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LIVRE V. QUATRIÈME ET DERNIER CARACTÈRE DE L’ AUTORITÉ ROYALE.

 

ARTICLE PREMIER. Que l'autorité royale est soumise à la raison.

Ire PROPOSITION. Le gouvernement est un ouvrage de raison et d’intelligence.

IIe PROPOSITION. La véritable fermeté est le fruit de l'intelligence.

IIIe PROPOSITION. La sagesse du prince rend le peuple heureux.

IVe PROPOSTION. La sagesse sauve les Etats plutôt que la force.

Ve PROPOSITION. Les sages sont craints et respectés.

VIe PROPOSITION. C'est Dieu qui donne la sagesse.

VIIe PROPOSITION. Il faut étudier la sagesse.

VIIIe PROPOSITION. Le prince doit étudier et foire étudier les choses utiles : quelle doit être son étude.

IXe PROPOSITION. Le prince doit savoir la loi.

Xe PROPOSITION. Le prince doit savoir les affaires.

XIe PROPOSITION. Le prince doit savoir connaître les occasions et les temps.

XIIe PROPOSITION. Le prince doit connaître les hommes.

XIIIe PROPOSITION. Le prince doit se connaître lui-même.

XIVe PROPOSITION. Le prince doit savoir ne qui se passe au dedans et au dehors de son royaume.

XVe PROPOSITION. Le prince doit savoir, parler.

XVIe PROPOSITION. Le prince doit savoir se taire : le secret est l’âme des conseils.

XVIIe PROPOSITION. Le prince doit prévoir.

XVIIIe PROPOSTION. Le prince doit être capable d'instruire ses ministres.

ARTICLE II. Moyens à un prince d'acquérir les connaissances nécessaires.

Ire PROPOSITION. Premier moyen : Aimer la vérité, et déclarer qu'on la veut savoir.

IIe PROPOSITION. Second moyen ; Etre attentif et considéré.

IIIe PROPOSITION. Troisième moyen : Prendre conseil, et donner toute liberté à ses conseillers.

IVe PROPOSTION. Quatrième moyen : Choisir son conseil.

Ve PROPOSITION. Cinquième moyen : Ecouter et s'informer.

VIe PROPOSITION. Sixième moyen : Prendre garde à qui on croit, et punir les faux rapports,

VIIe PROPOSITION. Septième moyen : Consulter les temps passés, et ses propres expériences.

VIIIe PROPOSITION. Huitième moyen : S'accoutumer a se résoudre par soi-même.

IXe PROPOSITION. Neuvième moyen : Eviter les mauvaises finesses.

Xe PROPOSITION. Modèle de la finesse et de la sagesse véritable, dans la conduite de Saül et de David, pour servir de preuve et d'exemple à la proposition précédente.

ARTICLE III. Des curiosités et connaissances dangereuses : et de la confiance qu'on doit mettre en Dieu.

Ire PROPOSITION. Le prince doit éviter les consultations curieuses et superstitieuses.

IIe PROPOSITION. On ne doit pas présumer des conseils humains, ni de leur sagesse.

IIIe PROPOSITION. Il faut consulter Dieu par la prière, et mettre en lui sa confiance en faisant ce qu'on peut de son côté.

ARTICLE IV. Conséquences de la doctrine précédente : de ta majesté, et de ses accompagnements.

Ire PROPOSITION. Ce que c'est que la majesté.

IIe PROPOSITION. La magnanimité, la magnificence et toutes les grandes vertus conviennent à la majesté.

 

 

ARTICLE PREMIER. Que l'autorité royale est soumise à la raison.

 

Ire PROPOSITION. Le gouvernement est un ouvrage de raison et d’intelligence.

 

«Maintenant, ô rois, entendez; soyez instruits, juges de la terre (3). »

Tous les hommes sont faits pour entendre ; mais vous

 

3 Psal. II, 10.

 

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principalement sur qui tout un grand peuple se repose, qui devez être l'âme et l’intelligence d'un Etat, en qui se doit trouver la raison première de tous ses mouvements : moins vous avez à rendre de raison aux autres, plus vous devez avoir de raison et d'intelligence en vous-mêmes.

Le contraire d'agir par raison, c'est agir par passion et par humeur. Agir par humeur, ainsi qu'agissait Saül contre David, ou poussé par sa jalousie, ou possédé par sa mélancolie noire entraîne toute sorte d'irrégularité, d'inconstance, d'inégalité, bizarrerie, d'injustice, d'étourdissement dans la conduite.

N'eût-on qu'un cheval à gouverner et des troupeaux à conduire, on ne peut le faire sans raison : combien plus en a-t-on besoin pour mener les hommes et un troupeau raisonnable?

« Le Seigneur a pris David comme il menait les brebis, pour lui donner à conduire Jacob son serviteur et Israël son héritage; et il les a conduits dans l'innocence de son cœur, d'une main habile et intelligente (1). »

Tout se fait parmi les hommes par l'intelligence et par le conseil. « Les maisons se bâtissent par la sagesse, et s'affermissent par la prudence. L'habileté remplit les greniers, et amasse les richesses ; l'homme sage est courageux : l'homme habile est robuste et fort, parce que la guerre se fait par conduite et par industrie : et le salut se trouve où il y a beaucoup de conseils (2). »

La Sagesse dit elle-même : « C'est par moi que les rois règnent, par moi les législateurs prescrivent ce qui est juste (3). »

Elle est tellement née pour commander, qu'elle donne l'empire à qui est né dans la servitude. « Le sage serviteur commandera aux enfants de la maison qui ne sont pas sages, et il fera leurs partages (4). » Et encore : « Les personnes libres s'assujettiront à un serviteur sensé (5). »

Dieu en installant Josué lui ordonne d'étudier la loi de Moïse, qui était la loi du royaume : « afin, dit-il, que vous entendiez tout ce que vous faites (6). » Et encore : « Alors vous conduirez vos desseins, et vous entendrez ce que vous faites. »

 

1 Psal. LXXVII, 70-72. — 2 Prov., XXIV, 3-6. — 3 Ibid., VIII, 2. — 4 Eccli., X, 28. — 5  Jos., I, 7, 8.

 

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David en dit autant à Salomon dans les dernières instructions qu'il lui donna eu mourant : « Prenez garde à observer la loi de Dieu, afin que vous entendiez tout ce que vous laites, et de quel côté vous aurez à vous tourner (1). »

Qu'on ne vous tourne point; tournez-vous vous-même avec connaissance ; que la raison dirige tous vos mouvements : sachez ce que vous faites, et pourquoi vous le faites.

Salomon avait appris de Dieu même combien la sagesse était nécessaire pour gouverner un grand peuple. « Dieu lui apparut en songe durant la nuit, et lui dit : Demandez-moi ce que vous voudrez : Salomon répondit . O Seigneur, vous avez usé d'une grande miséricorde envers mon père David : comme il a marché devant vous en justice et en vérité et d'un cœur droit, vous lui avez aussi gardé vos grandes miséricordes, et vous lui avez donné un fils assis sur son trône : et maintenant, ô Seigneur Dieu, vous avez fait régner votre serviteur a la place de David son père : et moi je suis un jeune homme, qui ne sais pas encore entrer ni sortir (c'est-à-dire, qui ne sais pas me conduire : qui ne sais par où commencer, ni par où finir les affaires). Et je me trouve au milieu du peuple que vous avez choisi, peuple infini et innombrable. Donnez donc à votre serviteur la sagesse et l’intelligence, et un cœur docile, afin qu'il puisse juger et gouverner votre peuple, et discerner entre le bien et le mal. Car qui pourra gouverner et juger ce peuple immense? La demande de Salomon plut au Seigneur. Et il lui dit : Parce que vous avez demandé cette chose, et que vous n'avez point demandé une longue vie, ni de grandes richesses, ou de vous venger de vos ennemis ; mais que vous avez demandé la sagesse pour juger avec discernement, j'ai fait selon vos paroles, et je vous ai donné un cœur sage et intelligent, en sorte qu'il n'y eut jamais, ni jamais il n'y aura un homme si sage que vous. Mais je vous ai encore donné ce que vous ne m'avez pas demandé, c'est-à-dire les richesses et la gloire; et jamais il n'y a eu roi qui en eût tant que vous en aurez (2).»

Ce songe de Salomon était une extase, où l'esprit de ce grand

 

1 III Reg., II, 3. — 2 Ibid., III, 5-7, etc.; II Paral., I, 7, 8, etc.

 

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roi séparé des sens et uni à Dieu, jouissait de la véritable intelligence. Il vit en cet état que la sagesse est la seule grâce qu'un prince devait demander à Dieu.

Il vit le poids des affaires et la multitude immense du peuple (a) qu'il avait à conduire. Tant d'humeurs, tant d'intérêts, tant d'artifices, tant de passions, tant de surprises à craindre, tant de choses à considérer, tant de monde de tous côtés à écouter et à connaître : quel esprit y peut suffire?

Je suis jeune, dit-il, et je ne sais pas encore rue conduire. L'esprit ne lui manquait pas, non plus que la résolution. Car il avait déjà parlé d'un ton de maître à son frère Adonias : et dès le commencement de son règne il avait pris son parti, dans une conjoncture décisive, avec autant de prudence qu'on en pouvait désirer : et toutefois il tremble encore, quand il voit cette suite immense de soins et d'affaires qui accompagnent la royauté : et il voit bien qu'il n'en peut sortir que par une sagesse consommée.

Il la demande à Dieu, et Dieu la lui donne : mais en même temps il lui donne tout le reste qu'il n'avait pas demandé, c'est-à-dire et les richesses et la gloire.

       Il apprend aux rois que rien ne leur manque quand ils ont la sagesse, et qu'elle seule leur attire tous les autres biens.

Nous trouvons un beau commentaire de la prière de Salomon dans le livre de la Sagesse, qui fait parler ainsi ce sage roi : « J'ai désiré le bon sens, et il m'a été donné ; j'ai invoqué l'esprit de sagesse, et il est venu sur moi. J'ai préféré la sagesse aux royaumes et aux trônes; au prix de la sagesse les richesses m'ont paru comme rien : devant elle l'or m'a semblé un grain de sable et l'argent comme de la boue : elle est plus aimable que la santé et la bonne grâce. Je l'ai mise devant moi comme un flambeau, parce que sa lumière ne s'éteint jamais. Tous les biens me sont venus avec elle, et j'ai reçu de ses mains la gloire, et des richesses immenses (1). »

 

1 Sapient., VII, 7-9, etc.

(a) IIe édit. : D'un peuple.

 

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IIe PROPOSITION. La véritable fermeté est le fruit de l'intelligence.

 

« Considérez ce qui est droit, et que vos yeux précèdent vos pas, dressez-vous un chemin et toutes vos démarches seront fermes (1). » Qui voit devant soi, marche sûrement.

Autant donc que la fermeté est nécessaire au gouvernement, autant a-t-il besoin de la sagesse.

Le caractère de la sagesse est d'avoir une conduite suivie. « L'homme sage est permanent comme le soleil; le fol change comme la lune (2). »

Le plus sage de tous les rois fait dire ces paroles à la Sagesse : « A moi appartient le conseil et l'équité, à moi la prudence, à moi la force (3). »

Ces choses à le bien prendre sont inséparables.

« L'homme sage est courageux, l'homme habile est robuste et fort (4).»

Les brutaux n'ont qu'une fausse hardiesse. « Nabal était impérieux, et personne n'osait lui parler dans sa maison (5). » Tant qu’il crut n'avoir rien à craindre de David, il disait insolemment : « Qu'ai-je à faire de David? qui est le fils d'Isaïe (6)? » Aussitôt qu'il eut appris que David avait juré sa perte, quoiqu'on lui eût dit que sa femme l'avait apaisé, « le cœur lui manqua, il demeura comme une pierre, et mourut au bout de dix jours (7). »

Roboam est méprisé pour son peu de sens. « Salomon laissa après lui la folie de la nation, Roboam, qui manquait de prudence, et qui divisa le peuple par les mauvais conseils qu'il suivit (8). »

Comme il n'avait point de sagesse, il n'avait point de fermeté ; et son propre fus est contraint de dire : « Roboam était un homme malhabile et d'un courage tremblant, et il n'eut pas la force de résister aux rebelles (9). » Au heu de malhabile et de courage tremblant, l'hébreu porte : « C'était un enfant tendre de cœur. »

 

1 Prov., IV, 25, 26. — 2 Eccli. XXVII, 12. — 3 Prov., VIII, 14. — 4 Ibid., XXIV, 5. — 5 I Reg., XXV, 17. — 6 Ibid., 10. — 7 Ibid., 37, 38. — 8 Eccli., XLVII, 27, 28. — 9 II Paral., XIII, 7.

 

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Ce n'est pas qu'il ne leur ait fait la guerre, « Roboam et Jéroboam eurent toujours la guerre entre eux (1). »

Il n'est point accusé d'avoir manqué de courage militaire ; mais c'est qu'il n'avait pas cette force qui fait prendre et suivre avec résolution un bon conseil. A voir pourtant de quel ton il parla à tout le peuple, on le croirait ferme et résolu. Mais il n'était ferme qu'en paroles, et au premier mouvement de la sédition on lui voit honteusement prendre la fuite. « Roboam envoya Aduram qui avait la charge de lever les tributs, et les enfants d'Israël le lapidèrent. Ce que Roboam n'eut pas plutôt su, qu'il se pressa de monter dans son chariot et s'enfuit en Jérusalem; et le peuple d'Israël se sépara de la maison de David (2). »

Voilà l'homme qui se vantait d'être plus puissant que Salomon : O parle superbement, quand il croit qu'il fera peur à un peuple suppliant. A la première émeute, il tremble lui-même, et il affermit les rebelles par sa fuite précipitée.

Ce n'est pas ainsi qu'avait fait son aïeul David. Quand il apprit la révolte d'Absalon, il vit ce qu'il y avait à craindre, et se retira promptement, mais en bon ordre et sans trop de précipitation : « marchant à pied avec ses gardes, et ce qu'il avait de meilleures troupes; et se posta dans un lieu désert et de difficile accès, en attendant qu'il eût des nouvelles de ceux qu'il avait laissés pour observer les mouvements du peuple (3). »

Il est vrai qu'il allait en signe de douleur, « nu - pieds et la tête couverte, lui et tout le peuple pleurant (4). » Cela était d'un bon roi et d'un bon père, qui voyait son fils bien-aimé à la tête des rebelles, et combien de sang il fallait répandre, et que c'é-toit son péché qui attirait tous ces malheurs sur sa maison et sur son peuple.

Il s'abaissait sous la main de Dieu, attendant l'événement avec un courage inébranlable : « Si je suis agréable à Dieu, il me rétablira dans Jérusalem : que s'il me dit : Tu ne me plais pas, il est le maître; qu'il fasse ce qu'il trouvera le meilleur (5). »

Etant donc ainsi résolu, il pourvoyait à tout avec une présence

 

1 II Paral., XII, 15. — 2 Ibid., X, 18, 19. — 3 II Reg., XV, 14, 15, 17, 18, 28. —  4 Ibid., 30. — 5 Ibid., 25, 26.

 

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d'esprit admirable; et il trouva sans hésiter ce beau moyen qui dissipa les conseils d'Absalon et d'Achitophel (1).

Et quand après la victoire, il vit Séba fils de Bochri, qui ramassait les restes des séditieux, il ne se reposa pas sur l'avantage qu'il venait de remporter. « Et il dit à Abisaï : Séba nous fera plus de peine qu'Absalon : prenez donc tout ce qu'il y a ici de

gens de guerre, de peur qu'il ne se jette dans quelque ville forte, et ne nous échappe (2). » Par cet ordre il assura le repos public, et étouffa la sédition dans sa naissance.

Voilà un homme vraiment fort, qui sait craindre où il faut, et qui sait prendre à propos les bons conseils.

 

IIIe PROPOSITION. La sagesse du prince rend le peuple heureux.

 

«  Le roi insensé perdra son peuple : les villes seront habitées par la prudence de leurs princes (3). » Voici les fruits bienheureux du sage gouvernement de Salomon. « Le peuple de Juda et d'Israël était innombrable ; ils buvaient, ils mangeaient et ils vivaient à leur aise : et ils demeuraient sans rien craindre, chacun dans sa vigne et sous son figuiers »

« L'or et l'argent étaient communs en Jérusalem comme les pierres : et les cèdres naissaient dans les vallées en aussi grande quantité que les sycomores (5).»

Sous un prince sage tout abonde, les hommes, les biens de la terre, l'or et l'argent. Le bon ordre amène tous les biens.

La même chose arriva sous Simon le Macchabée, Son caractère était la sagesse. Parmi les Macchabées enfants de Mathathias, Judas était le fort (6) : et Simon était le sage. Mathathias l'avait bien connu, lorsqu'il parle ainsi à ses enfants (7) : «Votre frère Simon est homme de bon conseil : écoutez-le en toutes choses, et regardez-le comme votre père. »

Nous avons déjà vu comme le peuple fut heureux sous sa conduite ; mais il faut voix le particulier.

 

1 II Reg., XV, 33, 34. — 2 Ibid., XX, 6. — 3 Eccli., X, 3. — 4 III Reg., IV, 20, 25. — 5 Ibid., X, 27; II Paral., 115. — 6 I mach., II, 66. — 7 Ibid., 65.

 

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Il avait trouvé les affaires en mauvais état : « sous lui les Juifs furent affranchis du joug des Gentils (1). »

« Toute la terre de Juda était en repos durant les jours de Simon : il chercha le bien de ses citoyens; aussi prenaient-ils plaisir à voir sa gloire et sa grandeur. Il prit Joppé, et y fit un port, et il s'ouvrit un passage dans les îles de la mer. Il étendit les bornes de sa nation, et fit beaucoup de conquêtes. Personne ne lui pouvait résister. Chacun cultivait sa terre en paix ; la terre de Juda et les arbres produisaient leurs fruits : les vieillards assis dans les places publiques ne parlaient que de l'abondance où on vivait : la jeunesse prenait plaisir à se parer de riches habillements, et portait l'habit militaire. Il pourvoyait à la subsistance des villes, et les fortifiait : la paix était sur la terre, et Israël vivait en grande joie, chacun dans sa vigne et sous son figuier, sans avoir aucune crainte : personne ne les attaquait; les rois ennemis étaient abattus : il protégeait les faibles; il faisait observer la loi : il ôtait las méchants de dessus la terre; il ornait le temple et augmentait les vaisseaux sacrés (2). Enfin il faisait justice, il gardait la foi, et ne songeait qu'au bonheur et à la grandeur de son peuple (3). »

Que ne fait point un sage prince? Sous lui les guerres réussissent; la paix s'établit; la justice règne; les lois gouvernent; la religion fleurit; le commerce et la navigation enrichissent le pays ; la terre même semble produire les fruits plus volontiers. Tels sont les effets de la sagesse. Le Sage n'avait-il pas raison de dire : « Tous les biens me sont venus avec elle (4)? »

Qu'on doive tant de biens aux soins et à la prudence d'un seul homme, peut-on l'aimer assez? Nous voyons aussi que la grandeur de Simon faisait les délices du peuple. Il n'y a rien qu'ils ne lui accordent (5).

Quand Dieu veut rendre un peuple heureux, il lui envoie un prince sage. Hiram admirant Salomon qui savait tout faire à propos, lui écrivait : « Parce que Dieu a aimé son peuple, il vous a fait roi : et il ajoutait : Béni soit le Dieu d'Israël, qui a fait le

 

1 I Mach., XIII, 41. — 2 Ibid., XIV, 4-6, etc. — 3 Ibid., 35. — 4 Sapient., VII, 11. — 5 I Mach., XIV, 14, 35, 46.

 

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ciel et la terre, et qui a donné à David un fils sage, habile, sensé et prudent (1). »

« Heureux vos sujets et vos domestiques, qui sont tous les jours devant vous, et écoutent votre sagesse, s'écriait la reine de Saba. Béni soit le Seigneur votre Dieu, à qui vous avez plu ; qui vous a fait roi d'Israël, parce qu'il aimait ce peuple d'un amour éternel; et vous a établi pour y faire justice et jugement (2). »

 

IVe PROPOSTION. La sagesse sauve les Etats plutôt que la force.

