Préface Instr. Pastorale V-VI
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Sommaire Max. des Saints
Déclaration des 3 Evêques
Réponse à 4 lettres

 

SECTION V. — Autres espèces d'erreurs que l’Instruction pastorale rend inexcusables, et premièrement sur la contemplation.

LI. — Suppression de la vue distincte et de la foi explicite en Jésus-Christ.

LII. — Paroles de l’errata sur la page 33.

LIII. — Réflexions sur cet errata : qu'on y avance sans raison que les épreuves sont courtes.

LIV. — Suite de ces réflexions, et des erreurs de l'auteur.

LV. — Erreur sur les intervalles de la contemplation, et sur les commençants.

LVI. — Si l'imperfection des commençants peut être une exclusion de Jésus-Christ.

LVII. — Que l'auteur induit dans la contemplation un pur quiétisme et une attente oisive de la grâce.

LVIII. — Vaine distinction entre la grâce commune, quelle qu'elle soit, et les inspirations extraordinaires , qui retombe dans le quiétisme.

LIX. — C'est un quiétisme de réduire les âmes à l'attente de l'attrait hors du cas précis du précepte.

LX. — Qu'il faut attendre que l'attrait se déclare pour le choix du genre d'oraison : autre pratique du quiétisme

LXI. — Etrange doctrine de l'auteur sur les trois volontés de Dieu, et comment elle établit le quiétisme.

LXII. — Suite des principes du quiétisme dans la doctrine de l'auteur.

LXIII. — Erreur sur les réflexions.

LXIV. — L'auteur se dédit en tenues formels, sans le vouloir avouer.

LXV. — Erreurs sur les vertus.

LXVI. — Autre contradiction : l'on est appelé, et l'on n'est pas appelé à la perfection.

LXVII. — Source de cette erreur.

LXVIII. — Les quiétistes épargnés par une affectation trop visible.

SECTION VI. — Seconde partie : Sur les erreurs particulières de l'Instruction pastorale.

LXIX. — La nouveauté du système.

LXX. — On démontre, par l'auteur, que son explication de l'amour naturel et délibéré n'est appuyée d'aucuns passages.

LXXI. — Les passages de S. Thomas et d'Estius, posés pour fondement par l'auteur, ne prouvent rien.

LXXII. — Passage de Denys le Chartreux.

LXXIII. — Conclusion des remarques précédentes.

LXXIV. — Erreur d'ôter à la grâce tout ce qui est imparfait.

 

SECTION V. — Autres espèces d'erreurs que l’Instruction pastorale rend inexcusables, et premièrement sur la contemplation.

 

LI. — Suppression de la vue distincte et de la foi explicite en Jésus-Christ.

 

On voit donc qu'il n'y a point de soulagement pour le livre dans l’Instruction pastorale, puisque les excuses mêmes convainquent l'erreur et l'augmentent. Voyons , puisque nous en sommes sur Jésus-Christ, si l'auteur a bien remédié à ce qu'il enseigne touchant la soustraction des actes qui nous y unissent. La foi explicite en Jésus-Christ est le fond, la consolation et le soutien de la vie chrétienne en tous ses états ; c'est le fondement dont saint Paul a dit, qu'on n'en peut poser un autre (5). Nous avons vu dans L’Instruction sur les Etats d'Oraison (6), que les quiétistes de

 

1 Instr. past., n. 19. — 2 Max. des SS., p. 121, 122.— 3 Ibid., p. 123. — 4  Ibid., p. 90. — 5 I Cor., III, 11. — 6 Liv. II, n. 2 et suiv.

 

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nos jours, et l'auteur du Moyen court plus que tous les autres, ont heurté contre cette pierre, et s'y sont brisés. Voyons si M. l'archevêque de Cambray a condamné cette erreur, ou lui a cherché des excuses; et sans rien dire de nous-mêmes, faisons seulement parler les faits. Il a dit que les âmes contemplatives sont privées non-seulement de la vue sensible et réfléchie, mais encore précisément de la vue simple et distincte de Jésus-Christ (1) : par conséquent de la foi explicite. Il ajoute qu'en deux états, dans celui des contemplatifs commençants et dans celui des épreuves, on est privé de cette vue, ce qu'il confirme par ces termes : « Hors ces deux cas l’âme la plus élevée peut dans l'actuelle contemplation être occupée de Jésus-Christ présent par la foi (2): » elle peut donc dans ces deux cas ne s'occuper plus de la foi en Jésus-Christ qui le rend présent. N'est-ce pas un assez grand malheur de trouver deux cas où la foi en Jésus-Christ n'est plus dans l’âme? Mais en voici un troisième : « Dans les intervalles où la pure contemplation cesse, l’âme est encore occupée de Jésus-Christ; » entendez toujours de Jésus-Christ rendu présent par la foi ; car c'est là de quoi il s'agit : ainsi la foi qui le rend présent est regardée comme incompatible avec la pure contemplation, et ne revient que dans les intervalles où elle cesse. Qu'on dise que ce n'est pas là un quiétisme formel, et une des propositions condamnées dans les béguards (3), que l’âme qui est occupée de Jésus-Christ dévoyé à sa haute contemplation.

Voyons maintenant les excuses de l’Instruction pastorale. Elle dit premièrement que ces privations ne sont pas réelles (4) : mais c'est là une explication directement contraire au texte, où il paraît clairement que l’âme n'est plus occupée de la vue distincte de Jésus-Christ, et de la foi qui le rend présent. C'est donc là une de ces sortes de dénégations qui servent à la conviction d'un coupable, où le déni d'un fait évident marque seulement le reproche de la conscience. Il ajoute que ces privations ne sont qu'apparentes et passagères : pour apparentes, on voit le contraire : Il se réduit à les faire passagères, ajoutant que ces privations ne

 

1 Max. des SS., p. 194 et suiv. Instr. past., n. 18. — 2 Max. des SS., p. 196.— 3 Clem., Ad nostrum, de haeret.— 4 Instr. past., n. 18.

 

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sont pas longues, et que Jésus-Christ revient bientôt pour être la plus fréquente occupation des âmes parfaites : il revient bientôt ; il avait donc disparu : on n'y pensait plus ; et toute l'excuse est que ces privations ne sont pas longues : ce que l'on confirme dans un errata, qu'il faut rapporter au long pour l'instruction du lecteur.

