Etats Oraison T I - L VI
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Nouvelle Exposition
Controverses Eucharistie
Sentence Exécutoire
Réunion : Lettres I-X
Réunion : Lettres XI-XXX
Réunions : Lettres XXXI-XLVI
Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
Réunions : Lettres XLIX-LII
Ordonnance Oraison
Oraison - Préface
Oraison - Approbations
Etats Oraison T I - L I
Etats Oraison T I - L II
Etats Oraison T I - L III
Etats Oraison T I - L IV
Etats Oraison T I - L V
Etats Oraison T I - L VI
Etats Oraison T I - L VII
Etats Oraison T I - L VIII
Etats Oraison T I - L IX
Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

LIVRE VI.

 

Où l'on oppose à ces nouveautés la tradition de l'Eglise.

 

Le principal instrument de la tradition de l'Eglise est renfermé dans ses prières; et soit qu'on regarde l'action de la liturgie et le sacrifice, ou qu'on repasse sur les Hymnes, sur les Collectes, sur les Secrètes, sur les Postcommunions, il est remarquable qu'il ne s'en trouvera pas une seule qui ne soit accompagnée de demandes expresses; en quoi l'Eglise a obéi au commandement de saint Paul : « Qu'en toutes vos supplications vos demandes soient portées à Dieu avec action de grâces (2). » C'est une chose étonnante que l'Eglise ne fasse pas une seule prière, je dis encore un coup, pas une seule sans demande, en sorte que la demande soit pour ainsi dire le fond de toutes ses oraisons, et qu'il y ait de ses enfants qui fassent profession de ne plus rien demander. La conclusion solennelle de toutes les oraisons de l'Eglise. Par Jésus-Christ et en l'unité du Saint-Esprit, fait voir la nécessité de la foi expresse en la Trinité, en l'Incarnation et en la médiation du fils de Dieu. Ce ne sont point ici des actes confus et indistincts envers les Personnes divines, ou même envers les attributs divins; on trouve

 

2 Phil., IV, 6.

 

487 

 

partout la toute-puissance, la miséricorde, la sagesse , la providence très-distinctement exprimées. La glorification de la Divinité dans la Trinité, et l'action de grâces ne sont pas moins répandues dans les prières ecclésiastiques; mais partout selon l'esprit de saint Paul, elles se terminent en demande sans y manquer une seule fois; témoins ces deux admirables glorifications : Gloria in excelsis, et Te Deum laudamus : tout y a pour but la gloire de Dieu; ce que l'Eglise déclare par ces admirables paroles : « O Seigneur, nous vous rendons grâces à cause de votre grande gloire : » Gratias agimus tibi, etc. Les demandes viennent ensuite : « Ayez pitié de nous, écoutez nos vœux : » Miserere nobis, etc. : Suscipe deprecationem, etc. On revient à la glorification : « Parce que vous êtes le seul saint, le seul Seigneur, » et le reste.

Tel est l'esprit de la prière chrétienne, qui unit en soi ces trois choses, la glorification de Dieu en lui-même, l'action de grâces et la demande : selon cet esprit, quand même on les sépare dans l'exercice, on doit toujours les unir selon l'intime disposition du cœur ; et en venir à l'exclusion de l'une des trois, comme font les nouveaux mystiques, c'est éteindre l'esprit d'oraison. Quand l'Eglise invoque Dieu, comme elle fait partout, sous le titre de miséricordieux ou de tout-puissant, et ainsi des autres, elle montre que les demandes qui suivent se terminent à le glorifier dans ses divines perfections, et plus encore pour ce qu'il est que pour ce qu'il donne. Ainsi c'est une erreur manifeste et injurieuse à huile l'Eglise, de regarder les demandes comme intéressées, et d'en suspendre l'usage dans les parfaits.

Les demandes de l'Eglise se rapportent à trois fins, que chacun désire obtenir pour soi dans cette vie : la rémission des péchés; la grâce de n'en plus commettre, ce qui comprend la persévérance ; l'augmentation de la justice : et ces trois fins particulières se terminent à la grande fin à laquelle toutes les autres sont subordonnées, qui est l’accomplissement des promesses dans la vie future. L'Eglise montre cette intention dans toutes ses prières, et je me contente de la marquer dans celle-ci : « Donnez-nous, ô Dieu tout-puissant. l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité; « afin que nous obtenions ce que vous avez promis, faites-nous

 

488

 

aimer ce que vous avez commandé. » Tontes les autres prières sont du même esprit ; et si ces actes sont intéressés, c'est une chose horrible à penser que l'Eglise ne songe pas une seule fois à nous en faire produire d'autres. Pour s'éloigner de tels actes, il faut renoncer à dire Amen sur la demande qu'on vient d'entendre, et en même temps sur toutes les autres, puisqu'elles sont toutes de même intention. C'est une règle constante de la foi, qu'on prie selon ce qu'on croit, et «que la loi de prier établit celle de croire : » Ut legem credendi lex statuat supplicandi. Les papes et les conciles nous ont enseigné que la doctrine de la prière est inséparable de la doctrine de la grâce. « La grâce, dit le concile de Carthage dans sa lettre synodique au pape saint Innocent (1), est déclarée manifestement par les prières des Saints : Gratia Dei Sanctorum evidentiiis orationibus  declaratur . Voilà ce qu'on écrit à saint Innocent, et ce grand Pape répond : « Si nous n'avons pas besoin du secours de Dieu, pourquoi le demandons-nous tous les jours? Car soit que nous vivions bien, nous demandons la grâce de mieux vivre; et si nous nous détournons du bien, nous sommes encore dans un plus grand besoin de la grâce (2). » Comme donc on disait alors aux pélagiens, qui niaient la grâce : Comment la demandez-vous si vous l'aviez? je dirai à nos faux dévots : Comment cessez-vous de la demander si vous croyez en avoir besoin? L'erreur est égale, ou de nier ce qu'on demande, ou de ne demander pas ce qu'on croit absolument nécessaire.

Pour établir cette doctrine, saint Augustin dans ses derniers livres tant autorisés par le Saint-Siège, a dit « qu'il était constant, constat, que comme il y a des grâces que Dieu donne sans qu'on les demande, par exemple, le commencement de la foi (et l'esprit même de la prière), aussi y en a-t-il d'autres qu'il n'a préparées qu'à ceux qui les demandent, telle qu'est la persévérance dans le bien (3) : » c'est pourquoi il était d'accord avec les semi-pélagiens qu'on la pouvait et qu'on la devait « mériter par d'humbles supplications : » Suppliciter emereri (4) : d'où il s'ensuit clairement

 

1 Epist. Conc. Carth. ad Innoc. PP., ap. Aug., Ep. CLXXV, al. XC. — 2  Ibid. Epist. CLXXXI, al. XCI, n. 5. — 3 De dono persev., cap. XVI, n. 39. — 4 Ibid., C. VI, n. 10.

 

489

 

que ceux qui ne veulent pas la demander ne veulent pas l'avoir, et qu'en évitant la demande on perd la grâce. De là vient que ce saint docteur enseigne encore comme une vérité constante, c qu'il n'y a aucun des saints qui ne demande la persévérance (1) : » ceux donc qui ne la demandent pas, selon lui ne sont pas saints ; et il ajoute selon la doctrine de saint Cyprien, que, loin qu'on ne doive pas demander la persévérance, « on ne demande presque autre chose que ce grand don dans l'Oraison Dominicale. »

Ces deux grands saints, je veux dire saint Cyprien et saint Augustin , ne commissent point le mystère du nouveau désintéressement, qui persuade à nos faux mystiques à ne rien désirer pour eux-mêmes, puisqu'ils tournent tous deux à eux-mêmes toutes les demandes de l'Oraison Dominicale, et entre autres celle-ci : Que votre nom soit sanctifié ; car, disait saint Cyprien, et saint Augustin après lui, « nous ne demandons pas que Dieu soit sanctifié par nos oraisons ; mais que son nom ( saint par lui-même ) soit sanctifié en nous ; car qui peut sanctifier Dieu, lui qui nous sanctifie? Mais à cause qu'il a dit : Soyez saints comme je suis saint, nous lui demandons qu'ayant été sanctifiés dans le baptême, nous persévérions dans la sainteté qui a été commencée en nous. Nous prions donc nuit et jour que cette sanctification demeure en nous (2). » C'est donc pour nous que nous demandons; cette demande : Votre nom soit sanctifié, regarde Dieu en nous, et ne l'en regarde pas moins en lui-même, parce que toute notre sanctification se rapporte à lui.

Ainsi, encore une fois, ce désintéressement huit vanté par les faux mystiques, qu'on fait consister à ne rien demander pour soi, est inconnu à saint Cyprien et à saint Augustin : il l'est à Jésus-Christ même qui nous commande de dire : Pardonnez-nous, ne nous induisez pas, délivrez-nous : c'est à nous que les péchés doivent être pardonnes ; c'est nous qui voulons être délivrés du mal; et comme l'Eglise l'interprète à la fin de l'Oraison Dominicale, du mal passé, du mal présent et du futur : » Ab omnibus malis praeteritis, prœsentibus et futuris : ce qui enferme la

 

1 De dono Persev. C. II, n. 4. — 2 Cypr., de Orat. Dom., p. 207; Aug., loco mox citat.

 

490

 

persévérance dans le bien, puisque, comme dit saint Augustin, si nous sommes véritablement délivrés du mal. « nous persisterons dans la sainteté que nous avons reçue par la grâce (1) : » Non-seulement nous y persisterons, mais encore nous y croîtrons, en disant avec les apôtres : Augmentez-nous la foi (2); et en cela nous aurons l'effet de cette demande : Votre volonté soit faite, parce que la volonté de Dieu, c'est notre sanctification, comme, dit saint Paul (3), dans laquelle nous devons croître, selon cet exprès commandement : « Que celui qui est juste se justifie encore, et que celui qui est saint se sanctifie encore (4) : » c'est pour cela, continue saint Augustin, que « Dieu commande à ses saints de lui demander la persévérance (5); » et nos faux contemplatifs osent dire qu'il ne le commande pas aux parfaits, comme si les parfaits n'étaient pas saints.