 

«  Il y avait une petite ville, et peu de monde dedans. Un grand roi est venu contre elle ; il Va enceinte de tranchées, où û a bâti des forts de tous côtés; et il a formé un siège devant cette place. Il s'y est trouvé un homme pauvre et sage, et il a délivré sa ville par sa sagesse ; et j'ai dit en moi-même que la sagesse vaut mieux que la force (3). »

C'est ainsi que Salomon nous explique les effets de la sagesse. Et il répète encore une fois ; « La sagesse vaut mieux que les armes; mais qui manque en une chose, perd de grands biens (4), » Les combats sont hasardeux, la guerre est fâcheuse pour les deux partis ; la sagesse, qui prend garde à tout et ne néglige rien, a des voies non-seulement plus douces et plus raisonnables, mais encore plus sûres.

Dans la révolte de Séba contre David, le rébelle se retira dans Abéla, ville importante, où Joab ne tarda pas à l'assiéger par ordre de David (5). Pendant qu'on en ruinait les murailles, une femme de la ville demanda à parler à Joab, et lui tint ce discours au nom de la ville qu'elle introduisait comme lui parlant, « Il y a un certain proverbe, que qui veut savoir la vérité la demande à Abéla (6).» (Cette ville était en réputation d'avoir beaucoup de sages citoyens qu'on venait consulter de tous côtés). « C'est moi qui réponds la vérité aux. Israélites ; cependant vous voulez me détruire et ruiner une mère en Israël (c'est-à-dire, une ville capitale) ? Pourquoi renversez-vous l'héritage du Seigneur, et une

 

1 II Paral., II, 11, 12. — 2 III Reg., X, 3, 9. — 3 Eccle., IX, 14-16. — 4 Ibid., 18. — 5 II Reg., XX, 14, etc. — 6 Ibid., 18, etc.

 

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ville qu'il a donnée à son peuple? À Dieu ne plaise, répondit Joab, que je veuille la renverser; mais Séba s'est soulevé contre le roi, livrez-le tout seul, et nous laisserons la ville en repos. La femme lui répondit : On vous jettera sa tête du haut de la muraille. Elle parla au peuple assemblé, et discourut sagement ; de sorte qu'on résolut de mire ce qu'elle avait dit, et Joab renvoya l'armée. »

Voilà une ville sauvée par la sagesse. La sagesse finit tout à coup, sans rien hasarder, et en ne perdant que le seul coupable, une guerre qui avait donné tant d'appréhension à David.

Béthulie, assiégée par Holopherne, est sauvée par les conseils de Judith, qui empêche premièrement qu'on ne suive la pernicieuse résolution de se rendre déjà prise dans le conseil : et ensuite fait périr les ennemis par une conduite aussi sage que hardie (1).

Ainsi on voit que la sagesse est la plus sûre défense des Etats. La guerre met tout en hasard, « L'empire du sage est stable (2). »

« La sagesse fortifie le sage plus que s'il était soutenu par les principaux de la ville (3). »

 

Ve PROPOSITION. Les sages sont craints et respectés.

 

David était vaillant, et savait parfaitement l'art de la guerre. Ce n'est pas ce qui donnait le plus de crainte à Saül. a Mais il le craignait parce qu'il était très-prudent en toutes choses (4). »

David lui-même craignait plus le seul Achitophel, que tout le peuple qui était avec Absalon, parce qu'en ce temps « on consultait ; Achitophel comme si c'eût été un Dieu (5). »

C'était autant la sagesse que la puissance de Salomon, qui tenait en crainte ses voisins, et conservait son royaume dans une paix profonde.

Parce que Josaphat était sage, instruit de la loi et prenant soin d'en faire instruire le peuple, tous ses voisins le craignaient. « Le

 

1 Judith., VIII, 9, 10, 28; IX, X, etc. — 2 Eccli., X, 1. — 3 Eccle., VII, 20. — 4 I Reg., XVIII, 15. — 6 II Reg., XVI, 23.

 

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Seigneur répandit la terreur sur les royaumes voisins, et ils n'osaient faire la guerre à Josaphat : les Philistins lui apportaient des présents, et les Arabes lui payaient tribut (1). »

Josaphat était belliqueux : mais l’Ecriture attribue tous ces beaux effets à la piété et à la sagesse de ce roi, qui n'avait pas encore fait la guerre dans le temps qu'il était si redouté de ses voisins.

Si la sagesse fait respecter le prince au dehors, il ne faut pas s'étonner qu'elle le fasse respecter au dedans. Quand Salomon eut rendu ce jugement mémorable où il montra un si grand discernement, tout Israël entendit la sentence que le roi avait prononcée, et ils craignirent le roi, voyant que la sagesse de Dieu était en lui (2). »

Il y a quelque chose de divin à ne se tromper pas ; et rien n'inspire tant de respect ni tant de crainte.

Et voyez comme l'Ecriture marque exactement l'effet naturel de chaque chose. La bonne grâce de Salomon lui avait déjà attiré l'amour des peuples. « Il parut dans le trône de son père, et il plut à tous (3). »

Voici quelque chose de plus grand. Il montra un discernement exquis ; et on le craignit de cette crainte respectueuse qui tient tout le monde dans le devoir.

C'est donc avec raison qu'on lui fait dire : « La sagesse vaut mieux que les forces ; et l'homme prudent est au-dessus de l'homme fort (4). »

 

VIe PROPOSITION. C'est Dieu qui donne la sagesse.

 

« Toute sagesse vient du Seigneur ; elle a été avec lui devant tous les siècles, et y sera à jamais. Qui a compté le sable de la mer, et les gouttes de pluie, et les jours du monde? Qui a mesuré la hauteur des cieux, et la largeur de la terre, et les profondeurs de l'abîme? Qui a pénétré cette sagesse de Dieu qui a précédé toutes choses? La sagesse a été produite la première; l’intelligence

 

1 II Paral., XVII, 7, 8, 10, 11, etc. — 2 III Reg., III, 28. — 3 I Paral., XXIX, 23. — 4  Sapient., VI, 1.

 

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est engendrée devant tous les siècles. A qui a été connue la source de la sagesse, et qui a découvert toutes ses adresses? Il n'y a qu'un seul sage, un seul redoutable : c'est le Seigneur assis sur le trône de la sagesse. C'est lui qui l'a créée par son esprit, et qui l'a connue, et qui l'a comptée, et qui en sait toutes les mesures. Il l'a répandue sur tous ses ouvrages et sur toute chair, à chacun selon qu'il lui a plu; et il l'a donnée à ceux qui l'aiment. » C'est par où commence l’Ecclésiastique (1).

Dieu est le seul sage; en lui est la source de la sagesse, et c'est lui seul qui la donne.

C'est à lui que la demande le Sage. « O Dieu de mes pères, ô Seigneur miséricordieux, qui avez tout fait par votre parole, donnez-moi la sagesse qui est toujours auprès de votre trône. Vous m'avez fait roi, et vous m'avez ordonné de vous bâtir un temple. Votre sagesse est avec vous ; elle entend tous vos ouvrages : elle était avec vous quand vous avez fait le monde ; elle savait ce qui vous plaisait, et ce qui était droit dans tous vos commandements : envoyez-la-moi des cieux, du trône sublime où vous êtes assis plein de gloire et de majesté, afin qu'elle soit toujours et travaille toujours avec moi, et que je connaisse ce qui vous est agréable : car elle sait tout : elle me fera observer une juste médiocrité dans toutes mes actions, et me gardera par sa puissance. Et ma conduite vous plaira, et je gouvernerai votre peuple avec justice ; et je serai digne du trône de mon pères (2). »

Qui désire ainsi la sagesse, et qui la demande à Dieu avec cette ardeur, ne manque jamais de l'obtenir. « Je t'ai donné un cœur sage et intelligent (3). » Et encore : « Dieu donna la sagesse à Salomon, et une prudence exquise, et une étendue de cœur (c'est-à-dire d'intelligence), comme le sable de la mer (4). »

Il lui a donné la sagesse, pour l'intelligence de la loi et des maximes ; la prudence, pour l'application ; l'étendue de connaissance, c'est-à-dire une grande capacité, pour comprendre les difficultés et toutes les minuties des affaires. Dieu seul donne tout cela.

 

1 Eccli., I, 1-4, etc. — 2 Sapient., IX, 1, i, 7, 8, etc. — 3 III Reg., III, 12. — 4 Ibid.» IV, 29.

 

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VIIe PROPOSITION. Il faut étudier la sagesse.

 

Dieu la donne, il est vrai; mais Dieu la donne à ceux qui la cherchent.

« J'aime ceux qui m'aiment, dit la Sagesse elle-même ; et qui me cherche du matin, me trouve (1). »

« Le commencement de la sagesse est un véritable désir de la savoir (2) »

« Aimez mes discours, dit-elle, et désirez de les entendre, et vous aurez la science (3), »

« La sagesse se laisse voir facilement à ceux qui l'aiment, et se laisse trouver à ceux qui la cherchent : elle prévient ceux qui la désirent, et se montre la première à eux : qui s'éveille du matin pour penser à elle, ne sera pas rebuté, il la trouvera à sa porte. Y penser, c'est la perfection : qui veille pour l'obtenir sera bientôt content ; car elle tourne de tous côtés pour se donner à ceux qui sont dignes d'elle; elle leur apparaît avec un visage agréable, et n'oublie rien pour aller à leur rencontre (4). »

Elle est bonne, elle est accessible : mais il faut l'aimer et travailler pour l'avoir.

Il ne faut pas plaindre les peines qu'on prendra à cette recherche, on en est bientôt récompensé, « Mon fils, faites-vous instruire dès votre jeunesse, et la sagesse vous suivra jusqu'aux cheveux gris : cultivez-la avec soin comme celui qui laboure et qui sème, et attendez ses bons fruits. Vous travaillerez un peu pour l'acquérir, et vous ne tarderez pas à manger ses fruits (5). Mettez vos pieds dans ses entraves, votre cou dans ses liens, votre épaule sous son joug. A la fin vous y trouverez le repos, et elle vous tournera en plaisir (6). »

 

1 Prov., VIII, 17. — 2 Sapient., VI, 18. — 3 Ibid., 12. — 4 Ibid., 13-17. — 5 Eccli., VI, 18-20. 25,26, 29.

 

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VIIIe PROPOSITION. Le prince doit étudier et foire étudier les choses utiles : quelle doit être son étude.

 

Il ne faut pas s'imaginer le prince un livre à la main, avec un front soucieux et des yeux profondément attachés à la lecture. Son livre principal est le monde : son étude c'est d'être attentif à ce qui se passe devant lui pour en profiter.

Ce n'est pas que la lecture ne lui soit utile, et le plus sage des rois ne l’a pas négligée.

« Comme l'Ecclésiaste (c'est Salomon) était très-sage, il a instruit son peuple, et il a recherché les sages sentences. L'Ecclésiaste a étudié pour trouver des discours utiles ; et il a écrit des choses droites, des paroles véritables. Les discours des sages sont comme un aiguillon dans le cœur; les maîtres qui les ont ramassés étaient conduits par un seul pasteur », » C'était le roi qui prenait soin et de chercher par lui-même, et de faire chercher aux autres les discours utiles à la vie.

« Mon fils, n'en désirez pas davantage. » C'est-à-dire, renfermez-vous dans les choses profitables : laissez les livres de curiosité : « on multiplie les livres sans fin; et de trop longues spéculations épuisent le corps (6) ?. »

Les vraies études sont celles qui apprennent les choses utiles à la vie humaine. Il y en a qui sont dignes de l'application du prince habile. Dans les autres, c'est assez pour lui d'exciter l'industrie des savants par les récompenses ; dont la principale est toujours aux esprits bien faits l'agrément et l'estime d'un maître entendu.

Il ne convient pas au prince de se fatiguer par de longues et curieuses lectures. Qu'il lise peu de livres ; qu'il lise comme Salomon les discours sensés et utiles. Surtout qu'il lise l'Evangile, et qu'il le médite. C'est là sa loi, et la volonté du Seigneur.

 

1 Eccle., XII, 9-11. — 2 Ibid., 12.

 

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IXe PROPOSITION. Le prince doit savoir la loi.

 

Il est fait pour juger, et c'est la première institution de la royauté. « Faites-nous un roi qui nous juge, » Et encore : «Nous voulons être comme les autres nations, et avoir un roi qui nous juge (1). »

Aussi avons-nous vu que Dieu commande aux rois d'écrire la loi de Moïse, d'en avoir toujours avec eux un exemplaire authentique et de la lire tous les jours de leur vie (2).

C'est pour cela que dans leur sacre on la leur mettait en main. Ils amenèrent au temple le fils du roi, et lui mirent le diadème et la marque royale sur la tête ; ils lui mirent aussi la loi à la main, et le firent roi. Le pontife Joïada et ses enfants le sacrèrent ; et tout le peuple cria : Vive le roi (3). »

Le prince doit croire aussi que dans la nouvelle alliance il reçoit l'Evangile de la main de Dieu, pour se régler par cette lecture.

Le peuple doit savoir la loi, sans doute, du moins dans ses principaux points, et se faire instruire du reste dans les occurrences ; car il la doit pratiquer. Mais le prince qui outre cela la doit faire pratiquer aux autres, et juger selon ses décrets, la doit savoir beaucoup davantage.

On ne sait ce qu'on fait, quand on va sans règle, et qu'on n'a pas la loi pour guide : la surprise, la prévention, l'intérêt et les passions offusquent tout. « Le prince ignorant opprime sans y penser plusieurs personnes, et fait triompher la calomnie (4). »

« Mais le commandement est un flambeau devant les yeux ; la loi est une lumière (5). » Le prince qui la suit, voit clair ; et tout l'Etat est éclairé.

« Que si l'œil de l'Etat (c'est-à-dire le prince) est obscurci, que seront les ténèbres mêmes, et combien ténébreux sera tout le corps (6)? »

Qu'il sache donc le fond de la loi, par laquelle il doit gouverner.

 

1 I Reg., VIII, 5, 20. — 2 Deuter., XVII, 18, 19. — 3 II Paral., XXIII, 11. — 4 Prov., XXVIII, 16. — 5 Ibid., VI, 23. — 6 Matth., VI, 23.

 

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Et s'il ne peut pas descendre à toutes les ordonnances particulières que les affaires font naître tous les jours, qu'il sache du moins les grands principes de la justice, pour n'être jamais surpris. C'était le Deutéronome et le fondement de la loi, que Dieu l'obligeait d'étudier et de savoir. Que la vie du prince est sérieuse ! Il doit sans cesse méditer la loi. Aussi n'y a-t-il rien parmi les hommes de plus sérieux ni de

plus grave, que l'office de la royauté.

 

Xe PROPOSITION. Le prince doit savoir les affaires.

 

Ainsi a-t-on vu Jephté élu prince du peuple de Dieu, prouver par la discussion des droits de ce peuple, que le roi des Ammonites leur faisait injustement la guerre (1).

On voit l’affaire discutée avec toute l'exactitude possible. Dans cette discussion, les principes du droit sont joints par Jephté avec la recherche des faits et la connaissance des antiquités. C'est ce qu'on appelle savoir les affaires.

Le prince, qui sait ces choses, met visiblement la raison de son côté : ses peuples sont encouragés à soutenir la guerre par l'assurance de leur bon droit : ses ennemis sont ralentis : les voisins n'ont rien à dire.

Une semblable discussion fit beaucoup d'honneur à Simon le Machabée. «Le roi d'Asie lui envoya redemander par Athénobius la citadelle de Jérusalem, avec Joppé et Gazara, places importantes, qu'il soutenait être de son royaume (2). »

Simon sur cette demande fait premièrement les distinctions nécessaires. Il distingue les anciennes terres qui appartenaient de tout temps aux Juifs, d'avec celles qu'ils avaient conquises depuis peu.

« Nous n'avons, dit-il, rien usurpé sur nos voisins, et ne possédons rien du bien d'autrui; mais l'héritage de nos pères, que nos ennemis ont possédé quelque temps injustement, dans lequel nous sommes rentrés aussitôt que nous en avons trouvé

 

1 Judic. XI, 15, etc.; sup., p. 529, etc. — 2 I Machab., XV, 28, etc.

 

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l'occasion : et nous ne faisons que revendiquer l'héritage de nos pères (1). »

On a vu les offres qu'il fit pour Joppé et pour Gazara, encore qu'il les eût prises par une bonne et juste guerre : et il se mit si bien à la raison, « qu'Athénobius envoyé du roi d'Asie, n'eut rien à répondre (2). »

Il est beau et utile que les affaires d'une certaine importance soient discutées autant qu'il se peut par le prince même, avec un si grand raisonnement. Quand il s'en fie tout à fait aux autres, il s'expose à être trompé, ou à voir ses droits négligés. Personne ne pénètre plus dans les affaires que celui qui y a le principal intérêt.

 

XIe PROPOSITION. Le prince doit savoir connaître les occasions et les temps.

 

C'est une des principales parties de la science des affaires, qui toutes dépendent de là.

« Chaque chose a son temps, et tout passe sous le ciel dans l'espace qui lui est marqué. Il y a le temps de naître, et le temps de mourir ; le temps de planter, et le temps d'arracher; le temps de blesser, et le temps de guérir; le temps de bâtir, et le temps d'abattre; le temps de pleurer, et le temps de rire ;  le temps d'amasser, et le temps de répandre; le temps de couper, et le temps de coudre (c'est-à-dire le temps de s'unir, et le temps de rompre) ; le temps de parler, et le temps de se taire; le temps de guerre, et le temps de paix. Dieu même fait tout en certains temps (3). »

Si toutes choses dépendent du temps, la science des temps est donc la vraie science des affaires, et le vrai ouvrage du sage. Aussi est-il écrit « que le cœur du sage connaît le temps, et règle sur cela son jugement (4). »

C'est pourquoi il faut dans les affaires beaucoup d'application et de travail, « Chaque affaire a son temps et son occasion; et la vie de l'homme est pleine d'affliction, parce qu'il ne sait point le

 

1 I Mach., XV, 33, 34. — 2 Ibid., 35. — 3 Eccle., III, 1, 2, ete. — 4 Ibid., VIII, 5.

 

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passé, et il n'a point de messager qui lui annonce l'avenir. Il ne peut rien sur les vents ; il n'a point de pouvoir sur la mort ; il ne peut différer quand on vient lui faire la guerre (1). » Nul ne fait ce qu'il veut : une force majeure domine partout : les moments passent rapidement et avec une extrême précipitation : qui les manque, manque tout.

Cette science des temps a fait la principale louange de la sagesse de Salomon, « Béni soit le Dieu d'Israël, qui a donné à David un fils habile, avisé, sage et prudent, pour bâtir un temple au Seigneur, et un palais pour sa personne (2). » Dans une profonde paix, dans une grande abondance, après les préparatifs faits par son père, c'était le temps d'entreprendre de si grands ouvrages.

Parce que les Machabées prirent bien leur temps, ils engagèrent les Romains à les protéger ; et ils s'affranchirent des rois de Syrie, qui les opprimaient. « Jonathas vit que le temps était favorable, et il envoya renouveler l'alliance avec les Romains (3). »

Il faudrait transcrire toutes les histoires saintes et profanes, pour marquer ce que peuvent dans les affaires les temps et les contre-temps.