 

LII. — Paroles de l’errata sur la page 33.

 

Après ces mots : âmes parfaites, l'auteur met ceux-ci : « Ajoutez ; car les épreuves sont courtes par elles-mêmes : voici ce que j'en ai dit ; elles ne sont que pour un temps, p. 75 et 79 ; plus les âmes y sont fidèles à la grâce pour se laisser purifier de tout intérêt propre par l'amour jaloux, plus les épreuves sont courtes : c'est d'ordinaire la résistance secrète des âmes à la grâce sous de beaux prétextes ; c'est leur effort intéressé pour les appuis sensibles dont Dieu veut les priver, qui rend leurs épreuves si longues et si douloureuses : car Dieu ne fait point souffrir sa créature pour la faire souffrir. » Voilà ce que l'auteur ajoute à son texte dans son errata; et il y ajoute encore ces mots en d'autres caractères : « Les épreuves sont donc courtes, et il n'y a que les âmes infidèles qui les allongent en résistant à Dieu : elles doivent donc alors s'imputer la privation d'une vue fréquente de Jésus-Christ, non à la nature de l'épreuve, mais à leur fidélité. Si les épreuves en général sont courtes, le dernier excès de l'épreuve dans lequel seul on est privé de cette vue familière de Jésus-Christ, est encore beaucoup plus court. »

 

LIII. — Réflexions sur cet errata : qu'on y avance sans raison que les épreuves sont courtes.

 

Voilà ce qui arrive quand on a mal dit : on biaise, on dissimule, on déguise, on cherche à s'expliquer, on ne peut jamais se satisfaire : d'inquiètes réflexions vous font faire dans un errata de longues réponses, où à force de répéter la même chose, on espère la rendre enfin plus intelligible, et on ne fait que tout embrouiller.

 

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Qu'ainsi ne soit : pesons les paroles de ce long errata. Les épreuves sont courtes par elles-mêmes ; elles ne sont que pour un temps : ce dernier est vrai ; mais ce temps peut être fort long. Le père Jean de la Croix les fait durer quelques années (1), avec ces effroyables impuissances, que l'auteur s'obstine à nier malgré tous les spirituels. Par la Chronique de saint François, ce Saint y est demeuré trois à quatre ans : les effroyables aridités de sainte Thérèse durant quinze ans, ne sont ignorées de personne. Il ne faut donc pas hasarder de dire que les épreuves sont courtes par elles-mêmes, puisque par elles-mêmes elles ne sont que ce que Dieu veut : lui seul en sait la durée, et les âmes qui les souffrent n'y voient point de fin. Ce n'est donc point par raison, qu'on assure que les épreuves sont courtes par elles-mêmes : c'est parce qu'on a besoin de leur brièveté, pour servir d'excuse à la privation de la foi qui rend Jésus-Christ présent. Toute la doctrine de l'auteur se tourne à faire voir qu'il n'a pas failli, et il faut que tout cède à ce dessein.

 

LIV. — Suite de ces réflexions, et des erreurs de l'auteur.

 

« J'ai dit, continue-t il, que c'est d'ordinaire la résistance de ces âmes à la grâce de l'éprouve qui rend leurs épreuves si longues, et qu'elles doivent s'imputer la privation » dont il s'agit. Vous l'avez dit ; mais sur quoi l'avez-vous fondé? Qui vous a dit que Dieu suivra vos lois, et modérera les épreuves à votre gré? êtes-vous le conseiller du Seigneur, et qui vous a dit qu'il entrera dans vos voies ? Mais il a dit d'ordinaire : il l'a dit gratuitement, comme tout le reste. Mais en tout cas il se perd par cette réponse : car si pour d'autres raisons, qui passent l'intelligence des hommes, Dieu fait durer les épreuves pendant un long temps, et pendant des années entières, pourquoi faut-il que des âmes chrétiennes soient privées de la vue distincte de Jésus-Christ et de la foi qui le rend présent? On ne fait donc que s'embarrasser par des réponses entortillées, et les excuses, ici comme ailleurs, sont de nouveaux égarements.

 

1 Obscure nuit., liv. II, ch. VII, p. 283.

 

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LV. — Erreur sur les intervalles de la contemplation, et sur les commençants.

 

Mais ces épreuves ont des intervalles : qui nous en a dit les distances? S'il faut perdre Jésus-Christ de vue, ce doit être dans de rapides moments et dans de soudains transports ; mais Jésus-Christ doit faire le fond, et comme parle saint Paul, le corps de toute la vie chrétienne. Pourquoi tant tourner pour excuser ceux qui s'en éloignent? et faut-il qu'un tel personnage donne de l'autorité à ces illusions? Qu'on ne nous dise donc point que les épreuves durent peu, et leurs extrémités encore moins : Dieu les fait durer autant qu'il veut, selon ses conseils cachés, et il n'a pas peur de pousser les âmes trop loin, puisque l'excès de leurs peines ne peut jamais épuiser celui de ses grâces. Mais quand les épreuves dureraient peu, qui nous a dit qu'il en soit de même des contemplatifs commençants? veut-on encore déterminer combien de temps Dieu voudra tenir les âmes en cet état, et combien ce noviciat doit durer? M. de Cambray a-t-il oublié « que le passage de la méditation à la contemplation est d'ordinaire long, imperceptible et mélangé de ces deux états (1)?» On croyait que les Articles d'Issy auraient donné des bornes à ces subtilités : il y était dit si expressément que la foi explicite en Jésus-Christ était de tous les états, et de celui de la contemplation comme des autres (2), sans en excepter les commencements. Jésus-Christ est l'alpha et l’omega (3); si c'est par lui que l'on finit, c'est aussi par lui que l'on commence. Pourquoi le rejeter dans les intervalles où la pure contemplation cesse, comme si Jésus-Christ en était indigne? On sèche quand on entend sortir ces discours d'une telle bouche : n'aurait-on pas plutôt fait d'avouer une faute humaine, que d'y chercher des excuses, quand on sent qu'on ne peut la couvrir ?

 

LVI. — Si l'imperfection des commençants peut être une exclusion de Jésus-Christ.

 

On croit dire une chose rare, et se montrer bien pénétrant dans les voies de Dieu, quand on assure que ce n'est pas la

 

1 Max. des SS., p. 175. — 2 Art. II, III, IV, XXIV. — 3 Apoc., I, 8.

 

