Etats Oraison T I - Additions
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Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

ADDITIONS ET CORRECTIONS.

 

On a corrigé dans cette édition les fautes des citations qui étaient dans l'autre (a) : mais il reste des fautes dans les choses mêmes, dont j'ai été averti par mes amis : et comme il y en a quelques-unes qui sont considérables, je ne sache rien de meilleur que d'avouer franchement que je me suis trompé.

J'ai dit au livre X, n. I, que la vive proposition des béguards rapportée dans le concile œcuménique de Vienne ne regardait pas les faux mystiques de nos jours, non plus que la Ve et la VIIe : encore qu'elle les regarde directement, comme il paraît par la simple lecture de la Clémentine Ad nostrum : De hœreticis, approuvée dans ce saint concile. Il est vrai, quant à la vinc proposition, que je n'en ai considéré qu'une partie, et que j'ai manqué d'attention pour l'autre. Voici la proposition toute entière, comme elle est couchée dans la Clémentine : « Qu'ils ne doivent point se lever à l'élévation du corps de Jésus-Christ ni lui rendre aucun

 

 (a) Cette édition, c'est la seconde; l'autre, c'est la première.

 

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honneur : assurant que ce serait en eux une imperfection, s'ils descendaient de leur sublime contemplation, pour penser au ministère ou sacrement de l'Eucharistie, ou à la passion de l'humanité de Jésus-Christ. »

Dans cette proposition des béguards, je n'ai remarqué que ce qui regarde l'Eucharistie; et la crainte que j'avais d'imputer aux nouveaux mystiques ce qui n'était point de leur sentiment, m'a fait dire que cet article ne les touchait pas. Mais j'ai fait voir dans tout le livre II de cette Instruction, que nos faux contemplatifs ne croyaient que trop que Jésus-Christ Dieu et Homme et les mystères sacrés de son humanité dégradaient la sublimité de leur oraison et lui étaient un obstacle ; et qu'ainsi de ce côté-là ils adhèrent trop visiblement à l'erreur des béguards.

On m'a aussi averti que je ne devais pas laisser sans preuve ce que j'ai dit au livre VI, n. XXXIV, que c'était «une doctrine constante de saint Augustin et de tous les Pères, que Jésus-Christ, en nous proposant l'Oraison Dominicale comme le modèle de la prière chrétienne, y a renfermé tout ce qu'il fallait demander à Dieu : en sorte qu'il n'est permis ni d'y ajouter d'autres demandes, ni aussi de se dispenser en aucun état de faire celles qu'elle contient. » On a désiré que je soutinsse de quelque passage un point si fondamental de la matière que je traitais. Et pour satisfaire à un si juste désir, je rapporterai la doctrine de saint Augustin dans l'exposition de l'Oraison Dominicale à ceux qu'on appelait Competentes, parce qu'ils demandaient ensemble le baptême ; et qu'étant admis par l'évêque à ce sacrement, ils devaient prononcer la première fois cette divine Oraison à la face de toute l'Eglise, en sortant des fonts baptismaux.

Dans le premier sermon que ce Père a fait sur ce sujet, qui est le LVIe de la nouvelle édition, nous lisons ces mots : « Les paroles que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a enseignées dans l'Oraison Dominicale, sont le modèle de nos désirs : Forma est desideriorum : il ne nous est pas permis de demander autre chose que ce qui est écrit dans ce lieu : Non licet tibi aliquid petere quàm quod ibi scriptum est. »

 

1 Serm. LVI, n. 4.

 

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Il importe donc de bien prendre l'esprit de cette divine prière ; et saint Augustin continue à nous y faire entrer, en examinant chaque demande en cette sorte : Que votre nom soit sanctifié. « Pourquoi demandez-vous que son nom soit sanctifié ? il est déjà saint. Quand vous demandez que son nom soit sanctifié, est-ce que vous allez prier Dieu pour Dieu et non pas pour vous? Entendez, et vous priez pour vous-même ; car vous demandez que ce qui est toujours saint en soi soit sanctifié en vous, qu'il soit réputé saint, qu'il ne soit pas méprisé. Vous voyez donc que c'est à vous que vous désirez du bien ; car si vous méprisez le nom de Dieu, c'est un mal pour vous et non pas pour Dieu  (1). »

Remarquez cette façon de parler : Ce n'est pas pour Dieu que vous offrez des prières ; c'est pour vous : vous vous désirez du bien à vous-même : est-ce un désir intéressé? Il n'y songe seulement pas, et nous en verrons la raison. Il poursuit : « Que votre règne arrive. Quoi? si vous ne le demandiez pas, le règne de Dieu ne viendrait pas? Il parle de ce règne qui arrivera à la fin des siècles : car Dieu règne toujours, et n'est jamais sans régner, lui à qui toute créature obéit. Mais quel règne désirez-vous, sinon celui dont il est écrit : Venez, vous qui avez été bénis par mon Père, et recevez le royaume. Voilà ce qui nous fait dire : Que votre royaume arrive. Nous prions que ce royaume soit en nous : nous demandons d'être unis dans ce royaume, car ce règne viendra sans doute : mais que vous servira qu'il vienne, s'il vous trouve à la gauche ? Ainsi en cet endroit de la prière comme à l'autre, c'est à vous que vous souhaitez du bien : c'est pour vous que vous priez ; et ce que vous désirez, c'est de vivre de la manière qui est nécessaire pour arriver à ce royaume, qui sera donné à tous les saints (2). »

On dira peut-être qu'il nous attache trop à notre intérêt, et qu'il ne nous fait pas assez reconnaître l'excellence de la nature divine en elle-même. Au contraire il la suppose : il suppose, dis-je, que le nom de Dieu est saint en lui-même : que le règne de Dieu est éternel et inséparable de lui : enfin que Dieu est si grand, qu'il n'y a rien à lui désirer, et qu'il ne nous reste qu'à