Il y a encore dans les choses certains temps à observer pour garder les bienséances, et entretenir l'ordre. «Mon fils, observez les temps, et évitez le mal (4). »

Les temps règlent toutes les actions jusqu'aux moindres. « Malheur à toi, terre, dont les rois se gouvernent en enfants, et mangent dès le matin. Heureuse la terre dont le roi n'a que de grandes pensées ; dont les princes mangent dans le temps pour la nécessité, et non pour la délicatesse (5). » C'est une espèce de similitude pour montrer que le temps gouverne tout : et que chaque chose a un temps propre.

 

1 Eccle., VIII, 6-8. — 2 II Paral., II, 12.— 3 I Machab., XII, 1. — 4 Eccli., IV, 23.

 

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XIIe PROPOSITION. Le prince doit connaître les hommes.

 

C'est la sans doute sa plus grande affaire, de savoir ce qu'il faut croire des hommes et à quoi ils sont propres.

Il faut avant toutes choses qu'il connaisse le naturel de son peuple : et c'est ce que le Sage lui prescrit en la figure d'un pasteur : « Connaissez, dit-il, la face de votre brebis, et considérez, votre troupeau (1). »

Sans regarder aux conditions, il doit juger de chacun, parce qu'il est dans son fond. « Ne méprisez pas le pauvre qui est homme de bien : n'élevez pas le riche à cause qu'il est puissant (2). » Et encore : « Ne louez ni ne méprisez l'homme par ce qui paraît à la vue : l'abeille est petite, et il n'y a rien de plus doux que ce qu'elle fait (3). »

Il faut surtout qu'il connaisse ses courtisans. « Prenez garde à-ceux qui vous environnent, et tenez conseil avec les sages »

Autrement tout ira au hasard dans un Etat, et il y arrivera ce que déplore le Sage, a J'ai vu sous le soleil qu'on ne confie pas la course au plus vite, ni la guerre au plus vaillant : que ce n'est point aux sages qu'on donne du pain, ni aux plus habiles qu'on donne les richesses ; et que ce ne sont pas les plus intelligents qui plaisent le plus : mais que la rencontre et le hasard font tout sur la terre (5). »

C'est ce qui arrive sous un prince inconsidéré, qui ne sait pas choisir les hommes, mais qui prend ceux que le hasard et l'occasion, ou son humeur, lui présentent,

La surprise et l'erreur confondent tout dans un tel règne, « J'ai vu sous le soleil un mal, où le prince se laisse aller par surprise : un fol tient les hautes places, et les grands sont à ses pieds (6). »

Le prince qui choisit mal, est puni par sou propre choix. « Celui qui envoie porter des paroles par un fol, sera condamné par ses propres œuvres (7). »

David pour avoir bien connu les hommes, sauva ses affaires

 

1 Prov., XXVII, 23. — 2 Eccli., X, 26. — 3 Ibid., XI, 2, 3. — 4 Eccli., IX, 21 — 5  Eccle., IX, 11. — 6 Ibid., X, 5, 6. — 7 Prov., XXVI. 6.

 

 

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dans la révolte d'Absalon. Il vit que toute la force du parti rebelle était dans les conseils d'Achitophel, et tourna tout son esprit à les détruire. Il connut la capacité et la fidélité de Chusaï. C’était un sage vieillard, qui le voyant contraint de prendre la fuite, « vint à lui la tête couverte de poussière, et les habits déchirés. David lui dit : Si vous venez avec moi, vous me serez à charge ; si vous faites semblant de suivre le parti d'Absalon, vous dissiperez le conseil d'Achitophel (1). »

Il ne se trompa point dans sa pensée. Chusaï empêcha Absalon de suivre un conseil d'Achitophel, qui ruinait David sans ressource (2). Achitophel sentit aussitôt que les affaires étaient perdues, et se fit périr par un cordeau (3).

David non content d'envoyer Chusaï, lui donna des personnes affidées. D ne fallait pas s'y tromper; car au moindre faux pas, le précipice était inévitable. Voici donc ce que David dit à Chusaï : a Tout ce que vous apprendrez des desseins d'Absalon, dites-le aux prêtres Sadoc et Abiathar : ils ont deux enfants par qui vous me manderez toutes les nouvelles (4). »

Chusaï n'y manqua pas. Après avoir rompu les desseins d'Achitophel, il manda à David par ces deux hommes tout ce qui s'était passé (5), et lui donna un avis qui sauva l'Etat.

Ainsi David pour avoir connu les hommes dont il se servait, reprit le dessus, et rétablit ses affaires presque désespérées.

Au contraire Roboam pour avoir mal connu l'humeur de son peuple, et l'esprit de Jéroboam qui le soulevait, perdit dix tribus, c'est-à-dire plus de la moitié de son royaume.

Le prince qui s'habitue à bien connaître les hommes, paraît en tout inspiré d'en haut; tant il donne droit au but. Joab avait envoyé une femme habile pour insinuer quelque chose à David. Ce prince connut d'abord de qui venait le conseil. « Il répondit à cette femme : Dites-moi la vérité; n'est-ce pas Joab qui vous envoie me parler? Seigneur, lui dit-elle, par le salut de votre âme vous ne vous êtes détourné ni à droite ni à gauche. Votre serviteur Joab m'a mis à la bouche toutes les paroles que j'ai

 

1 II Reg., XV, 32-31. — 2 Ibid., XVII, 7, etc. — 3 Ibid., 23. — 4 Ibid., XV, 35, 36. — 5 Ibid., XVII, 15, etc.

 

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dites : mais vous, seigneur, vous êtes sage comme un ange de Dieu, et il n'y a rien sur la terre que vous ne sachiez (1). »

C'est ce que voulait dire Salomon dans cette belle sentences a La prophétie est dans les lèvres du roi; il ne se trompe point dans son jugement (2). »

Ce sage roi l'avait éprouvé dans ce jugement mémorable qu'il rendit entre ces deux mères. Parce qu'il connut la nature et les effets des passions, la malice et la dissimulation ne put se cacher à ses yeux : « Et tout le peuple connut que la sagesse de Dieu était en lui (3). »

Outre que la grande expérience et la connaissance des hommes donnent à un prince appliqué un discernement délicat, Dieu l'aide en effet quand il s'applique : car « le cœur du roi est entre ses mains (4). »

C'est Dieu qui mit dans le cœur de David ces salutaires conseils qui lui remirent la couronne sur la tête. Ce ne fut pas la prudence de David : a ce fut le Seigneur lui-même qui dissipa les conseils utiles d'Achitophel (5). »

Aussi s'était-il d'abord tourné à Dieu. « O Seigneur, confondez le conseil d'Achitophel (6) ! »

Voilà donc deux choses que le prince doit faire : premièrement, s'appliquer de toute sa force à bien connaître les hommes : secondement, dans cette application, attendre les lumières d'en haut, et les demander avec ardeur; car la chose est délicate et enveloppée.

Il ne se peut rien ajouter à ce que dit sur ce sujet l'Ecclésiastique (7). Je rapporterai sou discours, comme il est porté dans le grec, bien plus clair que notre version latine : « Tout conseiller vante son conseil ; mais il y en a qui conseillent pour eux-mêmes. Gardez-vous donc d'un conseiller, et regardez avant toutes choses quel besoin vous en avez, et quels sont ses intérêts. Car souvent il conseillera pour lui-même, et hasardera vos affaires pour faire les siennes. Il vous dira : Vous faites bien; et il prendra garde cependant à ce qui vous arrivera pour en profiter. Ne consultez

 

1 II Reg., XIV, 18-20. —  2 Prov., XVI, 10. — 3 III Reg. III, 28.— 4 Prov., XXI, 1 — 5 II Reg., XVII, 14. — 6 Ibid., XV, 31.

 

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donc pas avec un homme suspect. Regardez les vues d'un chacun. Ne prenez pas l'avis d'une femme sur celle dont elle est jalouse, ni d'un homme timide sur la guerre, ni du marchand sur la difficulté des voitures, ni du vendeur sur le prix de ses marchandises ( chacun se fera valoir, et regardera son profit ). Ne consultez non plus l’envieux sur la récompense des services : ni celui dont le cœur est dur sur les libéralités et sur les grâces : ni l'homme lent sur quelque entreprise que ce soit : ni le mercenaire que vous avez à votre service sur la fin de l'ouvrage qu'il a entrepris (car il a intérêt de le faire durer le plus qu'il pourra) : ni un serviteur paresseux sur les travaux qu'il faut entreprendre. Ne prenez point de tels conseils : mais ayez auprès de vous un homme religieux, qui garde les commandements, dont l'esprit revienne au vôtre, et qui compatisse à vos maux quand vous tomberez. Et faites-vous un conseil dans votre cœur ; car vous n'en trouverez point de plus fidèle. L'esprit d'un homme lui rapporte plus de nouvelles que sept sentinelles mises sur de hauts lieux, pour découvrir et pour observer. Et par-dessus tout cela, priez le Seigneur, afin qu'il conduise vos voies (1). »

 

XIIIe PROPOSITION. Le prince doit se connaître lui-même.

 

Mais de tous les hommes que le prince doit connaître, celui qu'il lui importe plus de bien connaître, c'est lui-même.

«Mon fils, éprouvez votre âme dans toute votre vie; et si elle vous semble mauvaise, ne lui donnez pas de pouvoir (2) : » c'est-à dire, ne vous laissez pas aller à ses désirs. Le grec porte : « Mon fils, éprouvez votre âme; connaissez ce qui lui est mauvais, et gardez-vous de le lui donner. »

Tout ne convient pas à tous ; il faut savoir à quoi on est propre. Tel homme qui serait grand employé à certaines choses, se rend méprisable, parce qu'il se donne à celles où il n'est pas propre.

Connaître ses défauts est une grande science. Car on les corrige, ou on y supplée par d'autres moyens. « Mais qui connaît ses fautes (3)? » dit le Psalmiste. Nul ne les connaît par lui-même;

 

1 Eccli., XXXVII, 8, 9, etc. — 2 Ibid., 30. —  3 Psal. XVIII, 13.

 

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il faut avoir quelque ami fidèle qui vous les montre. Le Sage nous le conseille. «Qui aime à savoir, aime à être enseigné; qui ait d'être repris, est insensé (1). »

En effet c'est un caractère de folie, d'adorer toutes ses pensées, de croire être sans défaut, et de ne pouvoir souffrir d'en être averti, « L'insensé marchant dans sa voie, trouve tous les autres fois (2). » Et encore : « Ne conférez point avec le fol, qui ne peut aimer que ce qui lui plaît (3). »

Le Sage dit au contraire : « Qui donnera un coup de fouet à. mes pensées, et une sage instruction à mon cœur, afin que je ne m'épargne pas moi-même, et que je connaisse mes défauts : de peur que mes ignorances et mes fautes ne se multiplient, et que je ne donne de la joie à mes ennemis, qui me verront tomber à leurs pieds (4)? »

Voilà ce qui arrive à l'insensé, qui ne veut pas connaître ses fautes. Les princes accoutumés à la flatterie, sont sujets plus que tous les autres hommes à ce défaut. Parmi une infinité d'exemples, je n'en rapporterai qu'un seul.

Achab ne voulait point entendre le seul prophète qui lui disait la vérité, parce qu'il la disait sans flatterie. « Josaphat, roi de Juda, dit à Achab, roi d'Israël: N'y a-t-il pas ici quelque prophète du Seigneur? Il nous en reste encore un, répondit le roi d'Israël, qui s'appelle Michée, fils de Jemla ; mais je le hais, parce qu'il ne me prophétise que du mal, et jamais du bien (5). »

Il le reprenait de ses crimes, et l'avertissait des justes jugements de Dieu, afin qu'il les évitât. Achab ne pouvait souffrir ses discours. Il aimait mieux être environné d'une troupe de prophètes flatteurs, qui ne lui chantaient que ses louanges et des triomphes imaginaires. Il voulut être trompé, et il le fut. Dieu le livra à l'esprit d'erreur, qui remplit le cœur de ses prophètes de flatteries et d'illusions, auxquelles il crut pour son malheur; et il périt dans la guerre où ses prophètes lui annonçaient tant d'heureux succès. Au contraire le pieux roi Josaphat reprend le roi d'Israël, qui

 

1 Prov., XII, 1. — 2 Eccle., X, 3. — 3 Eccli., VIII, 20 — 4 Ibid., XXIII, 2, 3. — 5 III Reg., XXII, 7, 8; II Paral., XVIII, 6, 7.

 

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ne voulait pas qu'on écoutât ce prophète de malheurs. « Ne parlez! pas ainsi, roi d'Israël (1).» Il faut écouter ceux qui nous montrent, de la part de Dieu, et nos fautes, et ses jugements.

Le même roi Josaphat au retour de la guerre où il avait été avec Achab, écouta avec soumission le prophète Jéhu qui lui dit : « Vous donnez secours à un impie, et vous faites amitié avec les ennemis de Dieu: vous méritiez sa colère; mais il s’est trouvé en vous de bonnes œuvres (2). »

Il marchait en tout sur les pas de son père David, qui, recevant avec respect les justes répréhensions des prophètes Nathan et Gad (3), reconnut ses fautes, et en obtint le pardon.

Ce ne sont pas seulement les prophètes qu'il faut ouïr : le sage regarde tous ceux qui lui découvrent ses fautes avec prudence, comme des hommes envoyés de Dieu pour l'éclairer. Il ne faut point avoir égard aux conditions : la vérité conserve toujours son autorité naturelle dans quelque bouche qu'elle soit. « Les hommes libres obéissent aux serviteurs sensés; l'homme prudent et instruit ne murmure pas étant repris (4).»

L'homme qui peut souffrir qu'on le reprenne est vraiment maître de lui-même. « Qui méprise l'instruction, méprise son âme : qui acquiesce aux répréhensions, est maître de son cœur (5). »

 

XIVe PROPOSITION. Le prince doit savoir ne qui se passe au dedans et au dehors de son royaume.

 

Sous un prince habile et bien averti, personne n'ose mal faire. On croit toujours l'avoir présent, et même qu'il devine les pensées. « Ne dites rien contre le roi dans votre pensée, ne parlez point contre lui dans votre cabinet; car les oiseaux du ciel rapporteront vos discours (6). »

Les avis volent à lui de toutes parts ; il en sait faire le discernement, et rien n'échappe à sa connaissance.

Ce soldat à qui Joab, son général, commandait quelque chose contre les ordres du roi, a lui répondit : Quelque somme que tous me donnassiez, je ne ferais pas ce que vous me dites. Car le

 

1 III Reg., XXII,7,-8; II Paral. XVIII, 6, 7. — 2 II Paral., XIX, 2, 3.— 3 II Reg., XII et XXIV. — 4 Eccli., X, 28. — 5 Prov., XV, 32. — 6 Eccle., X, 20.

 

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roi l'a défendu ; et quand je ne craindrais pas ma propre conscience, le roi le saurait ; et pourriez-vous me protéger (1) ? »

« Nathan vint à Bethsabée mère de Salomon, et lui dit : Ne savez-vous pas qu'Adonias, fils d'Haggîth, s'est fait reconnaître roi, et le roi notre maître l'ignore encore? Sauvez votre vie et celle de Salomon ; allez promptement, et parlez au roi (2). » Un mal connu est à demi guéri : les plaies cachées deviennent incurables.

Voilà pour le dedans. Et pour le dehors : Amasias roi de Juda, enflé de la victoire nouvellement remportée sur les Iduméens, voulut mesurer ses forces avec le roi d'Israël plus puissant que lui. « Joas roi d'Israël lui fit dire : Le chardon du Liban voulut marier son fils avec la fille dû cèdre ; et les bêtes qui étaient dans le bois de cette montagne, en passant écrasèrent le chardon. Vous avez défait les Iduméens et votre cœur s'est élevé. Contentez-vous de la gloire que vous avez acquise, et demeurez en repos. Pourquoi voulez-vous périr, vous et votre peuple? Amasias n'acquiesça pas à ce conseil, il marcha contre Joas ; il fut battu et pris. Joas abattit quatre cents coudées des murailles de Jérusalem, et enleva les trésors de la maison du Seigneur et de la maison du roi (3). » Si Amasias eût connu les forces de ses voisins, il n'aurait pas cru qu'il pût vaincre un roi plus puissant que lui, parce qu'il en avait vaincu un plus faible : et cette ignorance causa sa ruine.

Au contraire Judas le Machabée, pour avoir parfaitement connu la conduite et les conseils des Romains, leur puissance et leur manière de faire la guerre, enfin leurs secrètes jalousies contre les rois de Syrie (4), s'en fit des protecteurs assurés, qui donnèrent moyen aux Juifs de secouer le joug des Gentils.

Que le prince soit donc averti, et n'épargne rien pour cela. C'est à lui principalement que s'adresse cette parole du Sage : « Achetez la vérité (5). » Mais qu'il prenne donc garde à ne point payer des trompeurs, et à ne pas acheter le mensonge.

 

1 II Reg., XVIII, 12, 13. — 2 III Reg., I, 11-13. — 3 IV Reg., XIV, 8-10, etc. — 4 Machab., VIII, 1-3, etc. —  5 Prov., XXIII, 23.

 

 

XVe PROPOSITION. Le prince doit savoir, parler.

 

« Les ouvrages sont loués par la main de l'ouvrier ; et le prince du peuple est reconnu sage par ses discours (1). »

On n'attend de lui que de grandes choses. Job sentait en cela son obligation et l'attente des peuples, lorsqu'il disait : « On n'attendait de ma bouche que de belles sentences, et on se taisait pour écouter mes conseils. On ne trouvait rien à ajouter à mes paroles (2). »

Ce n'est pas tout de tenir de sages discours, ni de dire de bonnes choses ; il les faut dire à propos. « Les belles sentences sont rejetées dans la bouche de l'imprudent : car il ne les dit pas en leur temps (3). »

C’est pourquoi le Sage pense à ce qu'il dit, pour ne parler que quand il faut, a Le cœur du sage instruit sa bouche, et donne grâce à ses lèvres. Des paroles bien ordonnées sont comme le miel ; la douceur en est extrême (4). »

« Les paroles du sage le rendront agréable; celles du fol l'engageront dans le précipice : il commence par une folie, et finit par une erreur insupportable (5). »

S'il n'y a rien de plus agréable qu'un discours fait à propos, il n'y a rien de plus choquant qu'un discours inconsidéré. « Un homme désagréable ressemble à un discours hors de propos (6). »

Parler mal à propos n'est pas seulement chose désagréable, mais nuisible, a Le discoureur se blesse lui-même d'une épée ; la langue des sages est la santé (7). » Et encore : « Qui garde sa bouche, garde son âme; le parleur inconsidéré se perdra lui-même (8). »

Le vain discoureur a un caractère de folie, « L'insensé parle sans fin (9). » Et encore : « Voyez-vous cet homme prompt à parler ? il y a plus à espérer d'un fol que de lui (10). »

La langue conduite par la sagesse est un instrument propre à

 

1 Eccli., IX, 24. — 2 Job, XXIX, 21, 22. — 3 Eccli., XX, 22. — 4 Prov , XVII 23. 24. — 5 Eccle., X, 12, 13. — 6 Eccli., XX, 21. — 7 Prov., XV, 18. — 8 Ibid., XIII, 3. — 9 Eccle., X, 14. — 10 Prov., XXIX, 20.

 

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tout. Voulez-vous adoucir un homme irrité? « Une douce réponse apaise la colère; mais une parole rude excite la fureur (1). » Et encore : « Une langue douce est l'arbre de vie ; une langue emportée accable l'esprit (2). »

Voulez-vous gagner quelqu'un qui soit mécontent, la parole vous y sert plus que les dons, « La rosée rafraîchit l’ardeur ; et une parole vaut mieux qu'un présent (3). »

Il faut donc être maître de sa langue. « Le cœur du sage instruit sa bouche, » comme nous venons de voir. Et encore : « Le cœur des fols est en la puissance de leur bouche ; et la bouche des sages est en la puissance de leur cœur (4). » La démangeaison de parler emporte l'un; la circonspection mesure toutes les paroles de l'autre : l'un s'échauffe en discourant, et s'engage ; l'autre pèse tout dans une balance juste, et ne dit que ce qu'il veut.