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perfection, mais plutôt l'imperfection de la contemplation naissante qui en exclut Jésus-Christ (1) : sans doute on éludera par ce moyen la condamnation des béguards, qui attribuaient cet éloignement de Jésus-Christ à la hauteur de la contemplation : faiblesse, illusion, absurdité ; comme s'il était meilleur de bannir Jésus-Christ par imperfection que par perfection, et qu'en quelque sorte qu'on éloigne la foi qui le rend présent, ce ne soit pas toujours éluder l'obligation de s'unir à lui, par des actes exprès, soit qu'on soit fort, soit qu'on soit faible, puisque c'est en lui, comme dit saint Paul (2), qu'on croit, qu'on se fortifie et qu'on arrive à la perfection. C'est sans doute un beau raffinement de dire que dans la contemplation naissante, « l’âme absorbée par son goût sensible pour le recueillement, ne peut encore être occupée de vues distinctes (3) : » on a peur que Jésus-Christ ne la dissipe : « Ces vues distinctes, poursuit-on, lui feraient une espèce de distraction dans sa faiblesse, et la rejetteraient dans le raisonnement de la méditation d'où elle est à peine sortie ; » comme s'il valait mieux oublier Jésus-Christ que d'en occuper sa raison. Qu'on est malheureux d'être si ingénieux, si inventif dans les matières de religion, et de se montrer subtil aux dépens de la vérité et de Jésus-Christ ! A quoi bon ce raffinement? ignore-t-on que Jésus-Christ est également le soutien des faibles et des forts ? Loin de nous distraire, son humanité est faite pour nous attirer au recueillement : et pour faire concourir en un toutes les puissances de notre âme : ses condescendances sont infinies ; il faut que les commençants entrent par lui, que les forts s'avancent en lui ; et le quitter par état, c'est le comble de l'illusion et de l'erreur.

 

LVII. — Que l'auteur induit dans la contemplation un pur quiétisme et une attente oisive de la grâce.

 

Cet autre endroit ne vaut pas mieux : « La contemplation pure et directe ne s'occupe volontairement d'aucune image sensible, d'aucune idée distincte et nominable, c'est-à-dire d'aucune idée

 

1 Max. des SS., p. 195. Inst. past., n. 18.— 2 Ephes., IV, 16. Col., n, 19. — 3 Max., p. 194.

 

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limitée et particulière de la divinité, pour ne s'arrêter qu'à l'idée purement intellectuelle et abstraite de l'être qui est sans bornes et sans restriction (1). » Voilà donc l'objet dont elle s'occupe volontairement (2) et par son choix : il y a d'autres « objets que Dieu présente, et dont on ne s'occupe que par l'impression de sa grâce (3) ; » et ces objets sont les attributs, les trois personnes divines et les mystères de l'humanité de Jésus-Christ.

L'auteur croit dire quelque chose dans son Instruction pastorale, quand il répète ce qu'il enseignait dans son premier livre (4), que « la simplicité de la contemplation directe de l'être abstrait et illimité n'exclut point la vue distincte de Jésus-Christ, et que la contemplation admet tous les objets que la pure foi nous peut présenter : de sorte, dit-il, que sa doctrine admet en tout état, outre la contemplation négative, c'est-à-dire la vue abstraite de la divinité, un autre exercice de contemplation où tous les mystères occupent les âmes (5) »

Mais cela ne résout point la difficulté : ce qu'il faudrait expliquer, c'est pourquoi cette vue abstraite et illimitée de la divinité est la seule volontaire : pourquoi celle de tout autre objet doit être présentée de Dieu, et excitée par une impression particulière de la grâce : pourquoi on ne peut pas s'y déterminer de soi-même, et qu'il faut être à cet égard dans la pure attente de l'impulsion divine.

 

LVIII. — Vaine distinction entre la grâce commune, quelle qu'elle soit, et les inspirations extraordinaires , qui retombe dans le quiétisme.

 

On dira que cette impulsion n'est que l'impulsion de la grâce commune (6) : mais que sert d'appeler cette impulsion ou commune ou extraordinaire, s'il est constant qu'il la faut attendre sans oser se déterminer par la seule bonté de l'objet ? ce qui est un pur quiétisme, et une attente oisive de la grâce jusqu'à ce qu'elle se déclare.

Que si l'on dit qu'il faut toujours la supposer, qui ne sait que cela est vrai même à l'égard de la contemplation qu'on appelle pure et directe de l'être abstrait et illimité : de sorte que le volontaire,

 

1 Explic. des Max., p. 186, 187.— 2 Ibid., p. 189. — 3 Ibid., p. 187, 188.— 4 Inst. past., n. 18. Max. des SS., p. 186, 188.— 5 Inst. past., ibid. — 6 Ibid., n. 17.

 

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qu'on ôte à l'application aux autres objets, ne peut marquer que la suspension où il faut demeurer à leur égard, et la détermination qu'il faut attendre uniquement du côté de Dieu, sans se mouvoir de soi-même.

 

LIX. — C'est un quiétisme de réduire les âmes à l'attente de l'attrait hors du cas précis du précepte.

 

Cette doctrine règne par tout le livre des Maximes des Saints. « Les âmes indifférentes à faire des actes directs ou réfléchis, en font de réfléchis toutes les fois que le précepte le demande ou que l'attrait de la grâce y porte (1). » Je n'ai pas observé en vain qu'il s'agit ici du précepte affirmatif (2), puisque c'est le seul dont l'obligation n'est pas perpétuelle, et à laquelle même hors des cas fort rares, on ne peut jamais assigner des moments certains. Qu'on m'entende bien : je ne dis pas que l'obligation de pratiquer les préceptes affirmatifs soit rare ; à Dieu ne plaise, je; parle des moments certains et précis de l'obligation ; car qui peut déterminer l'heure précise à laquelle il faille satisfaire au précepte intérieur de croire, d'espérer, d'aimer, au précepte extérieur d'entendre la messe et aux autres de cette nature ? Il reste donc que presque toujours pour se déterminer à l'action de grâces, à de certaines attentions et précautions, à s'exciter par son propre soin aux actes de vertus et aux autres actes réfléchis qui t'ont la plus grande partie de la vie, il faille attendre cet attrait de la grâce qui nous v porte.

 

LX. — Qu'il faut attendre que l'attrait se déclare pour le choix du genre d'oraison : autre pratique du quiétisme

 

Visiblement il le faut attendre dans le choix de l'oraison de pur amour, puisque les âmes ne doivent y être portées par aucun conseil d'un directeur ; « mais qu'il faut laisser faire Dieu, et ne parler jamais du pur amour, si l'onction intérieure (3), » c'est-à-dire si l'impulsion et l'attrait, n'a précédé la parole : ce qui remet tout à l'instinct d'un chacun, ou à celui d'un directeur.

 

1 Max. des SS., p. 117, 118. — 2 Summa doct., n. 5.—  3 Max. des SS., p. 35.

 

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C'est ainsi que dans tout le livre on accoutume les âmes à agir par impulsion dans tout un état, c'est-à-dire par fantaisie et impression fanatique : mais on verra encore mieux cette vérité par les principes suivants.