Ce qu'a dit saint Augustin de cette demande, est expressément défini dans le second concile d'Orange par ce chapitre : « Il faut que les saints implorent sans cesse le secours de Dieu, afin qu'ils puissent parvenir à une sainte fin, et persister dans les bonnes œuvres (6) : » et en dernier lieu par le concile de Trente, lorsqu’après avoir défini qu'on ne peut avoir ce grand don que de Dieu seul, il conclut que nous ne pouvons l'obtenir que par des travaux, des veilles, des aumônes, des prières, des oblations et des jeûnes (7). »

On voit encore par cette doctrine que l'Oraison Dominicale est supposée être l'oraison d'obligation de tous les fidèles ; ce qui est confirmé par les décisions du concile de Carthage (8), où l'on suppose comme un principe de foi, que les plus grands saints, et fussent-ils aussi sains que saint Jacques, que Job et que Daniel, ont besoin de taire cette demande : « Pardonnez-nous nos péchés, et que ce n'est point par humilité, mais en vérité qu'ils la font : Non humiliter, sed veraciter. »

Le concile de Trente suppose aussi que cette demande n'est pas « seulement humble, mais encore sincère et véritable (9) ; et que l'Oraison Dominicale où elle est énoncée, est d'une commune

 

1 De dono persev.,cap. V, n. 9.— 2 Luc., XVII,5.— 3 I Thess., IV,3.— Apoc., XXII, 11. — 5 De dono persev., cap. VI, n. 11. — 6 Conc. Arauc. II., cap. X. — 7 Sess. VI, c. XIII. — 8 Conc. Carth., c. VII, VIII. — 9 Sess. VI, c XI.

 

491

 

obligation pour tous les chrétiens, même pour les plus parfaits, puisqu'elle l'est pour tous ceux qui n'ont plus que de ces péchés de fragilité, dont personne n'est exempt.

Telle a donc été la doctrine définie par toute l'Eglise contre les pélagiens ; et par là on voit qu'il est de la foi catholique d'éviter ce prétendu désintéressement, qui empêche nos faux parfaits de rien demander pour eux, parce que ce n'est qu'orgueil et une manifeste transgression des exprès commandements de Dieu.

Pour entendre maintenant que cette foi est aussi ancienne que l'Eglise, il ne faut que lire quelques passages de saint Clément d'Alexandrie, dont l'autorité est considérable par deux endroits : l'un, qu'elle a été révérée dès la première antiquité, puisqu'il a été dès le second siècle, après le grand Pantenus et devant le grand Origène, le théologien et le docteur de la sainte et savante Eglise d'Alexandrie, et l'autre , qu'il nous propose ce qui convient aux plus parfaits, qu'il appelle les Gnostiques ; c'est-à-dire selon le langage assez commun de son temps et dérivé de saint Paul, les parfaits et les spirituels qui sont parvenus à l'habitude consommée de la charité.

Des hommes si parfaits et si élevés, dit saint Clément (1), au-dessus de l’état commun des fidèles, demandent à Dieu, non pas les biens apparents, comme font les imparfaits, mais les vrais biens qui sont ceux de l’âme (2) : ainsi les demandes qu'il met en [la bouche de son gnostique sont les demandes des parfaits. Aussi quand il vient à spécifier ses demandes particulières, il n'y met rien que d'excellent. « Car il demande, dit-il, la rémission de ses péchés, de n'en faire plus, d'accomplir tout le bien, d'y persévérer, de n'en point déchoir, d'y croître, de le rendre éternel, d'entendre toute la dispensation de Dieu, afin d'avoir le cœur pur et d'être initié au mystère de la vision de face à face (3). » Voilà ce que le gnostique, c'est-à-dire le spirituel et le parfait, demande pour lui-même, selon ce Père, qui est aussi précisément tout qu'on a vu dans les prières de l'Eglise ; et pour les autres, il demande leur conversion, leur élévation, leur persévérance : pour

 

1 Strom., lib. IV, p. 519, etc., edit. 1629. — 2 Ibid., lib. VII, p. 721, — 3 Lib. VI, p. 665 ; lib. VII, p. 725, 726.

 

492

 

ses ennemis, le changement de leur cœur. Il n'y a rien là crue d'excellent et digne d'un homme parfait. Aussi saint Clément ajoute-t-il, que l'homme spirituel et parfait, qui est dans la profession et dans l'habitude de la piété, demande à Dieu tout cela (naturellement) comme l'homme vulgaire demande la santé, et le demande sur ce fondement de l'Ecriture, que l'oraison est bonne avec le jeûne : fondement commun à tous les états, et aux plus parfaits comme aux autres.

Ce qu'il y a ici à remarquer, c'est que toutes ces demandes sont attribuées au spirituel par saint Clément, non comme des choses encore imparfaites, dont il tâche de se délivrer, mais comme des choses qui démontrent sa perfection. C'est pourquoi loin de penser qu'il ne soit pas de l'état de l'homme parfait de demander, ce Père dit au contraire que c'est à lui proprement à le faire ; car pour les autres, dit-il, « ils ne peuvent pas même prier Dieu pour en obtenir les biens, parce qu'ils ne connaissent pas les biens véritables, et n'en sauraient pas le prix, ni l'usage qu'il en faudrait faire quand ils les auraient obtenus (1). » D'où il conclut que ceux à qui il convient le plus de faire à Dieu des demandes sont les parfaits; les gnostiques, ceux qui connaissent vraiment Dieu, « parce qu'ils savent quels sont les vrais biens, et ce qu'il faut demander, et quand et comment. » Il dit dans le même esprit, « que le propre ouvrage du gnostique est de demander, et qu'il ne s'amuse pas à de longs discours dans la prière, parce qu'il sait ce qu'il faut demander (2). »

Qu'on vienne dire après cela que ce ne sont pas les parfaits et les plus parfaits, les plus éclairés, les plus spirituels ; et selon le langage de ce Père, les plus gnostiques qui doivent demander, ou qu'il ne leur convient pas de le faire, eux à qui il convient tout au contraire de le faire préférablement à tous les autres. C'est pourquoi ceux à qui ce Saint met la prière à la bouche (3), après l'Ecriture, sont les plus parfaits : un Moïse, une Esther, une Judith, une Marie sœur de Moïse qui était une prophétesse : dans le Nouveau Testament, un saint Barnabé, homme juste et rempli du Saint-Esprit, dont il rapporte cette prière : « Dieu nous donne

 

1 Strom., lib. VI, p. 670. — 2 Ibid., p. 728, — 3 Ibid., lib. IV, p. 421, 522.

 

493

 

la sagesse, l'intelligence, la science, la connaissance de ses justifications, la patience (1), » et ainsi du reste.

Si l'on répond que la perfection a plusieurs degrés, saint Clément, qui les reconnaît, devait donc dire quelque part qu'il y a un de ces degrés où l'on ne demande plus; mais au contraire il dit en termes formels, que le gnostique coryphée, c'est-à-dire le parfait parmi les parfaits, celui qui est parvenu au sommet de la spiritualité, eis arkoteta, et à la plus haute sublimité de l'homme parfait : celui à qui la vertu a passé en nature, en qui elle est devenue permanente et inamissible (au sens qu'on verra) est, après tout, celui-là même qui fait toutes ces demandes (2).

Il est si parfait «qu'il est déjà avec les anges, et prie avec eux comme celui qui est leur égal (3). » Et cependant il demande « à n'être pas longtemps dans la chair; mais qu'il y vive comme un spirituel et comme un homme sans chair, asarkos; ; et demande aussi à la fois d'obtenir les biens excellents, et d'éviter les grands maux. »

On voit donc que celui qui fait les demandes n'est pas seulement appelé le coryphée, le souverain parfait, mais encore par toutes les choses qu'on lui attribue qu'il a le vrai caractère de perfection.

Ailleurs « le même gnostique, qui prie par la seule pensée, toujours uni à Dieu par la charité, et familier avec lui (4) : en un mot un de ces parfaits que Dieu exauce toujours, comme il exauça Anne mère de Samuel, « demande que ses péchés lui soient pardonnes, de ne pécher plus, » et le reste que nous avons rapporté.

Je n'exagérerai point quand je dirai que j'omets trente passages de même force, et qu'il n'y a rien de plus inculqué dans ce Père que les demandes dans la bouche et dans le cœur des plus parfaits spirituels.

Si l'on répond que ces prières des parfaits sont particulièrement inspirées, nous avons déjà répondu qu'on n'a pas besoin d'inspiration particulière pour les choses qui sont de l'état commun de la piété chrétienne ; et nous répondons encore plus précisément

 

1 Strom., lib. II, 396. — 2 Lib. VII, 726. — 3 Ibid., 726. — 4 Ibid., lib. VI, p. 665.

 

495

 

sur saint Clément qu'en tant d'endroits où il parle de ces prières des parfaits, il n'a pas donné la moindre marque qu'il les attribue à une autre sorte d'inspiration qu'à celle qui est commune à toute prière chrétienne, ni il ne les fonde sur d'autres préceptes, ou sur d'autres promesses que sur celles qui sont données à tous les fidèles. De sorte que ce recours à des inspirations extraordinaires dans des choses qui regardent l'état commun du chrétien, visiblement n'est autre chose qu'une échappatoire pour éluder une vérité manifeste.