 

1 Serm. LVI, cap. IV, n. 5. — 2 Ibid., n. 6.

 

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prier pour nous, afin que nous soyons pleins de lui : mais la demande suivante le fait encore mieux entendre : « Que votre volonté soit faite : quoi ! si vous ne le demandiez pas, Dieu ne fera point sa volonté? Souvenez-vous de l'article du Symbole que vous avez rendu, c'est-à-dire que vous avez professé à la face de toute l'Eglise, après l'avoir appris en secret : Je crois en Dieu le Père tout-puissant : s'il est tout-puissant, pourquoi priez-vous que sa volonté soit faite ? Que veut donc dire cette demande : Que votre volonté soit faite? C'est-à-dire : Qu'il se fasse en moi que je ne résiste pas à votre volonté. Ainsi en cette demande comme dan- les autres, c'est pour vous que vous priez, et non pas pour Dieu; car la volonté de Dieu se fera en vous, quand même elle ne se fera pas par vous. La volonté de Dieu se fait dans les justes, à qui il dit : « Venez, ô bénis de Dieu! et recevez le royaume, » puisqu'en effet ils le reçoivent : elle se fera aussi dans ceux à qui il dira : « Allez, maudits. » La volonté de Dieu se fera en eux, puisqu'ils iront au feu éternel; mais c'est autre chose que la volonté de Dieu se fasse par vous. Ce n'est donc pas sans raison que vous demandez qu'elle s'accomplisse en vous, et par là vous ne demandez autre chose, sinon que vous soyez heureux ; nisi ut benè sit tibi : mot à mot, qu'il vous soit bien; que vous soyez aussi bien que vous le désirez, mais en quelque état, ou heureux ou malheureux, que vous soyez, la volonté de Dieu se fera en vous, et vous avez encore à demander qu'elle se fasse aussi par vous : fiet in te, sed fiât et à te (1) : » afin, comme il vient de dire, que votre état soit heureux, ut benè sit tibi.

        Cette parole de saint Augustin : Ut benè sit tibi, est répétée de l'endroit du Deutéronome, où se lit le commandement primitif du saint amour : « Ecoute, Israël, et prends garde à observer les commandements que t'a prescrits le Seigneur, et afin que cela te tourne à bien : et benè sit tibi (2) ; afin que tu sois heureux : comme s'il disait : Ce n'est pas pour être heureux lui-même que le Seigneur ton Dieu veut être aimé de toi : c'est afin que tu le sois ; à quoi il ajoute : « Ecoute, Israël; le Seigneur notre Dieu est un seul Seigneur (3) ; » ce qui appartient à l'excellence incommunicable

 

1 Serm. LVI, c. v, n. 7. — 2 Deut., VI, 3. — 3 Ibid., 4.

 

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de la nature divine : d'où après avoir posé, comme on a vu, les motifs fondamentaux de notre amour, il conclut : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, etc. (1) ; » ne dédaignant pas d'expliquer dès ces premiers mots que le Dieu qu'il nous faut aimer est un Dieu qui est notre Dieu ; ce qui comprend que c'est un Dieu qui se donne à nous : Dominum Deum tuum.

Il ne faut donc pas s'étonner que saint Augustin ait tant inculqué que ce Dieu qu'il nous faut aimer n'a pas besoin de notre amour, et qu'il veut que nous l'aimions, parce qu'il veut que notre amour nous tourne à bien et non pas à lui : Ut bene sit tibi; ce qui marque la plénitude infinie et surabondante de sa nature bienheureuse autant que parfaite.

C'est ainsi que l'Eglise chrétienne bien instruite des préceptes de l'Ancien et du Nouveau Testament, faisait expressément remarquer par la bouche de ses plus grands évêques aux enfants qu'elle allait engendrer en Jésus-Christ, que même dans les demandes où il n'était point fait mention d'eux, c'était néanmoins pour eux qu'ils priaient, et non pas pour Dieu qui n'a besoin de rien. Elle ne voulait leur inspirer, en sortant des eaux du baptême, qu'une sainte et pure charité, pour le nouveau Père à qui elle venait de les enfanter, c'est-à-dire pour notre Père qui est dans les cieux : et cet amour filial, qui leur faisait désirer d'être pleins de Dieu, comme d'mie nature excellente pour laquelle il n'y avait rien à demander, n'était ni impur ni imparfait.

Saint Augustin répète la même leçon dans une semblable occasion au sermon suivant, et il enseigne encore aux enfants de; Dieu : « Que nous prions pour nous et non pas pour Dieu : Pro nobis rogamus, non pro Deo : car, dit-il, ce n'est pas à Dieu que nous souhaitons du bien, lui à qui il ne peut jamais rien arriver de mal ; mais c'est à nous que nous désirons ce bien, que son nom qui est toujours saint soit sanctifié en nous (2). » Et un peu après : « Demandons, ne demandons pas : Petamus, non petamus, que son règne vienne, il viendra : le règne de Dieu est éternel. Mais cette demande nous apprend que c'est pour nous que nous prions et non pas pour Dieu, notre intention n’étant

 

1 Deut., VI, 5. — 2 Serm. LVII, n. 4.

 

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pas de souhaiter du bien à Dieu, comme en désirant qu'il règne : mais nous entendons que nous-mêmes nous serons son règne , mais si nous profitons dans la foi que nous avons en lui (1). » Et encore un peu après : « Que votre volonté soit faite; c'est pour nous que nous faisons cet heureux souhait : car pour la volonté de Dieu, elle ne peut pas ne se pas accomplir (2). »

Il ne se lasse point d'inculquer cette vérité, et il dit encore dans un troisième sermon : « La sanctification du nom de Dieu, que nous demandons, est celle par laquelle nous sommes faits saints ; car son nom est toujours saint : et de même quand nous demandons que son règne arrive, il viendra quand nous ne voudrions pas : mais demander et désirer qu'il vienne, ce n'est autre chose que lui demander qu'il nous en rende dignes, de peur qu'il ne vienne, et ne vienne pas pour nous (3). »

La même doctrine revient encore au sermon suivant (4) ; et toute la distinction que saint Augustin y fait entre les demandes, c'est que les unes se font dans le temps seulement, comme celle du pain de tous les jours, celle du pardon des péchés, et ainsi du reste : au lieu que les autres s'étendent à toute l'éternité comme les premières ; mais toutes ont cela de commun, que c'est pour nous et pour notre bien que nous les faisons.

