'acte de contrition de certains états d'oraison, l'on ajoute qu'en ces « états on a un acte éminent qui comprend les autres avec plus de perfection, quoiqu'on n'ait pas ceux-ci comme distincts et multipliez (1) : » nous avons vu que c'est un prétexte pour détruire la pluralité des actes expressément et distinctement commandés, sous couleur d'an acte éminent qu'on ne trouve nulle part, ni dans l'Ecriture, ni dans les saints Pères comme il a été démontré ».

Pour supprimer la contrition on a un dernier recours à l'excellence de l'opération divine, « et l'on dit que c'est haïr le péché pomme Dieu le hait, de le haïr de cette sorte » (sans en être contrit ni affligé) ; à quoi on ajoute cette autre sentence : « Que c'est l'amour le plus pur que celui que Dieu opère en l’âme : » mais tout cela est faux encore dans toutes ses parties. Car pour commencer par la dernière, où l'on définit l'amour le plus pur celui que Dieu opère en l’âme ; on a déjà vu qu'il n'y a point d'amour que Dieu n'opère dans l’âme ; et celui qu'il y opère par cette infusion qu'on nomme passive, n'est pas plus pur que les autres ni plus parfait, parce que sa pureté et sa perfection dépend de son objet, et non pas de la manière dont il est produit, comme il sera plus amplement démontré ailleurs. Quant à cette superbe sentence où l'on assure qu'il est plus parfait de haïr le péché sans s'en affliger et sans en être contrit, parce que c'est le haïr comme Dieu le hait lui-même, ce sont là de spécieuses paroles, mais dont la signification est pernicieuse, et l'on y reconnaît ces âmes qui ne conçoivent la perfection qu'en la poussant sans mesure au de la du but. Car la créature doit haïr le péché, non pas comme Dieu, qui n'en peut être ni affligé ni contrit, qui le permet pouvant l'empêcher, et qui par son éternelle sagesse a mieux aimé en tirer du bien que d'empêcher qu'il ne fût. Il n'appartient pas à la créature de haïr le péché en cette sorte. Dieu nous commande de le haïr comme le doivent haïr des créatures pécheresses ; c'est-à-dire comme étant en elles le souverain mal le plus nuisible de tous les maux; ce qui n'est point à l'égard de Dieu, à qui ses ennemis ne peuvent nuire; et encore comme étant un mal qui est de leur

 

1 Moyen court, p. 64. — 2 Ci-dessus, liv. III, ch. XXI.

 

452

 

fond, qui les tente et qui les attire, qui se forme en elles naturellement depuis le péché originel, et qui les sépare de Dieu; contre lequel aussi il nous est expressément commandé de nous munir, en disant, non pas toujours, mais en tout état et dans les temps convenables : «Pardonnez-nous nos fautes, et ne nous induisez pas en tentation. »

C'est encore un autre excès également condamnable de donner pour règle générale, que l'oubli est une marque de la purification de sa faute (1) ; car saint Pierre n'a pas oublié son reniement, qu'il a pleuré toute sa vie jusqu'à s'en caver les joues, si l'on en croit une sainte et pieuse tradition ; et saint Paul bien certainement s'est souvenu avec douleur durant toute sa vie des persécutions qu'il avait faites à l'Eglise dans son ignorance. A son exemple saint Augustin a pleuré dans son extrême vieillesse, et après trente ans d'une vie si sainte, les péchés qu'il avait commis avant son baptême. David à qui le prophète avait annoncé la rémission de son péché, ne laisse pas de demander à Dieu « qu'il l'en lave encore davantage : » Amplius lava me (1) : lui et tous les saints ont repassé leurs années dans l’amertume de leur âme. J'accorderai donc si l'on veut à Cassien, ou à quelque autre spirituel ancien ou moderne, que quelquefois dans certains moments, et lorsque l'abondance des miséricordes se fait sentir plus pleinement à une âme, le grand calme où elle se trouve peut être une marque que Dieu a oublié son péché : mais de faire de cette marque une règle générale et une chose d'état perpétuel, c'est une erreur insupportable et un manifeste affaiblissement de l'horreur qu'on doit avoir en tout état pour le péché.