 

LXI. — Etrange doctrine de l'auteur sur les trois volontés de Dieu, et comment elle établit le quiétisme.

 

L'auteur dans la distinction des volontés de Dieu, qui est un des fondements de tout le système, en distingue trois : « la volonté positive écrite, qui commande le bien et défend le mal, » et n'est autre que la loi de Dieu, qu'on appelle aussi la volonté signifiée : « celle-là, dit-on, est la seule règle invariable de nos volontés. La seconde volonté de Dieu est celle qui se montre à nous par l'inspiration ou attrait de la grâce, qui est dans tous les justes. La troisième volonté est celle de simple permission, qui n'est jamais notre règle (1). »

Il est étrange qu'on omette ici la volonté de bon plaisir, où les décrets de la Providence se déclarent par les événements des affaires, de la santé, de la maladie, de la mort et autres semblables, qui sans doute tiennent lieu de règle, puisque tous s'y doivent soumettre ; et l'auteur est inexcusable de l'avoir omise ; mais la manière dont il tâche de la rétablir n'est pas moins mauvaise : et après avoir posé « qu'on n'a pour règle que les préceptes et les conseils de la loi écrite, et la grâce actuelle (2) ; » dans l’Instruction pastorale (3), il range sous cette grâce la volonté de bon plaisir.

C'est ce qui était inconnu à toute la théologie : mais le voici en termes exprès : « Nous devons nous conformer aux volontés de bon plaisir, quoiqu'elles ne soient pas signifiées ou écrites; mais c'est qu'il peut y avoir de l'illusion dans la manière de reconnaître ces volontés, qui peuvent varier suivant les divers attraits de la grâce (4). » A quoi il ajoute « que la volonté de bon plaisir toujours conforme à la loi, se fait connaître à nous par la grâce actuelle. »

 

1 Max. des SS., p. 150, 151.— 2 Ibid., p. 05, 66.— 3 Instr. past, n. 3. —  4 Ibid.

 

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On n'avait jamais ouï un tel principe. C'est déjà une grande erreur de prendre pour règle la grâce actuelle : elle nous applique à la règle ; mais elle n'est pas la règle, et nous n'avons point d'autre règle que la volonté de Dieu déclarée ou par sa loi ou par les événements qui démontrent la volonté de bon plaisir : mais c'est une erreur nouvelle d'attacher la volonté de bon plaisir à la grâce actuelle : elle n'est pas un moyen de faire connaître à l'homme la volonté de Dieu : on ne discerne pas assez cette grâce : elle se confond trop facilement avec notre inclination ; et ainsi nous donner pour règle la grâce actuelle, c'est se mettre en danger de nous donner pour règle notre pente et nos mouvements naturels.

C'est là un des abus du quiétisme : sous ce nom de grâce actuelle, on a pour guide sa propre volonté, on prend pour divin tout ce qu'on pense ; et c'est là, quoi qu'on puisse dire, un pur fanatisme.

Il est vrai qu'on y met des bornes en soumettant la grâce actuelle à la loi de Dieu ; et c'est quelque chose : mais en même temps tout ce qui peut être tourné à bien ou à mal est à l'abandon, c'est-à-dire la plus grande partie de la vie humaine, le mariage, le célibat, le choix d'un état, d'une profession , d'un directeur qui peut tout, les exercices de la piété et les autres choses qui font pour l'ordinaire le gouvernement tant civil que religieux, tant public que domestique ou particulier : tout cela, sous le nom de grâce actuelle, est abandonné à la fantaisie d'un directeur ou à la sienne propre.

Voilà sans difficulté un pur quiétisme; et la différence que j'y trouve, c'est qu'au lieu que l'auteur veut toujours que cette inspiration où l'on apprend la volonté de bon plaisir, c'est-à-dire une des règles de la vie humaine, dépende de la grâce commune ; les quiétistes en cela de meilleure foi, comme ils ne croient cette grâce commune que dans le seul état des parfaits, ne craignent pas de l'appeler extraordinaire : mais au reste tout est égal, et on demeure toujours en attente de ce qu'on appelle mouvement divin, c'est-à-dire d'une illusion fanatique.

On ne la peut pas pousser plus loin que fait l'auteur par ces

 

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paroles : « Ces âmes (prétendues parfaites) se laissent posséder, instruire et mouvoir en toute occasion par la grâce actuelle qui leur communique l'esprit de Dieu (1), » c'est-à-dire qui leur fait sentir à quoi il les pousse, ou comme il a dit ailleurs (2), qui leur découvre sa volonté de bon plaisir et tout ce qu'il veut de nous, et cela comme on vient d'entendre, en toute occasion : de sorte que toutes les fois qu'il s'agit de prendre un parti ou de faire un choix, tous les mouvements de la volonté sont du ressort de l'inspiration particulière.

 

LXII. — Suite des principes du quiétisme dans la doctrine de l'auteur.

 

Il ne faut donc pas s'étonner si celui qui prévient Dieu avec David, est condamné d'un demi-pélagianisme secret : ni si l'on exclut en termes si généraux les actes que les spirituels appellent de propre industrie ou de propre effort (3), sans qu'on doive rien attendre de soi-même, et sans réserver autre chose à l'excitation empressée que le seul cas du précepte (4), qui, comme on a vu, est si rare et si difficile à réduire aux moments précis : car si par l'excitation empressée on entend qu'elle est inquiète et précipitée, elle ne convient non plus au cas du précepte qu'aux autres ; et si elle est empressée au sens qu'elle est vive et distincte, la réduire au cas du précepte, c'est trop la restreindre, et trop exclure l'excitation propre et le propre effort.

En un mot, on n'explique point ce propre effort, qui fait dire à saint Augustin que « la grâce n'aide que ceux qui s'efforcent d'eux-mêmes : non adjuvat nisi spontè conantem (5), comme nous l'avons démontré dans nos Etats d'Oraison (6) ; on ne travaille au contraire qu'à l'embrouiller et à le restreindre pour laisser un champ plus libre à l'instinct secret des quiétistes, et le rétablir sous le nom de grâce actuelle (7), qui nous fait connaître à chaque moment la volonté efficace, ou de bon plaisir de Dieu. C'est ce qui n'avait point encore été avoué en termes plus précis que dans

 

1 Max. des SS., p. 217. — 2 Inst. past., n. 3. — 3 Max. des SS., p. 97, 98. — 4 Ibid., p 99. — 5 De pecc. mer., lib. II, cap. V, n. 6. — 6 Liv. III, n. 12; liv. X, n. 18, 24. — 7 Max. des SS., art. 11, p. 95, etc.

 

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l’Instruction pastorale (1) ; de sorte que le quiétisme s'y découvre

plus que jamais.