C'est donc ainsi qu'il faut prier, puisque l'Oraison Dominicale est la forme de toutes les autres, comme on a vu que ce Père l'a présupposé dès le commencement du sermon LVI. On sait qu'il a montré en d'autres endroits (5) que cette doctrine était celle de saint Cyprien, et qu'il n'a fait que la répéter après ce saint Martyr. C'est celle de tous les Saints : et c'est une illusion de croire qu'en quelque état que ce soit, on doive se détacher de tels désirs ou n’en être pas touché.

Ce n'est pas qu'il ne soit juste et excellent de se complaire dans la grandeur de Dieu, et de se réjouir du bien divin : mais ce n'est pas là une demande, et ce serait un acte stérile si l'on n'en venait à la pratique de se remplir de Dieu en le servant. Il faut aussi désirer la gloire de Dieu dans l'accomplissement de sa volonté :

 

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mais cette gloire, cette volonté dont on demande l'accomplisse ment est celle de nous rendre saints et heureux : et la gloire qui arrive à Dieu pour l'aire sa volonté dans ceux qu'il damne, n'est pas l'objet de nos vœux, mais de nos terreurs : que si nous aimons sa justice comme un de ses attributs, ce n'est pas pour nous que nous l'aimons, et au contraire nous avons démontré que c'est chose abominable de former en nous une volonté par rapport à cette justice qui réprouve (1). Il demeure donc pour constant que tous les désirs et toutes les demandes que nous faisons dans le Pater, se doivent faire pour nous ; que s'éloigner de cet esprit, c'est s'éloigner de l'esprit autant que des paroles de cette divine oraison ; et que c'est là le premier désir que le Saint-Esprit produit dans les âmes nouvellement régénérées, lorsqu'il leur inspire le pur et chaste désir de crier pour la première fois : Notre Père, notre Père (2).

En enseignant cette sainte et salutaire doctrine, à Dieu ne plaise que saint Augustin ait rien dit qui déroge à la pureté et au désintéressement inséparable de la charité : car il savait bien que saint Paul avait prononcé , non-seulement de la charité parfaite, mais encore de la charité en tout état, qu'elle a ne recherche point son propre intérêt : » Non quœrit quœ sua sunt (3) ; et c'est pourquoi tout en disant que « la charité veut jouir, et qu'elle est le désir de jouir d'une chose pour l'amour d'elle-même (4), » il enseigne en même temps « qu'on doit se rapporter soi-même à Dieu, et non Dieu à soi : qu'on doit s'aimer soi-même pour l'amour de Dieu, et conséquemment aimer Dieu plus que soi-même; et qu'on ne satisfait jamais à ce qu'on lui doit, qu'on ne lui rende sans réserve tout ce qu'on a reçu de lui (5).»

Selon la doctrine perpétuelle de ce Père, l'espérance loin de diminuer le saint et parfait amour, ou d'y apporter un mélange de bas et faible intérêt, n'a au contraire, quand elle est parfaite, d'autre fondement que l'amour, puisque l'espérance qui reste dans les pécheurs ne peut être que fausse ou faible : fausse, s'ils espèrent les biens éternels sans se corriger ; faible, si l'espérance

 

1 Ci-dessus, liv. III et IV. — 2 Rom., VIII, 15; Galat., IV, 6. — 3 I Cor., XIII, 5. — 4 De Doct. christ., lib. I, n. 3; lib. III, n. 16.— 5 Ibid., lib. 1, n. 20, 28.

 

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des biens éternels ne les porte pas à garder par charité les commandements : mais, dit-il, « la vraie espérance est celle où la charité nous fait tellement aimer, qu'en faisant bien et obéissant aux préceptes des bonnes mœurs, on puisse espérer ensuite de parvenir à ce qu'on aime (1). »

C’est dans cette vue que ce Père et les autres Saints rangent souvent l'espérance après la charité, dont ils rendent ces deux raisons : lune que l'espérance est vaine, quand elle n'est pas fondée sur les bonnes œuvres qui sont faites en charité ; l'autre, que celui dont on espère le plus, est celui qu'on aime.