Ces parfaits passent pourtant encore plus avant, puisqu'ils imputent leurs péchés à Dieu, témoin celle qui dit sur le Cantique : « Ne jugez pas de moi par la couleur brune que je porte au dehors, ni par mes défauts extérieurs, soit réels ou apparents ; car cela ne vient pas comme aux âmes commençantes faute d'amour et de courage ; mais c'est que mon divin soleil par ses regards continuels, ardents et brûlants m'a décolorée, et c'est la force de l'amour qui me sèche la peau et la brunit (3) . » On ne sait ce que

 

1 Moyen court, p. 65. — 2 Psal. L., 4. — 3 Interprét. du Cant., I, 5, p. 19.

 

453

 

c’est que ces défauts qu'on attribue à Dieu et à ses regards, soit qu'ils soient réels ou apparents. On entend encore moins que ces défauts ne soient des défauts que pour les âmes qui commencent, et n'en soient plus pour les âmes parfaites. « Cette noirceur, poursuit-on, est un avancement, et non pas un défaut ; mais un avancement que vous ne devez pas considérer, vous qui êtes encore jeunes, parce que la noirceur que vous vous donneriez serait un défaut. Elle ne doit venir, pour être bonne, que du soleil de justice. » Ce que c'est dans les âmes que cette noirceur et que ces défauts qui viennent du soleil de justice, c'est un mystère qui m'est inconnu, et que l'Ecriture ni les Saints ne m'apprennent pas: nos défauts et notre noirceur viennent de nous-mêmes, et le contraire est impie.

Dans la suite l’amante fidèle prie l'Epoux d'ôter les petits renards , qui « sont quantité de petits défauts, » qu'on veut appeler petits, encore qu'ils gâtent la vigne, qu'ils la ravagent, qu'ils en abattent la fleur et y fassent d'étranges ravages (1). » On avoue pourtant que ces défauts viennent du maître de la vigne, c'est-à-dire de Dieu même: car on ajoute: «Que ferez-vous, pauvre âme, pour abandonner cette vigne à laquelle vous êtes attachée sans le connaître? Ah ! le maître y mettra lui-même de petits renards, c'est-à-dire ces défauts qui la ravagent, qui en abattent les fleurs, » c'est-à-dire du moins les ornements, et y font tout le dégât qu'on vient de voir. Au lieu de s'humilier de ces défauts, on les impute à Dieu même, et on s'en fait un sujet de gloire.

Le saint homme Gerson, dans le savant livre qu'il a composé de la Distinction des véritables visions d'avec les fausses, dit «qu'on trouve de faux dévots, qui se glorifient témérairement de leurs défauts, de leurs négligences et de leurs nécessités (ou de leurs faiblesses) ; chose absurde à penser : mais il est vrai qu'ils s'en glorifient de telle manière, qu'ils pensent que Dieu les permet, comme dans saint Paul, de peur que la grandeur des révélations ou de leurs vertus ne les enfle. Quelle misère, poursuit-il, d'une conscience arrogante, qui n'est ni humiliée, ni guérie de ses défauts, et loin de s'abaisser s'en fait un argument de son

 

1 Interprét. du Cant., II , 15, 62.

 

454

 

élévation (1) ! » Celles-ci poussent encore la chose plus loin, puisqu'elles disent qu'il a fallu pour les détacher d'elles-mêmes, non-seulement que Dieu permit, mais qu'il mit en elles ces défauts.