 

XVIe PROPOSITION. Le prince doit savoir se taire : le secret est l’âme des conseils.

 

« Il est bon de cacher le secret du roi (5). »

Le secret des conseils est une imitation de la sagesse profonde et impénétrable de Dieu. « On ne peut connaître la hauteur des cieux, ni la profondeur de la terre, ni le cœur des rois (6). »

Il n'y a point de force, où il n'y a point de secret, a Celui qui ne peut retenir sa langue, est une ville ouverte et sans murailles (7). » On l'attaque, on l'enfonce de toutes parts.

Si trop parler est un caractère de folie, savoir se taire est un caractère de sagesse. « Le fol même, s'il sait se taire, passera pour sage (8), »

Le sage interroge plus qu'il ne parle : « Faites semblant de ne pas savoir beaucoup de choses, et écoutez en vous taisant et en interrogeant (9). »

Ainsi sans vous découvrir, vous découvrirez les autres. Le désir de montrer qu'on sait, empêche de pénétrer et de savoir beaucoup de choses.

 

1 Prov., XV, 1. — 2 Ibid., 4.— 3 Eccli., XVIII, 16.— 4 Ibid., XXI, 29. — 5 Tob., XIII, 7. — 6 Prov., XXV, 3. — 7 Ibid., 28. — 8 Ibid., XVII, 28. — 9 Eccli., XXXII, 12.

 

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Il faut donc parler avec mesure. « L'insensé dit d'abord tout ce qu'il, a dans l'esprit : le sage réserve toujours quelque chose pour l'avenir (1). »

Il ne se tait pas toujours, « mais il se tait jusqu'au temps propre : l'insolent et l'imprudent ne connaissent pas le temps (2). »

« Il y en a qui se taisent parce qu'ils ne savent pas parler; et il y en a qui se taisent, parce qu'ils connaissent le temps (3). »

Tant de grands rois, à qui des paroles témérairement échappées ont causé tant d'inquiétude, justifient cette parole du Sage : « Qui garde sa bouche et sa langue, garde son âme de grands embarras et de grands chagrins (4).

« Qui mettra un sceau sur mes lèvres, et une garde autour de ta bouche, afin que ma langue ne me perde point (5)? »

 

XVIIe PROPOSITION. Le prince doit prévoir.

 

Ce n'est pas assez au prince de voir, il faut qu'il prévoie. « L'habile homme a vu le mal qui le menaçait, et s'est mis à couvert : le malhabile a passé outre, et a fait une grande perte (6). »

« Jouissez des biens dans les temps heureux ; mais donnez-vous garde du temps fâcheux : car le Seigneur a fait l'un et l'autre (7). »

Il ne faut point avoir une prévoyance pleine de souci et d'inquiétude, qui vous trouble dans la bonne fortune : mais il faut avoir une prévoyance pleine de précaution, qui empêche que la mauvaise fortune ne nous prenne au dépourvu,

« Dans l'abondance souvenez-vous de la famine : pensez à la pauvreté et au besoin parmi les richesses : le temps change du matin au soir (8). »

Nous avons vu David, pour avoir prévu l'avenir, ruiner le parti d'Absalon, et étouffer la rébellion de Séba dans sa naissance (9).

Roboam, Amasias, et les autres dont nous avons vu les égarements,

 

1 Prov., XXIX, 11. — 2 Eccli, XX, 7.— 3 Ibid., 6. — 4 Prov., XXI, 23. — 5 Eccli., XXII, 38. — 6 Prov., XXI, 3. — 7 Eccl., VII, 15 .— 8 Eccli., XVIII, 25, 26. — 9 II Reg., XV, XX.

 

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n'ont rien prévu, et sont tombés. Les exemples de l'un et l'autre événement sont innombrables.

Il n'y a guère d'homme qui ne soit touché d'un grand mal présent, et ne fasse des efforts pour s'en tirer : ainsi toute la sagesse est à prévoir.

L'homme prévoyant prend garde aux petites choses, parce qu'il voit que de celles-là dépondent les grandes. « Qui méprise les petites choses tombera peu à peu (1). »

Dans la plupart des affaires, ce n'est pas tant la chose que la conséquence qui est à craindre : qui n'entend pas cela, n'entend rien.

La santé dépend plus des précautions que des remèdes : « Apprenez avant que de parler; prenez le remède avant la maladie (2).»

Que les particuliers aient des vues courtes, cela peut être supportable. Le prince doit toujours regarder au loin, et ne se pas renfermer dans son siècle, a La vie de l'homme a des jours comptés ; mais les jours d'Israël sont innombrables (3). »

O prince ! regardez donc la postérité. Tous mourrez; mais votre Etat doit être immortel.

 

XVIIIe PROPOSTION. Le prince doit être capable d'instruire ses ministres.

 

C'est-à-dire que la raison doit être dans la tête. Le prince habile fait les ministres habiles, et les forme sur ses maximes.

C'est ce que voulait dire l’Ecclésiastique : « Le sage juge, c'est-à-dire le sage prince, instruira son peuple : et le gouvernement de l'homme sensé sera durable (4). » Et encore : « L'homme sage instruit son peuple, et les fruits de la sagesse ne sont pas trompeurs (5). »

L'exemple de Josaphat également sage, vaillant et pieux, nous apprendra ce qu'il faut faire.

Dans la troisième année de son règne, il envoya cinq des seigneurs de la Cour « pour instruire le peuple dans les villes de

 

1 Eccli., XIX, 1. — 2 Ibid., XVIII, 19, 20. — 3 Ibid., XXXVII, 28. — 4 Ibid., X, 1. —  5  Ibid., XXXVII, 26.

 

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Juda, et avec eux huit lévites et deux prêtres. Ils enseignaient le peuple de Juda, ayant en main le livre de la loi du Seigneur ; et ils parcouraient toutes les villes de Juda, et ils instruisaient le peuple (1). »

Remarquez toujours que la loi du Seigneur était la loi du royaume, dont le peuple doit être instruit ; et le roi prend soin de l'en faire instruire. Comme cette loi contenait ensemble les choses religieuses et politiques, aussi pour enseigner le peuple, il envoya des prêtres avec des seigneurs. Mais voyons la suite.

« Il établit des juges par toutes les villes fortes de Juda, leur disant : Prenez garde à ce que vous avez à faire : car ce n'est pas le jugement des hommes que vous exercez, mais le jugement du Seigneur: et tout ce que vous jugerez retombera (a) sur vous. Que la crainte du Seigneur soit donc avec vous : et faites tout avec soin; car il n'y a point d'iniquité dans le Seigneur votre Dieu, ni d'acception de personnes, ni de désir d'avoir des présents (2). »

Outre ces tribunaux érigés dans les villes de Juda, il érigea un tribunal plus auguste dans la capitale du royaume. « Il établit dans Jérusalem des lévites et des prêtres, et les chefs de famille, pour juger le jugement du Seigneur, et terminer toutes les causes en son nom. Et il leur dit: Vous ferez ainsi, et ainsi, dans la crainte du Seigneur, avec fidélité et d'un cœur parfait. Dans toute cause de vos frères qui viendra à vous, où il sera question de la loi, des commandements, des ordonnances et de la justice, apprenez-leur à ne point offenser Dieu, de peur que la colère de Dieu ne vienne sur vous et sur eux : en faisant ainsi vous ne pécherez pas (3). »

Un prince habile donne ordre que le peuple soit bien instruit des lois; et lui-même il instruit ses ministres, afin qu'ils agissent selon la règle.

 

1 II Paral., XVII, 7-9. — 2 Ibid., XIX, 5-7. — 3 Ibid., 8-10. — (a) IIe édit. : Tombera.

 

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ARTICLE II. Moyens à un prince d'acquérir les connaissances nécessaires.

 

Ire PROPOSITION. Premier moyen : Aimer la vérité, et déclarer qu'on la veut savoir.

 

Nous avons montré au prince par la parole de Dieu, combien il doit être instruit, et de combien de choses: donnons-lui les moyens d'acquérir les connaissances nécessaires, en suivant toujours cette divine parole comme notre guide.

Le premier moyen qu'a le prince pour connaître la vérité, est de l'aimer ardemment et de témoigner qu'il l'aime : ainsi elle lui Viendra de tous côtés, parce qu'on croira lui faire plaisir de la lui dire.

« Les oiseaux de même espèce s'assemblent, et la vérité retourne à celui qui la recherche (1). » Les véritables cherchent les véritables : la vérité vient aisément à un esprit disposé à la recevoir par l’amour qu'il a pour elle.

Au contraire toute leur Cour sera remplie d'erreur et de flatterie, s'ils sont de l'humeur de ceux « qui disent aux voyants : Ne voyez pas; et à ceux qui regardent : Ne regardez pas pour nous ce qui est droit : dites-nous des choses agréables, voyez pour nous des illusions (2). »

Peu disent cela de bouche ; beaucoup le disent de cœur. Le monde est rempli de ces insensés dont parle le Sage : « L'insensé n'écoute pas les discours prudents : ni ne prête l'oreille, si vous ne lui parlez selon ses pensées (3). »

Il ne suffit pas au prince de dire en général qu'il veut savoir la vérité, et de demander, comme fit Pilate à Notre-Seigneur (4) : « Qu'est-ce que la vérité? » puis s'en aller tout à coup sans attendre la réponse. Il faut et le dire, et le faire de bonne foi.

Les uns s'informent de la vérité par manière d'acquit et en passant seulement; comme il semble que Pilate fit en ce lieu. Les autres, sans se soucier de la savoir, s'en informent par ostentation,

 

1 Eccli., XXVII, 10. — 2 Isa., XXX, 10.— 3 Prov., XVIII, 2.— 4 Joan., XVIII, 38.

 

 

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et pour se faire honneur de cette recherche. Tel était Achab roi d'Israël, dans lequel nous voyons tous les caractères de ce dernier genre d'hommes. Au fond il n'aimait que la flatterie, et craignait la vérité. C'est pourquoi « il haïssait Michée par cette seule raison, qu'il ne lui prophétisait que des malheurs (1). »

Repris de cette aversion injuste par Josaphat roi de Juda, il n'ose lui refuser d'écouter ce prophète véritable : mais en l'envoyant quérir par un courtisan flatteur, il lui fit dire sous main, comme nous avons déjà vu : « Tous les prophètes annoncent unanimement au roi des succès heureux, tenez-lui un même langage (2). »

Cependant quand il paraît devant Josaphat et devant le monde, il fait semblant de vouloir savoir la vérité. «Michée, dit Achab, entreprendrons-nous cette guerre? Je vous demande encore une fois, au nom de Dieu, de ne me dire que la vérité (3). »

Mais aussitôt que le saint prophète commence à la lui expliquer, il s'en fâche; et à la fin de son discours il le fait mettre en prison. « Ne vous avais-je pas bien dit qu'il ne vous prophétiserait que des malheurs (4)? »

C'est ainsi qu'il parla à Josaphat, aussitôt presque que Michée eut ouvert la bouche : et quand il eut tout dit, « le roi d'Israël donna cet ordre : Enlevez-moi Michée, et menez-le (a) au gouverneur de la ville, et à Joas fils d'Amélech, et dites-leur : Le roi commande qu'on mette cet homme en prison, et qu'on le nourrisse au pain et à l'eau en petite quantité, jusqu'à ce que je revienne en paix (5). »

Voilà à quoi aboutit ce beau semblant que fit Achab de vouloir savoir la vérité. Aussi Michée le jugeant indigne de la savoir (b), lui répondit d'abord d'un ton ironique : Allez, tout vous réussira (6).

Enfin pressé au nom de Dieu de dire la vérité, le prophète exposa devant tout le monde cette terrible vision : « J'ai vu le

 

1 III Reg., XXII, 8; II Paral., XVIII, 7. — 2 III Reg., XXII, 13; II Paral., XVIII, 12. — 3 III Reg., XXII, 15, 16; II Paral., XVIII, 14, 15. —  4 III Reg., XXII, 18; II Paral., XVIII, 17. — 5 III Reg., XXII, 26, 27; II Paral., XVIII, 25, 26. — 6 III Reg., XXII, 15; II Parai, XVIII, 14.

(a) IIe édit. ; Mettez-le. — (b) De le savoir.

 

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Seigneur assis dans son trône, et toute l'armée du ciel à droite et à , gauche; et le Seigneur dit : Qui trompera Achab roi d'Israël, afin qu'il assiège Ramoth-Galaad, et qu'il y périsse ? L'un disait d'une façon, et l'autre d'une autre; un esprit s'avança au milieu de l'assemblée, et dit au Seigneur : Je le tromperai. En quoi le tromperas-tu, dit le Seigneur? Et il répondit: Je serai esprit menteur dans la bouche de tous les prophètes. Le Seigneur lui dit : Tu le tromperas, et tu prévaudras ; va, et fais comme tu dis. Maintenant donc, poursuivit (a) Michée, le Seigneur a mis l'esprit de mensonge dans la bouche de tous vos prophètes, et il a résolu votre perte (1). »

Qui ne tremblera en voyant de si terribles jugements? Mais qui n'en admirera la justice? Dieu punit par la flatterie les rois qui aiment la flatterie : et livre à l'esprit de mensonge les rois qui cherchent le mensonge, et de fausses complaisances.

Achab fut tué; et Dieu fit voir que qui cherche à être trompé, trouve la tromperie pour sa perte.

« Vous êtes juste, ô Seigneur ! et tous vos jugements sont droits (2). »

 

IIe PROPOSITION. Second moyen ; Etre attentif et considéré.

 

On a beau avoir la vérité devant les yeux ; qui ne les ouvre pas, ne la voit pas. Ouvrir les yeux, à l’âme, c'est être attentif.

« Les yeux du sage sont en sa tête ; le fol marche dans les ténèbres (3). » On demande à l'imprudent et au téméraire : Insensé, à quoi pensiez-vous? où aviez-vous les yeux? Vous ne les aviez pas à la tête, ni devant vous : vous ne voyiez pas devant vos pieds : c'est-à-dire, vous ne pensiez à rien ; vous n'aviez aucune attention.

C'est comme si on n'avait point d'yeux, ni d'oreilles, « Ce peuple ne voit pas de ses yeux, et n'écoute pas des oreilles (4). » Ou,

 

1 III Reg., XXII, 19, etc.; II Paral., XVIII, 18, etc. — 2 Psal. CXVIII, 137. — 3 Ecoles., II, 14. — 4 Isa., VI, 10.

(a) IIe édit. : Poursuit.

 

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comme traduit saint Paul (1) : « Vous écouterez, et n'entendrez pas; vous verrez, et ne concevrez pas. »

C'est pourquoi le Sage nous dit « qu'il y a un œil qui voit, et une oreille qui écoute : et c'est, dit-il, le Seigneur qui fait l'un et l'autre (2). »

Ce don de Dieu n'est pas fait pour ceux qui dorment, et qui ne pensent à rien. Il faut s'exciter soi-même et considérer, a Que vos yeux considèrent ce qui est droit, que vos paupières précèdent vos pas. Dressez-vous vous-même un chemin, et vos démarches seront fermes (3). » Regardez avant que de marcher : soyez attentif à ce que vous faites. Il ne faut jamais rien précipiter. « Où il n'y a point d'intelligence, il n'y a point de bien : qui se précipite choppera : la folie des hommes les fait tomber, et puis ils s'en prennent à Dieu dans leur cœur (4). »

Soyez donc attentif et considéré en toutes choses. « Devant que de juger ayez la justice devant les yeux ; apprenez avant que de parler : prenez la médecine devant la maladie : examinez-vous vous-même, avant que de prononcer un jugement : et Dieu vous sera propice (5). »

L'attention en tout, c'est ce qui nous sauve. «Le conseil et l'attention vous garderont, la prudence vous sauvera des mauvaises voies : vous serez délivré de l'homme qui parle malicieusement, qui laisse le droit chemin, et marche par des voies ténébreuses (6). »

Au milieu des déguisements et des artifices qui règnent parmi les hommes, il n'y a que l'attention et la vigilance qui nous puissent sauver des surprises.

Qui considère les hommes attentivement, y est rarement trompé. Jacob connut au visage de Laban, que les dispositions de son cœur étaient changées. Il vit que le visage de Laban était autre qu'à l’accoutumée (7). Et sur cela il prit la résolution de se retirer. .

Car, comme dit l’Ecclésiastique selon les Septante : « On

 

1 Act., XXVIII, 26. — 2 Prov., XX, 12. — 3 Ibid., IV, 25, 26. — 4 Ibid., XIX, 2, 3. — 5 Eccli., XVIII, 19,20. — 6 Prov., II, 11-13. — 7 Gen., XXXI, 2, 5.

 

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connaît les desseins de vengeance dans le changement du visage (1).» Et encore : « Le cœur de l’homme change son visage, soit pour le bien, soit pour le mal (2). »

Mais cela n'est pas aisé à découvrir, il y faut une grande application. « On trouve difficilement et avec travail les vestiges d'un cœur bien disposé et un bon visage (3) »

Que le prince considère donc attentivement toutes choses ; mais surtout qu'il considère attentivement les hommes. La nature a imprimé sur le dehors une image du dedans, « L'homme se connaît à la vue ; on remarque un homme sensé à la rencontre : l'habit, le ris, la démarche découvrent l'homme (4). »

Il ne faut pourtant pas en croire les premières impressions. Il y a des apparences trompeuses : il y a de profondes dissimulations. Le plus sûr est d'observer tout, mais de n'en croire que les œuvres. «Vous les connaîtrez par leurs fruits (5), c'est-à-dire par leurs œuvres, dit la Vérité même. Et ailleurs : « L'arbre se connaît par son fruit (6). »

Encore faut-il prendre garde à ce que dit l’Ecclésiastique. « Il y en a qui manquent, mais ce n'est pas de dessein. Qui ne pèche point dans ses paroles (7) ? » Comme s'il disait : Ne prenez pas garde à quelque parole, et a quelque faute qui échappe. C'est en regardant la suite des paroles et des actions que vous porterez un jugement droit.

Il n'y a rien de moins attentif ni de moins considéré que les enfants. Le Sage nous veut tirer de cet état, et nous rendre plus sérieux, quand il nous dit : « Laissez l'enfance; et vivez, et marchez par les voies de la prudence (8). »

L'homme qui n'est point attentif, tombe dans l'un de ces deux défauts : ou il est égaré, ou il est comme assoupi dans une profonde léthargie. Le premier de ces défauts fait les étourdis; l’autre fait les stupides ; états qui poussés à un certain point, font deux espèces de folie.

Voici en deux paroles deux tableaux qui sont faits de la main

 

1 Eccli., XVIII, 24. — 2 Ibid., XIII, 31. — 3 Ibid., 32. — 4 Ibid., XIX, 26, 27. — 5 Matth., VII, 16, 20. — 6 Ibid., XII, 33. — 7 Eccli., XIX, 16, 11. — 8 Prov., IX, 6.

 

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du Sage : « La sagesse reluit sur le visage de l'homme sensé : les yeux du fol regardent aux extrémités de la terre (1). »

Voyez comme l'un est posé : l'autre, pendant qu'on lui parle, jette deçà et delà ses regards inconsidérés : son esprit est loin de vous; il ne vous écoute pas; il ne s'écoute pas lui-même : il n'a rien de suivi ; et ses regards égarés font voir combien ses pensées sont vagues.

Mais voici un autre caractère, qui n'est pas moins mauvais, ni moins vivement représenté, « C'est parler avec un homme endormi, que de discourir avec l'insensé, qui à la fin du discours demande : De quoi parle-t-on (2) ? »

Que ce sommeil est fréquent parmi les hommes! Qu'il y en a peu qui soient attentifs, et aussi qu'il y a peu de sages ! C'est pourquoi Jésus-Christ trouvant tout le genre humain assoupi, le réveille par cette parole qu'il répète si souvent : « Veillez, soyez attentifs, pensez à vous-mêmes (3). »

« Voyez, veillez, priez. Veillez encore une fois. Et ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez. Vous ne savez pas à quelle heure viendra le voleur (4). »

Qui ne veille pas est toujours surpris. Quelle erreur au prince, qui veut autour de lui des sentinelles qui veillent, et qui laisse dormir en lui-même son attention, sans laquelle il n’y a nulle garde qui soit sûre !