Personne aussi n'a parlé plus clairement que ce Père, de l'amour pur, désintéressé et gratuit. C'est ce qu'on peut voir à la fin de ces Additions (2), où l'on trouve celle maxime fondamentale : Si vous aimez, aimez gratuitement (3) : ce qui veut dire que tout amour inspiré par la charité est gratuit, selon ce principe de saint Paul : La charité ne recherche point son propre intérêt (4). Mais pour confirmer une vérité qu'il est si nécessaire d'inculquer en nos jours, il me vient encore ici un passage sur ce verset du Psaume lui : «Je vous sacrifierai volontairement, voluntariè sacrificabo tibi (5). Pourquoi volontairement? Parce, que j'aime gratuitement ce que je loue. Je loue Dieu, et je me réjouis dans cette louange; je me réjouis de sa louange, parce que je n'ai point à rougir de le louer. Ce n'est pas comme lorsqu'on loue dans le théâtre ou celui qui mène un chariot, ou celui qui tue adroitement une bête, ou quelqu'un des comédiens, et qu'après leurs acclamations souvent on rougit de les voir vaincus. Il n'en est pas ainsi de notre Dieu : qu'on le loue par sa volonté : qu'on l'aime par sa charité ; que son amour et sa louange soit gratuite (désintéressée ) : que veut dire désintéressée? C'est qu'on l'aime, qu'on le loue pour soi et non pour un autre : car si vous louez Dieu, afin qu’il vous donne quelque autre chose que lui-même, vous ne l'aimez pas gratuitement. » Et un peu après : « Avare, quelle récompense recevrez-vous de Dieu? Ce n'est pas la terre, c'est lui-même que vous réserve celui qui a fait le ciel et la terre : c'est ce qui fait

 

1 De Doct. Christ., lib. I, n. 42 ; Enchirid., cap CXVII , n. 31. — 2 Ci-dessous , n. 7. — 3 Serm. CLXV. n. 4. — 4 I Cor., XIII, 5. — 5 August., in Psal. LIII, n. 10.

 

 

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dire au Psalmiste : « Je vous sacrifierai volontairement : » ne lui offrez donc point votre sacrifice par nécessité. Si vous le louez pour une autre chose, vous le louez par nécessité, puisque si vous aviez ce que vous aimez, vous ne le loueriez pas : prenez bien garde à ce que je dis : si vous louiez Dieu, afin qu'il vous donnât de grandes richesses, et que vous les eussiez d'ailleurs, le loueriez-vous ? Si donc vous louez Dieu pour l'amour des richesses, vous ne lui sacrifiez pas volontairement, mais par une espèce de nécessité , parce qu'outre lui vous aimez encore quelque autre chose. C'est pour cela que David a dit : « Je vous sacrifierai volontairement : méprisez tout : soyez attentif à lui seul. » Et un peu après : « Demandez-lui dans le temps ce qui pourra vous servir pour l’éternité : mais pour lui, aimez-le gratuitement, parce que vous ne trouverez rien de meilleur que vous puissiez obtenir de lui que lui-même ; ou si vous trouvez quelque chose de meilleur, je vous permets de le demander. » Il suppose manifestement qu'on doit demander pour soi tout ce qu'il y a de meilleur : d'où il tire cette conséquence : «Je vous sacrifierai volontairement, » qu'est-ce à dire, volontairement? C'est-à-dire gratuitement (avec un amour désintéressé) Que veut dire, avec un amour désintéressé? Je confesserai, je louerai, je bénirai votre nom, parce qu'il est bon : Confitebor nomini tuo, quoniam bonum est. A-t-il dit : « Je bénirai votre nom, parce que vous me donnerez de riches possessions ou de grands honneurs? Non. Pourquoi donc? Parce qu'il est bon et que je ne trouve rien de meilleur : c'est pour cela que je bénirai votre nom, parce qu'il est bon : » bon en lui-même : bon à nous, car il joint toujours ces deux choses; et dans l'un et dans l'autre sens on ne trouve rien de meilleur.

Quiconque se sera rendu attentif aux passages de saint Augustin , qu'on vient d'entendre, y aura senti toute la force, toute la perfection et les motifs les plus excellents comme les plus épurés de l'amour divin. Premièrement on a vu qu'il présuppose l'infinie et suréminente bonté de la nature divine, à laquelle il faut rapporter tout ce qu'on est, et l'aimer plus que soi-même. Secondement il n'ajoute rien à ce motif, sinon que cette bonté est infiniment communicative et veut se donner à nous : non afin qu'elle

 

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soit plus grande et plus heureuse, mais afin que nous le soyons ; qui marque précisément la surabondance de la nature divine, qui n’a pas besoin de nos biens, ainsi que disait David : Deus meus es tu, quoniam bonorum meorum non eges : « Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez pas besoin de mes biens (1) : » mais moi j'ai besoin des vôtres, ou, pour mieux parler, je n'ai besoin pour tout bien que de vous seul.

        Si saint Augustin joint ces deux motifs pour exciter son amour envers Dieu, nous avons vu qu'en cela il ne fait que prendre le plus pur esprit de l'Ecriture, et dès son origine celui du commandement de l'amour. C'est ce que Dieu explique lui-même plus amplement dans ces paroles, que nous avons déjà rapportées (2) : « Le ciel et le ciel des cieux est au Seigneur votre Dieu (3), » et c'est là qu'est établi son trône ; ce qui montre l'excellence de sa nature; et il ajoute aussitôt après : «Et cependant le Seigneur s'est uni, s'est attaché à vos pères » de la plus intime et de la plus forte de toutes les unions, que l'Ecriture exprime par ces mots : Conglutinatus est : terme choisi pour faire voir que cette nature très-parfaite est en même temps souverainement-communicative : et que Dieu a voulu unir ensemble ces deux idées, qui sont les premières que nous avons de Dieu, pour conclure avec la plus grande force : « Aimez donc le Seigneur votre Dieu, et gardez par amour ses commandements (4). » Ainsi l'esprit primitif du commandement de l'amour joint ces deux choses, qu'on a vu aussi que saint Augustin a unies, que Dieu est la nature la plus parfaite, et dès là aussi la plus libérale, et la plus communicative : mais communicative et libérale, afin de nous rendre heureux, et non pas pour l'être elle-même, puisqu'elle l'est antérieurement à toutes ses communications.