C'est encore une autre maxime qui tend à éteindre l'horreur du péché, de dire que la perfection consiste à ne s'en plus souvenir, sous prétexte qu'on est arrivé à un degré où le meilleur est d'oublier ce gui nous concerne, pour ne se souvenir que de Dieu (2). Quoi donc, c'est oublier Dieu que d'être affligé de son péché pour l'amour de lui? Faut-il, pour oublier ce qui nous concerne, ne songer plus que le péché souille notre conscience, nous rend odieux à Dieu, nous en sépare ?, Où prend-on ces raffinements, et pourquoi par tant d'artifices affaiblir l'esprit de componction?

Cependant sur ces fondements on annonce aux âmes qui tâchent de s'affliger de leurs péchés dans le confessionnal, qu'elles s'en tiennent ni à leurs simples occupations (3) ; c'est-à-dire que la simplicité se perd par la componction. On dit de même à l'égard de la communion, que les âmes de ce degré laissent agir Dieu, et qu'elles demeurent en silence. On a déjà entendu ce que c'est que ce silence et ce laisser agir ; c'est-à-dire demeurer perpétuellement et par état sans s'émouvoir à la contrition, ni à aucun acte de piété. C'est la seule préparation qu'on leur permet avec cette impérieuse décision : Qu'elles se donnent bien de garde de chercher d'autre disposition, quelle qu'elle soit, que leur simple repos (dans l'entière cessation de tous les actes) (4). Cette loi s'étend à tout, à la confession, à la communion, à l'action de grâces; en tout cela, leur dit-on, il n'y a rien à faire qu'à se laisser remplir de cette effusion divine, sans jamais s'aider à bien faire. Voilà toutes les leçons que l'on donne aux âmes dans ce degré d'oraison, qui n'est pourtant encore que le second. A quelle cessation de toute componction, de tout désir et en un mot de tout acte, ne viendra-t-on pas dans la suite?

On a pourtant ressenti que ces hardies déterminations feraient de la peine au lecteur, et on tâche de l'amuser par cette restriction : « Je n'entends pas parler des préparations nécessaires pour

 

1 De dist. ver. vis. à falsis, § Tertium igitur signum, tom. I, col. 50.— 2 Moyen court, p. G5. — 3 Ibid., p. 66. — 4 Ibid., ch. XIII, p. 57.

 

455

 

les sacrements; mais de la plus parfaite disposition intérieure dans laquelle on puisse les recevoir, qui est celle que je viens de dire (1). » On n'entend rien dans ce discours ; quand on est dans la plus parfaite disposition intérieure, à plus forte raison doit-on avoir les préparations nécessaires : ainsi cette restriction apparente n'est dans le fond qu'un amusement ; et on laisse pour assuré que ni la confession, ni la communion, ni l'action de grâces, ni aucun exercice chrétien ne demande ni componction de cœur, ni aucun effort quel qu'il soit pour s'élever à Dieu.

La règle de nos mystiques pour connaître la volonté de Dieu, ne peut pas être soufferte, puisqu'elle oblige à se « convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est, ordre et volonté de Dieu, et tout ce qu'il nous faut (2). » Si nous poussons ces paroles dans toute leur étendue, le péché y sera compris. On le trouve encore plus dans celles-ci, où l'on nous oblige « à nous contenter du moment actuel de Dieu, qui nous apporte avec soi l'ordre éternel de Dieu sur nous (3) : » à la fin pourtant, après avoir si longtemps frappé le lecteur par des propositions si universelles, on en ressent le mauvais effet, et on conclut en disant « qu'il ne faut rien attribuer à la créature de tout ce qui nous arrive, mais regarder toutes choses en Dieu comme venant infailliblement de sa main, à la réserve de notre propre péché (4). » Je recevrais l'exception sans peine si elle était plus précise : mais que veut dire cette réserve de notre propre péché? Est-ce que le péché d'autrui peut être imputé à Dieu plutôt que le nôtre propre? Mais s'il faut excepter de l'abandon du moins notre péché propre, il ne faut donc pas y demeurer indifférent jusqu'à ne vouloir plus s'en affliger, ni eu demander pardon, ou prier d'être di livré de tous les maux qu'il attire en cette vie et en l'autre.