Le prince est lui-même une sentinelle établie pour garder son Etat : il doit veiller plus que tous les autres. Peuple malheureux ! tes sentinelles (tes princes, tes magistrats, tes pontifes, en un mot tous tes pasteurs, qui doivent veiller à ta conduite ;) « tes sentinelles, dis-je, sont tous aveugles ; ils sont tous ignorants ; chiens muets, qui ne savent point japper : ils ne voient que des choses vaines : ils dorment, ils aiment les songes : ce sont des chiens impudents et insatiables. Les pasteurs mêmes n'entendent rien : chacun songe à son intérêt : chacun suit son avarice, depuis le premier jusqu'au dernier. Venez, disent-ils, buvons, enivrons-nous; il sera demain comme aujourd'hui et cela durera longtemps (5). »

 

1 Prov., XVII, 24. — 2 Eccli,, XXII, 9. — 3 Matth., XXIV, 42, 43 ; XXV, 13 ; XXVI, 38, 41 ; Luc., XVII, 3; XXI, 34. — 4 Marc., XIII, 33, 35, 37. — 5 Isa., LVI, 10-12.

 

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Voilà le langage de ceux qui croient que les affaires se font toutes seules, et que ce qui a duré durera de lui-même sans qu'on y pense. Vient cependant tout à coup le moment fatal, « Mané, Thécel, Pharès. Dieu a compté les jours de ton règne, et le nombre en est complet. Tu as été mis dans la balance, et tu as été trouvé léger. Ton royaume a été divisé, et il a été donné aux Mèdes et aux Perses. Et la même nuit Baltazar, roi des Chaldéens, fut tué, et Darius le Mède eut son royaume (1). »

 

IIIe PROPOSITION. Troisième moyen : Prendre conseil, et donner toute liberté à ses conseillers.

 

« Ne soyez point sage en vous-même (2). » Ne croyez pas que vos yeux vous suffisent pour tout voir.

« La voie de l'insensé est droite à ses yeux. » Il croit toujours avoir raison. « Le sage écoute conseil (3). »

Un prince présomptueux, qui n'écouté pas conseil, et n'en croit que ses propres pensées, devient intraitable, cruel et furieux. « Il vaut mieux rencontrer une ourse à qui on enlève ses petits, qu'un fol qui se confie dans sa folie (4). »

Le fol qui se confie dans sa folie, et le présomptueux qui ne trouve bon que ce qu'il pense, est déjà défini par ces paroles du Sage : « Le fol n'écoute pas les discours prudents, si vous ne lui parlez selon sa pensée (5). »

Qu'il est beau d'entendre parler ainsi Salomon le plus sage roi qui fut jamais ! Qu'il se montre vraiment sage, en reconnaissant que sa sagesse ne lui suffît pas !

Aussi voyons-nous qu'en demandant à Dieu la sagesse, il demande un cœur docile, « Donnez, dit-il, ô mon Dieu ! à votre serviteur un cœur docile » (un cœur capable de conseil : point superbe, point prévenu, point aheurté), « afin qu'il puisse gouverner votre peuple (6). » Qui est incapable de conseil, est incapable de gouvernement.

Avoir le cœur docile, c'est n'être point entêté de ses pensées ;  c'est être capable d'entrer dans celle des autres, selon cette parole

 

1 Dan., V, 25, 26, etc. — 2 Prov., III, 7. — 3 Ibid., XII, 15. — 4 Ibid., XVII, 12.

— 5 Ibid., XVIII, 2. — 6 III Reg., III, 9.

 

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rôle de l’Ecclésiastique : « Soyez avec les vieillards prudents, et unissez-vous de tout votre cœur à leur sagesse (1). »

Ainsi faisait David. Nous avons vu combien il était prudent nous le voyons aussi écoutant toujours et entrant dans la pensée des autres, point aheurté à la sienne. Il écoute avec patience cette femme sage de la ville de Thécué, qui osa bien lui venir parler des plus grandes affaires de son Etat et de sa famille. « Qu'il me soit permis, dit-elle, de parler au roi mon seigneur : et il lui dit : Parlez. » Elle poursuivit : « Pourquoi le roi mon seigneur offense-t-il le peuple de Dieu? et pourquoi fait-il cette faute, de ne vouloir pas rappeler Absalon qu'il a chassé (2)? » David l'écouta paisiblement, et trouva qu'elle avait raison.

Quand Absalon, abusant de la bonté de David, eut péri dans sa rébellion, ce bon père s'abandonnait à la douleur. Joab lui vint représenter de quelle conséquence il lui était de ne point témoigner tant d'affliction de la mort de ce rebelle. « Vous avez, dit-il, couvert de confusion les visages de vos serviteurs qui ont exposé leur vie pour votre salut, et de toute votre famille : vous aimez ceux qui vous haïssent, et vous haïssez ceux qui vous aiment: vous nous faites bien paraître que vous ne vous souciez pas de vos capitaines, ni de vos serviteurs : et je vois bien que si Absalon vivait et que nous fussions tous perdus, vous en auriez de la joie. Levez-vous donc, paraissez, et contentez vos serviteurs par des paroles honnêtes : sinon je vous jure en vérité, qu'il ne demeurera pas un seul homme auprès de vous ; et le mal qui vous arrivera sera le plus grand de tous ceux que vous avez jamais éprouvés depuis votre première jeunesse jusqu'à présent (3). »

David tout occupé qu'il était de sa douleur, entre dans la pensée d'un homme qui en apparence le traitait mal, mais qui en effet le conseillait bien : et en le croyant il sauva l'Etat.

C'est donc en prenant conseil et en donnant toute liberté à ses conseillers, qu'on découvre la vérité, et qu'on acquiert la véritable sagesse, « Moi sagesse, j'ai ma demeure dans le conseil, et je me trouve au milieu des délibérations sensées (4). » Et encore :

 

1 Eccli., VI, 35. — 2 II Reg., XIV, 12, etc. — 3 Ibid., XIX, 5, etc. — 4 Prov., VIII, 12.

 

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« La guerre se fait par adresse, et le salut est dans la multitude des conseils (1). »

C'est là que se trouvent avec abondance les expédients. « La science du sage est une inondation, et son conseil est une source inépuisable (2). »

C'est pourquoi « le commencement de tout ouvrage est la parole , et le conseil doit marcher avant toutes les actions (3).»

« Où il n'y a point de conseil les pensées se dissipent ; où il y a plusieurs conseillers, elles se confirment (4).»

« Mon fils, ne faites rien sans conseil, et vous ne vous repentirez point de vos entreprises (5). »

Outre que les choses ordinairement réussissent par les bons conseils, on a cette consolation, qu'on ne s'impute rien quand on les a pris.

C'est une chose admirable devoir ce que deviennent les petites choses conduites par les bons conseils. Mathathias n'avait à opposer que sa famille et un petit nombre de ses amis à la puissance redoutable d'Antiochus roi de Syrie, qui opprimait la Judée. Mais parce qu'il règle d'abord les affaires et les conseils, il pose les fondements de la délivrance du peuple (6). « Simon votre frère est homme de conseil : écoutez-le en tout, et il sera votre père. Judas homme de guerre commandera les troupes, et fera la guerre pour le peuple. Vous attirerez avec vous ceux qui sont zélés pour la loi de Dieu. Combattez, et défendez votre peuple. » Un bon dessein, un bon conseil, un bon capitaine pour exécuter, est un moyen assuré d'attirer du monde dans le parti, Voilà un gouvernement réglé, et un petit commencement d'une grande chose.

 

IVe PROPOSTION. Quatrième moyen : Choisir son conseil.

 

« Ne découvrez pas votre cœur à tout le monde (7). » Et encore : « Que plusieurs personnes soient bien avec vous; mais choisissez pour conseiller un entre mille (8). »

 

1 Prov., XXIV, 6. —  2 Eccli., XXI, 16. — 3 Ibid., XXXVII, 20. — 4 Prov., XV, 22. — 5 Eccli., XXXII, 24. — 6 I Machab., II, 65, 66. — 7 Eccli., VIII, 22. — 8 Ibid., VI, 6.

 

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C'est pourquoi les conseils doivent être réduits à peu de personnes. Les rois de Perse n'avaient que sept conseillers, ou sept principaux ministres. Nous avons vu « qu'ils étaient toujours auprès du roi, et qu'il faisait tout par leur conseil (1). »

David en avait encore moins. « Jonatham oncle de David, homme sage et savant, était son conseiller. Lui, et Jahiel fils de Hachamoni étaient avec les enfants du roi. Achitophel était aussi conseiller du roi, et Chusaï était son principal ami. Après Achitophel, Joïadas fils de Banaïas, et Abiathar furent appelés aux conseils. Joab avait le commandement des armées (2). » Et c'était avec lui que David traitait des affaires de la guerre.

Il faut donc plusieurs conseillers, car ils s'éclairent l'un l'autre, et un seul ne peut pas fout voir : mais il se faut réduire à un petit nombre.

Premièrement, parce que l’âme des conseils est le secret. « Nabuchodonosor assembla les sénateurs et les capitaines, et tint avec eux le secret de son conseils. »

C'est un ange qui dit à Tobie : « Il est bon de cacher le secret du roi : mais il est bon de découvrir les œuvres de Dieu. »

Le conseil des rois est un mystère; leur secret, qui regarde le salut de tout l'Etat, a quelque chose de religieux et de sacré, aussi bien que leur personne et leur ministère. C'est pourquoi l'interprète latin a traduit secret par le mot de mystère et de sacrement, pour nous montrer combien le secret des conseils du prince doit être religieusement gardé.

Au reste quand l'ange dit qu'il est bon de cacher le secret du roi, mais qu'il est bon de découvrir les œuvres de Dieu, c'est que les conseils des rois peuvent être détournés étant découverts; mais la puissance de Dieu ne trouve point d'obstacle à ses desseins; et Dieu ne les cache point par crainte ou par précaution, mais parce que les hommes ne sont pas dignes de les savoir, ni capables de les porter.

Que le conseil du prince soit donc secret; et pour cela qu'il soit entre très-peu de personnes. Car les paroles échappent aisément, et passent trop rapidement d'une bouche à l'autre. « Ne tenez

 

1 Esther, I, 13. — 2 I Paral., XXVII, 32-34. — 3 Judith, II, 2. — 4 Tob., XII, 7.

 

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point conseil avec le fol, qui ne saura pas cacher votre secret (1). »

Une autre raison oblige le prince à réduire son conseil à peu de personnes : c'est que le nombre de ceux qui sont capables d'une telle charge est rare.

Il y faut premièrement une sagesse profonde, chose rare parmi les hommes : une sagesse qui pénètre les secrets desseins, et qui déterre pour ainsi dire ce qu'il y a de plus caché, « Les desseins qu'un homme forme dans son cœur sont un abîme profond; un homme sage les épuisera (2). »

Cet homme sage ne se trouve pas aisément. Mais je ne sais s'il n'est pas encore plus rare et plus difficile de trouver des hommes fidèles. « Heureux qui a trouvé un véritable ami (3). » Et encore : « Un ami fidèle est une défense invincible ; qui l'a trouvé a trouvé un trésor : rien ne lui peut être comparé ; l'or et l'argent ne sont rien au prix de sa fidélité (4). »

La difficulté est de connaître ces vrais et ces sages amis. « Il y a des hommes rusés qui conseillent les autres, et ne peuvent pas se servir eux-mêmes (5); il y a des raffineurs qui se rendent odieux à tout le monde (6). Il y en a qui sont sages pour eux-mêmes, et les fruits de leur sagesse sont fidèles dans leur bouche (7) » ; c'est-à-dire leurs conseils sont salutaires.

Pour les faux amis, ils sont innombrables, « Tout ami dit : Je suis bon ami : maïs il y a des amis qui ne sont amis que de nom. N'est-ce pas de quoi s'affliger jusqu'à la mort, quand on voit qu'un ami devient ennemi? O malheureuse pensée ! pourquoi viens-tu couvrir toute la terre de tromperie? Il y a des amis de plaisir qui nous quittent dans l'affliction. Il y a des amis de table et de bonne chère ; ce sont des lâches qui abandonneront leur bouclier dans le combat (8). » Et encore : « Il y a des amis qui cherchent leur temps et leurs intérêts; ils vous quitteront dans la mauvaise fortune : il y a des amis qui découvriront les paroles d'emportement, qui vous seront échappées dans votre colère. Il y a des

 

1 Eccli., VIII, 20, sec. LXX. — 2 Prov., XX, 5. — 3 Eccli., XXV, 12. — 4 Ibid., VI, 14, 15. — 5 Ibid., XXXVII, 21. — 6 Ibid., 23. — 7 Ibid., 25, 26. — 8 Ibid., VI, 2-5.

 

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amis de table, que vous ne trouverez pas dans le besoin : dans la prospérité un tel ami sera comme un autre vous-même, et il agira hardiment dans votre maison. Si vous tombez, il se mettra contre vous, et se retirera (1). »

Parmi tant de faux sages et de faux amis, il faut faire un choix prudent, et ne se fier qu'à peu de personnes.

Il n'y a point de plus sûr lien d'amitié que la crainte de Dieu. « Celui qui craint Dieu sera ami fidèle; et son ami lui sera comme lui-même (2). » Et de là vient le sage conseil : « Ayez toujours avec vous un homme saint que vous connaîtrez craignant Dieu, dont l’âme s'accorde avec la vôtre, et qui compatisse à vos secrets défauts (3). »

Prenez garde dans tous ces préceptes, que le Sage vous marque toujours un choix exquis ; et qu'il faut se renfermer dans le petit nombre.

Mais il faut surtout consulter Dieu. Qui a Dieu pour ami, Dieu lui donnera des amis. « Un ami fidèle est un remède pour nous assurer la vie et l'immortalité. Ceux qui craignent Dieu le trouveront (4). »

 

Ve PROPOSITION. Cinquième moyen : Ecouter et s'informer.

 

Autres sont les personnes qu'il faut consulter ordinairement dans ses affaires, autres celles qu'il faut écouter.

Le prince doit tenir conseil avec très-peu de personnes. Mais il ne doit pas renfermer dans ce petit nombre tous ceux qu'il écoute : autrement s'il arrivait qu'il y eût de justes plaintes contre ses conseillers, ou des choses qu'ils ne sussent pas, ou qu'ils résolussent de lui taire, il n'en saurait jamais rien.

Nous avons vu David écouter sur des affaires importantes jusqu'à une femme, et suivre ses conseils : tant il aimait la raison et la vérité, de quelque côté qu'elle lui vînt.

Il faut que le prince écoute, et s'informe de toutes parts, s'il la veut savoir. Ce sont deux choses : Il faut qu'il écoute, et remarque ce qui vient à lui : et qu'il s'informe avec soin de tout ce

 

1 Eccli., VI, 8-12. — 2 Ibid., 17. — 3 Ibid., XXXVII. 15, 16. — 4 Ibid., VI. 16.

 

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qui n'y vient pas assez clairement. « Si vous prêtez l'oreille, vous serez instruit; si vous aimez à écouter, vous serez sage (1). »

Après tant d'instructions tirées des auteurs sacrés, ne refusons pas d'écouter un prince infidèle, mais habile et grand politique, C'est Dioclétien qui disait : « Il n'y a rien de plus difficile que de bien gouverner ; quatre ou cinq hommes s'unissent, et se concertent pour tromper l'empereur. Lui qui est enfermé dans ses cabinets ne sait pas la vérité. Il ne peut savoir que ce que lui disent ces quatre ou cinq hommes qui l'approchent. Il met dans les charges des hommes incapables. Il en éloigne les gens de mérite. C'est ainsi, disait ce prince, qu'un bon empereur, un empereur vigilant, et qui prend garde à lui, est vendu. Bonus, cautus, optimus, venditur imperator (2). »

Oui sans doute, quand il n'écoute que peu de personnes, et ne daigne pas s'informer de ce qui se passe.

 

VIe PROPOSITION. Sixième moyen : Prendre garde à qui on croit, et punir les faux rapports,

 

Dans cette facilité de recevoir des avis de plusieurs endroits, il faut craindre : premièrement, que le prince ne se rabaisse en écoutant des personnes indignes. Cette femme que David écouta si tranquillement (3), était une femme sage et connue pour telle, l’Ecclésiastique, qui recommande tant d'écouter, veut que ceux qu'on écoute soient des vieillards honorables et des hommes sensés, « Soyez avec les sages vieillards, et unissez votre cœur à leurs sages pensées : si vous voyez un homme sensé, fréquentez souvent sa maison, ou l'appelez dans la vôtre (4).»

Secondement, il faut craindre que le prince qui écoute trop ne se charge de faux avis, et ne se laisse surprendre aux mauvais rapports.

« Qui croit aisément, a le cœur léger, et se dégrade lui-même (5). »

Ne croyez donc pas à toute parole (6). « Pesez tout dans une juste balance. » « Comptez et pesez, » dit l’Ecclésiastique (7).

 

1 Eccli., VI, 34. — 2 Flavius Vop. Aurel. — 3 II Reg., XIV, 2. — 4 Eccli., VI, 35, 36. — 5 Ibid., XIX, 4. — 6 Ibid., 16. — 7 Ibid., XLII, 7.

 

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Il faut entendre, et non pas croire ; c'est-à-dire peser les raisons, et non pas croire le premier venu sur sa parole : « Le simple croit tout ce qu'on lui dit; le sage entend ses voies (1). »

Salomon, qui parle ainsi, avait profité de ce sage avis du roi son père : « Prenez garde que vous entendiez tout ce que vous faites, et de quel côté vous aurez à vous tourner (2). » Comme s'il disait : Tournez-vous de plus d'un côté ; car la vérité veut être cherchée en plusieurs endroits : les affaires humaines veulent être aussi tentées par divers moyens ; mais de quelque côté que vous vous tourniez, tournez-vous avec connaissance et ne croyez pas sans raison.

Surtout prenez garde aux faux rapports. « Le prince qui prend plaisir à écouter les mensonges, n'a que des méchants pour ses ministres (3). »

On jugera de vous par les personnes à qui vous croyez, « Le méchant écoute la méchante langue; le trompeur écoute les lèvres trompeuses (4).»

« Plutôt un voleur, dit le Sage, que la conversation du menteur (5). » Le menteur vous dérobe par ses artifices le plus grand de tous les trésors, qui est la connaissance de la vérité ; sans quoi vous ne sauriez faire justice, ni aucun bon choix, ni en un mot aucun bien.

Prenez garde que le menteur, qui a aiguisé sa langue et préparé son discours pour couper la gorge à quelqu'un, ne manque pas de couvrir ses mauvais desseins sous une apparence de zèle. Miphiboseth, fils de Jonathas, zélé pour David, est trahi par Siba son serviteur, qui voulant le perdre pour avoir ses biens, vient au-devant de David avec des rafraichissements pendant qu'il fuyait devant Absalon (6). « Où est le fils de votre maître? lui dit David. Il est demeuré, répondit le traître, à Jérusalem, disant que Dieu lui rendrait le royaume de son père (7). »

Voilà comme on prépare la voie aux calomnies les plus noires par une démonstration de zèle. La malice prend quelquefois d'autres couvertures. Elle fait la

 

1 Prov., XIV, 15. — 2 III Reg., II, 3. — 3 Prov., XXIX, 12. — 4 Ibid., XVII, 4. — 5 Eccli., XX, 27. — 6 II Reg., XVI, 1, 2. — 7 Ibid., 3.