Il ne reste plus qu'à examiner comment la vertu est inamissible. c'est-à-dire ne peut déchoir dans l'homme parfait, selon saint Clément d'Alexandrie; et d'abord il est bien certain que ce Père est bien éloigné de l'erreur de Calvin : au même endroit où il parle ainsi, il a dit que son gnostique, son vertueux et son spirituel parfait demande « de ne tomber point, se souvenant qu'il y a même des anges qui sont tombés (1). » Il ne se croit donc pas exempt de la chute ; mais la raison qu'il a rendue de la constance invincible de l'homme parfait dans le bien, est très-remarquable pour le sujet que nous traitons. Car si le pariait se soutient, « c'est, dit-il, très-volontairement par la force de la raison, par l'intelligence et par la prévoyance ou la précaution. » Voici un homme bien éloigné du parfait des nouveaux mystiques, qui n'admettent ni prévoyance ni réflexion, au lieu que celui de saint Clément en est tout plein : car « il arrive, poursuit-il, à une vertu indéfectible, à cause de sa précaution qui ne se relâche jamais. Il joint à la précaution, qui fait qu'on ne pèche point, le bon raisonnement qui apprend à discerner les secours qu'on peut donner à la vertu pour la rendre permanente : d'où il conclut que la connaissance (pratique et habituelle ) de Dieu est une très-grande chose, puisqu'elle conserve ce qui rend la vertu indéfectible ; c'est-à-dire qu'elle conserve les précautions, parmi lesquelles on a vu qu'il a rangé la prière, lorsque touché de l'exemple des anges qui sont tombés, il demande de ne tomber pas comme eux. La vertu est donc immuable et indéfectible, parce que nous avons tous les secours qui peuvent la rendre telle, au même sens que David disait :

 

1 Strom, lib. VII, p. 726.

 

495

 

« Il règle tous ses discours avec jugement : éternellement il ne sera point ébranlé ; son cœur est toujours prêt à se confier au Seigneur; son cœur est affermi et ne sera point ému (1),» et le reste de même sens.

A la demande il faut ajouter l'action de grâces, dont saint Clément a parlé en cette sorte : « Le genre de prières de l'homme parfait est l'action de grâces pour le passé, pour le présent et pour le futur, qui est déjà présent par la foi (2) : » d'où l'on ne conclura pas qu'il ne fasse point de demandes après toutes celles qu'on a vues; mais seulement que l'action de grâces est toujours la principale partie de la prière, comme on le voit partout dans saint Paul. Loin d'exclure la demande, elle en est le fondement, selon cet Apôtre, lorsqu'il dit : « Que dans toutes vos oraisons vos demandes soient connues à Dieu avec action de grâces (3) » n'y ayant rien de plus efficace pour obtenir le bien qu'on demande que d'être reconnaissant de celui qu'on a reçu. C'est ce qu'explique saint Clément, lorsqu'il recommande « l'action de grâces qui se termine en demande (4). » Et pour montrer que c'est là son intention, au lieu où il dit « que le genre de prière du gnostique est l'action de grâces (5), » il ajoute que ce gnostique demande « que sa vie soit courte dans la chair, de n'en être point accablé , d'avoir les vrais biens et d'éviter les maux, d'être délivré de ses péchés , » et le reste. Tant cela est fondé sur l'action de grâces, par laquelle on remercie Dieu d'avoir commencé en nous de si grands biens, et de nous en avoir assuré l'accomplissement par sa promesse.

Après tout cela on doit être convaincu que ces actes prétendus désintéressés sont entièrement inconnus à la pieuse antiquité. On voit aussi combien lui est inconnue l'exclusion des actes réflexes. Qui fait des demandes distinctes sur ce qu'il a, sur ce qu'il n'a pas, y réfléchit : qui rend grâces à Dieu sur le passé, sur le présent et sur le futur, comme fait le spirituel de saint Clément, et qui comme lui « remercie d'être arrivé à la perfection de la connaissance (6), » c'est-à-dire de la spiritualité, y réfléchit aussi sans doute, et il n'y a rien eu tout point de plus opposé que le parfait

 

1 Psal. CXI. — 2 Strom., lib. VII, p. 726. — 3 Phil., IV, 6. — 4 Strom., lib. III, p. 427 — 5 Lib. VII, p. 746. — 6 Ibid.; ibid., p. 719.

 

496

 

de saint Clément, et celui des nouveaux auteurs que nous combattons.

Par la même raison il est aisé de concevoir qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre le passage où saint Clément dit « que le parfait spirituel ne doit point savoir quel il est, ni ce qu'il fait ; par exemple, celui qui fait l'aumône ne doit point savoir qu'il est miséricordieux (1). » Cela, dis-je, ne peut pas être universellement véritable, et pour les raisons générales qui ont été rapportées, et encore pour des raisons particulières à ce Père ; autrement contre la doctrine qu'il vient d'enseigner, ce parfait ne rendrait pas grâces du passé, du présent et du futur, et encore moins d'être parvenu à la perfection.

Après avoir établi la demande des biens spirituels par tant de moyens, on peut encore proposer cette question, si les spirituels parfaits demandent aussi les biens temporels : et la raison de douter est que saint Clément répète souvent que « son gnostique ne demande pas les biens temporels, parce qu'il sait que Dieu les donne aux gens de bien sans qu'ils les demandent (2). »

La difficulté se résout par les endroits, qui sont infinis, où ce Père a supposé, ce que personne aussi ne révoque en doute, que l'homme parfait, assistant aux prières communes où l'Eglise demande les biens temporels, y assiste d'esprit autant que de corps, disant Amen avec tous les autres sur toutes les oraisons. Il est donc déjà bien certain de ce, côté-là, qu'il demande avec tous les saints les biens temporels.

Saint Clément s'en explique encore plus précisément, lorsqu'il dit que «le gnostique prie avec les nouveaux croyants sur les choses qu'ils ont à traiter tous ensemble avec Dieu (3) : » c'est-à-dire sans difficulté sur toutes les choses temporelles et spirituelles que l'on attend de sa grâce, ce qui confirme que comme les autres, les parfaits font de vraies demandes bien formées et bien réfléchies.

Cette manière de demander les biens temporels, bien loin d'être intéressée, est d'une charité exquise, puisqu'il est vrai que sans le secours de ces biens plusieurs fidèles succomberaient à la

 

1 Strom., lib. IV, p. 529. — 2 Lib. VII, p. 726. — 3 Ibid., p. 728.

 

497

 

tentation d'impatience et de désespoir. Mais en les demandant avec l'Eglise, le vrai spirituel se distingue-t-il du reste des chrétiens, et ne dit-il pas avec eux dans le même esprit de simplicité : « Donnez-nous les biens de la terre, un temps bénin, la santé, la paix, » et ainsi du reste? Ou serait trop insensible aux intérêts du genre humain, si l'on négligeait de telles prières. Ainsi le spirituel comme vrai membre de l'Eglise, et comme rempli de l'esprit de la fraternité chrétienne, se met dans la cause commune, et il demande pour lui-même comme pour les autres. Que veut donc dire saint Clément, quand il dit que le gnostique ne demande pas les biens temporels, sinon qu'il ne les demande pas toujours en particulier, et ne les demande jamais comme absolument nécessaires, se reposant sur Dieu qui sait les donner autant qu'on en a besoin pour le salut?

La raison que ce Père apporte pour ne demander point les biens temporels est remarquable : « C'est, dit-il, que Dieu les donne sans qu'on les demande. » Il en pouvait dire autant des biens spirituels, si l'esprit de l'Evangile n'y eût résisté ; mais Jésus-Christ en nous défendant « de nous inquiéter des biens temporels comme les Gentils, parce que notre Père céleste sait de quoi nous avons besoin, » a expressément ajouté : «Cherchez le royaume de Dieu (1), » quoique notre Père céleste ne sache pas moins le besoin que nous en avons. C'est que ce Maître divin veut exciter en nous les bons désirs pour lesquels nous sommes pesants, et amortir les désirs des sens pour lesquels nous sommes trop vifs. Outre cela il nous veut apprendre à faire la distinction des biens qu'il faut demander absolument, comme sont le royaume de Dieu et la justice, et de ceux qu'il faut demander seulement sous condition, et si Dieu veut. Car on suppose pour les premiers que Dieu les veut toujours donner, et à tous, comme saint Clément l'enseigne perpétuellement après l'Apôtre.

Au surplus Jésus-Christ lui-même nous a appris à dire : Panem nostrum, où constamment l'un des sens est de demander les biens temporels. Le parfait spirituel n'exclut pas cette demande du nombre des sept, et si l'on dit néanmoins qu'il ne demande

 

1 Matth. VI, 31.

 

498

 

rien de temporel, c'est comme l'on vient de dire qu'il ne le demande ni comme un bien absolu, ni absolument ; mais par rapport au salut, sous la condition de la volonté de Dieu ; ce qui est plutôt demander la volonté de Dieu que ces biens mêmes.

Ainsi tout est expliqué : la sécheresse des nouveaux mystiques, qui ne veulent rien demander à Dieu, est confondue dès l'origine du christianisme ; on voit qu'il faut demander même les biens temporels, mais avec restriction : et la manière; différente dont on doit demander les biens spirituels, confirme l'obligation de les demander en tout état.