 

LXIII. — Erreur sur les réflexions.

 

L'erreur du livre des Maximes des Saints sur les réflexions, était formelle, lorsqu'à ces mots : la partie supérieure, on ajoutait par explication; c'est-à-dire, ses actes directs et infimes (2). On y disait ailleurs que « ces actes directs et intimes sont ceux que saint François de Sales a nommés la cime de l’âme (3). » Ailleurs encore, ce livre rapporte les actes réfléchis à la partie inférieure, en la distinguant « de l'opération directe et intime de l'entendement et de la volonté, qu'on nomme partie supérieure (4).»

Il n'y a point d'erreur plus capitale contre la philosophie et la théologie tout ensemble. Toute la philosophie est d'accord que la réflexion appartient à la partie raisonnable, et par conséquent à la supérieure . toute la théologie attribue à la partie supérieure en Jésus-Christ ces paroles : Que votre volonté soit faite, et non pas la mienne : qui est pourtant un acte très-réfléchi. C'était une réflexion très-expresse qui faisait dire à saint Paul : Je ne fais pas le bien que je veux (5) ; et encore : Malheureux homme que je suis ; et encore : Qui me délivrera? ce sera lu grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ : et ces actes sans difficulté sont aussi de la partie supérieure. Mais selon la doctrine de l'auteur, toute action de grâces, qui est sans doute un acte de réflexion, appartiendrait à la partie inférieure, comme aussi toute attention à soi-même; ce qui n'est autre chose que de reléguer à la partie inférieure ce qu'il y a de plus excellent dans la piété.

 

LXIV. — L'auteur se dédit en tenues formels, sans le vouloir avouer.

 

L'on nous ramène par là les erreurs du quiétisme, qui ont été réfutées dans le livre des Etats d'Oraison (6), puisqu'encore qu'on n'ait pas osé rejeter universellement les réflexions, on les dégrade, en les reléguant à la partie basse : on nie que ces actes

 

1 Instr. past., n. 3. — 2 Max. des SS., p. 91. — 3 Ibid., p. 118. — 4 Ibid., p. 122. — 5 Rom., VII, 15, etc. — 6 Liv. V.

 

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réfléchis soient intimes (1), comme s'ils n'étaient que superficiels, et qu'il n'y eût point des réflexions très-profondes : toutes erreurs capitales ; mais qu'il n'est plus besoin de réfuter, puisque l'auteur les rejette dans son Instruction pastorale, en disant que la partie inférieure est incapable de réfléchir (2). Ce qui peine, c'est qu'en désavouant en termes si clairs dans l’Instruction pastorale, ce qu'il avait dit avec autant de netteté dans les Maximes des Saints, il ne veuille point reconnaître qu'il a pu faillir.

 

LXV. — Erreurs sur les vertus.

 

Nous parlerons dans la suite des sentiments que l'on doit avoir de l'auteur sur les vertus : ici nous remarquerons seulement ces étranges propositions dans le livre des Maximes : « On ne veut aucune vertu, en tant que vertu : on exerce toutes les vertus, sans penser qu'elles sont vertus : l'amour jaloux fait tout ensemble, qu'on ne veut plus être vertueux, et qu'on ne l'est jamais tant que quand on n'est plus attaché à l'être : c'est dire ce que les saints mystiques ont voulu dire quand ils ont exclus de cet état les pratiques de vertu (3); » où l'on impute aux saints spirituels la plus scandaleuse doctrine qu'on ait jamais entendue, et ensemble la plus éloignée de leurs sentiments. Ces propositions sont si étranges, que l'auteur n'a rien trouvé pour les adoucir dans son Instruction pastorale.

Il est vrai que dans l’errata de son premier livre, frappé de ces mots qui font horreur : On ne veut plus être vertueux (4), il ajoute : pour soi, ce qu'il confirme en disant dans l’Instruction pastorale : On ne veut plus les vertus pour soi (5) : mais pour qui les veut-on donc ? Est-ce pour les autres et non pas pour soi, qu'on veut la foi, l'espérance et la charité ? Mais pourquoi dire en tous cas qu'on ne veut aucune vertu, ru tant que vertu? Pourquoi saint Paul disait-il aux Philippiens : « S'il y a quelque vertu et quelque chose digne de louange dans la discipline, c'est ce que vous devez penser (6) ? » N'est-ce pas là penser expressément à la vertu,

 

1 Max. des SS., p. 87, 89, 90. — 2 Instr. Past., n. 15.— 3 Max des SS., p. 224, 225, 253. — 4 Ibid., p. 225.— 5 Instr. past., n. 5. — 6 Philip., IV, 8.

 

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et la vouloir comme telle? Pourquoi saint Pierre recommande-t-il cet enchaînement des vertus (1) que nous proposons dans un des Ecrits de ce livre (2)? Ces apôtres pensaient-ils alors à empêcher les pratiques de vertu? Poussera-t-on l'égarement jusqu'à dire qu'on ne veuille pas la foi en tant que foi, l'espérance en tant qu'espérance et la charité en tant que charité? Que si l'on répond que c'est pour Dieu et non pas pour soi finalement qu'on veut être vertueux, ce n'est pas là un avantage du prétendu amour pur : tous les justes veulent être vertueux pour Dieu : autrement ils ne seraient pas vertueux chrétiennement : et parmi eux on ne connaît point cette vertu stoïcienne qui fait une idole de la vertu regardée en elle-même sans la rapporter à Dieu. On ne peut lire sans douleur ces faibles correctifs, où l'on ne voit que le désir d'excuser ses fautes, au lieu de les effacer en les confessant.

 

LXVI. — Autre contradiction : l'on est appelé, et l'on n'est pas appelé à la perfection.

 

Il fallait encore avouer la contradiction et l’inconvénient où l'on tombe, lorsque d'un côté l'on convient avec les spirituels que tous ne sont pas appelés à l'état d'oraison passive ou de quiétude : et que d'autre côté on la met dans l'exercice du pur et parfait amour. Car il suit de là clairement que tous ne sont pas appelés à la perfection chrétienne, et à celle du plus pur amour, contre cette parole expresse de Notre-Seigneur adressée à tous les fidèles : Soyez parfaits : et contre les propres termes du premier précepte de la charité : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta pensée, de toute ta force.

Pressé par ces passages, l'auteur répond dans son Instruction pastorale : « Tous les fidèles sont appelés à la perfection : mais ils ne sont pas tous appelés aux mêmes exercices et aux mêmes pratiques particulières du plus parfait amour (3).» C'est là une manifeste contradiction : si tous sont appelés à la perfection, tous doivent être appelés à son exercice : on tombe inévitablement dans ces contradictions quand on raisonne sur de faux principes.