 

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simple et la sincère. « Les paroles du fourbe paraissent simples, mais elles percent le cœur (1). »

Elle fait aussi la plaisante, et s'insinue par des moqueries. Mais de là naissent des querelles dangereuses : « Chassez le moqueur : les querelles, les procès et les injustices se retireront avec lui (2).»

En quelque forme que la médisance paroisse, craignez-la comme un serpent. « Si la couleuvre mord en secret, le médisant qui se cache n'a rien de moins odieux (3). »

Le remède souverain contre les faux rapports, est de les punir. Si vous voulez savoir la vérité, ô prince ! qu'on ne vous mente pas impunément. Nul ne manque plus de respect pour vous, que celui qui ose porter des mensonges et des calomnies à vos oreilles sacrées.

On ne ment pas aisément à celui qui sait s'informer, et punir ceux qui le trompent.

La punition que je vous demande pour les faux rapports, c'est d'ôter toute croyance à ceux qui les font, et de les chasser d'auprès de vous. « Eloignez la mauvaise langue ; ne laissez point approcher les lèvres médisantes (4). »

Ecouter les médisants, ou seulement les souffrir, c'est participer à leur crime, « N'ayez rien à démêler avec le discoureur, et ne jetez point de bois dans son feu (5).» N'entretenez point les médisances en les écoutant et en les souffrant. Et encore : « N'allumez point le feu du pécheur, de peur que sa flamme ne vous dévore (6). »

Ce n'est pas seulement les médisances qui sont à craindre ; les fausses louanges ne sont pas moins dangereuses, et les traîtres qui vendent les princes ont des gens apostés pour se faire louer devant eux. Toutes les malices auprès des grands se font sous prétexte de zèle. Tobie l'Ammonite, qui voulait perdre Néhémias, lui faisait donner des avis en apparence importants : «  Il y a des desseins contre votre vie ; ils vous veulent tuer cette nuit : entendez-vous avec moi ; tenons conseil dans le temple au lieu le

 

1 Prov., XVIII, 8. — 2 Ibid., XXII, 10. — 3 Eccles., X, 11. — 4 Prov., VI, 24. — 5 Eccli., VIII, 4. — 6 Ibid., 13, second, LXX.

 

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plus retiré (1) ; et je compris, dit Néhémias (2), que Sémaias était gagné par Tobie et Sanaballat. Tobie entretenait de secrets commerces dans la Judée ; il avait plusieurs grands dans ses intérêts, qui le louaient devant moi, et lui rapportaient toutes mes paroles (3). »

O Dieu ! comment se sauver parmi tant de pièges, si on ne sait se garder des discours artificieux, et parler avec précaution ? « Mettez une haie d'épines autour de vos oreilles ; » n'y laissez pas entrer toute sorte de discours : et n'écoutez pas la mauvaise langue : faites une porte et une serrure à votre bouche : pesez toutes vos paroles (4). »

O prince ! sans ces précautions vos affaires pourront souffrir : mais quand votre puissance vous sauverait de ces maux, c'est pour vous le plus grand de tous les maux de faire souffrir les innocents, contre qui les méchantes langues vous auront irrité.

Qu'il est beau d'entendre David chanter sur sa lyre : « J'étais dans ma maison avec un cœur simple; je ne me proposais point de mauvais desseins; je haïssais les esprits artificieux. Le cœur malin ne trouvait point d'accès auprès de moi : je persécutais celui qui médisait en secret contre son prochain; je ne pouvais vivre avec le superbe et le hautain; mes yeux se tournoient vers les gens de bien pour les faire demeurer avec moi. Celui qui vit sans reproche était le seul que je jugeais digne de me servir; le menteur ne me plaisait pas. Dès le matin je pensais à exterminer les impies; et je ne pouvais souffrir les médians dans la cité de mon Dieu (5). »

La belle Cour, où l'on voit tant de simplicité et tant d'innocence, et tout ensemble tant de courage, tant d'habileté et tant de sagesse !

 

VIIe PROPOSITION. Septième moyen : Consulter les temps passés, et ses propres expériences.

 

En toutes choses, le temps est un excellent conseiller. Le temps découvre les secrets : le temps fait naître les occasions : le temps confirme les bons conseils.

 

1 II Esdr., VI, 10. — 2 Ibid., 12. — 3 Ibid., 11-19. — 4 Eccli., XXVI II, 28, 29. — 5 Psal., C, 2-8.

 

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Surtout qui veut bien juger de l'avenir, doit consulter les temps passés.

Si vous voulez savoir ce qui fera du bien et du mal aux siècles futurs, regardez ce qui en a fait aux siècles passés. Il n'y a rien de meilleur que les choses éprouvées, « N'outre-passez point les bornes posées par vos ancêtres (1). » Gardez les anciennes maximes sur lesquelles la monarchie a été fondée, et s'est soutenue.

Imitez les rois de Perse, qui avaient toujours auprès d'eux « ces sages conseillers instruits des lois et des maximes anciennes (2). »

De là les registres de ces rois, et les annales des siècles passés, qu’Assuérus se faisait apporter pendant la nuit, quand il ne pouvait dormir (3).

Toutes les anciennes monarchies, celle des Egyptiens, celle des Hébreux, tenaient de pareils registres. Les Romains les ont imités. Tous les peuples enfin, qui ont voulu avoir des conseils suivis, ont marqué soigneusement les choses passées pour les consulter dans le besoin.

« Qu'est-ce qui sera? ce qui a été. Qu'est-ce qui a été fait? ce qu'on fera. Rien n'est nouveau sous le soleil, et personne ne peut dire : Cela n'a jamais été vu : car il a déjà précédé dans les siècles qui sont devant nous (4). »

C'est pourquoi comme il est écrit dans la Sagesse : « Qui sait le passé, peut conjecturer l'avenir (5). »

«L'insensé ne met point de fin à ses discours; l'homme ne sait pas ce qui a été devant lui; qui lui pourra découvrir ce qui viendra après (6)? »

N'écoutez pas les vains et infinis raisonnements, qui ne sont pas fondés sur l'expérience. Il n'y a que le passé qui puisse vous apprendre et vous garantir l'avenir.

De là vient que l’Ecriture appelle toujours aux conseils les vieillards expérimentés. Les passages en sont innombrables. En voici un digne de remarque : « Ne vous éloignez point du sentiment des vieillards ; écoutez ce qu'ils vous racontent; car ils l'ont appris de leurs pères. Vous trouverez l'intelligence dans leurs

 

1 Prov., XXII, 28. — 2 Esth., I, 13. — 3 Ibid., VI, 1. — 4 Eccle., I, 9, 10. — 5  Sapient., VIII, 8. — 6 Eccle., X, 14.

 

 

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conseils, et vous apprendrez à répondre comme le besoin des affaires le demandera (1). »

Job déplorant l'ignorance humaine, nous fait voir que s'il y a parmi nous quelque étincelle de sagesse, c'est dans les vieillards qu'elle se trouve. « Où réside la sagesse, dit-il, et d'où nous vient l'intelligence? Elle est cachée aux yeux de tous les vivants; elle est même inconnue aux oiseaux du ciel (c'est-à-dire aux esprits les plus élevés). La mort et la corruption ont dit : Nous en avons ouï quelque bruit (2). » Les vieillards expérimentés, qu'un grand âge approche du tombeau, en ont ouï dire quelque chose.

Job avait dit la même chose en d'autres paroles : « La sagesse est dans les vieillards, et la prudence vient avec le temps (3). »

C'est donc par l'expérience que les esprits se raffinent, e Comme le fer émoussé s'aiguise avec grand travail, ainsi la sagesse suit le travail et l'application (4). »

« Employez le sage, et vous augmenterez sa sagesse (5).» L'usage et l'expérience le fortifiera.

Par l'expérience on profite même de ses fautes. « Qui n'a point été éprouvé, que sait-il ? L'homme qui a beaucoup vu, pensera beaucoup : qui a beaucoup appris raisonnera bien. Qui n'a point d'expérience sait peu de chose. Celui qui a été trompé se raffine, et met le comble à sa sagesse. J'ai beaucoup appris dans mes fautes et dans mes voyages ; l'intelligence que j'y ai acquise, a passé tous mes raisonnements ; je me suis trouvé dans de grands périls, et mes expériences m'ont sauvé (6). »

C'est ainsi que la sagesse se forme : nos fautes mêmes nous éclairent, et qui sait en profiter est assez savant.

Travaillez donc, ô prince ! à vous remplir de sagesse. L'expérience toute seule vous la donnera, pourvu que vous soyez attentif à ce qui se passera devant vos yeux. Mais appliquez-vous de bonne heure : autrement vous vous trouverez aussi peu avancé dans un grand âge, que vous l'avez été dans votre enfance.

« Pensez-vous trouver dans votre vieillesse ce que vous n'aurez point amassé dans votre jeune âge (7)? »

 

1 Eccli., VIII, 11, 12. — 2 Job, XXVIII, 20-22. — 3 Ibid., XII, 12. — 4 Eccle., X, 10. — 5 Prov., IX, 9. — 6 Eccli., XXXIV, 9-12, sec. LXX. — 7 Ibid., XXV, 5.

 

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« Laissez l'enfance, et vivez : et marchez par les voies de la prudence (1). »

 

VIIIe PROPOSITION. Huitième moyen : S'accoutumer a se résoudre par soi-même.

 

Il y a ici deux choses : la première, qu'il faut savoir se résoudre; la seconde, qu'il faut savoir se résoudre par soi-même. C'est à ces deux choses qu'il se faut accoutumer de bonne heure.

Il faut donc, premièrement, savoir se résoudre. Ecouter, s'informer, prendre conseil, choisir son conseil, et toutes les autres choses que nous avons vues, ne sont que pour celle-ci ; c'est-à-dire pour se résoudre.

Il ne faut donc point être de ceux qui à force d'écouter, de chercher, de délibérer, se confondent dans leurs pensées et ne savent à quoi se déterminer : gens de grandes délibérations et de grandes propositions ; mais de nulle exécution. A la fin tout leur manquera.

« Où il y a beaucoup de discours, beaucoup de propositions, des raisonnements infinis, la pauvreté y sera. L'abondance est dans l'ouvrage (2). » Il faut conclure et agir.

« Ne soyez pas prompt à parler, et languissant à faire (3). » Ne soyez point de ces discoureurs qui ont à la bouche de belles maximes, dont ils ne savent pas faire l'application : et de beaux raisonnements politiques, dont ils ne font aucun usage. Prenez votre parti, et tournez-vous à l'action.

« Ne soyez donc point trop juste ni trop sage, de peur qu'à la fin vous ne soyez comme un stupide (4), » immobile dans l'action; incapable de prendre un dessein.

Cet homme trop juste et trop sage, est un homme qui par foi-blesse, et pour ne pouvoir se résoudre, fait scrupule de tout, et trouve des difficultés infinies en toutes choses.

Il y a un certain sens droit, qui fait qu'on prend son parti nettement, a Dieu a fait l'homme droit, et il s'est embarrassé de questions infinies (5). » Il reste à notre nature même après sa

 

1 Prov., IX, 6. — 2 Ibid., XIV, 23. — 3 Eccli., IV, 34. — 4 Eccle., VII, 17, — 5 Ibid., 30.

 

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chute, quelque chose de cette droiture : c'est par là qu'il faut se résoudre, et ne point toujours s'abandonner à de nouveaux doutes.

« Qui observe le vent ne sèmera point; qui considère les nuées ne fera jamais sa moisson (1). » Qui veut trop s'assurer et trop prévoir ne fera rien.

Il n'est pas donné aux hommes de trouver l'assurance entière dans leurs conseils et dans leurs affaires. Après avoir raisonnablement considéré les choses, il faut prendre le meilleur parti, et abandonner le surplus à la Providence.

Au reste quand on a vu clair, et qu'on s'est déterminé par des raisons solides, il ne faut pas aisément changer. Nous l'avons déjà vu. « Ne tournez pas à tout vent, et ne marchez point en toute voie. Le pécheur (celui qui se conduit mal) a une double langue (2). » Il dit, et se dédit : il résout d'une façon, et exécute de l'autre. «Soyez ferme dans votre intelligence, et que votre discours soit uns. »

Quand je dis qu'il faut savoir prendre sa résolution, c'est-à-dire qu'il la faut prendre par soi-même : autrement, nous ne la prenons pas, on nous la donne; ce n'est pas nous qui nous tournons, on nous tourne.

Revenons toujours à cette parole de David à Salomon . « Prenez garde, mon fils, que vous entendiez tout ce que vous faites; et de quel côté vous aurez à vous tourner (4). »

« Le sage entend ses voies (5). » Il a son but, il a ses desseins, il regarde si les moyens qu'on lui propose vont à sa fin. « L'imprudence des fols est errante. » Faute d'avoir un but arrêté, ils ne savent où aller ; et ils vont comme on les pousse.

Qui se laissé ainsi mener, ne voit rien; c'est un aveugle qui suit son guide.

« Que vos yeux précèdent vos pas (6) : » nous a déjà dit le Sage. Vos yeux, et non ceux des autres. Faites-vous tout expliquer; faites-vous tout dire : ouvrez les yeux et marchez ; n'avancez que par raison.

 

1 Eccle., XI, 4. — 2 Eccl., V, 11. — 3 Ibid., VI 12, sec. LXX. — 4 III Reg., II, 3. — 5 Ibid., IV, 25.

 

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Ecoutez donc vos amis, et vos conseillers; mais ne vous abandonnez pas à eux. Le conseil de l’Ecclésiastique est admirable : « Séparez-vous de vos ennemis, prenez garde à vos amis (1). » Prenez garde qu'ils ne se trompent : prenez garde qu'ils ne vous trompent.

Que si vous suivez à l'aveugle quelqu'un qui aura l'adresse de vous prendre par votre faible, et de s'emparer de votre esprit, ce ne sera pas vous qui régnerez, ce sera votre serviteur et votre ministre. Et ce que dit le Sage vous arrivera : « Trois choses émeuvent la terre : la première est un serviteur qui règne (2).»

Dans quelle réputation s'était mis ce roi de Judée, dont il est écrit dans les Actes : « Hérode était en colère contre les Tyriens et les Sidoniens : ils vinrent à lui tous ensemble; et ayant gagné Blastus chambellan du roi, ils obtinrent ce qu'ils voulurent (3)? »

On vient au prince par cérémonie, en effet on traite avec le ministre. Le prince a les révérences; le ministre a l'autorité effective.

On rougit encore pour Assuérus roi de Perse, quand on lit dans l'histoire la facilité avec laquelle il se laisse mener par Aman son favori (4).

« Etablissez-vous donc un conseil en votre cœur : car vous n'en trouverez point de plus fidèle. L'esprit d'un homme attentif à ses affaires, lui rapporte plus de nouvelles que sept sentinelles posées dans des lieux éminents (5). » On ne peut trop vous répéter ce conseil du Sage.

Il est malaisé dans votre jeunesse que vous ne croyiez quelqu'un; car l'expérience manque dans cet âge ; les passions y sont trop impétueuses; les délibérations y sont trop promptes. Mais si vous voulez devenir bientôt capable d'agir par vous-même, croyez de telle manière que vous vous fassiez expliquer les raisons de tout; accoutumez-vous à goûter les bonnes. « Faites-vous instruire dans votre jeunesse : et jusqu'aux cheveux blancs votre sagesse croîtra (6). » Et remarquez ici que la véritable sagesse doit toujours croître :

 

1 Eccli., VI, 13. — 2 Prov., XXX, 21, 22. — 3 Act., XII, 20. —  4 Esth., III,8.— 5  Eccli., XXXVII, 17, 18, sec. LXX. — 6 Ibid., VI, 18.

 

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mais elle doit commencer par la docilité. C'est pourquoi nous avons ouï Salomon au commencement de son règne, et dans sa première jeunesse, demander un coeur docile. Et le livre de la Sagesse lui fait dire : « J'étais un enfant ingénieux, et j'avais eu en partage une bonne âme (1) ; » c'est-à-dire portée au bien et capable de prendre conseil.

Il parvint en peu de temps par ce moyen, au plus haut degré de sagesse. Il vous en arrivera autant. Si vous écoutez au commencement, bientôt vous mériterez qu'on vous écoute. Si vous êtes quelque temps docile, vous deviendrez bientôt maître et docteur.

 

IXe PROPOSITION. Neuvième moyen : Eviter les mauvaises finesses.

 

Nous en avons déjà vu une belle idée dans ces mots de l’Ecclésiastique : « Il y a des hommes rusés et artificieux, qui se mêlent d'enseigner les autres, et qui sont inutiles à eux-mêmes : il y a des raffineurs odieux dans leurs discours, et à qui tout manque (2). » À force de raffiner ils sortent du bon sens, et tout leur échappe.

Ce que j'appelle ici mauvaises finesses, ce ne sont pas seulement les finesses grossières, ou les raffinements trop subtils, mais en général toutes les finesses qui usent de mauvais moyens.

Elles ne manquent jamais d'embarrasser celui qui s'en sert. « Qui marche droitement, se sauvera; qui cherche les voies détournées, tombera dans quelqu'une, » dit le plus sage des rois (3).

Il n'y a rien qui se découvre plus tôt que les mauvaises finesses. « Celui qui marche simplement, marche en assurance : celui qui pervertit ses voies, sera bientôt découvert (4).»

Le trompeur ne manque jamais d'être le premier trompé. «Les voies du méchant le tromperont : le trompeur ne gagnera rien (5). » Et encore : « Qui creuse une fosse tombera dedans : qui rompt une haie, un serpent le mord (6). »

Ecoutez la vive peinture que nous fait le Sage, du fourbe et de

 

1 Sapient., VIII, 19. — 2 Eccli., XXXVII, 21-23, sec. LXX. — 3 Prov., XXVIII, 18. — 4 Ibid., X, 9. — 5 Ibid., XII, 26, 27. — 6 Eccle., X, 8.

 

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l'imposteur. « Le fourbe et l'infidèle a des paroles trompeuses : il cligne les yeux : il marche sur les pieds : il fait signe des doigts, » il a des intelligences secrètes avec tout le monde; a son cœur perverti machine toujours quelques tromperies; il fait mille querelles, et brouille les meilleurs amis. Il périra bientôt, une chute précipitée le brisera, et il n'y aura plus de remède (1). »

Si une telle conduite est odieuse dans les particuliers, combien plus est-elle indigne du prince, qui est le protecteur de la bonne foi!

Souvenez-vous de cette parole vraiment noble et vraiment royale du roi Jean, qui sollicité de violer un traité, répondit: « Si la bonne foi était périe par toute la terre, elle devrait se retrouver dans le cœur et dans la bouche des rois. »

« Les méchants sont abominables aux rois; les trônes sont affermis par la justice. Les lèvres justes sont les délices des rois; qui parle sincèrement, en sera aimé (2).»

Voilà comme agit un roi, quand il songe à ce qu'il est et qu'il veut agir en roi.

 

Xe PROPOSITION. Modèle de la finesse et de la sagesse véritable, dans la conduite de Saül et de David, pour servir de preuve et d'exemple à la proposition précédente.

 

Nous pouvons connaître la différence des sages véritables d'avec les trompeurs, par l'exemple de Saül et de David.

Les commencements de Saul sont magnifiques ; il craignait le fardeau de la royauté ; il était caché dans sa maison, et à peine le put-on trouver quand on l'élut (3). Après son élection, il y vivait dans la même simplicité et appliqué aux mêmes travaux qu'auparavant. Le besoin de l'Etat l'oblige à user d'autorité; il se fait obéir par son peuple; il défait les ennemis, son cœur s'enfle; il oublie Dieu (4).

La jalousie s'empare de son esprit. Il avait aimé David (5). Il ne le peut plus souffrir, après que ses services lui ont acquis beaucoup de gloire. Il n'ose chasser de la Cour un si grand homme,

 

1 Prov., VI, 12-15. — 2 Ibid., XVI, 12, 13, — 3 I Reg., X, 21, etc ; XI, 5. — 4 Ibid., XI-XV. — 2 Ibid., XVI, 21.

 

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de peur de faire crier contre lui-même : mais il l'éloigné sous prétexte de lui donner un commandement considérable (1). Par là il lui fait trouver les moyens d'augmenter sa réputation, et de lui rendre do nouveaux services.