David avait réuni ces deux motifs d'aimer Dieu dans ces deux paroles : Excelsus Dominus, et humilia respicit (5) : «Le Seigneur est haut, » voilà l'excellence de sa nature : « et il regarde ce qui est petit, » voilà comme il est communicatif : ce n'est pas pour devenir grand, ni pour tirer quelque avantage de notre bassesse pour son élévation, qu'il jette les yeux dessus : mais au contraire

 

1 Psal. XV, 2 — 2 Ci-dessus, Conclusion, p. 653. — 3 Deut., X, 14. — 4 . Ibid., XI, 1. — 5 Psal. CXXXVII, 6.

 

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c'est afin que ce qui est petit par soi-même, relevé de sa petitesse par le bienfaisant regard de Dieu, commence à devenir grand en ce Dieu qui le regarde : ce qui confirme toujours que Dieu fait éclater sa grandeur en ce qu'il ne la communique à ses serviteurs que pour leur avantage et non pour le sien.

Ainsi notre amour prend son origine dans l'amour entièrement gratuit et désintéressé que Dieu a pour nous ; ce qui fait qu'il en retient le caractère : car déjà il n'y a rien de plus pur et de plus désintéressé que de commencer comme on fait par l'excellence dé la nature divine ; et il ne faut pas craindre qu'on s'éloigne de ce désintéressement, quand on ne demande à Dieu pour tout intérêt que celui de le voir comme un bon père, et celui de le posséder comme un cher époux.

Les grands de la terre en flattant les hommes de l'espérance de les rendre heureux, ont besoin, pour l'être eux-mêmes, des services de leurs inférieurs dont l'obéissance fait leur grandeur : mais Dieu n'en est ni plus grand par nos services ni plus petit par nos mépris, et il ne peut se montrer plus indépendant ni plus grand, qu'en voulant bien nous rendre heureux : Ut benè sit nobis, sans avoir aucun intérêt à notre bonheur.

Et si l'on dit qu'il serait encore plus désintéressé et plus pur de le servir sans en profiter, cela pourrait être vrai avec, tout autre que Dieu, parce qu'il n'y a que lui seul qui ne s'épuise ni ne se diminue jamais en donnant, et qu'après tout, ce qu'il donne c'est lui-même : en sorte qu'il ne faut pas craindre qu'en le connaissant comme il faut, on s'attache aux biens qu'il donne plutôt qu'à lui-même , puisque lui-même il est le fond et la substance du bien qu'il donne.

Il ne sert de rien de dire qu'il y en a qui ont désiré qu'il ne donnât rien, afin de l'aimer plus purement ; car nul ne peut désirer sérieusement et absolument qu'il ne donne rien, et surtout qu'il ne se donne pas lui-même, parce que ce serait s'opposer à la plus réelle et à la plus déclarée de toutes ses volontés : et pour ce qui est de ces désirs, de ces volontés imparfaites , ou plutôt de ces velléités qu'on forme dans le transport avec plus d'affection que d'exactitude, il en faudra toujours revenir à dire que plus Dieu

 

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mériterait s'il l'avait voulu, pour mieux dire s'il avait pu le vouloir, d'être servi sans récompense, plus il est aimable d'en avoir voulu donner à ses serviteurs une aussi grande que lui-même.

Enfin ce qui empêche éternellement qu'on ne puisse jamais vraiment séparer l'amour de la béatitude , de la volonté d'aimer Dieu en lui-même et pour lui-même : c'est premièrement, que notre béatitude n'est au fond que la perfection et l'immutabilité de notre amour, à quoi nous ne pouvons pas être indifférons sans offenser l'amour même : et secondement, que cette béatitude, positivement n'est autre chose que la gloire même de Dieu, entant qu'elle peut être l'objet de nos désirs.

On a allégué saint Augustin pour prouver que le motif de la création et les devoirs de la justice envers Dieu, comme Créateur et comme Père, ne doivent pas être séparés d'avec ceux du saint, et pur amour (1) ; et sans entrer dans l'arrangement que fait l'Ecole des motifs premiers et seconds, principaux et subordonnés de la charité, non plus que dans la distinction entre les actes que la charité produit et ceux qu'elle commande, puisqu’aussi bien tout cela ne change rien à la substance des actes ni à la pratique : on remarquera seulement ce passage de saint Augustin sur le Psaume CXVIII : « Si un père et un époux mortel doit être craint et aimé, à plus forte raison notre Père qui est dans les cieux et l'Epoux qui est le plus beau de tous les enfants des hommes, non selon la chair, mais par sa vertu : car de qui est aimée la loi de Dieu, sinon de ceux qui l'aiment lui-même? Et qu'a de triste pour de bons fils la loi d'un père (2) ?» Il parle de l'amour de la loi de Dieu et de la justice, par lequel on sait que ce saint docteur définit toujours la charité.

Les endroits où il rapporte à la charité les devoirs de la justice envers Dieu comme Père, Créateur et Bienfaiteur, sont infinis. Dans le livre premier de la Doctrine chrétienne, où il traite expressément la matière de l'amour de Dieu : « Vous devez, dit-il, aimer Dieu de tout votre cœur, en sorte que vous rapportiez toutes vos pensées, toute votre vie et toute votre intelligence à

 

1 Ci-dessus, liv. IX, n. 7. — 2 Serm. XXXI, n. 3.

 

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celui de qui vous tenez toutes les choses que vous lui rapportez (1).» Ainsi la création, qui le rend autour de tout, est le titre qui oblige aussi à lui tout donner. Saint Augustin établit cette vérité sur ce beau principe de justice : « Celui-là est juste et saint, qui juge de toutes choses avec intégrité : » Ille juste et sanctè vivit, qui rerum integer œstimator est (2). C'est de ce principe de justice qu'il conclut ensuite qu'il faut aimer Dieu plus que soi-même, et chaque objet de la charité dans son rang. Au reste, continue-t-il, nous sommes parce qu'il est bon : notre être est un effet de sa bonté; et dès que nous sommes, nous sommes bons (3), Dieu ne pouvant rien faire qui ne le soit : de sorte que l'aimer comme Créateur, c'est l'aimer comme bon, ce qui est du devoir de la charité.