 

1 II Petr., I, 5, 6, 7. — 2 IIIe Ecrit, n. 8. — 3 Instr. past., n. 16.

 

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L'auteur a senti le faible de cette première réponse, et il espère mieux sortir d'affaire en répondant : « La passiveté ainsi expliquée (par l'exercice paisible du pur amour) est la perfection de l'amour de Dieu, à laquelle tous les chrétiens sont appelés en général, mais à laquelle un très-petit nombre parvient, et dont on ne doit exiger la pratique que quand les âmes y sont disposées (1). » Tous sont donc vraiment appelés à cet exercice parfait, contre ce qu'on avait dit dans la première réponse. Il est vrai qu'on ne doit pas d'abord pousser les âmes aux exercices parfaits, et qu'il faut les y mener par degrés : mais c'est autre chose d'avoir ces égards pour les imparfaits, autre chose de supprimer, comme fait l'auteur, la prédication de la perfection de l'Evangile ; d'en faire un mystère aux chrétiens, et même aux Saints; de la regarder comme une occasion de trouble et de scandale pour eux; de reconnaître qu'ils n'ont ni pour y atteindre ni même pour l'entendre, « ni lumière intérieure ni attrait de grâce ; de se borner à laisser faire Dieu sans parler jamais du pur amour, que quand Dieu par l'onction intérieure commence à ouvrir le cœur à cette parole (2) : » comme si la parole de l'Evangile ne devait pas préparer la voie à l'onction même. C'est ce qu'on dit dans le livre : on y dit dès l'Avertissement, qu'il faut ne point parler des voies intérieures (qu'on réduit au pur amour), de peur d'exciter la curiosité du public, et qu'on n'en parle qu'à cause que cette curiosité est devenue universelle depuis quelque temps (3) : comme si la pureté de l'amour était une curiosité qu'on dût réprimer, plutôt qu'une vérité qu'on doit prêcher sur les toits comme les autres parties de l'Evangile. S'il faut taire le désintéressement de l'amour, il faut taire la charité dont il fait l'essence ; il faut supprimer tous les scolastiques qui en parlent à pleine bouche : c'en est assez pour faire voir que l'auteur élude la difficulté, en faisant semblant de l'expliquer, et n'y répond pas.

 

1 Instr. past., n. 17. — 2 Max. des SS., p. 31, 33, 201. etc. — 3 Ibid., Avert., p. 4, 5.

 

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LXVII. — Source de cette erreur.

 

Telle est donc la contradiction où l'on tombe pour avoir voulu s'élever au-dessus de tous les vrais spirituels. Si vous mettez avec eux l'oraison passive et de quiétude dans la suspension des puissances, et dans ces impuissances de discourir ou de faire en certains temps quelques autres actes qui ne sont pas nécessaires à tout moment, vous pourrez exclure avec eux du commun état de la vocation chrétienne une oraison, sans laquelle un chrétien peut être parfait : mais quand vous mépriserez leur consentement unanime, et que par des raisonnements qu'on ne fit jamais avant vous, vous commencerez à mettre l'oraison passive dans le pur amour où consiste la perfection proposée à tout chrétien dans l'Evangile, vous serez contraint de dire que tous les chrétiens, et même les saints n'y sont pas appelés : ce qui est une erreur formelle, qui déroge à la perfection du christianisme.

 

LXVIII. — Les quiétistes épargnés par une affectation trop visible.

 

Après avoir vu dans les Maximes des Saints et dans l’Instruction pastorale, tant de propositions des quiétistes, il ne faut pas s'étonner que fauteur les ait épargnés avec une affectation surprenante. Lorsqu'on a vu par deux fois dans les Maximes des Saints (1), le dénombrement des faux spirituels à commencer dès l'origine du christianisme, on a cru y devoir trouver ceux de nos jours, c'est-à-dire un Molinos et les quiétistes. L'auteur a déclaré dans sa Lettre au Pape (2), qu'il n'a fait son livre que pour les réprimer. C'est un crime de se taire quand il faut parler : mais quand est-ce qu'il faut parler contre les auteurs d'une secte, si ce n'est lorsqu'on entreprend de la combattre et d'en faire le dénombrement ? Molinos et les quiétistes faisaient assez de bruit dans toute l'Eglise, et en particulier dans ce royaume, pour n'être pas oubliés. Un évêque n'ignore pas qu'il y a des occasions où il ne lui est pas permis de se taire, et qu'un silence affecté ne parle que

 

1 Avert., p. 8; 9, 11. Max., p. 240. — 2 Addit. à l’Instr. past., p. 51.

 

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trop. Oserait-on lui demander d'où vient qu'il ne parle dans sa Lettre au Pape, que des LXVIII propositions de Molinos ? pourquoi taire la Guide spirituelle de cet auteur et le Moyen court d'un autre? Pourquoi insinuer dans sa Lettre au Pape, qu'on n'a repris dans ces petits livres que quelques endroits, puisque tout le corps en est gâté, et que les principes mêmes en sont pleins d'erreurs? d'où vient ce ménagement? Faut-il se laisser forcer à s'expliquer contre des auteurs pernicieux ? D'où vient qu'on a refusé l'approbation au livre de l’Instruction sur les Etats d'Oraison, sans en rendre d'autre raison que celle de ne vouloir pas condamner le livre du Moyen court, et les autres de cette sorte?

Pourquoi encore à présent ne trouve-t-on rien contre ces dangereux livres, dans une Instruction pastorale si ample et si recherchée? combien de fois avait-on promis de les abandonner, sans que ces promesses aient eu d'effet ? Est-ce assez d'avoir fait mettre les titres de quelques-uns à la marge d'une Lettre au Pape (1) où l'on ne les condamnait qu'avec restriction et trop faiblement pour des livres si condamnables? Ne fallait-il pas édifier l'Eglise par quelque chose de plus qu'une simple note marginale, et n'avait-on pas raison d'attendre une condamnation plus expliquée et plus solennelle? C'est la vérité, c'est la charité qui m'inspire ces demandes ; et si M. de Cambray avait cru ses véritables amis, il les aurait prévenues.

 

SECTION VI. — Seconde partie : Sur les erreurs particulières de l'Instruction pastorale.