Enfin ce prince jaloux se résout à perdre David ; et il ne voit pas qu'il perd lui-même le meilleur serviteur qu'il ait dans tout son royaume. Sa jalousie lui fournit de noirs artifices pour réussir dans ce dessein. » Il lui promet sa fille; mais afin qu'elle lui soit une occasion de ruine; il lui fait dire par ses courtisans : Vous plaisez au roi, et tous ses ministres vous aiment (2). » Mais tout cela pour le perdre. Sous prétexte de lui faire honneur, il l'expose à des occasions hasardeuses; et l'engage dans des périls presque inévitables, « Vous serez mon gendre, dit-il, si vous tuez cent Philistins. David le fit, et Saül lui donna sa fille. Mais . il vit que le Seigneur était avec David : il le craignit, et il le haït toute sa vie (3). »

Son fils Jonathas, qui aimait David, fit ce qu'il put pour apaiser son père jaloux. Saül dissimule, et trompe son propre fils, pour mieux tromper David. Il le fait revenir à la Cour. David se signale par de nouvelles victoires; et la jalousie transporte de nouveau Saül. Pendant que David jouait de la lyre devant lui, il le veut percer de sa lance. David s'enfuit, et il est contraint de se dérober de la Cour (4).

Saül le rappelle par de nouvelles caresses, et lui tend toujours de nouveaux pièges, David s'enfuit de nouveau (5).

Le malheureux roi, qui voyait la gloire de David s'augmenter toujours; et que ses serviteurs, jusqu'à ses propres parents, et son fils même, aimaient un homme en effet si accompli, leur parla en ces termes : « Ecoutez, enfants de Jémini (il était lui même de cette race) ; est-ce le fils d'Isaïe qui vous donnera des champs et des vignes, ou qui vous fera capitaines et généraux des armées? Pourquoi avez-vous tous conjuré contre moi, et que personne ne m'avertit où est le fils d'Isaïe, avec qui mon propre fils est lié d'amitié? Aucun de vous n'a pitié de moi, ni ne m'avertit de ce

 

1 I Reg., XVIII, 7-9, 13, etc. — 2 Ibid., 21, 22. — 3 Ibid., 25-29.— 4 Ibid., XIX. — 5 Ibid., XX.

 

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qui se passe. On aime mieux servir mon sujet rebelle, qui fait de continuelles entreprises contre ma vie (1). »

Il ne pouvait parler plus artificieusement, pour intéresser tous ses serviteurs dans la perte de David. Il trouve des flatteurs qui entrent dans ses injustes desseins. David très-fidèle au roi, est traité comme un ennemi public. « Les Ziphéens vinrent avertir Saül que David était caché parmi eux dans une forêt. Et Saül leur dit : Bénis soyez-vous de par le Seigneur, vous qui avez seuls déploré mon sort. Allez, préparez tout avec soin ; n'épargnez pas vos peines : recherchez curieusement où il est, et qui l'aura vu. Car c'est un homme rusé, qui sait bien que je le hais. Pénétrez toutes ses retraites; rapportez-moi des nouvelles certaines, afin que j'aille avec vous. Fût-il caché dans la terre, je l'en tirerai, et je le poursuivrai dans tout le pays de Juda (2). »

Que d'artifices, que de précautions, que de dissimulation, que accusations injustes ! Mais que d'ordres précis donnés, et avec combien d'attention et de vigilance ! Tout cela pour opprimer un sujet fidèle.

Voilà ce qui s'appelle des finesses pernicieuses. Mais nous allons voir en David une sagesse véritable.

Plus Saül tâchait en le flattant, de faire qu'il s'oubliât lui-même , et s'emportât à des paroles orgueilleuses ; plus sa modestie naturelle lui en inspirait de respectueuses, « Qui suis-je? et de quelle importance est ma vie? Quelle est ma parenté en Israël, afin que je puisse espérer d'être le gendre du roi (3)? » Et encore : « Vous semble-t-il que ce soit peu de chose, que d'être le gendre du roi? Pour moi, je suis un homme pauvre et ma fortune est basse (4). »

Il ne se défendit jamais des malices de Saül par aucune voie violente. Il ne se rendait redoutable que par sa prudence, qui lui faisait tout prévoir, « Il agissait prudemment dans toutes ses voies, et le Seigneur était avec lui. Saül vit qu'il était prudent, et il le craignait (5). »

Il avait des adresses innocentes, pour échapper des mains d'un

 

1 I Reg., XXII, 7, 8. — 2 Ibid., XXIII, 19-23. — 3 Ibid., XVIII, 28. — 4 Ibid., 23. — 5 Ibid., 14, 15.

 

 

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ennemi si artificieux et si puissant. Il se faisait descendre secrètement par une fenêtre ; et les satellites de Saül ne trouvaient dans son lit, où ils le cherchaient, qu'une statue bien couverte, qui lui avait servi à dérober sa fuite à ses domestiques (1).

S'il se servait de sa prudence pour se précautionner contre la jalousie du roi, il s'en servait encore plus contre les ennemis de l'Etat. « Quand les Philistins marchaient en campagne, David les observait mieux que tous les autres capitaines de Saul ; et son nom le rendait célèbre (2).»

Comme il était bon ami et reconnaissant, il se fit des amis fidèles qui ne le trompèrent jamais. Samuel lui donna retraite dans la maison des prophètes (3). Àchimélech le grand prêtre ayant été tué pour avoir servi David innocemment, il sauva son fils Abiathar : « Demeurez avec moi, lui dit-il, j'aurai le même soin de votre vie que de la mienne, et nous nous sauverons tous deux ensemble (4). » Abiathar gagné par un traitement si honnête, ne manqua jamais à David.

Son habileté et sa vertu lui gagnèrent tellement Jonathas fils de Saul, que, loin de vouloir entrer dans les desseins sanguinaires du roi son père, il n'oublia jamais rien pour sauver David (5). En quoi il rendait service à Saul même, qu'il empêchait de tremper ses mains dans le sang innocent.

Quoiqu'il sût que Jonathas ne le trompait pas, comme il connaissait mieux Saül que lui, il ne se reposait pas tout à fait sur les assurances que lui donnait son ami. « Jonathas lui dit : Vous ne mourrez point ; mon père ne fera ni grande ni petite chose qu'il ne me la découvre : m'aurait-il caché ce seul dessein ? cela ne sera pas. Mais David lui dit : Votre père sait que vous m'honorez de votre bienveillance, et il dit en lui-même : Je ne me découvrirai point à Jonathas, de peur de le contrister. Vive le Seigneur et vive votre âme ! Il n'y a qu'un petit espace entre moi et la mort (6). »

Afin donc de ne se point tromper dans les desseins de Saül, il donna des moyens à Jonathas pour les découvrir ; et ils convinrent

 

1 Reg., XIX, 11, 12, etc. — 2 Ibid., XVIII, 30. — 3 Ibid., XIX, 18-20. — 4 Ibid., XXII, 23. — 5 Ibid., XIX et XX. — 6 Ibid., XX, 2, 3.

 

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entre eux d'un signal que Jonathas donnerait à David dans le péril (1).

Comme il vit qu'il n'y avait rien à espérer de Saül, il pourvut à la sûreté de son père et de sa mère, qu'il mit entre les mains du roi de Moab, « jusqu'à ce que je sache, dit-il (2), ce que Dieu aura ordonné de moi. » Voilà un homme qui pense à tout, et qui choisit bien ses protecteurs. Car le roi de Moab ne le trompa point. Par ce moyen il n'eut plus à penser qu'à lui-même. Et il n'y a rien de plus industrieux ni de plus innocent que fut alors toute sa conduite.

Contraint de se réfugier dans les terres d'Achis roi des Philistins, les satrapes vinrent dire au roi: «Voilà David ce grand homme, qui a défait tant de Philistins (3). » David fit réflexion sur ces discours ; et sut si bien fane l'insensé, qu'Achis au lieu de le craindre et de l'arrêter, le fit chasser de sa présence et lui donna moyen de se sauver. Environné trois à quatre fois par toute l'armée de Saül, il trouve moyen de se dégager, et d'avoir deux fois Saül entre ses mains (4).

Alors se vérifia ce que David a lui-même si souvent chanté dans les Psaumes : « Le méchant est tombé dans la fosse qu'il a creusée : il a été pris dans les lacets qu'il a tendus (5). »

Quand ce fidèle sujet se vit maître de la vie de sou roi, il n'en tira autre avantage, que celui de lui faire connaître combien profondément il le respectait, et de confondre les calomnies de ses ennemis..« Il lui cria de loin ; Mon seigneur et mon roi, pourquoi écoutez-vous les paroles des méchants qui vous disent : David attente contre votre vie? Ne voyez-vous pas vous-même que le Seigneur vous a mis entre mes mains? Et j'ai dit : A Dieu ne plaise que j'étende ma main sur l'oint du Seigneur. Reconnaissez donc, ô mon roi, que je n'ai point de mauvais dessein, et que je n'ai manqué en rien à ce que je vous dois. C'est vous qui voulez me perdre. Que le Seigneur juge entre vous et moi, et qu'il me fasse justice quand il lui plaira. Mais à Dieu ne plaise

 

1 I Reg., XX, 5, 6, 20-22. — 3 Ibid., XXII, 3, 4. — 4 Ibid., XXI, 11, 12, etc. — 5  Ibid., XXIV et XXVI. — 6 Psal. VII, 16 ; IX, 16, etc.

 

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que ma main attente sur votre personne. Contre qui vous acharnez-vous, roi d'Israël? contre qui vous acharnez-vous? contre un chien mort, contre un ver de terre. Que le Seigneur soit juge entre vous et moi, et qu'il protège ma cause, et me délivre de vos mains (1). »

Par cette sage et irréprochable conduite, il contraignait son ennemi à reconnaître sa faute. « Vous êtes plus juste que moi, lui dit Saül (2). »

La colère de ce roi injuste ne s apaisa pas pour cela. « David toujours poursuivi, dit en lui-même : « Je tomberai un jour entre les mains de Saül; il vaut mieux que je me sauve en la terre des Philistins; et que Saül désespérant de me trouver dans le royaume d'Israël, se tienne en repos (3). »

Enfin il fit son traité avec Achis roi de Geth ; et se ménagea tellement que, sans jamais rien faire contre son roi et contre son peuple, il s'entretint toujours dans les bonnes grâces d'Achis (4).

Vous voyez Saül et David, tous deux avisés et habiles, mais d'une manière bien différente. D'un côté, une intention perverse : de l'autre, une intention droite. D'un côté, Saül un grand roi, qui ne donnant nulles bornes à sa malice, emploie tout sans réserve pour perdre un bon serviteur dont il est jaloux. De l'autre côté, David un particulier abandonné et trahi, se fait une nécessité de ne se défendre que par les moyens licites, sans manquer à ce qu'il doit à son prince et à son pays. Et cependant la sagesse véritable, renfermée dans des bornes si étroites, est supérieure à la fausse, qui n'oublie rien pour se satisfaire.

 

ARTICLE III. Des curiosités et connaissances dangereuses : et de la confiance qu'on doit mettre en Dieu.

 

Ire PROPOSITION. Le prince doit éviter les consultations curieuses et superstitieuses.

 

Telles sont les consultations des devins et des astrologues :

 

 

1 Reg., XXIV, 9-16.—  2 Ibid., 18.— 3 Ibid., XXVII, 1. — 4 Ibid., XXVII et XXVIII.

 

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chose que l'ambition et la faiblesse des grands leur fait si souvent rechercher.

« Qu'il ne se trouve personne parmi vous qui consulte les devins, ni qui croie aux songes et aux augures. Qu'il n'y ait ni enchanteur, ni devin, ni aucun qui se mêle d'évoquer les morts. Le Seigneur a toutes ces choses en exécration. Il a détruit pour ces crimes les peuples qu'il a livrés entre vos mains. Soyez parfaits et sans tache devant le Seigneur votre Dieu. Les nations que vous détruirez écoutent les devins et ceux qui tirent des augures. Mais pour vous, vous avez été instruits autrement par le Seigneur votre Dieu. Il veut que vous ne sachiez la vérité que par lui seul : et s'il ne veut pas vous la découvrir, il n'y a qu'à s'abandonner à sa providence (1). »

Les astrologues sont compris dans ces malédictions de Dieu. Voici comme il parle aux Chaldéens, inventeurs de l'astrologie, eh laquelle ils se glorifiaient. a Le glaive de Dieu sur les Chaldéens, dit le Seigneur, et sur les habitants de Babylone ; sur leurs princes et sur leurs sages. Le glaive de Dieu sur leurs devins, qui deviendront fols : le glaive sur leurs braves, qui trembleront : le glaive sur leurs chevaux , sur leurs chariots et sur tout le peuple : ils seront tous comme des femmes : le glaive sur leurs trésors, qui seront pillés (2). »

Il n'y a rien de plus faible ni de plus timide que ceux qui se fient aux pronostics : trompés dans leurs vains présages, ils perdent cœur, et demeurent sans défense.

Ainsi périt Babylone la mère des astrologues, au milieu de ses réjouissances et des triomphes que lui chantaient ses devins. Isaïe prévoyant sa prise, lui parle en ces termes : «Viens, dit-il, avec tes enchantements et tes maléfices, dans lesquels tu t'es exercée dès ta jeunesse ; pour voir s'ils te serviront, ou te rendront plus puissante. Te voilà à bout de tous tes conseils, que tu fondais sur des pronostics. Appelle tous les devins, qui observaient sans cesse le ciel, qui contemplaient les astres, qui comptaient les mois, et faisaient des supputations si exactes pour t'annoncer l'avenir. Qu'ils te sauvent des mains de tes ennemis ! Ils sont

 

1 Deuter., XVIII, 10-14. — 3 Jerem., I, 35-37.

 

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comme de la paille que le feu dévore ; ils ne peuvent se sauver eux-mêmes de la flamme (1). »

Ceux qui se vantent de prédire les événements incertains, se font semblables à Dieu. Car écoutez comme il parte : « Qui est celui qui appelle, et qui compte au commencement toutes les races futures? Moi le Seigneur, qui suis le premier et le dernier ; qui suis devant et après (2). »

« Amenez-moi vos dieux, ô gentils, dit le Seigneur, que je leur fasse leur procès. Parlez, si vous avez quelque chose à dire, dit le roi de Jacob; qu'ils viennent, et qu'ils vous annoncent l'avenir. Découvrez-nous les choses futures, et nous vous tiendrons pour des dieux (3). »

Et encore : « Ecoutez, maison d'Israël : voici ce que dit le Seigneur: Ne marchez point dans les voies des gentils; ne craignez point les signes du ciel que les gentils craignent : la loi de ces peuples est vaine (4). »

Les gentils ignorants adoraient les planètes et les autres astres; leur attribuaient des empires, des vertus et des influences divines, par lesquelles ils dominaient sur le monde et en réglaient les événements : leur assignaient des temps et des lieux, où ils exerçaient leur domination. L'astrologie judiciaire est un reste de cette doctrine, autant impie que fabuleuse. Ne craignez donc ni les éclipses, ni les comètes, ni les planètes, ni les constellations que les. hommes ont composées à leur fantaisie, ni ces conjonctions estimées fatales, ni les lignes formées sur les mains ou sur le visage, et les images nommées Talismam, imprégnées des vertus célestes. Ne craignez ni les figures, ni les horoscopes, ni les présages qui en sont tirés. Toutes ces choses, où l'on n'allègue pour toute raison que des paroles pompeuses, au fond sont des rêveries: que les affronteurs vendent cher aux ignorants.

Ces sciences curieuses, qui servent de couverture aux sortilèges et aux maléfices, sont condamnées dans tous les Etats, et néanmoins souvent recherchées par les princes qui les défendent. Malheur à eux, malheur encore une fois ! Ils veulent savoir l'avenir, c'est-à-dire pénétrer le secret de Dieu. Ils tomberont dans

 

1 Isa., XLVII, 12-14. — 2 Ibid., XII, 4. — 3 Ibid., 21-23.— 4 Jerem., X, 1-3.

 

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la malédiction de Saül, Ce roi avait défendu les devins, et il les consulte. Une femme devineresse lui dit sans le connaître : a Vous savez que Saül a exterminé les devins, et vous venez me tenter pour me perdre? Vive le Seigneur, répondit Saül, il ne vous arrivera aucun mal. La femme lui dit : Qui voulez-vous que je vous évoque? Evoquez-moi Samuel, répondit Saül. La femme ayant vu Samuel, s'écria de toute sa force: Pourquoi m'avez-vous trompée? Vous êtes Saül. Saül lui dit: Ne craignez rien: qu'avez-vous vu? Je vois quelque chose de divin qui s'élève de terre. Saül répliqua : Quelle est sa figure? Un vieillard s'élève, dit-elle, revêtu d'un manteau. Il comprit que c'était Samuel, et se prosterna la face contre terre. Alors Samuel dit à Saül : Pourquoi troublez-vous mon repos en m'évoquant? et que vous sert de m'interroger, après que le Seigneur s'est retiré de vous pour aller à celui que vous enviez? Le Seigneur fera suivant que je vous l'ai dit de sa part : il vous ôtera votre royaume et le donnera à David, parce que vous n'avez pas obéi à la parole du Seigneur, et n'avez pas satisfait sa juste colère contre Amalec. C'est la cause de tous les maux qui vous arrivent aujourd'hui. Et le Seigneur livrera avec vous le peuple d'Israël aux Philistins : demain vous et vos enfants serez avec moi (1). » C'est-à-dire, vous serez parmi les morts.

A cette terrible sentence, Saül tomba de frayeur, et il était hors de lui-même (2). Et le lendemain la prédiction fut accomplie (3).

Il n'était pas au pouvoir d'une enchanteresse d'évoquer une âme sainte : ni au pouvoir du démon, qui a paru selon quelques-uns, sous la forme de Samuel, de dire si précisément l'avenir. Dieu conduisait cet événement ; et voulait nous apprendre que quand il lui plaît, il permet qu'on trouve la vérité par des moyens illicites, pour la juste punition de ceux qui s'en servent.

Ne vous étonnez donc pas de voir arriver quelquefois ce qu'ont prédit les astrologues. Car sans recourir au hasard, parce que ce qui est hasard à l'égard des hommes est dessein à l'égard de Dieu; songez que par un terrible jugement, Dieu même livre à la séduction ceux qui la cherchent. Il abandonne le monde,

 

1 I Reg., XXVIII, 9, 10, etc. — 2 Ibid., 20, 21. — 3 Ibid., XXXI.

 

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c'est-à-dire ceux qui aiment le monde, à des esprits séducteurs dont les hommes ambitieux et vainement curieux sont le jouet. Ces esprits trompeurs et malins amusent et déçoivent par mille illusions les âmes (a) curieuses, et par là crédules. Un de leurs secrets est l'astrologie et les autres genres de divinations, qui réussissent quelquefois, selon que Dieu trouve juste de livrer ou à l'erreur, ou à de justes supplices, une folle curiosité.

C'est ainsi que Saül trouva dans sa curiosité la sentence de sa mort. C'est ainsi que Dieu doubla son supplice, le punissant non-seulement par le mal même qui lui arriva, mais encore parla prévoyance. Si c'est un genre de punition de livrer les hommes curieux à des terreurs furieuses, c'en est un autre de les livrer à de flatteuses espérances. Enfin leur crédulité, qui fait qu'ils se fient à d'autres qu'à Dieu, mérite d'être punie de plusieurs manières; c'est-à-dire non-seulement par le mensonge, mais encore par la vérité, afin que leur téméraire curiosité leur tourne à mal en toutes façons.