Il ne sert de rien de distinguer comme font quelques-uns, la puissance créatrice d'avec son acte, pour faire de la première un motif d'amour plutôt que de l'autre : car ce sont finesses d'Ecole qui ne servent de rien dans la pratique, et qui ne mériteraient pas d'être relevées ici, si on ne voulait pré venir jusqu'aux moindres chicanes.

Saint Augustin dit aussi que « les martyrs sont débiteurs de leur sang;» c'est-à-dire de l'amour pariait qui le fait répandre, « parce que Jésus Christ en donnant le sien s'est engagé le nôtre, oppignaverit (4); nous lui en sommes débiteurs; en le versant nous ne donnons pas, mais nous rendons : nous acquittons une dette.

Par la même raison que l'amour envers Dieu est une dette, l'amour envers le prochain en est une autre, ou plutôt c'est la même qu'on étend, comme l'enseigne le même Père dans une lettre à Célestin, qui est la LXIIe des anciennes éditions.

En un mot toute l'œuvre delà charité est une œuvre de justice, conformément à cette parole : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (5) ; » et encore : « Ne devez rien à personne, si ce n'est de vous aimer les uns les autres (6) : » ainsi la charité est une justice où nous nous acquittons envers Dieu et ensuite envers le prochain, de la première de toutes les dettes; et

 

1 De Doct. christ., lib. I, n. 21. — 2 Ibid. n. 28. — 3 Ibid., n. 35. — 4 Serm., CCXCIX, n. 3. — 5 Matth., XXII, 21. — 6 Rom., XIII, 7, 8.

 

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il n'y a rien de plus inutile que de tant raffiner sur la distinction de choses si liées les unes aux autres.

J'ai nommé saint Augustin en plusieurs endroits, comme un   vu. des saints Pères où l'on ne voit pas ces suppositions impossibles dont il est parlé dans ce Traité (1) ; mais il ne fallait point mettre en fait le sentiment d'un si grand docteur, sans en donner quelque preuve. Dans le sermon CLXI, autrefois le XVIIIe, de Verbis Apostoli, il parle ainsi : « Je vous demande, si Dieu ne vous voyait pas quand vous commettez un crime, et que personne ne vous put convaincre dans son jugement, le feriez-vous? Si vous le faites dans ce cas, vous craignez la peine : vous n'aimez pas la chasteté ; vous n'avez point la charité (2). » Il fait la supposition impossible, que Dieu ne vît pas le pécheur, et que le crime en fût impuni, pour donner l'idée de la vraie cause qu'on a de fuir le péché, qui est le vrai et parfait amour.

Dans le même sermon il continue sa supposition par la comparaison d'une femme qui ordonnerait quelque chose à celui qui l'aimerait : Et, dit-il, si vous lui désobéissez, vous damnera-t-elle? vous mettra-t-elle en prison? fera-t-elle venir des bourreaux? Point du tout : on ne craint rien dans cette occasion, que cette parole : Je ne vous verrai jamais. C'est celte menace qui fait trembler : Vous ne me verrez plus. Si une malheureuse vous parle ainsi, vous tremblez. Dieu vous tient le même langage, et vous ne tremblez pas? Vous trembleriez sans doute, si vous aimiez. » Il continue à montrer la pureté de l'amour dans la supposition impossible de l'impunité, et c'est ce qu'il répète souvent.

Il parle encore plus clairement sur le Psaume CXXVII, lorsqu'expliquant cette crainte chaste, dont il est traité dans le Psaume XVIII, selon la version d'alors : Timor Domini castus permanens in sœculum sœculi; il raisonne ainsi : « Si Dieu venait en personne, et vous disoit de sa propre bouche : Péchez tant que vous voudrez; contentez-vous; que tout ce que vous aimez vous soit donné; que tout ce qui s'oppose à vos desseins périsse; qu'on ne vous contredise point ; que personne ne vous reprenne ni ne vous blâme; que tous les biens que vous désirez vous soient don-

 

1 Ci-dessus, liv. X, n. 19. — 2 Serm., CLXI, n. 8. — 3 Ibid., n. 18.

 

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nés avec profusion : vivez dans cette jouissance, non pour un temps, mais toujours : je vous dirai seulement que vous ne verrez jamais ma face : « Mes frères, d'où vient le gémissement qui s'élève parmi vous à cette parole, si ce n'est que cette crainte chaste, qui demeure aux siècles des siècles, a déjà pris naissance en vous (1)? »

        Ce qu'il ajoute est encore plus pressant : « Pourquoi, dit-il, votre cœur est-il frappé à cette seule parole : Vous ne verrez point ma face? Vous vivez dans l'affluence des biens temporels ; ils ne vous seront jamais êtes : que voulez-vous davantage? L’âme  touchée de la crainte chaste, si (die entendait ces paroles, ne pour-roit retenir ses larmes et dirait : Ah ! que je perde plutôt tout le reste, et que je voie votre face. » Voilà ce que dirait cette crainte chaste : elle ne pense pas à se détacher de voir la face de Dieu ; mais c'est au contraire par le désir de jouir de cette vision, qu'elle se détache de tout le reste. Si on la menaçait seulement de lui faire perdre un si grand bien, « elle crierait avec le Psalmiste, poursuit saint Augustin : Dieu des vertus, convertissez-nous, et montrez-nous votre face; elle crierait avec le même David : Je n'ai demandé à Dieu qu'une seule chose, qui est de voir ses délectations, et d'être dans son saint temple. Voyez combien est ardente cette crainte chaste, cet amour véritable, cet amour sincère. » Saint Augustin lui donne tous ces noms, pour montrer combien il est pur. C'est de l'amour qu'il parle ; c'est à l'amour qu'il attribue ces belles qualités, de chaste et de pur, de véritable, de sincère.