 

LXIX. — La nouveauté du système.

 

J'entre dans une seconde question ; et supposé que le livre soit jugé mauvais, et que l'explication de l'Instruction pastorale n'y convienne pas, je demande ce qu'on doit croire de l'explication, et si l'on pout du moins espérer d'en trouver la doctrine saine : mais d'abord la nouveauté y est un obstacle. Un langage tout

 

1 Addit. à l’Instr. past., p. 53.

 

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nouveau est préparé à un nouveau dogme : amour intéressé, veut dire amour naturel : amour désintéressé, veut dire amour surnaturel. On n'a jamais parlé de cette sorte : la perfection de la charité consiste, non point à bannir la crainte, comme disait saint Jean, mais à bannir l'amour naturel et délibéré de soi-même. Si tout amour intéressé est naturel, et que toute l'Ecole appelle l'amour d'espérance un amour intéressé, il sera vrai que l'amour d'espérance ne viendra pas de la grâce, mais de la nature : aussi admet-on une espérance naturelle des biens promis aux chrétiens; mie charité qui n'est pas la troisième vertu théologale, et qui n'est qu'un amour naturel de l'ordre. Les motifs intéressés, c'est-à-dire naturels, selon le nouveau langage, servent de motifs aux vertus surnaturelles ; ce qui est imparfait, et ce qu'il faut exclure en avançant, n'est pas de la grâce. La dévotion sensible, qu'il faut laisser pour soutien aux commençants vient du fond de la nature : la cupidité, qui est la racine de tous les maux, n'est pas mauvaise. Voilà une partie des erreurs que nous avons à découvrir; et on en a déjà vu les principes : mais commençons à prouver la nouveauté du système.

 

LXX. — On démontre, par l'auteur, que son explication de l'amour naturel et délibéré n'est appuyée d'aucuns passages.

 

Je pose ce fait constant ; parmi plus de cent passages que l'auteur produit depuis la page 36 de son Instruction pastorale jusqu'à la fin, pour établir son amour naturel, délibéré et non vicieux, mais seulement imparfait, il n'y en a pas un seul où il soit nommé, et on l'induit, seulement par des conséquences semblables à celle-ci : « Le Catéchisme du concile de Trente se sert des termes les plus exclusifs (de la récompense ) : a-t-il voulu retrancher l'espérance, vertu théologale, comme imparfaite? a-t-il voulu en ôter le motif propre, qui est notre souverain bien en tant que nôtre? A Dieu ne plaise que quelqu'un pense jamais une telle impiété (1) : » ce qu'il pousse le plus qu'il peut par un long discours, pour conclure enfin que « ce qui est retranché ne peut

 

1 Inst. past., n. 20.

 

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donc être qu'un désir naturel, humain et délibéré de la béatitude. »

Ce raisonnement est recommencé cinquante fois avec des tours qui tous aboutissent, non pas à trouver cet amour naturel dans un seul passage ; c'est ce que l'auteur ne tente pas : mais à le tirer par cette conséquence, parce qu'autrement les passages allégués prouveraient trop. Mais que n'entreprendra-t-on point par cette méthode? n'y aura-t-il qu'à imaginer sur ce fondement que le sens qu'on donne aux passages est caché partout? Mais pour en venir à un raisonnement plus précis, il n'est pas possible que ce qui est le dénouement de toute la théologie des Pères et des docteurs en cette matière, ne se trouve du moins exprimé quelque part en termes formels. Or est-il que cet amour naturel donné pour établir la distinction des parfaits et des imparfaits, et expliquer dans les derniers la recherche de la récompense, ne se trouve exprimé dans aucun passage : ce n'est donc pas là le dénouement des Pères et des docteurs. Il n'y a ici à prouver que cette proposition qui est la mineure : que cet amour naturel ne se trouve dans aucun passage ; mais la démonstration en est évidente. Si on avait quelque passage, on le produirait; on ne se réduirait pas à ne prouver que par conséquences, et encore par des conséquences aussi éloignées que celles qu'on vient de voir, pour ne point dire encore qu'elles sont mauvaises : on trouverait quelque part le principe établi ; on trouverait quelque part la conséquence tirée : quelque auteur aurait défini cet amour naturel et innocent, pour en faire la distinction des parfaits et des imparfaits dans la poursuite de la récompense : nul ne l'a fait, nul n'y a songé : c'est donc une illusion; c'est une doctrine que l'auteur a prise en lui-même, en sa propre subtilité, et qui ne peut jamais passer que pour un prodige en théologie.

 

LXXI. — Les passages de S. Thomas et d'Estius, posés pour fondement par l'auteur, ne prouvent rien.

 

Il est bien vrai qu'il s'appuie sur saint Thomas et sur Estius ; dont le premier, pour justifier la crainte de la peine, reconnaît

 

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qu'elle est fondée « sur un amour de nous-mêmes distingué de la charité ; mais sans lui être contraire, et sans qu'on mette sa fin dans ce propre bien qu'on recherche : Ità ut in hoc proprio bono non constituat finem (1) : » et l'autre, dans le même dessein, avoue aussi que la crainte est sans péché, « pourvu qu'elle ne soit viciée d'ailleurs par aucune mauvaise circonstance, à cause qu'elle procède de l'amour par lequel on se veut naturellement du bien, et qu'on désire en général sa félicité (2). » Mais ces deux passages, qui sont tout le fondement de l'auteur, ne concluent rien pour deux raisons : la première, que ces deux auteurs ne se servent point de cet amour naturel, pour établir la distinction des parfaits et des imparfaits dans la recherche de la récompense, qui est précisément notre question : la seconde, que ce même amour n'est pas celui dont l'auteur a tant parlé ; la preuve en est évidente, en ce que ni saint Thomas, ni Estius, ne parlent pas d'un amour délibéré, qui est celui de l'auteur, mais seulement de l'inclination invincible et indélibérée à la béatitude.

Pour Estius, la chose est claire, puisqu'il parle en termes formels de l'amour par lequel on se veut du bien, et on désire en général sa béatitude. Or nous avons vu que ce n'est pas d'un tel amour que parle l'auteur, puisqu'on n'a jamais délibéré de sa félicité en général, et que c'est ici d'un amour délibéré que nous disputons.

Pour ce qui est de saint Thomas, qui empêche de dire de même, que l'amour de soi dont il parle, est semblablement celui de la béatitude où l'on recherche son propre bien, sans néanmoins y mettre sa fin, puisqu'il le faut finalement rapporter à Dieu? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas assez de montrer dans deux auteurs l'amour naturel de soi-même, dont personne n'a jamais douté, si on ne montre encore qu'ils l'ont fait servir au dénouement dont il s'agit. Or est-il qu'ils n'y songent pas, et qu'ils tournent leurs raisonnements à toute autre fin : par conséquent on ne prouve rien, et le fondement unique de l’Instruction pastorale s'en va en fumée.