C'est ce qu'enseigne saint Augustin, fondé sur les Ecritures, dans le deuxième livre de la Doctrine chrétienne, chap. XX et suivants.

Gardez-vous bien, ô rois, ô grands de la terre, d'approcher de vous ces trompeurs et ces ignorants, que Ton appelle devins; ce qui vous font des raisonnements, et vous donnent des décisions de ce qu'ils ignorent, » dit le plus sage des fois (1).

Ne cherchez point parmi eux des interprètes de vos songes, comme s'ils étaient mystérieux, a Celui qui s'y fie est un insensé : une vaine espérance et le mensonge est son partage. Celui qui s'arrête à ces trompeuses visions, ressemble à l'homme qui embrasse une ombre, et qui court après le vent. Un homme croit voir un autre homme devant lui dans son sommeil : et prend pour vérité une creuse et vaine ressemblance » (ce ne sont que vapeurs impures qui s'élèvent dans le cerveau d'une nourriture mal digérée). « Espérez-vous épurer vos pensées par ce mélange confus d'imaginations, ou que le mensonge vous instruise de la

 

1 Prov. XXIII, 6.

(a) IIe édit. : Des Ames.

 

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vérité? La divination est une erreur, les augures une tromperie, et les songes un mensonge et une illusion. Il n'appartient qu'au Très-Haut d'envoyer de véritables visions : et tout le reste ressemble aux fantaisies qu'une femme enceinte se met dans l'esprit. N'y mettez point votre cœur, si vous ne voulez être le jouet d'une honteuse faiblesse, d'une folle crédulité et d'une espérance trompeuse   »

 

IIe PROPOSITION. On ne doit pas présumer des conseils humains, ni de leur sagesse.

 

« L'homme sait à peine les choses passées : qui lui découvrira les choses futures (2) ? »

Ainsi « qui se fie en son cœur, est fol (3). » Et encore : « Ne vous élevez pas dans votre cœur comme un taureau furieux, de peur que cette pensée ne vous dévore. Vos feuilles seront mangées, vos fruits tomberont ; vous demeurerez un bois sec; votre gloire et votre force s'évanouiront (4). »

Les Egyptiens se piquaient d'une sagesse extraordinaire dans leurs conseils. Voici comme Dieu leur parle : « Les princes de Tanis, sages conseillers de Pharaon, lui ont donné des conseils extravagants. Comment dites-vous à Pharaon: Je suis le fils des sages, le fils de ces anciens rois renommés par leur prudence? Où sont maintenant vos sages? Qu'ils vous disent ce que le Dieu des armées a ordonné de l'Egypte. Les princes de Tanis ont perdu l'esprit: les princes de Memphis se sont trompés; et ils ont trompé l'Egypte, eux en qui elle se fiait comme en ses remparts. Le Seigneur a répandu au milieu d'eux l'esprit de vertige : la tête leur a tourné : et ils font errer l'Egypte comme un ivrogne qui chancelle, et tournoie en vomissant, L'Egypte ne fera plus rien : elle ne fera ni grandes ni petites choses. On la verra étonnée et tremblante comme une femme. Tous ceux qui la verront, trembleront à la vue des desseins que Dieu a sur elle  »

Quand on voit ses ennemis prendre de faibles conseils, il ne faut pas pour cela s'enorgueillir, mais songer que c'est le

 

1 Eccli., XXXIV, 1-7. — 2 Eccle., X, 14, — 3 Prov., XXVIII, 26. — 4 Eccli., VI, 2, 3, sec. LXX. — 5 Isa., XIX, 11, 12, etc.

 

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Seigneur qui leur envoie cet esprit d'égarement pour les punir, et craindre un semblable jugement.

S'il se retire, dit le saint Prophète, « la sagesse des sages périt, et l'intelligence des prudents est obscurcie (1). »

« C'est lui qui réduit à rien les conseils profonds, et qui rend inutiles les grands de la terre (2). »

Tremblez donc devant lui, et gardez-vous de présumer de la sagesse humaine.

 

IIIe PROPOSITION. Il faut consulter Dieu par la prière, et mettre en lui sa confiance en faisant ce qu'on peut de son côté.

 

Nous avons vu que c'est Dieu qui donne la sagesse. Nous venons de voir que c'est Dieu qui l'ôte aux superbes. Il faut donc la lui demander humblement.

C'est ce que nous enseigne l'Ecclésiastique, lorsqu'après nous avoir prescrit dans le chap. XXXVII tant de fois cité, tout ce que peut faire la prudence, il conclut ainsi : « Mais par-dessus tout, priez le Seigneur, afin qu'il dirige vos pas à la vérité (3). » Lui seul la connaît à fond; c'est à lui seul qu'il en faut demander l'intelligence.

Mais qui demande de Dieu la sagesse, doit faire de son côté tout ce qu'il peut. C'est à cette condition qu'il permet de prendre confiance à sa puissance et à sa bonté. Autrement c'est tenter Dieu, et s'imaginer vainement qu'il enverra ses anges pour nous soutenir, quand nous nous serons précipités nous-mêmes : ainsi que Satan osait le conseiller à Jésus-Christ (4).

 

ARTICLE IV. Conséquences de la doctrine précédente : de ta majesté, et de ses accompagnements.

 

Ire PROPOSITION. Ce que c'est que la majesté.

 

Je n'appelle pas majesté cette pompe qui environne les rois, ou

 

1 Isa., XXIX, 14. — 2 Ibid., XL., 23. — 3 Eccli., XXXVII, 19. — 4 Matth., IV, 6, 7.

 

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cet éclat extérieur qui éblouit le vulgaire. C'est le rejaillissement de la majesté, et non pas la majesté elle-même.

La majesté est l'image de la grandeur de Dieu dans le prince. Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n'est pas regardé comme un homme particulier : c'est un personnage public, tout l'Etat est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. Quelle grandeur qu'un seul homme en contienne tant !

La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre : la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde.

Que Dieu retire sa main, le monde retombera dans le néant : que l'autorité cesse dans le royaume, tout sera en confusion.

Considérez le prince dans son cabinet. De là partent les ordres qui font aller de concert les magistrats et les capitaines, les citoyens et les soldats, les provinces et les armées par mer et par terre. C'est l'image de Dieu, qui assis dans son trône au plus haut des cieux fait aller toute la nature.

« Quel mouvement se fait, dit saint Augustin, au seul commandement de l'empereur? Il ne fait que remuer les lèvres, il n'y a point de plus léger mouvement, et tout l'empire se remue. C'est, dit-il, l'image de Dieu, qui fait tout par sa parole. Il a dit, et les choses ont été faites; il a commandé, et elles ont été créées (1). »

On admire ses œuvres ; la nature est une matière de discourir aux curieux, a Dieu leur donne le monde à méditer ; mais ils ne découvriront jamais le secret de son ouvrage depuis le commencement jusqu'à la fin (2). » On en voit quelque parcelle; mais le fond est impénétrable. Ainsi est le secret du prince.

Les desseins du prince ne sont bien connus que par l'exécution. Ainsi se manifestent les conseils de Dieu : jusque-là personne n'y entre que ceux que Dieu y admet.

Si la puissance de Dieu s'étend partout, la magnificence

 

1 August, in Psal. CXLVIII, n. 2. — 2 Eccles., III, 11.

 

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l'accompagne. Il n'y a endroit de l'univers où il ne paroisse des marques éclatantes de sa bonté. Voyez l'ordre, voyez la justice, voyez la tranquillité dans tout le royaume. C'est l'effet naturel de l'autorité du prince.

Il n'y a rien de plus majestueux que la bonté répandue : et il n'y a point de plus grand avilissement de la majesté que la misère du peuple causée par le prince.

Les méchants ont beau se cacher ; la lumière de Dieu les suit partout, son bras va les atteindre jusqu'au haut des cieux, et jusqu'au fond des abîmes. « Où irai-je devant votre esprit, et où fuirai-je devant votre face? Si je monte au ciel, vous y êtes; si je me jette au fond des enfers, je vous y trouve ; si je me lève le matin, et que j'aille me retirer sur les mers les plus éloignées, c'est votre main qui me mène là, et votre main droite me tient. Et j'ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront : mais la nuit a été un jour autour de moi. Devant vous les ténèbres ne sont pas ténèbres, la nuit est éclairée comme le jour : l'obscurité et la lumière ne sont qu'une même chose (1).» Les méchants trouvent Dieu partout, en haut et en bas, nuit et jour; quelque matin qu'ils se lèvent, il les prévient; quelque loin qu'ils s'écartent, sa main est sur eux.

Ainsi Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe. Il a même reçu de Dieu par l'usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu'il devine. A-t-il pénétré l'intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde : ils vont les déterrer au fond des abîmes. Il n'y a point d'asile assuré contre une telle puissance.

Enfin ramassez ensemble les choses si grandes et si augustes que nous avons dites, sur l'autorité royale. Voyez un peuple immense réuni en une seule personne : voyez cette puissance sacrée, paternelle et absolue : voyez la raison secrète qui gouverne tout le corps de l'Etat, renfermée dans une seule tête; vous voyez l'image, de Dieu dans les rois, et vous avez l'idée de la majesté royale.

 

1 Psal. CXXXVIII, 7-3, etc.

 

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Dieu est la sainteté même, la bonté même, la puissance même, la raison même. En ces choses est la majesté de Dieu. Eu l'image de ces choses est la majesté du prince.

Elle est si grande cette majesté, qu'elle ne peut être dans le prince comme dans sa source; elle est empruntée de Dieu, qui la lui donne pour le bien des peuples, à qui il est bon d'être contenu par une force supérieure.

Je ne sais quoi de divin s'attache au prince, et inspire la crainte aux peuples. Que le roi ne s'oublie pas pour cela lui-même. « Je l'ai dit, c'est Dieu qui parle ; Je l'ai dit : Vous êtes des Dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut ; mais vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme les grands (1). » Je l'ai dit : Vous êtes des dieux; c'est-à-dire : Vous avez dans votre autorité, vous portez sur votre front un caractère divin. Vous êtes les enfants du Très-Haut ; c'est lui qui a établi votre puissance pour le bien du genre humain. Mais, ô dieux de chair et de sang : ô dieux de boue et de poussière, vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme les grands. La grandeur sépare les hommes pour un peu de temps; une chute commune à la fin les égale tous.

O rois, exercez donc hardiment votre puissance; car elle est divine et salutaire au genre humain ; mais exercez-la avec humilité. Elle vous est appliquée parle dehors. Au fond elle vous laisse faibles; elle vous laisse mortels; elle vous laisse pécheurs :et vous charge devant Dieu d'un plus grand compte.

 

IIe PROPOSITION. La magnanimité, la magnificence et toutes les grandes vertus conviennent à la majesté.

 

A la grandeur conviennent les choses grandes. A la grandeur la plus éminente, les choses les plus grandes, c'est-à-dire les grandes vertus.

Le prince doit penser de grandes choses. «Le prince pensera des choses dignes d'un prince (2). »

 

1 Psal. LXXXI, 6, 7. — 2 Isa., XXXII, 8.

 

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Les pensées vulgaires déshonorent la majesté. Saül est élu roi ; en même temps Dieu qui l’a élu, « lui change le cœur, et il devint un autre homme (1).»

Taisez-vous, pensées vulgaires : cédez aux pensées royales.

Les pensées royales sont celles qui regardent le bien général ; les grands hommes ne sont pas nés pour eux-mêmes : les grandes puissances, que tout le monde regarde, sont faites pour le bien de tout le monde.

Le prince est par sa charge entre tous les hommes, le plus au-dessus des petits intérêts, le plus intéressé au bien public : son vrai intérêt est celui de l'Etat. Il ne peut donc prendre des desseins trop nobles, ni trop au-dessus des petites vues et des pensées particulières.

Ce Saül changé en un autre homme dans le temps qu'il fut fidèle à la grâce de son ministère, était au-dessus de tout.

Au-dessus de la royauté dont il appréhende le fardeau et dont il méprise le faste (2). Nous l'avons déjà vu.

Au-dessus des sentiments de vengeance. A un jour de victoire, où tout le peuple lui veut immoler ses ennemis, il offre à Dieu un sacrifice de clémence (3).

Au-dessus de lui-même, et de tous les sentiments que le sang inspire : prêt à dévouer pour le peuple sa propre personne, et celle de Jonathas son fils bien-aimé (4).

Que dirons-nous de David, à qui on donne cette belle et juste louange? « Le roi mon seigneur ressemble à un ange de Dieu : il n'est ému ni du bien ni du mal qu'on dit de lui (5). » Il va toujours au bien public, soit que les hommes ingrats blâment sa conduite, soit qu'elle trouve les louanges dont elle est digne.

Voilà la véritable magnanimité, que les louanges n'enflent point, que le blâme n'abat point, que la seule vérité touche.

On abandonne avec joie toute sa fortune à la conduite d'un tel prince. «Tous êtes comme un ange de Dieu; faites de moi tout ce qu'il vous plaira (6), » lui dit Miphiboseth petit-fils de Saül, trahi par Siba son serviteur.

 

1 I Reg., X, 6, 9. — 2 Ibid., X, XI. — 3 Ibid., XI, 12, 13. — 4 Ibid., XIV, 41. — 5 II Reg., XIV, 17. — 6 Ibid., XIX, 27.

 

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En effet David n'était plein que de grandes choses, de Dieu et du bien public.

Nous avons vu que malgré les rébellions et l'ingratitude de son peuple, il se dévoue pour lui à la vengeance divine, comme étant le seul coupable. « Frappez, Seigneur, frappez ce coupable, et épargnez le peuple innocent (1).»

Combien sincèrement avoue-t-il sa faute, chose si rare à un roi ! Avec quel zèle la répare-t-il ! « J'ai péché, dit il, d'avoir fait le dénombrement du peuple. O Seigneur ! pardonnez-moi, car j'ai agi trop follement (2). »

Nous lui avons vu mépriser sa vie en cent combats : et après nous l'avons vu se mettre au-dessus de la gloire de combattre, en se conservant pour son Etat.

Mais combien est-il au-dessus du ressentiment et des injures ! Nous avons admiré sa joie, quand Abigaïl l'empêcha de se venger de sa propre main. Nous l'avons vu épargner et défendre contre les siens Saül son persécuteur, quoiqu'il sût qu'en se vengeant il s'assurait la couronne, dont la succession lui appartenait. Quelle hauteur de courage, de se mettre si aisément au-dessus de la douceur de régner, et de celle de la vengeance !

Quand Saül et Jonathas furent tués, David les pleure tous deux ; David chante leur louange. Ce n'est pas seulement Jonathas, son intime ami, dont il déplore la perte : il pleure son persécuteur. « Saül et Jonathas, tous deux aimables et couverts de gloire, toujours unis dans leur vie, n'ont pas été séparés à la mort. Filles d'Israël, pleurez Saül qui vous habillait de pourpre, par qui vous aviez des parures d'or (3) » et le reste.

Il ne tait point les vertus d'un prédécesseur injuste, qui a fait tout ce qu'il a pu pour le perdre : il les célèbre, il les immortalise par une poésie incomparable.

Il ne pleure pas seulement Saül; il le venge, et punit de mort celui qui s'était vanté de l'avoir tué. « Je l'ai percé de mon épée, disait ce traître, après lui avoir été le diadème de dessus la tête, et le bracelet qu'il avait au bras, pour vous apporter ces marques royales à vous mon seigneur (4). »

 

1 II Reg., XXIV, 17. — 2 Ibid. — 3 Ibid., I, 17, 23, 24, etc. — 4  Ibid., 10.

 

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Ces riches présents ne sauvèrent pas ce parricide, « Pourquoi n'as-tu pas craint de mettre la main sur l'oint du Seigneur (1) ? »

Que ce soit si vous voulez l'intérêt de la royauté qui lui ait fait venger son prédécesseur : toujours est-ce un sentiment au-dessus des pensées vulgaires, que David banni, loin de témoigner de la joie d'une mort qui le délivrait d'un si puissant ennemi et lui mettait le diadème sur la tête, la venge sur l'heure et assure le repos public avec la vie des rois.

Il avait encore un redoutable ennemi : c'était un fils de Saül, qui partageait le royaume : il semblait que la politique le pouvait porter à ménager davantage celui qui le défit de Saul ; ainsi ce grand courage ne veut point être délivré de ses ennemis par des attentats et par des crimes.

En effet quelque temps après, des méchants lui apportèrent la tête de ce second ennemi. «Voilà, lui dirent-ils, la tête d'Isboseth, fils de Saül, qui en voulait à votre vie ; mais le Seigneur vous en a vengé. David dit : Vive le Seigneur qui m'a délivré de tout péril; j'ai fait mourir celui qui croyait m'apporter une nouvelle agréable en m'annonçant la mort de Saül : il trouva la mort lui-même au lieu de la récompense qu'il espérait : combien plus tous dois-je ôter de la terre, vous qui avez tué dans son lit un homme innocent (2)? »

Il les fit mourir aussitôt, et fit attacher en lieu public leurs mains sanguinaires et leurs pieds qui avaient couru au meurtre, afin que tout Israël connût qu'il ne voulait point de tels services.

Et ce qui montre qu'il agit en tout par les motifs les plus nobles, c'est le soin qu'il prend des restes de la maison de Saül. « Reste-t-il encore quelqu'un de la maison de Saül, afin que je lui fasse du bien pour l'amour de Jonathas (3)? » Il trouva Miphiboseth fils de Jonathas, à qui il donna sa table, après lui avoir rendu toutes les terres de sa maison.

Au lieu que les rois d'une nouvelle famille ne songent qu'à affaiblir et à détruire les restes des maisons qui ont été sur le trône devant eux, David soutient et relève la maison de Saül et de Jonathas.

 

1 II Reg., I, 14.— 2 Ibid., IV, 8-12. — 3 Ibid., IX, 1, 7-9.

 

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En un mot, toutes les actions et toutes les paroles de David respirent je ne sais quoi de si grand, et par conséquent de si royal, qu'il ne faut que lire sa vie et écouler ses discours, pour prendre l'idée de la magnanimité.

A la magnanimité répond la magnificence, qui joint les grandes dépenses aux grands desseins.

David nous en est encore un beau modèle. Ses victoires étaient marquées par les dons magnifiques qu'il faisait au sanctuaire, qu'il enrichissait des dépouilles des royaumes subjugués (1).

La belle chose de voir ce grand homme après avoir achevé glorieusement tant de guerres, passer sa vieillesse à faire les préparatifs et les desseins de ce magnifique temple, que son fils bâtit après sa mort !

« Il assembla à grands frais tout ce qu'il y avait de plus excellents ouvriers; il amassa des poids immenses de fer et d'airain; les cèdres qu'il fit venir n'avaient point de prix : il consacra à ce grand ouvrage cent mille talents d'or et dix minions de talents d'argent ; le reste était innombrable. Salomon mon fils est jeune ; et la maison, disait-il, que je veux bâtir, doit être renommée par tout l'univers : ainsi je lui en veux préparer toute la dépense (2). »

Après de si magnifiques préparatifs il croyait n'avoir rien fait. « J'ai offert, dit-il, à Dieu toutes ces choses dans ma pauvreté (3). » Il trouve pauvre tout ce qu'il a préparé, parce que cette dépense royale n'égalait pas ses désirs ni ses idées ; tant il les avait grandes.

On parlera plus commodément en un autre endroit des magnificences de Salomon et des autres grands rois de Juda. Et pour définir en quoi consiste la magnificence, on verra qu'elle paraît dans les grands travaux consacrés à l'utilité publique : dans les ouvrages qui attirent de la gloire à la nation, qui impriment du respect aux sujets et aux étrangers, et rendent immortels les noms des princes.

 

1 II Reg., VIII, 11; I Paral., XVIII, 11. —  2 I Paral., XXII, 1-5, 14. — 3 Ibid., 14.

 

FIN DU VINGT-TROISIÈME VOLUME

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