Mais comme saint Clément d'Alexandrie a tant parlé des parfaits, et qu'il semble en avoir porté la perfection jusqu'à leur ôter la concupiscence et les élever à l'apathie (1), c'est-à-dire à l'imperturbabilité, il faut entendre d'abord que ce parfait, dont il est dit de si grandes choses, selon lui, est composé de deux esprits, dont l'un convoite contre l'autre, conformément à cette parole de saint Paul : « La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (2) : » car la chair a une partie de l'esprit qui lui adhère, comme dit le même saint Paul : « Je ne fais pas ( parfaitement ) le bien que je veux, parce que j'ai en moi un mal inhérent, et une loi qui s'oppose au bien (3). » Ce principe étant supposé avec saint Paul par saint Clément, il faut entendre au septième livre où il pousse au dernier degré de perfection l'idée du gnostique, les correctifs qu'il y met, en disant que « l'homme parfait a en sa puissance ce qui combat contre l'esprit (4) : » il n'en est donc pas entièrement délivré ; mais il le tient sous le joug. Un peu après : « L'homme parfait s'élève courageusement contre la crainte, se fiant en Notre-Seigneur : » c'est la posture d'un homme qui la combat. Et dans la suite : « Il fait la guerre à la malice, » à la corruption qu'on porte en soi-même : elle résiste donc, elle combat. Un peu après (5) : « Il réprime et châtie sa vue quand il sent un plaisir dans ses regards. » Et encore : « Il s'élève contre l’âme corporelle;» c'est-à-dire, comme il l'explique, contre la partie sensitive de l’âme : « mettant un frein à la partie irraisonnable

 

1 Strom., lib. VI , p. 619-651 ; lib. VII, p. 632, 125. — 2 Galat., V, 17. — 2 Rom., VII, 19, 21. — 4 Strom., lib. VII, p. 725. — 5 Ibid., p. 744.

 

499

 

qui se soulève contre le commandement (de la raison ), parce que la chair convoite contre l'esprit. » Un des effets du combat perpétuel que saint Clément reconnaît avec tous les saints dans les plus parfaits, est qu'on y reçoit quelques légères blessures, et qu'on y tombe dans ces péchés qu'on appelle véniels. Ainsi la vie chrétienne est une perpétuelle purification : la plus parfaite spiritualité n'en est pas exempte ; et saint Clément dit expressément que toute pure et toute parfaite qu'elle est, non-seulement elle est prompte à se purifier, mais encore elle est elle-même la plus parfaite purification de l’âme (1). Ainsi la purification est de tous les états ; pourquoi non, puisqu'on y demande dans les états les plus parfaits la rémission des péchés et la grâce de n'en plus commettre (2)? Après avoir reconnu ces vérités, comment saint Clément n'aurait-il pas vu qu'il est nécessaire qu'un chrétien, qui selon la foi catholique, après tout, jusqu'à la fin de sa vie est un pécheur, ne cesse de se purifier: « Qu'encore qu'il soit lavé, il lave encore ses pieds (3), » selon le précepte du Sauveur, « et qu'étant juste, il se justifie de plus en plus (4) ? »

C'est à cause de ces combats et de ces péchés que la mortification est nécessaire en tous les états, pour les expier et pour les prévenir. Aussi avons-nous vu que saint Clément attribue aux plus parfaits l'obligation d'accomplir ce précepte de l'Ecriture : L'oraison est bonne avec le jeune. Voilà pour ce qui regarde les austérités communes à tous les saints : mais ce saint prêtre reconnaît aussi celles que chacun peut s'imposer à soi-même selon les besoins ; et c'est ce qui lui fait dire en parlant des gnostiques ou des parfaits qui vivent dans l'état conjugal : « Qu'il arrivera peut-être que quelques-uns d'eux s'abstiendront de viandes, de peur que la chair ne se laisse trop emporter au plaisir des sens (5). » Ainsi il n'est au-dessous d'aucun chrétien, pour parfait qu'il soit, de mortifier la chair par quelques austérités ; et saint Clément loue en général, et sans distinction d'aucuns états, la sentence de ce philosophe qui donne la faim, c'est-à-dire l'abstinence et le jeûne, pour le vrai remède de la sensualité (6).

 

1 Strom., lib. VII, p. 732. — 2 Lib. VI, p. 665. — 3 Joan., XIII, 10. — 4 Apoc. XXII, 11. — 5 Strom., lib. VII, p. 718. — 6 Lib. II, p. 413.

 

500

 

On voit par là qu'en tout et partout il est opposé à nos faux parfaits ; et aussi n'a-t-il jamais dit que son gnostique fût inaltérable, imperturbable, impassible, sans apporter à ces grands mois ces correctifs nécessaires : Autant qu'il se peut, autant que l'état de cette vie le permet (1) ; ou ceux-ci : Il tâche de l'être, il veut l’être (2), il fait tous ses efforts pour y parvenir (3) : ce qu'il explique de dessein formé parées paroles : « Pour moi je demeure souvent étonné comment quelques-uns osent s'appeler parfaits et gnostiques, se faisant par ce moyen plus parfaits que l'Apôtre même, qui dit (4) : « Non que j'aie encore atteint au but que je me propose, ou que je sois déjà parfait, je m'avance donc, oubliant ce que j'ai fait, et m’étendant à ce qui me reste à accomplir, je cours sans cesse, » etc. Ainsi il s'estime pariait par rapport à sa vie passée dont il a été délivré, et il en poursuit une meilleure, non pas comme étant parlait dans la connaissance ( gnosei ), dans la spiritualité, dans la science de Dieu, mais comme désirant ce qui est parfait (5). »

On voit par ce beau passage qu'il y avait dès ce temps, comme il y en a toujours eu, de faux parfaits qui s'imaginaient des états de perfection au de la des bornes de cette vie. Saint Clément leur fait voir comment on est parfait, qu'on l'est non absolument, mais seulement par comparaison aux étals inférieurs, et à cause qu'on tend à l'être et qu'on le désire. Ainsi la description du gnostique ou du parfait spirituel en cette vie est une idée de perfection, qui marque ce qu'on poursuit plutôt que ce qu'on possède. Si après cela on se trompe dans la perfection que saint Clément attribue à son gnostique, ce n'est pas la faute de ce savant prêtre, et il n'aura pas attribué aux autres spirituels ce qui manquait à saint Paul.

Il s'explique souvent sur cette matière, et voici mi des plus beaux endroits : « Un gnostique, un spirituel qui de bon et fidèle serviteur est parvenu à être ami par la charité, à cause de la perfection de l'habitude qu'il s'est acquise et où il est établi avec une grande pureté, qui est orné dans ses mœurs et qui a

 

1 Strom., lib. IV, p. 540. — 2 Lib. VII, p. 752. — 3 Ibid., p. 725. — 4 Phil., III, 5.— 5 Paedag., 1, 6, p. 107.

 

501

 

toutes les richesses du véritable spirituel : le voilà ce me semble assez parfait : et néanmoins celui-là même fait de « grands efforts pour arriver à la souveraine perfection (1). » Ses efforts ne cessent jamais, parce que la vraie perfection n'est pas de cette vie ; c'est pourquoi aussi on a vu qu'il ne cesse de désirer et de demander.

Quand après cela on trouvera dans ses écrits que la parfaite habitude de l'homme spirituel « n'est pas une modération, mais un entier retranchement de la convoitise (2) : » si on prenait ses paroles en toute rigueur, on voit bien qu'il en dirait trop et plus qu'il ne veut, et par conséquent qu'il faut entendre ce retranchement par rapport à certains effets, et non point par rapport à tous. Ainsi on est impassible et imperturbable, parce que non-seulement on tâche de l'être, selon les idées de notre auteur, mais encore qu'on l'est en effet jusqu'à un certain point. On l'est poulies effets essentiels, et non pas pour tous les effets; ou pour parler plus précisément avec saint Augustin (3), on l'est non quant à l'effet d'accomplir dans le dernier degré de perfection ce précepte : Non concupisces: « Vous ne convoiterez point,» vous n'aurez point de concupiscence ; mais quant à l'effet d'accomplir cet autre précepte : «Vous n'irez point après vos concupiscences, » vous ne vous y livrerez point : en un mot, on est impassible et imperturbable par comparaison aux faibles dont l'état est toujours vacillant. J'ajouterai selon la doctrine du même saint Augustin, que la grâce chrétienne contient toutes ces qualités, et l'impeccabilité même ; en sorte que si nous usions comme nous devons de cette grâce, nous ne pécherions jamais : mais comme « le Saint-Esprit a prévu que nul homme n'y serait fidèle autant qu'il faudrait, ni ne déploierait autant les forces de sa volonté qu'il est nécessaire pour en profiter dans toute son étendue, le Saint-Esprit a révélé que tout homme serait pécheur, faible et imparfait jusqu'à la fin de sa vie (4) ; » en sorte, comme dit le même Père, qu'en tout état « la justice présente consiste plutôt dans la rémission des péchés que dans la perfection des vertus (5). »

 

1 Strom., lib. VII, p. 735, 736. — 2 Ibid., lib. VI, p. 651. — 3 De nupt. Et concup., lib. I, cap. XXIII, n. 25, et alibi passim. — 4 Lib. I, de pecc. mer., cap. XXXIX, n. 69. — 5 de Perfect. just., per tot. Tom. X.

 

502

 

Outre ces solutions générales, qui servent de dénouement à tous les passages de saint Clément, on trouvera en particulier et dans chaque lieu une clef pour en ouvrir l'intelligence : par exemple, dans cet endroit, qui est le plus fort, où il dit « que son parfait spirituel non-seulement n'est pas corrompu, mais encore n'est pas tenté  (1) » il faut ajouter le reste que voici dans la même page : c'est que ce parfait spirituel, ce gnostique demande à Dieu la stabilité de ce qu'il possède, d'être rendu propre à ce qui lui doit encore arriver, et de conserver éternellement ce qu'il a déjà. » On ne peut pas dire qu'il ne s'agisse pas ici des plus parfaits, puisque celui dont on parle est ce gnostique qui ne donne rien du tout à ses passions, qui est immuable, et n'est pas même tenté ; c'est celui-là néanmoins qui « demande que les vrais biens qu'il a dans l'esprit lui soient donnés et lui demeurent. » Un peu après : « Il a et il prie; » comme qui dirait : Il a et il n'a pas. Il n'a donc pas parfaitement et absolument. « Il tache d'être spirituel par un amour sans bornes : » c'est donc un homme qui tâche ; et c'est pourquoi on ajoute : « Il fait les plus grands efforts pour posséder la puissance de contempler toujours, » encore qu'il l'ait déjà en un certain sens ; mais il s'efforce de la posséder de plus en plus, comme il a été expliqué : « Il a en sa puissance ce qui combat l'esprit : » il n'est donc pas, encore un coup, entièrement délivré ni imperturbable.