Il donne ailleurs au même amour, qui veut jouir de la face de Dieu, le nom d'amour gratuit ; c'est-à-dire d'amour désintéressé, de pur amour. « Ce qu'on appelle, dit-il, aimer d'un amour gratuit , ce n'est point aimer comme on fait lorsqu'on nous propose une récompense, parce que votre souveraine récompense c'est Dieu même que vous aimez par cet amour gratuit; et vous le devez tellement aimer, que vous ne cessiez de désirer de l'avoir pour récompense (2). » Il dit encore : « Si vous aimez véritablement, vous aimez sans intérêt : Si verè amas, gratis amas (3) : »

 

1 In Psal. CXXVII, n. 9. — 2 In Psal. CXXXIV, n. 11. — 3 Serm. CLXV, n. 4, ubi sup.

 

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dont la raison est que « celui que vous aimez est lui-même votre récompense : Ipse merces quem amas. » Personne n'ignore qu'il n'y ait sans exagérer deux cents passages de cette sorte, où il appelle gratuit, désintéressé et pur, l'amour qui demande Dieu pour récompense.

        Ainsi lorsqu'il veut épurer l'amour et le rendre désintéressé, loin de penser à le détacher de la vision de Dieu, il en met le désintéressement à désirer de posséder Dieu et de le voir.

On voit aussi par là jusqu'où il pousse les suppositions impossibles; c'est seulement jusqu'à dire : Quand votre crime serait impuni, quand avec une abondance éternelle et assurée de tous les biens de la terre, vous n'auriez à craindre que de perdre la vue de Dieu, vous devriez lui demeurer toujours attaché : mais il ne va pas plus loin; et il n'en vient point jusqu'à dire : Quand vous devriez perdre la vue de sa face, il faudrait encore l'aimer, parce que sans cette précision il sent qu'il a poussé l'amour à être chaste, pur, sincère, gratuit, désintéressé, dès là qu'il l'a porté à ne désirer que Dieu seul pour sa récompense.

Cependant on ne dira pas qu'il soit de ceux qui n'ont pas connu la pureté de l'amour. On peut entendre jusqu'où il le pousse par ces paroles : Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo. Il les explique en cette sorte : « Mon Dieu, que la flamme de votre amour brûle tout mon cœur : qu'elle ne laisse rien en moi qui soit pour moi ; rien qui me permette de me regarder moi-même : Nihil in me relinquatur mihi, nec quo respiciam ad meipsum : mais que je brûle, que je me consume tout entier pour vous : que tout moi-même vous aime, et que je sois tout amour, comme étant enflammé par vous : Totus diligam te, tanquàm te, tanquàm inflammatus à te (1). » Je ne crois pas qu'on ait jamais mieux exprimé le pur amour, ni mieux montré qu'on le ressentait.

En excluant, comme il fait par ces paroles, tout regard sur soi-même , il n'exclut pas le désir de Dieu comme récompense, parce que cette récompense, loin de nous renfermer dans nous-mêmes, nous en tire et nous absorbe tout à fait en Dieu. C'est pourquoi il continue à regarder cette récompense dans la suite du même

 

1 August., in Psal. CXXXVII, n. 2.

 

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Psaume, lorsqu'il y fait dire à une martyre, c'est-à-dire à une amante parfaite de Jésus-Christ : « Je ne demande point les félicités de la terre ; je sais les désirs qu'inspire le Nouveau Testament : je ne demande point la fécondité ; je ne demande point mon salut temporel, vous m'avez appris ce que je dois demander ; c'est de psalmodier avec les anges, d'en désirer la compagnie et l'amitié sainte et pure (1) dont Dieu est le lien ; » et un peu après : « de désirer les vertus : voilà les vœux qu'il faut faire expressément ; et vous n'avez rien, dit-il aux fidèles, à désirer davantage, parce que, comme il dit ailleurs, la vertu comprend tout ce qu'il faut faire ; et la félicité, tout ce qu'il faut désirer : » Omnia agenda complectitur virtus, omnia optanda felicitas (2).

Ainsi selon saint Augustin, l'amour désintéressé, loin d'exclure le motif de la récompense en tant qu'elle est Dieu même, le cdhi-prend dans son désir. Il ne faut pas croire qu'un si grand docteur, qui est le docteur de l'amour, à même titre qu'il est celui de la grâce, soit d'un autre esprit que le reste des saints ; et s'il s'en trouve qui donnent peut-être encore à l'amour un autre motif, ou égal, ou même supérieur, si l'on veut, à celui qui est proposé par saint Augustin, il ne s'en trouvera aucun qui l'exclue des états les plus parfaits ; car pour réduire la question à des termes précis, on peut bien ne pas penser à ces beaux et nobles motifs de saint Augustin ; et pour parler avec l'Ecole, on peut par une abstraction passagère et momentanée, les séparer de la charité par la pensée, mais non pas les rejeter ni les en exclure, ni, ce qui est la même chose, les en séparer par état : au contraire on verra dans la discussion que les âmes de la plus sublime contemplation n'ont rien eu qui les pressât tant à aimer Dieu, que cet amour communicatif et le désir de se donner à nous, qu'elles sentaient dans ce premier être.