Pour soutenir ces excès et la suppression des demandes, il fal-loit changer la nature de la prière, et c'est à quoi se rapporte tout un chapitre dans le Moyen court, où d'abord on définit ainsi la prière : « La prière n'est autre chose qu'une chaleur d'amour

 

1 Moyen court, ch. XIII, p. 57. — 2 Ibid., ch. VI, p. 26. — 3 Ibid., p. 29. — 4 Ibid.

 

456

 

qui fond et qui dissout l’âme, la subtilise et la fait monter jusqu'à Dieu : à mesure quelle se fond elle rend son odeur, et cette odeur vient de la charité qui la brûle (1). » Voilà en passant comme ces spirituels bannissent les images; tout en est plein dans leurs livres, et il n'y a pas une demi-page qui en soit exempte : mais ce n'est pas de quoi il s'agit, et il nous suffit de remarquer que dans cet amas de phrases, il n'y en a pas une seule où il soit parlé de demande. Voici au même chapitre une autre définition : « La prière est un état de sacrifice essentiel à la religion chrétienne, par laquelle l’âme se laisse détruire et anéantir pour rendre hommage à la souveraineté de Dieu (2). » On ne voit non plus la demande dans cette définition que dans la première, et vous diriez qu'elle ne soit pas essentielle à la religion chrétienne. Nous pouvons donner pour troisième définition de la prière ce petit mot ; « L'anéantissement est la véritable prière (3). » On ajoute mille belles choses sur la gloire que la prière donne à Dieu, niais sans songer seulement à l'humble demande, quoiqu'elle glorifie Dieu d'une manière si admirable. Enfin tout ce chapitre n'est fait que pour montrer la prière sans demande. Ce n'est pas ainsi que les Saints ont traité cette matière. Saint Jean de Damas a défini la prière : « L'élévation de l'esprit à Dieu, ou la demande qu'on fait à Dieu des choses convenables (4). » Aucun docteur, excepté ceux-ci, n'a expliqué la prière sans expliquer la demande, et c'est l'esprit de l'Evangile. Jésus-Christ supplié par ses apôtres de leur apprendre à prier, leur donne les sept demandes du Pater, pour leur montrer combien la demande était de l'intention de la prière. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul, le plus divin interprète de l'Evangile, parle en cette sorte : « Ne vous inquiétez de rien, mais qu'en toute prière et supplication vos demandes paraissent devant Dieu accompagnées d'actions de grâces (5) ; » ou, comme porte l'original, d'une manière encore plus universelle : « Qu'en quelque état où vous soyez vos demandes paraissent devant Dieu dans la supplication et dans la prière : » ce qui décide en ternies formels que la demande est renfermée dans l'esprit et dans le dessein de

 

1 Moyen court, ch XX, p. 73, 74.— 2 P. 38. — 3 P. 77. — 4 Lib. III Orthod. fid., c. XXIII. — 5 Phil., IV, 6.

 

457

 

la prière, et que l'exercice actuel en doit être très-fréquent en quelque état qu'on se trouve, comme dit saint Paul.

Si la demande est au-dessous des nouveaux parfaits, l'action de grâces ne leur conviendra pas davantage, puisque ce sont deux actes qui se répondent l'un à l'autre, et qu'après avoir demandé, il est naturel qu'on rende grâces d'avoir obtenu. Cependant une action si convenable et si juste, qui se trouve à toutes les pages de l'Ecriture dans la bouche des plus saints, et qui est d'ailleurs si expressément commandée et en termes si universels, est rayée du nombre des actes parfaits à deux titres : l'un, plus général, parce qu'elle est intéressée comme la demande ; l'autre, plus particulier, parce que c'est un acte réfléchi et que toute réflexion est proscrite dans la nouvelle voie de perfection qu'on veut introduire, qui est une des erreurs des nouveaux mystiques, qu'il faut examiner avec plus de soin.

Précédente Accueil Suivante