Il ne sera pas hors de propos de considérer ce que les anciens ont pensé de l'apathie ou impassibilité, depuis que les erreurs de Jovinien et de Pelage ont rendu l'Eglise plus attentive à cette matière. Saint Jérôme en écrivant contre ce dernier, a remarqué qu'Evagre de Pont avait publié un livre et des sentences sur l'apathie, «que nous pouvons, dit-il, appeler impassibilité ou imperturbabilité, qui est un état où l’âme n'est émue d'aucun trouble vicieux, où, à parler franchement, on est une pierre ou un Dieus. » Les Latins n'avaient jamais donné dans ces sentiments, et ne connaissaient pas ces expressions ; mais Rufin traduisit ce livre de grec en latin, et le rendit commun en Occident. Cassien dans les Conférences qu'il publia des Orientaux, parle beaucoup

 

1 Strom., lib. VII , p. 725. — 2 Epist. ad Ctesiph.

 

503

 

d'apathie, mais avec de grands éclaircissements que nous verrons dans la suite. Du temps de saint Jérôme cette matière fut un grand sujet de contestation parmi les solitaires : ce Père, comme tous les Occidentaux, fut fort opposé à l'apathie, et encourut pour cela l'indignation de la plupart des moines d'Orient, comme il paraît dans Palladius. A la fin les livres d'Evagre furent condamnés dans le concile V, avec ceux d'Origène, dont il était sectateur; et la il étrille de l'apathie a été mise depuis ce temps-là parmi les erreurs. On voit même dès auparavant, et même dans saint Jérôme (1) qu'Evagre avait été condamné de son temps par les évêques, et la condamnation de l'apathie passe pour constante.

Il faut pourtant demeurer d'accord que ce terme d’apathie était familier aux spirituels parmi les Grecs, tant devant le concile v que depuis. On le trouve dans saint Macaire, disciple de saint Antoine : l'apathie fait un des degrés de l'échelle de saint Jean Climaque (2) : mais partout on en parle plutôt comme d'une chose où l'on tend, que comme d'une chose où l'on arrive. Vous voyez ces spirituels Grecs dans un combat perpétuel contre leurs pensées, et selon Isaac Syrien (3), ce combat durait jusqu'à la mort. Combattre ces pensées, c'était combattre les passions qui les fai-soient naître. C'est à cause des passions qu'on n'avait jamais assez vaincues que saint Jean Climaque disait « qu'après avoir passé tous les degrés des vertus, il fallait encore demander la rémission de ses péchés, et avoir un continuel recours à Dieu, qui seul pouvait fixer nos inconstances (4). » Il n'y avait rien qu'on fit tant craindre aux solitaires que la pensée d'être arrivé à la perfection ; et on raconte de saint Arsène, ce grand solitaire, dont la vertu était parvenue à un si haut degré, qu'en cet état il faisait à Dieu cette prière: « O mon Dieu, faites-moi la grâce qu'aujourd’hui du moins je commence à bien faire (5). » Ainsi les âmes les plus consommées dans la vertu, bien éloignées de se croire dans la perfection de l'impassibilité, ou de faire cesser leurs demandes, faisaient celles des commençants : comment, s'ils ne sentaient rien

 

1 Epist. ad Clesiph.— 2 Grad. 39. — 2 Thes. ascet., opusc. XII, p. 308, 309. — 3 Grad. 38, de Aut.— 4 Thes. ascet., opusc. XVI, Theod. Archiepisc. Edess., p. 403.

 

504

 

à combattre en eux? Il faut enrouer après cela que le terme d'apathie n'est guère de saison en cette vie : saint Clément d'Alexandrie s'en est servi si souvent pour attirer les philosophes qui ne connaissaient de vertu que dans cet état : tous y aspiraient jusqu'aux épicuriens. C'est par là que ce Père a mis ce terme en vogue ; mais il y a apporté les tempéraments que nous avons vus, qui reviennent à la doctrine de saint Augustin et de toute l'Eglise catholique , sur les combats et l'imperfection de la justice de cette vie.

Après saint Clément d'Alexandrie, celui des anciens qui est le plus propre à confondre les novateurs, c'est Cassien, parce que, comme saint Clément, il a expressément traité de l'oraison des parfaits contemplatifs, et même de leur apathie, qu'il appelle comme lui leur immobile et continuelle tranquillité, mais avec les mêmes tempéraments. Car d'abord, dans la neuvième conférence, où l'abbé Isaac commence à traiter de l'oraison, il enseigne que les parfaits doivent «tendre à cette immobile tranquillité de l'esprit, et à la parfaite pureté de cœur, autant que la fragilité humaine le peut souffrir : quantùm humanae fragilitati conceditur (1) » Or cette fragilité qui reste dans les parfaits consiste en deux points, dont l'un est le perpétuel combat de la convoitise jusqu'à la fin de la vie : le second est l'inévitable assujettissement au péché tant qu'on est sur la terre.

Il pousse si loin le premier point dans ses Institutions monastiques , qu'il ne craint point d'assurer « que les combats augmentent avec les triomphes, de peur que l'athlète de Jésus-Christ, corrompu par l'oisiveté, n'oublie son état (2) : » ce qui est vrai principalement de l'orgueil à qui tout, jusqu'à la vertu et la perfection, sert de pâture : « Et, dit-il, l'ennemi que nous combattons est enfermé au dedans de nous, et ne cesse de nous combattre tous les jours, afin que notre combat soit un témoignage de notre vertu. »

Pour venir aux Conférences, la sixième, qui est de l'abbé Théodore, nous montre les plus parfaits en cette vie, « comme gens qui remontant une rivière, en combattant le courant par de

 

1 Coll. IX, de Orat. — 3 Lib. V, c. XIX, XXI; p. 691, 693.

 

505

 

continuels efforts de rames et de bras: d'où il conclut que, pour peu qu'on cesse d'avancer, on est entraîné ; ce qui oblige, dit-il, à une sollicitude qui ne se relâche jamais (1) : » par où il fait voir, dans les plus parfaits, des exercices actifs jusqu'à la fin de la vie. Il conclut encore qu'il n'y a personne de pur sur la terre ; ce qui démontre que le repos et la pureté de cette vie ne peut jamais avoir ce nom à toute rigueur, ni autrement qu'en comparant un état à l'autre.

Dans les conférences XXII et XXIII, l'abbé Théonas entreprend de prouver que ce n'est point en la personne des infidèles, mais en la sienne propre, c'est-à-dire en celle de tous les fidèles, sans en excepter les plus parfaits, que saint Paul a dit : Je ne fais pas le bien que je veux, et le reste ; où ce saint Apôtre porte ses gémissements sur le combat de la convoitise, jusqu'à cette exclamation : Malheureux homme que je suis! Le docte abbé conclut de là « que les plus forts ne soutiennent pas un combat si continuel sans y recevoir quelques blessures ; que les plus saints et les plus justes ne sont pas sans péché, que ce n'est pas seulement par humilité, mais en vérité qu'ils se confessent impurs (2). »

Pour ce qui regarde les demandes, Cassien n'a pas seulement songé à les interdire aux parfaits contemplatifs, et une telle pensée n'était entrée dans L'esprit d'aucun chrétien avant nos jours ; au contraire parmi les six caractères de la plus sublime et de la plus simple oraison, le second est, selon Cassien, « de crier tous les jours, » quotidie, comme «un humble suppliant,» suppliciter, avec David : « Je suis un pauvre et un mendiant; ô Dieu , aidez-moi (3). » Voilà donc dans le plus haut état de la contemplation, non pas l'extinction des demandes, mais une demande continuelle du secours de Dieu.

Il y a dans la neuvième Conférence un chapitre exprès (4), où il est parlé de cette intime et simple oraison qu'on fait à Dieu en si lence, et après avoir fermé les portes sur soi, selon le précepte de l'Evangile; et on y donne aux parfaits qui la pratiquent des marques pour connaître qu'ils sont exaucés; ce qui suppose qu'ils

 

1 Coll. VI, c. XIV, p. 805. — 2 Coll. XI, 9; coll. XXII, 8, 9; coll. XXIII, 17, 18. — 3 Coll. X, c. XI. — 4 Coll. IX, 34 ; Ibid., 35.

 

506

 

demandaient. Parmi ces marques, la principale est de finir toujours sa demande, postulatio, à l'exemple de Jésus-Christ dans son agonie, en disant : « Que ma volonté ne se fasse pas, mais la votre : » d'où il ne faut pas conclure qu'on ne doive rien demander en particulier, mais en général seulement la volonté de Dieu; car Jésus-Christ, dont Cassien allègue ici l'exemple, faisait bien certainement une demande particulière ; et s'il ne s'agissait que de demander la seule volonté de Dieu en général, on serait toujours exaucé; de sorte qu'il n'eût pas fallu chercher les moyens et les assurances de l'être, qui est ce que cet auteur se proposait dans ce chapitre.