En attendant qu'on établisse une vérité si constante, par le sentiment unanime des saints Pères et de tous les théologiens tant scolastiques que mystiques, et qu'on ait expliqué plus à fond les principes de saint Augustin ; le pieux lecteur sera bien aise de voir comment ce Père était entendu par un des plus grands théologiens

 

1 August., in Psal. CXXXVII, n. 7. — 2 De Civit. Dei, lib. IV, cap. XXI.

 

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et des plus sublimes contemplatifs du douzième siècle. C'est Hugues de Saint-Victor, ami et contemporain de saint Bernard, chanoine régulier et prieur du célèbre monastère de Saint-Victor de Paris. Ce grand et pieux docteur se propose de prouver a que celui qui aime Dieu pour soi-même, l'aime d'un amour pur et gratuit ; c'est son titre : Quodpure et gratis amat, qui Deum propter se amat. : » et il en fait la preuve de cette sorte. « Mais peut-être serez-vous mercenaire, si vous aimez Dieu pour récompense. C'est ce que disent quelques insensés : des insensés, <pii se méconnaissent eux-mêmes. Nous aimons Dieu, disent-ils, et nous ne voulons point de récompense, de peur que nous ne soyons mercenaires : non, nous ne le désirons pas lui-même : il nous donnera ce qu'il lui plaira ; nous ne désirons rien. Nos mains sont tellement vides de tout présent, que nous ne le désirons pas lui-même, quoique nous l'aimions : car nous l'aimons d'un amour gratuit et filial, sans rien désirer; c'est à lui à nous préparer la récompense, s'il veut nous la donner : mais nous, nous ne désirons rien; nous l'aimons sans en rien attendre : lui-même, ce cher objet de notre amour, nous ne le désirons point. Ecoutez ces hommes sages ; ils disent : Nous aimons Dieu ; mais nous ne le désirons point. C'est comme s'ils disaient : Nous l'aimons ; mais nous ne nous en soucions point. Moi homme, je ne voudrais pas être aimé de vous à ce prix : si vous m'aimiez, sans vous soucier de moi, je ne tiendrais aucun compte de votre amour. Jugez donc si l'amour qu'un homme rejetterait avec raison, peut être digne de Dieu. Mais, disent-ils, comment ne sommes-nous pas mercenaires, si nous aimons Dieu par le motif d'en recevoir la récompense ? Cet amour n'est ni gratuit ni filial : c'est un amour de mercenaire et d'esclave, qui demande le salaire de son travail. — Ceux qui parlent ainsi, ignorent la nature de la charité même : car qu'est-ce qu'aimer Dieu, si ce n'est vouloir le posséder? Le désirer seul, et non autre chose, c'est l'aimer d'un amour gratuit. Si vous désiriez autre chose que lui, votre amour ne serait pas désintéressé : mais vous ne désirez autre chose que lui-même que vous aimez : vous désirez néanmoins quelque chose ; et ce que vous désirez, c'est l'objet même que vous aimez : car si vous

 

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n'aviez aucun désir, vous n'auriez point d'amour. Il y a donc une grande différence entre aimer autre chose que Dieu et aimer quelque chose en Dieu. Si vous aimez autre chose que Dieu, votre amour est mercenaire : si vous aimez quelque chose en Dieu, et que ce que vous aimez soit Dieu même, votre amour est filial : que si vous imaginiez la vie éternelle comme quelque autre chose différente du souverain bien, qui est Dieu même ; et que vous servissiez Dieu seulement pour obtenir ( ce bien que vous croiriez séparé de Dieu), ce n'est point une servitude véritable, ni un amour gratuit (1). » Parce que ce qui le rend gratuit, est, comme on a vu, qu'on n'attend, ni on ne veut rien de Dieu que lui-même pour toute récompense.

Par ces principes, il explique la nature de l'amour de Dieu au chapitre vu, qu'il finit en ces termes non moins remarquables : « Pensez-vous qu'on vous commande d'aimer votre Dieu, pour lui faire ou lui désirer quelque bien, et non pas pour le désirer lui qui est votre bien ? Vous ne l'aimez pas pour son bien, mais pour le vôtre; et vous l'aimez, parce qu'il est lui-même votre bien. Car vous ne l'aimez pas pour votre bien, afin que votre bien vienne de lui, mais afin qu'il le soit lui-même (2). » Et un peu après, il se fait faire cette objection : « Quoique je ne puisse lui rien donner, je fais ce que je puis et je lui désire du bien. Quel bien pouvez-vous lui désirer, puisque vous ne sauriez trouver aucun bien hors de lui ? Il est lui seul tout le bien. » D'où il tire cette conséquence : « Quand donc vous aimez Dieu, vous l'aimez pour vous, et c'est votre bien que vous aimez ; et vous l'aimez pour votre bien, parce qu'il est lui-même votre bien que vous aimez. Quand vous aimez la justice, pour qui l'aimez-vous? Pour elle, ou pour vous? Quand vous aimez la sagesse, la vérité et la bonté, pour qui les aimez-vous? Pour elles, ou pour vous? La lumière même, si douce et si agréable aux yeux, quand vous l'aimez, pour qui l'aimez-vous? C'est pour vos yeux, ou pour vous-même. Il en est ainsi de votre Dieu. Quand vous l'aimez, comprenez qu'il est lui-même votre bien. Or qu'est-ce qu'aimer, si ce n'est

 

1 Hug. à S. Vict., de Sacrum., lib. II, part. XIII, cap. VII, tom. III, p. 305. — 2 Ibid.

 

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désirer, vouloir avoir, posséder et jouir? » On connaît la doctrine de saint Augustin, à ce discours d'un de ses enfants, d'un de ses religieux, d'un de ses disciples. Elle est devenue si commune dans l’Eglise, comme la suite le fera voir, qu'elle a été embrassée par tous les docteurs anciens et nouveaux, qui tous, en ce point comme dans les autres, se sont glorifiés d'être humbles disciples d'un si grand maître.

 

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