Je demande qu'on soit attentif à cet endroit, où il s'agit de

 

1 Instr. past.,n. 3 et 20. II-II, q. XIX, art. 6, c.— 2 Estius, in 3, dist. 34, § 8.

 

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prévenir une illusion qu'on veut faire à toute l'Eglise. On y veut faire passer un amour pur, qui trouble, qui scandalise les saints : loin qu'ils y soient appelés, la plupart n'ont ni lumière, ni grâce pour y atteindre, il en faut faire un mystère à la plupart des saintes âmes et n'en parler point que Dieu ne se déclare, et n'y détermine. Voilà ce qu'on veut aujourd'hui faire passer, et avec cela toute sorte d'illusions qu'on y voit très-clairement attachées : il s'agit de trouver un dénouement à ce prodige. On veut mettre ce dénouement dans quelque chose de nouveau, dont on ne trouve rien dans les livres ; on entreprend tout pour envelopper ce mystère, et l'introduire parmi les fidèles, comme la plus haute spiritualité où puisse monter l'esprit humain : qu'on juge du péril de l'Eglise, et delà nécessité où l'on est d'en peser en rigueur toutes les preuves, saus rien laisser passer que de bon aloi.

 

LXXII. — Passage de Denys le Chartreux.

 

Outre saint Thomas et Estius, je trouve dans l’Instruction pastorale un autre auteur, qui a parlé de l'amour naturel de nous-mêmes , et c'est Denys le Chartreux, dont on nous rapporte ces paroles : « L'amour gratuit (c'est selon le style du temps, celui qui vient de la grâce) est le seul méritoire : l'amour naturel ne mérite rien de Dieu : il est naturel ; il vient de l'inclination naturelle qu'on a d'être heureux, et d'une foi informe : aimons-nous donc nous et notre salut en Dieu, par rapport à Dieu et pour Dieu (2). » J'avoue cette conséquence, et tout ce qu'en infère ce saint religieux, en faveur d'un amour qui doit s'élever au-dessus des peines et des récompenses : ce sont des vérités si constantes, qu'on perd le temps à les prouver, puisqu'elles ne marquent autre chose, que le rapport qu'il faut faire de toutes les récompenses à la gloire de Dieu et de sa grâce (3), comme nous l'avons démontré ailleurs par saint Paul (4). Mais je ne puis consentir à cette remarque de l'auteur : « Vous voyez que, suivant Denys le Chartreux, la propriété ou intérêt propre dont l’âme se dépouille, et

 

1 Max. des SS., p. 34, 35, 261. — 2 Instr. past., n. 20. — 3 Eph. I, 6.— 4 Instr. sur les Etats d’Or., liv., III , n. 8.

 

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qui n’est plus dans l'enfant, est un amour naturel de la béatitude, et que pour être déiformes, il faut aimer Dieu d'un amour surnaturel, qui ne soit plus joint dans l’âme avec cet amour naturel de soi-même (1). » Il mêle le vrai et le faux : il est vrai que pour être déifiés, il faut aimer Dieu d'un autre amour que d'un amour naturel, puisque c'est la charité et l'amour surnaturel qui nous déifie : mais il n'est pas vrai pour cela, qu'il faille se dépouiller de l'amour naturel de la béatitude : car l'auteur nous a lui-même avoué avec saint Augustin (2), que ce dépouillement est impossible, et qu'en nul état on ne peut pas ne pas vouloir être heureux. C'est autre chose de s'élever au-dessus de cet amour naturel, autre chose de s'en dépouiller. Il vient, dit le saint chartreux, non-seulement de la nature, mais encore d'une foi informe; or on ne se dépouille ni de la nature ni de la foi informe : on n'en ôte que l’informité, c'est-à-dire sa séparation d'avec le saint amour : mais le fond ne s'ôte jamais. Ainsi en toutes manières l'auteur conclut mal.

 

LXXIII. — Conclusion des remarques précédentes.

 

Nous avons donc acquis deux choses : la première, que les docteurs que l'auteur allègue pour son amour naturel ; c'est-à-dire saint Thomas, Estius, et Denys le Chartreux, sont très-éloignés de ses idées : et la seconde, que le principe de dénouement dans l'Instruction pastorale n'est soutenu d'aucun passage, mais seulement de conséquences trop tirées par les cheveux pour faire foi.

 

LXXIV. — Erreur d'ôter à la grâce tout ce qui est imparfait.

 

J'ajoute que ces conséquences sont fausses et erronées ; car les voici : « Le parfait ne veut d'ordinaire les récompenses que par un amour surnaturel de soi-même, qui venant de la grâce n'a rien d'imparfait. L'attachement, qu'on exclut comme une imperfection, ne peut venir de la grâce et du Saint-Esprit; donc il est

 

1 Instr. past., n. 20.— 2 Inst. past., ibid.

 

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naturel. La grâce ne nous rend point mercenaires : le Saint-Esprit n'est point l'auteur du propre intérêt : cet amour de soi-même ne peut donc être qu'un amour naturel de nous-mêmes (1). » Voilà un enchaînement d'erreurs. Si ce qui vient de la grâce n'a rien d'imparfait ; donc la crainte de la peine n'est pas imparfaite, ou la grâce ne la fait pas. Si l'attachement qu'on exclut à titre d'imperfection n'est pas du Saint-Esprit; donc cette crainte, que l'on bannit quand on est parfait, ne vient pas de son impulsion, contre la définition expresse du concile de Trente (2); donc la grâce ne fait pas les commencements à cause qu'ils sont imparfaits; et il n'est plus de la foi qu'elle fait tout jusqu'à la première pensée, jusqu'au premier sentiment qui nous fait nommer le Seigneur Jésus : donc tout ce qui se dissipe comme imparfait dans la perfection de la vie future, evacuabitur quod ex parte est (3), n'est pas de Dieu : la foi n'en est pas, non plus que l'espérance. Voilà où l'on tombe, quand, à quelque prix que ce soit, on veut trouver ce qui n'est pas, et on oublie jusqu'aux premiers principes de la théologie.

J'en dis autant lorsqu'on assure que la grâce ne nous rend point mercenaires : mercenaires, grossiers et charnels par rapport aux récompenses temporelles ; je l'avoue : mercenaires, selon les idées de tant de théologiens et de saint Bonaventure, par rapport à la récompense éternelle et incréée: il ne se peut que Dieu ne nous fasse mercenaires et intéressés en ce sens, puisqu'il nous inspire l'espérance. Le Saint-Esprit n'est pas l'auteur du propre intérêt: quoi? de ce propre intérêt, commodum proprium, utilitas propria, où saint Anselme, où saint Bernard, où Scot, où toute l'Ecole met l'essence de l'espérance chrétienne ; en un mot de l'intérêt propre qui est éternel, comme l'auteur l'appelle lui-même ? c'est une ignorance des conclusions et des principes de l'Ecole, et une hérésie formelle.

 

1 Inst. past., n. 20. — 2 Sess. XIV, cap. 4. — 3 I Cor., XIII, 10.

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