Au reste cette demande qu'il faut terminer en disant : Non ma volonté, mais la vôtre, ne regarde pas les biens éternels et du salut, comme il paraît par l'exemple qu'on produit de Jésus-Christ dans la prière du Jardin, dont le calice de sa passion était le sujet. Car pour ce qui regarde le salut, Cassien en expliquant cette demande de l'Oraison Dominicale : Votre volonté soit faite, remarque que « la volonté de Dieu est que tous les hommes soient sauvés (1) : » de sorte que demander l'accomplissement de la volonté de Dieu, c'est demander le salut de tous les hommes, où le nôtre est compris ; ce n'est donc pas ici le cas de dire : Votre volonté soit faite, et non la mienne, puisqu'on suppose manifestement que sur le sujet de notre salut la volonté de Dieu est déclarée.

Ainsi cette demande : Fiat voluntas, qui est selon Cassien la plus parfaite de toutes (2), et la vraie demande des enfants, et par conséquent des parfaits, comme il l'explique lui-même, contient la demande de notre salut. Elle est encore contenue dans cette demande : Votre règne arrive. Car ce règne, dit Cassien, consiste en deux choses, dont l'une est que Dieu règne dans les saints, quand il en chasse les vices ; et l'autre, qu'à la fin il prononce : Venez, les bien-aimés de mon Père ; possédez le royaume (3), etc. On demande donc son salut en demandant le règne de Dieu ; et cette demande est celle des plus parfaits, puisqu'elle est, selon Cassien, du plus pur esprit : Secunda petitio mentis purissimœ; c'est-à-dire sans difficulté, du plus pur amour, puisque ce qu'on y regarde, et

 

1 Coll. IX, c. XX. — 2 Ibid. — 3 Ibid., c. XIX.

 

507

l'intérêt qu'on y prend, c'est que le règne de Jésus-Christ soit parfaitement accompli.

C'est une doctrine constante de saint Augustin et de tous les Pères, que Jésus-Christ en nous proposant l'Oraison Dominicale comme le modèle de la prière chrétienne, y a renfermé tout ce qu'il fallait demander à Dieu : en sorte qu'il n'est permis ni d'y ajouter d'autres demandes, ni aussi de se dispenser en aucun état de faire celles qu'elle contient. Le Père la Combe oppose à cette doctrine des Pères un passage de Cassien, où il reconnaît une oraison plus parfaite que cette divine oraison. Il est vrai que seul des anciens, et contre leur autorité, il a prononcé cette parole. Je pourrais donc bien ne m'arrêter pas à l'autorité de Cassien, qui d'ailleurs est affaiblie par les erreurs qui l'ont fait ranger par le pape saint Gélase, et par le concile romain, au nombre des auteurs suspects. Outre ses erreurs sur la grâce, il y a d'autres points encore où l'on ne le suit pas (1), comme est celui du mensonge et quelques observations sur la chasteté, que les spirituels ont improuvées. Ainsi en lui laissant l'autorité que lui donnent les règles des moines sur les exercices de leur état, on pourrait mépriser la préférence qu'il attribue à la sublime oraison sur l'Oraison Dominicale. Mais après tout je suis obligé de reconnaître de bonne foi qu'encore que son expression soit inouïe avant lui, et que depuis personne ne l'ait suivie, dans le fond il convient avec tous les Pères que tout ce qu'il faut demander se trouve dans l'Oraison Dominicale (2), et qu'il n'y a rien de plus élevé ni de plus grand quant à la substance des demandes; de sorte que la préférence de cette oraison sublime ne regarde que la manière de prier. L'excellence du Pater est, non-seulement que cette oraison est la plus parfaite de toutes les prières vocales, mais encore quant au fond, que dans l'oraison même la plus intérieure, qui est celle du cœur, bien qu'elle soit plus parfaite par la. manière, on n'a rien à demander de plus excellent que ce qui est renfermé dans ce modèle.

Ainsi Cassien ne connaît non plus que les autres ce désintéressement

 

1 Lib. VI Instit., cap. XX, XXII, XXIII ; Coll. XV, c. X. — 2 Lib. Instit., c. XX, XXVIII.

 

508

 

nouveau, que nos mystiques font consister dans la suppression des demandes. Celui-ci, comme on vient de voir, apprend aux plus parfaits à demander, et à demander tous les jours; et s'il parle de cet amour désintéressé qui n'agit ni par la crainte, ni par l'espérance (1) : il s'explique précisément que l'espérance, qu'il appelle mercenaire ou intéressée, et qu'il exclut à ce titre de l'état de perfection, est « celle où l'on ne désire pas tant la bonté de celui qui donne, que le prix et l'avantage de la récompense (2). » Si donc dans la récompense on regarde la gloire de Dieu déclarée par ses largesses et par ses bontés, on aura, selon Cassien , une espérance désintéressée.

Selon cet esprit il décide que « la fin de la profession chrétienne, c'est le royaume des cieux, et qu'on endure tout pour l'obtenir (3) : » il n'en regarde donc pas le désir et la poursuite comme notre intérêt, mais comme la fin nécessaire de notre religion. C'est pourquoi en parlant des âmes parfaites qui ont goûté par avance la gloire du ciel (4), il veut que leur exercice soit « de désirer comme l'Apôtre d'être avec Jésus-Christ, de s'élever au désir de la perfection, et à l'espérance de la béatitude future (5).» Ce n'est donc pas un intérêt propre et imparfait, mais un exercice des parfaits de désirer Jésus-Christ, et dans lui sa béatitude et son salut éternel, puisque, comme on a déjà dit, cela même en vérité, et aussi selon Cassien, c'est désirer l'établissement du règne de Jésus-Christ et le dernier accomplissement de la volonté de Dieu.

On demandera si à cause que Cassien, et avant lui le saint docteur de l'Eglise d'Alexandrie, parlent sans cesse de la perpétuité et continuité de la contemplation et de l'oraison dans les parfaits, et en particulier dans les solitaires, il faut conclure de là qu'ils ont reconnu cet acte unique et continu, qui fait tout le fondement de la nouvelle oraison ; et je réponds que non, sans hésiter.

Cassien dès la première Conférence, qui est de l'abbé Moïse, où il est traité de la fin que le solitaire se doit proposer, établit trois choses : l'une que la vie monastique, comme toute autre profession, « doit avoir une intention et une destination fixe, et qui ne cesse jamais; l'autre, qu'il n'est pas possible de s'attacher

 

1 Coll. XI, etc. — 2 Ibid. c. X.— 3 Coll. I, c. III, IV.— 4 Ib., c. XIV — 5 Ib., c. XVIII.

 

509

 

continuellement à Dieu dans la fragilité de ce corps mortel; la troisième, que quand il y a eu quelque interruption, notre intention nous apprend où nous devons rappeler notre regard, et s'affligeant d'avoir été distraite, toutes les fois qu'elle l'a été, elle croit s'être éloignée du souverain bien, a Ce qu'il ajoute est terrible, que l’âme regarde comme une espèce de fornication de s'éloigner de Jésus-Christ, quand ce ne serait qu'un moment (1). »

De tout cela il faut conclure, premièrement que l'intention subsiste toujours, en quelque manière que ce soit, et secondement qu'elle ne peut pas toujours subsister en acte formel ; autrement on n'aurait jamais besoin de rappeler son regard à Dieu, ni de tant déplorer ces moments où l'on a été éloigné du souverain bien, puisqu'on ne l'aurait en effet jamais été. Voilà ce que Cassien a tiré de l'abbé Moïse, qu'il nous donne comme un homme qui excellait « en pratique connue en théorie, et également dans la vie active et contemplative : Non solùm in actuali, verùm etiam in theoricà virtute (2). »

Cette matière revient dans la Conférence XXIII, où l'abbé Théonas entreprend de confirmer par beaucoup de preuves ce qu'il allègue de l’Ecclésiaste, « qu'il n'y a point de juste sur la terre qui fasse bien, et ne pèche pas. C'est, dit-il, que le plus parfait de tous les justes, tant qu'il est attaché à ce corps mortel, ne peut posséder ce souverain bien de ne cesser jamais de contempler Dieu (3). » Et un peu après : « Nous assurons que saint Paul n'a pu atteindre à cette perfection ; et que son âme, quoique sainte et sublime, ne pouvait pas n'être pas quelquefois séparée de cette céleste contemplation par l'attention aux travaux de la terre, etc. Qui est celui, poursuit-il, qui ne mêle pas dans l'oraison même des pensées du ciel avec celles de la terre, et qui ne pèche pas dans le moment même où il espérait obtenir la rémission de ses péchés? Qui est l'homme si familier et si uni avec Dieu, qui puisse se réjouir d'avoir accompli un seul jour ce précepte apostolique de prier sans cesse? Et quoique les hommes grossiers fassent peu de cas de ces péchés, ceux qui connaissent la perfection se trouvent très-chargés de la multitude de ces choses, quoique petites (4). »

 

1 Coll. I, c. IV. — 2 Ibid., c. VII. — 3 Coll. XXIII, c. V. — 4 Ibid., c. VII.

 

510

 

Cassien ne finit point sur cette matière ; c'est pourquoi, dans la Conférence suivante (1), il établit la nécessité de relâcher l'esprit, même à l'égard des plus parfaits et des plus experts, pour éviter la tiédeur et même la maladie causée par la contention ; concluant même que cette interruption est nécessaire pour conserver la perpétuité de l'oraison, parce qu'elle nous fait désirer davantage la retraite : Cursum nostrum dùm interpolare creditur jugem conservat, qui, si nullo obice tardaretur, usque ad finem contendere indefessà pernicitate non potest.

Là il n'oublie pas la comparaison de l'arc tendu et l'exemple de l'apôtre saint Jean, que tout le monde sait. Il ne faut donc pas se persuader qu'il mette une rigoureuse et métaphysique continuité de l'oraison, mais une continuité morale à qui l'interruption même donne de la force.

Il faut pourtant ajouter à cette diversité de mouvements, un fond qui soutienne tout; c'est-à-dire, selon la doctrine de l'abbé Moïse, ce fond de bonne intention qui est fixée en Dieu seul par l'habitude du saint amour (3) : c'est un état immuable et inébranlable, au sens que nous avons vu, par la fermeté de cette divine habitude. On y tend à une oraison non interrompue, parce qu'on n'oublie rien pour y parvenir ; et ce qu'on fait pour cela, c'est, comme dit Cassien, de fixer tellement en Dieu son intention ; c'est-à-dire de mettre tellement en lui sa dernière fin, que rien ne nous en sépare; non que nous soyons toujours actuellement occupés de cette pensée, ce qu'il a jugé impossible dans cette vie; mais par une pente, une inclination et une tendance habituelle, ou même virtuelle, comme l'appelle la théologie, avec une bienheureuse facilité qui fait qu'en quelque état qu'on nous interroge, à qui dans le fond du cœur nous voulons être, nous soyons toujours disposés à répondre que c'est à Dieu, comme la suite nous l'expliquera davantage.

Après ces maximes générales de Cassien, et avant que d'en venir aux moyens particuliers de rendre l'oraison perpétuelle, souvenons-nous que dans la doctrine des nouveaux mystiques, la perpétuité de l'oraison n'est ni dans les excitations qu'on se peut

 

1 Coll. XXIV, c. XX. — 2 Coll. I, c. IV.

 

511

 

faire à soi-même, ni dans les efforts ou dans les renouvellements des actes du libre arbitre ; mais dans cet acte continu et perpétuel qu'on ne réitère jamais qu'après qu'on l'a révoqué. Mais il n'y a rien de plus opposé à l'esprit de Cassien et des anciens solitaires, dont cet auteur nous rapporte les sentiments; car on leur voit pratiquer à tous la continuelle oraison par de continuels efforts et de continuelles excitations, que l'amour dont ils étaient remplis leur rendait douces. De là vient dans les Institutions du même Cassien (1), cette psalmodie presque perpétuelle, ces Psaumes interrompus de génuflexions, d'intercessions après trois ou quatre versets, d'antiennes, d'oraisons mentales, de collectes après chaque Psaume. De là vient aussi cette maxime de ces saints, « de faire de très-courtes, mais de très-fréquentes oraisons : brèves, sed creberrimas (2) ; et cela, disent-ils, afin que priant Dieu plus fréquemment ils se puissent continuellement attacher à ce cher objet (3). »

Mais cette continuité consistait dans divers actes et dans de continuels élans de leur dévotion ; c'est pourquoi on leur voyait multiplier leurs oraisons, inclinations, ou génuflexions jusqu'à cent fois, jusqu'à deux cents fois, et même beaucoup plus souvent pendant le jour, et autant pendant la nuit. La chose est connue ; et on voit par là que la perpétuelle oraison consistait manifestement dans des actes réitérés autant qu'ils pouvaient.

Dans le même livre des Institutions, Cassien continue à nous faire voir la pratique des solitaires de la Thébaïde pendant le jour, en ce qu'encore qu'ils n'y fissent ordinairement aucune assemblée, « ils mêlaient leur continuel travail des mains dans leurs cellules à la méditation des Psaumes et des Ecritures, qu'ils n'omettaient jamais, y joignant à chaque moment des prières et des oraisons, où ils passent tout le jour (4). » Ce qu'il avait proposé dans les Institutions (5), il promet dans ce même livre de l'expliquer plus à fond dans les Conférences (6), et réciproquement dans les Conférences il se propose d'expliquer plus amplement ce qu'il avait promis dans les Institutions ; ainsi l'on ne peut douter que

 

1 Instit., lib. II, c. VIII, IX, XII, p. 664. — 2 Lib. II, c. II. — 3 Ibid, c. X.— 4 Ibid., c. II. — 5 Ibid., c. IX. — 6 Coll. IX.

 

512

 

la perpétuité de l'oraison, dans l'un et dans l'autre livre, ne soit la même.

L'abbé Isaac donne encore cette maxime pour un fondement «de la vie spirituelle, de prier fréquemment, mais brièvement : » Frequenter, sed breviter est orandum (1), où il marque manifestement qu'on « multipliait les prières et les demandes (2), » et que c'était par cette multiplication qu'on tâchait de les rendre perpétuelles. Il parle en général de tous ceux qui prient, et en particulier des plus parfaits; de ceux dont l'oraison se faisait dans le plus intime du cœur, dans l'endroit où le démon ne voit rien, et où l’âme toute recueillie avec Dieu donne moins de prise aux attaques de l'ennemi.

Il trouve la perpétuité de l'oraison, de celle qui est selon lui jugis, incessabilis, indisrupta, etc., dans cette continuelle récitation du verset, Deus, in adjutorium, où il n'y a cependant qu'une perpétuelle multiplication de toutes les affections que la piété peut inspirer; et il y met la continuelle méditation qu'on doit pratiquer, « selon la loi de Moïse, assis ou marchant, couché ou debout, et ainsi du reste (3); » ce qui montre très-clairement la diversité et la nécessaire réitération des actes.

Quand par cette réitération on est arrivé à une oraison plus simple, et qu'aussi sa simplicité rend continuelle d'une manière plus haute, on n'est pas pour cela réduit à un seul acte, on y pratique au contraire les demandes, la contemplation des mystères, l'attention à ses faiblesses et à ses besoins; et ce qu'il y a de plus remarquable, la récitation des Psaumes pour en recevoir en soi « toutes les affections : omnes Psalmorum affectus ; non comme composés par le Prophète; mais comme produits par l’âme même : tanquàm à se editos (4) : » ce qui montre non pas une répétition dans sa mémoire, mais une production originale de tous les sentiments d'espérance, d'actions de grâces, de demandes et de désirs, qu'on trouve dans ces divins cantiques : et, comme dit Isaac, l'homme élevé à cette oraison parfaite, sait que tout cela se passe en lui, et n'est pas emprunté, mais propre et primitif dans son cœur : en sorte qu’il prononce les Psaumes, non comme les répétant,

 

1 Coll. IX, c. XXXVI. — 2 Ibid., c. XXXV. — 3 Coll. X, c. X. — 4 Ibid., c. XI.

 

513

 

mais comme s'il en était lui-même l'auteur : velut auctores ejus facti, parce qu'il en prend avec David tous les sentiments et les affections ; ce qui emporte tous les divers mouvements et produits et réitérés dont les Psaumes sont remplis.

C'est pourquoi Cassien conserve toujours dans les plus parfaits contemplatifs, ce qu'il appelle volutatio cordis, c'est-à-dire la succession et la volubilité des pensées et des mouvements du cœur C'est en les réglant que l'oraison est perpétuelle par un renouvellement et excitation de son esprit aussi fréquent qu'on le peut. A quoi pourtant il faut joindre ce fond qui soutient tout; c'est-à-dire, comme on a vu, le fond de bonne intention, qui produit une succession de mouvements si suivis, et si uniformes qu'on voit bien que tout dépend du même principe, et c'est durant le cours de cette vie ce qu'on appelle contemplation et prière perpétuelle.

Ce principe de Cassien est aussi celui du saint prêtre d'Alexandrie ; il assure que son gnostique ne prend plus des Heures marqués de Tierce, de Sexte, de None pour prier; il prie toujours, dit ce Père (2) : je l'avoue en un certain sens, c'est-à-dire par une disposition habituelle du cœur ; mais cela n'empêche pas que les plus parfaits ne demeurent à leur manière assujettis à des Heures d'une attention particulière, témoin saint Pierre, que saint Clément n'a pas dessein d'exclure du nombre des parfaits, sous prétexte qu'il prie à Sexte et à None (3) ; témoin saint Clément lui-même, qui fait faire à sou gnostique successivement, et par actes renouvelés, des prières particulières le matin, devant le repas, durant qu'on le fait, le soir, la nuit même (4), et ainsi du reste. Ce n'est pas là cet acte continu, invariable, irréitérable, ce sont des vicissitudes, de perpétuels renouvellements ; et c'est par ces actes incessamment renouvelés que la vie du juste parfait est, dit saint Clément, une fête perpétuelle; c'est par là qu'il se transporte dans le cœur divin, où l'on chante les louanges de Dieu devant lui, et avec les anges par une mémoire continuelle (5), parce qu'il ne cesse, comme on voit, de la rafraîchir ; ce qui lui fait dire ailleurs « que l’âme parfaite qui ne médite rien moins

 

1 Coll. X, c. VII, VIII , X, XIII. — 2 Strom., lib. VII, p. 722. — 3 Act., III, 1 ; X, 9. — 4 Strom., lib. VII, p. 728.— 5 Ibid.

 

514

 

que d'être Dieu, ne cessant de lui rendre grâces de toutes choses, par l'attention qu'elle prête à écouter la sainte parole, par la lecture de l'Ecriture divine, par une soigneuse recherche de la vérité, par une sainte oblation, par la bienheureuse prière, louant, chantant des hymnes, bénissant, psalmodiant, ne se sépare jamais du Seigneur en aucun temps (1). » Telle est donc manifestement la continuité de la prière que connaissent les saints : ils la soutenaient par des actes continuellement renouvelés; l'amour de Dieu en fait la liaison, l'habitude d'une parfaite charité y met la facilité et la permanence.

Il ne faut pas s'imaginer d'autre mystère dans les expressions dont ce docte prêtre relève la perfection de son gnostique, et la continuité de son oraison. Il répète, pour ainsi parler, à toutes les pages que celui qu'il appelle d'un si beau nom est constitué en cet état par l'habitude consommée de la vertu (2). C'est par là qu'on dit qu'il ne change point de pensée ni d'objet, à cause que par un long exercice il a formé l'habitude de penser toujours de même; à quoi il faut ajouter que les choses dont il doit juger ne sont point celles qui dépendent de l'opinion ou des coutumes. Il a pour objet, dit-il, les choses qui sont véritablement (3), et non point par opinion ou en apparence, ontos onta, comme il parle : d'où il s'ensuit qu'il ne change pas, parce qu'il juge des choses par les véritables raisons, qui sont stables et éternelles.

C'est en ce sens que l'on dit que celui qui sait ne change point, et que la science, à la différence de l'opinion, est une habitude immuable. L'homme spirituel de saint Clément (4), qui selon lui est le savant véritable, s'occupe d'objets qui sont stables et inaltérables en toutes manières ; et c'est pour cette raison qu'il possède seul la véritable science (5).

Cette science n'est autre chose que la foi, et la foi est définie excellemment par notre saint prêtre (6) : « la stabilité dans ce qui est. Quiconque a cette science ne varie jamais, et il devient, autant qu'il se peut, semblable à Dieu, en s'attachant aux choses qui sont toujours les mêmes. C'est là, dit-il, l'état de l'esprit en

 

1 Lib. VI, p. 670. — 2 Strom., lib. IV, p. 529; lib. VI, p. 643. — 3 Lib. VI, p. 691. — 4 Lib. VII, p. 108.— 5 lib. VI, p. 695. — 6 Lib. IV, p. 530, 531.

 

515

 

tant qu'esprit : les affections variables arrivent à ceux qui sont attachés aux choses matérielles ( et changeantes ) ; mais au contraire l'aine de celui qui a reçu par la foi la connaissance de la vérité , est toujours semblable à elle-même (1).»

Par la même raison on avoue sans peine que le gnostique n'a jamais qu'un seul objet, parce qu'encore qu'il exerce les mêmes actes que le reste des chrétiens, la prière, l'action de grâces et les autres , et qu'il fasse toutes les demandes différentes qu'on a remarquées, en sorte qu'il n'est pas possible de ne pas reconnaître en lui la succession des pensées : comme Dieu en est toujours l'unique objet, on peut dire à cet égard qu'il ne change pas.

Enfin le spirituel est appelé immobile par l'opposition qui se trouve entre l'habitude formée et les premières dispositions changeantes et incertaines de ceux qui commencent : ainsi, dit notre saint prêtre, « l'entendement du spirituel par l'exercice continuel devient un toujours entendre » (ce sont ses mots), c'est-à-dire un acte perpétuel d'intelligence; «ce qui est la substance propre, ousia, du spirituel, dont la perpétuelle contemplation est une vive substance (2) :» par où il ne prétend autre chose que d'exprimer la force de l'habitude, qu'on appelle une seconde nature, à cause que par son secours ce qui était passager, changeant et accidentel, devient comme inséparable de notre être, et d'une certaine manière se tourne en notre substance.

Tout cela est du langage ordinaire, et tout le monde l'entend non métaphysiquement, mais moralement, comme on a dit : que si on voulait prendre ces expressions à la rigueur, on serait réfuté par l'endroit où saint Clément dit que « celui-là même qui a la science des choses divines et humaines par manière de compréhension ( c'est-à-dire, sans difficulté, le spirituel parfait ), participe à la sagesse éternelle, non par essence ou substance , mais par une participation (un écoulement) de la puissance divine (3). »

Par un semblable tempérament on dit que l'oraison est continuelle pour exprimer la pente, la disposition, la facilité qui fait qu’on ne peine plus : ce qu'il faut pourtant entendre avec correctif ;

 

1 Strom., lib. II, p. 383. — 2 Lib. IV, p. 529. — 3 Lib. VI, p. 683.

 

516

 

autrement que voudrait dire dans saint Clément même ce relâchement de l'esprit jugé nécessaire et pratiqué par saint Jean, un si grand apôtre et un spirituel si parfait? qui est aussi un exemple dont nous avons vu que Cassien s'est servi (1).

Il ne sert de rien de répondre que la continuité qu'on veut établir est une continuité d'amour et d'union, qui est dans le cœur et non dans l'esprit. Ce n'est pas ce que dit saint Clément dans le passage allégué : C'est, dit-il, une continuité d’entendre, tou noein, et s'il y a un mot dans toute la langue qui signifie proprement entendre, c'est celui-là. Au reste que trouve-t-on d'extraordinaire dans les locutions de ce Père? Qui ne tient tous les jours de mêmes discours sur les habitudes les plus naturelles? On dira d'un géomètre que nuit et jour il est occupé à cette science ; l'habitude de démontrer géométriquement lui est passée en nature ; en conversant , en mangeant il roule toujours quelque théorème dans sa tête; le sommeil même s'en ressent; il trouve jusque dans ses songes la résolution d'un problème dont il aurait été occupé durant tout le jour. On ne prétend pas pour cela qu'il y pense sans intermission à toute rigueur, et il faut être bien prévenu pour ne pas voir que les locutions de saint Clément ne sont pas d'un autre genre.

Au surplus sans disputer davantage, tout va être décidé par ce seul passage de saint François de Sales, dont nos mystiques allèguent si souvent l'autorité : « L'apôtre dit qu'il a une douleur continuelle pour la perte des Juifs ; mais c'est comme nous disons que nous bénissons Dieu en tout temps; car cela ne veut dire autre chose, sinon que nous le bénissons fort souvent et en toutes occasions : et de même le glorieux saint Paul avait une continuelle douleur en son cœur, à cause de la réprobation des Juifs, parce qu'à toutes occasions il déplorait leur malheur (2). »

On peut résoudre par là les endroits des Pères, de Clément d'Alexandrie, de Cassien, de saint Augustin même, et des autres spirituels anciens et modernes, qui en parlant du sommeil des justes, semblent dire que leurs exercices n'y sont point interrompus, et il est vrai que l'impression en demeure dans un certain sens. Les

 

1 Coll. XXIII. — 2 Am. de Dieu, liv. IX, ch. VIII.

 

517

 

pensées qui leur viennent au réveil font voir où leur âme dans son fond était tournée; et c'est où Salomon nous voulait conduire par ce beau passage des Proverbes : « Attachez les commandements à votre cœur, faites-vous-en un collier qui ne vous quitte jamais, qu'ils marchent avec vous dans votre chemin, qu'ils vous gardent dans votre sommeil, et en vous réveillant entretenez-vous avec eux (1). » Savoir ce qui se passe alors dans l’âme , et quelle force secrète rappelle comme naturellement dans le réveil la pensée où le sommeil nous a surpris, je n'entreprendrai pas de l'expliquer. C'est une disposition commune à tous ceux qui fortement occupés de quelque objet, semblent en être jour et nuit toujours remplis : mais ce n'est rien moins que l'acte continu et perpétuel de nos mystiques, qui selon eux est une si vraie continuation de l'acte du libre arbitre, qu'il ne faut plus le renouveler après toutes les distractions qui ne sont pas volontaires, ni même après le sommeil : d'où il s'ensuivrait que cet acte étant toujours libre, il serait toujours méritoire. Mais il n'en est pas ainsi de cette pente secrète qui demeure dans le sommeil vers les objets dont on s'est rempli pendant le jour, qui est trop faible, et pour ainsi dire trop sourde pour n'avoir pas besoin d'être renouvelée et vivifiée afin d'être actuelle et méritoire, si ce n'est dans quelque sommeil envoyé de Dieu, tel que celui de Salomon.

Pour conclusion, l'on voit assez comment la contemplation est perpétuelle : elle l'est dans l'inclination qui la produit, elle l'est dans l'impression qu'elle laisse, elle l'est enfin parce qu'autant qu'on le peut on ne s'en arrache jamais, et qu'on en déplore les moindres interruptions ; et c'est le précis de la doctrine de saine Clément d'Alexandrie et de Cassien.

Pour une entière explication de cette matière, il faudrait peut-être définir ce qu'on appelle intention actuelle, virtuelle et habituelle , et par là en démontrer les différences, ce qu'aussi nous ferons peut-être en un autre lieu; mais ici il n'en est pas question, puisque ce sont choses qu'il faut supposer comme avouées de tout le monde, et que nous ne nous proposons dans ce traité que celles ou l'on est en différend avec les nouveaux mystiques ; autrement

 

1 Prov., VI, 21.

 

518

 

nous pousserions hors du temps la dispute jusqu'à l'infini.

Au reste quand nos mystiques auraient prouvé qu'on en peut venir à un état de présence perpétuelle sans aucune interruption, il y aurait encore bien loin de là à leur acte unique et continu qui dure toute la vie, sans diversité ni succession de pensées, et aussi qu'on n'a pas besoin de renouveler ; car c'est à quoi personne n'a jamais songé avant peut-être Falconi ou Molinos ; et pour ceux qui sans avoir recours à cet acte absurde, qui ne sert qu'à introduire le relâchement et la nonchalance, prétendent qu'on peut toujours sans la moindre interruption conserver du moins en veillant l'actuelle présence de Dieu : sans répéter ce qu'on vient de dire sur ce sujet, je leur dirai encore ici que personne ne peut avoir aucune assurance d'être en cet état, tout le monde demeurant d'accord qu'on ne peut assez réfléchir sur soi-même pour s'assurer qu'on ne s'échappe jamais. Que si l'on dit que, sans réfléchir, cette présence perpétuelle subsiste dans l'acte direct, c'est par là même qu’on prouve qu'on ne peut avoir sur cela aucune assurance, puisque cet acte direct sur lequel on n'aura point réfléchi, sera de ces actes non aperçus, ou dont en tout cas on ne conserve pas la mémoire. Et ici demeure conclu ce que nous avions à dire contre les principes des nouveaux mystiques.

Précédente Accueil Suivante